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8 DIE W ARTE Donnerstag, den 13. Novembe Histoire mouvementée du pays en 1914-1915 Paul Eyschen, Marie-Adélaïde et la Pr Un éclairage sur deux «oubliés» de l'historiographie luxembourgeoise Denis Scuto* Sur quoi et sur qui les historiens d'un pays écrivent-ils? Ou n'écrivent-ils pas? Et pourquoi? – Comment ex- pliquer que Paul Eyschen (1841- 1915), le Premier ministre luxem- bourgeois qui détient toujours le re- cord de longévité à ce poste – plus de 27 ans, de 1888 à sa mort, en 1915 –, le constructeur de l'Etat moderne luxembourgeois, n'a droit qu'à 21 notices dans le catalogue sujet de la Bibliothèque nationale? P atriae inserviendo consumer: «Il a sacrifié toute sa vie au service de sa patrie, le Grand-Duché de Luxembourg», lit-on dans les journaux le lendemain de sa mort. Et pourtant, les historiens ont moins publié sur Eyschen que sur ses successeurs Joseph Bech (ministre d'Etat pendant 16 ans) ou Pierre Werner (20 ans). Deux figures historiques largement ignorées dans l'historiographie «Das Land hat ein Recht darauf, daß ei- ne berufene Feder der Laufbahn dieses Toten ein ausführliches Werk widmet. Denn die Geschichte seines Lebens ist zum größten Teil die Geschichte unse- res Landes», écrit la Luxemburger Zei- tung le 12 octobre 1915. Et pourtant, jus- qu'à aujourd'hui, une seule longue no- tice biographique, aux accents hagio- graphiques, lui a été consacrée par Jules Mersch dans le cinquième fascicule de sa Biographie nationale du pays de Luxembourg. 1 Aucun des historiens im- portants de l'époque contemporaine ne lui a consacré une étude fouillée. Comment expliquer que 17 publica- tions seulement se sont penchées sur la figure historique de la première souve- raine des Nassau-Weilburg née sur le sol luxembourgeois, Marie-Adélaïde (1894- 1924), alors que 140 s'intéressent à sa soeur puînée, Charlotte, qui lui a succé- dé sur le trône grand-ducal? A son avènement au trône en 1912, une plume de la gauche, Joseph Hansen, avait écrit: «... voici que le patriotisme cessera d'être une idée abstraite pour les Luxem- bourgeois: il prendra forme et corps.» Et pourtant, dans le beau catalogue rétro- spectif de l'exposition au Musée natio- nal d'histoire et d'art consacré à «100 Joër Lëtzebuerger Dynastie» (1890-1990), le lecteur trouve des articles sur les règnes du Grand-duc Adolphe, de Charlotte et de Jean, mais aucun sur Marie-Adé- laïde. 2 Dans l'historiographie luxembour- geoise, Paul Eyschen apparaît comme un petit homme d'Etat et Marie-Adélaïde comme une petite duchesse. Tout comme la Première guerre mondiale ap- paraît dans le cadre luxembourgeois comme la petite guerre en comparaison avec la Seconde Guerre mondiale. Les raisons de cette triple mésestime sont à mon avis les mêmes. Eyschen, Marie-Adélaïde et la Première guerre mondiale n'entrent pas harmonieu- sement dans le discours de la manifest destiny du grand-duché de Luxembourg qui a été élaboré au cours du XX e siècle. Dans ce discours, pour lequel le Luxem- bourg était «manifestement destiné» à devenir et rester ce pays indépendant et prospère que nous connaissons au- jourd'hui, les politiques suivies par le chef du gouvernement et la souveraine en 1914-1915 font désordre. Le discours de la manifest destiny a mis l'accent sur le consensus autour de la na- tion luxembourgeoise en présentant les doutes sur la viabilité de cet Etat et les conflits politiques comme l'exception, comme non-luxembourgeois. Dans ce discours, la Première guerre mondiale pèche par ses luttes intestines là où le Burgfrieden aurait dû régner. Dans ce discours, les choix diplomatiques du gouvernement Eyschen et de la Grande- Duchesse en 1914-1915, les conflits entre le gouvernement Eyschen et Marie-Adé- laïde, les actes de politique intérieure posés par la Grande-Duchesse ne collent pas avec le master narrative construit à partir de l'entre-deux-guerres. Histoire-mémoire et histoire-science L'historien Christian Calmes, dans un article de 1976, intitulé «Août 1914: Les protestations officielles luxembour- geoises contre l'invasion allemande», ex- plique aux lecteurs que ces événements de 1914 étaient longtemps restés tabous pour les hommes de sa génération: «Tout cela changera à la suite de la deuxième guerre mondiale du fait de l'attitude de la Couronne, du Gouvernement et de la population. N'ayant pas collaboré quand sonna en Europe occupée l'heure de col- laboration, le pays et ses citoyens peu- vent désormais se pencher sur les évé- nements du 2 août 1914 sans risquer de nuire au pays (préoccupation à laquelle les ressortissants d'un petit pays sont nécessairement très sensibles) et qui explique un certain conformisme dans le domaine de la recherche historique.» 3 En fait, ce n'est pas tant le confor- misme qui pose problème, mais la con- fusion chez beaucoup d'historiens luxembourgeois du XX e siècle entre his- toire-mémoire et histoire-science. Chez Christian Calmes, l'histoire est un acte de reconnaissance, d'hommage ou de ré- habilitation des acteurs du passé. Cette histoire-mémoire a comme premier de- voir de cimenter des identités collec- tives («nous Luxembourgeois») en jouant sur des ressorts émotionnels. En suivant le raisonnement de Christian Calmes, l'historien doit prendre garde à ne pas «nuire au pays». Formulé autrement, cette histoire-mémoire demande aux historiens de susciter et promouvoir l'amour de la patrie. Voilà pourquoi Calmes doit mobiliser le mythe de la nation résistante de 1940- 1945 et le mythe de l'absence de colla- boration pour justifier la première étude critique de l'attitude du Gouvernement et de la Couronne en 1914. Le jugement de valeur positif sur la période de la Seconde Guerre mondiale rend accep- table une critique de la période de la Pre- mière Guerre mondiale. Les historiens d'aujourd'hui refusent ce type d'histoire-mémoire, parce que l'histoire-science obéit à d'autres prin- cipes. Ils visent à analyser, comprendre et expliquer le passé et non à porter des jugements de valeur sur les événements et les personnages historiques. Ils ten- tent d'établir les faits grâce à la critique scientifique des sources et de ne tirer comme conclusions que celles qui s’im- posent à leur examen. Que ces conclu- sions plaisent ou non au public ou aux hommes politiques. Cet article-ci vise, cent ans après les faits, à faire le point sur ces événements à travers une relecture et une réinter- prétation, dans une optique d'explica- tion et non de jugement, des études d'historiens comme Christian Calmes et Gilbert Trausch, mais aussi des do- cuments diplomatiques allemands, fran- çais et anglais de l'époque. La politique étrangère de Paul Eyschen Paul Eyschen, député depuis 1866, mi- nistre de la Justice depuis 1876, ministre d'Etat (et des Affaires étrangères) à partir de 1888, a oeuvré toute sa vie pour ac- croître la prospérité du Grand-Duché de Luxembourg dans le cadre du statut d'in- dépendance et de neutralité désarmée garanti par le Traité de Londres de 1867. Sa politique étrangère est imprégnée par une perception réaliste de la position in- ternationale du pays: le Grand-Duché se situe dans la sphère d'influence politi- que et économique de l'Allemagne. 4 Tout en respectant scrupuleusement les obli- gations liées au statut de neutralité du pays, son principal souci est le même en 1888 qu'en 1913: ménager, ne pas froisser, ne pas déplaire à l'Allemagne du Zoll- verein. En 1902, le Grand-Duché a, par anticipation, renouvelé l'union doua- nière et la convention ferroviaire avec l'Allemagne jusqu'en 1959. L'industriali- sation du pays et, partant, l'accès à la prospérité économique, s'est accomplie, sous l'ère Eyschen, dans une dépen- dance multiple à l'égard du Reich: dé- pendance à l'égard des matières pre- mières, des débouchés, des transports, des capitaux, de la main d'oeuvre. L'historien Gilbert Trausch a relevé cette phrase révélatrice de Paul Eyschen à la Chambre des Députés en 1913, prononcée dans le contexte de l'achat d'engrais potassiques par les agri- culteurs luxembourgeois: «Il n'y aura plus de différence désormais entre le Grand-Duché et les autres parties de l'Empire d'Allemagne.» 5 Les résistances à cette «pénétration pacifique» 6 , à la ger- manisation du pays se développent dans une partie de la presse et de l'opinion pu- blique qui ne cache pas son aversion pour le monde prussien et sa francophilie. L'attitude pro-allemande de Paul Eys- chen en politique étrangère transparaît nettement dans l'immédiat avant-guerre et au début de la guerre, de 1912 à 1915. Dans le contexte de la montée des ten- sions internationales la «question du La Grande-Duchesse Marie-Adélaïde a régné de 1912-1919. (Photo: Grieser)

PaulEyschen,Marie-AdélaïdeetlaPremièreGuerremondiale · 2016-06-03 · 8 DIEWARTE Donnerstag,den13.November2014 Histoire mouvementée du pays en 1914-1915 PaulEyschen,Marie-AdélaïdeetlaPremièreGuerremondiale

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8 DIEWARTE Donnerstag, den 13. November 2014

Histoire mouvementée du pays en 1914-1915

Paul Eyschen, Marie-Adélaïde et la Première Guerre mondialeUn éclairage sur deux «oubliés» de l'historiographie luxembourgeoise

Denis Scuto*

Sur quoi et sur qui les historiens d'unpays écrivent-ils? Ou n'écrivent-ilspas? Et pourquoi? – Comment ex-pliquer que Paul Eyschen (1841-1915), le Premier ministre luxem-bourgeois qui détient toujours le re-cord de longévité à ce poste – plusde 27 ans, de 1888 à sa mort, en1915 –, le constructeur de l'Etatmoderne luxembourgeois, n'a droitqu'à 21 notices dans le cataloguesujet de la Bibliothèque nationale?

Patriae inserviendo consumer: «Il asacrifié toute sa vie au service desa patrie, le Grand-Duché de

Luxembourg», lit-on dans les journaux lelendemain de sa mort. Et pourtant, leshistoriens ont moins publié sur Eyschenque sur ses successeurs Joseph Bech(ministre d'Etat pendant 16 ans) ou PierreWerner (20 ans).

Deux figures historiques largementignorées dans l'historiographie«Das Land hat ein Recht darauf, daß ei-ne berufene Feder der Laufbahn diesesToten ein ausführliches Werk widmet.Denn die Geschichte seines Lebens istzum größten Teil die Geschichte unse-res Landes», écrit la Luxemburger Zei-tung le 12 octobre 1915. Et pourtant, jus-qu'à aujourd'hui, une seule longue no-tice biographique, aux accents hagio-graphiques, lui a été consacrée par JulesMersch dans le cinquième fascicule desa Biographie nationale du pays deLuxembourg.1 Aucun des historiens im-portants de l'époque contemporaine nelui a consacré une étude fouillée.

Comment expliquer que 17 publica-tions seulement se sont penchées sur lafigure historique de la première souve-raine des Nassau-Weilburg née sur le solluxembourgeois, Marie-Adélaïde (1894-1924), alors que 140 s'intéressent à sasoeur puînée, Charlotte, qui lui a succé-dé sur le trône grand-ducal?

A son avènement au trône en 1912, uneplume de la gauche, Joseph Hansen, avaitécrit: «... voici que le patriotisme cesserad'être une idée abstraite pour les Luxem-bourgeois: il prendra forme et corps.» Etpourtant, dans le beau catalogue rétro-spectif de l'exposition au Musée natio-nal d'histoire et d'art consacré à «100 JoërLëtzebuerger Dynastie» (1890-1990), lelecteur trouve des articles sur les règnesdu Grand-duc Adolphe, de Charlotte etde Jean, mais aucun sur Marie-Adé-laïde.2

Dans l'historiographie luxembour-geoise, Paul Eyschen apparaît comme unpetit homme d'Etat et Marie-Adélaïdecomme une petite duchesse. Toutcomme la Première guerre mondiale ap-paraît dans le cadre luxembourgeoiscomme la petite guerre en comparaisonavec la Seconde Guerre mondiale.

Les raisons de cette triple mésestimesont à mon avis les mêmes. Eyschen,Marie-Adélaïde et la Première guerremondiale n'entrent pas harmonieu-sement dans le discours de la manifestdestiny du grand-duché de Luxembourgqui a été élaboré au cours du XXe siècle.Dans ce discours, pour lequel le Luxem-bourg était «manifestement destiné» àdevenir et rester ce pays indépendant et

prospère que nous connaissons au-jourd'hui, les politiques suivies par le chefdu gouvernement et la souveraine en1914-1915 font désordre.

Le discours de lamanifest destiny amisl'accent sur le consensus autour de la na-tion luxembourgeoise en présentant lesdoutes sur la viabilité de cet Etat et lesconflits politiques comme l'exception,comme non-luxembourgeois. Dans cediscours, la Première guerre mondialepèche par ses luttes intestines là où leBurgfrieden aurait dû régner. Dans cediscours, les choix diplomatiques dugouvernement Eyschen et de la Grande-Duchesse en 1914-1915, les conflits entrele gouvernement Eyschen et Marie-Adé-laïde, les actes de politique intérieureposés par la Grande-Duchesse ne collentpas avec le master narrative construit àpartir de l'entre-deux-guerres.

Histoire-mémoireet histoire-scienceL'historien Christian Calmes, dans unarticle de 1976, intitulé «Août 1914: Lesprotestations officielles luxembour-geoises contre l'invasion allemande», ex-plique aux lecteurs que ces événementsde 1914 étaient longtemps restés tabouspour les hommes de sa génération: «Toutcela changera à la suite de la deuxièmeguerre mondiale du fait de l'attitude dela Couronne, du Gouvernement et de lapopulation. N'ayant pas collaboré quandsonna en Europe occupée l'heure de col-laboration, le pays et ses citoyens peu-vent désormais se pencher sur les évé-nements du 2 août 1914 sans risquer denuire au pays (préoccupation à laquelleles ressortissants d'un petit pays sontnécessairement très sensibles) et quiexplique un certain conformisme dans ledomaine de la recherche historique.»3

En fait, ce n'est pas tant le confor-misme qui pose problème, mais la con-fusion chez beaucoup d'historiensluxembourgeois du XXe siècle entre his-toire-mémoire et histoire-science. ChezChristian Calmes, l'histoire est un actede reconnaissance, d'hommage ou de ré-habilitation des acteurs du passé. Cettehistoire-mémoire a comme premier de-voir de cimenter des identités collec-tives («nous Luxembourgeois») en jouantsur des ressorts émotionnels. En suivantle raisonnement de Christian Calmes,l'historien doit prendre garde à ne pas«nuire au pays». Formulé autrement,cette histoire-mémoire demande auxhistoriens de susciter et promouvoirl'amour de la patrie.

Voilà pourquoi Calmes doit mobiliserle mythe de la nation résistante de 1940-1945 et le mythe de l'absence de colla-boration pour justifier la première étudecritique de l'attitude du Gouvernementet de la Couronne en 1914. Le jugementde valeur positif sur la période de laSeconde Guerre mondiale rend accep-table une critique de la période de la Pre-mière Guerre mondiale.

Les historiens d'aujourd'hui refusentce type d'histoire-mémoire, parce quel'histoire-science obéit à d'autres prin-cipes. Ils visent à analyser, comprendreet expliquer le passé et non à porter desjugements de valeur sur les événementset les personnages historiques. Ils ten-tent d'établir les faits grâce à la critiquescientifique des sources et de ne tirercomme conclusions que celles qui s’im-

posent à leur examen. Que ces conclu-sions plaisent ou non au public ou auxhommes politiques.

Cet article-ci vise, cent ans après lesfaits, à faire le point sur ces événementsà travers une relecture et une réinter-prétation, dans une optique d'explica-tion et non de jugement, des étudesd'historiens comme Christian Calmes etGilbert Trausch, mais aussi des do-cuments diplomatiques allemands, fran-çais et anglais de l'époque.

La politique étrangèrede Paul EyschenPaul Eyschen, député depuis 1866, mi-nistre de la Justice depuis 1876, ministred'Etat (et des Affaires étrangères) à partirde 1888, a oeuvré toute sa vie pour ac-croître la prospérité du Grand-Duché deLuxembourg dans le cadre du statut d'in-dépendance et de neutralité désarméegaranti par le Traité de Londres de 1867.Sa politique étrangère est imprégnée parune perception réaliste de la position in-ternationale du pays: le Grand-Duché sesitue dans la sphère d'influence politi-que et économique de l'Allemagne.4 Touten respectant scrupuleusement les obli-

gations liées au statut de neutralité dupays, son principal souci est le même en1888 qu'en 1913: ménager, ne pas froisser,ne pas déplaire à l'Allemagne du Zoll-verein. En 1902, le Grand-Duché a, paranticipation, renouvelé l'union doua-nière et la convention ferroviaire avecl'Allemagne jusqu'en 1959. L'industriali-sation du pays et, partant, l'accès à laprospérité économique, s'est accomplie,sous l'ère Eyschen, dans une dépen-dance multiple à l'égard du Reich: dé-pendance à l'égard des matières pre-mières, des débouchés, des transports,des capitaux, de la main d'oeuvre.

L'historien Gilbert Trausch a relevécette phrase révélatrice de PaulEyschen à la Chambre des Députés en1913, prononcée dans le contexte del'achat d'engrais potassiques par les agri-culteurs luxembourgeois: «Il n'y auraplus de différence désormais entre leGrand-Duché et les autres parties del'Empire d'Allemagne.»5 Les résistancesà cette «pénétration pacifique»6, à la ger-manisation du pays se développent dansune partie de la presse et de l'opinion pu-blique qui ne cache pas son aversion pourle monde prussien et sa francophilie.

L'attitude pro-allemande de Paul Eys-chen en politique étrangère transparaîtnettement dans l'immédiat avant-guerreet au début de la guerre, de 1912 à 1915.Dans le contexte de la montée des ten-sions internationales la «question du

La Grande-Duchesse Marie-Adélaïdea régné de 1912-1919.(Photo: Grieser)

Donnerstag, den 13. November 2014 v Nummer 29|2451 DIEWARTE 9

Paul Eyschen, Marie-Adélaïde et la Première Guerre mondialeLuxembourg» refait surface et est poséedans des articles de presse des pays voi-sins.7 En 1913, la «Trierische Landeszei-tung» soutient que la faiblesse des forti-fications et de la garnison de Trèvescréent une brèche dans le dispositif mi-litaire allemand, brèche rendue encoreplus dangereuse par une neutralitéluxembourgeoise «à laquelle plus per-sonne ne croit». La presse française spé-cule de son côté sur un éventuel pas-sage des armées allemandes à travers leLuxembourg et la Belgique pour con-tourner les fortifications françaises. Dansplusieurs articles, notamment dans LeMatin, le sénateur Henri Bérenger,popularise l'expression de «trouée duLuxembourg». La question du respect –et du non-respect – de la neutralitéluxembourgeoise ne quitte plus le de-vant de la scène de l'actualité politique.

Quelle est la position duministre d'Etat?Dans son traité de droit public luxem-bourgeois, publié en Allemagne en 1890et réédité en 1910, Eyschen exprime saconfiance dans le traité de Londres de 1867et la garantie collective de la neutralité parles puissances européennes.8 En cas deviolation de cette neutralité, il avertit –dans ce traité mais aussi dans des prisesde position publiées dans la presse inter-nationale – que le pays sera prêt à se dé-fendre par des actes de résistance passive(p. ex. dynamitage des ponts, des tunnels).9

* * *

Le gouvernement Eyschen et Marie-Adélaïde face à l'invasion allemande

Dans beaucoup de manuels d'histoire, lesopérations militaires de la Premièreguerre mondiale commencent le 2 août1914, par l'invasion du Grand-Duché deLuxembourg. En fait, les premiers sol-dats allemands ont violé la neutralité duterritoire luxembourgeois dès le 1er août.Dans l'après-midi six automobilesavaient conduit à Troisvierges cinq of-ficiers et des soldats du 69e régiment deTrèves qui avaient occupé la gare et dé-truit 150 mètres de rails sur la voie fer-rée menant vers la Belgique. Eyschen de-mande des excuses de la part du gou-vernement du Reich et invoque le res-pect de la neutralité.10

Le lendemain, à partir de 4 heures dumatin, les troupes allemandes pénètrentsur le territoire luxembourgeois par lesponts de Wasserbillig et Remich et destrains blindés avec des troupes et desmunitions sont acheminés par chemin defer de Wasserbillig à Luxembourg. LaFrance a, de son côté, retiré ses troupesà 10 km de la frontière luxembourgeoise.Le gouvernement Eyschen se limite àfaire part de «ses protestations éner-giques» contre la violation du traité deLondres de 1867 (garantissant la neutra-lité).

Contrairement aux annonces avant-guerre du Premier ministre, aucun actede résistance passive n'est posé de la partdes autorités luxembourgeoises. Le 1er

août au soir, le bourgmestre de Cler-vaux, Emile Prum, avait envoyé ce télé-gramme à Eyschen: „6 autos oficiers al-lemands 69 régiment Trèves ont occupéforce gare Troisvierges si me donnez or-dre ferai sauter cette nuit tous les pontschemin de fer territoire Clervaux.»11

Eyschen ne répond pas.

La grande-duchesse Marie-Adélaïdedemande des explications à l'empereurGuillaume II. Bethmann Hollweg, lechancelier, et von Jagow, le secretaired'Etat aux Affaires étrangères, répon-dent que ces mesures militaires ne re-présentent pas un acte hostile à l'égarddu Luxembourg, mais une mesure pré-ventive pour protéger les chemins de ferluxembourgeois contre l'armée fran-çaise qui avancerait vers Luxembourg(affirmation mensongère). En mêmetemps, ils promettent des réparationscomplètes pour les dégâts causés.12

Au lieu de s'adresser aux puissancesgarantes de 1867 pour faire respecter laneutralité, Eyschen transmet le point devue de l'envahisseur allemand, sanscommentaire ni protestation, aux mi-nistres des Affaires étrangères belge,néerlandais, britannique, français, russeet autrichien. Sans dénoncer la viola-tion de la convention ferroviaire de1872. Sans mentionner que les troupesfrançaises n'avaient nullement pénétréle territoire luxembourgeois. Sansdonc souligner la fausseté de l'ar-gument utilisé par l'envahisseur alle-mand d'une attaque française immi-nente. Sans critiquer la propositiond'indemnisation.13

Le 3 août, devant la Chambre des Dé-putés qui se réunit en session extraor-dinaire, Eyschen continue à faire preuvede compréhension pour l'occupant alle-mand. Eyschen, surpris par l'invasion dupays, tente désespérément de réinter-préter l'événement. Il développe lon-guement le fait que les autorités alle-mandes auraient cru à de «fausses nou-velles» sur la présence de troupes fran-çaises au Luxembourg. Il croit ou feintde croire ensuite à une occupation seu-lement passagère du pays. Il nie le ca-ractère militaire d'une occupation qu'ildéfinit comme respectueuse de l'auto-nomie du pays: «Mais notre situation ac-tuelle présente un caractère spécial. Il ya une occupation de fait, certainement,mais les droits luxembourgeois jusqu'icin'ont pas subi de modification ni d'alté-ration en droit. C'est un fait excessi-vement important.»14 Eyschen proposeen d'autres mots publiquement un ré-gime de coexistence avec l'occupantallemand. La Chambre se rallie à la dé-marche du gouvernement.

Politique d'accommodementavec l'occupant allemand

Dans son discours du Trône – rédigé parEyschen – pour l'ouverture solennelle dela Chambre des Députés, le 10 novem-bre 1914, la grande-duchesse Marie-Adé-laïde officialise le maintien de la «politi-que de neutralité» face aux Alliés commeface aux Allemands qui ont justementviolé cette neutralité: «Le pays ne se con-sidère nullement délié des obligations luiimposées par le passé, il continuera à lesremplir loyalement. Notre protestationreste donc debout et Nous la mainte-nons dans toute sa teneur. (Bravo!)»15

Protestations platoniques du gouver-nement et de la grande-duchesse, ali-gnement sur les thèses mensongères del'envahisseur, concours apporté parEyschen au renvoi des ambassadeurs deFrance et de Belgique, acceptation des in-demnités comme prix de l'occupation,puis réception du Kaiser au palais grand-ducal et réception d'Eyschen à la table del'Empereur: pour les Alliés, pour la Franceet l'Angleterre, le Grand-Duché a choisison camp, celui de l'Allemagne. Dès le 8août 1914, le président de la Républiquefrançaise, Raymond Poincaré, déclare àl'ambassadeur de Belgique: «Ce pays n'apas fait son devoir.»16 L'ambassadeur deFrance à La Haye tranche tout aussi clai-rement, dans une note au ministre des Af-faires étrangères, Delcassé, le 29 octobre1914: «De mes conversations avec Eys-chen, il me reste l'impression que le gou-vernement luxembourgeois s'est accom-modé trop facilement et de la violationdu territoire luxembourgeois et des évé-nements qui l'ont suivie.»17

Comment expliquer que le gouver-nement Eyschen, d'accord avec lagrande-duchesse Marie-Adélaïde, s'en-gage en août-septembre 1914 sur la voied'une politique d'accommodement avecl'occupant allemand?

1. D'abord, elle se situe dans le pro-longement de la politique étrangère sui-vie par Eyschen depuis 1888 et qui viseavant tout à ne pas déplaire à l'Allema-gne. Ensuite, comme beaucoup d'autresobservateurs de l'été 1914, Eyschen etMarie-Adélaïde croient en une victoirerapide de l'Allemagne. Et ils savent quele sort du Grand-Duché sera entre lesmains du vainqueur de la guerre. Le Sep-

tember-Programm de Bethmann Hol-lweg voit le Grand-Duché en Bundes-land du Reich. L'historien GilbertTrausch prête au chef du gouvernementet à la souveraine l'analyse et les calculssuivants: «Il est plus que probable queles hommes politiques, les militaires etles princes, à commencer par le Kaiser,qui passent par le Luxembourg, ont faitcomprendre – ne serait-ce que par desinsinuations ou par les silences emba-rassés opposés à des interrogations – àMarie-Adélaïde et à Paul Eyschen ce quiattendait le grand-duché en cas de paixvictorieuse, ce dont peu de gens dou-taient à l'époque. D'où aussi le souci dugouvernement de ménager l'Allemagne.Mieux valait encore devenir un Bundes-land qu'un Reichsland comme l'Alsace-Lorraine. On conserverait au moins ladynastie et une forme de gouvernementluxembourgeois.»18

(suite page 10)

* Denis Scuto est enseignant-chercheur à l'Uni-versité du Luxembourg. Il a consacré une étudeà Paul Eyschen et la Première Guerre mondialedans l'ouvrage collectif «1914-1918. Guerre(s)au Luxembourg», qui sort ce mois-ci.

1 Mersch Jules, Paul Eyschen (1841-1915), in:Biographie nationale du pays de Luxembourgdepuis ses origines jusqu’à nos jours, Ve fasci-cule, Luxembourg, 1953.

2 100 Joer Lëtzebuerger Dynastie. Catalogue del'exposition au Musée national d'histoire et d'art,Luxembourg, du 30 novembre 1990 au 6 jan-vier 1991, Luxembourg, 1990.

3 Calmes Christian, Août 1914: Les protestationsofficielles luxembourgeoises contre l'invasionallemande, in: Hémecht, Revue d'histoire lu-xembourgeoise, 4/1976, p. 416.

4 voir sur la politique étrangère de PaulEyschen: Trausch Gilbert, La course cyclisteNancy-Luxembourg en 1913 et les relations duLuxembourg avec la France et l'Allemagne. Le

fait divers en histoire, in: Le Luxembourg enLotharingie. Mélanges Paul Margue, Luxem-bourg, 1993, p. 697-721.

5 cité chez: Trausch Gilbert, Le Luxembourg.Emergence d'un Etat et d'une Nation, Anvers,1989, p. 280.

6 Zur Germanisierung Luxemburgs, LuxemburgerWort, 9.4.1906, p. 1.

7 Trausch Gilbert, Course cycliste..., p. 701ss.8 Das Staatsrecht des Großherzogthums Luxem-burg. Bearbeitet von Herrn Dr. Eyschen, Frei-burg i. Br., J. C. B. Mohr, 1890, p. 23 ss.

9 Das Staatsrecht des Großherzogthums Luxem-burg, von Dr. Eyschen, Tübingen, J. C. B.Mohr, 1910, p. 22-23.

10 Télégramme d'Eyschen à von Jagow, du 1er

août 1914, à 21.15, reproduit dans: Livre grisluxembourgeois. La neutralité du Grand-Duchépendant la guerre de 1914-1918. Attitude despouvoirs publics, Luxembourg, janvier 1919,Annexes, p. 1.

11 Télégramme de Prum à Eyschen, du 1er août1914, à 20.25, ANLux, AE-00405, p. 17.

12 Livre gris luxembourgeois, Annexes,p. 4 et 5.

13 Pour le détail voir l'article cité de Christian Cal-mes: Août 1914: Les protestations officiellesluxembourgeoises contre l'invasion allemande,in: Hémecht, Revue d'histoire luxembourgeoise,4/1976, p. 407-446.

14 Livre gris luxembourgeois, Annexes,p. 10-11.

15 Id., p. 16.16 cité chez: Trausch Gilbert, La stratégie du faib-le: Le Luxembourg pendant la première guerremondiale (1914-1919), in: Trausch Gilbert(dir.), Le rôle et la place des petits pays en Eu-rope au XXe siècle, Baden-Baden/Bruxelles,2005, p. 54.

17 ANLux, Microfilms, Divers, Archives des Affairesétrangères Paris, Guerre 1914-1918, Luxem-bourg.

18 Trausch Gilbert, La stratégie du faible...,p. 67.

Paul Eyschen(1841-1915),Premier ministrependant 27 annéesde 1888 à sa mort.(Photo: ArchivesLuxemburger Wort)

10 DIEWARTE Donnerstag, den 13. November 2014 v Nummer 29|2451

Retour sur deux parias de l'historiographie luxembourgeoise

Eyschen, Marie-Adélaïde et la Première Guerre(suite de page 9)

2. Une politique de cohabitation ap-paraît aux yeux du gouvernement dansl'intérêt de l'économie luxembour-geoise dépendante du Reich. La meil-leure illustration est fournie par le dos-sier de l'industrie sidérurgique. Alorsque la société belge d'Ougrée-Mari-haye préfère fermer son usine de Ro-dange, les deux sociétés allemandes etl'Arbed luxembourgeoise veulent re-prendre la production. C'est Paul Eys-chen lui-même qui, le 11 septembre1914, rend l'ambassadeur allemand vonBuch attentif à l'importance straté-gique de cette industrie: «Die teilwei-se Wiederaufnahme der luxembur-gischen Eisen- und Stahlindustrie istnicht nur im Interesse der hiesigen Ar-beiterbevölkerung sondern auch indemjenigen der westfälischen Kohlen-industrie sowie der Heeresverwaltungsehr erwünscht. Dass die Förderungder Kohlenindustrie auch in militäri-schem Interesse liegt, brauche ichnicht besonders hervorzuheben.»19

Tout au long de la guerre, les usines al-lemandes et luxembourgeoises duGrand-Duché travailleront de façondirecte ou indirecte pour l'effort deguerre allemand, montrant clairementles limites de la politique de neutralitéofficiellement proclamée.

3. Cette politique d'accommo-dement permet enfin aux autoritésluxembourgeoises d'espérer un trai-tement clément de la population civilepar l'occupant militaire allemand. Ils'agit d'un souci majeur de PaulEyschen qui correspond à la posturede «père de la patrie» qui lui est attri-buée déjà de son vivant et qu'il affec-tionne. Dans une proclamation du 15août 1914, signée non par le gouver-nementmais par le seul ministre d'Etat,ce dernier recommande à la popula-tion de continuer à faire preuve d'uneattitude correcte à l'égard de l'occu-pant en insistant que «dans plusieurspièces officielles des autorités alle-mandes, le Luxembourg a été déclaréun pays ami» contrairement à la Franceet à la Belgique où «plusieurs localitésont été réduites en cendres par les au-torités militaires allemandes».20

L'attitude politique adoptée par legouvernement et la grande-duchesse,partagée d'ailleurs par la Chambre etpar l'opinion publique ne manque pasde cohérence. Malheureusement pourleurs calculs et leur politique, les pré-visions d'une victoire rapide de l'Al-lemagne ne se réalisent pas. Avec lecoup d'arrêt de la Marne (mi-septem-bre 1914), il devient vite clair que misersur l'Allemagne n'est plus nécessai-rement le bon choix.

Comme le souligne la correspon-dance diplomatique française maisaussi allemande, dès l'automne 1914, lePremier ministre luxembourgeoiscommence à envisager une éventuelledéfaite allemande. Voici ce que rap-porte l'ambassadeur allemand à Berne,von Romberg, au chancelier Beth-mann Hollweg concernant un entre-tien qu'Eyschen a eu avec le présidentde la Confédération helvétique Hoff-mann, en novembre 1914: «Befürchtun-gen hätte Eyschen nur geäußert für denFall eines deutschen Rückzugs, da dieStadt Luxemburg, die sich durch ihreLage außerordentlich zur Verteidi-gung eigne, dann gewiß zu leiden ha-ben werde.»21 Eyschen mentionne ces

craintes dans le cadre de son initiativede médiation pour une paix de conci-liation à Berne, à La Haye et même au-près du Vatican, initiative qui échouesur toute la ligne, puisqu'elle est con-damnée par la diplomatie belge et fran-çaise et qu'elle renforce la réputationde germanophilie du ministre d'Etat.22

Un changement d'attitudepeu crédible aux yeux des AlliésA partir d'octobre 1914, Eyschenchange donc d'attitude et multiplie lescontacts diplomatiques avec les Alliés,notamment pour régler la question del'approvisionnement du Grand-Duchépar l'intermédiaire de pays neutres. Ilse rend à La Haye et tente de con-vaincre les autorités néerlandaises,mais aussi les diplomates français etanglais de faire transiter les marchan-dises par un port hollandais puis de lesacheminer via l'Allemagne vers leLuxembourg.

Cette tentative tout comme celle defaire approvisionner le pays par laCommission Hoover à l'image du ter-

ritoire belge occupé se heurtent à l'op-position déterminée desAnglais.23Poureux, le Grand-Duché est un territoireennemi et il appartient à l'occupant al-lemand de le ravitailler. La politiqued'accommodement du gouvernementet de la Grande-Duchesse est montréedu doigt. Le 27 octobre 1914, le minis-tre des Affaires étrangères britan-nique, Edward Grey, écrit à son am-bassadeur à La Haye, en réponse à larequête Eyschen en matière de ravi-taillement: «We cannot facilitate foodgoing to Luxembourg. Luxembourgthrew in its lot with Germany, notunwillingly.»24

Les milieux diplomatiques anglais etfrançais reprochent à Marie-Adélaïde

d'avoir reçu le Kaiser, même si la res-ponsabilité politique en incombe àEyschen, et d'être inspirée par tout unentourage de conseillers allemands.L'entourage de la Grande-Duchesse esten effet en 1914/1915 presque exclusi-vement allemand: le baron de Syberg-Sümmern, grand chambellan; le baronde Ritter-Grünstein, maréchal de laCour; le baron de Brandis, veneur; deBohlen et Halbach, écuyer de la Cour;le comte de Stolberg-Stolberg, cham-bellan de service; le baron de Dun-gern, chambellan; le baron de Thie-nen-Adlerflycht, chambellan; le comtede Villers, chambellan; la baronne dePreen, grande maîtresse; la comtessede Montgelas, dame d'honneur; les ba-ronnes de Syberg-Sümmern et deHirschberg, dames du Palais. Juste lesaides de camp, van Dyck et Speller,ainsi que le secrétaire pour les affairesdu Grand-Duché, de Colnet d'Huart,sont des Luxembourgeois.25

Le gouvernement Eyschen et Marie-Adélaïde ont recherché un arran-gement à l'amiable avec l'envahissseurallemand: Voilà la raison évoquée parle Foreign Office pour s'opposer à unravitaillement par le biais de la «Com-mission for relief in Belgium», prési-dée par l'Américain Herbert Hoover.Le ministre des Affaires étrangèresGrey écrit à Hoover, le 30 avril 1915:«As a matter of fact, Luxemburg suf-fers, not because she has protested, butby the mere fact that Germany hasoverrun her. So far as I know, any prot-est she may have made has not led toany rupture of relations between her-self and Germany, nor to the abroga-tion or suspension of any of her trea-ties with Germany. She is a memberof the German Zollverein (...).»26 Le3 mars 1915, un autre diplomate anglaisavait adressé ce commentaire enmarge d'un mémorandum sur le futurdu Grand-Duché: «Luxembourg isbeginning to wish that it had notacquiesced so tamely in the Germanadvance.»27

(à suivre)

19 Dossier ANLux, AE-00554: Usines duGrand-Duché – Production de matériel deguerre, lettre citée chez: Trausch Gilbert,Contribution à l'histoire sociale de la ques-tion du Luxembourg 1914-1922, in: Hé-mecht, Revue d'histoire luxembourgeoise,1974, p. 15.

20 ANLux, AE-00405, p. 451.21 Note de von Romberg à Bethmann Hollweg,du 3 décembre 1914 (Politisches Archiv desAuswärtigen Amts Berlin (PA AA), R8158,Luxemburg 1).

22 Trausch, La stratégie du faible, p. 65.23 Hoffmann Serge, Les difficultés de ravitail-lement du Grand-Duché pendant la pre-mière guerre mondiale, in: Galerie. Revueculturelle et pédagogique, 1985, n° 1,p. 29ss.

24 ANLux, Microfilms, Fonds Divers-260/5, ProLondon: février-décembre 1914 (Copies dedocuments provenant des archives britan-niques).

25 Annuaire officiel du grand-duché de Luxem-bourg pour 1915, Luxembourg, 1915,p. 43-46.

26 ANLux, Microfilms, Fonds Divers-260/6, ProLondon: janvier 1915-décembre 1915.

27 Minutes d'un diplomate anglais du ForeignOffice (paraphe: R. S.) commentant un mé-morandum sur l'avenir du Luxembourg, AN-Lux, FD260/6, Pro London: janvier 1915-décembre 1915.

Marie-Adélaïde quittant laChambre des députés après saprestation de serment (18 juin1912). Derrière elle trois damesde la Cour dont aucune n'estluxembourgeoise.

4 DIEWARTE Donnerstag, den 20. November 2014 v Nummer 30|2452

Histoire mouvementée du pays en 1914-1915 (2/2)

Paul Eyschen, Marie-Adélaïdeet la Première Guerre mondialeUn éclairage sur deux «oubliés» de l'historiographie luxembourgeoise

Denis Scuto*

Deux figures largement ignoréesdans l'historiographie luxembour-geoise sont Paul Eyschen, Premierministre pendant 27 années(1888-1915), et la Grande-Du-chesse Marie-Adélaïde ayant ré-gné de 1912 à 1919. Les péripé-ties au cours des années 1914-1915 documentent une histoiremouvementée du pays au débutde la Première Guerre mondiale.(Première partie: voir Die Warteno 29/2451 du 13 novembre2014)

Les tentatives de Paul Eyschen dereconquérir progressivement lessympathies de la France échouent,

comme le montrent non seulement laquestion du ravitaillement du paysmais encore le dossier des bombar-dements aériens alliés. Le Grand-Du-ché a été bombardé une première foisdans la nuit du 22 au 23 août 1914 parla France. Un an plus tard, le 30 sep-tembre 1915, la ville et les faubourgsde Luxembourg le sont à nouveau.Eyschen qui se trouve à Berne pour ob-tenir l'accord de la France pour un ra-vitaillement du Luxembourg par laSuisse se rend le 3 octobre auprès del'ambassadeur de France pour de-mander des explications, en évoquantles «populations luxembourgeoises quin'ont cessé d'être fidèles aux Alliés».28

Il est intéressant de noter que le Pre-mier ministre insiste sur l'attitude dela population luxembourgeoise et nondes élites. Les sympathies de la popu-lation pour cette France, où les jeunesLuxembourgeois font leur Tour deFrance et les jeunes Luxembour-geoises se placent en service domes-tique, et son aversion pour le mondeprussien sont connues des milieux di-plomatiques.

La réponse du ministre des Affairesétrangères français, Théodore Delcas-sé, le 7 novembre à l'ambassadeurfrançais en Suisse sonne comme un ar-rêt de mort de la part des Alliés de lapolitique de neutralité menée par legouvernement Eyschen et la Souve-raine depuis août 1914: «Il ne sauraitêtre question d'adresser une lettred'explication à M. Eyschen au sujet dubombardement de la ville de Luxem-bourg. M. Eyschen n'ignore pas quedepuis le 24 juillet, les Allemands ontdéclaré que le Grand-Duché deLuxembourg était ,théâtre de guerre‘(Kriegsschauplatz)29 et je ne sache pasque le Luxembourg ait protesté contrela décision prise par le Gouvernementimpérial allemand. Le Grand-Duché nesaurait donc, à l'heure qu'il est, se qua-lifier de neutre. N'autorise-t-il pas,d'autre part, les usines de Gelsenkir-chen à Esch s/Alzette, celles de Dif-ferdange et les usines Duscher àWecker à travailler pour les Alle-mands? N'a-t-il pas accepté que lesemployés des chemins de fer luxem-bourgeois, à l'inverse de ce qui se passe

en Belgique, continuent à assurer leservice au bénéfice des Allemands?Pour toutes ces raisons, une attitudede protestation ne saurait se justi-fier.»30

Pour résumer: En jouant la carte del'Allemagne en août 1914, dans la li-gnée de la politique étrangère des dé-cennies d'avant-guerre et dans le butde préserver l'indépendance du paysou du moins une forme d'autonomiedans un futur Bundesland Luxemburg,le gouvernement Eyschen et la Gran-de-Duchesse Marie-Adélaïde se re-trouvent complètement isolés sur leparquet international en 1915. La si-tuation du Grand-Duché en cas de dé-faite de l'Allemagne et de paix victo-rieuse est fortement compromise.Alors que la Grande-Duchesse conti-nue sur la voie qu'elle a empruntée,comme le montrera e. a. l'annonce desfiançailles de la princesse Antonia avecRupprecht, prince héritier de Bavière,en août 1918,31 Paul Eyschen en est plei-nement conscient et a cherché en vainune porte de sortie.

Conflits de politique intérieure entrele gouvernement et Marie-AdélaïdeAux revers en politique extérieureviennent s'ajouter les conflits entre legouvernement Eyschen et Marie-Adé-laïde en politique intérieure. Ces pro-blèmes se solderont également par deséchecs amers.

Il convient de replacer ces conflitsdans leur contexte historique. Lors-qu'en 1890, le trône grand-ducal estpassé des Orange-Nassau aux Nassau-

Weilburg, la question des préroga-tives royales en matière d'exercice dupouvoir a été posée. Il est importantde rappeler que Paul Eyschen a tou-jours défendu une interprétation mo-narchiste de la Constitution de 1868,dont il fut le rapporteur. Dans son traitéde droit public de 1890, ainsi que dansla controverse qui l'oppose la mêmeannée à la Chambre des Députés à l'an-cien ministre d'Etat Emmanuel Ser-vais et à Alexis Brasseur, Eyschen asouligné que le Grand-Duc est le seuldétenteur de la souveraineté de l'Etat,qu'elle n'est donc pas partagée entrele souverain et la représentation lé-gislative comme le soutiennent Bras-seur et Servais. Pour Eyschen, elle estexercée par le Grand-Duc seul, dansles limites tracées par la Constitution.Ces droits du souverain ne sont d'aprèslui tempérés par la Constitution quedans la mesure où le Grand-Duc est tri-butaire de la collaboration directe ouindirecte de la Chambre et du Conseild'Etat.

La controverse n'a pas vraiment ététranchée par la Chambre en 1890. Dansla pratique, la question ne s'est ensuiteplus posée jusqu'en 1912, puisque lesgrands-ducs Adolphe et Guillaume IVse sont abstenus de toute interventiondans la politique du gouvernementEyschen. Mais la Grande-DuchesseMarie-Adélaïde entend exercer plei-nement ses prérogatives constitu-tionnelles et intervenir dans les dé-bats politiques.

D'un côté, elle rompt avec la prati-que constitutionnelle de deux décen-

nies. Ce faisant, elle ignore la montéed'une véritable classe politique auGrand-Duché, reflétant l'élan puissantde l'industrialisation du pays, compo-sée en grande partie de bourgeoislibéraux et des premiers sociaux-démocrates qui mettent en avant lesprincipes de démocratie et de souve-raineté du peuple, ainsi que l'appari-tion de partis politiques: libéral, so-cialiste, catholique. En 1912, l'immix-tion royale en politique fait figure devestige d'un temps révolu.

D'un autre côté, Marie-Adélaïde nefait que se conformer à l'interpréta-tion monarchiste du constitutionna-liste Eyschen. La souveraineté estexercée par la Grande-Duchesse seu-le, mais elle a besoin de la collabora-tion avec la Chambre et le Conseild'Etat. La Grande-Duchesse, renforcéedans ses convictions par son entou-rage allemand et catholique conser-vateur luxembourgeois, n'accepte pasle vote de la loi scolaire en 1912 et re-fuse dans un premier temps de la si-gner après son avènement au trône.C'est son droit.

Pour convaincre Marie-Adélaïde designer et pour la protéger sur le planinstitutionnel, Eyschen doit invoquerla nécessaire collaboration de laChambre (et du Conseil d'Etat) etbrandir le spectre de la crise consti-tutionnelle. Il l'a bien expliqué en rap-pelant le conflit autour de la signaturede la loi scolaire devant la Chambredes Députés, le 22 janvier 1914: «J'ai de-mandé que cette loi fût traitée commetoutes les autres. Elle avait reçu uneforte majorité à la Chambre, le Con-seil d'Etat avait été unanime pour laproposer. Dans ces circonstances, lerefus de signature eût certainement étéun acte des plus graves. (...) j'ai été vi-vement attaqué pour avoir conseillé àla Couronne de ne pas refuser la si-gnature à cette loi. Mais, Messieurs,c'eût été entraîner la jeune Souverainedans une situation absolument inex-tricable et soulever un des plus gravesconflits, dont certainement nous n'au-rions pas vu de sitôt une solution sa-tisfaisante. (...) N'aurait-on pas ainsirisqué de compromettre tout l'avenirde la Souveraine de ce pays abso-lument constitutionnel?»33

Marie-Adélaïde n'a pas seulementusé de ses prérogatives royales dansla question de la loi scolaire. Après lavictoire du Bloc des gauches aux élec-tions législatives de juin 1914 et com-munales d'octobre 1914, Marie-Adé-laïde refuse la nomination aux postesde bourgmestre de personnalités de lagauche libérale ou social-démocrate.Les tentatives d'Eyschen et des mi-lieux diplomatiques allemands pourfaire revenir la Grande-Duchessesur sa position et signer les nomina-tions échouent. L'attitude de laGrande-Duchesse conduit à la démis-sion de Pierre Braun, ministre de l'In-térieur, et de Charles de Waha, direc-teur général des Travaux publics. Le22 février 1915, Eyschen présente la dé-mission de son gouvernement à la E

La Grande-Du-chesse Marie-Adé-laïde a régné de1912 à 1919.(Photo: Grieser)

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E Grande-Duchesse.34 Un nouveaugouvernement Eyschen est formé; leslibéraux Thorn et Leclère remplacentBraun et De Waha. Au grand soula-gement des milieux diplomatiques al-lemands qui voyaient en Eyschen unami de l'Allemagne, un garant de sta-bilité du pays occupé et un protecteurde la Grande-Duchesse, malgré songrand âge et sa santé fragile:

«Ob Eyschen bei seinem hohen Al-ter und seiner Gichtkrankheit denAnstrengungen einer zweiten Minis-ter-Krisis aber gewachsen ist, ist mirsehr zweifelhaft. Sein völliges Aus-scheiden aus dem Ministerium wäreaber sehr zu bedauern, denn er ist dereinzige Mann, der im Lande Einflussgenug hat, um Ruhe und Ordnung auf-recht zu erhalten.»35

Les milieux diplomatiques alle-mands sont provisoirement rassurés.Eyschen reste aux commandes et un li-béral connu pour sa germanophilie,Victor Thorn, devient ministre. Tou-tefois les conflits entre Marie-Adé-laïde et le gouvernement Eyschen au-tour des questions de nominationscontinuent.

L'affaire OsterC'est le refus de nommer le candidatdu gouvernement pour le poste dedirecteur de l'Ecole normale, EdouardOster, professeur à l'école industrielleet commerciale de Luxembourg et at-taché de gouvernement, qui fait dé-border le vase.36 Edouard Oster avaitété le précepteur de la princesse de1908 à 1912. Il ne s'agit pas d'un anti-clérical. Le refus de Marie-Adélaïded'accepter cette nomination s'expli-que par le manque de ferveur reli-gieuse d'Oster – il n'aurait pas fait ré-gulièrement ses Pâques. La Grande-Duchesse veut imposer un prêtre,l'abbé Thill, ce que le gouvernementEyschen refuse à un moment où leclergé boycotte la loi de 1912. Le 11 oc-tobre 1915, de retour d'un voyage offi-ciel en Suisse, Eyschen fait une der-nière démarche pour convaincre laGrande-Duchesse. En vain. La démis-sion du gouvernement est imminente.Mais dans la nuit, le ministre d'Etatmeurt.

Les observateurs avisés ne man-quent pas de faire le lien avec le con-flit ouvert avec la souveraine, commeen témoigne cette note diplomatiquefrançaise:

«M. Eyschen a succombé à une crisecardiaque causée par des questions in-térieures. La Grande-Duchesse Marie-Adélaïde est toujours sous l'influencede sa dame d'honneur, la comtesse deMongelas (fille du ministre de Bavièreà Dresde), ainsi, bien entendu, que souscelle des Allemands; sa mère s'en rendbien compte, mais n'y peut rien. Onmedit d'autre part que M. Eyschen estmort en rentrant d'une séance trèsorageuse à la Cour (...).»37

En fait, Eyschen meurt après avoirencaissé en ce début octobre 1915 untriple échec:

1. Après le véto de la France et de laGrande-Bretagne à la tentative du gou-vernement luxembourgeois de faireapprovisionner le pays par la Com-mission Hoover, Eyschen en personnea multiplié les voyages pour acheterdes vivres dans les pays neutres (Pays-Bas, Suisse). Son voyage en Suisse sefait à un moment où les autoritésluxembourgeoises savent que la ré-colte de 1915 ne suffit pas à faire la sou-dure jusqu'à la prochaine récolte.38 Or,les exportations suisses dépendentégalement du bon vouloir des Alliés.Eyschen se voit contraint de négocieravec l'ambassadeur français à Berne

l'autorisation d'acheter en Suisse et defaire acheminer au Luxembourg plu-sieurs dizaines de wagons de riz et depâtes.39

2. Il a prolongé son séjour en Suissedans l'espoir d'assurances françaisesquant à l'arrêt des attaques aériennes.Mais il doit finalement partir sans avoirreçu de réponse et sans se faire d'illu-sions sur l'attitude future de la France.Le 6 octobre, il dépose à l'ambassadede France une protestation formellepuis repart pour Luxembourg. Lesbombardements continueront tout aulong de la guerre (136 bombar-dements, 53 morts).

3. A son retour, sa tentative de faireaccepter le candidat du gouver-nement, Edouard Oster pour le postede directeur de l'Ecole normale par laGrande-Duchesse échoue dans la soi-rée du 11 octobre 1915. En refusant,Marie-Adélaïde exerce à nouveau lesprérogatives royales que la Constitu-tion lui accorde, selon l'interprétationde Paul Eyschen.

1915: Clap fin pour Eyschenet Marie-AdélaïdeLa mort de Paul Eyschen est direc-tement liée à ces revers. Officiel-lement, il meurt des suites d'une crisecardiaque, dans sa maison rue Chi-may, dans la nuit du 11 au 12 octobre1915, à 0.30 heures, horaire indiqué dansl'acte de décès, cosigné par ses cou-sins Théodore Risch, avocat, et JosephWurth, directeur de banque, le bourg-mestre de la ville de Luxembourg, La-croix, et les ministres Thorn et Mon-genast..40 D'après des rumeurs colpor-tées dès les lendemain et qui persis-tent jusqu'à aujourd'hui, il se serait sui-cidé. La question n'a jamais été tran-chée. L'historien de la tradition oran-giste, descendant de notables libéraux,Auguste Collart, évoque la rumeur desuicide du ministre d'Etat et fait le lienentre sa mort, l'affaire Oster et l'échecde ses démarches auprès des Alliés:«Wäre Eyschen am Leben geblieben,hätte er die Sache bestimmt einzu-renken gewußt. Zwar erzählte man, dieHaltung der Großherzogin habe ihn ineine solche Verzweiflung gebracht,daß er vor Aufregung gestorben sei.Andere behaupteten sogar, er habe sichaus Gram vergiftet. Die bei Eyschenfestgestellte Abgespanntheit dürfteaber vielmehr auf die Gespräche zu-rückzuführen sein, die er in derSchweiz mit Politikern der alliiertenLänder geführt hatte. Waren ihm nichtVorwürfe gemacht worden über seineHaltung den Deutschen gegenüber unddie Ratschläge, die er der Großherzo-gin bezüglich der Behandlung desdeutschen Kaisers gegeben hatte?“41

La soirée du 11 au 12 octobre 1915conduit en même temps à la mort po-litique de la Grande-Duchesse. Le dé-cès de Paul Eyschen la prive des ser-vices de son seul véritable protecteurinstitutionnel. Les premiers actes de laGrande-Duchesse, une fois affranchiede l'encadrement d'Eyschen, sontsymboliques. Le 22 octobre, les mem-bres restants du gouvernementEyschen, Mongenast – chargé de for-mer un nouveau gouvernement –,Thorn et Leclère démissionnent enraison des divergences de vue sur l'af-faire Oster. Alors que la gauche dis-pose d'une majorité à la Chambre, laGrande-Duchesse nomme un hommede la droite, Hubert Loutsch, à la pré-sidence du gouvernement, le 6 no-vembre 1915. Trois jours plus tard, le 9novembre 1915, lors de l'ouverture dela Chambre, son nouveau Premier mi-nistre, en énumérant et défendant lesdifférentes initiatives de la Grande-

Duchesse, la lance dès son premierdiscours dans la mêlée politique,comme ne manque pas de le soulignerl'ambassadeur allemand von Buch:

«Den größten Teil der Rede desStaatsministers nahmen Ausführun-gen darüber ein, was die Frau Groß-herzogin getan hätte, um die sich ihrentgegenstellenden Schwierigkeitenzu überwinden, wodurch er den Red-nern der liberalen Parteien die Mög-lichkeit bot, sich direkt gegen die Kro-ne zu wenden. Es ist dieses dann auchreichlich geschehen und immer dabeibetont worden, daß, nachdem einmalder Staatsminister selbst die Krone indie Debatte hineingezogen hätte, auchihrerseits nicht anders gehandelt wer-den könnte.»42

Ensuite, comme le gouvernementLoutsch n'obtient pas la majorité à laChambre, Marie-Adélaïde décide dedissoudre le parlement dans l'espoirque les élections donnent une majo-rité à la droite catholique.Mais, commel'avait prévu l'ambassadeur allemanddès février 1915, la gauche reste majo-ritaire et ne pardonnera jamais cequ'elle ressent comme un «coupd'Etat» de la Grande-Duchesse. Le 11janvier 1916, un vote de méfiance de lamajorité de gauche oblige le gouver-nement Loutsch à démissionner.

Quelques mois après la mort de sonprotecteur, la Grande-Duchesse, en te-nant à gouverner elle-même, ses ad-versaires politiques de la gauche, maisaussi ses conseillers et alliés de ladroite ont accompli ce que Eyschenavait réussi à éviter: «entraîner la jeuneSouveraine dans une situation abso-lument inextricable». Tirant les leçonsde cet échec, elle quitte le devant dela scène politique, mais trop tard: ellereste dans le collimateur de la gaucheà l'intérieur du pays et, dans cetteguerre nouvelle qui n'oppose plus desprinces mais des nations, des Alliés àl'extérieur. La voie qui mène à son ab-dication en janvier 1919 est ainsi lar-gement tracée dès 1914-1915.

Deux citations en guise d'épilogueLe 20 décembre 1918, le ministre desAffaires étrangères français StephenPichon tire le bilan de l'attitude poli-tique du Grand-Duché pendant laguerre, du point de vue des Alliés, lorsd'une entrevue avec le ministre d'EtatEmile Reuter: «Le Gouvernementfrançais ne croit pas possible d'avoirdes rapports ou des négociations avecle Gouvernement de la Grande-Du-chesse qu'il considère comme s'étantgravement compromise avec les en-nemis de la France.»43 Le maintien del'indépendance du Grand-Duché dansla nouvelle Europe de 1918/1919 passepar le remplacement de Marie-Adé-laïde par Charlotte. Mais il faudra at-tendre encore un an et un référendumpopulaire avant que la France et la Bel-gique ne reconnaissent en janvier/fé-vrier 1920 la nouvelle Grande-Duches-se.

Le 19 avril 1919, à la Conférence deVersailles, Clemenceau, président duConseil français, dit au roi Albert deBelgique: «Je refuse de négocier avecle gouvernement actuel du Drand-Du-ché qui est un gouvernement alle-mand.» Le roi Albert lui répond qu'«ily a eu un changement dans le per-sonnel. M. Eischen n'est plus au pou-voir.»44 Comme l'abdication de Marie-Adélaïde, la mort, volontaire ou non,de Paul Eyschen apparaît encore, troisans et demi après les faits, comme lesacrifice politique nécessaire pour tirerun trait sur la politique pro-allemandesuivie au début de la Première Guerremondiale par le Grand-Duché et pour

repartir sur de nouvelles bases avec lesAlliés, vainqueurs de la guerre... M

* Denis Scuto est enseignant-chercheur à l'Uni-versité du Luxembourg. Il a consacré uneétude à Paul Eyschen et la Première Guerremondiale dans l'ouvrage collectif «1914-1918. Guerre(s) au Luxembourg»,qui sort ce mois-ci.

28 Télégramme de Beau à Delcassé du 3 octo-bre 1915 (ANLux, Microfilms, Divers, Archi-ves des Affaires étrangères, Guerre 1914-1918, Luxembourg).

29 Les protestations du gouvernement luxem-bourgeois contre la décision allemande detraiter le Grand-Duché de théâtre de guerreont été aussi platoniques que celle du 2-3août 1914 contre la violation de la neutralitéet ne sont rendues publiques qu'en 1919.

30 Télégramme de Delcassé à Beau du 7 octo-bre 1915 (ANLux, Microfilms, Divers, Archi-ves des Affaires étrangères, Guerre 1914-1918, Luxembourg).

31 voir à ce sujet: Trausch Gilbert, L'accessionau Trône de la Grande-Duchesse Charlotteen janvier 1919 dans sa signification histo-rique, in: Hémecht. Revue d'histoire luxem-bourgeoise, 2/1979, p. 149-172.

32 Calmes, Christian, Le duel Eyschen-Servaissur le caractère de la Constitution de 1868,in: Id., Au fil de l'histoire, Luxembourg,1977, p. 9-48.

33 Compte rendu de la Chambre des Députés,CRCD, 1913-1914, p. 878-879.

34 Der Sturz des Ministeriums, Escher Tageblatt,23.2.1915, p. 1.

35 Note de von Buch à von Bethmann Hollweg,du 24 février 1915 (PA AA, R8171, Luxem-burg 3).

36 voir à ce sujet le récit d'Edouard Oster: EinBlatt aus unserer zeitgenössischen Ge-schichte, in: Les Cahiers Luxembourgeois,5/1949, p. 9-16.

37 Note non datée envoyée à la Direction poli-tique et commerciale du ministère des Affai-res étrangères français (ANLux, Microfilms,Divers, Archives des Affaires étrangères,Guerre 1914-1918, Luxembourg)

38 Hoffmann Serge, Les difficultés de ravitail-lement du Grand-Duché pendant la Pre-mière Guerre mondiale, in: Galerie. Revueculturelle et pédagogique, 1985, n° 1, p. 29

39 Télégramme du 3 octobre 1915 de Beau auQuai d'Orsay; Télégramme du 4 octobre1915 de Beau au Quai d'Orsay, Dépêchede Beau à Delcassé du 5 octobre 1915(ANLux, Microfilms, Divers, Archives desAffaires étrangères, Guerre 1914-1918,Luxembourg).

40 Archives de la ville de Luxembourg, Registredes décès 1915.

41 Collart, Ausguste, Sturm um LuxemburgsThron. 1907-1920, Luxembourg, 1991(1ère édition 1959), p. 168-169.

42 Lettre de von Buch à Bethmann Hollweg, du13 novembre 1915 (PA AA, R8171, Luxem-burg 3).

43 Version communiquée par le Quai d'Orsayaux ambassadeurs de France à Bruxelles, àLondres et à Washington.

44 Mantoux Pierre, Les délibérations du Con-seil des Quatre (24 mars-24 juin 1919),Paris, 1955, t. 1, p. 148.

Portrait dessi-né dePaul Eyschen(1841-1915),Premier mi-nistre pendant27 annéesde 1888à sa mort.