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PENSÉES ET FRAGMENTS INÉDITS mm MONTESQUIE1J La famille de Montesquieu a bien voulu s'adjoindre la Société des Bibliophiles de Guyenne pour publier les oeuvres inédites de son glorieux aïeul. C'est ainsi qu'ont paru déjà un volume de Mélanges et deux volumes de Voyages. Actuellement, ce sont les Pensées dont le recueil est sous presse. L'auteur de l'Esprit des Lois avait l'habitude de consigner lui-même ou de faire transcrire dans de gros in-quartos les réflexions qui lui venaient à l'esprit, et qu'il jugeait pouvoir lui servir un jour, nu encore le sommaire des faits dont il espérait induire quelque idée générale. Il mettait de même en réserve les fragments utilisables des uuvres qu'il avait entreprises, et puis abandonnées. Enfin, il collectionnait jus- qu'aux morceaux qu'il avait dest inés. d'abord, aux Lettres Persanes, aux Considérations, à l'Esprit des Lois, etc., mais qu'en définitive il n'y avait point insérés. Le tout forme un ensemble (le plus de deux mille sentences, Document il il M 111111 il Ili ^1 11 il ----. 0000005635467

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PENSÉES ET FRAGMENTS INÉDITS

mm

MONTESQUIE1J

La famille de Montesquieu a bien voulu s'adjoindre laSociété des Bibliophiles de Guyenne pour publier lesoeuvres inédites de son glorieux aïeul. C'est ainsi qu'ont parudéjà un volume de Mélanges et deux volumes de Voyages.Actuellement, ce sont les Pensées dont le recueil est sous presse.

L'auteur de l'Esprit des Lois avait l'habitude de consignerlui-même ou de faire transcrire dans de gros in-quartos lesréflexions qui lui venaient à l'esprit, et qu'il jugeait pouvoirlui servir un jour, nu encore le sommaire des faits dont ilespérait induire quelque idée générale. Il mettait de mêmeen réserve les fragments utilisables des uuvres qu'il avaitentreprises, et puis abandonnées. Enfin, il collectionnait jus-qu'aux morceaux qu'il avait dest inés. d'abord, aux LettresPersanes, aux Considérations, à l'Esprit des Lois, etc., maisqu'en définitive il n'y avait point insérés.

Le tout forme un ensemble (le plus de deux mille sentences,

Document

il il M 111111 il Ili ^1 11 il

----.

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p r'çsLts ri' r p L;Ir,'rs TÇ1T)ITS

notes, dissertations, mots, lettres, contes,... tirades de tragédiemême! Htoris-nous de dire tragédie de jeunesse. On peut ysuivre la pensée de Montesquieu pendant plus (le Irente annéesde sa vie. Il s'y montre à nous avec sa curiosité insatiable etuniverselle, qui s'attaque à butes les sciences et à tons lesarts. Le surnaturel lui même ne laisse pas de l'intriguer.Seules, les mathématiques résistent à ses ctlbrts, et il leuren veut visiblement..

Toutefois, les études morales et politiques dominent, bienentendu, dans les trois volumes des Penses manuscrites. Nousdisons inorles et. politiques car les unes et les autres, dansleur union intime et nécessaire, préoccupaient à la foisMontesquieu. C'est parce qu'il était un profond moraliste, unpsychologue admirable, qu'il est et demeure le publiciste pal'excellence. Infaillible, il ne l'était certes point., et personnen'a moins prétendu l'être que ce grand homme, simple etmodeste. Mais qu'il y a Îà prendre et à apprendre dans ses

Il

erreurs mêmes! Souvent il suffit (le se rappeler les circons-tances qui ont inspiré telle généralisation trop hardie, pouren dégager une vérité profonde. En transposant quelquepeu ce paradoxe apparent, vous saisissez une maxime trèspratique.

Nous voudrions ici donner au public un avant-goût 1111

recueil qui sera bientôt mis entre ses mains. Les extraits (liiivont suivre sont choisis parmi les fragments de tout genre.Littérature, histoire, morale, politique, économie sociale, mé-taphysique, religion, etc.. nouss donnerons quelque éch an -tillon de chaque ordre. Qu'on ne s'attende point à des mor-ceaux de style! Ce qu'on va lire, ce sont des notes jetées sur lepapier par un auteur pour lui-même, sans le moindre souci deFart, de la grammaire, ni même (le l'humble orthographe,que nous rectifierons.

H. BAl1CK1lALSE.

Les conversations sont un ouvrage que l'on construit., et ilfaut que chacun concoure à cet ouvrage. Il y a des esprits quidémolissent saris cesse. à mesure que les autres édifient : ils

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DE MONTESQL1EU 3

ne répondent pas au fait ils s'attachent à des minuties; ilsvont toujours à côté; leurs objections ne sont pas tirées dela chose: enfin, ils n'aident à rien et empêchent tout car ilfaut remarque!' que les bonnes objections aident comme lesapprobations. Enfin, faites dans la conversation, (l'une manièrelibre, ce qu'on fait dans les dialogues d'une manière suivie.

.Te ne conseillerais à personne de se donner entièrement hla critique: César en avait fait trois livres contre Caton: ils sesont perdus et n'oiil, pu ètre arrachés ati mépris que la posté-rité attache toujours à ces sortes d'ouvrages, ni par Je grandnom de César, ni par le nom de Caton.

11cc :iilserx plebi siabat cornnunc sepulcru,n.

Je disais de Shakespeare: Quand vous voyez un telhomme s'élever comme un aigle; c'est lui. Quand vous levoy ez ramper: c'est son siècle.

Il y a dix ou douze tragédies de Corneille et de Racine quine permettent jamais de décider : celle qu'on voit représenterest toujours la meilleure.

L'illustre abbé de Saint-Pierre a proposé divers projets, tousI)oul' conduire au bien.

li ('Si surprenant qu'il n ait pas pensé à une société de jour-nalistes et donné des règles pour cela.

J'ai lu. ce 6 avril 1734, Manon Lescaut, roman composé parle père. Prévôt. Je ne suis pas étonné que ce roman, dont lehéros est un fripon et l ' héroïne une e..... qui est menée à laSalpétrière, plaise: parce que toutes les mauvaises actions duhéros, le chevalier de Grieux, ont pour motif l'amour, (Jfli

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4 PENSÉES ET FB4(\EYTS INÉDITS

est toujours un motif noble, quoique la conduite soit basse.Manon aime aussi: ce qui lui fait pardonner le reste de soncaractère.

Les vices ont servi à une infinité de gens pour faire fortune.Je demanderais seulement qu'ils fussent indifférents.

Quand il s'agit d'obtenir les honneurs, on rame avec lemérite personnel, et on vogue à pleine voile avec la naissance.

Ordinairement, ceux qui ont un grand esprit l'ont naïf.

Il y a la même ditRirence entre un horriine d'esprit et unbel-esprit que l'on met entre une belle femme et une beauté.

On n'est jamais bel-esprit, quand on ne prétend pas l'être.

Les anciens devaient avoir un plus grand attachement pourleur patrie que nous : car ils étaient toujours ensevelis avecleur patrie. Leur ville était-elle prise Ils étaient faits esclavesou tués. Nous ne faisons que changer (le prince.

La constance de la Grande-Alliance contre la France estpresque une chose inouïe dans l'histoire, et, cependant, ellen'eut pas réellement l'effet qu'elle semblait devoir attendre detant de succès : qui était d'abaisser la France.

Depuis la Quadruple-Alliance, les grands princes de l'Europefont comme les Romains ils disposent des états des petits parles vues de leur intérèt, et non de la justice.

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DE MONTESQUJEÏJ 5

Tout ce qu'on peut dire d'un particulier (lui fait, quelquempolitesse, c'est qu'il ne sait pas vivre. Mais uti juge (luimanque d'égards peut se rendre redoutable, peut fairesoupçonner sa droiture et son impartialité.

Il faut plaindre les gens malheureux, même ceux qui ontmérité de l'être, quand ce ne serait que parce qu'ils 011t

mérité de l'être.Les malheurs sont de nouvelles chaines pour les coeurs

bien faits.

Être vrai partout, même sur sa patrie : tout citoyen estobligé de mourir pour sa patrie: personne n'est obligé (lementir pour elle.

L'humilité chrétienne n'est pas moins un dogme de philo-sophie que (le religion. Elle ne signifle pas qu'un hommevertueux doive se croire plus malhonnête homme qu'unfripon, ni qu'un homme qui a du génie doive croire qu'iln'en a pas-. parce que c'est un jugement qu'il est impossibleà l'esprit de former. Elle consiste à nous faire envisager laréalité de nos vices et les imperfections de nos vertus.

Il y a ordinairement si peu de différence d'homme àhomme qu'il n'y a guère sujet d'avoir de la vanité.

Je disais : « On peut gronder tant que l'on veut, pourvuqu'on n'en ait pas l'aii'. »

Il en est de même de la louange.

Les politiques ont beau étudier leur Tacite; ils n'y trou-veront que des réflexions subtiles sur des faits qui auraientbesoin de l'éternité du Monde pour revenir dans les mêmescirconstances.

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6 1'E'SEES ET FIIA, \IENTS 1\F:I)lTs

Ce qui fait que les gens de commerce sont plus indépen-dants, c'est que leurs biens sont plus hors de portée des mainsdu Souverain.

Quand on veut gouverner les hommes, il ne faut pas leschasser (levant soi: il faut les faire suivre.

Le despotisme s'accable lui-même.

Je disais (le ceux (lui, par quelque injustice, avaient quittéle service : « Ce sont des gens morts au sen ice des ministres. >)

L'Europe se perdra par ses gens (le guerre.Voici un fait qui fut étouffé dans le temps, et dont on n'a

presque plus parlé.En 1714 OU 1715, sur ce que l'on %oulut, au lieu de Far-

gent, donner le pain aux soldats, ils s'écrivirent de régimentt régiment, et, un beau jour. laissèi'ent là les officiers,en créèrent de leurs corps, montèrent la garde tout de mènicles officiers restant chacun chez eux. Les places du Roirestèrent quatre jours dans lent , pouvoir. Le maréchal dc

Montesquiou accommoda cela. Il leur parla Un soldat fit uneraie et lui dit : Si vous passez cette raie, vous êtes mort.Parlez! » Un soldat (le Navarre ou autre régiment vint fairedes propositions. Lii soldat de Champagne lui donna un soul -fiel : il voue appartient bien (ledc pailer. tandis que les soldais deCliainpagne le premier i'égiinciit de France, sont ici « et pour-suiNit les tiégociatiotis. Cela s'acc.uniinoda, Cul tu cl. supprimé.

La garnison hollandaise à L'Isle (sie) a l'ait (le nos ,jours, cri1737 (je croi s), pareille chose: un régiincutsuisse soitilet s ' en alla.

Tant de troupes sentiront leur force quelque jour.

Nous avons fait cette année (17u1j), en France, une bonneopération : nous avons ôté les droits de sortie sur la plupart denos manufactures. Mais. comme ce qu'on appelle les modes,

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DE MONT5QL'tEU 7chiffons, bijoux, se font par une infinité de petits ouvriers. ona laissé ces petits articles, qui en font un très grand, on les alaissés (dis-je) soumis aux mêmes droits qu'auparavant., et lemal reste toujours à cet égard.

De plus, on a laissé un droit considérable d'entrée sur lesmatières premières, et, quoique ce droit soit très petit (sic),c'est toujours un grand désavantage en concurrence : ce n'estrien sur une aune, c'est beaucoup sur un gros envoi. Etl'étranger, qui peut envoyer les matières premières dans unlieu où il ne paie rien du tout, peut le préférer à l'envoyerdans un lieu où il paie quelque chose. Dans la spéculation,une différence (lu profit détermine à envoyer clans un lieuplutôt que dans un autre, et c'est beaucoup que de mettre quel-que obstacle, si petit soit-il, à l'envoi (les matières premières,

La Hollande est admirable (le n'avoir qu'une seule espècep-" le paiement et fixée dans le commerce : qui sont (sic)des espèces d'argent: et, quand on veut (le l'oi', on va chez lesJuifs, qui en font un agiotage. Au lieu qu'en Angleterre, oùl'on a fixé le prix de la guinée à 5ti shellings d'argent, commeil arrive, selon que les flottes d'Espagne manquent ou arrivent,que la guinée vaut moins ou plus, un homme est libre de vouspayer en or ou en argent et vous paie toujours en Ce qui vautmoins. Idem, en France. Mais, si l'on fusait comme enHollande, qu'on ne pût payer qu'en argent, il ne serait pointbesoin de fixer la proportion, parce qu'eue se fixerait d'elleseule. Go liii apparemment l'idée de La' en proscrivant l'or.

La métaphysique a deux choses bien séduisantes.Elle s'accorde avec la paresse : on t'étudie partout, dans son

lit, à la promenade, etc.D'ailleurs, la métaphysique ne traite (lue de grandes choses

on y négocie toujours pour (le grands intérêts. Le physicien,le logicien, l'orateur. ne s'occupent que de petits objets; maisle métaphysicien s'empare de toute bu nature, la gouverne àson gré. fait et défait les Dieux, donne et ôte l'intelligence, met

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8 r1:sEs ri' FRAGMENTS 1',D1TS

l'homme dans la condition des bêtes ou l'en ôte. Toutes lesnotions qu'elle donne sont intéressantes, parce qu'il s'agit dela tranquillité présente et future.

On dispute sur le dogme, et on ne pratique pas la moralec'est qu'il est difficile de pratiquer la morale et très aisé dedisputer sur le dogme.

Je (lisais qu'il était très naturel de croire qu'il y avait (lesintelligences supérieures à nous : car, en supposant la chaînedes créatures (1(IC lions connaissons, et les différents degrésd'intelligence, depuis l'huître jusqu'à nous, si nous faisions ledernier chaînon, cela serait la chose la puis extraordinaire, etil y aurait toujours à parier deux, trois, quatre,... cent milleou millions contre un, que cela ne serait pas, et que, parmiles créatures, ce fùt nous qui eussions la première place, etque nous lussions la fin (lu chaînon; et qu'il iiy a pointd'être intermédiaire entre nous et l'huître, qui ne pûtraisonner comme nous. 11 est vrai que nous sommes les pre-miers parmi les êtres que imous connaissons. Mais, quand nousen concluons que nous sommes les premiers des êtres, noustriomphons de notre ignorance, et (le ce que nous ne connais-sons pas la communication (le notre globe i un autre, nimême tout ce qui existe dans notre globe.

M. de Fontenelle a. là-dessus une très jolie idée. Il dit qu'il

peut être que les intelli gences qui ont donné occasion à toutesles histoires (le communication avec les êtres inconnus nepeuvent pas vivre longtemps daims notre globe, et qu'il enest comme des plongeurs qui peuvent aller dans la mer et nepeuvent pas vivre dans la mer. Ainsi la communication avecles esprits aériens, par exemple, aura été courte; elle aura étérare: mais elle aura été faite quelquefois.

Extrait de lu Revue Phitomaihique de Bordeaux et du Sud-Ouest.No i, i • ' décembre 197

Bordeaux. - lmpr. G. Cou'ouILuou, rue Guiraude, ii.