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PARTIS POLITIQUES ET SYSTEME PARTISAN EN FRANCE Sous la direction de FLORENCE HAEGEL PARIS, PRESSES DE SCIENCES-PO, 2007

PARTIS POLITIQUES ET SYSTEME PARTISAN EN FRANCE · fait Bernard Pudal de la crise de la « vocation communiste » conduit également à ne pas voir dans le déclin du PCF « le résultat

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PARTIS POLITIQUES

ET SYSTEME PARTISAN

EN FRANCE

Sous la direction de

FLORENCE HAEGEL

PARIS, PRESSES DE SCIENCES-PO, 2007

CHAPITRE 2 / POUR UNE HISTOIRE SOCIALE

DU DECLIN DU PARTI COMMUNISTE

Julian MISCHI

Étudier le Parti communiste français (PCF) dans la période contemporaine

revient, pour l’essentiel, à mettre en évidence la diversité des formes –

idéologiques, électorales, militantes – de son déclin, et les raisons, à la fois

politiques et sociales, endogènes et exogènes, de ce décrochage. Depuis la fin des

années 1970, on assiste en effet à une réduction continue des réseaux militants et

de la puissance électorale de ce parti, qui se caractérisait auparavant par des

capacités, exceptionnelles pour une organisation politique française, de

mobilisation des classes populaires1. Après l’apogée de 1979, avec officiellement

700 000 adhérents, la rétraction du nombre de cotisants est importante : 380 000

en 1984, 330 000 en 1987, 274 000 en 1996, 180 000 en 1999, environ 130 000 en

2006. La régression électorale est tout aussi prononcée puisque, pour s’en tenir

aux résultats les plus significatifs, c’est-à-dire à ceux du premier tour des scrutins

législatifs, les candidats communistes obtiennent en moyenne 20,7 % en 1978,

11,2 % en 1981, 9,6 % en 1986, 7,8 % en 1988, 9,1 % en 1993, 9,8 % en 1998 et

4,8 % en 2002.

Rendre compte du déclin du PCF nécessite de dépasser ce travail de

comptage qui a pu favoriser des commentaires en termes d’« inadaptation »,

décrivant un parti qui ne serait plus « en phase » avec la société actuelle. Certaines

études en restent ainsi essentiellement au constat d’un déclin inéluctable de cette

organisation, renseignant en fait peu sur les modalités sociales, historiquement

situées, de son délitement. C’est particulièrement le cas des analyses qui tendent à

réduire la crise du PCF à l’essoufflement de son offre idéologique : la doctrine et

le programme du parti seraient inadaptés à l’évolution de la société. Non

seulement cette explication idéologique est insuffisante car, focalisée sur la

production, elle ignore le plus souvent la réception sociale du discours

1. Sur cette « crise » du PCF, voir le chapitre « Déclin » de Stéphane Courtois et Marc Lazar, Histoire du Parti communiste français, Paris, PUF, 1995 [rééd. 2000], p. 399-455 ; ainsi que Marie-Claire Lavabre et François Platone, Que reste-t-il du PCF ?, Paris, Autrement / Cevipof, 2003.

institutionnel, mais surtout, elle sous-estime les jeux sociaux et locaux

d’appropriation des messages politiques. Il est à cet égard utile de rappeler

l’importance, dans les mondes ruraux, du soutien des petits exploitants familiaux

au PCF, malgré le caractère collectiviste de la doctrine marxiste-léniniste et alors

même que ces catégories sociales occupent une place mineure dans le dispositif

idéologique de ce parti2. Certains analystes se plaisent ainsi à déceler les

contradictions idéologiques des partis politiques sans jamais s’interroger sur la

pertinence de ce caractère « contradictoire » non pour eux-mêmes mais pour les

agents qui se mobilisent et s’approprient les marques partisanes3.

L’autre écueil à éviter, en quelque sorte inverse, est la vision

sociologiquement mécaniste de la crise du PCF comme simple reflet, dans la

scène politique, de la « disparition » ou de la « fragilisation » des classes

populaires. En associant logiquement déclin ouvrier et déclin communiste, cette

lecture a tendance à réduire les mondes populaires à leurs organisations

représentatives, sans véritablement interroger les liens changeants entre la scène

politique et ces catégories sociales. Ramener la perte d’influence du PCF à une

autre « crise », celle, sociale, des classes populaires, renseigne en soi peu sur ce

retrait communiste des milieux populaires. Puisque l’on part du constat, non d’une

disparition, mais d’une mutation des classes populaires, c’est la question de la

distanciation entre le PCF et ces catégories sociales qui mérite d’être interrogée et

non posée comme une évidence. La crise du travail d’identification communiste

dans les milieux populaires trouve en effet également sa source dans l’institution

communiste, dans les pratiques et le personnel politique qu’elle promeut depuis

les années 1970. En outre, la relation logique entre crise de reproduction des

groupes ouvriers et paysans et déclin des organisations communistes n’est pas une

évidence puisque les réseaux militants se sont aussi construits dans une

déstabilisation des sociabilités populaires, notamment dans la crise des bassins de

la seconde industrialisation4.

2. Voir le dossier spécial « Les “Petites Russies” des campagnes françaises », Études rurales, 171-172, décembre 2004. 3. Le travail en cours de Catherine Leclercq souligne au contraire l’intérêt de ramener les processus de désidentification aux logiques contextualisées de la socialisation individuelle, voir Catherine Leclercq, « “Raisons de sortir”. Le désengagement des militants du Parti communiste français », dans Olivier Fillieule (dir.), Le Désengagement militant, Paris, Belin, 2005, p. 131-154. 4. Sur la genèse des réseaux communistes dans des contextes de désagrégation des sociabilités populaires, voir Julian Mischi, « Travail partisan et sociabilités populaires : observations localisées

Pour nuancer l’image d’un déclin structurel et naturel de la politisation

communiste des classes populaires, pour contrer l’idée de l’inéluctabilité d’une

« crise » qui serait, selon les « entrepreneurs de déclin du PCF »5, inscrite à

l’avance dans l’histoire de ce parti, cette contribution vise à souligner la

complexité du désengagement populaire vis-à-vis du PCF, en insistant sur ses

dimensions conflictuelles6. Au-delà de la décrue quantitative du nombre

d’adhérents et d’électeurs, la récession du PCF prend en effet la forme, inédite

dans l’histoire de ce mouvement, d’une remise en cause générale de la place du

parti dans ses zones d’influence, d’une dissociation de l’entreprise partisane sous

l’impact de forces centripètes. La dislocation du système d’action communiste

s’opère autour de conflits opposant des groupes qui s’estiment les légitimes

dépositaires de la marque communiste, c’est-à-dire autour de luttes de placement

institutionnel qui ne sont pas seulement institutionnelles mais qui renvoient

surtout à des luttes sociales. Ce travail s’inscrit dans une perspective d’histoire

sociale locale (ou de socio-histoire selon le label mobilisé), analysant les

organisations politiques dans leurs contextes sociaux et locaux. Menée avec de

très beaux résultats pour des périodes passées, en particulier au XIXe siècle, dans

des lectures en termes d’implantation ou de politisation inspirées notamment des

travaux de Maurice Agulhon, cette approche est relativement peu appliquée à la

période contemporaine et au déclin des partis. Or, elle permet de rendre compte de

la dissociation de l’entreprise communiste par un éclairage sur la crise des

systèmes d’action communiste locaux7. Il s’agit donc ici d’analyser l’érosion

de la politisation communiste », Politix, 63, 2003, p. 91-119. 5. Bernard Pudal, Prendre parti. Pour une sociologie historique du PCF, Paris, Presses de Sciences Po, 1989, p. 278-279. 6. Menée dans une autre scène, celle des dirigeants et des intellectuels d’institution, l’analyse que fait Bernard Pudal de la crise de la « vocation communiste » conduit également à ne pas voir dans le déclin du PCF « le résultat mécanique d’une nécessité historique extérieure au communisme », voir Bernard Pudal, « La crise intellectuelle du communisme français », dans Frédérique Matonti (dir.), La Démobilisation politique, Paris, La Dispute, 2005, p. 97-116 ; ainsi que Bernard Pudal, « La beauté de la mort communiste », Revue française de science politique, 52 (5-6), octobre-décembre 2002, p. 545-559. 7. Nous suivons en cela les pistes formulées par Bernard Pudal : « C’est, en effet, au ras des pratiques militantes quotidiennes que certains acteurs adressent à leur institution des “demandes” nouvelles en identité politique qui contraignent au travail de reconversion de la sociation partisane. Ces “demandes” en identité politique peuvent être suscitées par une multitude d’événements, s’inscrivent dans des contextes “locaux”, font l’objet, suivant les moments, de toutes sortes de coups tactiques : du “laisser-faire” aux conflits ouverts en passant pas toutes sortes de transactions. […] L’étude de “la” crise du PCF supposerait donc l’analyse de ce type de “conflits” partisans internes, difficiles à appréhender (problèmes de sources, nécessité d’un travail ethnographique) mais qui sont seuls à même de donner à comprendre certaines des logiques d’utilisation du

d’une homogénéisation partisane, en la rapportant non seulement aux mutations

de l’appareil partisan, mais aussi à la transformation des conditions sociales de la

mobilisation politique en question. En défendant la fécondité d’une histoire

sociale du politique, nous nous inscrivons dans la lignée de travaux qui, à la

confluence de l’histoire et de la sociologie, se sont attachés à dévoiler l’existence

de rapports de pouvoir structurés en fonction des positions institutionnelles qui

sont investies socialement, en particulier, pour le cas communiste, outre les

travaux déjà cités de Bernard Pudal, ceux de Sandrine Kott8 et de Jean-Noël

Retière9.

Le déclin contemporain du PCF est ainsi observé dans des rapports

sociaux localisés, et l’analyse, non réduite à l’institution politique stricto sensu,

prend en compte les réseaux sociaux alimentant le parti. Pour cela, nous nous

inspirons de la lecture de Frédéric Sawicki en termes de « milieu partisan »10, qui

permet de rapporter le processus d’homogénéisation partisane aux différents

secteurs sociaux (associatifs, syndicaux, électifs, etc.) mis en jeu, et ainsi, d’éviter

de « rabattre la production des identités partisanes sur le travail des dirigeants11 ».

Partir du milieu partisan, toujours situé dans des configurations localisées

singulières, invite à appréhender les types de ressources mobilisées (nationales,

locales, politiques, associatives, etc.) en fonction du milieu social local et du

contexte politique. Les ressources institutionnelles sont actualisées dans des

espaces singuliers par un travail politique : elles prennent sens et efficacité en

fonction du territoire investi mais aussi de la stratégie nationale du parti. Enjeu de

lutte dans les scènes politiques locales, le « capital collectif partisan » est ainsi

mobilisé par des acteurs politiques locaux afin d’accroître leur pouvoir et délaissé

brouillage des règles du jeu interne à l’occasion duquel chacun avance “ses” pions, modifiant les rapports de force en présence et recherchant des “formulations” », Bernard Pudal, Prendre parti, op. cit., p. 296-297. 8. Sandrine Kott, Le Communisme au quotidien. Les entreprises d’État dans la société est-allemande, Paris, Belin, 2001. 9. Jean-Noël Retière, Identités ouvrières. Histoire sociale d’un fief ouvrier en Bretagne, 1909-1990, Paris, L’Harmattan, 1993. 10. Entendu comme l’« ensemble des relations consolidées entre des groupes dont les membres n’ont pas forcément pour finalité principale de participer à la construction du parti politique, quoiqu’ils y contribuent en fait par leurs activités », Frédéric Sawicki, Les Réseaux du Parti socialiste. Sociologie d’un milieu partisan, Paris, Belin, 1997, p. 24. 11. Voir Frédéric Sawicki, « Les partis politiques comme entreprises culturelles », dans Daniel Cefaï (dir.), Cultures politiques, Paris, PUF, 2001, p. 210.

en période de crise12. Pour un parti en situation de déclin comme le PCF, la

prééminence des ressources institutionnelles nationales (légitimité partisane,

proximité avec la direction) sur les ressources locales (légitimité locale d’élu,

notoriété associative) tend à s’estomper. Plus que sur l’emboîtement entre les

différentes échelles territoriales13, nous allons surtout mettre l’accent ici sur

l’intérêt d’une telle approche pour la compréhension des rapports sociaux internes

aux milieux partisans. Derrière le déclin national du PCF, sur lequel se centrent

les commentateurs, une analyse localisée dévoile la désagrégation des

écosystèmes communistes locaux autour de groupes pouvant désormais se

prévaloir de façon concurrente d’une légitimité communiste dont l’appareil

partisan a perdu le monopole.

Cet éclatement semble s’opérer surtout à partir de la fin des années 1970,

lorsque les conflits intrapartisans se généralisent et, surtout, se publicisent. Les

désaccords ne sont plus réglés, en interne, au sein même du monde communiste,

car la puissance normative de l’institution politique n’est plus assurée, mais

ouvertement, en mobilisant des réseaux extrapartisans. Cette appréciation provient

de l’exploitation des archives de l’organisation communiste récemment

disponibles et, en particulier, de celles provenant des deux terrains mobilisés pour

cette contribution et choisis pour leur diversité sociopolitique : la région urbaine

grenobloise et le plateau minier semi-rural du Pays-Haut lorrain14. Ces archives

portent la trace des conflits croissants qui mettent aux prises, de façon désormais

publique, élus, syndicalistes et responsables politiques. Bien qu’appartenant au

même parti, ces communistes peuvent entrer ouvertement en opposition à partir de

la fin des années 1970, soulignant ainsi la perte d’efficacité des processus

symboliques et politiques d’identification au parti dans cette période. La crise du

PCF peut donc être analysée à partir de conflits autour de la marque communiste,

qui émergent lorsque la direction du parti n’est plus en mesure de contenir les

oppositions entre les différents segments du milieu partisan. Ces luttes

concurrentielles pour la définition de marque partisane reflètent des trajectoires

12. Selon les concepts mobilisés par l’analyse sociologique des partis de Michel Offerlé, Les Partis politiques, op. cit., p. 51-54. 13. Voir la contribution de Julien Fretel dans cet ouvrage. 14. Cette étude a pu être menée grâce à l’ouverture des archives fédérales du PCF. Je tiens à remercier les militants qui m’ont aidé dans mon enquête, en particulier, pour les aspects évoqués ici, Claire Tranchant en Isère, et Patrick Hatzig en Meurthe-et-Moselle.

sociales et institutionnelles divergentes au sein même du monde communiste, des

investissements socialement différenciés de la marque communiste au niveau

local. Afin de dévoiler les ressorts sociaux de cet éclatement des réseaux

communistes, nous n’analyserons pas des contestations politiques nationales

animées par des militants au fort capital culturel, mais des luttes moins

idéologiquement repérables, mobilisant des groupes en différenciation sociale

accrue dans les milieux de forte influence communiste. À partir de plusieurs cas

de conflits opposant différents types de militants communistes, il s’agit donc de

souligner en quoi le déclin du PCF s’accompagne non seulement d’une

démobilisation politique des classes populaires, mais aussi d’une réorientation de

l’engagement de celles-ci au sein même du parti puis, progressivement, hors de

celui-ci.

Conflits sociaux en mairie communiste

Les municipalités communistes constituent un terrain privilégié

d’observation des conflits émergeant entre différents groupes, mobilisant de façon

concurrente la marque communiste. L’érosion de la relative homogénéité des

« milieux partisans » locaux, assurée auparavant par les agents de l’appareil

(cadres fédéraux, envoyés du Comité central), prend en effet la forme, à partir de

la fin des années 1970, de luttes « catégorielles » ayant une ampleur et, surtout, un

caractère public inédits dans les mairies communistes. Ces luttes mettent aux

prises, d’une part, les élus communistes, généralement appuyés par la direction

fédérale du parti, et, d’autre part, des salariés des services municipaux,

fréquemment soutenus par les cellules des communaux et la CGT. Structurées

autour de revendications sociales, elles ont été délaissées jusqu’ici par les

chercheurs, faute d’archives disponibles, mais aussi parce que ces contestations

sont souvent considérées comme étant peu politiques, c’est-à-dire comme étant

éloignées des oppositions nationales idéologiquement plus visibles des

rénovateurs, reconstructeurs et refondateurs. Or, ces rivalités sociales sont

significatives de la crise du PCF et de ses soubassements sociaux puisqu’elles

renseignent sur les mutations de l’insertion de cette organisation dans les milieux

populaires. Précédant le plus souvent les vagues de contestation nationale portées

par des intellectuels et des élus, elles illustrent la décomposition des réseaux

communistes locaux autour d’allégeances sociales désormais ouvertement

concurrentes. Ces conflits, impulsés initialement par des enjeux catégoriels

d’ordre professionnel, expriment rapidement des oppositions politiques renvoyant

à des trajectoires sociales divergentes.

Penchons-nous sur l’émergence de ce type de conflit dans l’une des

principales municipalités communistes de l’agglomération grenobloise, Saint-

Martin-d’Hères (36 000 habitants en 1999). Bourg rural au début du XXe siècle,

cette commune connaît un essor démographique exceptionnel à partir de l’entre-

deux-guerres et de l’installation d’entreprises industrielles, notamment la

biscuiterie Brun et les ateliers de construction mécanique Neyrpic. Les militants

ouvriers syndicalistes installés dans les nouveaux quartiers ouvriers, en particulier

à la Croix Rouge, construisent les réseaux communistes locaux dans une

opposition au pouvoir politique des notables ruraux. À l’instar des deux autres

principales communes de la banlieue de Grenoble (Fontaine et Échirolles), ils

accèdent au pouvoir municipal après la Seconde Guerre mondiale. À partir de la

fin des années 1970, la mairie connaît plusieurs conflits sociaux autour de la

mobilisation de fonctionnaires territoriaux, militants communistes, appartenant

essentiellement aux catégories ouvrières. Environ 70 salariés municipaux militent

alors dans trois cellules (ateliers, bureau d’aide sociale, administration) et éditent

un journal, Commune. Dans le numéro d’octobre 1979, ils critiquent le manque de

transparence de la gestion municipale, à propos notamment de l’abandon du projet

de construction d’un nouvel hôtel de ville :

« Nous, communistes, avons été surpris par la pratique de la démocratie

locale d’une municipalité d’union de la gauche sur un problème d’une telle

importance. Partant du fait que les travailleurs doivent être associés aux décisions

concernant leurs conditions de travail, et de leurs éventuelles modifications, il nous

semble indispensable qu’il y ait concertation au départ, ne serait-ce que sur la

décision même d’abandonner la construction d’un nouvel Hôtel de Ville pour

quelque autre solution. En conséquence, nous demandons à la Municipalité

d’engager des négociations avec l’ensemble du personnel, ses représentants et les

organisations syndicales, et de fournir également au personnel les raisons précises

de ce déménagement, à Neyrpic en particulier15. »

15. Commune, Saint-Martin-d’Hères, 27 octobre 1979, Archives de la section du PCF de Saint-Martin-d’Hères (ASSMH).

À ces critiques du processus décisionnel municipal s’ajoute un soutien aux

revendications des salariés du bureau d’aide sociale concernant leurs conditions

de travail :

« Nous soutenons les revendications des travailleurs du [bureau d’aide

sociale], à savoir le maintien de la journée continue, et nous posons le problème

des horaires pour les autres catégories du personnel. Nous pensons que toute

remise en cause, notamment des horaires, ne peut être envisagée en dehors des

avantages acquis et sans consultation du personnel et des organisations

syndicales. »

Ces critiques sont renouvelées un an plus tard par les militants des ateliers

municipaux dans un tract :

« Nous constations cependant que la situation concernant les conditions de

travail et de sécurité des travailleurs des ateliers restent depuis longue date et après

diverses interventions sans réponse16. »

Les employés concernés mettent en avant leur identité de « militants

communistes » d’une part et de « travailleurs » d’autre part. En ne passant plus

seulement, comme auparavant, par des canaux internes au parti mais en

s’appuyant également sur des outils d’expression publics (journaux de cellule,

tracts), ce mouvement souligne qu’il est désormais légitime pour un militant de

porter des revendications sociales face à son institution communiste

d’appartenance. Le ressort syndical de cette mobilisation est important car ces

militants sont généralement adhérents à la CGT. C’est sous cet angle syndical que

la direction locale du parti, qui tend à soutenir l’équipe municipale dans ce conflit,

cherche à résoudre le problème : il s’agit de responsabiliser les militants

syndicaux en rappelant que le lien au parti prime sur l’affiliation syndicale. Les

« camarades communaux ayant des responsabilités à la CGT » sont ainsi

convoqués à une réunion avec le secrétariat de la section locale au début de

l’année 1981, au cours de laquelle ils sont rappelés à l’ordre. Lors de cette

entrevue, le responsable local du parti souligne que les communaux sont dans

« une situation bien particulière », il évoque :

« Une spécificité pour y organiser leur action en se gardant de reproduire

purement et simplement des mots d’ordre généraux inadaptés à la situation ou à la

16. Tract de la cellule Daniel Ferry, 14 novembre 1980, ASSMH.

nature de l’entreprise. Les services municipaux sont en effet une entreprise pas

comme les autres. […] En aucun cas une municipalité ne saurait être assimilée à un

patron du privé. […] Les collectivités locales sont actuellement le point de mire du

pouvoir, car se situant aujourd’hui à la charnière de l’État et de la société. […] Il

faut bien reconnaître que certains communistes assumant des responsabilités

syndicales, à tous les niveaux, se considèrent comme dispensés de contribution à la

vie, à la lutte du Parti [et développent une] théorie anarcho-syndicaliste17. »

Malgré tout, les relations restent houleuses et, en octobre 1981, trois

employés municipaux qui se sont absentés pour assister à une assemblée

départementale exceptionnelle de la CGT, dont le secrétaire de la section

syndicale des ateliers également trésorier de sa cellule communiste, sont

sanctionnés. Une grève de la faim est entamée au centre de secours communal par

des sapeurs-pompiers. Quelques jours plus tard, le syndicat CGT des sapeurs-

pompiers professionnels, dont les militants communistes appartiennent à la cellule

des ateliers municipaux, s’adresse directement aux cadres du parti après la prise

de nouvelles mesures disciplinaires :

« La responsabilité de cette affaire incombe totalement à la désastreuse

façon de négocier des élus municipaux, soucieuse de préserver à tout prix des

rapports dans le travail basés sur la “toute-puissante hiérarchie”, sans possibilité

d’expression et d’initiative de la base. La démocratie, l’autogestion ne peuvent pas

rester des mots creux que l’on utilise pendant les campagnes électorales18. »

L’accession de la gauche au gouvernement libère en effet les

revendications sociales :

« Avec la victoire des forces populaires et la constitution d’un

gouvernement d’union de la gauche, nous pensions au moins qu’en ce qui

concernait les droits et les libertés syndicales à Saint-Martin-d’Hères, notre

municipalité éviterait dorénavant de sanctionner des responsables CGT. Force est

de constater qu’il n’en est rien. Le changement rencontre de forts blocages.[…] La

lutte continuera, sous diverses formes, pour qu’enfin le changement passe dans les

faits, et s’engage sur la voie du socialisme et de l’autogestion19. »

17. Compte rendu de la réunion du secrétariat de la section et des « camarades communaux ayant des responsabilités à la CGT » du 6 février 1981, ASSMH. 18. Tract du syndicat CGT des sapeurs-pompiers professionnels de Saint-Martin-d’Hères, non daté, 1981, ASSMH. 19. Bulletin CGT des communaux et pompiers de Saint-Martin-d’Hères, octobre-novembre 1981,

Dans un contexte d’effritement de la centralité partisane, certains

communistes, en s’adossant à leurs positions syndicales, peuvent opposer aux

représentants locaux du PCF le discours de ses leaders nationaux. Les militants

des ateliers municipaux s’appuient ainsi sur la nouvelle situation politique

introduite par la participation de communistes au gouvernement pour prendre à

partie la municipalité, en adressant une lettre collective au responsable du groupe

des élus communistes à la mairie :

« Si, auparavant, les réponses invoquaient toujours “la situation politique et

le gouvernement en place”, actuellement, il n’est pas question, pour nous, militants

communistes, de tolérer certaines sanctions prises par la Municipalité envers les

travailleurs. […]

Va-t-on encore longtemps à Saint-Martin-d’Hères, mairie à direction

communiste, laisser “gouverner” des chefs de service anticommunistes, qui

agissent sans arrêt contre le syndicat CGT et plus particulièrement les militants et

par là même, les militants communistes ? […]

La cellule […] voudrait, une bonne fois pour toutes, discuter le rôle des

élus communistes à Saint-Martin-d’Hères, et surtout vis-à-vis de la politique de

notre parti au niveau national. Sont-ils élus pour mener une certaine politique et

prendre leurs responsabilités ou délèguent-ils complètement à leurs cadres ? 20. »

Le rejet de la « toute-puissante hiérarchie » est au cœur des griefs des

salariés qui critiquent les chefs de service et les cadres administratifs, qui

disposeraient d’un pouvoir jugé excessif car hors de contrôle du parti et de ses

élus. Si les ouvriers, techniciens et employés, en viennent à s’opposer aux élus

appartenant au même parti qu’eux, c’est que l’étiquette communiste n’est plus

assez puissante pour contenir les oppositions sociales internes aux rangs

communistes. Au fur et à mesure que le conflit se poursuit, les critiques des

salariés communaux visent ensemble élus municipaux, chefs de service et

responsables locaux du parti. Cette unification de la cible renvoie à des logiques

sociales puisque les cadres de la fonction publique tendent effectivement à

occuper une place de plus en plus importante au sein des réseaux communistes

locaux, au conseil municipal et à la direction de la section. Si le clivage politique

ASSMH. 20. Lettre de la cellule Daniel Ferry au responsable du groupe communiste de la mairie, 6 octobre 1981, ASSMH.

forgé vis-à-vis de l’extérieur n’est plus assez fort pour contenir les clivages

sociaux internes, c’est notamment parce que la composition sociale de

l’organisation communiste se modifie.

La professionnalisation de la gestion communiste locale

Selon un récent processus de valorisation, au sein même du parti, des

diplômes et des compétences administratives, surtout dans la sélection des

candidats, de plus en plus d’élus municipaux de Saint-Martin-d’Hères sont des

cadres administratifs, employés par d’autres communes communistes de

l’agglomération, le conseil général ou, à partir de 1998, l’assemblée régionale. La

direction de la section locale, auparavant majoritairement ouvrière avec une

position dominante des syndicalistes de Neyrpic, est également investie

progressivement par des fonctionnaires territoriaux. L’émergence de cette

catégorie renvoie à un essor des structures de gestion des collectivités territoriales,

mais aussi à la raréfaction des postes de permanents politiques : les responsables

communistes sont de moins en moins employés par un parti en difficulté

financière et de plus en plus par les collectivités territoriales, soit comme

fonctionnaires territoriaux soit comme élus.

Cette professionnalisation de la gestion communiste autour d’une

oligarchie locale s’inscrit dans un processus général d’accroissement de la

distance sociale des élites politiques à l’égard des classes populaires, fussent-elles

de gauche. Frédéric Sawicki et Rémi Lefebvre ont ainsi mis en évidence

l’autonomisation dans les années 1980 d’une élite dirigeante socialiste,

sociologiquement homogène et monopolisant les compétences légitimes et les

responsabilités21. Avec le déclin des réseaux associatifs et syndicaux liés au PCF,

le milieu partisan local se rétracte autour des collectivités locales et d’acteurs dont

la légitimité repose moins sur un capital partisan que sur des compétences de type

administratif, acquises dans le système scolaire ou dans des pratiques

professionnelles. Le processus de technocratisation et de notabilisation de la vie

politique locale touche le PCF, et les conflits internes évoqués ici expriment cette

coupure grandissante entre professionnels de la politique et profanes.

21. Rémi Lefebvre et Frédéric Sawicki, « Le peuple vu par les socialistes », dans Frédérique Matonti (dir.), La Démobilisation politique, op. cit., p. 69-96.

Alors que le même type de personnel de la fonction publique territoriale

domine progressivement les réseaux municipaux et partisans à Saint-Martin-

d’Hères, les salariés de la mairie sont les derniers militants ouvriers mobilisés en

cellules d’entreprise. Avec le déclin des deux principaux centres ouvriers, l’usine

Brun et Neyric, l’organisation militante sur les lieux de travail se réduit

progressivement à la principale entreprise de la commune, la mairie, à laquelle

s’ajoutent les établissements scolaires22. La section du parti tend à se centrer sur

ses cellules locales et, comme l’indique le rapport de la conférence de juin 1983,

le secteur des communaux « représente le gros de nos troupes des entreprises

organisées23 ». Les conflits municipaux mentionnés plus haut sont structurés

autour de l’opposition entre ouvriers d’atelier et chefs de service, et expriment un

éclatement de la solidarité communiste sous l’impact d’une différenciation sociale

accrue des rangs militants. Ces protestations peuvent être lues comme les

manifestations non seulement de la perte d’emprise des technologies

d’homogénéisation partisane, mais aussi de la distanciation sociale grandissante

entre les édiles communistes et le peuple militant. Le compte rendu d’une réunion

de la cellule des ateliers municipaux en 1981 lors du conflit précédemment

évoqué atteste de l’importance des divisions de la scène communiste locale :

« Les employés municipaux, qu’ils soient communistes ou pas, sont des

travailleurs à part entière. Ce ne sont pas seulement les bienheureux fonctionnaires,

ou les privilégiés qui n’ont pas de problèmes. Nous ne laisserons plus passer ce

genre d’appréciations surtout lorsqu’elles viennent des élus municipaux ou des élus

de la section. […]

Le parti ne doit pas laisser à la seule CGT le terrain de la lutte autour des

revendications. […] Les travailleurs ne pourront jamais comprendre qu’il peut y

avoir une politique avancée au niveau du parti et une autre à Saint-Martin-d’Hères.

Une question revient souvent. Nos élus sont-ils des gestionnaires et seulement des

gestionnaires ? Comme ils le seraient dans une entreprise privée. […] La plupart

des travailleurs ne connaissent même pas les élus communistes. […] À Saint-

Martin-d’Hères, nos élus prennent toujours position unilatéralement sur l’avis des

22. De façon significative, pour notamment la compréhension de l’encadrement communiste des classes populaires, les cellules des établissements scolaires mobilisent quasi exclusivement des enseignants, laissant donc de côté le reste du personnel, en particulier celui des services techniques et de la restauration. 23. Compte rendu de la conférence de la section du 4 juin 1983, ASSMH.

chefs de service sans jamais tenir compte de l’avis des travailleurs ou de leur

syndicat CGT. […] Nous constatons qu’à Saint-Martin-d’Hères, les seules

rencontres avec les élus ou leurs représentants ont lieu lors de conflits, jamais

avant24. »

Face à la fronde endémique des fonctionnaires territoriaux, les cadres du

parti déstructurent l’organisation partisane des communaux en séparant les

sapeurs-pompiers des employés des ateliers municipaux. Interpellé, le secrétaire

fédéral du PCF répond au secrétaire du syndicat CGT des sapeurs-pompiers

professionnels qu’au nom de la « nécessaire séparation du rôle de l’État et du

Parti », la fédération n’a « pas pour principe d’intervenir dans la gestion et les

problèmes internes des municipalités à direction communiste ». Il termine

cependant ainsi sa lettre : « On rencontre quelquefois des travailleurs qui

confondent peut-être un peu autogestion avec laisser-aller ou laisser-faire25 ».

Les dissensions locales entre syndicalistes et élus se poursuivent avec

notamment, en février 1993, un mouvement de grève du personnel syndiqué CGT

contre la menace de licenciements et le recours aux « outils du management

participatif employés dans le privé26 », et en 1998, le soutien des militants de la

CGT des sapeurs-pompiers, du DAL, d’AC ! et de la FSU à l’occupation d’un

logement social par une famille menacée d’expulsion par le service logement de la

mairie27. Désormais, des organisations collectives, d’ordre syndical ou associatif,

rivalisent avec le PCF pour la représentation des points de vue et des intérêts

sociaux28. Cette perte de contrôle du parti sur les mobilisations sociales est à

rapprocher des mutations sociologiques du personnel partisan, car « le social » est

surtout porté par les agents sociaux défavorisés, et ces derniers sont de moins en

moins nombreux au sein de l’encadrement communiste. Les luttes collectives sont

24. Compte rendu de la réunion de la cellule Daniel Ferry avec le bureau de la section du 15 octobre 1981, ASSMH. 25. Lettre du secrétaire fédéral au secrétaire général du syndicat national CGT des sapeurs-pompiers professionnels communaux, le 4 novembre 1981, Archives de la fédération du PCF de l’Isère. 26. Dauphiné Libéré, 11 février 1993. 27. « Une histoire qui finit bien… », Courants d’Hères, Bulletin de l’Alternative Martérinoise, 8, octobre 1998, ASSMH. 28. Sur les rapports entre enjeux sociaux et représentation politique, voir CURAPP (Centre universitaire de recherches administratives et politiques de Picardie), Le « Social » transfiguré. Sur la représentation des préoccupations « sociales », Paris, PUF, 1990. Et notamment les contributions de Patrick Lehingue, « Représentation et relégation : “le social” dans les débats politiques locaux », p. 111-139, et Daniel Gaxie, « Des points de vue sociaux. La distribution des opinions sur les questions “sociales” », p. 141-191.

animées par des groupements sans affiliation partisane claire, comme ATTAC, et

le PCF est progressivement contraint de s’associer avec des mouvements qu’il ne

contrôle pas : « sans-papiers », chômeurs, militants du DAL ou encore

homosexuels29. À la fin des années 1990, le mouvement des chômeurs marseillais

soutenus par la CGT et les élus communistes locaux, et suivi après coup par les

responsables du PCF, symbolise ce retrait sociétal d’un parti dont la puissance

reposait sur ses capacités de mobilisation populaire.

Nous avons pris l’exemple de la commune de Saint-Martin-d’Hères, mais

ce type de conflit s’est produit dans plusieurs municipalités communistes en

suivant la même chronologie. Ainsi, dans la commune voisine d’Échirolles

(33 000 habitants en 1999), les relations entre employés communaux et élus

communistes deviennent également conflictuelles à partir de la fin des

années 1970 et, en particulier, de la grève de douze jours des éboueurs et des

employés des services de la voirie avec le soutien de la CGT en novembre-

décembre 1978. Ici aussi, la lutte renvoie à une opposition sociale entre ouvriers et

employés face à des élus de plus en plus perçus comme des alliés des cadres

territoriaux desquels ils se rapprochent socialement. Le poste de premier adjoint

est par exemple occupé au début des années 1980 par un cadre administratif,

ancien secrétaire général de la mairie. Ici aussi, la base militante sur le lieu de

travail se réduit progressivement à la cellule des communaux. Derniers militants

ouvriers en entreprise, les communaux prennent progressivement la charge de

l’animation de la section : en 1996, un chauffeur au service eaux et assainissement

en prend la tête. Les communistes et syndicalistes locaux s’opposent à plusieurs

reprises au maire communiste, notamment en 1998, lorsque ce dernier décide de

poser une plaque de rue intitulée « Oran. Ancien département français d’Algérie »

dans cette commune où résident de nombreux pieds-noirs. Le secrétaire de la

section écrit au président du groupe communiste de la mairie pour exprimer la

désapprobation des militants locaux30. Après plusieurs rassemblements contre le

projet, la rue est finalement baptisée simplement « Oran ». Les relations entre la

CGT et la mairie sont également tendues, surtout depuis le conflit social

29. Sur la distanciation entre militants radicaux et cadres des partis de gauche, voir Cécile Péchu, « Générations militantes à Droit au logement », Revue française de science politique, 51 (1-2), février-avril 2001. 30. Lettre du secrétaire de la section au président du groupe communiste et républicain du conseil municipal, le 27 mai 1998, Archives de la section PCF d’Échirolles.

d’ampleur nationale de la fin de l’année 1995, qui libère les revendications des

militants communistes et syndicalistes de la mairie. Le syndicat CGT des

communaux, soutenu par la cellule du parti, lutte ainsi en 1997 contre le

licenciement de deux agents territoriaux contractuels31.

La crise de l’organisation communiste met donc au premier plan la

multiplicité des inscriptions sociales de ses militants. Certains investissent

désormais de façon prioritaire le syndicat, jusqu’au point d’entrer en conflit avec

le parti, alors même que ce militantisme syndical fut souvent la matrice de leur

adhésion partisane. En décentrant l’analyse du parti stricto sensu pour le placer

dans les systèmes sociaux de multi-appartenance, la désaffiliation partisane est

éclairée par la « tension constitutive de l’engagement32 », par la gestion

d’insertion dans des univers sociaux différents.

Les mineurs du Pays-Haut lorrain

Le ressort syndical de l’éclatement des systèmes communistes locaux est

important : l’engagement syndical est une ressource que les militants

communistes peuvent mobiliser contre l’appareil partisan. Les mouvements de

contestation interne s’appuient ainsi sur cette légitimité extrapartisane pour

contester l’orientation politique du parti. Cette prise d’autonomie de certains

syndicalistes renvoie à des trajectoires sociales et des pratiques militantes

spécifiques par rapport à celle des cadres communistes. La valorisation contre le

parti d’un capital militant d’ordre syndical ne résulte en effet pas d’une prise de

conscience individuelle, mais s’inscrit dans un bouleversement des rapports

sociaux au sein du monde communiste.

Pour souligner les soubassements sociaux des contestations internes au

monde communiste, centrons désormais le regard sur le bassin minier lorrain, plus

précisément sur le pays minier situé au nord du département de la Meurthe-et-

Moselle, en soulignant en quoi l’éclatement des réseaux communistes locaux

s’éclaire à l’aune des mutations socioéconomiques régionales. Loin du terrain

urbain grenoblois, on est ici en présence d’une zone rurale de peuplement ouvrier.

31. Dauphiné Libéré, 11 juillet 1997. 32. Philippe Gottraux, Socialisme ou barbarie. Un engagement politique et intellectuel dans la France de l’après-guerre, Lausanne, Payot, 1997 [rééd. 2002].

Située au sud de Longwy, elle correspond au canton d’Audun-le-Roman, resté

rural malgré l’éclosion au début du XXe siècle de cités ouvrières autour des puits et

à côté des vieux villages lorrains. Ouvriers d’origine italienne, les militants

communistes contestent à partir de la Libération la légitimité politique des

notables et des paysans, en s’appuyant sur leurs pratiques syndicales dans les

mines et leur engagement social dans des cités isolées des bourgs et de leurs

équipements. À partir de la conquête en 1947 de la municipalité de Bouligny,

située dans la Meuse voisine, les mineurs syndicalistes investissent les conseils

municipaux, forts d’une aura sociale acquise lors des grèves de 1947-1948. Les

délégués mineurs et responsables des sections syndicales conquièrent la plupart

des mairies de la zone (Joudreville, Tucquegnieux, Piennes, Trieux, Mercy-le-

Bas, Crusnes), où ils remplacent des cadres et des dirigeants des entreprises

minières dont le pouvoir reposait sur le soutien des paysans lorrains et du clergé.

En 1961, les militants des cités minières du canton achèvent leur victoire

municipale sur « ceux du village » par l’élection du premier conseiller général

communiste du département, Lucien Caro, employé à la sécurité sociale minière et

maire de Piennes.

Les mineurs communistes de cette région ont toujours occupé une position

marginale au sein d’une fédération du PCF dominée par des sidérurgistes de

l’agglomération de Longwy puis, dans la période plus récente, par des militants

diplômés de la région de Nancy. La perte de centralité partisane observée dans la

région grenobloise se retrouve aussi ici avec l’émergence de conflits opposant la

direction départementale du PCF et la fédération régionale des syndicats CGT du

personnel et des pensionnés des mines de fer et de sel de Lorraine. La

détérioration des relations entre d’une part, les représentants fédéraux

communistes et les municipalités qu’ils soutiennent, et d’autre part, la corporation

des mineurs, renvoie à la récession économique du secteur minier : entre 1980

et 1985, 13 puits ferment et les effectifs de mineurs baissent de 42 %. La rancœur

est d’autant plus grande que les espoirs portés sur le gouvernement de gauche sont

déçus : la mine de Bazailles cesse son activité en 1982, alors que les communistes

sont au gouvernement. En 1986, avec la fin de l’exploitation du puits de Piennes,

le cœur du bassin minier est touché : auparavant relativement riche grâce aux

redevances minières, la commune devient une cité-dortoir et perd en un an le

quart de sa population. Les mineurs sont reconvertis en sidérurgistes ou, le plus

souvent, mis en préretraite. La fermeture de la dernière mine a lieu en 1993.

C’est dans ce contexte de disparition des activités industrielles et du

système social qui leur est lié, que les organisations syndicales de défense des

intérêts ouvriers entrent en conflit avec le parti. Tout d’abord, au début des

années 1980, de façon marginale mais tout de même significative par rapport au

passé, le syndicat régional des mineurs CGT prend plusieurs positions contre le

raidissement du système soviétique, et certains de ses militants participent à la

grève de solidarité avec les ouvriers polonais en 1981, pourtant initiée par la

CFDT. Ensuite, en 1984, la position non conformiste de certains mineurs apparaît

lors de la réunification des fédérations sud et nord du PCF de Meurthe-et-Moselle,

divisées depuis 1966. La réunification est votée par l’ensemble des 105 délégués

du sud, mais l’unanimité n’est pas obtenue parmi les 183 représentants du nord :

huit votent contre et trois s’abstiennent33. Ces voix contradictoires viennent du

secteur minier. Un responsable fédéral note ainsi à propos du nord du département

une situation de « crise dans le parti » et l’« abstention des sections en désaccord

sur la réunification »34. Il s’inquiète en particulier du développement d’un

« sentiment antifédéral dans le bassin minier » et attire l’attention des membres du

bureau fédéral sur la section de l’ancienne commune minière de Tucquegnieux,

qui a voté majoritairement contre la réunification35.

Lorsque l’on réduit la focale sur le pays minier, on se rend compte que ces

oppositions politiques expriment des dissensions autour de la gestion de la crise

industrielle36. Les sections syndicales de la fédération CGT des mineurs de fer

s’opposent en effet aux élus du parti sur la question de la « défense des droits

acquis des mineurs » (eau et logement). Les conflits se multiplient et culminent

quelques années plus tard, comme en témoigne un courrier alarmiste adressé

en 1990 au secrétariat national du parti par les dirigeants fédéraux du PCF, qui

33. « Fusion des deux fédérations du PC de Meurthe-et-Moselle », Républicain Lorrain, 14 mai 1984. 34. Compte rendu de la réunion des secrétariats nord et sud du 15 mai 1984, Archives municipales de Nancy. 35. Compte rendu de la réunion du bureau fédéral du 22 mai 1984, Archives municipales de Nancy. 36. Sur les enjeux politiques de l’héritage minier, en particulier la question de la reconversion de l’habitat minier, voir François Desage, « De la défense du charbon à la gestion des corons ? La prise en charge contrariée d’une politique locale par les élus de l’ancien bassin minier du Pas-de-Calais », Cahiers lillois d’économie et de sociologie, « Les nouvelles politiques locales », Paris, L’Harmattan, 2001, p. 245-266.

regrettent l’incapacité du représentant du comité central dans le département,

Claude Billard, à apaiser les tensions :

« Nous sollicitons une contribution plus active pour la solution d’une

question importante concernant les mineurs de fer. Cette demande est d’autant plus

forte que, comme vous le savez, les raisons qui tiennent à l’histoire et aux luttes de

cette corporation rendent particulièrement complexe et difficile le règlement de

tout conflit. Or nous sommes très préoccupés de la tournure des événements dans le

bassin minier. Le problème de l’eau à Tucquegnieux et le conflit auquel il a donné

lieu ont déclenché des passions difficilement contrôlables et des oppositions qui

risquent d’atteindre un point de non-retour entre d’une part la fédération régionale

des mineurs CGT et ses syndicats de Tucquegnieux, et d’autre part la municipalité

communiste et la section du parti. […]

L’intervention de dirigeants mineurs – quelques-uns membres de notre

Parti – contre les élus communistes et les dirigeants de la fédération de Meurthe-et-

Moselle à l’occasion de chaque manifestation, de chaque réunion, y compris à la

tribune de la conférence fédérale de Moselle, et leurs demandes de communiqués

de soutien à leur lutte dans les unions départementales et jusque dans les sections et

cellules du Parti ont pour effet de déstabiliser les militants de la CGT et du

Parti37. »

La dislocation du lien partisan unissant syndicalistes et élus résulte de

l’effritement des restes du « paternalisme » des compagnies minières38. Le

désengagement patronal consécutif au déclin des exploitations minières opère un

transfert des charges (eau, logement, voiries et réseaux divers) des entreprises aux

mairies, et les syndicalistes reprochent aux municipalités communistes de ne pas

poursuivre l’action des entreprises minières. Ainsi, les locataires (mineurs actifs,

retraités, veuves non propriétaires) des cités minières de Tucquegnieux, soit les

trois quarts de la population locale, bénéficiaient de la gratuité ou d’un tarif

préférentiel concernant l’eau potable, et les compagnies minières supportaient

tous les frais de pompage, de traitement, de distribution, et d’entretien des

conduites, des pompes, des égouts, du château d’eau, etc. Or, avec la fin de

37. Lettre du secrétariat de la fédération au secrétariat national, le 5 décembre 1990, Archives municipales de Nancy. 38. Voir Gérard Noiriel, « Du “patronage” au “paternalisme” : la restructuration des formes de domination de la main-d’œuvre ouvrière dans l’industrie métallurgique française », Le Mouvement social, 144, 1988, p. 17-36.

l’exploitation des mines de la localité, la convention signée entre l’entreprise

minière et la municipalité de Tucquegnieux en 1930 pour le traitement et la

fourniture de l’eau potable aux habitants arrive à expiration. La signature d’une

nouvelle convention, en 1990, entre la mairie et la société minière, qui désengage

cette dernière en ce qui concerne le réseau d’eau potable, provoque le

mécontentement des syndicalistes, écartés des discussions. La réunion entre le

syndicat et la mairie, le 14 janvier 1991, tourne à l’affrontement, car la CGT

entend se battre pour la gratuité de l’eau et demande aux usagers de ne pas payer

les factures d’eau et les taxes afférentes.

La solidarité partisane se disloque également sur la question des logements

et des droits liés (ramonage, ordures ménagères, entretien, etc.). En laissant se

dégrader le parc de logement, les sociétés minières incitent au rachat des maisons

des cités : par l’intermédiaire d’une structure intercommunale, l’Établissement

public de coopération intercommunale (EPCI) du bassin de Landres, les mairies

communistes cherchent ainsi à devenir propriétaires des logements des cités

minières afin de les réhabiliter. Or, dans le même temps, la CGT lutte pour que les

exploitations minières payent les réparations et refuse cette décharge de

responsabilité, qui remet en cause la gratuité du logement minier pour les veuves

ou les retraités, car les municipalités font payer un loyer aux occupants. Le

président communiste de l’EPCI et les dirigeants de la fédération syndicale

s’opposent ouvertement : après le déclenchement d’une grève des loyers en 1984,

le syndicat obtient qu’aucun logement ne soit vendu sans le consentement de

l’occupant mineur ou pensionné. Dans un tract de 1990 intitulé « Résistance et

combat des Gueules Jaunes. EPCI et rachat de logements miniers par les

communes. Gratuité Menacée », la CGT estime que :

« Le rachat des logements par l’association intercommunale au travers

d’une société d’économie mixte (SEM) créera des conditions pour de nouvelles

menaces sur la gratuité. En prenant à leur charge “l’occupant mineur”, les

communes le séparent de son employeur qui, lui, a des obligations

conventionnelles légales 39. »

39. Tract de la CGT coordination Tucquegnieux-Anderny-Piennes, 5 juillet 1990, Archives de la Maison des Mineurs de Piennes.

Le responsable de la fédération régionale du syndicat des mineurs écrit à la

responsable du PCF de Meurthe-et-Moselle :

« Je pense que tu es responsable de ce déroulement qui a engendré la

confusion. […] C’est une infamie que de prétendre que “si nous avions lutté avec

autant de hargne que nous le faisons pour la gratuité de l’eau, la fermeture du puits

en aurait été considérablement ralentie”. […] C’est une première politique et

historique, une municipalité communiste demande aux Pouvoirs Publics de faire

appliquer un jugement pénalisant à l’encontre de la CGT et de la population qui

défend ses droits. C’est exactement à l’opposé de la politique du PCF et du projet

de résolution du XXVIIe congrès. […] Il y a manifestement une erreur de nos

camarades de la municipalité, qui se sont placés en position de relais de la politique

actuelle40. »

Selon le syndicaliste, l’EPCI veut « trouver des logements locatifs dans les

secteurs attractifs des communes, pour introduire une dynamique grâce à un

nouvel échantillonnage de la population » dans l’optique de la recherche « d’une

nouvelle image de marque ». Les maisons des cités minières sont en effet achetées

par des Mosellans plus fortunés, qui ont d’autres traditions politiques et remettent

en cause l’orientation communiste de la commune.

La « corporation » contre le « parti »

L’éclatement du « milieu partisan » communiste local lors de conflits

autour de la défense des intérêts des mineurs se traduit en 1995 par la perte de

plusieurs municipalités par le PCF au profit de syndicalistes pourtant de

sensibilité communiste : des listes de la corporation des mineurs comprenant des

conseillers municipaux sortants, souvent sympathisants ou anciens communistes

(exclus ou démissionnaires), gagnent les municipalités de Piennes et

Tucquegnieux au détriment des maires communistes sortants. À Tucquegnieux,

l’ancien secrétaire de la section syndicale de la mine remplace le maire élu

depuis 1977, et plusieurs communistes l’ayant soutenu sont exclus du parti41.

L’ancien maire sympathisant communiste de la commune de 1971 à 1977,

permanent à la fédération CGT des mineurs, participe à cette conquête

40. Lettre du 20 novembre 1990, Archives municipales de Nancy. 41. Agir, journal de la section de Tucquegnieux du PCF, juin 1997, Archives de la fédération du PCF de Meurthe-et-Moselle.

municipale : « On s’est retrouvés au pouvoir en 1995, mais on n’est pas anarcho,

même s’il y a eu une condamnation par la section, par la fédération et aussi de

Paris. Les mineurs ont été avec nous, c’est le principal42 ».

La fédération du parti perd donc son rôle central dans la désignation des

candidatures, et plusieurs listes se réclamant du communisme s’affrontent lors de

luttes municipales pour le monopole de la légitimité communiste. Celle-ci trouve

désormais sa source autant dans l’activité militante locale ou le travail municipal,

que dans l’engagement syndical à la CGT. Dans le Sous-sol lorrain, le

responsable historique de la fédération des mineurs, Albert Balducci, revient sur le

scrutin et l’attitude du syndicat :

« La CGT ne présente pas de candidat, mais elle n’est pas neutre. […] La

résistance s’est organisée autour des sections syndicales des veuves et pensionnés,

qui défendent pied à pied leurs droits acquis et le pouvoir d’achat de leurs

pensions. […] L’on ne peut plus continuer de mentir, tricher, magouiller, renier ses

engagements, sans qu’un jour la vérité des faits reprenne le dessus et sanctionne

démocratiquement les affairistes et les carriéristes qui nous ont trompés. […]

Dans certains cas, ces élections ont été une leçon de démocratie et de

salubrité publique, un sérieux avertissement pour les directions d’organisations, de

partis, tentées de proposer, parfois imposer des candidats à des fonctions ou des

mandats électoraux, sans tenir compte de l’avis de leurs adhérents, ni de la réalité

sur le terrain43. »

Les déchirements se poursuivent lors des élections cantonales de 1998 où

les syndicalistes et le conseiller général sortant soutiennent un ancien communiste,

qui est élu contre le candidat officiel du PCF, trésorier de la fédération

communiste. Le nouvel élu intègre le groupe des élus communistes au conseil

général alors majoritairement composé de militants en rupture avec le parti. La

fédération ne peut qu’avaliser la définition de l’appartenance au courant

communiste en fonction du résultat des luttes locales : elle a perdu le monopole de

la désignation de l’affiliation au mouvement communiste.

Cette émancipation des réseaux syndicaux ouvriers de l’institution

partisane s’accompagne de la part des dirigeants mineurs d’un discours

42. Entretien avec Ottorino Gobbo, en septembre 1999. 43. Albert Balducci, « Élections : réflexions… ! », Sous-sol lorrain, juillet-août 1995.

corporatiste favorable à l’« indépendance syndicale ». Les dirigeants du « syndicat

de masse, de classe, démocratique et indépendant » des mineurs minimisent

constamment les liens qui l’ont uni au PCF :

« Notre souci permanent a été de sauvegarder notre indépendance comme

organisation ouverte à tous les salariés quelles que soient leurs origines ou leurs

opinions. Nous avons maintenu notre indépendance envers tous les partis et

gouvernements44. »

Le militantisme de base loin des appareils est magnifié, et

l’institutionnalisation du syndicalisme, associée à sa dépendance avec le PCF, est

condamnée :

« Nous avons rencontré des difficultés internes animées par un esprit de

chapelle et d’un syndicalisme de sommet. Difficultés extérieures alimentées par la

presse patronale (Lorraine Magazine) et parfois au sein même de nos

organisations45. »

« N’y a-t-il pas aujourd’hui trop de porteurs de serviette de ceux qui sont

partout sauf sur le lieu de travail46. »

Localement, la revendication d’une démocratisation du fonctionnement du

PCF est notamment portée par les deux secrétaires successifs de la fédération

régionale des mineurs (Pascal Saverna et Albert Balducci), dont l’organe, le Sous-

sol lorrain, dénonce à plusieurs reprises les « carriéristes » du PCF en visant à la

fois les « dissidents » et les responsables du parti. Dans un article paru en

octobre 1986, Albert Balducci critique ainsi la bureaucratie du PCF avec l’aide de

l’écrivain soviétique Evgueni Evtouchenko, qui dans son roman Les Baies

sauvages de Sibérie « consacre quatre pages aux carriéristes tant dans le système

capitaliste aux États-Unis, que sous le système socialiste en Union soviétique », et

écrit notamment : « Nos carriéristes sont plus hypocrites que les carriéristes

capitalistes car, pour faire carrière, ils sont obligés de faire semblant d’être

44. Sous-sol lorrain, septembre 1988. 45. Albert Balducci, A propos d’une allocution de Ste-Barbe. Hussigny-Godbrange, fédération régionale CGT des mines de fer et de sel de Lorraine, 1993, brochure non paginée. 46. Allocution de René Kiffert, Hommage aux anciens. Les sillons de la mémoire, 5 novembre 1998, p. 18.

moraux47 ». Le dirigeant mineur, qui fut d’abord permanent politique et siégea

longtemps au bureau fédéral du parti, définit ainsi le « carriérisme » :

« C’est se servir d’un idéal, d’une fonction, d’un mandat, de la confiance

des masses, en particulier des plus déshérités, pour faire une carrière, servir ses

ambitions, la soif de l’argent et du pouvoir pour se faire une situation en reniant

ses engagements et promesses. Les carriéristes sont parmi toutes les classes, ceux

qui sont les ennemis les plus acharnés du peuple ».

Dans ce bassin industriel en crise, les réseaux de la fédération régionale

des mineurs CGT survivent à l’effondrement des structures partisanes du PCF, et

la légitimité syndicale demeure, avec la légitimité issue du suffrage universel, le

principal vecteur d’une mobilisation communiste désormais peu liée à la

fédération du parti.

Le déclin électoral et militant du PCF dans la période contemporaine

s’accompagne d’une perte de son emprise sur ses réseaux d’influence, qu’ils

soient associatifs, professionnels ou électifs. Comme l’illustre l’émergence de

conflits opposant différents agents sociaux du PCF, conflits renvoyant à des

positions différentes à la fois dans le parti et dans les rapports sociaux locaux,

l’appareil national et fédéral du parti joue de moins en moins un rôle

d’homogénéisation du milieu partisan. Cette distanciation des réseaux

communistes par rapport au centre partisan s’inscrit dans un double processus

général de déclin des groupements polyvalents et de croissance des associations

spécialisées48. Soulignant l’intérêt d’appréhender le militantisme communiste hors

du parti proprement dit, le travail récent d’Axelle Brodiez montre ainsi comment

le Secours Populaire Français a pu devenir une « niche » pour des communistes se

détachant du militantisme politique et du PCF49. Y compris dans des zones de

relatif maintien de l’influence communiste, comme la banlieue grenobloise ou le

bassin minier lorrain évoqués ici, le parti politise de moins en moins les

47. Albert Balducci, « À propos d’une question : faire carrière », Sous-sol lorrain, octobre 1986. 48. Ce processus est notamment mis au jour par Jacques Ion, qui souligne le mouvement d’autonomisation des groupes par rapport aux larges constellations dans lesquelles ils étaient traditionnellement insérés et unis par un socle idéologique commun, voir Jacques Ion, La Fin des militants ?, Paris, Éditions de l’Atelier, 1997.

49. Axelle Brodiez, Le Secours populaire français 1945-2000. Du communisme à l’humanitaire, Paris, Presses de la FNSP, Collection Histoire, 2006.

expériences sociales, alors que d’autres instances de socialisation et de

mobilisation, comme les syndicats ou les groupes d’intérêt, jouent par contraste

un rôle accru de politisation. Les sociabilités communistes maintenues

aujourd’hui sont ainsi peu partisanes. Elles sont plutôt syndicales ou municipales,

voire associatives.

Une lecture socio-historique attentive à repérer les variations sociales et

historiques des recours à une marque politique souligne donc les transformations

de la « sociation partisane », espace social de concurrence en perpétuelle

mutation. Ainsi, en dépit du maintien du sigle « PCF », les usages sociaux de ce

parti ont profondément modifié le mouvement communiste français, puisque les

deux dimensions constitutives du parti qui exerça une influence déterminante des

années 1930 aux années 1970, la promotion d’une élite politique d’origine

populaire et la place centrale de l’appareil dans ses zones d’influence, se sont

effritées50.

50. Pour souligner l’ampleur des changements sociaux et politiques affectant la mobilisation

communiste en dépit du maintien du même sigle partisan, nous avons travaillé ailleurs à mettre en évidence les spécificités de ce que l’on nomme le « néocommunisme », voir Julian Mischi, « La recomposition identitaire du PCF : modernisation du parti et dépolitisation du lien partisan », Communisme, 72-73, 2003, p. 71-99.