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Charles Perrault CONTES Contes de ma mère l’Oye Histoires ou contes des temps passés édité par les Bourlapapey, bibliothèque numérique romande www.ebooks-bnr.com

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  • Charles Perrault

    CONTES Contes de ma mre lOye

    Histoires ou contes des temps passs

    dit par les Bourlapapey, bibliothque numrique romande www.ebooks-bnr.com

  • Table des matires

    AVERTISSEMENT .................................................................... 4

    NOTICE HISTORIQUE SUR LA VIE ET LES CRITS DE CHARLES PERRAULT ............................................................. 6

    PRFACE .................................................................................. 9

    MADEMOISELLE ............................................................... 13

    LA BELLE AU BOIS DORMANT ............................................ 15

    LE PETIT CHAPERON ROUGE ............................................. 29

    LA BARBE BLEUE .................................................................. 35

    LE MATRE CHAT OU LE CHAT BOTT ........................... 45

    LES FES ................................................................................ 54

    CENDRILLON OU LA PETITE PANTOUFLE DE VERRE . 59

    RIQUET LA HOUPPE ......................................................... 71

    LE PETIT POUCET ................................................................ 80

    PEAU DNE ........................................................................... 95

    LES SOUHAITS RIDICULES ................................................ 114

    LADROITE PRINCESSE OU LES AVENTURES DE FINETTE ............................................................................... 120

    GRISELIDIS .......................................................................... 136

    Mademoiselle *** ................................................................. 136 Nouvelle ................................................................................... 138 monsieur *** En lui envoyant Griselidis ............................. 168

  • Ce livre numrique ................................................................ 172

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  • AVERTISSEMENT

    Ce recueil des Contes de Charles Perrault est le rsultat de deux coups de curs. Tout dabord la dcouverte dun petit livre la couverture rouge et or, dor sur tranche : Les Contes des Fes de Charles Perrault. Ses illustrations, dont certaines en couleur, nous ont beaucoup plu et nous avons souhait les partager avec vous. Ce livre est ici notre dition de rfrence. Et puis, Gustave Dor Comment raliser une dition illustre des contes de Perrault sans ses gravures ?

    Toutefois, le texte de notre dition de rfrence prsentait des lacunes : certains contes, comme Griselidis, manquaient et, parfois, des coupures taient faites au texte, pour raisons de biensance apparemment, comme le passage o le Petit Poucet fait fortune, avec ses bottes de sept lieues, en servant de mes-sager entre des dames de la cour et leurs amants sur le champ de bataille. Nous avons donc enrichi cette dition de la Prface de Charles Perrault, de Griselidis et de quelques passages manquants, en nous rfrant, ces occasions, aux textes fai-sant consensus dans des ditions des 19me et 20me sicles, le texte dorigine ayant t crit dans un franais du 17me sicle. Nous avons conserv, par contre, lordre des Contes de notre dition de rfrence et opt pour la version en prose de Peau dne qui figure dans cette dition mme si ces options, comme tous les choix peuvent tre contests.

    Nous vous souhaitons une bonne lecture ! Les Bourlapa-pey.

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  • NOTICE HISTORIQUE

    SUR LA VIE ET LES CRITS DE CHARLES PERRAULT

    Charles Perrault, n en 1633, mrita dobtenir un rang dis-tingu parmi les crivains du deuxime ordre qui vcurent dans le beau sicle de Louis XIV. Il se livra ltude des lettres ds sa plus tendre jeunesse ; et, domin par le penchant tout particu-lier quil avait pour la posie, il sy abandonna presque exclusi-vement. Dou du plus heureux caractre et modeste autant questimable, Perrault ne tarda pas trouver dans le grand Col-bert un protecteur capable dapprcier ses talents, et bientt il fut nomm par lui la place de contrleur gnral des bti-ments.

    Cest alors quil profita de la confiance et de lamiti du mi-nistre pour rendre aux beaux-arts les services les plus minents. LAcadmie franaise dut ses soins son logement au Louvre ; il prsida ltablissement des Acadmies de peinture, de sculp-ture et darchitecture, qui furent formes daprs ses mmoires, et il entra un des premiers dans lAcadmie des inscriptions. Enthousiaste du talent partout o il le rencontrait, il suffisait de cultiver avec succs un art quelconque pour trouver en lui un protecteur zl. Incapable de jalousie, il louait franchement ses rivaux, se plaisait les appuyer de son crdit pour leur assurer une honnte indpendance, et se faisait un devoir et un plaisir

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  • de solliciter, pour les gens de lettres et les artistes, des pensions ou des rcompenses.

    La mort de Colbert layant priv de lemploi honorable dont ce ministre lavait revtu, Perrault, rendu aux douceurs dune vie paisible et prive, put se livrer tout entier la littrature. Ce fut alors quil composa son pome intitul : Le Sicle de Louis le Grand, et le Parallle des Anciens et des Modernes. Ces deux ouvrages le firent regarder comme le dtracteur des sicles les plus illustres de lantiquit, et lui suscitrent plusieurs querelles. Boileau surtout le poursuivit des pigrammes les plus mor-dantes ; mais, dans toutes leurs discussions, il ne fut pas lui-mme exempt de partialit.

    Lloge historique des grands hommes du dix-septime sicle suivit ces deux ouvrages. Nous lui devons aussi plusieurs posies lgres ; mais cest principalement en composant les contes des fes que Perrault se dlassait de ses grands travaux. Ces contes, dun style plein du naturel le plus gracieux, ont sur-vcu mille crits de ce genre, et font encore aujourdhui les d-lices de lenfance : et, en effet, qui na pas lu avec admiration, terreur ou plaisir le Petit Poucet, la Barbe Bleue, Peau dne, Cendrillon, etc. ?

    Ces contes ont fourni plusieurs auteurs distingus de notre sicle le sujet de pices reprsentes avec succs sur les premiers thtres de la capitale. Barbe Bleue, sous la plume gracieuse de Sedaine, attira longtemps la foule lOpra-Comi-que. Le mme thtre vit aussi longtemps la faveur attache au charmant opra de M. tienne, appel Cendrillon.

    Charles Perrault mourut en 1703, lge de soixante-dix ans, regrett de ses amis, et gnralement de tous ceux qui lavaient approch, laissant la postrit un beau modle de probit, de bienfaisance et de modestie.

    Non moins clbre dans une autre carrire, Claude Per-rault, son frre, sadonna dabord avec quelque succs la m-

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  • decine, puis se distingua bientt dans larchitecture. Il publia deux excellents traits sur cet art et deux ouvrages estims sur lhistoire naturelle des animaux. Ce fut sur les dessins de cet ha-bile architecte quon leva lObservatoire ; mais il sembla runir tout son talent pour crer cette belle faade du Louvre appele la Colonnade, morceau digne de lensemble du monument, et qui fera longtemps ladmiration des trangers.

    Claude Perrault mourut en 1688, lge de soixante-quinze ans.

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  • PRFACE

    La manire dont le public a reu les pices de ce recueil, mesure quelles lui ont t donnes sparment, est une espce dassurance quelles ne lui dplairont pas en paraissant toutes ensembles. Il est vrai que quelques personnes qui affectent de paratre graves, et qui ont assez desprit pour voir que ce sont des contes faits plaisir, et que la matire nen est pas fort im-portante, les ont regardes avec mpris ; mais on a eu la satis-faction de voir que les gens de bon got nen ont pas jug de la sorte.

    Ils ont t bien aises de remarquer que ces bagatelles ntaient pas de pures bagatelles, quelles renfermaient une mo-rale utile, et que le rcit enjou dont elles taient enveloppes navait t choisi que pour les faire entrer plus agrablement dans lesprit et dune manire qui instruist et divertt tout en-semble. Cela devrait me suffire pour ne pas craindre le reproche de mtre amus des choses frivoles. Mais comme jai affaire bien des gens qui ne se payent pas de raisons et qui ne peuvent tre touchs que par lautorit et par lexemple des anciens, je vais les satisfaire l-dessus. Les fables milsiennes si clbres parmi les Grecs, et qui ont fait les dlices dAthnes et de Rome, ntaient pas dune autre espce que les fables de ce recueil. Lhistoire de la Matrone dphse est de la mme nature que celle de Griselidis : ce sont lune et lautre des nouvelles, cest dire des rcits de choses qui peuvent tre arrives, et qui nont rien qui blesse absolument la vraisemblance. La fable de Psych

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  • crite par Lucien et par Apule est une fiction toute pure et un conte de vieille comme celui de Peau dne. Aussi voyons-nous quApule le fait raconter par une vieille femme une jeune fille que des voleurs avaient enleve, de mme que celui de Peau dne est cont tous les jours des enfants par leurs gouver-nantes, et par leurs grand-mres. La fable du Laboureur qui ob-tint de Jupiter le pouvoir de faire comme il lui plairait la pluie et le beau temps, et qui en usa de telle sorte, quil ne recueillit que de la paille sans aucuns grains, parce quil navait jamais de-mand ni vent, ni froid, ni neige, ni aucun temps semblable ; chose ncessaire cependant pour faire fructifier les plantes : cette fable, dis-je, est de mme genre que le conte des Souhaits Ridicules, si ce nest que lun est srieux et lautre comique ; mais tous les deux vont dire que les hommes ne connaissent pas ce quil leur convient, et sont plus heureux dtre conduits par la Providence, que si toutes choses leur succdaient selon quils le dsirent. Je ne crois pas quayant devant moi de si beaux modles dans la plus sage et la plus docte antiquit, on soit en droit de me faire aucun reproche. Je prtends mme que mes Fables mritent mieux dtre racontes que la plupart des contes anciens, et particulirement celui de la Matrone dphse et celui de Psych, si lon les regarde du ct de la Mo-rale, chose principale dans toute sorte de Fables, et pour la-quelle elles doivent avoir t faites. Toute la moralit quon peut tirer de la Matrone dphse est que souvent les femmes qui semblent les plus vertueuses le sont le moins, et quainsi il ny en a presque point qui le soient vritablement.

    Qui ne voit que cette Morale est trs mauvaise, et quelle ne va qu corrompre les femmes par le mauvais exemple, et leur faire croire quen manquant leur devoir elles ne font que suivre la voie commune. Il nen est pas de mme de la morale de Griselidis, qui tend porter les femmes souffrir de leurs ma-ris, et faire voir quil ny en a point de si brutal ni de si bizarre, dont la patience dune honnte femme ne puisse venir bout. lgard de la morale cache dans la fable de Psych, fable en elle-mme trs agrable et trs ingnieuse, je la comparerai avec

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  • celle de Peau dne quand je la saurai, mais jusquici je nai pu la deviner. Je sais bien que Psych signifie lme ; mais je ne comprends point ce quil faut entendre par lamour qui est amoureux de Psych, c'est--dire de lme, et encore moins ce quon ajoute, que Psych devait tre heureuse, tant quelle ne connatrait point celui dont elle tait aime, qui tait lamour, mais quelle serait trs malheureuse ds le moment quelle vien-drait le connatre : voil pour moi une nigme impntrable. Tout ce quon peut dire, cest que cette fable de mme que la plupart de celles qui nous restent des anciens nont t faites que pour plaire sans gard aux bonnes murs quils ngli-geaient beaucoup. Il nen est pas de mme des contes que nos aeux ont invents pour leurs enfants. Ils ne les ont pas conts avec llgance et les agrments dont les Grecs et les Romains ont orn leurs fables ; mais ils ont toujours eu un trs grand soin que leurs contes renfermassent une moralit louable et ins-tructive. Partout la vertu y est rcompense, et partout le vice y est puni. Ils tendent tous faire voir lavantage quil y a dtre honnte, patient, avis, laborieux, obissant et le mal qui arrive ceux qui ne le sont pas. Tantt ce sont des fes qui donnent pour don une jeune fille qui leur aura rpondu avec civilit, qu chaque parole quelle dira, il lui sortira de la bouche un diamant ou une perle ; et une autre fille qui leur aura rpondu brutalement, qu chaque parole il lui sortira de la bouche une grenouille ou un crapaud. Tantt ce sont des enfants qui pour avoir bien obi leur pre ou leur mre deviennent grands seigneurs, ou dautres, qui ayant t vicieux et dsobissants, sont tombs dans des malheurs pouvantables. Quelque frivoles et bizarres que soient toutes ces fables dans leurs aventures, il est certain quelles excitent dans les enfants le dsir de ressem-bler ceux quils voient devenir heureux, et en mme temps la crainte des malheurs o les mchants sont tombs par leur m-chancet. Nest-il pas louable des pres et des mres, lorsque leurs enfants ne sont pas encore capables de goter les vrits solides et dnues de tous agrments, de les leur faire aimer, et si cela se peut dire, les leur faire avaler, en les enveloppant dans

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  • des rcits agrables et proportionns la faiblesse de leur ge. Il nest pas croyable avec quelle avidit ces mes innocentes, et dont rien na encore corrompu la droiture naturelle, reoivent ces instructions caches ; on les voit dans la tristesse et dans labattement, tant que le hros ou lhrone de conte sont dans le malheur, et scrier de joie quand le temps de leur bonheur arrive ; de mme quaprs avoir souffert impatiemment la pros-prit du mchant ou de la mchante, ils sont ravis de les voir enfin punis comme ils le mritent. Ce sont des semences quon jette qui ne produisent dabord que des mouvements de joie et de tristesse, mais dont il ne manque gure dclore de bonnes inclinations.

    Jaurais pu rendre mes Contes plus agrables en y mlant certaines choses un peu libres dont on a accoutum de les gayer ; mais le dsir de plaire ne ma jamais assez tent pour violer une loi que je me suis impos de ne rien crire qui pt blesser ou la pudeur ou la biensance. Voici un madrigal quune jeune demoiselle de beaucoup desprit a compos sur ce sujet, et quelle a crit au-dessous du conte de Peau dne que je lui avais envoy.

    Le Conte de Peau dne est ici racont Avec tant de navet, Quil ne ma pas moins divertie, Que quand auprs du feu ma Nourrice ou ma Mie Tenaient en le faisant mon esprit enchant. On y voit par endroits quelques traits de Satire, Mais qui sans fiel et sans malignit, tous galement font du plaisir lire : Ce qui me plat encore dans sa simple douceur, Cest quil divertit et fait rire, Sans que Mre, poux, Confesseur, Y puissent trouver redire.

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  • MADEMOISELLE

    Mademoiselle,

    On ne trouvera pas trange quun enfant ait pris plaisir composer les contes de ce recueil, mais on stonnera quil ait eu la hardiesse de vous les prsenter. Cependant, Mademoiselle, quelque disproportion quil y ait entre la simplicit de ces rcits, et les lumires de votre esprit, si on examine bien ces contes, on verra que je ne suis pas aussi blmable que je le parais dabord. Ils renferment tous une morale trs sense, et qui se dcouvre plus ou moins, selon le degr de pntration de ceux qui les li-sent ; dailleurs comme rien ne marque tant la vaste tendue dun esprit, que de pouvoir slever en mme temps aux plus grandes choses, et sabaisser aux plus petites, on ne sera point surpris que la mme Princesse, qui la nature et lducation ont rendu familier ce quil y a de plus lev, ne ddaigne pas de prendre plaisir de semblables bagatelles. Il est vrai que ces contes donnent une image de ce qui se passe dans les moindres familles, o la louable impatience dinstruire les enfants fait imaginer des histoires dpourvues de raison, pour saccommo-der ces mmes enfants qui nen ont pas encore ; mais qui convient-il mieux de connatre comment vivent les peuples, quaux personnes que le ciel destine les conduire ? Le dsir de cette connaissance a pouss des hros, et mme des hros de votre race, jusque dans des huttes et des cabanes, pour y voir de prs et par eux mme ce qui sy passait de plus particulier : cette

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  • connaissance leur ayant paru ncessaire pour leur parfaite ins-truction. Quoi quil en soit, Mademoiselle,

    Pouvais-je mieux choisir pour rendre vraisemblable Ce que la Fable a dincroyable ? Et jamais Fe au temps jadis Fit-elle jeune Crature, Plus de dons, et de dons exquis, Que vous en a fait la Nature ? Je suis avec un trs profond respect, Mademoiselle, De Votre Altesse Royale, Le trs humble et trs obissant serviteur,

    P. DARMANCOUR.

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  • LA BELLE AU BOIS DORMANT

    Il tait une fois un roi et une reine qui taient si fchs de navoir point denfants, si fchs quon ne saurait dire. Ils all-rent toutes les eaux du monde : vux, plerinages, menues dvotions, tout fut mis en uvre, et rien ny faisait. Enfin pour-tant la reine devint grosse et accoucha dune fille. On fit un beau baptme ; on donna pour marraines, la petite princesse, toutes les fes quon pt trouver dans le pays (il sen trouva sept), afin que, chacune delles lui faisant un don, comme ctait la cou-tume des fes en ce temps-l, la princesse et, par ce moyen, toutes les perfections imaginables. Aprs les crmonies du baptme, toute la compagnie revint au palais du roi, o il y avait un grand festin pour les fes. On mit devant chacune delles un couvert magnifique, avec un tui dor massif o il y avait une cuiller, une fourchette, et un couteau de fin or, garni de dia-mants et de rubis. Mais comme chacune prenait sa place table, on vit entrer une vieille fe, quon navait point prie, parce quil y avait plus de cinquante ans quelle ntait sortie dune tour, et quon la croyait morte ou enchante.

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  • Le roi lui fit donner un couvert ; mais il ny eut pas moyen de lui donner un tui dor, comme aux autres, parce que lon nen avait fait faire que sept, pour les sept fes. La vieille crut quon la mprisait, et grommela quelques menaces entre ses dents. Une des jeunes fes, qui se trouva auprs delle lentendit, et, jugeant quelle pourrait donner quelque fcheux don la pe-tite princesse, alla, ds quon fut sorti de table, se cacher der-rire la tapisserie afin de parler la dernire, et de pouvoir rpa-rer, autant quil lui serait possible, le mal que la vieille aurait fait.

    Cependant les fes commencrent faire leurs dons la princesse. La plus jeune lui donna pour don quelle serait la plus belle personne du monde ; celle daprs, quelle aurait de lesprit comme un ange ; la troisime, quelle aurait une grce admi-rable tout ce quelle ferait ; la quatrime, quelle danserait par-faitement bien ; la cinquime, quelle chanterait comme un ros-signol ; et la sixime, quelle jouerait de toutes sortes dinstru-ments dans la dernire perfection. Le rang de la vieille fe tant venu, elle dit, en branlant la tte encore plus de dpit que de vieillesse, que la princesse se percerait la main dun fuseau, et quelle en mourrait.

    Ce terrible don fit frmir toute la compagnie, et il ny et personne qui ne pleurt. Dans ce moment la jeune fe sortit de derrire la tapisserie, et dit tout haut ces paroles : Rassurez-vous, roi et reine, votre fille nen mourra pas ; il est vrai que je nai pas assez de puissance pour dfaire entirement ce que mon ancienne a fait ; la princesse se percera la main dun fu-seau ; mais au lieu den mourir, elle tombera seulement dans un profond sommeil qui durera cent ans, au bout desquels le fils dun roi viendra la rveiller.

    Le roi, pour tcher dviter le malheur annonc par la vieille, fit publier aussitt un dit, par lequel il dfendait toutes personnes de filer au fuseau, ni davoir des fuseaux chez soi, sur peine de la vie.

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  • Au bout de quinze ou seize ans le roi et la reine tant alls une de leurs maisons de plaisance, il arriva que la jeune prin-cesse, courant un jour dans le chteau, et montant de chambre en chambre, alla jusquau haut dun donjon dans un petit gale-tas o une bonne vieille tait seule filer sa quenouille.

    Cette bonne femme navait point ou parler des dfenses que le roi avait faites de filer au fuseau. Que faites-vous l, ma bonne femme ? dit la princesse. Je file, ma belle enfant, lui rpondit la vieille qui ne la connaissait pas. Ah ! que cela est

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  • joli ! reprit la princesse ; comment faites-vous ? donnez-moi que je voie si jen ferais bien autant. Elle neut pas plus tt pris le fuseau, que, comme elle tait fort vive, un peu tourdie, et que dailleurs larrt des fes lordonnait ainsi, elle sen pera la main, et tomba vanouie.

    La bonne vieille, bien embarrasse, crie au secours : on vient de tous cts, on jette de leau au visage de la princesse, on la dlace, on lui frappe dans les mains, on lui frotte les tempes avec de leau de la reine de Hongrie ; mais rien ne la faisait re-venir.

    Alors le roi, qui tait mont au bruit, se souvint de la pr-diction des fes, et jugeant bien quil fallait que cela arrivt, puisque les fes lavaient dit, fit mettre la princesse dans le plus bel appartement du palais, sur un lit en broderie dor et dargent. On et dit un ange, tant elle tait belle ; car son va-nouissement navait pas t les couleurs vives de son teint : ses joues taient incarnates, et ses lvres comme du corail ; elle avait seulement les yeux ferms, mais on lentendait respirer doucement : ce qui faisait voir quelle ntait pas morte.

    Le roi ordonna quon la laisst dormir en repos, jusqu ce que son heure de se rveiller ft venue. La bonne fe qui lui avait sauv la vie, en la condamnant dormir cent ans, tait dans le royaume de Mataquin, douze mille lieues de l, lorsque laccident arriva la princesse ; mais elle en fut avertie, en un instant, par un petit nain, qui avait des bottes de sept lieues (ctait des bottes avec lesquelles on faisait sept lieues dune seule enjambe). La fe partit aussitt, et on la vit, au bout dune heure, arriver dans un chariot tout de feu, tran par des dragons. Le roi alla lui prsenter la main, la descente du cha-riot. Elle approuva tout ce quil avait fait ; mais comme elle tait grandement prvoyante, elle pensa que quand la princesse viendrait se rveiller, elle serait bien embarrasse toute seule dans ce vieux chteau : voici ce quelle fit.

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  • Elle toucha de sa baguette tout ce qui tait dans ce chteau (hors le roi et la reine) : gouvernantes, filles dhonneur, femmes de chambre, gentilshommes, officier, matres dhtel, cuisiniers, marmitons, galopins, gardes, suisses, pages, valets de pied ; elle toucha aussi tous les chevaux qui taient dans les curies, avec les palefreniers, les gros mtins de basse-cour, et la petite Pouffe, petite chienne de la princesse, qui tait auprs delle sur son lit. Ds quelle les eut touchs, ils sendormirent tous, pour ne se rveiller quen mme temps que leur matresse, afin dtre tout prts la servir quand elle en aurait besoin. Les broches mmes, qui taient au feu, toutes pleines de perdrix et de fai-sans, sendormirent, et le feu aussi. Tout cela se fit en un mo-ment : les fes ntaient pas longues leur besogne.

    Alors le roi et la reine, aprs avoir bais leur chre enfant sans quelle sveillt, sortirent du chteau et firent publier des dfenses qui que ce soit den approcher. Ces dfenses ntaient pas ncessaires ; car il crt, dans un quart dheure, tout autour du parc, une si grande quantit de grands arbres et de petits, de ronces et dpines entrelaces les unes dans les autres, que bte ni homme ny aurait pu passer ; en sorte quon ne voyait plus que le haut des tours du chteau, encore ntait-ce que de bien loin. On ne douta point que la fe net fait l encore un tour de son mtier, afin que la princesse, pendant quelle dormirait, net rien craindre des curieux.

    Au bout de cent ans, le fils du roi qui rgnait alors, et qui tait dune autre famille que la princesse endormie, tant all la chasse de ce ct-l, demanda ce que ctait que les tours quil

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  • voyait au-dessus dun grand bois fort pais. Chacun lui rpondit selon quil avait ou parler : les uns disaient que ctait un vieux chteau o il revenait des esprits ; les autres, que tous les sor-ciers de la contre y faisaient leur sabbat. La plus commune opinion tait quun ogre y demeurait, et que l il emportait tous les enfants quil pouvait attraper, pour les pouvoir manger son aise et sans quon le pt suivre, ayant seul le pouvoir de se faire un passage au travers du bois.

    Le prince ne savait quen croire, lorsquun vieux paysan prit la parole, et lui dit :

    Mon prince, il y a plus de cinquante ans que jai ou dire mon pre quil y avait dans ce chteau une princesse, la plus belle du monde ; quelle y devait dormir cent ans et quelle serait rveille par le fils dun roi qui elle tait rserve.

    Le jeune prince, ce discours, se sentit tout de feu ; il crut sans balancer quil mettrait fin une si belle aventure, et, pous-s par lamour et par la gloire, il rsolut de voir sur-le-champ ce qui en tait. peine savana-t-il vers le bois, que tous ces grands arbres, ces ronces et ces pines scartrent delles-

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  • mmes pour le laisser passer. Il marcha vers le chteau, quil voyait au bout dune grande avenue o il entra, et, ce qui le sur-

    prit un peu, il vit que per-sonne de ses gens ne lavait pu suivre, parce que les arbres staient rapprochs ds quil avait t pass. Il ne laissa pas de continuer son chemin : un prince jeune et amoureux est tou-jours vaillant. Il entra dans une grande avant-cour, o tout ce quil vit dabord

    tait capable de le glacer de crainte. Ctait un silence affreux ; limage de la mort sy prsentait partout, et ce ntait que des corps tendus dhommes et danimaux qui paraissaient morts. Il reconnut pourtant bien au nez bourgeonn et la face vermeille des Suisses, quils ntaient quendormis : et leurs tasses o il y avait encore quelques gouttes de vin, montraient assez quils staient endormis en buvant.

    Il passe une grande cour pave de marbre ; il monte lescalier ; il entre dans la salle des gardes, qui taient rangs en haie, la carabine sur lpaule, et ronflants de leur mieux. Il tra-

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  • verse plusieurs chambres pleines de gentilshommes et de dames, dormant tous, les uns debout, les autres assis. Il entre dans une chambre toute dore, et il voit sur un lit, dont les ri-deaux taient ouverts de tous cts, le plus beau spectacle quil et jamais vu : une princesse qui paraissait avoir quinze ou seize ans, et dont lclat resplendissant avait quelque chose de lumi-neux et de divin. Il sapprocha en tremblant et en admirant, et se mit genoux auprs delle.

    Alors, comme la fin de lenchantement tait venue, la prin-cesse sveilla ; et le regardant avec des yeux plus tendres quune premire vue ne semblait le permettre : Est-ce vous, mon prince ? lui dit-elle, vous vous tes bien fait attendre. Le prince, charm de ces paroles, et plus encore de la manire dont elles taient dites, ne savait comment lui tmoigner sa joie et sa reconnaissance ; il lassura quil laimait plus que lui-mme. Ses discours furent mal rangs ; ils en plurent davantage : peu dloquence, beaucoup damour. Il tait plus embarrass quelle, et lon ne doit pas sen tonner : elle avait eu le temps de songer ce quelle aurait lui dire ; car il y a apparence (lhistoire nen dit pourtant rien) que la bonne fe, pendant un si long sommeil, lui avait procur le plaisir des songes agrables. Enfin il y avait quatre heures quils se parlaient, et ils ne staient pas encore dit la moiti des choses quils avaient se dire.

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  • Cependant tout le palais stait rveill avec la princesse : chacun songeait faire sa charge, et comme ils ntaient pas tous amoureux, ils mouraient de faim. La dame dhonneur, presse comme les autres, simpatienta, et dit tout haut la princesse que la viande tait servie. Le prince aida la princesse se lever ; elle tait tout habille et fort magnifiquement ; mais il se garda bien de lui dire quelle tait habille comme ma mre-grand, et quelle avait un collet mont ; elle nen tait pas moins belle.

    Ils passrent dans un salon de miroirs, et y souprent, ser-vis par les officiers de la princesse. Les violons et les hautbois jourent de vieilles pices, mais excellentes, quoiquil y et prs de cent ans quon ne les jout plus ; et aprs souper, sans perdre de temps, le grand aumnier les maria dans la chapelle du ch-teau, et la dame dhonneur leur tira le rideau. Ils dormirent peu : la princesse nen avait pas grand besoin, et le prince la quitta, ds le matin, pour retourner la ville, o son pre devait tre en peine de lui.

    Le prince lui dit quen chassant il stait perdu dans la fo-rt, et quil avait couch dans la hutte dun charbonnier, qui lui

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  • avait fait manger du pain noir et du fromage. Le roi son pre, qui tait un bonhomme, le crut ; mais sa mre nen fut pas bien persuade, et voyant quil allait presque tous les jours la chasse, et quil avait toujours une raison en main pour sexcuser, quand il avait couch deux ou trois nuits dehors, elle ne douta plus quil net quelque amourette ; car il vcut avec la princesse plus de deux ans entiers, et en eut deux enfants, dont le pre-mier, qui fut une fille, fut nomme lAurore, et le second un fils quon nomma le Jour, parce quil paraissait encore plus beau que sa sur. La reine dit plusieurs fois son fils, pour le faire expliquer, quil fallait se contenter dans la vie ; mais il nosa ja-mais se fier elle de son secret : il la craignait quoiquil laimt, car elle tait de race ogresse, et le roi ne lavait pouse qu cause de ses grands biens. On disait mme tout bas la cour quelle avait les inclinations des ogres et quen voyant passer de petits enfants, elle avait toutes les peines du monde se retenir de se jeter sur eux ; ainsi le prince ne voulut jamais rien dire.

    Mais quand le roi fut mort, ce qui arriva au bout de deux ans, et quil se vit le matre, il dclara publiquement son ma-riage, et alla en grande crmonie qurir la reine sa femme dans son chteau. On lui fit une entre magnifique dans la ville capi-tale, o elle entra au milieu de ses deux enfants.

    Quelque temps aprs, le roi alla faire la guerre lempereur Cantalabutte, son voisin. Il laissa la rgence du royaume la reine sa mre, et lui recommanda fort sa femme et ses enfants :

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  • il devait tre la guerre tout lt ; et ds quil fut parti, la reine mre envoya sa bru et ses enfants une maison de campagne dans les bois, pour pouvoir plus aisment assouvir son horrible envie. Elle y alla quelques jours aprs, et dit un soir son matre dhtel : Je veux manger demain mon dner la petite Aurore. Ah ! madame, dit le matre dhtel Je le veux, dit la reine (et elle le dit dun ton dogresse qui a envie de manger de la chair frache), et je la veux manger la sauce Robert.

    Ce pauvre homme, voyant bien quil ne fallait pas se jouer une ogresse, prit son grand couteau et monta la chambre de la petite Aurore : elle avait pour lors quatre ans, et vint en sautant et en riant se jeter son cou, et lui demander du bonbon. Il se mit pleurer : le couteau lui tomba des mains, et il alla dans la basse-cour couper la gorge un petit agneau, et lui fit une si bonne sauce que sa matresse lassura quelle navait jamais rien mang de si bon. Il avait emport en mme temps la petite Au-rore, et lavait donne sa femme, pour la cacher dans le loge-ment quelle avait au fond de la basse-cour.

    Huit jours aprs, la mchante reine dit son matre dhtel : Je veux manger mon souper le petit Jour. Il ne rpliqua pas, rsolu de la tromper comme lautre fois. Il alla chercher le petit Jour, et le trouva avec un petit fleuret la main, dont il faisait des armes avec un gros singe ; il navait pourtant que trois ans. Il le porta sa femme qui le cacha avec la petite Aurore, et donna, la place du petit Jour, un petit che-vreau fort tendre, que logresse trouva admirablement bon.

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  • Cela tait fort bien all jusque-l ; mais un soir cette m-chante reine dit au matre dhtel : Je veux manger la reine la mme sauce que ses enfants. Ce fut alors que le pauvre matre dhtel dsespra de la pouvoir encore tromper. La jeune reine avait vingt ans passs, sans compter les cent ans quelle avait dormi : sa peau tait un peu dure, quoique belle et blanche ; et le moyen de trouver, dans la mnagerie, une bte aussi dure que cela ? Il prit la rsolution, pour sauver sa vie, de couper la gorge la reine, et monta dans sa chambre dans lintention de nen pas faire deux fois. Il sexcitait la fureur, entra, le poignard la main, dans la chambre de la jeune reine ; il ne voulut pourtant point la surprendre et il lui dit avec beau-coup de respect lordre quil avait reu de la reine mre. Faites votre devoir, lui dit-elle, en lui tendant le cou, excutez lordre quon vous a donn ; jirai revoir mes enfants, mes pauvres en-fants que jai tant aims ! Car elle les croyait morts, depuis quon les avait enlevs sans lui rien dire.

    Non, non, madame, lui rpondit le pauvre matre dhtel tout attendri, vous ne mourrez point et vous ne laisserez pas daller revoir vos enfants ; mais ce sera chez moi o je les ai ca-chs, et je tromperai encore la reine en lui faisant manger une jeune biche en votre place. Il la mena aussitt sa chambre, o, la laissant embrasser ses enfants et pleurer avec eux, il alla accommoder une biche, que la reine mangea son souper avec le mme apptit que si cet t la jeune reine ; elle tait bien contente de sa cruaut, et elle se prparait dire au roi, son retour, que les loups enrags avaient mang la reine sa femme et ses deux enfants.

    Un soir quelle rdait son ordinaire dans les cours et basses-cours du chteau pour y halener quelque viande frache, elle entendit dans une salle le petit Jour qui pleurait, parce que la reine sa mre le voulait faire fouetter, cause quil avait t mchant : et elle entendit aussi la petite Aurore qui demandait pardon pour son frre. Logresse reconnut la voix de la reine et de ses enfants, et, furieuse davoir t trompe, elle commanda

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  • ds le lendemain matin, avec une voix pouvantable qui faisait trembler tout le monde, quon apportt au milieu de la cour une grande cuve, quelle fit remplir de vipres, de crapauds, de cou-leuvres et de serpents, pour y faire jeter la reine et ses enfants, le matre dhtel, sa femme et sa servante : elle avait donn lordre de les amener les mains lies derrire le dos.

    Ils taient l, et les bourreaux se prparaient les jeter dans la cuve, lorsque le roi, quon nattendait pas si tt, entra dans la cour cheval ; il tait venu en poste, et demanda, tout tonn, ce que voulait dire cet horrible spectacle. Personne nosait len instruire, quand logresse, enrage de voir ce quelle voyait, se jeta elle-mme la tte la premire dans la cuve, et fut dvore en un instant par les vilaines btes quelle y avait fait mettre. Le roi ne laissa pas den tre fch ; elle tait sa mre ; mais il sen consola bientt avec sa belle femme et ses enfants.

    Moralit

    Attendre quelque temps pour avoir un poux, Riche, bien fait, galant et doux, La chose est assez naturelle ;

    Mais lattendre cent ans, et toujours en dormant, On ne trouve plus de femelle, Qui dormt si tranquillement.

    La fable semble encor vouloir nous faire entendre, Que souvent de lhymen les agrables nuds,

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  • Pour tre diffrs, nen sont pas moins heureux, Et quon ne perd rien pour attendre. Mais le sexe, avec tant dardeur,

    Aspire la foi conjugale, Que je nai pas la force ni le cur,

    De lui prcher cette morale.

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  • LE PETIT CHAPERON ROUGE

    Il tait une fois une petite fille de village, la plus jolie quon et su voir : sa mre en tait folle, et sa mre-grand plus folle encore. Cette bonne femme lui fit faire un petit chaperon rouge, qui lui seyait si bien, que partout on lappelait le petit Chaperon Rouge.

    Un jour sa mre ayant cuit et fait des galettes lui dit : Va voir comme se porte ta mre-grand, car on ma dit quelle tait malade. Porte-lui une galette et ce petit pot de beurre. Le Petit Chaperon rouge partit aussitt pour aller chez sa mre-grand qui demeurait dans un autre village. En passant dans un bois elle rencontra compre le Loup, qui eut bien envie de la man-ger ; mais il nosa, cause de quelques bcherons qui taient dans la fort. Il lui demanda o elle allait ; la pauvre enfant, qui ne savait pas quil est dangereux de sarrter couter un Loup, lui dit :

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  • Je vais voir ma mre-grand, et lui porter une galette avec un petit pot de beurre que ma mre lui envoie. Demeure-t-elle bien loin ? lui dit le Loup.

    Oh ! oui, dit le petit Chaperon Rouge, cest par del le moulin que vous voyez tout l-bas, l-bas, la premire maison du village.

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  • Eh bien ! dit le Loup, je veux laller voir aussi : je my en vais par ce chemin-ci, et toi par ce chemin-l ; et nous verrons qui plus tt y sera. Le Loup se mit courir, de toute sa force, par le chemin qui tait le plus court, et la petite fille sen alla par le chemin qui tait le plus long, samusant cueillir des noi-settes, courir aprs des papillons, et faire des bouquets des petites fleurs quelle rencontrait.

    Le Loup ne fut pas longtemps arriver la maison de la mre-grand ; il heurte : Toc, toc. Qui est l ? Cest votre fille le petit Chaperon Rouge, dit le Loup, en contrefaisant sa voix, qui vous apporte une galette et un petit pot de beurre que ma mre vous envoie. La bonne mre-grand, qui tait dans son lit, cause quelle se trouvait un peu mal, lui cria : Tire la chevil-lette, la bobinette cherra.

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  • Le Loup tira la chevillette, et la porte souvrit. Il se jeta sur la bonne femme et la dvora en moins de rien, car il y avait plus de trois jours quil navait mang. Ensuite il ferma la porte et salla coucher dans le lit de la mre-grand, en attendant le petit Chaperon Rouge qui quelque temps aprs vint heurter la porte : Toc, toc.

    Qui est l ? Le petit Chaperon Rouge, qui entendit la grosse voix du Loup, eut peur dabord ; mais croyant que sa mre-grand tait enrhume, rpondit : Cest votre fille, le petit

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  • Chaperon Rouge, qui vous apporte une galette et un petit pot de beurre que ma mre vous envoie. Le Loup lui cria en adoucis-sant un peu sa voix : Tire la chevillette, la bobinette cherra. Le petit Chaperon Rouge tira la chevillette, et la porte souvrit.

    Le Loup, la voyant entrer, lui dit en se cachant dans le lit sous la couverture : Mets la galette et le petit pot de beurre sur la huche et viens te coucher avec moi. Le petit Chaperon Rouge se dshabille et va se mettre dans le lit, o elle fut bien tonne de voir comment sa mre-grand tait faite en son ds-habill. Elle lui dit : Ma mre-grand, que vous avez de grands bras ! Cest pour mieux tembrasser, ma fille. Ma mre-grand, que vous avez de grandes jambes ! Ma mre-grand, que vous avez de grandes oreilles ! Cest pour mieux couter, mon enfant. Ma mre-grand, que vous avez de grands yeux ! Cest pour mieux te voir, mon enfant. Ma mre-grand, que

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  • vous avez de grandes dents ! Cest pour te manger. Et en di-sant ces mots, le mchant Loup se jeta sur le petit Chaperon Rouge, et la mangea.

    Moralit

    On voit ici que de jeunes enfants, Surtout de jeunes filles

    Belles, bien faites, et gentilles, Font trs mal dcouter toute sorte de gens,

    Et que ce nest pas chose trange, Sil en est tant que le loup mange. Je dis le loup, car tous les loups Ne sont pas de la mme sorte : Il en est dune humeur accorte, Sans bruit, sans fiel et sans courroux, Qui, privs, complaisants et doux, Suivent les jeunes demoiselles

    Jusque dans les maisons, jusque dans les ruelles. Mais hlas ! qui ne sait que ces loups doucereux

    De tous les loups sont les plus dangereux.

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  • LA BARBE BLEUE

    Il tait une fois un homme qui avait de belles maisons la ville et la campagne, de la vaisselle dor et dargent, des meubles en broderie, des carrosses tout dors. Mais, par mal-heur, cet homme avait la barbe bleue : cela le rendait si laid et si terrible, quil ntait ni femme ni fille qui ne senfut de devant lui.

    Une de ses voisines, dame de qualit, avait deux filles par-faitement belles. Il lui en demanda une en mariage, en lui lais-sant le choix de celle quelle voudrait lui donner. Elles nen vou-laient point toutes deux, et se le renvoyaient lune lautre, ne pouvant se rsoudre prendre un homme qui et la barbe bleue. Ce qui les dgotait encore, cest quil avait dj pous plusieurs femmes, et quon ne savait ce que ces femmes taient devenues.

    La Barbe Bleue, pour faire connaissance, les mena avec leur mre, et trois ou quatre de leurs meilleures amies, et quelques jeunes gens du voisinage, une de ses maisons de campagne, o on demeura huit jours entiers. Ce ntait que promenades, que parties de chasse et de pche, que danses et festins, que collations : on ne dormait point et on passait toute

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  • la nuit se faire des malices les uns aux autres ; enfin tout alla si bien que la cadette commena trouver que le matre du logis navait plus la barbe si bleue, et que ctait un fort honnte homme. Ds quon fut de retour la ville, le mariage se conclut.

    Au bout dun mois, la Barbe Bleue dit sa femme quil tait oblig de faire un voyage en province, de six semaines au moins, pour une affaire de consquence ; quil la priait de se bien diver-tir pendant son absence ; quelle ft venir ses bonnes amies ; quelle les ment la campagne si elle voulait, que partout elle ft bonne chre. Voil, lui dit-il, les clefs des deux grands

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  • garde-meubles ; voil celle de la vaisselle dor et dargent qui ne sert pas tous les jours ; voil celles de mes coffres-forts, o est mon or et mon argent ; celles des cassettes o sont mes pierre-ries ; et voil le passe-partout de tous les appartements. Pour cette petite clef-ci, cest la clef du cabinet au bout de la grande galerie de lappartement bas : ouvrez tout, allez partout, mais pour ce petit cabinet, je vous dfends dy entrer, et je vous le d-fends de telle sorte que, sil vous arrive de louvrir, il ny a rien que vous ne deviez attendre de ma colre.

    Elle promit dobserver exactement tout ce qui lui venait dtre ordonn, et lui, aprs lavoir embrasse, monte dans son carrosse et part pour son voyage.

    Les voisines et les bonnes amies nattendirent pas quon les envoyt qurir pour aller chez la jeune marie, tant elles avaient dimpatience de voir toutes les richesses de sa maison, nayant os y venir pendant que le mari y tait, cause de sa barbe bleue

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  • qui leur faisait peur. Les voil aussitt parcourir les chambres, les cabinets, les garde-robes, toutes plus belles et plus riches les unes que les autres. Elles montrent ensuite aux garde-meubles, o elles ne pouvaient assez admirer le nombre et la beaut des tapisseries, des lits, des sophas, des cabinets, des guridons, des tables et des miroirs, o lon se voyait depuis les pieds jusqu la tte, et dont les bordures, les unes de glace, les autres dargent et de vermeil dor, taient les plus belles et les plus magnifiques quon et jamais vues. Elles ne cessaient dexagrer et denvier le bonheur de leur amie, qui, cependant ne se divertissait point voir toutes ces richesses, cause de limpatience quelle avait daller ouvrir le cabinet de lappartement bas.

    Elle fut si presse de sa curiosit, que, sans considrer quil tait malhonnte de quitter sa compagnie, elle y descendit par un petit escalier drob, et avec tant de prcipitation, quelle pensa se rompre le cou deux ou trois fois. tant arrive la porte du cabinet, elle sy arrta quelque temps, songeant la d-fense que son mari lui avait faite, et considrant quil pourrait lui arriver malheur davoir t dsobissante ; mais la tentation tait si forte, quelle ne put la surmonter : elle prit donc la petite clef, et ouvrit en tremblant la porte du cabinet.

    Dabord elle ne vit rien, parce que les fentres taient fer-mes. Aprs quelques moments, elle commena voir que le plancher tait tout couvert de sang caill, et que dans ce sang se

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  • miraient les corps de plusieurs femmes mortes, et attaches le long des murs : ctait toutes les femmes que la Barbe-Bleue avait pouses et quil avait gorges lune aprs lautre. Elle pensa mourir de peur, et la clef du cabinet, quelle venait de re-tirer de la serrure, lui tomba de la main.

    Aprs avoir un peu repris ses sens, elle ramassa la clef, re-ferma la porte, et monta sa chambre pour se remettre un peu ; mais elle nen pouvait venir bout, tant elle tait mue.

    Ayant remarqu que la clef du cabinet tait tache de sang, elle lessuya deux ou trois fois ; mais le sang ne sen allait point : elle eut beau la laver, et mme la frotter avec du sablon et avec du grs, il y demeura toujours du sang, car la clef tait fe, et il ny avait pas moyen de la nettoyer tout fait : quand on tait le sang dun ct, il revenait de lautre.

    La Barbe Bleue revint de son voyage ds le soir mme, et dit quil avait reu des lettres, dans le chemin, qui lui avaient appris que laffaire pour laquelle il tait parti venait dtre ter-mine son avantage. Sa femme fit tout ce quelle put pour lui tmoigner quelle tait ravie de son prompt retour.

    Le lendemain il lui redemanda les clefs ; et elle les lui don-na, mais dune main si tremblante, quil devina sans peine tout ce qui stait pass. Do vient, lui dit-il, que la clef du cabinet nest point avec les autres ? Il faut, dit-elle, que je laie laisse l-haut sur ma table. Ne manquez pas, dit Barbe Bleue, de me la donner tantt.

    Aprs plusieurs remises, il fallut apporter la clef. La Barbe Bleue, layant considre, dit sa femme : Pourquoi y a-t-il du sang sur cette clef ? Je nen sais rien, rpondit la pauvre femme, plus ple que la mort. Vous nen savez rien, reprit la Barbe Bleue ; je le sais bien, moi. Vous avez voulu entrer dans le cabinet ! Eh bien, madame, vous y entrerez, et irez prendre votre place auprs des dames que vous y avez vues.

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  • Elle se jeta aux pieds de son mari, en pleurant et en lui de-mandant pardon, avec toutes les marques dun vrai repentir, de navoir pas t obissante. Elle aurait attendri un rocher, belle et afflige comme elle tait ; mais la Barbe Bleue avait le cur plus dur quun rocher. Il faut mourir, madame, lui dit-il, et tout lheure. Puisquil faut mourir, rpondit-elle, en le re-gardant les yeux baigns de larmes, donnez-moi un peu de temps pour prier Dieu. Je vous donne un demi-quart dheure, reprit la Barbe Bleue ; mais pas un moment davantage. Lors-quelle fut seule, elle appela sa sur, et lui dit : Ma sur Anne (car elle sappelait ainsi), monte, je te prie, sur le haut de la tour, pour voir si mes frres ne viennent point : ils mont promis quils me viendraient voir aujourdhui, et, si tu les vois, fais-leur signe de se hter. La sur Anne monta sur le haut de la tour, et la pauvre afflige lui criait de temps en temps : Anne, ma sur Anne, ne vois-tu rien venir ? Et la sur Anne lui rpon-dait : Je ne vois rien que le soleil qui poudroie et lherbe qui verdoie.

    Cependant la Barbe Bleue, tenant un grand coutelas sa main, criait de toute sa force sa femme : Descends vite, ou je monterai l-haut. Encore un moment, sil vous plat, lui r-pondait sa femme ; et aussitt elle criait tout bas : Anne, ma sur Anne, ne vois-tu rien venir ? Et la sur Anne rpondait : Je ne vois rien que le soleil qui poudroie et lherbe qui ver-

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  • doie. Descends donc vite, criait la Barbe Bleue, ou je monte-rai l-haut. Je men vais, rpondait sa femme ; et puis elle criait : Anne, ma sur Anne, ne vois-tu rien venir ? Je vois, rpondit la sur Anne, une grosse poussire qui vient de ce c-t-ci Sont-ce mes frres ? Hlas ! non, ma sur, cest un troupeau de moutons Ne veux-tu pas descendre ? criait la Barbe Bleue. Encore un moment, rpondait sa femme ; et puis elle criait : Anne, ma sur Anne, ne vois-tu rien venir ?

    Je vois, rpondit-elle, deux cavaliers qui viennent de ce ct-ci, mais ils sont bien loin encore Dieu soit lou, scria-t-elle un moment aprs, ce sont mes frres ; je leur fais signe tant que je puis de se hter.

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  • La Barbe Bleue se mit crier si fort que toute la maison en trembla. La pauvre femme descendit, et alla se jeter ses pieds tout plore et tout chevele. Cela ne sert de rien, dit la Barbe Bleue, il faut mourir. Puis la prenant dune main par les che-veux, et de lautre levant le coutelas en lair, il allait lui abattre la tte. La pauvre femme se tournant vers lui, et le regardant avec des yeux mourants, le pria de lui donner un petit moment pour se recueillir. Non, non, dit-il, recommande-toi bien Dieu ; et levant son bras Dans ce moment on heurta si fort la porte que la Barbe Bleue sarrta tout court. On ouvrit, et aussitt on vit entrer deux cavaliers, qui, mettant lpe la main, couru-rent droit la Barbe Bleue.

    Il reconnut que ctait les frres de sa femme, lun dragon et lautre mousquetaire, de sorte quil senfuit aussitt pour se sauver ; mais les deux frres le poursuivirent de si prs, quils lattraprent avant quil pt gagner le perron. Ils lui passrent leur pe au travers du corps et le laissrent mort. La pauvre femme tait presque aussi morte que son mari, et navait pas la force de se lever pour embrasser ses frres.

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  • Il se trouva que la Barbe Bleue navait point dhritiers, et quainsi sa femme demeura matresse de tous ses biens. Elle en employa une partie marier sa sur Anne avec un jeune gentil-homme, dont elle tait aime depuis longtemps ; une autre par-

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  • tie acheter des charges de capitaine ses deux frres, et le reste se marier elle-mme un fort honnte homme, qui lui fit oublier le mauvais temps quelle avait pass avec la Barbe Bleue.

    Moralit

    La curiosit, malgr tous ses attraits, Cote souvent bien des regrets ;

    On en voit tous les jours mille exemples paratre. Cest, nen dplaise au sexe, un plaisir bien lger ;

    Ds quon le prend, il cesse dtre, Et toujours il cote trop cher.

    Autre moralit

    Pour peu quon ait lesprit sens, Et que du monde on sache le grimoire, On voit bientt que cette histoire

    Est un conte du temps pass ; Il nest plus dpoux si terrible,

    Ni qui demande limpossible, Ft-il malcontent et jaloux,

    Prs de sa femme on le voit filer doux ; Et de quelque couleur que sa barbe puisse tre, On a peine juger qui des deux est le matre.

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  • LE MATRE CHAT

    OU

    LE CHAT BOTT

    Un meunier ne laissa pour tous biens, trois enfants quil avait, que son moulin, son ne, et son chat. Les partages furent bientt faits ; ni le notaire, ni le procureur ny furent point appe-ls.

    Ils auraient eu bientt mang tout le pauvre patrimoine. Lan eut le moulin, le second eut lne, et le plus jeune neut que le chat.

    Ce dernier ne pouvait se consoler davoir un si pauvre lot : Mes frres, disait-il, pourront gagner leur vie honntement en se mettant ensemble ; pour moi, lorsque jaurai mang mon

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  • chat, et que je me serai fait un manchon de sa peau, il faudra que je meure de faim.

    Le chat qui entendait ce discours, mais qui nen fit pas semblant, lui dit dun air pos et srieux : Ne vous affligez point, mon matre ; vous navez qu me donner un sac et me faire faire une paire de bottes pour aller dans les broussailles, et vous verrez que vous ntes pas si mal partag que vous croyez.

    Quoique le matre du chat ne ft pas grand fond l-dessus, il lui avait vu faire tant de tours de souplesse pour prendre des rats et des souris, comme quand il se pendait par les pieds ou quil se cachait dans la farine pour faire le mort, quil ne dses-pra pas den tre secouru dans sa misre.

    Lorsque le chat eut ce quil avait demand, il se botta bra-vement, et, mettant son sac son cou, il en prit les cordons avec ses deux pattes de devant et sen alla dans une garenne o il y avait grand nombre de lapins. Il mit du son et des lacerons dans son sac, et, stendant comme sil et t mort, il attendit que quelque jeune lapin, peu instruit encore des ruses de ce monde, vnt se fourrer dans son sac pour manger ce quil y avait mis.

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  • peine fut-il couch quil eut contentement ; un jeune tourdi de lapin entra dans son sac, et le matre chat tirant aus-sitt les cordons le prit et le tua sans misricorde.

    Tout glorieux de sa proie, il sen alla chez le roi et demanda lui parler. On le fit monter lappartement de Sa Majest, o, tant entr, il fit une grande rvrence au roi et lui dit : Voil, sire, un lapin de garenne que M. le marquis de Carabas (ctait le nom quil lui prit en gr de donner son matre), ma charg de vous prsenter de sa part. Dis ton matre, rpondit le roi, que je le remercie, et quil me fait plaisir.

    Une autre fois, il alla se cacher dans un bl, tenant toujours son sac ouvert, et, lorsque deux perdrix y furent entres, il tira les cordons, et les prit toutes deux. Il alla ensuite les prsenter au roi, comme il avait fait du lapin de garenne. Le roi reut en-core avec plaisir les deux perdrix, et lui fit donner pourboire.

    Le chat continua ainsi, pendant deux ou trois mois, por-ter de temps en temps au roi du gibier de la chasse de son matre. Un jour quil sut que le roi devait aller la promenade sur le bord de la rivire avec sa fille, la plus belle princesse du monde, il dit son matre : Si vous voulez suivre mon conseil, votre fortune est faite : vous navez qu vous baigner dans la ri-vire lendroit que je vous montrerai, et ensuite me laisser faire.

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  • Le marquis de Carabas fit ce que son chat lui conseillait, sans savoir quoi cela serait bon. Dans le temps quil se bai-gnait, le roi vint passer, et le chat se mit crier de toute sa force :

    Au secours ! au secours ! voil monsieur le marquis de Carabas qui se noie !

    ce cri le roi mit la tte la portire, et, reconnaissant le chat qui lui avait apport tant de fois du gibier, il ordonna ses gardes quon allt vite au secours de monsieur le marquis de Ca-rabas.

    Pendant quon retirait le pauvre marquis de la rivire, le chat sapprocha du carrosse et dit au roi que, dans le temps que son matre se baignait, il tait venu des voleurs qui avaient em-port ses habits, quoiquil et cri au voleur ! de toute sa force : le drle les avait cachs sous une grosse pierre.

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  • Le roi ordonna aussitt aux officiers de sa garde-robe daller qurir un de ses plus beaux habits pour M. le marquis de Carabas. Le roi lui fit mille caresses, et, comme les beaux habits quon venait de lui donner relevaient sa bonne mine (car il tait beau et bien fait de sa personne), la fille du roi le trouva fort son gr, et le marquis de Carabas ne lui eut pas jet deux ou trois regards fort respectueux, et un peu tendres, quelle en de-vint amoureuse la folie.

    Le roi voulut quil montt dans son carrosse, et quil ft de la promenade. Le chat, ravi de voir que son dessein commenait russir, prit les devants, et ayant rencontr des paysans qui fauchaient un pr, il leur dit : Bonnes gens qui fauchez, si vous ne dites au roi que le pr que vous fauchez appartient mon-sieur le marquis de Carabas, vous serez tous hachs menu comme chair pt.

    Le roi ne manqua pas demander aux faucheurs qui tait ce pr quils fauchaient : Cest M. le marquis de Carabas, dirent-ils tous ensemble, car la menace du chat leur avait fait peur.

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  • Vous avez l un bel hritage, dit le roi au marquis de Ca-rabas. Vous voyez, sire, rpondit le marquis ; cest un pr qui ne manque point de rapporter abondamment toutes les an-nes.

    Le matre chat, qui allait toujours devant, rencontra des moissonneurs, et leur dit : Bonnes gens qui moissonnez, si vous ne dites que tous ces bls appartiennent M. le marquis de Carabas, vous serez tous hachs menu comme chair pt. Le roi, qui passa un moment aprs, voulut savoir qui apparte-naient tous les bls quil voyait. Cest M. le marquis de Cara-bas, rpondirent les moissonneurs, et le roi sen rjouit encore avec le marquis. Le chat, qui allait devant le carrosse, disait tou-jours la mme chose tous ceux quil rencontrait, et le roi tait tonn des grands biens de M. le marquis de Carabas.

    Le matre chat arriva enfin dans un beau chteau, dont le matre tait un ogre, le plus riche quon ait jamais vu ; car toutes

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  • les terres par o le roi avait pass taient de la dpendance de ce chteau.

    Le chat, qui eut soin de sinformer qui tait cet ogre, et ce quil savait faire, demanda lui parler, disant quil navait pas voulu passer si prs de son chteau, sans avoir lhonneur de lui faire la rvrence.

    Logre le reut aussi civilement que le peut un ogre, et le fit reposer. On ma assur, dit le chat, que vous aviez le don de

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  • vous changer en toute sorte danimaux ; que vous pouviez par exemple vous transformer en lion, en lphant ? Cela est vrai, rpondit logre brusquement, et pour vous le montrer, vous mallez voir devenir lion. Le chat fut si effray de voir un lion devant lui, quil gagna aussitt les gouttires, non sans peine et sans pril, cause de ses bottes qui ne valaient rien pour mar-cher sur les tuiles.

    Quelques temps aprs, le chat, ayant vu que logre avait quitt sa premire forme, descendit et avoua quil avait eu bien peur. On ma assur encore, dit le chat, mais je ne saurais le croire, que vous aviez aussi le pouvoir de prendre la forme des plus petits animaux, par exemple, de vous changer en un rat, en une souris ; je vous avoue que je tiens cela tout fait impossible. Impossible ? reprit logre, vous allez voir, et en mme temps il se changea en une souris, qui se mit courir sur le plancher. Le chat ne leut pas plus tt aperue quil se jeta dessus, et la mangea.

    Cependant le roi, qui vit en passant le beau chteau de logre, voulut entrer dedans. Le chat, qui entendit le bruit du carrosse qui passait sur le pont-levis, courut au-devant et dit au roi : Votre Majest soit la bienvenue dans le chteau de mon-sieur le marquis de Carabas. Comment, monsieur le marquis, scria le roi, ce chteau est encore vous ! Il ne se peut rien de plus beau que cette cour et que tous ces btiments qui lenviron-nent ; voyons-les dedans, sil vous plat.

    Le marquis donna la main la jeune princesse, et suivant le roi, qui montait le premier, ils entrrent dans une grande salle, o ils trouvrent une magnifique collation que logre avait

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  • fait prparer pour ses amis qui le devaient venir voir ce mme jour-l, mais qui navaient pas os entrer, sachant que le roi y tait. Le roi charm des bonnes qualits de monsieur le marquis de Carabas, de mme que sa fille qui en tait folle, et voyant les grands biens quil possdait, lui dit, aprs avoir bu cinq ou six coups : Il ne tiendra qu vous, monsieur le marquis, que vous ne soyez mon gendre. Le marquis, faisant de grandes rv-rences, accepta lhonneur que lui faisait le roi, et, ds le mme jour, il pousa la princesse. Le chat devint grand seigneur et ne courut plus aprs les souris que pour se divertir.

    Moralit

    Quelque grand soit lavantage De jouir dun riche hritage Venant nous de pre en fils, Aux jeunes gens pour lordinaire, Lindustrie et le savoir-faire Valent mieux que des biens acquis.

    Autre moralit

    Si le fils dun meunier, avec tant de vitesse, Gagne le cur dune princesse,

    Et sen fait regarder avec des yeux mourants, Cest que lhabit, la mine et la jeunesse,

    Pour inspirer de la tendresse, Nen sont pas des moyens toujours indiffrents.

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  • LES FES

    Il tait une fois une veuve qui avait deux filles : lane lui ressemblait si fort dhumeur et de visage que, qui la voyait, voyait la mre. Elles taient toutes deux si dsagrables et si or-gueilleuses quon ne pouvait vivre avec elles. La cadette, qui tait le vrai portrait de son pre pour la douceur et lhonntet, tait avec cela une des plus belles filles quon et su voir. Comme on aime naturellement son semblable, cette mre tait folle de sa fille ane, et, en mme temps, avait une aversion ef-froyable pour la cadette. Elle la faisait manger la cuisine et travailler sans cesse.

    Il fallait, entre autre chose, que cette pauvre enfant allt, deux fois le jour, puiser de leau une grande demi-lieue du lo-gis, et quelle en rapportt plein une grande cruche. Un jour

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  • quelle tait cette fontaine, il vint elle une pauvre femme qui la pria de lui donner boire.

    Oui-d, ma bonne mre, dit cette belle fille ; et, rinant aussitt sa cruche, elle puisa de leau au plus bel endroit de la fontaine et la lui prsenta, soutenant toujours la cruche afin quelle bt plus aisment. La bonne femme, ayant bu, lui dit :

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  • Vous tes si belle, si bonne, et si honnte, que je ne puis mempcher de vous faire un don (car ctait une fe qui avait pris la forme dune pauvre femme de village, pour voir jusquo irait lhonntet de cette jeune fille). Je vous donne pour don, poursuivit la fe, qu chaque parole que vous direz, il vous sor-tira de la bouche ou une fleur ou une pierre prcieuse.

    Lorsque cette belle fille arriva au logis, sa mre la gronda de revenir si tard de la fontaine. Je vous demande pardon, ma mre, dit cette pauvre fille, davoir tard si longtemps ; et, en disant ces mots, il lui sortit de la bouche deux roses, deux perles et deux gros diamants. Que vois-je l ? dit sa mre toute ton-ne ; je crois quil lui sort de la bouche des perles et des dia-mants. Do vient cela, ma fille ?

    Ce fut l la premire fois quelle lappela sa fille.

    La pauvre enfant lui raconta navement tout ce qui lui tait arriv, non sans jeter une infinit de diamants. Vraiment, dit la mre, il faut que jy envoie ma fille. Tenez, Fanchon, voyez ce qui sort de la bouche de votre sur quand elle parle ; ne seriez-vous pas bien aise davoir le mme don ? Vous navez qu aller puiser de leau la fontaine, et quand une pauvre femme vous demandera boire, lui en donner bien honntement. Il me ferait beau voir, rpondit la brutale, aller la fontaine. Je veux que vous y alliez, reprit la mre, et tout lheure.

    Elle y alla, mais toujours en grondant. Elle prit le plus beau flacon dargent qui ft dans le logis. Elle ne fut pas plus tt arri-ve la fontaine quelle vit sortir du bois une dame magnifi-quement vtue, qui vint lui demander boire.

    Ctait la mme fe qui avait apparu sa sur, mais qui avait pris lair et les habits dune princesse, pour voir jusquo irait la malhonntet de cette fille. Est-ce que je suis ici venue, lui dit cette brutale orgueilleuse, pour vous donner boire ? Justement jai apport un flacon dargent tout exprs pour don-ner boire madame ! jen suis davis : buvez mme, si vous

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  • voulez. Vous ntes gure honnte, reprit la fe, sans se mettre en colre. Eh bien ! puisque vous tes si peu obligeante, je vous donne pour don qu chaque parole que vous direz il vous sortira de la bouche ou un serpent ou un crapaud.

    Dabord que sa mre laperut, elle lui cria : Eh bien ! ma fille ? Eh bien ! ma mre ? lui rpondit la brutale, en jetant deux vipres, et deux crapauds. ciel ! scria la mre, que vois-je l ? Cest sa sur qui en est cause, elle me le paiera ; et aussitt elle courut pour la battre. La pauvre enfant senfuit et alla se sauver dans la fort prochaine. Le fils du roi, qui revenait de la chasse, la rencontra, et, la voyant si belle, lui demanda ce quelle faisait l toute seule, et ce quelle avait pleurer. H-las ! monsieur, cest ma mre qui ma chasse du logis.

    Le fils du roi, qui vit sortir de sa bouche cinq ou six perles, et autant de diamants, la pria de lui dire do cela lui venait. Elle lui conta toute son aventure. Le fils du roi en devint amoureux, et, considrant quun tel don valait mieux que tout ce quon pouvait donner en mariage un autre, lemmena au palais du roi son pre, o il lpousa.

    Pour sa sur, elle se fit tant har que sa propre mre la chassa de chez elle ; et la malheureuse, aprs avoir bien couru, sans trouver personne qui voult la recevoir, alla mourir au coin dun bois.

    Moralit

    Lhonntet cote des soins, Et veut un peu de complaisance, Mais tt ou tard elle a sa rcompense,

    Et souvent dans le temps quon y pense le moins.

    Autre moralit

    Les diamants et les pistoles,

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  • Peuvent beaucoup sur les esprits ; Cependant les douces paroles

    Ont encor plus de force et sont dun plus grand prix.

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  • CENDRILLON

    OU

    LA PETITE PANTOUFLE DE VERRE

    Il tait une fois un gentilhomme qui pousa, en secondes noces, une femme, la plus hautaine et la plus fire quon et ja-mais vue. Elle avait deux filles de son humeur et qui lui ressem-blaient en toutes choses. Le mari avait, de son ct, une jeune fille dune douceur et dune bont sans exemple : elle tenait cela de sa mre, qui tait la meilleure personne du monde.

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  • Les noces ne furent pas plus tt faites, que la belle-mre fit clater sa mauvaise humeur ; elle ne put souffrir les belles quali-ts de cette jeune enfant, qui rendaient ses filles encore plus hassables. Elle la chargea des plus viles occupations de la mai-son : ctait elle qui nettoyait la vaisselle et les montes, qui frot-tait la chambre de madame, et de mesdemoiselles ses filles ; elle couchait tout au haut de la maison, dans un grenier, sur une mchante paillasse, pendant que ses surs taient dans des chambres parquetes, o elles avaient des lits les plus la mode, des miroirs o elles se voyaient depuis les pieds jusqu la tte. La pauvre fille souffrait tout avec patience, et nosait sen plaindre son pre qui laurait gronde, parce que sa femme le gouvernait entirement.

    Lorsquelle avait fait son ouvrage, elle sallait mettre au coin de la chemine, et sasseoir dans les cendres, ce qui faisait quon lappelait communment dans le logis Cucendron. La ca-dette, qui ntait pas si malhonnte que son ane, lappelait

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  • Cendrillon. Cependant Cendrillon, avec ses mchants habits, ne laissait pas dtre cent fois plus belle que ses surs, quoique v-tues trs magnifiquement.

    Il arriva que le fils du roi donna un bal, et quil en pria toutes les personnes de qualit. Nos deux demoiselles en furent aussi pries, car elles faisaient grande figure dans le pays. Les voil bien aises et bien occupes choisir les habits et les coif-fures qui leur siraient le mieux. Nouvelle peine pour Cendril-lon, car ctait elle qui repassait le linge de ses surs et qui go-dronnait leurs manchettes. On ne parlait que de la manire dont on shabillerait. Moi, dit lane, je mettrai mon habit de ve-lours rouge et ma garniture dAngleterre. Moi, dit la cadette, je naurai que ma jupe ordinaire ; mais en rcompense, je met-trai mon manteau fleurs dor et ma barrire de diamants, qui nest pas des plus indiffrentes.

    On envoya qurir la bonne coiffeuse, pour dresser les cor-nettes deux rangs, et on fit acheter des mouches de la bonne faiseuse. Elles appelrent Cendrillon pour lui demander son avis, car elle avait le got bon. Cendrillon les conseilla le mieux

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  • du monde, et soffrit mme les coiffer ; ce quelles voulurent bien.

    En les coiffant, elles lui disaient : Cendrillon, serais-tu bien aise daller au bal ? Hlas, mesdemoiselles, vous vous moquez de moi, ce nest pas l ce quil me faut. Tu as raison, on rirait bien si on voyait un Cucendron aller au bal.

    Une autre que Cendrillon les aurait coiffes de travers ; mais elle tait bonne, et elle les coiffa parfaitement bien. Elles furent prs de deux jours sans manger, tant elles taient trans-portes de joie. On rompit plus de douze lacets force de les serrer pour leur rendre la taille plus menue, et elles taient tou-jours devant leur miroir.

    Enfin lheureux jour arriva ; on partit, et Cendrillon les sui-vit des yeux le plus longtemps quelle put. Lorsquelle ne les vit plus, elle se mit pleurer. Sa marraine, qui la vit toute en pleurs, lui demanda ce quelle avait. Je voudrais bien je vou-drais bien Elle pleurait si fort quelle ne put achever. Sa marraine, qui tait fe, lui dit : Tu voudrais bien aller au bal, nest-ce pas ? Hlas oui, dit Cendrillon en soupirant. Eh bien ! seras-tu bonne fille ? dit sa marraine ; je ty ferai aller Elle la mena dans sa chambre, et lui dit : Va dans le jardin et apporte-moi une citrouille.

    Cendrillon alla aussitt cueillir la plus belle quelle put trouver, et la porta sa marraine, ne pouvant deviner comment cette citrouille la pourrait faire aller au bal. Sa marraine la creu-sa, et, nayant laiss que lcorce, la frappa de sa baguette, et la citrouille fut aussitt change en un beau carrosse tout dor.

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  • Ensuite elle alla regarder dans la souricire, o elle trouva six souris toutes en vie. Elle dit Cendrillon de lever un peu la trappe de la souricire, et, chaque souris qui sortait, elle lui donnait un coup de sa baguette, et la souris tait aussitt chan-ge en un beau cheval : ce qui fit un bel attelage de six chevaux, dun beau gris de souris pommel.

    Comme elle tait en peine de quoi elle ferait un cocher : Je vais voir, dit Cendrillon, sil ny a point quelque rat dans la ratire, nous en ferons un cocher. Tu as raison, dit sa mar-raine, va voir. Cendrillon lui apporta la ratire, o il y avait trois gros rats. La fe en prit un dentre les trois, cause de sa matresse barbe, et layant touch, il fut chang en un gros co-cher, qui avait une des plus belles moustaches quon ait jamais vues. Ensuite elle lui dit : Va dans le jardin, tu y trouveras six lzards derrire larrosoir, apporte-les-moi. Elle ne les eut pas plus tt apports que la marraine les changea en six laquais, qui montrent aussitt derrire le carrosse avec leurs habits cha-marrs, et qui sy tenaient attachs, comme sils neussent fait autre chose toute leur vie.

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  • La fe dit alors Cendrillon : Eh bien ! voil de quoi aller au bal : nes-tu pas bien aise ? Oui, mais est-ce que jirai comme cela avec mes vilains habits ? Sa marraine ne fit que la toucher avec sa baguette, et en mme temps ses habits furent changs en des habits dor et dargent, tout chamarrs de pierre-ries ; elle lui donna ensuite une paire de pantoufles de verre, les plus jolies du monde. Quand elle fut ainsi pare, elle monta en carrosse ; mais sa marraine lui recommanda sur toutes choses de ne pas passer minuit, lavertissant que si elle demeurait au bal un moment davantage, son carrosse redeviendrait citrouille, ses chevaux des souris, ses laquais des lzards, et que ses vieux habits reprendraient leur premire forme.

    Elle promit sa marraine quelle ne manquerait pas de sor-tir du bal avant minuit. Elle part, ne se sentant pas de joie. Le fils du roi, quon alla avertir quil venait darriver une grande princesse quon ne connaissait point, courut la recevoir ; il lui donna la main la descente du carrosse, et la mena dans la salle o tait la compagnie.

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  • Il se fit alors un grand silence ; on cessa de danser, et les violons ne jourent plus, tant on tait attentif contempler les grandes beauts de cette inconnue. On nentendait quun bruit confus : Ah ! quelle est belle ! Le roi mme, tout vieux quil tait, ne laissait pas de la regarder et de dire tout bas la reine quil y avait longtemps quil navait vu une si belle et si aimable per-sonne. Toutes les dames taient attentives considrer sa coif-fure et ses habits, pour en avoir ds le lendemain de semblables, pourvu quil se trouvt des toffes assez belles, et des ouvriers assez habiles.

    Le fils du roi la mit la place la plus honorable, et ensuite la prit pour la mener danser. Elle dansa avec tant de grce, quon ladmira encore davantage. On apporta une fort belle col-lation, dont le jeune prince ne mangea point, tant il tait occup la considrer. Elle alla sasseoir auprs de ses surs et leur fit mille honntets ; elle leur fit part des oranges et des citrons

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  • que le prince lui avait donns ; ce qui les tonna fort, car elles ne la connaissaient point.

    Lorsquelles causaient ainsi, Cendrillon entendit sonner onze heures trois quarts ; elle fit aussitt une grande rvrence la compagnie, et sen alla le plus vite quelle put. Ds quelle fut arrive, elle alla trouver sa marraine, et aprs lavoir remercie, elle lui dit quelle souhaiterait bien aller encore le lendemain au bal, parce que le fils du roi len avait prie. Comme elle tait oc-cupe raconter sa marraine tout ce qui stait pass au bal, les deux surs heurtrent la porte, Cendrillon leur alla ouvrir. Que vous tes longtemps revenir ! leur dit-elle en billant, en se frottant les yeux, et en stendant comme si elle net fait que de se rveiller ; elle navait cependant pas eu envie de dor-mir depuis quelles staient quittes. Si tu tais venue au bal, lui dit une de ses surs, tu ne ty serais pas ennuye : il y est ve-nu la plus belle princesse, la plus belle quon puisse jamais voir ; elle nous a fait mille civilits ; elle nous a donn des oranges et des citrons.

    Cendrillon ne se sentait pas de joie : elle leur demanda le nom de cette princesse ; mais elles lui rpondirent quon ne la connaissait pas, que le fils du roi en tait fort en peine, et quil donnerait toute chose au monde pour savoir qui elle tait. Cen-drillon sourit et leur dit : Elle tait donc bien belle ? Mon Dieu ! que vous tes heureuses ! ne pourrais-je point la voir ? Hlas ! mademoiselle Javotte, prtez-moi votre habit jaune que vous mettez tous les jours. Vraiment, dit mademoiselle Ja-votte, je suis de cet avis ! prtez votre habit un vilain Cucen-dron comme cela ! il faudrait que je fusse bien folle. Cendrillon sattendait bien ce refus, et elle en fut bien aise ; car elle aurait t grandement embarrasse si sa sur et bien voulu lui prter son habit.

    Le lendemain les deux surs furent au bal, et Cendrillon aussi, mais encore plus pare que la premire fois. Le fils du roi fut toujours auprs delle, et ne cessa de lui conter des douceurs. La jeune demoiselle ne sennuyait point, et oublia ce que sa

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  • marraine lui avait recommand ; de sorte quelle entendit son-ner le premier coup de minuit, lorsquelle ne croyait pas quil ft encore onze heures : elle se leva et senfuit aussi lgrement quaurait fait une biche. Le prince la suivit, mais il ne put lattraper. Elle laissa tomber une de ses pantoufles de verre, que le prince ramassa bien soigneusement. Cendrillon arriva chez elle, bien essouffle, sans carrosse, sans laquais, et avec ses m-chants habits ; rien ne lui tant rest de sa magnificence quune de ses petites pantoufles, la pareille de celle quelle avait laiss tomber. On demanda aux gardes de la porte du palais sils navaient point vu sortir une princesse : ils dirent quils navaient vu sortir personne, quune jeune fille fort mal vtue, et qui avait plus lair dune paysanne que dune demoiselle.

    Quand les deux surs revinrent du bal, Cendrillon leur demanda si elles staient encore bien diverties et si la belle dame y avait t ; elles lui dirent que oui, mais quelle stait en-fuie lorsque minuit avait sonn, et si promptement quelle avait laiss tomber une de ses petites pantoufles de verre, la plus jolie du monde ; que le fils du roi lavait ramasse, et quil navait fait que la regarder pendant tout le reste du bal, et quassurment il tait fort amoureux de la belle personne qui appartenait la pe-tite pantoufle.

    Elles dirent vrai ; car, peu de jours aprs, le fils du roi fit publier, son de trompe, quil pouserait celle dont le pied se-rait bien juste la pantoufle. On commena lessayer aux prin-cesses, ensuite aux duchesses, et toute la cour, mais inutile-ment. On lapporta chez les deux surs, qui firent tout leur pos-

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  • sible pour faire entrer leur pied dans la pantoufle, mais elles ne purent en venir bout. Cendrillon qui les regardait, et qui re-connut sa pantoufle, dit en riant :

    Que je voie si elle ne me serait pas bonne ! Ses surs se mi-rent rire et se moquer delle. Le gentilhomme qui faisait lessai de la pantoufle ayant regard attentivement Cendrillon et la trouvant fort belle, dit que cela tait trs juste, et quil avait ordre de lessayer toutes les filles. Il fit asseoir Cendrillon, et approchant la pantoufle de son petit pied, il vit quelle y entrait sans peine, et quelle y tait juste comme de cire. Ltonnement des deux surs fut grand, mais plus grand encore quand Cen-drillon tira de sa poche lautre petite pantoufle quelle mit son pied. L-dessus arriva la marraine, qui ayant donn un coup de sa baguette sur les habits de Cendrillon, les fit devenir encore plus magnifiques que tous les autres.

    Alors ses deux surs la reconnurent pour la belle personne quelles avaient vue au bal. Elles se jetrent ses pieds pour lui

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  • demander pardon de tous les mauvais traitements quelles lui avaient fait souffrir. Cendrillon les releva et leur dit, en les em-brassant, quelle leur pardonnait de bon cur, et quelle les priait de laimer bien toujours. On la mena chez le jeune prince, pare comme elle tait. Il la trouva encore plus belle que jamais, et peu de jours aprs, il lpousa. Cendrillon, qui tait aussi bonne que belle, fit loger ses deux surs au palais, et les maria ds le jour mme deux grands seigneurs de la cour.

    Moralit

    La beaut pour le sexe est un rare trsor ; De ladmirer jamais on ne se lasse ;

    Mais ce quon nomme bonne grce Est sans prix et vaut mieux encor.

    Cest ce qu Cendrillon fit avoir sa marraine, En la dressant, en linstruisant,

    Tant et si bien quelle en fit une reine ; Car ainsi sur ce conte on va moralisant. Belles, ce don vaut mieux que dtre bien coiffes ; Pour engager un cur, pour en venir bout,

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  • La bonne grce est le vrai don des fes ; Sans elle on ne peut rien, avec elle on peut tout.

    Autre moralit

    Cest sans doute un grand avantage Davoir de lesprit, du courage, De la naissance, du bon sens, Et dautres semblables talents, Quon reoit du ciel en partage ; Mais vous aurez beau les avoir,

    Pour votre avancement ce seront choses vaines, Si vous navez, pour les faire valoir,

    Ou des parrains, ou des marraines.

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  • RIQUET LA HOUPPE

    Il tait une fois une reine qui accoucha dun fils si laid et si mal fait, quon douta longtemps sil avait forme humaine. Une fe qui se trouva sa naissance, assura quil ne laisserait pas dtre aimable, parce quil aurait beaucoup desprit : elle ajouta mme quil pourrait, en vertu du don quelle venait de lui faire, donner autant desprit quil en aurait la personne quil aime-rait le mieux.

    Tout cela consola un peu la pauvre reine, qui tait bien af-flige davoir mis au monde un si vilain marmot. Il est vrai que cet enfant ne commena pas plutt parler, quil dit mille jolies choses, et quil avait dans toutes ses actions je ne sais quoi de si spirituel, quon en tait charm. Joubliais de dire quil vint au monde avec une petite houppe de cheveux sur la tte, ce qui fit quon le nomma Riquet la Houppe, car Riquet tait le nom de la famille.

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  • Au bout de sept ou huit ans, la reine dun royaume voisin accoucha de deux filles. La premire qui vint au monde tait plus belle que le jour ; la reine en fut si aise, quon apprhenda que la trop grande joie quelle en avait ne lui ft mal. La mme fe qui avait assist la naissance du petit Riquet la Houppe tait prsente, et, pour modrer la joie de la reine, elle lui dcla-ra que cette petite princesse naurait point desprit, et quelle se-rait aussi stupide quelle tait belle ; cela mortifia beaucoup la reine ; mais elle eut, quelques moments aprs, un bien plus grand chagrin ; car la seconde fille dont elle accoucha se trouva extrmement laide. Ne vous affligez point tant, madame, lui dit la fe, votre fille sera rcompense dailleurs, et elle aura tant desprit, quon ne sapercevra presque pas quil lui manque de la beaut. Dieu le veuille ! rpondit la reine ; mais ny aurait-il point moyen de faire avoir un peu desprit lane, qui est si belle ? Je ne puis rien pour elle, madame, du ct de lesprit, lui dit la fe ; mais je puis tout du ct de la beaut ; et, comme il ny a rien que je ne veuille faire pour votre satisfaction, je vais lui donner pour don de pouvoir rendre beau ou belle la per-sonne qui lui plaira.

    mesure que ces deux princesses devinrent grandes, leurs perfections crrent aussi avec elles, et on ne parlait partout que de la beaut de lane et de lesprit de la cadette. Il est vrai que leurs dfauts augmentrent beaucoup avec lge. La cadette en-laidissait vue dil, et lane devenait plus stupide de jour en jour. Ou elle ne rpondait rien ce quon lui demandait, ou elle disait une sottise. Elle tait avec cela si maladroite quelle net pu ranger quatre porcelaines sur le bord dune chemine sans en casser une, ni boire un verre deau sans en rpandre la moiti sur ses habits.

    Quoique la beaut soit un grand avantage dans une jeune personne, cependant la cadette lemportait presque toujours sur son ane dans toutes les compagnies. Dabord on allait du ct de la plus belle pour la voir et pour ladmirer ; mais bientt aprs on allait celle qui avait le plus desprit, pour lui entendre

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  • dire mille choses agrables ; et on tait tonn quen moins dun quart dheure lane navait plus personne auprs delle, et que tout le monde stait rang autour de la cadette. Lane, quoique fort stupide, le remarqua bien, et elle et donn sans regret toute sa beaut pour avoir la moiti de lesprit de sa sur. La reine, toute sage quelle tait, ne put sempcher de lui repro-cher plusieurs fois sa btise : ce qui pensa faire mourir de dou-leur cette pauvre princesse.

    Un jour quelle stait retire dans un bois pour y plaindre son malheur, elle vit venir elle un petit homme fort laid et fort dsagrable, mais vtu trs magnifiquement. Ctait le jeune prince Riquet la Houppe, qui, tant devenu amoureux delle, sur ses portraits qui couraient par tout le monde, avait quitt le royaume de son pre pour avoir le plaisir de la voir et de lui par-ler. Ravi de la rencontrer ainsi toute seule, il laborde, avec tout le respect et toute la politesse imaginable. Ayant remarqu, aprs lui avoir fait les compliments ordinaires, quelle tait fort mlancolique, il lui dit : Je ne comprends point, madame, comment une personne aussi belle que vous ltes peut tre aus-si triste que vous le paraissez ; car, quoique je puisse me vanter davoir vu une infinit de belles personnes, je puis dire que je nen ai jamais vu dont la beaut approche de la vtre.

    Cela vous plat dire, monsieur, lui rpondit la prin-cesse, et en demeura l. La beaut, reprit Riquet la Houppe, est un si grand avantage quil doit tenir lieu de tout le reste, et quand on le possde, je ne vois pas quil y ait rien qui puisse nous affliger beaucoup. Jaimerais mieux, dit la princesse,

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  • tre aussi laide que vous, et avoir de lesprit, que davoir de la beaut comme jen ai, et tre bte autant que je le suis. Il ny a rien, madame, qui marque davantage quon a de lesprit, que de croire nen pas avoir, et il est de la nature de ce bien-l, que plus on en a, plus on croit en manquer. Je ne sais pas cela, dit la princesse ; mais je sais bien que je suis fort bte, et cest de l que vient le chagrin qui me tue. Si ce nest que cela, madame, qui vous afflige, je puis aisment mettre fin votre douleur. Et comment ferez-vous ? dit la princesse. Jai le pouvoir, ma-dame, dit Riquet la Houppe, de donner de lesprit autant quon en saurait avoir la personne que je dois aimer le plus ; et comme vous tes, madame, cette personne, il ne tiendra qu vous que vous nayez autant desprit quon en peut avoir, pourvu que vous vouliez bien mpouser.

    La princesse demeura toute interdite, et ne rpondit rien. Je vois, reprit Riquet la Houppe, que cette proposition vous fait de la peine, et je ne men tonne pas ; mais je vous donne un an tout entier pour vous y rsoudre. La princesse avait si peu desprit, et en mme temps une si grande envie den avoir, quelle simagina que la fin de cette anne ne viendrait jamais ; de sorte quelle accepta la proposition qui lui tait faite. Elle

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  • neut pas plus tt promis Riquet la Houppe quelle lpouse-rait dans un an, pareil jour, quelle se sentit tout autre quelle ntait auparavant : elle se trouva une facilit incroyable dire tout ce qui lui plaisait, et le dire dune manire fine et aise et naturelle. Elle commena ds ce moment une conversation ga-lante et soutenue avec Riquet la Houppe, o elle brilla dune telle force, que Riquet la Houppe crut lui avoir donn plus desprit quil ne sen tait rserv pour lui-mme.

    Quand elle fut retourne au palais, toute la cour ne savait que penser dun changement si subit et si extraordinaire ; car autant quon lui avait ou dire dimpertinences auparavant, au-tant lui entendait-on dire des choses bien senses et infiniment spirituelles. Toute la cour en eut une joie qui ne se peut imagi-ner ; il ny eut que sa cadette qui nen fut pas bien aise, parce que nayant plus sur son ane lavantage de lesprit, elle ne pa-raissait plus auprs delle quune guenon fort dsagrable.

    Le roi se conduisait par ses avis, et allait mme quelquefois tenir le conseil dans son appartement. Le bruit de ce change-ment stant rpandu, tous les jeunes princes des royaumes voi-sins firent leurs efforts pour sen faire aimer, et presque tous la demandrent en mariage ; mais elle nen trouvait point qui et assez desprit, et elle les coutait tous sans sengager pas un deux. Cependant il en vint un si puissant, si riche, si spirituel et si bien fait, quelle ne put sempcher davoir de la bonne volon-t pour lui. Son pre sen tant aperu, lui dit quil la faisait la matresse sur le choix dun poux, et quelle navait qu se d-clarer. Comme plus on a desprit et plus on a de peine prendre une ferme rsolution sur cette affaire, elle demanda, aprs avoir remerci son pre, quil lui donnt du temps pour y penser.

    Elle alla par hasard se promener dans le mme bois o elle avait trouv Riquet la Houppe, pour rver plus commodment ce quelle avait faire. Dans le temps quelle se promenait, r-vant profondment, elle entendit un bruit sourd sous ses pieds, comme de plusieurs personnes qui vont et viennent et qui agis-

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  • sent. Ayant prt loreille plus attentivement, elle out que lun disait : Apporte-moi cette marmite ; lautre : Donne-moi cette chaudire ; lautre : Mets du bois dans ce feu. La terre souvrit dans le mme temps, et elle vit sous ses pieds comme une grande cuisine pleine de cuisiniers, de marmitons et de toutes sortes dofficiers ncessaires pour faire un festin ma-gnifique. Il en sortit une bande de vingt ou trente rtisseurs, qui allrent se camper dans une alle du bois autour dune table fort longue, et qui tous, la lardoire la main, et la queue de renard sur loreille, se mirent travailler en cadence au son dune chanson harmonieuse.

    La princesse, tonne de ce spectacle, leur demanda pour qui ils travaillaient. Cest, madame, lui rpondit le plus appa-rent de la bande, pour le prince Riquet la Houppe, dont les noces se feront demain. La princesse, encore plus surprise quelle ne lavait t, et se ressouvenant tout coup quil y avait un an pareil jour elle avait promis dpouser le prince Riquet la Houppe, elle pensa tomber de son haut. Ce qui faisait quelle ne sen souvenait pas, cest que, quand elle fit cette promesse, elle tait bte, et quen prenant le nouvel esprit que le prince lui avait donn, elle avait oubli toutes ses sottises.

    Elle neut pas fait trente pas en continuant sa promenade, que Riquet la Houppe se prsenta elle, brave, magnifique, et comme un prince qui va se marier. Vous me voyez, dit-il, ma-dame, exact tenir ma parole, et je ne doute point que vous ne veniez ici pour excuter la vtre et me rendre, en me donnant la main, le plus heureux des hommes.

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  • Je vous avouerai franchement, rpondit la princesse, que je nai pas encore pris ma rsolution l-dessus, et que je ne crois pas pouvoir jamais la prendre telle que vous la souhaitez. Vous mtonnez, madame, lui dit Riquet la Houppe. Je le crois, dit la princesse, et assurment si javais affaire un bru-tal, un homme sans esprit, je me trouverais bien embarrasse. Une princesse na que sa parole, me dirait-il, et il faut que vous mpousiez, puisque vous me lavez promis ; mais, comme celui qui je parle est lhomme du monde qui a le plus desprit, je suis sre quil entendra raison. Vous savez que, quand je ntais quune bte, je ne pouvais nanmoins me rsoudre vous pou-ser ; comment voulez-vous quayant lesprit que vous mavez donn, qui me rend encore plus difficile en gens que je ntais, je prenne aujourdhui une rsolution que je nai pu prendre dans ce temps-l ? Si vous pensiez tout de bon mpouser, vous avez eu grand tort de mter ma btise, et de me faire voir plus clair que je ne voyais.

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  • Si un homme sans esprit, rpondit Riquet la Houppe, serait bien reu, comme vous venez de le dire, vous reprocher votre manque de parole, pourquoi voulez-vous, madame, que je nen use pas de mme, dans une chose o il y va de tout