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DU LIBERTADOR ROBESPIERRISTE AU TYRAN PRONAZI Sur les ruines d’un pays emmuré par Françoise Barthélémy, novembre 1985 SINGULARITÉ. Singularité tragique. Voilà le trait qui caractérise le mieux l’histoire du Paraguay. Pays où le métissage (hispano-guarani) a été le plus accompli de tout le continent américain, il vit emmuré dans un espace géographique coupé de la mer, emmuré aussi dans l’oubli et l’incompréhension, quand ce n’est pas le mensonge. Aujourd’hui sous une pesante dictature, alors que ses voisins ont reconquis les institutions démocratiques, cet Etat fut pourtant, pendant la majeure partie du dix-neuvième siècle, la nation la plus avancée d’Amérique du Sud, jusqu’à ce que ses ennemis de l’extérieur et de l’intérieur anéantissent sa volonté d’indépendance et de progrès. Il faut dire que, dès les premiers temps de la conquête espagnole, marqués par la présence des jésuites qui créent leur province en 1604, bien des menaces pèsent sur ce " royaume"auquel Voltaire consacra des lignes ironiques : « Tu as donc été déjà dans le Paraguay, dit Candide ? Eh vraiment oui, dit Cacambo, et je connais le gouvernement des pères comme je connais les rues de Cadix. C’est une chose admirable que ce gouvernement. Le royaume a déjà plus de trois cents lieues de diamètre ; il est divisé en trente provinces. Les pères y ont tout, et les peuples rien ; c’est le chef-d’oeuvre de la raison et de la justice... » Lorsque la ville d’Asuncion cesse d’accueillir l’adelantado du rio de la Plata - représentant du pouvoir royal - et qu’elle perd son rang au profit de Buenos-Aires, une longue nuit commence. Elle est faite d’impôts et de taxes arbitraires, d’isolement « méditerranéen », d’agressions incessantes des bandeirantes portugais du Brésil, d’un total abandon culturel. C’est contre tout cela que se dresse le mouvement des Comuneros (1717-1747), où s’expriment le refus du joug colonial et la soif d’égalité ressentie par les criollos , auxquels de nombreux Indiens vivant dans les réductions - villages administrés par les prêtres de la compagnie de Jésus - apportent leur soutien. Bien que cette rébellion finisse écrasée, elle représente un premier jalon dans les espoirs d’émancipation qui se renforcent au début du dix-neuvième siècle. A cette époque, en effet, la métropole se montre clairement affaiblie : le frère de Napoléon 1 er , Joseph, s’est hissé au trône d’Espagne, tandis que l’Angleterre assaille de ses flottes Buenos-Aires, en 1806, puis Montevideo, en 1808. Le Paraguay va alors effectuer un pas tout à fait original en Amérique espagnole. En l’espace de trois ans à peine, il passe de la soumission coloniale à une République que gouverneront, durant plus d’un demi-siècle, des jacobins dont le premier fut un personnage extraordinaire et des plus controversés : José Gaspar de Francia.

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Paraguay le monde diplomatique france 1985

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DU LIBERTADOR ROBESPIERRISTE AU TYRAN PRONAZI Sur les ruines dun pays emmur par Franoise Barthlmy, novembre 1985SINGULARIT. Singularit tragique. Voil le trait qui caractrise le mieux lhistoire du Paraguay. Pays o le mtissage (hispano-guarani) a t le plus accompli de tout le continent amricain, il vit emmur dans un espace gographique coup de la mer, emmur aussi dans loubli et lincomprhension, quand ce nest pas le mensonge. Aujourdhui sous une pesante dictature, alors que ses voisins ont reconquis les institutions dmocratiques, cet Etat fut pourtant, pendant la majeure partie du dix-neuvime sicle, la nation la plus avance dAmrique du Sud, jusqu ce que ses ennemis de lextrieur et de lintrieur anantissent sa volont dindpendance et de progrs. Il faut dire que, ds les premiers temps de la conqute espagnole, marqus par la prsence des jsuites qui crent leur province en 1604, bien des menaces psent sur ce " royaume"auquel Voltaire consacra des lignes ironiques : Tu as donc t dj dans le Paraguay, dit Candide ?Eh vraiment oui, dit Cacambo, et je connais le gouvernement des pres comme je connais les rues de Cadix. Cest une chose admirable que ce gouvernement. Le royaume a dj plus de trois cents lieues de diamtre ; il est divis en trente provinces. Les pres y ont tout, et les peuples rien ; cest le chef-doeuvre de la raison et de la justice... Lorsque la ville dAsuncion cesse daccueillir ladelantado du rio de la Plata - reprsentant du pouvoir royal - et quelle perd son rang au profit de Buenos-Aires, une longue nuit commence. Elle est faite dimpts et de taxes arbitraires, disolement mditerranen , dagressions incessantes des bandeirantes portugais du Brsil, dun total abandon culturel. Cest contre tout cela que se dresse le mouvement des Comuneros (1717-1747), o sexpriment le refus du joug colonial et la soif dgalit ressentie par les criollos , auxquels de nombreux Indiens vivant dans les rductions - villages administrs par les prtres de la compagnie de Jsus - apportent leur soutien. Bien que cette rbellion finisse crase, elle reprsente un premier jalon dans les espoirs dmancipation qui se renforcent au dbut du dix-neuvime sicle. A cette poque, en effet, la mtropole se montre clairement affaiblie : le frre de Napolon 1er, Joseph, sest hiss au trne dEspagne, tandis que lAngleterre assaille de ses flottes Buenos-Aires, en 1806, puis Montevideo, en 1808. Le Paraguay va alors effectuer un pas tout fait original en Amrique espagnole. En lespace de trois ans peine, il passe de la soumission coloniale une Rpublique que gouverneront, durant plus dun demi-sicle, des jacobins dont le premier fut un personnage extraordinaire et des plus controverss : Jos Gaspar de Francia. Le Cara-Guasu et sa lgendeNOURRI des philosophes du Sicle des Lumires, lpoque semi-clandestins au Nouveau Monde, des principes de la Dclaration dindpendance des Etats-Unis, puis des popes des soldats de lAn II et des rcits de campagnes de Napolon, Jos Gaspar de Francia a t, parmi les grands libertadors des colonies espagnoles, le seul robespierriste. De lIncorruptible, il garde toute sa vie le buste sur son critoire ; mais surtout il met en pratique sa politique, dans tous les domaines. Il en a le pouvoir. Dur, excessif, absolu ? Certes. Mais qui lui vient du formidable appui que le peuple prte au Cara Guasu , grand chef ou seigneur en langage guarani. Un mouvement social massif lui fait gravir les marches qui le conduisent entre 1810 et 1816 de son mandat dalcalde dAsuncion celui de dictateur perptuel de la Rpublique . Je suis le dictateur de la rvolution. Les embuscades des thermidoriens nous guettent chaque pas. Il faut une main de fer pour les conjurer... Cest cet itinraire que retrace Moi le suprme , roman dune hallucinante complexit crit (dict ?) par le Paraguayen Augusto Roa Bastos. Comment cette rvolution se traduisit-elle ? Par une rforme agraire, la premire du continent qui ait limin les latifundia en crant des dizaines destancias de la patria avec leurs milliers de bovins. (Ce dveloppement hardi de llevage donna dailleurs naissance une symbolique propre la rgion : le boeuf reprsente la richesse, et le cheval la libert) ; par un programme de construction, tant en logements quen routes paves, ponts, villes rebties ; par un essor de lagriculture, grce auquel le pays en vint rapidement se suffire en crales, en viande, en coton ; par des mesures sociales visant supprimer la mendicit, la prostitution et la dlinquance ; enfin par linstauration de lcole gratuite et laque, ouverte tous, respectant la langue ancestrale des Guaranis autant que lespagnol et offrant une solide instruction civique. Tous ces changements se produisent alors mme que lindpendance du pays, littralement encercl de voisins remuants et convoit par des puissances extracontinentales (Grande-Bretagne au premier chef), exige une forte dfense. Apparaissent ce moment les chantiers navals, les fortins et redoutes des frontires et des rives des fleuves Paraguay et Parana, une arme bien quipe, commande par des cadres sortis du rang et anime dun vif esprit patriotique. Cette oeuvre grandiose provoqua la haine de tous ceux - les oligarques, les grands propritaires terriens, les trafiquants en tout genre - dont elle atteignit les privilges. Ce furent eux qui se chargrent par la suite de tisser lhistoire officielle et cette tenace lgende noire selon laquelle Francia fut un despote sanguinaire (cest vrai quil chtia durement en 1820 les conspirateurs antirpublicains), un anticlrical born (il ne voulut point pourtant blesser les sans-culottes dans leurs convictions), un fanatique veillant jalousement ce que son fief vive en vase clos. Or Francia dfendit lide, si neuve en son poque, dune confdration qui runirait dans la rgion des Etats autonomes et souverains. Mais qui lobligea fermer les frontires pendant vingt-six ans, sauf aux deux ports fluviaux qui commeraient lun avec le Brsil, lautre avec lArgentine ? Les caudillos agressifs des provinces voisines, les girondins de Buenos-Aires, les Portugais du Brsil encourags par lAngleterre, les agents de renseignements des Bourbons de France... En tout cas, quand le Suprme meurt, le 20 septembre 1840, la Gaceta mercantil , de Buenos-Aires, peu suspecte de le porter dans son coeur, constate quil part entour dune mer de lamentations et de pleurs . Amour et douleur qui donneront naissance la figure mythique du pre fondateur , le pre-premier-dernier des divinits primitives de la mythologie guaranie. Carlos-Antonio Lopez (1842-1862) assume une succession difficile. Cest un sage, respect de la bourgeoisie moyenne. Partenaire dun consulat bicphale, le Congrs la fait prsident de la Rpublique en 1844. Dix-huit ans aprs, il lira son fils an, le gnral Francisco Solano Lopez. Tous deux sont rputs moins radicaux que Francia, mais ils vont sinspirer de ses principes. Le Paraguay leur doit davoir connu encore trois dcennies bnfiques. Avec eux sacclre son essor agro-pastoral, celui dun considrable excdent du commerce extrieur qui sinvestit dans les travaux publics, la naissance dune fonderie doutillages et du premier chemin de fer de lAmrique du Sud, des centres denseignement suprieur dlivrant des bourses dtudes en Europe, des journaux, des revues littraires. Le prestige du pays gagne alors le monde : on ly reconnat comme Etat souverain, la France de Napolon III tardivement, en 1853, aprs la Grande-Bretagne, la Prusse, les Etats-Unis en qute dinvestissements coloration politique... De loeuvre saccage au dsastre actuelFRANCISCO SOLANO LOPEZ devient prsident trente-six ans. Dans les premires annes du mandat prsidentiel de celui qui reste dans la mmoire collective paraguayenne comme El Mariscal , le pays crot encore sans -coups en force matrielle et en ouverture intellectuelle. Mais les orages samoncellent aux alentours, ns des convoitises que suscite une conomie florissante qui nimporte rien ou presque dAngleterre. Cette situation scandaleuse doit cesser... Le 1er mai 1865, lArgentine, le Brsil et lUruguay signent les accords dits de la Triple Alliance , par lesquels ils se partagent davance le Paraguay. Seul le gouvernement de Sa Gracieuse Majest la reine Victoria connut ce trait. Et pour cause : il en tait le vritable auteur. Les buts de la guerre proclams ? Librer le peuple paraguayen dun tyran barbare et belliciste et lui apporter la civilisation.Cest si gros que, lorsque le premier ministre anglais John Russell publie enfin le texte du trait en 1866, des protestations indignes se feront entendre ici et l de par le monde. Le penseur argentin Juan Bautista Alberdi dnonce lnorme hypocrisie de cette prtendue croisade civilisatrice , comme le feront en France des libraux regroups autour dElise Reclus et, plus tard, Victor Hugo. Mais ces grandes voix ne peuvent rien pour arrter les combats. Victorieuse au dbut de la guerre, larme paraguayenne, malgr sa vaillance, se trouve quasiment dtruite vers la fin de 1866 par lcrasante supriorit numrique des troupes allies, et surtout celles des esclaves noirs du Brsil, le premier bnficiaire de la Guerra grande. A mesure que meurent les combattants, une rsistance dsespre est mene par des escadrons de femmes et des bataillons denfants qui, pour avoir lair dtre des hommes, portent une barbe postiche faite de crins de cheval... Un holocauste, dune barbarie inimaginable, comme en tmoigne la mort du marchal Solano Lopez lui-mme. Quand, le 1er mars 1870, Cerro-Cora, encercl par une centaine dennemis, il refuse de rendre son pe, le lancier brsilien Chico Diabo lui perce le ventre. Son fils Panchito, un colonel de seize ans, meurt aussi les armes la main, et sa mre, Elisa Alicia Lynch, dont la vie fut une tonnante et hroque aventure, les enterre tous deux sur place de ses propres mains. Cest le dernier jour, la dernire bataille qui conclut les cinq annes dun vritable gnocide : sur un million dhabitants environ, seuls quelque trois cent mille survcurent parmi lesquels de rares adultes de sexe masculin. Entre les ruines et dans les fourgons de ltranger reviennent alors dhonorables gouvernants et aussi des gnraux putschistes tels que Bernardino Caballero (1880), lequel renoue avec le systme du latifundium colonial en bradant prix drisoire les terres de lEtat et celles du mat. En 1887 naissent le Parti libral et lAssociation nationale rpublicaine, autrement dit le Parti colorado. Leurs vues idologiques et politiques noffrent aucune diffrence notable et ils adopteront la mme attitude devant la nouvelle tragdie qui entaille le vingtime sicle : entre 1932 et 1935 le peuple du Paraguay et celui de Bolivie sentretuent, dans la plaine dsertique du Chaco, sous le prtexte dun vieux litige frontalier. En fait, la cause profonde de ce conflit nest autre que la rivalit dintrts entre les trusts ptroliers Standard Oil (nord-amricain) et Royal Dutch (anglais). Nouvelle hcatombe. Les survivants portent au pouvoir le gnral Rafael Franco, dont le gouvernement trs bigarr met fin au bipartisme libral-colorado des soixante annes prcdentes. De nouveaux partis surgissent, dont en 1936 le Parti rvolutionnaire fbrriste, issu dune raction de colre contre la guerre du Chaco. Le Parti communiste stait fond en 1928 (il cre en fvrier 1936 la Confdration nationale des travailleurs), mais il ne connatra jusqu nos jours quune courte existence lgale et sera poursuivi dune manire sanglante. Lun de ses dirigeants, Antonio Maidana, aujourdhui port disparu , a t parmi les plus anciens prisonniers politiques dAmrique latine. Mais, dornavant, ce sont les militaires qui tiennent le haut du pav. En 1939, le gnral Jos Flix Estigarribia, sasseyant sur le Constitution, instaure un rgime dinspiration mussolinienne et un tat de sige devenu quasi permanent. La dictature du gnral Higinio Morinigo, qui lui succde, engage des rpressions froces non seulement contre les communistes mais aussi contre les fbrristes et mme les officiers institutionnalistes . Le tout dans un tel dsordre que lon voit six prsidents de la Rpublique se relayer bon gr mal gr en une quinzaine de mois. La porte est dsormais ouverte la dictature du gnral Alfredo Stroessner, lequel se fait rlire tous les cinq ans depuis le 15 aot 1954, jour de la fte de Nuestra Senora de la Santisima Asuncion.Sur cet ami de Leonidas Trujillo et dAnastasio Somoza, cet admirateur du nazisme, lui-mme dorigine germanique, ce protecteur des criminels de guerre chapps dEurope, les Etats-Unis ont longtemps ferm les yeux. Ils semblent vouloir prsent les ouvrir, et cest l un signe des remous bien rels qui agitent prsent le stroessnrisme . Ouvrages dhistoire Julio-Csar Chavez, El Supremo Dictator , d. Atlas, Buenos-Aires, 1964. Arturo Bray, Hombres y pocas del Paraguay , troisime dition, d. Nizza, Buenos-Aires, 1957. PFX de Charlevoix, Histoire du Paraguay , Paris, 1756. F. de Azara, Descripcion e historia del Paraguay y del Rio de la Plata , Madrid, 1847. Rubn Bareiro Saguier, le Paraguay , Bordas (tudes n 201), Paris, 1972. Franois Chartrain, la Rpublique du Paraguay , d. Berger-Levrault (Encyclopdie politique et institutionnelle, srie ("Amrique"), Paris, 1973. Georges Fournial, Jos Gaspar de Francia, el Robespierre de la Independencia americana , d. du Centre de recherches latino-amricaines de luniversit de Poitiers (actes du colloque sur Yo, el Supremo dAugusto Roa Bastos, octobre 1976). Georges Fournial, Elisa Alicia Lynch, la grande dame dAsuncion , d. Messidor, Temps actuels , Paris, 1984. Georges Fournial, Francia, lincorruptible des Amriques , d. Messidor, Paris, 1985, 240 pages. Domingo Laino, Paraguay : de la Independencia la Dependencia , Cerro Cora, Asuncion, imprim Buenos-Aires, Argentine, novembre 1976. Franoise Barthlmy Journaliste.