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Presses Universitaires du Mirail Migrations et mobilités circulatoires dans les Andes boliviennes. La face cachée d'une ruralité «en résistance » Author(s): Geneviève CORTES Source: Caravelle (1988-), No. 79, PAYSANNERIES LATINO-AMÉRICAINES : MYTHES ET RÉALITÉS: Hommage à Romain Gaignard (Décembre 2002), pp. 93-115 Published by: Presses Universitaires du Mirail Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40853998 . Accessed: 14/06/2014 02:49 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Presses Universitaires du Mirail is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Caravelle (1988-). http://www.jstor.org This content downloaded from 91.229.229.162 on Sat, 14 Jun 2014 02:49:45 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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Presses Universitaires du Mirail

Migrations et mobilités circulatoires dans les Andes boliviennes. La face cachée d'une ruralité«en résistance »Author(s): Geneviève CORTESSource: Caravelle (1988-), No. 79, PAYSANNERIES LATINO-AMÉRICAINES : MYTHES ETRÉALITÉS: Hommage à Romain Gaignard (Décembre 2002), pp. 93-115Published by: Presses Universitaires du MirailStable URL: http://www.jstor.org/stable/40853998 .

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CM.H.LB. Caravelle n° 79, p. 93-115, Toulouse, 2002

Migrations et mobilités circulatoires dans les Andes boliviennes.

La face cachée d'une ruralité « en résistance »

PAR

Geneviève CORTES

GRAL, Université de Toulouse-Le Mirai l

Depuis plus d'une décennie, la généralisation des mobilités spatiales et des migrations en milieu rural - ou du moins la prise de conscience du rôle qu'elles sont susceptibles de jouer dans les mutations sociétales contemporaines - réémerge comme un aspect important du débat scientifique sur le devenir des économies agricoles et des sociétés paysannes latino-américaines. Certes, la mobilité des hommes, et plus précisément le phénomène migratoire, a toujours été au cœur des études sur les sociétés rurales et paysannes, quelles que soient les régions du monde.

Cependant, la composante migratoire n'a pas toujours été intégrée aux analyses rurales selon le même schéma théorique, méthodologique ou encore idéologique. Jusqu'à une période relativement récente, force est d'admettre que les migrations ont souvent été associées à un mouvement uni-directionnel d'un lieu vers un autre entraînant des processus de mobilités sociales et économiques, autrement dit des phénomènes de transfert plus ou moins brutaux d'un type d'espace vers un autre (du rural à l'urbain), d'un secteur vers un autre (de l'agricole au secondaire ou à l'informel), d'une fonction vers une autre (du paysan au salarié). Dans ce schéma, les migrations temporaires, et plus encore les définitives, ont été interprétées (et le restent encore en grande partie) à la fois comme un indicateur et un générateur de déstructuration du milieu rural où domine la vision de l'exode, de l'abandon des campagnes ou encore du déclin des espaces agricoles. A ceci s'ajoute, et plus encore dans le cas des pays andins, une pénalisation des systèmes agricoles dits traditionnels dont on juge que leur « précarité » foncière et technico-culturale est

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responsable d'une incapacité à s'adapter et se moderniser. Dans de telles conditions, la migration devient alors inéluctable, voire même nécessaire au mal des campagnes, dans la mesure où elle procède à une régulation socio-démographique et à un allégement des pressions économiques et environnementales locales.

Une telle grille d'interprétation comporte en soi des effets pervers. Elle peut mener, de manière insidieuse, à une véritable négation des paysanneries : premières touchées par les effets drastiques des crises socio- économiques ou politiques, elles apparaissent comme un secteur résiduel, marginal et, qui plus est, n'ayant plus sa place ni son importance dans les processus de développement économique. Le sort des paysanneries serait en quelque sorte réglé : elles n'ont d'autres alternatives que l'intégration à la société globale qui suppose, soit le passage à une agriculture entreprenariale, hautement productive et rentable, soit le transfert vers d'autres secteurs et espaces économiques. Si cette conception de l'émigration rurale nous paraît encore largement dominante dans le champ des Sciences Sociales, et plus encore dans la sphère du discours politique, d'autres modes d'approche tendent à s'affirmer. Nombre de travaux sur les migrations rurales dans les pays andins, et plus spécifiquement en Bolivie, s'interrogent sur le fait migratoire, non pas en tant que « vecteur de désintégration et de transfert » du monde paysan, mais comme une composante susceptible d'éclairer son dynamisme et sa capacité à s'organiser, se déplacer, se maintenir.

Le principal objectif de cette contribution vise à montrer, à partir du cas bolivien, comment ce changement radical de paradigme dans l'analyse du fait migratoire tend à faire resurgir de l'ombre le poids persistant des sociétés paysannes, non seulement en termes démographique, mais également en termes économiques, sociaux et culturels. A ce titre, la notion de mobilité circulatoire - que nous chercherons à substituer à celle de migration - peut éclairer certaines dimensions occultées de l'émigration rurale contemporaine en Bolivie et, au-delà, de la ruralité andine. Ainsi, dans un premier temps, nous rappellerons quelques tendances globales de l'évolution des espaces ruraux boliviens survenues au cours des trente dernières années. Nous verrons, en particulier, que ce pays n'échappe en rien à la vision d'une société paysanne en voie de marginalisation liée à une urbanisation croissante et un déplacement des pôles de développement vers les régions sub-tropicales du pays. Dans un deuxième temps, nous tenterons de nuancer cette vision en mesurant le poids persistant des paysanneries au travers du lien qui s'opère entre mobilités circulatoires et formation de territoires ruraux élargis.

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Le paradoxe d'une résistance rurale et paysanne

Dans les Andes boliviennes, la migration est un phénomène ancien. Dès la période pré-incaïque, le territoire était traversé par des échanges et des contacts qui impliquaient des déplacement temporaires ou permanents sur de longues distances, en particulier depuis le nord de l'actuel Chili vers le golfe de Guayaquil. Plus tard, l'empire inca du Tawantisuyu impulsa des transferts massifs de populations, en particulier depuis les zones altiplaniques vers les vallées andines. Cependant, ces transferts continuaient à s'inscrire dans des logiques d'échanges entre les différents étages écologiques du territoire et visaient ainsi une complémentarité agricole et alimentaire des systèmes de production selon le principe de « l'idéal vertical » andin (Murra, 1972 ; Morion, 1996). La colonisation espagnole, ayant assis sa domination de l'Alto Perú sur l'extraction des richesses minières et agricoles du pays, a procédé, en revanche, à une profonde modification de l'organisation territoriale andine. L'implantation de grandes propriétés foncières (haciendas) et la mise en place des obligations de travail pour les patrons se sont accompagnées de la création de villages et, de ce fait, d'un déplacement et d'un regroupement forcés des populations indigènes. Si ces mobilités étaient essentiellement rurales-rurales, certaines villes comme Potosí et La Paz représentaient déjà une certaine attraction.

Ce n'est que dans les années 1950 que l'on peut situer la véritable impulsion des migrations contemporaines en Bolivie. La révolution nationale de 1952 et la réforme agraire qui a suivi ont fortement contribué à la diffusion du phénomène migratoire dans les campagnes. Elles ont impulsé une étape cruciale de libéralisation sociale et économique du secteur paysan qui, brutalement, a pu accéder à la propriété individuelle de la terre. La redistribution foncière, après le démantèlement du système colonial des haciendas et du colonato 1, a entraîné l'intégration des paysans à la société nationale, ainsi qu'un processus d'urbanisation, un développement de nouveaux réseaux commerciaux et, de ce fait, un accroissement de la mobilité spatiale des populations.

Des paysans « happés »par la migration

L'émigration rurale, quelles que soient les échelles ou les temporalités, est un puissant indicateur de la crise sociale et économique que vivent les campagnes andines. Il ne s'agit pas ici d'analyser l'intensité de ces mouvements migratoires, ni même les facteurs d'expulsion. Mais sans

1 En échange de l'usufruit d'une petite parcelle, les colonos étaient les paysans indigènes qui travaillaient sur les terres de l'hacienda.

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doute faut-il rappeler qu'en 2001, 91% de la population rurale bolivienne vivaient en dessous du seuil de pauvreté (contre 95,3% en 1992) tandis que cette proportion était de 39% en milieu urbain (contre 53,1% en 1992)2. Les départements qui ont connu la plus faible amélioration de l'indice de pauvreté rurale entre 1992 et 2001 sont Oruro, Potosí et La Paz (progression de seulement 0,1%, 0,3%, 1,4%) tandis que les secteurs de vallées ou de plaines connaissent une progression bien supérieure (8,6% pour le département de Cochabamba et 11,6% pour celui de Santa Cruz). Dans ces conditions, il paraîtra peu surprenant de constater que les régions des hautes terres (Potosí ou encore Oruro) sont celles qui ont connu la plus forte hémorragie démographique, en particulier durant la période 1985-90 correspondant à la crise du secteur minier (nationalisation et fermeture des mines). Entre 1987 et 1992, plus de 100 000 personnes ont quitté ces régions en direction des principales villes ou encore du Chaparé3 (Ledo, 2002). Ces tendances expriment la structuration socio-spatiale du pays selon un gradient altitudinal où la marginalisation des campagnes altiplaniques n'a cessé de s'accentuer au cours des trente dernières années.

La première conséquence des migrations internes fut la redistribution de la population entre les différents étages écologiques du pays. La descente des populations boliviennes depuis les hautes terres de l'Altipiano vers les plaines de l'Oriente est un processus progressif et lent, qui a démarré dès le début du XIXe siècle (tableau 1). Toutefois, à partir des années 1950, le transfert vers les zones amazoniennes - et en particulier vers le département de Santa Cruz - prend un rythme plus soutenu. Ainsi, autour de 57 % de la population bolivienne vivaient dans les départements altiplaniques en 1950 contre environ 42% aujourd'hui. Le poids démographique des zones de vallées s'est à peu près maintenu (autour de 29%). Cette descente vers les terres basses s'explique essentiellement par les politiques nationales qui, à partir des années 1970, ont misé sur le développement de l'Oriente crucénien, d'une part en lançant des actions de colonisation liées au développement d'une agriculture industrielle et d'exportation et, d'autre part, en impulsant le décollage de la ville de Santa Cruz devenue aujourd'hui le deuxième centre urbain de Bolivie^. De même, sans doute ne faut-il pas sous- estimer les effets du boom de la coca-cocaïne qui s'est impulsé à partir

2 Pour plus de détail, se référer au dernier rapport de l'Institut National de Statistique sur l'amplitude de la pauvreté dans le pays (INE, 2002-b). 3 Le Chaparé est une province subtropicale du département de Cochabamba où, à partir des années 1980, s'est développée une production de coca dite « illégale », essentiellement destinée au marché international de cocaïne. 4 Sur la période intercensitaire 1992-2001, les départements de Santa Cruz et du Pando détiennent les taux annuels de croissance les plus élevés du pays (respectivement 4,29% et 3,48%) tandis que les départements de Potosí et d'Oruro sont les moins dynamiques (respectivement 1,53% et 1,01%) (INE, 2002-a).

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des années 1980. La région du Chaparé, lieu de production illégale de coca, constitue toujours une force d'attraction pour des milliers de paysans de la Bolivie occidentale.

Tableau 1. Evolution de la répartition spatiale de la population par départements et par zones écologiques 1835-2001

(en % sur la population totale)

DEPARTEMENTSl 1835 I 18451 18541 18821 1900Í 1950 1 19761 19921 2001 Zone de vallées 27,3 36,1 36,8 29,7 36 30~ 27,3 ~28J 28,6

Chuquisaca 8,9 11,3 12,2 10,1 12 9,5 7J 7 6,4 Cochabamba 15,3 20,2 20,8 16,1 19,9 16,7 15,6 17,2 17,5 Tarija 3,1 4,6 3,8 2,8 4,1 3,8 4 4,5 4,7 Zones altipkniques 66,9 54,4 52,4 59,4 51,2 57,4 52,5 44,8 41,6 Oruro 10,4 6,9 5,9 10,1 5,2 7,1 6,6 5,2 4,7 Potosi 21,3 17,6 16,1 21,3 19,9 ~TsJ~ 14,2 ~TÕ~ 8,5 La Paz 35,2 29,9 30,4 28 26,1 31,5 31,7 29,6 28,4

Zones de plaines 5,4 8,9 9,8 10 12 12,2 19,7 26 29,4 tropicales

Santa Cruz ~~JÃ~ 5,4 ~Tj~ 8,5 "TÕJ 9 ~1IX~2ÏX~H5~ Beni 3,4 2,1 1^ 1,5 2,6 3,6 4,3 4,3 Pando 0,6 0,7 0,5 0,6

Autres* | 0,4 | 0,7 | 1 | 0,9 1 0,8 | 0,4 | 0,5 | 0,5 | 0,4

* Concerne le littoral qui, après la guerre du Chaco, passe sous le contrôle du Chili et les zones de peuplement forestières Source : élaboration personnelle, d'après le recensement national de population,

INE 2001

Un second indicateur de l'intensité de l'émigration rurale est le basculement de la Bolivie vers une société majoritairement urbaine, basculement que Ton peut situer autour du milieu des années 1980. Aujourd'hui, les ruraux représentent 37% de la population nationale contre 42% en 1992, 58% en 1976 et 74% en 1950 (INE, 2002-a). Même si ce taux reste largement supérieur à celui de nombreux autres pays Iatino-américains5, il traduit l'urbanisation rapide qui s'est impulsée surtout à partir des années 1960-70 avec la forte croissance de villes comme La Paz, Cochabamba et surtout Santa Cruz (Ledo, 1998 ). Si la croissance urbaine a également concerné les centres intermédiaires ou les petits bourgs, les trois quarts des Boliviens vivent actuellement dans huit villes de plus de 100 000 habitants. Mais à eux seuls, les trois principaux centres urbains de La Paz, Santa Cruz et Cochabamba forment le « couloir économique » du pays et concentrent respectivement 29,6%,

5 Selon les estimations des Nations Unies, le taux moyen de ruralité pour l'ensemble des pays d'Amérique du Sud et des Caraïbes est d'environ 25% en 2000 contre 39% en 1975 (Ledo, 2002).

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19,5% et 11,6% de la population nationale (Ledo, 2002). 6 A l'échelle nationale, le tableau 2 rend compte de la forte attraction migratoire exercée surtout par les villes de Cochabamba et Santa Cruz où la part des migrants dans la population se situe autour de 30% 7. La proportion de migrants à La Paz, en revanche, est bien plus faible (moins de 10%). Au regard des données sur la provenance des migrants par département, il semblerait que Ton assiste à un effet « boule de billard » : tandis que Cochabamba a attiré relativement plus de migrants originaires des départements altiplaniques (La Paz, Oruro et Potosi), Santa Cruz a drainé plutôt la population des vallées (Chuquisaca, Cochabamba) et, dans une bien moindre mesure, celle des terres d'altitude (La Paz).

Tableau 2. Part des migrants dans les trois principales villes de Bolivie (en %, selon le lieu de naissance)

Aire urbaine de Aire urbaine de La Aire urbaine de Cochabamba Paz Santa Cruz

% de la population 6%9 9ÕÃ 693 dirigine

% de la population 32^4 %5 29 née dans un autre

département % de la population 'J (U ÏJ

née à l'étranger Provenance des migrants par département

(en % sur le total de la population non originaire) Chuquisaca 1 3,7 I 7,8 I 15,7 Cochabamba - 16,7 20,7

La Paz 26^9 - 24,7 Oruro 26A 2^9 8,5

Potosi 3U3 28^5 11,7 Tarija h6 4¿ 5,3

Santa Cruz 6J_ M - Beni 3j2 6¿ 13J

Pando 0¿ 015 03 Total

1 100

1 100

1 100

Source : élaboration personnelle. D'après les données du Recensement National de Population, INE 2001

6 Entre 1976 et 1992, La Paz a connu un taux de croissance moins élevé que Cochabamba (3,68% contre 4,49%) tandis que la croissance de Santa Cruz rut largement plus rapide (6,63%). Cette tendance est confirmée par le recensement de 2001. 7 Ces données, qui tiennent compte de la part de la population née dans un autre département, semblent indiquer une attraction plus forte de Cochabamba par rapport à celle de Santa Cruz. Cela reste vrai sur le long terme puisqu'en réalité les 32% représentés par non originaires à Cochabamba illustre le fait que l'attraction de cette capitale régionale a précédé celle de Santa Cruz. Par ailleurs, ces données ne rendent pas compte de la migration intra-départementale, ni de la distinction entre provenance rurale ou urbaine.

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La migration des populations rurales vers d'autres pays est un autre aspect important des tendances actuelles. A l'échelle latino-américaine, la Bolivie a toujours été un pays d'émigration et, à ce titre, les flux vers l'Argentine relèvent d'une véritable tradition qui a démarré dès les années 1920. Mais lors des deux dernières décennies, à l'image de ce qui se passe dans d'autres pays andins comme le Pérou ou l'Equateur, les migrations vers l'extérieur se sont intensifiées et pénètrent de plus en plus les campagnes. Certes, à l'échelle nationale ou régionale, nous ne disposons pas d'évaluations chiffrées assez précises et fiables pour mesurer l'ampleur du phénomène. Mais selon les données fournies par les Nations Unies, 54% des Boliviens auraient des parents à l'étranger en 1998 (Grimson et al., 2000). Selon les sources journalistiques, le nombre d'émigrés serait de l'ordre de deux millions d'individus, soit plus du quart de la population bolivienne.

La modification des trajectoires migratoires est une autre dimension importante du phénomène. Jusque dans les années I960, l'émigration des Boliviens était essentiellement de type rural-rural et concernait les régions frontalières du nord-ouest de l'Argentine (régions de Jujuy, Salta, Mendoza...). Depuis une vingtaine d'années, ces migrations connaissent à la fois un processus de dispersion et de métropolisation : les régions de Bahía Blanca, de Neuquén, d'Ushuaia, et surtout la métropole de Buenos Aires, attirent de plus en plus de Boliviens. Ainsi, au cours des dernières années, les migrations transfrontalières des Boliviens en Argentine reviennent au cœur des préoccupations de nombre de chercheurs (Benencia, Karasik, 1994; Gisbert et al, 1994; Punch, 1995; Domenach, Celton, 1998 ; Vargas, 1998 ; Fairbairn, 1999 ; Hinojosa Gordonava, 2000 ; Cortes, 2000). Cependant, même si l'Argentine continue d'être le principal pôle d'attraction -en 1998, elle était la destination de 73% des emigrants à l'étranger (Grimson, op. cit)% -, les destinations se sont diversifiées. Depuis les années 1990, les Etats-Unis, Israël ou encore l'Espagne et l'Italie émergent comme des pôles d'attraction préférentiels, en particulier depuis la récente crise économique et financière que connaît l'Argentine.

8 Concernant la migration des Boliviens en Argentine, il s'avère extrêmement délicat d'avancer des estimations chiffrées étant donné la grande proportion d'illégaux (celle-ci a, d'ailleurs, très probablement augmenté depuis les années 1990 avec le contrôle accru à la frontière). Selon le recensement national de population argentin, il y aurait un peu plus de 140 000 Boliviens en Argentine, ce qui, de toute évidence, est largement en deçà de la réalité. Les données du Consulat Bolivien en Argentine fournissaient, en 1 996, le nombre de 1 200 000 résidents boliviens. Aucune source, par contre, ne nous permet d'isoler le poids des migrants de provenance rurale.

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Poids du rural et du secteur agricole traditionnel

L'urbanisation tardive mais rapide, le déplacement vers Test des centres névralgiques du développement, la polarisation du pays par le « corridor » économique ouest-est et l'intensification des migrations à l'étranger constituent quelques-unes des tendances majeures des mutations spatiales contemporaines qui touchent les espaces ruraux boliviens. Cependant, plus de quatre décennies de migrations intenses dans les campagnes boliviennes - que ce soit vers les grandes métropoles, les villes intermédiaires, les zones de fronts pionniers ou encore vers l'étranger - n'ont pas suffi à dépeupler les zones rurales : plus de trois millions de Boliviens y résident encore. Non seulement la population rurale n'a pas jamais diminué, mais elle a augmenté : selon le dernier recensement national de 2001, les campagnes boliviennes auraient gagné 382 497 personnes de plus qu'en 1992, soit une hausse de 14% (tableau 3). Comme l'indiquent les taux annuels de croissance inter-censitaires entre 1950 et 2001 (tableau 4), les espaces urbains connaissent une progression largement supérieure à celle des espaces ruraux. Toutefois, le rythme de la croissance urbaine connaît aujourd'hui un ralentissement (de 4,16% à 3,62%) tandis qu'une certaine reprise caractérise les campagnes (de 0,09% à 1,42%).

Tableau 3. Evolution de la population rurale et urbaine, 1950-2001

1 1950 1 1976 1 1992 1 2001 Rural 1995 597 2 687 646 2 725 946 3 108 443 Urbain 708 568 1 925 840 3 694 846 5 165 882 Total

1 4 613 486 | 4 613 486 1 6 420 792 1 8 274 325

Source : INE, recensements nationaux de populations

Tableau 4. Taux annuel de croissance inter-censitaire de la population rurale et urbaine, 1950-2001

1 1950-1976 1 1976-1992 1 1992-2001 Rural 1,14% 0,09% 1,42% Urbain 3,84% 4,16% 3,62% Total

1 2,05%

1 2,11%

1 2,74%

Source : INE, recensements nationaux de populations

Si les populations rurales pèsent encore démographiquement, qu'en est-il au plan économique? Selon nombre de spécialistes, les orientations politiques en matière de développement agricole, durant ces trente dernières années, relèvent d'un processus clairement affiché de

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« dépaysanisation » (Urioste, 2002 ; Prudencio, 2002). Celle-ci - entendue comme la volonté de défaire le pays d'une structure de production basée sur la petite exploitation familiale fortement parcellisée {minifundio) et jugée improductive- s'exprime par une politique de développement différenciée privilégiant l'agriculture commerciale à grande échelle vouée à l'agro-industrie et l'exportation.

Il n'existe toujours pas en Bolivie des politiques sectorielles intégrales de caractère national pour le développement rural. L'hétérogénéité des producteurs agricoles, au lieu d'être réduite par des actions étatiques, est creusée par l'initiative du secteur entreprenarial très consolidé dans les terres basses et considéré comme productif par rapport à un secteur paysan et indigène qui continue à relever de l'action sociale. (...) La dépaysanisation du pays n'intervient pas seulement en termes démographiques, mais également et surtout dans l'esprit des citadins et des élites. 9

Les résultats de ces politiques agricoles, qui ont tout misé sur le secteur agro-industriel des basses terres, résident dans une persistance, voire même une accentuation d'une agriculture duale, qui s'exprime au travers d'une nette tendance à la concentration des structures de production. Concentration foncière, tout d'abord. Selon le rapport de la Banque Mondiale de 1995, environ 4% des propriétaires fonciers occupent 82% de la terre (Urioste, 2002). Certes, sur la totalité des lots de terres redistribués depuis la réforme agraire de 1953 jusqu'en 1993, 72% fut attribué à des « paysans et petits colons » (plus de 460 000 bénéficiants) et le reste à des moyens et grands propriétaires. Cependant, ces derniers ont reçu plus de 50% de la superficie redistribuée. Par ailleurs, les modes de redistribution foncière confirment la priorité donnée aux régions de l'Oriente puisque 87% des bénéficiaires résident dans les seuls départements du Beni et de Santa Cruz. Aujourd'hui, plus de 55% de la superficie cultivée totale du pays se trouve dans le département de Santa Cruz (Ministerio de Agricultura, 2000).

Concentration économique, également. Selon les données de l'Institut National de Statistiques, environ 34% de la population active travaille actuellement dans le secteur de l'agriculture. Cela représente environ 800 000 personnes, dont plus de 80% est représenté par la population paysanne. Mais dans les départements de la Bolivie occidentale (Cochabamba, Oruro, Potosí, Chuquisaca), où dominent une agriculture traditionnelle et une forte présence indigène, la proportion d'actifs agricole est largement supérieure à la moyenne (entre

9 Traduit de Urioste, 2002. Cette manière de positionner le secteur paysan dans une situation de différenciation - pour ne pas dire « d'assistanat » - prend forme dans la structure même de l'administration publique. En 1997, par exemple, le secrétariat du développement rural fut réduit à un sous-secrétariat et transféré du Ministère du Développement Durable à celui du Développement Humain, ce qui signifie clairement une désarticulation avec les secrétariats de l'Agriculture et de l'Environnement.

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37% et 55%). En situation intermédiaire se trouvent les départements de La Paz et de Tarija (autour de 30 %) tandis que la région sub-tropicale de Santa Cruz indique une proportion bien moindre (moins de 25%).

Le fort dualisme qui oppose les systèmes productifs agricoles des hautes et basses terres est confirmé par l'évolution de la production au cours de la dernière décennie. La fluctuation des volumes de production entre 1990 et 1997 (tableau 5 et 6)1° indique une augmentation du secteur traditionnel bien inférieure à celle du secteur industriel (sauf pour la canne à sucre). Cette forte progression des produits agro-industriels ne s'explique pas tant par une hausse des rendements agricoles (ils sont au contraire en régression), mais par une forte extension des surfaces cultivées. Ces tendances montrent qu'en réalité, pour plus de rentabilité, les entrepreneurs du secteur industriel ont les moyens de miser sur une extensification du foncier. De son côté, le secteur traditionnel paysan, en situation critique de pénurie de terres, n'a d'autre alternative que d'inten- sifier la mise en culture d'une surface peu extensible, au risque d'une forte dégradation des conditions environnementales (Beck et al., 2001).

Tableau 5 : Evolution de quelques produits du secteur agricole traditionnel. 1990-1997 (en pourcentage)

Produit Superficie Rendement Volume de production Maïs 21 37 (ÏÏ Maïs choclo _5 18 24 Pommes de terre 16 'G 35 Riz 14 5 20 Pêches 10 12 23 Tomates 64 22 100 Oignons

I 8|

17

1 29

Tableau 6 : Evolution de quelques produits du secteur agricole industriel. 1990-1997 (en pourcentage)

Produit Superficie Rendement Volume de production Coton 1213 -02 Z83 Canne à sucre 47 A2 29 Girasol 771 -2A 579 Soja

1 262

I 21

1 345

10 Nous présentons ici l'évolution de quelques produits qui, dans le contexte agricole national, nous semblent les plus représentatifs. Pour le secteur traditionnel, par exemple, la pomme de terre, le maïs ou le riz constituent les produits de base de l'alimentation nationale, tandis que les produits comme la tomate, la pêche ou les oignons sont

symptomatiques de la diversification des modèles alimentaires.

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Au regard de ces différentes tendances, il semble que l'agriculture paysanne n'ait guère de chance de résister. Pourtant, plus de vingt ans de politiques de « dépaysanisation » n'ont pas suffi à réduire à néant, nous semble t-il, la vitalité économique du secteur agricole traditionnel. Tout d'abord, il convient de relativiser la réussite du modèle agro-industriel de type entreprenarial qui, en réalité, n'a pas donné lieu à tous les succès escomptés. Certes, le poids de l'activité agricole non industrielle en Bolivie, assurée en grande partie par le secteur paysan et la petite exploitation familiale, tend à diminuer au profit du secteur industriel. Mais la contribution de celui-ci au Produit Intérieur Brut du pays (2,5%) reste largement inférieure à celle du secteur agricole traditionnel (6,2%) H. De même, la production agro-industrielle participe seulement à 18% du PIB agricole (données 1999) tandis que cette proportion est de 44% pour l'agriculture traditionnelle (Ministerio de Agricultura, 2000). Par ailleurs, il faut rappeler que les quelques succès de l'agriculture agro- industrielle reposent sur un seul produit : le soja. Celui-ci occupe à lui- seul 30% de toute la superficie cultivée en Bolivie (Ministerio de Agricultura, op. cit.). Cette tendance à une quasi monoculture renforce l'extrême dépendance et fragilité du système productif crucénien vis-à-vis des exportations et de la fluctuation des prix sur le marché international (PNUD, 2000). Enfin, comme l'écrit A. Franqueville, « produire intensivement, et sur des surfaces toujours plus étendues, du soja, du blé et de la canne à sucre ne résoudra pas la question alimentaire en Bolivie » (2000 : 244). Les conditions de la sécurité alimentaire nationale, au cours des vingt dernières années, se sont considérablement détériorées. Depuis les années 1980, la production interne ne couvre plus les besoins de consommation nationale et le degré de dépendance vis-à-vis des importations s'est aggravé de façon vertigineuse 12. Or, dans ce contexte des plus inquiétants, l'agriculture paysanne démontre une indéniable résistance puisqu'elle continue d'assurer, à elle seule, entre 60 et 70% de l'approvisionnement alimentaire du pays (Urioste, 1992 ; Franqueville, 2000; Prudencio, 2002)13.

Ainsi, la petite exploitation familiale paysanne en Bolivie continue d'avoir un poids et un potentiel incontestables en matière de développement agricole et économique. Une récente étude (PNUD, 2002) montre, par exemple, que l'agriculture « traditionnelle » se positionne comme l'un des secteurs dont les effets multiplicateurs seraient les plus propices au développement et à la réduction de la

11 En 1990, les taux de participation au PIB étaient respectivement de 7,2% et de 1,5%. 1^ Entre 1970 et 1980, les importations (commerciales et dons alimentaires) ont augmenté de 173%, et de 20% au cours de la décennie suivante. 13 L'agriculture agro-industrielle contribuerait, quant à elle, à seulement 20% de la production nationale, le reste étant fourni par les importations.

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pauvreté, en particulier par rapport à des secteurs émergents sur lesquels mise actuellement l'Etat. !4

Ambiguïté des formes de mobilité spatiale en milieu rural

Le maintien relatif d'une forte ruralité malgré un incontestable mouvement d'urbanisation, tout comme le poids économique persistant de la petite exploitation familiale paysanne dans le système de production agricole nationale, méritent attention. Certes, comme dans de nombreuses sociétés paysannes du Sud, la croissance naturelle de la population rurale stimulée par des taux de natalité élevé, peut suffire à compenser l'émigration. De même, les faibles perspectives d'intégration socio-professionnelle en milieu urbain tendent à freiner les départs des ruraux vers les villes. Mais notre hypothèse est que l'existence de formes « ambiguës » de mobilité spatiale, échappant au schéma migratoire classique selon les catégories du définitif et du temporaire, puisse également contribuer au maintien démographique et économique des espaces ruraux et, plus largement, des sociétés paysannes.

De la migration aux pratiques circulatoires

Pour comprendre la nature de ces processus, il convient tout d'abord de rappeler la manière dont les sciences sociales, au cours des vingt dernières années, ont déplacé leur regard porté sur le fait migratoire. En effet, démographes, géographes et sociologues ont pris conscience non seulement de l'accélération et de la diversification des mobilités spatiales mais également de la complexification des formes de déplacement. Ainsi, les flux de déplacements ne se font plus (ou ne sont plus analysés) sur le mode uni-directionnel.

Le concept de mobilité, au sens premier du terme de la liberté de circuler dans des espaces identifiés, trouble de plus en plus le concept de migration au sens classique du changement de résidence. Les faits migratoires ne peuvent s'appréhender sans référence à cette faculté de

14 « L'effet multiplicateur d'une expansion du secteur des hydrocarbures est inférieur, tant en termes de croissance économique que de génération de revenus pour les foyers, à celui du secteur de l'agriculture traditionnelle. (...)• Un hausse de la productivité du secteur agricole traditionnel génère des revenus plus élevés pour les foyers ruraux pauvres, ceux-là même qui, étant donné leur basse propension à l'épargne et leur forte propension à la consommation d'aliments et de textiles, augmentent la demande de biens vis-à-vis de l'appareil productif national, principalement pour l'agriculture traditionnelle et l'industrie manufacturière. Ceci génère un cercle vertueux potentiel vers une croissance économique, une distribution des revenus et une réduction de la pauvreté » (traduit de : PNUD, 2002 : 96-98).

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l'homme moderne de se mouvoir dans des espaces multiformes et sans cesse élargis. (Domenach, 1996: 73)

Certaines approches tendent à considérer l'espace migratoire, non plus comme un espace bi-polaire structuré par des logiques de transferts et de rupture entre lieux de départ et d'arrivée, mais comme un espace réticulaire, c'est à dire une organisation spatiale de type multiscalaire que des déplacements structurent en réseaux de lieux et de liens. Le système de déplacement de la population tisse la trame d'un espace élargi à l'échelle de deux ou plusieurs localités, régions ou pays, où le lien entre pôles de départ et d'arrivée est maintenu. Ces perspectives reconnaissent ainsi l'existence d'un dispositif socio-spatial complexe, où il est important de ne pas dissocier les lieux de départs et les lieux d'installation ou de réinstallation. Dès lors, l'espace n'est plus traversé par des « migrations » mais plutôt par des mobilités circulatoires dont l'intensité, les rythmes, les fréquences peuvent prendre des formes multiples selon les configurations géographiques et conjoncturelles (Cortes, 1998). Ces systèmes de mobilité, fortement marqués par des déplacements successifs et alternants entre plusieurs lieux (allers et retours), sont à relier avec l'existence de pratiques multi-résidentielles, dont l'intensité échappe nécessairement aux méthodes traditionnelles de mesure de la migration.

Relativement peu nombreux sont en Bolivie les travaux qui rendent compte de ces formes de mobilités spatiales en milieu rural, dont les modalités restent complexes à analyser. Pourtant, dès les années 1980, certaines études mettaient déjà en évidence la notion de « ménages confédérés » à propos des foyers ruraux de Cochabamba qui, dans une logique familiale de dispersion et de diversification des activités, combinaient migrations internes et internationales (Anderson, 1981 ; Dandier et al. 1983). Dans cette même région, et à partir d'une comparaison entre migrations à l'étranger et migrations vers le Chaparé, nos travaux ont montré la permanence de ces logiques de circulation qui, même si elles prennent des configurations différenciées selon l'étage écologique, concernent tout autant les paysanneries traditionnelles d'altitude que celles, plus urbanisées et métissées, des fonds de vallées (Cortes, 1998,2000).

Dans le cas des migrations vers l'Argentine, certains travaux ont cherché à éclairer, de manière plus spécifique, cette complexification des formes de mobilité où la circulation devient pregnante : systèmes d'allers et retours, double résidence, alternance de destinations migratoires. Dans la région de Tarija au sud de la Bolivie, A. Hinojosa (1999) a mené une étude dans plusieurs communautés où la migration vers l'Argentine est essentiellement rurale-rurale, liée à l'activité horticole et fruitière dans la zone nord-est de l'Argentine (Salta, Jujuy). Il montre, par exemple, que les systèmes de mobilité répondent à une logique économique, mais également sociale et éducative, fondée sur une permanente bipolarité

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transfrontalière. La migration s'inscrit fortement dans une perspective d'ascension socio-économique et d'extension spatiale de leurs champs d'activité (une partie des migrants parvient à être propriétaire d'une exploitation de l'autre côté de la frontière, tout en maintenant la mise en culture de leurs terres d'origine).

De notre point de vue, ces formes de mobilités circulatoires, que ce soit à l'échelle nationale ou transnationale, ont toute leur importance. Car sans elles, l'exode définitif des ruraux serait probablement largement plus important. C'est aussi ce qui peut expliquer, en partie, qu'il n'y ait pas eu au cours des vingt dernières années une véritable vague migratoire des Boliviens vers l'Argentine : « II y a, en réalité, un processus constant de déplacements, d'installations et de retours ».15

Territoires élargis et articulés

En géographie, la ruralità est traditionnellement définie à partir des attributs démographiques, morphologiques et économiques que revêt un certain type d'espace (faible densité démographique, dispersion de l'habitat, prédominance de l'activité agricole). Mais la notion fait référence en même temps à l'appartenance d'un individu ou d'un groupe à ce type d'espace qui, dès lors qu'il est investi socialement et culturellement devient « territoire d'ancrage ». Dans cette perspective, et plus encore dans le cas des sociétés paysannes traditionnelles andines, cette dimension de l'appartenance se conjugue généralement sur le mode de la fixité et de la sédentarité, faisant des limites du « terroir » et/ou du « territoire communautaire » les principaux referents spatiaux de la ruralité.

Or le fait migratoire, tel qu'il apparaît sous sa forme circulatoire, tend à remettre en cause cette conception du territoire local de la ruralité. Certes, il ne s'agit pas proclamer la fin des « territoires-terroirs », car l'espace de production et de reproduction des sociétés paysannes demeure étroitement lié à la trame foncière et communautaire locale. Dans les pays andins, et plus spécifiquement en Bolivie, jamais les conflits liés à la délimitation et à l'appropriation des terres d'usage et de droit à l'échelle de micro-territoires n'ont été aussi forts, en particulier depuis la nouvelle loi agraire de 1992 (Zoomers, 2000) !6. Cependant,

!5 Traduit de Grimson et aLy 2000: 19. 16 La nouvelle législation agraire de 1992-1996 (loi INRA) entend résoudre le blocage des structures de production par toute une série de mesures, en particulier par celle de la libéralisation du marché foncier. Or, depuis sa mise en place, la loi INRA suscite de vives protestations de la part des syndicats paysans et des populations rurales qui suspectent le gouvernement de vouloir, d'une part, remettre en cause les droits fonciers individuels, communautaires et indigènes et, d'autre part, favoriser l'extension de la grande propriété par la main-mise de fonds privés et étrangers sur le marché de la terre.

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ces espaces communautaires ne sont plus les seuls « referents » économiques et socioculturels pour nombre de paysans. Ils deviennent un des composants d'un système territorial complexe, d'un territoire en mosaïque où une implantation dans le bourg voisin, dans la ville la plus proche ou encore dans une métropole d'un pays limitrophe ou lointain fait partie d'une stratégie d'extension de l'espace de vie familial, pour des raisons de survie souvent, selon des logiques autres parfois (éducation, ascension sociale, projet d'investissement sur les exploitations d'origine). Les systèmes de mobilité circulatoire débouchent ainsi sur une flexibilité permanente et une plasticité des frontières de « l'espace de vie » (Courgeau, 1988; Di Mèo, 2000)17. « Etre en mobilité, ce serait jouer sur l'espace », écrit L. Faret (2001: 2) : la famille met en place et articule un dispositif spatial pluri-localisé, au gré des conjonctures exogènes certes (opportunités de travail, politiques migratoires, facilité de circulation...), mais aussi en fonction de ses propres logiques économiques et socio- culturelles (mariage, naissance, travail, perspectives d'héritage foncier, calendrier agricole, construction d'une maison, investissements...).

Cet élargissement des espaces de vie des populations rurales, qui est loin d'être un phénomène propre à la Bolivie, ni même aux pays andins, s'inscrit dans un processus de formation de territoires en réseaux, associant notamment villes et campagnes. En Bolivie, la césure entre ces deux mondes reste forte tant du point de vue socio-ethnique qu'économique. Elle l'est moins d'un point de vue territorial. Pour nombre de paysans, la mobilité donne « accès » à la ville et leur permet d'y établir des lieux et des activités relais, plus ou moins transitoires, qui viennent s'articuler à leurs logiques d'existence en milieu rural. La constitution d'un véritable maillage rural-urbain, où le milieu d'origine n'est pas seulement « espace refuge », a été mis en évidence par nombre d'études. Dans une recherche fondamentale et novatrice en son temps qu'a réalisée J. Albo*8 sur la ville de La Paz, les liens étroits qui s'opèrent entre villages et quartiers urbains émergent comme une dimension fondamentale des pratiques migratoires. Les travaux plus récents de A. Speeding (1999) explorent également cette mise en réseau rural- urbain, notamment à travers les migrants de retour dans leur village d'origine. Elle montre, en particulier, l'extrême complexité des formes de mobilité spatiale1^ qui fait de la communauté locale et de la ville une

17 Dans l'ouvrage, Géographie Sociale (1984), A. Fremont, J. Chevalier, R. Hérin et J. Renard écrivent: "L'espace de vie se confond pour chaque individu avec l'aire de ses pratiques spatiales. Il correspond à l'espace fréquenté et parcouru par chacun avec un minimum de régularité. Espace d'usage, il se compose de lieux attractifs, de synapses, de noeuds autour desquels se cristallise l'existence individuelle." (cité par Di Mèo, 2000: 38). 18 « Chukiyawu: la cara aymara de la Paz », 4 tomes, 1981, 1982, 1983, 1987. 19 Face à la complexité des systèmes migratoires, A. Speeding en vient à distinguer cinq type d'individus mobiles : les migrants « non définis » (ceux dont on ne sait s'ils s'installeront en ville de manière définitive ou non), les double résidents (avec système

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seule et même sphère d'échanges et d'inter-connection économique et socioculturelle. Ces pratiques ont été également observées dans le cas des migrations en Argentine. Nombreux sont les Boliviens qui ont une implantation, souvent sous une forme multi-résidentielle, à la fois dans leur village et dans un (ou plusieurs) centres urbains argentins. Les enquêtes que nous avons menées en avril 2002 dans la région du Sud Potosí indiquent clairement cet agencement transfrontalier rural-urbain. La plupart des migrants (parmi plus d'un quart des foyers enquêtes dans une dizaine de communautés rurales) alternent leur temps de vie entre leur village, la petite ville de Tupiza, Jujuy, Mendoza mais également, et malgré la distance, Buenos Aires ou Bahía Blanca. A. Zoomers (2000) écrit à ce propos : « La limite entre rural et urbain n'est pas si claire, et selon le lieu où se trouvent les gens, ils assument souvent une apparence différente, parlent une autre langue, changent de pratiques (...)• Depuis la perspective du paysan, le continuum rural-urbain doit être vu dans un contexte international. »20

A l'échelle interne du pays, la puissance de cette trame rurale-urbaine tient également à son efficacité économique, notamment en termes de réseaux d'approvisionnement alimentaire. Du fait de la souplesse et de la flexibilité des stratégies familiales de mobilité, nombre de migrants citadins reçoivent directement des vivres de la campagne comme c'est le cas, par exemple, pour plus de la moitié des migrants d'El Alto de La Paz (Franqueville, Aguilar, 1988). Or ces logiques d'approvisionnement sont souvent liées à des « mobilités » rurales-urbaines de courtes durées, mais répétitives, où les femmes jouent un rôle essentiel (Franqueville, 2000). 21 Ces modalités de mise en réseau, qui se greffent sur les relations de parenté, sont d'autant plus importantes qu'elles se fondent sur la réciprocité. Tandis que les ruraux assurent une partie de l'approvisionnement alimentaire de leurs parents ou « compadres » citadins, ces derniers sont des relais d'accueil ou de transmission de l'information pour les jeunes arrivants en provenance des même lieux d'origine.

Ainsi, ces flux continus de circulation entre villes et campagnes s'intègrent pleinement à des systèmes d'articulation territoriale qui contribuent, d'une manière ou d'une autre, à préserver la fonction sociale

d'allers et retours permanents), les résidents en situation de réussite (les plus définitivement installés en milieu urbain), les résidents dépendants (ceux qui maintiennent des activités dans le village) et les résidents conflictuels (ceux qui reviennent sans pour autant s'investir dans la communauté). 20 Traduit de Zoomers, 2000: 300. 21 A. Franqueville (2000) donne l'exemple de 3 500 femmes recensées en 1992 dans une seule communauté de la province de Tapacari (région de Cochabamba) et qui, très régulièrement et selon un système de roulement au sein de chaque famille, s'absentaient de leur domicile pendant plusieurs semaines pour écouler des produits de leur exploitation auprès de leurs parents et sur les marchés informels urbains.

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et économique de la société paysanne. Or il est important de souligner qu'à l'échelle interne du pays, plusieurs facteurs expliquent la propension prise par ces formes de mobilité circulatoire. L'amélioration des infrastructures routières et le développement des services informels de transport dans les campagnes (sur le modèle du taxi-brousse)22 a sans aucun doute facilité la mobilité quotidienne des populations rurales. De même, le développement des petits bourgs semi-urbains qui, à l'échelle régionale, entraîne une dépolarisation des gros centres et permet de structurer des relations de proximité avec les zones rurales plus ou moins isolées. Dans ce contexte, il est urgent de tenir compte du resserrement des liens rural-urbain, et en particulier du rôle que jouent ces petits centres urbains qui, lors des deux derniers recensement, ont montré leurs capacités à retenir et augmenter leur population. Ils représentent une trame fondamentale des réseaux d'interactions et d'échanges qui s'opèrent à partir des campagnes vers l'urbain, et inversement.

Reste à connaître les incidences de ces formes de mobilité sur les systèmes de production agricole proprement dits. Les contraintes qu'engendre la circulation migratoire, à savoir l'absentéisme répété des individus sur leur exploitation, génèrent-elles, à une plus large échelle et sur des temporalités plus longues, des phénomènes de déprises agricoles ? Ou bien assiste t-on au maintien de l'activité, voire même à des processus d'innovation ? En Bolivie, très rares sont les études qui ont précisément abordé cette question. Cela vient probablement du fait que la migration n'est pas appréhendée comme un composant à part entière, endogène et constitutif du système d'exploitation familial. Certes, certains travaux sur les sociétés paysannes andines montrent que la pluri-activité familiale et certaines formes de la mobilité spatiale actuelle qui leurs sont associées (en particulier les migrations internes vers les centres urbains ou les plaines de l'Oriente), doivent être perçues comme des pratiques anciennement intégrées aux logiques paysannes de minimisation et de dispersion des risques, dans la continuité historique de « l'idéal vertical andin » (Dandier et ai, 1982 ; Cortes, 1995 ; Morion, 1996 ; Vargas, 1998). Gageons que l'intensité des circulations migratoires, inscrite dans un vieille tradition andine de pratiques d'un territoire en « archipel », puisse maintenir en place la petite exploitation familiale paysanne comme structure socio-économique et identitaire fondamentale des sociétés rurales. Mais rien n'indique encore, si ce n'est au travers de quelques dynamiques très localisées, qu'elles puissent garantir

22 Lors de nos enquêtes menées récemment dans les zones rurales à proximité de Cochabamba (avril 2002), nous avons pu constater que nombre de villages connaissent une expansion très récente et rapide de ces modalités de transport. L'achat d'un véhicule, que la migration permet souvent de financer, sert à mettre en place un service local de taxi, en particulier dans les secteurs qui restent à l'écart des trajets journaliers des bus collectifs.

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véritablement l'autonomie et la durabilité de l'agriculture paysanne, tout au moins sur le long terme.

Eléments de conclusion. La mobilité spatiale, une mise à V épreuve du développement rural

II est urgent d'établir un pacte national pour le développement rural qui, en partant de la demande sociale, incorpore des critères d'équité et de durabilité, qui valorise et projette le rôle des acteurs productifs locaux, qui fixe des politiques publiques destinées à réduire l'hétérogénéité des producteurs, qui diminue les poches territoriales et les brèches sociales de pauvreté, en bref qui resitue l'agriculture dans sa véritable vocation nationale de développement. (Urioste, 2002)

Dans la perspective de ce « pacte national de développement rural », il nous semble primordial et urgent de déplacer le regard porté non seulement sur la place qu'occupe le secteur paysan dans les économies locales et nationales, mais aussi sur le rôle que jouent les mobilités spatiales dans la résistance du monde paysan. Dans les discours et l'action politiques, le fait migratoire a souvent été - et le reste en grande partie - un enjeu occulté ou instrumentalisé du développement rural. Présentée comme la conséquence d'un système agricole traditionnel « improductif», la migration est brandie comme l'exutoire de tous les maux des campagnes, argument décisif d'un certain modèle exclusif et excluant de modernisation agricole. Pourtant, l'accélération et la diversification des mobilités spatiales sous ses formes circulatoires constituent une sérieuse mise à l'épreuve, pas seulement pour la communauté scientifique, mais également pour la société civile et les institutions politiques elle-mêmes. A l'échelle de l'Etat, la complexité des mobilités spatiales reste peu prise en compte en tant que « ressource vive » de la ruralité andine. On observe, en fait, un silence des institutions sur cette réalité qui, à bien des égards, dérange. Car la migration rurale, en tant que telle, remet en cause l'efficacité des orientations politiques et économiques de type néo-libéral prises depuis les années 1980 et qui n'ont, en aucun cas, résolu le « problème paysan ». Par ailleurs, dans un pays où les tensions socio-ethniques sont fortes, la perception des migrations par les élites urbaines se conjugue souvent avec un sentiment d'invasion et la peur d'être confronté à cet « autre » qui, parce que plus mobile, devient plus visible et menaçant. La mobilisation socio-politique et identitaire du mouvement paysan et indigène bolivien, qui connaît une nouvelle vigueur23, nous semble amplement refléter ce rapport de confrontation.

23 Nous faisons référence à toute une série d'événements qui se sont succédé au cours de ces dernières années (revendication territoriale des paysans, marches indigènes,

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Une autre urgence serait de dépasser la tendance qui consiste à considérer le milieu rural comme un espace à vocation exclusivement agricole. Dans cette perspective, il s'agit de prendre en compte, en particulier au travers des formes de mobilité différenciées qui articulent les territoires des ruraux, l'importance de l'emploi non agricole non pas en tant qu'activités complémentaires mais en tant qu'élément constitutif et structurant des systèmes d'exploitation familiale. Cette dimension constitue un défi tant pour les sociétés paysannes elles-mêmes qui doivent trouver des modes de compensation pour le maintien de leurs activités agricoles et une manière de « gérer » des identités territoriales menacées, que pour les acteurs des collectivités locales chargées du devenir de leur territoire. A ce titre, les lois de décentralisation et de participation populaire ont fait ressurgir de manière indirecte le fait migratoire comme un enjeu important des dynamiques locales en Bolivie. En effet, le montant des subsides attribués à chaque municipalité étant directement proportionnel au nombre d'habitants par localité, il devient crucial d'avoir des indicateurs démographiques fiables. Or, les modalités de comptage du recensement national de population, sur lequel repose l'arbitrage des attributions financières, font que ces « migrants circulants » sont souvent comptabilisés comme des non- résidents. Pourtant, même absents de façon répétitive et sur des temps parfois prolongés, ils restent actifs et largement investis dans leur lieu d'origine. Voilà qui laisse dans l'ombre une frange non négligeable de la société paysanne qui, entre l'ici et Tailleurs, participe silencieusement - mais indéniablement - à une certaine forme de « résistance » de la ruralité andine.

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RÉSUMÉ- A partir de l'exemple de la Bolivie, cet article propose une réflexion sur la ruralité andine à travers le prisme des mobilités circulatoires. Les trente dernières années mettent en évidence une fragilisation et une marginalisation du monde paysan qui se sont traduites par une migration rurale intense en direction des principaux centres urbains, des régions subtropicales ou encore de l'étranger. Mais au-delà des différents processus qui accompagnent ces migrations, s'impose le constat d'un maintien démographique et économique de la société paysanne. Cette résistance peut s'expliquer, en partie, par les pratiques d'une mobilité « ambiguë » qui dépassent la logique de rupture de l'exode rural. La circulation des populations, participe d'une mise en réseau de lieux à l'échelle régionale ou transnationale et contribue à l'émergence de territoires élargis et articulés de la ruralité bolivienne. La prise en compte de ces circulations, ressources vives d'un monde rural menacé, constitue un défi majeur tant pour les sociétés locales que pour les acteurs politiques du développement.

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RESUMEN- A partir del ejemplo de Bolivia, se propone una reflexión sobre la ruralidad andina vista bajo el ángulo de las movilidades circulatorias. Los últimos treinta años muestran que se fragiliza y margina el mundo campesino, lo cual se manifiesta en una migración rural intensa hacia las grandes ciudades, regiones subtropicales o incluso el extranjero. Pero más allá de los diferentes procesos que acompañan a esas migraciones, se. observa una permanencia demográfica y económica de la sociedad campesina. Esta resistencia puede explicarse, en parte, por las prácticas de una movilidad «ambigua», que rebasan la lógica de la ruptura del éxodo rural. La circulación de las poblaciones participa de una organización de lugares en red, a escala regional o trasnacional, contribuyendo a la emergencia de territorios ampliados y articulados de la ruralidad boliviana. Asumir esas circulaciones, recursos vivos de un mundo rural amenazado, es reto para las sociedades locales como para los actores políticos del desarrollo.

ABSTRACT- Based on Bolivia's example, this article proposes a reflection about rurality in the Andes' region through the prism of circulating mobilities. The last thirty years bring to the fore a fragilisation and a marginalisation of the peasant world which have provoked an intense rural migration towards the main urban centers, subtropical regions or even abroad. But beyond different processes which accompany this migrations, the acknowledgement of a demographic and economic maintenance of farmers' society demands attention. This resistance can be explained partly by practices of an «ambiguous» mobility which go beyond the rural exod's logic breaking. The circulation of populations is a part of places' networking on a regional or transnational scale and contributes to the coming forward of enlarged and articulated territories of bolivian rurality. Taking into account these circulations, living resources of a rural world in danger, represents a mayor chanllenge for local societies as well as for political actors of this developement.

MOTS-CLÉS: Migrations, Circulations, Sociétés paysannes, Ruralité, Bolivie.

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