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Dessin de A. Delannoy

Partage Noir · 2020. 4. 14. · c

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AMILCARE CIPRIANI(1843-1918)

Dessin de A. Delannoy

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https://[email protected]

2020/14-04-2020

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Cipriani ! Nous voilà loin de nos abo-minables politiciens, tripoteurs et men-teurs, renégats et coquins sans scrupules.Qui de nous ne l’ a pas rencontré cevieux révolutionnaire romantique, danscette rue du Faubourg-Montmartre qu’ ila suivie, pendant des années, tous lesmatins, pour se rendre aux bureaux de laPetite République W ? Le pas traînant, latête haute, des yeux très doux et regar-dant loin devant lui, une barbe ample etgrise encadrant sa physionomie d’apôtre,Cipriani fait songer à un survivant desépoques abolies, ces époques de luttesféroces, de barricades, d’ exploits, dedévouements révolutionnaires. C’ est ledernier héros de cette période. Dans lemonde d’aujourd’hui où l’Argent règneen maître incontesté, où les convoitises,les haines, les intérêts, les désirsignobles, les besoins mesquins ont sup-primé peu à peu tout idéalisme, il appa-raît comme égaré. Certainement Ciprianine comprend pas son époque. Il estcomme une ombre au milieu de vivantsqui s’ agitent et s’ épuisent en gestes defolie. Il incarne le remords parmi leshontes et les lâchetés présentes.

Sa vie est faite entièrement de sacri-fices et de souffrances. Sans halte, sansrepos, il a donné tout ce qu’ il pouvaitdonner de lui-même à sa Cause, à l’ Idéedont il s’ était constitué le servant mo-desteW ; il a donné de son sang, large-mentW ; il a donné sa liberté ; il a donné safortune. Si bien qu’ il se retrouve au-jourd’hui vieilli, mais toujours deboutW ;chargé d’ans, mais toujours plein d’ es-poir et animé de la même foi, soutenupar le même courage. La société où ilvit, il ne veut pas la voirW ; les hommesparmi lesquels il se meut, il ne veut pasles connaître. Il porte, dans son cerveau,toujours aussi vivace, toujours aussi netet aussi jeune, son rêve hautain de fra-ternité et de liberté humaines, ce rêvequi l’ a conduit sur les champs de bataillede Sicile, d’ Italie et de Grèce, ce rêveauquel il a fait don de son existence.Symbole du dévouement, personnifi-

cation du sacrifice, ce héros fruste etdroit, dont les anciens auraient fait undemi-dieu et dont ils auraient placé lebuste à côté de ceux d’Harmodios et desAristogiton, n’ a nullement besoin d’unlong préambule pour être présenté au

Les Hommes du jour, 1909 - n°69

Amilcare Cipriani

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public. Toute littérature doit être bannieici. Il suffit de raconter. Les faits parlentavec une éloquence difficile à atteindre.

*Amilcare Cipriani est né le 18 octobre

1844 à Rimini, à un moment où l’ Italie,agitée par les partis disputeurs, neconnaissait pas encore l’ unité et rêvaitde liberté. Sa jeunesse s’ écoula parmices désirs. Dès l’ âge de quinze ans, gui-dé par ce besoin ardent, qui l’ a soutenutoute sa vie, de combattre et d’ agir,Cipriani s’ engageait comme volontaire,dans le régiment d’ infanterie, auPiémont. Il se battait à Palestro. Il sebattait à Solférino. En 1860 (il avaitalors seize ans), il apprenait queGaribaldi préparait sa fameuse expédi-tion des Mille. Cipriani se trouvait alorsen garnison à Mortara. Il n’ eut pas d’hé-sitation. Avec plusieurs de ses cama-rades, il déserta et rejoignit le héros deSicile.Sous les ordres de Garibaldi, Cipriani

prit part aux combats de Milazzo, passasur le continent, fut de la bataille deMaddaloni où il gagna le grade de sous-lieutenant. Bientôt, Victor-Emmanuelentrait à MilanW ; Garibaldi plaida lacause des déserteurs italiens. Ciprianifut réintégré dans son régiment et s’ enalla dans les Abruzzes combattre les bri-gands qui terrorisaient ces contréesW ; ilse battit à Totéa, à Aquila, à Civitella del

Tronto. Mais cette existence de merce-naire ne lui convenait qu’à moitié. Ilavait au cœur d’autres désirs et dans lecerveau d’autres rêves. Bientôt il déser-tait pour la deuxième fois et rejoignaitGaribaldi à Bosco della Figuzze.

Battu à Aspromonte, Cipriani fut faitprisonnier. Il réussit à s’ échapper, passale détroit de Messine et se joignit à lacolonne Tracelli. Peu après, l’ ignoblecommandant de Vilata s’ emparait de septde ses camarades et les faisait fusiller.Cipriani parvint encore à s’ échapper avecson frère et quatre de ses compagnons. Ils’ embarqua pour la Grèce.

*Il arriva à Athènes au moment précis

de l’ insurrection contre Othon. Pendant

Giuseppe Garibaldi (Dessin OLT)

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une semaine, il lutta contre les partisansde la royauté. Il fut de ceux qui prirentd’ assaut le palais royal. Il ne tarda pas àêtre expulsé. Il partit alors pour l’Égyptecomme membre d’une expédition scien-tifique, à la recherche des sources duNil. Cela, en l’ année 1863. L’ expéditionterminée, Cipriani se rendit à l’ isthme deSuez, puis passa à Alexandrie où il seplongea de nouveau dans la politique etles conspirations. Ce fut à Alexandriequ’ il organisa une société secrète pourarracher cette ville à la dominationégyptienne. Il voulait faire d’Alexandrieune colonie italienne. Ses efforts furentvains. Il revint en Europe.En 1865, après s’ être signalé par son

courage désintéressé durant la terribleépidémie de choléra qui sévit à cetteépoque, il se jeta dans de nouvellesaventures. La guerre venait d’ éclaterentre l’Autriche et l’ Italie. Ciprianiconstitua un bataillon de volontaires. Ilse battit à Monte-Fuello, à Ludrone, àCondino, à Monte-Dorso dei Monti, àCastello, à Bezzecca. La guerre termi-née, le gouvernement italien songea à lerécompenser. Il voulut le faire arrêtercomme déserteur. Cipriani put s’ évader.Il s’ embarqua alors pour la Crète. Là,

il fit la connaissance du chevaleresqueGustave Flourens, un des futurs martyrsde la Commune, qui eut une grande in-fluence sur lui. Cipriani se battit encoreà Kanea, à Gaidoros, à Santa-Rotneli, à

Sphakia. Après quoi, il retourna àAlexandrie où une nouvelle aventure luiétait réservée. Il fut, en effet, victimed’un attentat dans lequel il fut blességrièvement.

*Après sa participation à l’ insurrection

de Crète, c’ est la série de ses prouessesqui continue. En 1868, Cipriani est àLondresW ; il conspireW ; il est en relationssuivies avec Mazzini. Son existence,toute de labeur, est alors pénible. Ilattend les événements. Il espère unmouvement qui se produira quelque partet réclamera son concours.Il n’ attend pas longtemps. La guerre

franco-allemande éclate. Toujours ducôté où il croit sentir la liberté, Ciprianidébarque en France et combat, parmi lessoldats français, en qualité de lieutenant-colonel du 19e régiment de marche. AMontretout, notamment, il se signale parune exceptionnelle bravoure. Si bien quele gouvernement français lui offrit lacroix. Mais le révolutionnaire impénitentrefusa et continua de se battre. Lesévénements se précipitèrent. La guerrebientôt toucha à sa fin, l’Empire à sachute. Cipriani avait retrouvé Flourens àParis et le suivait fidèlement, commeune ombre. Flourens jeté à Mazas, ilmarcha, à la tête de son bataillon, sur laprison et le délivra (21 janvier). Lelendemain, il prenait part à l’ affaire de

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l’Hôtel-de-Ville. Le 28 janvier, il était deceux qui s’opposèrent violemment à lareddition de Paris.

Le 18 mars, Cipriani est naturelle-ment au premier rang parmi les Commu-nards. Il est nommé colonel d’ état-majorà la 20e légion et dirige, à la place, leservice de l’ état-major. En même temps,il remplit les fonctions de secrétaireauprès de Flourens. Le 28 mars, laréaction essaie de prendre l’offensiveW ; ill’ écrase, place Vendôme. Le 3 avril,Flourens fait une sortie et marche contreVersailles. Cipriani l’ accompagne. Bles-sé à Chatou, il est arrêté en même tempsque Flourens. On sait que ce dernier, re-

connu par les Versaillais, fut ignomi-nieusement assassiné d’un coup de sabrepar un soudard, le capitaine Desmarets.Cipriani, lui, fut arrêté et conduit àVersailles.

*A partir de ce moment, s’ouvre, pour

Cipriani, l’ ère des persécutions. Sonlong martyre commence. Désormais, cene seront plus que condamnations, em-prisonnements, supplices. A Versailles,la cour martiale le condamne à mort. Ilallait être exécuté, lorsque l’ordre desuspendre l’ exécution arriva. Ciprianifut conduit à Belle-Isle, dans la vieilleforteresse qui abrita, en 51 , Barbès,Blanqui et Pierre Dupont. Il y séjournaquelques mois à peine. Transféré àCherbourg, il fut ramené, le 19 janvier1872, à Versailles pour passer devant le19e conseil de guerre, et se vit, unedeuxième fois, condamné à mort. Maiscette fois, encore, la chance le servit. Sapeine fut commuée en celle de détentiondans une enceinte fortifiée.Cipriani fut alors conduit à La Ro-

chelle. On l’ embarqua sur la Danaé.Bientôt le commandant, qui poursuivaitles révolutionnaires d’une haine féroce,le fit placer à fond de cale, avec, pourseule ration, du pain et de l’ eau. Celapendant soixante-dix jours. Cipriani ar-riva en Calédonie exténué. Il y séjournadix années, non sans accidents. A la

Gustave Flourens

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suite d’une lettre jugée injurieuse, on lecondamna, là-bas, à deux ans de travauxforcés et 3 W 000 francs d’amende. L’am-nistie, en 1880, vint heureusement lelibérer, avec ses compagnons de chaîne.Il rentra à Paris.

*Mais ces pérégrinations étaient loin

d’ être terminées. A peine de retour àParis, Cipriani se vit arrêter, condamnerà un mois de prison et expulser. Il seréfugia à Genève où la police le surveillaétroitement. Il passa ensuite en Italie etse rendit à Rome. Le 31 janvier, il étaitencore arrêté. Cette fois, on l’ inculpa deconspiration contre la sûreté de l’État.Comme on ne trouvait pas de motifsassez graves, on l’ accusa d’avoir assassi-né deux brigands, lors de l’ attentat dontil fut victime à Alexandrie. Accusationmonstrueuse. Cipriani fut, pour ce fait,condamné à vingt-cinq ans de travauxforcés. On l’ enferma au bagne de Porto-Longone.Ce fut le ministère libéral Zanardelli

qui lui fit octroyer ces vingt-cinq ans.L’ existence de Cipriani, dans ce bagnede Porto-Longone, fut atroce. Il a lui-même raconté, il y a quelques mois, lestortures inimaginables auxquelles il futsoumis. Notez que la peine de mort estsupprimée en Italie. Cela n’ empêchenullement les condamnés de mourir àpetit feu, d’une mort plus ignoble encore

que celle donnée par le bourreau. C’estce que Zanardelli expliquait parfaitementà la Chambre italienneW : «L Nous abolis-sons la peine de mort, disait-il, mais nousavons trouvé des peines qui la feront dé-sirer. L »Mais laissons la parole à CiprianiW :«L Zanardelli avait dit vrai.C’est une agonie où l’être le plus fort, le

mieux bâti, devient fou ou meurt au boutde deux ou trois ans.C’est l’homme enterré vivant.Comme nourriture, on lui donne juste

de quoi ne pas mourir de faim. Legouvernement verse 12 centimes parcondamné pour sa nourritureL ; mais il enreste pas mal en route de ces centimesavant qu’ils n’arrivent à sa gamelle. L’hi-ver, des haricots ou des pois chiches cuitsà l’eau avec un peu d’huile. On sert aucondamné cette pâtée fade une fois toutesles vingt-quatre heures, avec un petit painnoir mal cuit, pour 600 grammes pas plus.L’été, on remplace les haricots et les poischiches par du riz et de la viande noire,ragoût immangeable où persiste uneintolérable odeur de lard fondu.Le condamné ne peut ni lire, ni écrire,

ni recevoir des nouvelles du dehors, pasmême de sa famille, jamais de visite, pasmême celle du médecin, s’il tombe malade,jamais de communications avec qui que cesoit. Les gardiens eux-mêmes sont muets.Ils ne répondent jamais à vos questions

que par des signes de tête et au bout de

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quelques mois on a peur de sa propreparole, tellement la grosse voix surannéenous est devenue étrangère.Si le condamné se révolte, non

seulement la peine qu’il a subie ne compteplus, mais les geôliers peuvent faire de luice que bon leur semble. Le jour, une lueurblafarde se glisse avec peine à travers lesénormes barreaux d’une petite lucarne, lanuit une lampe au plafond veille perpé-tuellement comme un cierge sur un cer-cueil. Car les gardiens ont l’ordre de nepas nous perdre de vue. Ils sont six qui serelayent sans cesse à votre portée et vouscouchent en joue, à travers un judas,comme avec l’œil noir d’un revolver oud’un fusil. C’est sinistre plus que tout, lasensation de cet œil, qui est là, qu’on nevoit pas, mais que l’on sent, toujours pré-sent, comme celui qui guettait Caïn dansles Châtiments, à travers la toile de latente, comme derrière la muraille d’airain,et jusque dans les ténèbres de la tombe.Lorsque je fus envoyé au bagne, ce

régime n’existait pas encore. Mais celan’empêcha pas mes bourreaux, nonseulement de me l’appliquer, mais encorede le compliquer d’une lourde chaîne. Jesuis resté huit ans et demi dans cetombeau. Oui, on m’avait rivé à la chaînedu galérien, comme le prescrivait l’anciencode, en me réservant les tortures de l’in-pace inventées par le nouveau.Strictement enchaîné contre le mur de

ce tombeau, je ne pouvais ni m’asseoir ni

me coucher. J’étais obligé de me tenirdebout toute la journée ayant à peine lafaculté de bouger les pieds. Le soir onm’apportait un lit fait de quatre planchespliantes. On me couchait sur ce lit, onm’enroulait ma chaîne autour de mesjambes et ainsi ficelé, cloué déjà par cesquatre planches par les chevilles, on m’ygarrottait encore par la. ceinture. Jerestais ainsi douze heures à désirer lejour. Le jour, quand je me retrouvaisdebout, le long de mon mur, je désirais lanuit. . . Une fois, pourtant, j’avais réussi àme tenir sur mes jambes dans un des coinsde ma cellule et je demeurais accroupi, lesyeux fermés. Je n’en sentais pas moinsl’œil sinistre qui m’épiait au judas. Ah ! cene fut pas longL ! Le geôlier ouvrit la porte,saisit un seau d’eau et le vida tout entierdans ma cellule. Comme le sol penchait ducôté où j’étais enchaîné, il me fallut passerle reste du jour les deux pieds dans l’eau.Comment vous dire les terribles an-

goisses physiques et morales par où je suispasséL ! J’avais conscience que mon cer-veau, mon intelligence, ma volonté, maforce, ma santé sombraient de jour enjour, plus profondément et allaient mou-rir. Oui j’allais vers la mort certaine etbientôt je ne pourrais plus réagir.D’autres accumulent dans le cœur des

haines terribles et surhumaines, leur cer-veau s’échauffe, s’irrite, se détraque peu àpeuW ; inconsciemment, ils commencent àparler seuls, à gesticulerW ; c’ est la folie

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qui s’annonce. . . D’autres plus calmes,moins sensibles, résistent un peu plus long-temps, puis ils s’affolent, cherchent lesommeil, finissent par devenir insensibles,inertes, puis tout à fait idiots. Leursjambes s’enflent, leurs doigts se gonflent,ils ont une montagne sur la poitrine et c’estla mort. Le plus grand nombre suc-combent et meurent ainsi misérablement.Moi, pour sauver le cerveau, pour ne

devenir ni idiot, ni fou, et pour sauvermon corps, pour ne pas mourir, j’ai luttécomme un hercule contre toutes les forcesde la folie et de la mort. Je me suis livré àune telle gymnastique intellectuelle quelorsque j’y réfléchis il me semble impos-sible d’avoir été capable, pendant si long-temps, d’un tel tour de force. J’ai conçu etexécuté, de mémoire, de formidables tra-vaux littéraires. Je composais des pagesentières que je récitais par cœur, que jecorrigeais et que je recommençais encore.J’avais complètement perdu la notion dutemps. . . Une fois j’ai demandé au geôlierqui m’apportait mon répugnant repasL :“W En quelle année sommes-nousW ?W ” Il hé-sita une seconde, puis sèchement il me ré-pondit simplementL : “W 1886W ” . Il y avaitseulement cinq ans que j’étais enterréL ! Ilme restait encore vingt ans à faire ! VingtansL ! J’étais découragé. Jamais je ne pour-rais vivre encore vingt ans cette terriblevie. L » [1 ]

*Nous avons cité longuement. Mais

nous n’aurions pu, mieux que Ciprianilui-même, rendre toute l’ atrocité destortures qu’on lui infligea et de l’ exis-tence qu’ il dut mener. Les Italiens,cependant, étaient convaincus de l’ inno-cence de cet homme. Ils engagèrent unelutte de tous les jours contre le gouver-nement. Ils s’ efforcèrent par tous lesmoyens de lui arracher sa victime. Neuffois Cipriani fut élu député dans les pro-vinces de Forli et de Ravenne. Cin-quante-sept circonscriptions le portèrentcomme candidat. La monarchie dutcéder. Les preuves de l’ innocence deCipriani furent établies. On le libéra.Tout n’ était pas dit, cependant. A

peine libre, Cipriani fut de nouveaupoursuivi. On l’ accusa d’avoir déserté,vingt-neuf ans auparavant. Une nouvellecondamnation n’aurait pas manqué del’ atteindre. Mais Cipriani en avait assezdes geôles italiennes. Il passa la frontièreet vint se réfugier à Paris.A Paris, il continua la bataille pour la

cause révolutionnaire. Il fonde d’abordl’Union des peuples latins et dirige unhebdomadaireW : Guerre à la Guerre. Enmême temps, il prépare le Comité de lapaix de 1889, à Milan. En 1890, il orga-nise un Congrès à Capo-Lago, en Suisse,et préconise l’ insurrection en Italie. Puisil entreprend une tournée de propagandeen Suisse et en Italie. A Rome, en mai[1] L’Éclair, 23 décembre 1908.

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1890, le ministre Nicotera essaie de lefaire assassiner. Blessé, Cipriani est ar-rêté et condamné à 3 ans de prison. Il re-vient en France, prend part à différentscongrès, notamment à celui de Zurich oùil proteste contre les menées réaction-naires des socialistes allemands. Quatreans après, au moment des bombes anar-chistes, la France républicaine veut à sontour l’ expulser. Heureusement, la presseentière protesta. Cipriani avait alors cin-quante ans. On rappela qu’ il avait com-battu en 1870-71 dans les rangs del’ armée française. Le gouvernement re-cula. Cipriani put rester à Paris.

*L’odyssée de Cipriani n’ était pourtant

pas terminée. On le vit s’ embarquer, unefois de plus, pour la Grèce, où il organi-sa une légion à la tête de laquelle il mar-cha sur la Macédoine. Blessé à Larissa,il eut les jambes fracassées. Après delongs mois de souffrances, il revint enFrance. L’ Italie lui était complètementinterdite.

Appel aux conscrits à la désobéis-sance, à la désertion et à l’ insurrection.Cet appel est signé, pour la branche pa-risienne, entre autres par Laurent Tail-hade, Urbain Gohier, Gustave Hervé,Miguel Almereyda, Louis Perceau, HanRyner, etc.Depuis, Cipriani, entouré de la véné-

ration de tous les esprits libres, vit mo-

destement à Paris. Il s’ est peu mêlé à lavie politique de ces dernières années.Cependant, au moment où parut la fa-meuse affiche rouge, il était parmi lessignataires. Le jury, prenant en considé-ration les services rendus par cet hommeà la cause de la liberté et se souvenantqu’ il avait jadis combattu pour la France,crut devoir l’ acquitter. Nulle injure nepouvait être plus sensible au cœur duvieux révolutionnaire. Il se leva, furieuxet indigné, protestant contre cet acquit-tement qu’ il n’ avait nullement réclamé.Quelques jours après, la même affichereparaissait sur les murs de Paris, avec saseule signature. Le gouvernement n’osarelever cet audacieux défi.Ce fut le dernier acte politique de

Cipriani, aujourd’hui âgé de 65 ans. Ilest actuellement rédacteur à l’Humanité,et vit modestement de son salaire dejournaliste, dans une petite chambre del’ avenue de Clichy. L’âge n’a diminué nises espoirs ni ses enthousiasmes. Il de-meure parmi nous comme un exemplevivant de courage, de désintéressement,de foi révolutionnaire.Tel est l’ homme. Nous avons relaté

trop rapidement les incidents multiplesqui illustrèrent sa carrière. Mais il auraitfallu un volume compact pour narrer lemenu de la vie de ce révolutionnaire im-pénitent. D’un bout à l’ autre de sonexistence, ce ne sont que complots, ba-tailles, sacrifices, douleurs. C’ est un

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drame très long, en plusieurs actes.Même dans sa vie privée, le dramatismeintervient. Dernièrement, Cipriani re-trouvait sa fille dont il était séparé depuisle berceau, maintenant mariée et mère.Dernièrement encore, averti qu’ il venaitd’hériter d’une somme assez rondelette,le vieil insurgé témoignait âprement deson mépris de l’ argent et refusait de tou-cher la somme qui lui était offerte.Il resta de lui le souvenir. Il a peu

écrit, en effet. Ce n’ est pas un théori-cien. Ce n’ est pas un pamphlétaire. Ilfaut le voir comme homme d’action. Ils’ imposera à l’ admiration de ceux quiviennent comme un des meilleurs com-battants de l’ idée. Il prendra place, dansla galerie de nos martyrs, à côté desBarbès, des Blanqui, des Vaillant. Onpourra éplucher sa vie, rechercher sestares. On ne trouvera rien. Cipriani esttout entier dans ce mot : Sacrifice. Dèsson jeune âge il a consacré sa vie àl’ idée et pas un instant, il n’ a fléchi.Tenez pour certain que si demain, unmouvement soulève les foules,vous verrez ce vieillard aupremier rang, prêt comme tou-jours à donner son sang ou saliberté.Et c’ est un réconfort que de

contempler un instant un hommede cette envergure. Que sont auprèsde son long martyre, nos pauvres an-nées de prison, nos misérables batailles

de la plume. Cipriani peut maintenants’ en aller dormir du dernier sommeil, ilest assuré que sa mémoire demeureraimpérissable. La Révolution, si lente àvenir, réclamera de nouvelles victimes etde nouveaux sacrifices, mais parmi lesglorieux combattants qu’ elle prépare,Amilcare Cipriani. le vieux révolté, lehéros d’ Italie, de Grèce et de laCommune, le forçat de Calédonie et dePorto-Longone, le noble martyr de l’ idéequi triomphera demain, brillera parmiles premiers, sur la liste des précurseurshardis et des dévoués magnifiques [1 ] .

[1] Cipriani meurt le 2 mai 1918 à Paris [NDE].

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En 1908, Victor Méric est à l'initiative de la collection «W LesHommes du jour annales politiques, sociales, littéraires etartistiquesW », une revue mi-politique, mi-satirique, à la vervelibertaire.Chaque numéro présente la biographie d’une personnalité

rédigée par Victor Méric, sous la signature «W FlaxW », tandisqu’une caricature, le plus souvent signée par le talentueux Aris-tide Delannoy, donne les traits du personnage. Les Hommes dujour paraissent sous cette forme jusqu’après 1918.Plusieurs numéros sont consacrés à des anarchistes, des

syndicalistes révolutionnaires et des artistes parmi lesquelsW :Sébastien Faure, Francisco Ferrer, Jean Grave, VictorGriffuelhes, Pierre Kropotkine, Maximilien Luce, CharlesMalato, Octave Mirbeau, Paul Robin et Georges Yvetot.C'est le numéro 69, consacré à Amilcare Cipriani en 1909, que

nous reproduisons dans cette brochure.

PARTAGE NOIR - 2020

Les Hommes du jour, 1909 - n°69

Amilcare Cipriani