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LE MERCOSUR, LES VOIES NOUVELLES DE L'INTÉGRATION : BRÉSIL - ARGENTINE - URUGUAY - PARAGUAY La constitution par étapes entre 1985 et 1991 d'un espace économique MERCOSUR qui unit dorénavant quatre pays (Brésil, Argentine, Uruguay, Paraguay) pourrait apparaître comme un épisode, entre autres, dans la constitution de blocs économiques ou commerciaux dont le plus remarqué a été le dernier en date qui regroupe les États-Unis, le Canada et le Mexique depuis le 1 er janvier 1994. Cette tendance à la constitution de "marchés" régionaux, l'organisation du monde en ensembles régionaux complémentaires et solidaires, inspirés des réussites du Marché commun européen devenu Union Européenne, semble à première vue logique et rationnelle pour la recherche d'un développement concerté et solidaire. En réalité la constitution du MERCOSUR, qui a résulté du rapprochement opéré par les deux principaux pays sud-américains en 1985 après la restauration de la démocratie, est une véritable rupture avec les tendances majeures qui ont orienté les rapports entre l'Argentine et le Brésil depuis le début du XIX e siècle, eux-mêmes hérités des affrontements entre les puissances coloniales espagnole et portugaise au XVIII e siècle pour le contrôle du Bassin de la Plata. Certes on ne peut comparer les conflits qui opposèrent le vice-royaume de la Plata, puis l'Argentine au Brésil à ceux qui ensanglantèrent l'Europe depuis l'époque napoléonienne jusqu'à la deuxième guerre mondiale, mais l'on peut dire que l'affirmation de l'identité et le rôle des deux États en Amérique latine étaient principalement fondés sur l'opposition, la confrontation, la rivalité et la méfiance. Si aujourd'hui l'ouverture des frontières devient une réalité puisqu'en 1995 sera instituée la libre circulation des biens et des personnes entre les quatre pays signataires, il n'est pas inutile de rappeler la douloureuse constitution de ces mêmes frontières depuis près de deux siècles.

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LE MERCOSUR, LES VOIES NOUVELLES DEL'INTÉGRATION :

BRÉSIL - ARGENTINE - URUGUAY - PARAGUAY

La constitution par étapes entre 1985 et 1991 d'un espace économiqueMERCOSUR qui unit dorénavant quatre pays (Brésil, Argentine, Uruguay,Paraguay) pourrait apparaître comme un épisode, entre autres, dans laconstitution de blocs économiques ou commerciaux dont le plus remarqué aété le dernier en date qui regroupe les États-Unis, le Canada et le Mexiquedepuis le 1er janvier 1994.

Cette tendance à la constitution de "marchés" régionaux, l'organisationdu monde en ensembles régionaux complémentaires et solidaires, inspirésdes réussites du Marché commun européen devenu Union Européenne, sembleà première vue logique et rationnelle pour la recherche d'un développementconcerté et solidaire.

En réalité la constitution du MERCOSUR, qui a résulté du rapprochementopéré par les deux principaux pays sud-américains en 1985 après larestauration de la démocratie, est une véritable rupture avec les tendancesmajeures qui ont orienté les rapports entre l'Argentine et le Brésil depuis ledébut du XIXe siècle, eux-mêmes hérités des affrontements entre lespuissances coloniales espagnole et portugaise au XVIIIe siècle pour le contrôledu Bassin de la Plata.

Certes on ne peut comparer les conflits qui opposèrent le vice-royaumede la Plata, puis l'Argentine au Brésil à ceux qui ensanglantèrent l'Europedepuis l'époque napoléonienne jusqu'à la deuxième guerre mondiale, mais l'onpeut dire que l'affirmation de l'identité et le rôle des deux États en Amériquelatine étaient principalement fondés sur l'opposition, la confrontation, la rivalitéet la méfiance.

Si aujourd'hui l'ouverture des frontières devient une réalité puisqu'en1995 sera instituée la libre circulation des biens et des personnes entre lesquatre pays signataires, il n'est pas inutile de rappeler la douloureuseconstitution de ces mêmes frontières depuis près de deux siècles.

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Cela permettra de comprendre la véritable révolution culturelleque représente l'ouverture des frontières, au-delà des implicationséconomiques.

À la fin du XIXe siècle, époque faste de l'Argentine, les théoriciens del'État marqués par les idéologies héritées du darwinisme social prévoyaientun destin continental à l'Amérique blanche (Argentine) confrontée aux autresnations, métisses et par conséquent incapables selon eux d'atteindre un niveaude "civilisation" identique.

Le Brésil après l'avènement de la République, grâce à la diplomatieactive du Barão de Rio Branco, obtint la reconnaissance de frontièresavantageuses dans le nord de l'Amazonie et gagna à la Bolivie le territoire del'Acre riche en hévéa (1903). Dans ce pays métis, les intellectuels brésiliens,dans leur immense majorité, ne pouvaient adhérer aux théories raciales surl'avenir des peuples défendues par Carlos Octavio Bunge et José Ingenierosen Argentine. La République fédérale du Brésil affirmait au contraire sacapacité à intégrer des peuples et des races différents, à occuper un espacede plus en plus vaste et à poursuivre une marche conquérante vers l'Ouest, àl'instar des bandeirantes des XVIIe et XVIIIe siècles.

L'expansionnisme brésilien était l'une des principales craintes dans uneArgentine qui n'avait oublié ni l'occupation de l'Uruguay au début duXIXe siècle (Província Cisplatina jusqu'en 1928) ni la défaite de Rosas en1852, ni la guerre du Paraguay (1865-1870) qui se traduisit dans tous les caspar des gains territoriaux en faveur du Brésil.

Mêmes si les conflits n'étaient par ouverts, au XXe siècle les raisons dese méfier du voisin étaient plus fortes que les raisons de se faire confiance.

De toute façon l'essentiel des échanges commerciaux se faisaient dansle sens nord-sud et de la périphérie vers le centre : Brésil/Europe, Brésil/États-Unis d'un côté, Argentine/Europe, Argentine/États-Unis de l'autre. Leséchanges transversaux Brésil/Argentine ont été très faibles jusqu'à la deuxièmeguerre mondiale. Sur le plan culturel, on assistait au même phénomène. Laconnaissance mutuelle de la production culturelle du voisin était faible parrapport aux échanges constants qui caractérisaient les relations entre l'Europeet le Brésil et l'Europe et l'Argentine.

Le panaméricanisme, l'organisation de rencontres entre représentantsdes gouvernements des pays des trois Amériques auraient pu fournir la based'une concertation. Aucun résultat important pour l'organisation d'un espacecommun ne se produisit jusqu'à l'affirmation de l'hégémonie nord-américaineaprès la deuxième guerre mondiale et la constitution de l'OEA en 1947.

Mais l'OEA qui devint l'un des instruments de contrôle et de dominationdes États-Unis sur le reste du continent ne reposait pas sur l'idée qu'il fallaitmettre en place des espaces régionaux de coopération. Ceux-ci auraient pus'ériger en contre-pouvoir.

Enfin le concept d'Amérique latine, le sentiment d'appartenir à un ensemble

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de peuples qui avaient en commun l'usage des langues espagnole et portugaiseet une base culturelle commune demeurait un thème de discours, uneréférence creuse, ou un mythe à construire dans un délai très lointain.

Le rapprochement des pays d'Amérique du Sud est un phénomènerécent qui traduit une rupture avec une réalité dominée par l'opposition despays sud-américains entre eux qui contrastait avec la dépendance de chacund'entre eux envers l'Europe puis envers les États-Unis.

Le but de cette étude est de proposer un cadre pour l'évaluation descauses, des conditions et des conséquences de ce changement.

UNE LOGIQUE GÉOPOLITIQUE DE LA CONFRONTATION ETDE LA COMPÉTITION

C'est à l'époque du gouvernement de Getúlio Vargas que se développèrentles théories géopolitiques les plus complètes sur la place et l'avenir du Brésilen Amérique du Sud et dans le monde. En général, les intellectuels s'inspiraientdes ouvrages de l'école de Munich, notamment ceux de Fredrich Ratzel etde Karl Hanshofer.

Parmi les nombreux ouvrages publiés à cette époque nous en retiendronsdeux : Projeção continental do Brasil, de Mário Travassos1 publié en 1938et Marcha para o Oeste2 de Cassiano Ricardo en 1940.

Ces deux ouvrages ont en commun plusieurs idées-force. Les deuxauteurs considèrent qu'il n'y a pas eu de rupture dans la dynamique deconquête de l'espace intérieur à partir des centres côtiers. Les bandeirantesqui aux XVIIe et XVIIIe siècles partaient de São Paulo et de Minas Gerais àla recherche d'or, de diamants, et d'Indiens à asservir sont le symbole del'esprit pionnier des Brésiliens dont la formation en tant que peuple ayant sonidentité propre a précédé l'indépendance politique du Brésil au début du XIXe

siècle.

Pour eux la signature du traité de Madrid en 1750 et de San Ildafonsoen 1777 était la reconnaissance de la primauté du principe de l'uti-possidetissur les autres formes de droit. L'occupation du versant nord de l'embouchuredu Rio de la Plata en 1816 et la constitution de la Província Cisplatina (futurUruguay) en 1828 étaientt logiques dans la mesure ou cela mettait lesfrontières politiques en conformité avec les frontières naturelles au sud et à

1. Mário TRAVASSOS.— Projeção continental do Brasil, Rio de Janeiro, ed. Brasiliana , 1938.2. Cassiano RICARDO.— Marcha para o Oeste, Rio de Janeiro, ed. J. Olímpio, 1940.

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l'ouest (Bassin de la Plata/Bassin amazonien). Cette même logique justifiaitla guerre de la triple alliance contre le Paraguay (1865-1870) dont le présidentSolamo Lopez avait mis en cause la libre navigabilité des Rio Paraguay etParaná, donc l'accès au Mato Grosso.

La guerre de l'Acre contre la Bolivie à la fin du XIXe siècle n'était riend'autre qu'un épisode supplémentaire de cette conquête de l'Ouest. Le traitéde Petrópolis de 1905 qui entraîna l'annexion de ce territoire au Brésilconfirmait à leurs yeux la légitimité d'une politique expansionniste fondée surdes justifications géographiques et géopolitiques.

Ces deux auteurs réfutaient par avance la comparaison avec lesimpérialismes européens et yanki assoiffés de territoires et de colonies3,considérant que le défi essentiel pour un pays de dimension continentale étaitl'occupation de l'espace intérieur.

Agora é o Brasil organisado que novamente marcha para o Oeste,realizando o seu imperialismo interno, palmo a palmo4 : de cette nécessiténaquit l'idée d'un vaste réseau de communications par voies ferrées versl'Amazonie, le Mato Grosso, la Bolivie et le Paraguay qui s'articulerait avecle réseau des voies navigables pour irriguer le pays, favoriser le peuplementet le développement économique. L'idée des voies ferrées fut ensuiteabandonnée au profit de la route (en dehors du chemin de fer São Paulo,Campo Grande, Corumbá, Santa Cruz en Bolivie et Campo Grande, PedroJuan Caballeros au Paraguay), mais l'idée de l'organisation et de l'occupationde l'espace intérieur demeura une constante, avec puis sans Getúlio Vargas,jusqu'à nos jours.

La construction de Brasilia (inaugurée en 1960), l'ouverture de la routeBelém/Brasilia et de nouvelles voies de communication en Amazonie (préludeà la trans-amazonienne) et dans le Mato Grosso illustrèrent cette conceptionde la construction du Brésil moderne. Cette tendance s'accentua après laprise du pouvoir par les militaires le 1er avril 1964.

L'un des principaux idéologues du processo militar fut le général Golberydo Couto e Silva dont les idées principales apparaissent dans Geopolíticado Brasil écrit à partir de 1952 et publié en 19675.

Cet ouvrage a profondément influencé les militaires brésiliens mais il asuscité aussi de nombreuses réactions dans les pays voisins tant en raisondes propositions géopolitiques qu'en raison de l'idéologie de la sécurité nationalequ'il développe.

À l'idée de continentalité il préfère celle d'archipel :"o Brasil, sob o ponto de vista da circulação, é um vasto

3. Cassiano RICARDO.— Op.cit., p. 557.4. Cassiano RICARDO.— Op. cit, p. 558.5. Golbery DO COUTO E. SILVA.— Geopolítica do Brasil, Rio de Janeiro, ed. J. Olímpio (4e ed.),

1981.

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arquipélago — imagem sugestiva que faz ressaltar a pobreza dasnossas comunicações interiores e a triste e perigosa contingência emque nos encontramos ainda como escravos dos transportes marítimosperiféricos"6 .

Il reprend l'idée de Cassiano Ricardo de la nécessité d'opérer uneintégration du pays à partir d'un réseau de communication qui garantisse"l'inviolabilité des vastes extensions non peuplées de l'intérieur". Cetteproposition est complétée par une autre : la constitution de pôles dedéveloppement et de peuplement dans les régions frontalières qui garantiraitla sécurité de "l'empire brésilien"7.

C'est précisément cette dernière proposition qui a suscité le plusd'inquiétude dans les pays voisins, en raison de la forte pression démographiquequi alimentait, au Brésil, les courants migratoires vers les frontières, favoriséspar la construction des voies de communication et la réalisation de grandsinvestissements comme le barrage hydroélectrique d'Itaipu à cheval sur leRio Paraná entre le Brésil et le Paraguay dans les années 1970.

Le concept de "zones" ou de "centres formateurs de frontières" émis parl'historien portugais Jaime Cortesão et repris par Golbery do Couto e Silva etpar le général Meira Mattos8 devenait une réalité. L'idée de frontières vivantes,donc de frontières mouvantes, prenait corps. Des dizaines de milliers decitoyens brésiliens se sont installés dans la province Argentine de Misiones,dans les départements boliviens de Santa Cruz et du Béni. Plus de 500 000colons brésiliens sont installés au Paraguay.

La méfiance fondamentale des pays voisins du Brésil s'expliquait enpartie par ce phénomène de peuplement qui se conjuguait avec la pressionéconomique et culturelle de plus en plus forte et la présence de forcesmilitaires, dotées d'équipements modernes, non loin des frontières.

Même si le Brésil ne revendiquait aucun territoire nouveau, à partir desannées 1970 la colonisation de fait de larges espaces des pays voisins pardes ressortissants brésiliens apparaissait comme une volonté d'établir uncontrôle durable de l'espace. La dynamique pionnière de la conquête del'Ouest dans la tradition des bandeirantes reprenait avec une vigueurjusqu'alors inégalée.

Pour les géopoliticiens argentins cet expansionnisme brésilien qui serenforçait grâce aux investissements financiers dans l'industrie et l'agricultureétait une tentative, sous des formes nouvelles, de contrôle du Bassin de laPlata et de réalisation de la structuration de l'espace intérieur sud-américain,

6. Golbery DO COUTO E SILVA.— Op. cit., p. 45.7. Ibid., p. 93, p. 108.8. Carlos DE MEIRA MATTOS.— Uma geopolítica pan-amazónica, Rio de Janeiro, ed. J. Olímpio,

1980.

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notamment du Bassin de la Plata, au profit du Brésil. Cette politique brésilienneétait contraire aux intérêts argentins. L'Argentine considérait en effet comme"naturelle" son influence sur ce qui avait constitué avant l'indépendance levice-royaume du Rio de la Plata, tant sur le plan culturel que sur les planséconomique et politique.

L'expansionnisme brésilien était aussi perçu comme un danger pour ledéveloppement d'une puissance argentine dominante en Amérique du Sud,ce qui avait été le cas jusqu'à la moitié du XXe siècle dans le domaineéconomique.

Jusqu'à l'ouverture de la ligne ferroviaire São Paulo à Corumbá - SantaCruz de la Sierra, la presque totalité des échanges de l'Orient bolivien sefaisaient par l'Argentine. Il en était de même pour le Paraguay. L'Uruguayavait par sa situation géographique des relations plus étroites encore avecBuenos Aires et la province de Entre Rios.

À la communauté de langue s'ajoutaient les facteurs géographiques. Lastructuration d'un ensemble platense gravitant autour de l'Argentine et dontla région Buenos Aires - Rosário serait le centre apparaissait comme naturellepour les Argentins. Le déplacement des échanges, grâce aux constructionsde lignes et de chemins de fer et de routes vers la Bolivie et le Paraguay, auprofit des ports brésiliens de Santos et de Paranaguá (Paraná) représentaitun risque de marginalisation de l'Argentine. L'Argentine risquait donc d'êtrecoincée entre les Andes à l'ouest (les relations avec le Chili étaienttraditionnellement conflictuelles et les échanges économiques peu importants)et un vaste ensemble à l'est dominé par le Brésil et ses satellites (Paraguay,Orient bolivien, Uruguay). S'ajoutait à cette situation un autre facteur. Alorsque le Brésil développait une politique dynamique de conquête de son espaceintérieur (Centre-Ouest et Amazonie), l'Argentine ne prêtait aucun intérêt àla Patagonie et laissait la moitié de son territoire en état d'abandon.

L'antagonisme entre le Brésil et l'Argentine était en outre accentué pardeux facteurs liés à la politique extérieure. Les États-Unis, sur le plangéostratégique, privilégièrent de façon plus nette leurs relations avec le Brésildans la mise en place du contrôle de l'Atlantique Sud. Le renforcement dupotentiel militaire brésilien malgré les accords de défense conclus par lespays membres de l'OEA ne pouvait qu'accentuer la méfiance argentine.

Cette situation donnait des arguments aux militaires argentins pourdévelopper un arsenal militaire moderne, y compris la bombe atomique.L'Argentine disposait au niveau de la recherche en physique nucléaire d'uneavance considérable sur le Brésil, depuis la deuxième guerre mondiale.

Enfin, après 1964 les États-Unis, les pays européens, puis le Japonconsidérèrent le Brésil comme le partenaire économique principal pour laformation d'un pôle de développement et d'équilibre pour le système capitalisteen Amérique du Sud. La croissance des investissements de ces pays au

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Brésil jusqu'à la première crise pétrolière, puis des pétrodollars dans la périodepostérieure, était sans comparaison avec la croissance des investissementsétrangers en Argentine.

Dans tous les domaines donc, les relations entre le Brésil et l'Argentineétaient fondées sur la rivalité ou la concurrence, jusqu'aux années 1970.

LES LIMITES DU LIBRE-ÉCHANGISME

Aucune des tentatives d'établissement de relations transversales plusfortes fondées sur des accords de coopération et de libre-échange n'avaitdonné de résultats significatifs. Il convient de rappeler que les accords entrepays latino-américains s'étaient toujours organisés, dans un rapport dedépendance de plus en plus accentué envers les États-Unis, dans le cadredes conférences inter-américaines de l'OEA.

La première étape marquante fut la création d'une banque inter-américaine de développement (8 avril 1959). Son but était de favoriser ledéveloppement économique des États membres, par l'octroi de prêts à desconditions normales, et de promouvoir des projets de développement enfournissant une aide technique appropriée.

"L'opération panaméricaine" prit une ampleur plus grande avec l'arrivéede Kennedy à la Maison Blanche. La charte instituant l'Alliance pour leprogrès fut adoptée à Punta del Este en août 1961.

Face aux risques de révolutions et de subversions (exemple de Cuba), lebut était de garantir une croissance d'au moins 2,5 % par an par l'octroid'une aide de 20 milliards de dollars, versée principalement par les États-Unis, sous forme de fonds publics et d'investissements privés, gérés par leBID. Les résultats ne furent pas à la hauteur des espérances, en raison desréticences des investisseurs nord-américains préoccupés par les risques deguerre et d'expropriation, et en raison de la mauvaise application desinvestissements.

Devant les succès des Communautés européennes et le danger qu'ellesfaisaient courir à terme aux économies américaines, naquit alors l'idée d'unmarché commun américain.

Deux organisations existaient depuis 1960 : le Marché commun centro-américain et l'Association latino-américaine de libre échange (ALALC) forméepar neuf pays d'Amérique du Sud (Argentine, Chili, Pérou, Équateur, Colombie,Venezuela, Paraguay, Uruguay, Brésil).

Contrairement aux bons résultats enregistrés dans les échanges entrepays centre-américains, les résultats de l'ALALC furent très modestes.L'ALALC ne tendait pas à former une union douanière mais à libéraliser leséchanges dans la zone.

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Les négociations étaient bilatérales, produit par produit. Il n'existait pasde libéralisation automatique comme dans le cas des Communautéseuropéennes. D'autre part les concessions ne représentaient pas unengagement permanent.

La liste des produits faisant l'objet d'un libre-échange dans la zone neportait que sur 25 % du commerce effectué entre les États membres.

Les résultats de l'ALALC ne pouvaient être que modestes, l'expansiondu commerce ne pouvait que rester limitée (635 millions de dollars en 1965,contre 508 en 1955).

Un autre groupement vit alors le jour dans le but déclaré de préparerl'intégration latino-américaine : le Groupe andin (Chili, Pérou, Bolivie, Colombie,Équateur, Venezuela. Acuerdo de Cartagena, 26 mai 1969).

Mais dans ce cas, comme dans le précédent, le soutien des États-Unisétait indispensable. Celui-ci fut malheureusement très limité.

Le caractère bilatéral de l'Alliance pour le progrès, sa mise en sommeilaprès la mort du président Kennedy, la baisse du prix des matières premières,le ralentissement des programmes économiques de l'OEA, l'éloignement desÉtats-Unis (engagement dans la guerre du Vietnam) furent des facteurs trèsnégatifs pour le processus d'industrialisation et de modernisation des économiessud-américaines.

La méfiance se généralisa alors envers les États-Unis, au point que l'onassista à une certaine désagrégation du système inter-américain lors del'Assemblée générale de l'OEA à San José de Costa Rica en avril 1971.

Il était alors évident que l'émergence d'un mouvement de coopérationentre les États d'une même région ne pourrait naître que de la volontépolitique des gouvernements de ces pays et non dans le cadre de l'OEA.

Dans les années 1970 ce défi était d'autant plus grand, notamment pourles pays du Cône sud, que le gouvernement militaire brésilien avait clairementopté pour une voie autonome de développement, privilégiant ses échangesextérieurs avec les États-Unis, l'Europe de l'Ouest et l'Europe de l'Est, leJapon, les pays arabes et l'Afrique, laissant au second plan les échangesavec l'Argentine et les autres pays du Cône sud.

Le même phénomène se vérifia en Argentine, surtout après la prise depouvoir par les militaires en 1976, par l'accroissement des échanges avec lesÉtats-Unis, l'Europe de l'Ouest et de l'Est (après l'embargo américain sur lescéréales).

Le fait que les deux pays étaient dirigés par des gouvernements militairesqui se réclamaient de la même idéologie de "sécurité nationale" et de défensedes "valeurs du monde occidental et chrétien" n'était pas en soi un facteur derapprochement. En effet, les théoriciens de la géopolitique brésilienne etceux de la geopolítica para a pátria grande en Argentine avaient desprojets nationalistes difficilement compatibles avec la mise en œuvre d'unepolitique de coopération bilatérale et leur influence était encore grande au

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sein des gouvernements, même si au Brésil, par exemple, le général Golberydo Couto e Silva s'éclipsa un peu avec l'arrivée au pouvoir du généralFigueiredo en 1978.

Les dirigeants les plus influents des deux pays, malgré l'influence desgéopoliticiens favorables à une voie autonome et expansionniste, avaientconscience de la nécessité d'organiser au moins un espace commun d'échangescommerciaux pour limiter les effets des crises du système capitaliste mondialet aussi tenter de compenser les effets d'une politique nord-américaineprotectionniste (produits agricoles, viande, chaussure, textile, produitssidérurgiques...) et plus intéressée dorénavant par les pays du sud-est asiatiqueque par les pays sud-américains.

L'idée d'un marché commun sud-américain qui devrait être organisé àterme inspira les négociateurs de la rencontre de Montevideo qui aboutit à lasignature le 12 août 1980 de l'Association latino-américaine d'intégration(ALADI). Le traité, qui concernait des pays souvent éloignésgéographiquement les uns des autres et qui avaient des niveaux dedéveloppement très inégaux, fut signé par l'Argentine, le Brésil, la Bolivie, laColombie, le Chili, l'Équateur, le Mexique, le Paraguay, le Pérou, l’Uruguayet le Venezuela.

L'ALADI était une réactualisation de l'ALALC, mais plus ambitieuse,qui devait répondre aux enjeux définis en préambule.

"L'intégration économique régionale constitue l'un des principauxmoyens pour que les pays d'Amérique latine puissent accélérer leurprocessus de développement économique et social et assurer unmeilleur niveau de vie pour leurs peuples"9.

La définition d'une aire de préférences économiques et l'établissementde mécanismes fiscaux et douaniers appropriés (par sous-régions et parproduits) bilatéraux et multilatéraux, la mise en place de mécanismes deconcertation avaient pour but premier une relance des échanges commerciauxdans la zone créée, préalable à une politique plus ambitieuse de coopération.

Il est intéressant de remarquer que pour la première fois un traitédonnait corps au concept d'Amérique latine et que ce traité ne concernaitpas les États-Unis jusqu'alors partenaire ou tuteur incontournable. Il s'agissaitd'un signe nouveau aux conséquences évidemment limitées puisque chacundes pays concerné était lourdement endetté et que les négociations sur lefinancement des dettes publiques et privées continuaient à dépendre del'attitude des États-Unis dans les relations bilatérales comme dans les rapportsavec le FMI et la Banque mondiale.

9. Marcelo HALPERIN.— Instrumentos básicos de integración económica en América latina y el Caribe,Buenos Aires, ed. BID. INTAL, 1992, p. 5.

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Grâce aux dispositions de l'ALADI, le commerce international entre lespays signataires augmenta, mais les effets se limitaient au commerce.

Il fallut attendre les années suivantes pour que se dessine un changementde mentalité et que naisse l'idée d'une rupture avec le passé. Parmi leséléments principaux nous en retiendrons trois :

• La guerre des Malouines (janvier-mai 1982) représenta un choc enAmérique du Sud dans la mesure où les États-Unis prirent sans équivoque leparti de la Grande-Bretagne. Il apparut clairement que l'OEA était incapablede jouer son rôle et que le système inter-américain de sécurité et de défensene serait d'aucune aide pour l'Argentine. Les Argentins devenaient en quelquesorte orphelins. L'Argentine prit alors conscience de l'existence d'unecommunauté de destin avec les autres pays d'Amérique latine qui manifestèrentà des degrés divers leur solidarité. Lâchée par l'Europe et par les États-Unis,l'Argentine prit conscience aussi que le concept d'Amérique blanche,orgueilleuse de ses racines européennes, avait vécu.

• Le deuxième élément fut le retour à l'état de droit, la restauration de laConstitution et de la démocratie au Brésil et en Argentine en 1983 et 1984,et par conséquent la perte d'influence des militaires. Ceux-ci en effetjustifiaient leur rôle et leur présence à la tête de l'État notamment par lesrisques que couraient chacun des deux pays en raison de la politiquenationaliste et militariste du voisin. Les défenseurs de l'idée d'une Argentinapátria grande et d'un Brésil grande puissance, tuteur et gendarme del'Amérique du Sud, perdirent leur influence au profit des partisans d'unecoopération régionale qui inclurait aussi l'Uruguay et le Paraguay (eux aussien voie de re-démocratisation).

• Le troisième élément fut la prise de conscience en Argentine et auBrésil, pays parmi les plus endettés du monde, qu'il ne fallait plus attendre del'extérieur une augmentation significative des investissements (en provenancedes États-Unis et de l'Europe et du Japon).

L'exemple que constituait la réussite du Marché commun européen (etles lourdes conséquences pour l'Argentine et le Brésil dans les échangesinternationaux), l'exemple de la coopération entre les États-Unis, le Japon etles pays du Sud-Est asiatique, furent aussi des facteurs déterminants dans lechangement de comportement des dirigeants brésiliens et argentins, malgréla méfiance réciproque qui demeurait.

La constitution d'un front commun pour une réponse plus efficace auxdéfis économiques et commerciaux était perçue comme une nécessité :constitution d'un "marché" en croissance, de 200 millions d'habitants,renforcement des capacités de négociation internationale dans le cadre d'unemondialisation de l'économie.

Les économistes des deux pays prenaient conscience de l'inversion despositions au niveau mondial en moins de vingt ans. Pour les Argentins, lapuissance économique atteinte par la Corée et Taiwan, grâce aux

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délocalisations d'entreprises et aux transferts technologiques massifs, était àla fois la preuve de l'abandon des Américains et des Européens mais aussi lapreuve qu'il était indispensable d'opérer de profonds changements pourrestaurer la compétitivité de l'économie et la confiance internationale auprofit de l'Amérique latine.

LE MERCOSUR : UNE RÉPONSE POLITIQUE

La déclaration d'Iguaçu le 30 novembre 1985 représenta un défi. Ni leprésident Sarney, ni le président Alfonsin ne sous-estimaient le poids desméfiances passées ou celui des groupes de pression économique habitués,dans chacun des deux pays, à bénéficier d'un système largementprotectionniste hérité de l'époque péroniste en Argentine (et qui survécutpour une part à la politique ultra-libérale menée par Martinez de Hoz lors dela dictature militaire), hérité de l'époque de la dictature militaire brésiliennequi avait engagé, après 1973, une politique volontariste d'industrialisation desubstitution aux importations.

Les contraintes extérieures, en particulier le poids financier du servicede la dette extérieure des deux pays, n'étaient pas sous-estimées car ellesétaient le principal frein au développement des deux pays.

Le choix d'Iguaçu avait aussi une valeur symbolique. Certes il s'agissaitd'inaugurer un pont de l'amitié entre l'Argentine et le Brésil, mais personnen'oubliait que ce pont était situé à quelques kilomètres de l'un des plus grandsbarrages hydroélectriques du monde construit en amont par le Brésil et leParaguay.

La construction de ce barrage, sa signification pour le contrôle desrichesses du fleuve Paraná et du Bassin de la Plata, avait provoqué unetension très vive quinze ans auparavant entre les militaires argentinset brésiliens jusqu'à la signature du Tratado de la Cuenca del Plata enavril 1969.

Il est important de souligner que cette déclaration commune fut le pointde départ d'un processus qui ne fut pas remis en cause, ni par la criseéconomique et financière que traversèrent les deux pays à la suite de l'échecdu plan austral et du plan cruzado, ni à la suite des changements degouvernement. En 1989, Menem poursuivit l'action engagée par Alfonsin,Collor de Melo celle engagée par Sarney.

L'accord initial qui ne concernait que l'Argentine et le Brésil fut étendu àl’Uruguay et au Paraguay qui de cette façon cessaient de jouer un rôled'États-tampons (objets de concurrence et de conflits entre le Brésil etl'Argentine) pour devenir des pays partenaires.

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Nous rappelons brièvement les principales étapes de cette constructiondu MERCOSUR :

• Acte d'intégration argentino-brésilien : Buenos Aires, 29 juillet 1986.• Acte d'amitié argentino-brésilien, démocratie, paix et développement :

Brasilia, décembre 1986.• Traité d'intégration, coopération et développement entre la République

argentine et la République fédérative du Brésil : Buenos Aires, 29 novembre1988.

• Acte de Buenos Aires , 6 juillet 1990.• Traité pour l'établissement d'un statut des entreprises bi-nationales

argentino-brésiliennes, Buenos Aires, 6 juillet 1990.• Traité pour la constitution d'un marché commun entre la République

argentine, la République fédérative du Brésil, la République du Paraguay etla République orientale de Uruguay, Asunción, 26 mars 1991.

Il fallut donc six ans pour arriver à un accord dont l'ambition était sanscommune mesure avec les propositions contenues dans le traité de Montevideoen 1980 et la constitution de l'ALADI.

La période 1986-1991 peut être qualifiée d'expérimentale. Grâce àl'application de mécanismes de préférence communautaire et à l'établissementde systèmes de compensation en cas de forts déséquilibres dans la balancecommerciale de l'un ou l'autre pays, la croissance des échanges commerciauxentre le Brésil et l'Argentine fut continue.

La politique de privatisation généralisée de l'économie argentine menéepar le gouvernement de Menem en Argentine après 1989 a été beaucoupplus rapide que celle menée au Brésil après la victoire de Collor de Melo. Lamaîtrise de l'inflation en Argentine (10 % en 1993), l'inflation galopante auBrésil (25 à 30 % par mois), créent de fortes tensions.

Ces phénomènes auraient pu freiner ou remettre en cause leMERCOSUR. Il n'en fut rien.

Il convient de souligner le caractère volontariste de ce traité d'intégrationpuisque l'article 5 prévoit la libre circulation des biens et des personnes àpartir de janvier 1995 entre le Brésil et l'Argentine. Un régime transitoireplus long est prévu pour le Paraguay et l’Uruguay.

La mise en œuvre de ce programme suppose une coordination despolitiques macro-économiques très rigoureuse et une politique de convergencefiscale et douanière contraignante.

Personne ne pense raisonnablement qu'il est possible de parvenir avantde nombreuses années à une monnaie commune, le gaucho, mais malgré ladifférence des politiques de change, les mécanismes de régulation nécessairespour compenser les effets de la sur-évaluation du peso et de la chute ducruzeiro ont fonctionné de façon satisfaisante pour les deux pays.

Les protocoles adoptés entre les pays signataires sont très nombreux etcomplexes sur le plan technique.

GÉOPOLITIQUES DES MONDES LUSOPHONES 87

Je me limiterai à faire une synthèse des avantages recherchés par lessignataires du MERCOSUR et des possibilités ouvertes pour une croissancede l'économie de la région.

L'Argentine a subi depuis quinze ans un processus de désindustrialisationtrès prononcé et, aujourd'hui, sa production industrielle ne dépasse pas cellede 1970.

Cette production concentrée dans les provinces de Buenos Aires, Rosárioet Cordoba demeure cependant de qualité dans certains secteurs : automobile,machinisme agricole, machines-outils, sidérurgie, pétrochimie, textile,habillement, matières premières (céréales, soja, viandes, cuirs, pétrole).

De ce point de vue on peut affirmer qu'il existe une complémentaritéentre l'Argentine et le Brésil. Ce dernier a connu depuis 25 ans une formidableexpansion dans pratiquement tous les secteurs. Cette situation met le Brésildans une situation d'autant plus favorable pour le commerce extérieur queles coûts salariaux sont très inférieurs à ceux des industries argentinescomparables.

Cependant des mécanismes ont été établis qui devraient éviter laspécialisation par pays et l'abandon de certains secteurs d'activité industrielleen Argentine.

L'intégration économique prévoit la constitution d'entreprises mixtes et ledéveloppement d'industries complémentaires dans la même branche d'activité.

Le cas de l'industrie automobile est le plus avancé. La fabrication depièces et de composants est conçue dorénavant dans le cadre duMERCOSUR.

Depuis 1992, le Brésil réalise 11 % de ses échanges avec l'Argentinequi, en revanche, en réalise 25 % avec le Brésil.

L'ouverture des frontières devrait permettre un accroissement de cephénomène. La signature récente de l'accord du GATT est considérée commetrès positive par les Argentins qui souhaitent un démantèlement rapide desmécanismes de primes et d'aides consenties aux producteurs de céréalesbrésiliens par le gouvernement de Brasilia.

En raison des incertitudes sur l'évolution de l'économie mondiale, leMERCOSUR représente un changement jugé positif par les acteurséconomiques des pays signataires, qui dépendent dorénavant moins des aléasdu commerce international dominé par les États-Unis, l'Union européenne etle Japon.

La création, début 1994, du marché commun nord-américain, l’ALENA(États-Unis - Mexique - Canada) est perçue comme une justificationsupplémentaire de la politique d'intégration engagée en 1985.

Les aspects commerciaux sont encore dominants dans la mise en œuvredu MERCOSUR, mais ceux-ci ne doivent pas faire oublier les projetsenvisagés dans d'autres secteurs.

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La coopération dans le domaine scientifique et technique se met enplace dans des domaines où le Brésil et l'Argentine disposent d'un potentielde qualité : informatique-électronique, biotechnologies, recherche nucléaire.Les programmes inter-universitaires, la recherche appliquée, les nouveauxrapports recherche-industrie, visent à limiter la dépendance envers les paysfortement industrialisés et à freiner le départ vers l'Europe ou les États-Unisdes ingénieurs et techniciens les plus compétents dont a souffert l'Argentineplus encore que le Brésil.

Le traité du MERCOSUR comprend aussi un volet culturel (télévision,industries culturelles...), l'enseignement du portugais en Argentine devientprogressivement obligatoire, comme celui de l'espagnol au Brésil. Cettenouvelle politique d'enseignement vise à donner une meilleure connaissancedu pays voisin et à résorber progressivement l'image négative du Brésil enArgentine et de l'Argentine au Brésil qui découlait de la politique de méfianceet de concurrence qui prévalait jusqu'à la signature du traité. Il s'agit biend'un changement en profondeur dont les objectifs dépassent largement lamise en œuvre d'une politique de libre échange.

La construction du MERCOSUR peut connaître des retards, notammentpour l'adoption définitive du projet de libre circulation des biens et despersonnes, au 1er janvier 1995.

La politique de convergence dans le domaine des finances, de la fiscalité,du déficit budgétaire sera génératrice de crises.

Cependant le changement que représente le MERCOSUR dans lesgéopolitiques brésilienne et argentine est un fait majeur et, selon nous, durable.

La remise en cause de certains acquis de cette construction pourraitmalgré tout intervenir en cas de crise sociale majeure. La concentration desrichesses au profit d'une petite minorité de la population, la misère de 30 %de la population argentine et de plus de 50 % de la population brésiliennesont des réalités incontestables. Aucune amélioration de cette situation n'estenvisageable sans une croissance économique forte et une politique socialedifférente de celle menée actuellement dans le cadre du modèle d'économielibérale adopté par les pays du MERCOSUR.

Un autre facteur d'inquiétude peut apparaître en raison de la réactivationde projets géopolitiques brésiliens.

En effet, les conceptions géopolitiques brésiliennes concernant le Bassinde la Plata ont évolué à partir de la mise en œuvre du MERCOSUR maiselles demeurent pour ce qui touche à l'Amazonie.

Le traité de coopération amazonienne signé à Brasilia le 3 juillet 1978par le Brésil, la Bolivie, la Colombie, l'Équateur, la Guyana, le Pérou, leSurinam et le Venezuela n'a pas mis un terme aux projets brésiliens decontrôle du Bassin amazonien, même s'il n'est jamais question derevendications territoriales.

GÉOPOLITIQUES DES MONDES LUSOPHONES 89

Le projet de construction d'une route "trans-frontière" a été relancé le20 février 1991 à la Chambre des députés de Brasilia. Cette route d'unelongueur de 7 000 kilomètres partira de l'Amapá et se prolongera jusqu'aunord du Paraguay en longeant les pays frontaliers en Amazonie (à unedistance de 70 à 100 km des frontières). Cette route permettra l'ouvertured'un front pionnier nouveau, grâce à l'établissement d'agrovilas et de coloniesde peuplement tous les 100 kilomètres. Les objectifs de sécurité nationale, dedéveloppement et d'intégration nationale sont très explicites.

Le but recherché est de délocaliser les paysans des zones où sedéveloppent des conflits de terre (en évitant toute réforme agraire) ainsiqu'une partie des populations marginalisées des grandes agglomérations10.

Compte tenu de l'absence de foyers importants de population de l'autrecôté des frontières des pays voisins, on peut considérer que renaît le projetde "frontières flottantes" et de "frontières vivantes" défendu par lesgéopoliticiens militaires à l'époque de la dictature.

D'une part le projet met en cause la politique officielle de préservationde zones naturelles et de zones biologiques en Amazonie et de protection desréserves indiennes, d'autre part il fait renaître le sentiment de méfiance despays voisins à l'égard du Brésil.

Cette politique ambiguë pourrait aussi avoir une influence négative sur leprocessus d'intégration engagé par le MERCOSUR, même si les payssignataires ne sont pas directement concernés.

Malgré tout, on peut considérer que cette éventualité est suffisammentéloignée dans le temps pour ne pas affecter le programme défini dans leMERCOSUR dont le calendrier d'application couvre une période assez brève.

En effet les investissements nécessaires à la construction de la rodoviatransfronteira sont d'une telle ampleur qu'il faudra attendre dix ans pourapprécier les premiers effets.

La construction du MERCOSUR représente bien un changementfondamental dans les géopolitiques brésilienne et argentine, le passage d'unestratégie de la confrontation à une stratégie de coopération et d'intégration.

Février 1994Jean-Yves MÉRIAN

Institut franco-portugais à Lisbonne

10. Alfredo Wagner BERNO DE ALMEIDA.—"Continentalização dos conflitos e transformações na geopolíticadas fronteiras", in Pará Agrario, Belém, 1992, p. 96-123.

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