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  Empire et Multitude : la démocratie selon A ntonio Negri Conférence pour PhiloCité (23 et 25 janvier 2007) 1  Par Anne Herla Remarques préliminaires : - Titre pas tout à fait correct ! J’aurais dû dire : la démocratie selon Negri et Hardt.  Empire et Multitude - Empire (Paris, Exils) et  Multitude, Guerre et démocratie à l’âge de l’Empire (Paris, La Découverte) sont parus en 2000 et 2004. Deux volets d’un même projet de philosophie politique qui vise à apporter un éclairage conceptuel sur la réalité de notre temps et à permettre ainsi de mieux agir sur elle. But : penser l’émancipation à partir des conditions présentes. - Grand succès. Sujet très à la mode aujourd’hui (cf. livres, revues, séminaires,…), très controversé. - Je me centre sur Multitude, car plus axé sur la démocratie. Negri et Hardt - Negri : Né en 1933 à Padoue. Prof de philo à l’université de Padoue (lecteur de Hegel, Marx, Spinoza, Leopardi, Dilthey …) et activiste dans l’opéraïsme italien des années 60. Radical de gauche opposé au PC dans les années 70 (contre le compromis historique entre PC et Democrazia cristiana). « Cerveau » de l’extrême gauche. Accusé de responsabilité morale dans l’assassinat d’Aldo Moro par les brigades rouges en 78. Prison (quatre ans et demi de préventive). Elu député du parti radical italien en 1983. Exil en France. Acquitté pour le meurtre d’Aldo Moro, mais reste condamné par contumace à une peine réduite. Retour en Italie en 1997. Pas d’amnistie. Libération conditionnelle en 2002. Negri n’a jamais cessé de mener en parallèle recherche théorique et engagement politique sur le terrain. Encore très prolifique aujourd’hui. - Hardt : américain de Seattle, ingénieur, docteur en philo (thèse sur Negri et Deleuze), est venu « chercher » Negri pour écrire Empire…(et autres ouvrages communs). 1. Passage de la modernité à la post-modernité  Empire et  Multitude sont deux ouvrages concrets, pratiques, en prise sur la réalité. Negri et Hardt présentent  Empire comme «une boîte à outils de concepts pour théoriser et agir à la  fois dans et  contre l’Empire» 2 . De même,  Multitude se veut un ouvrage à la fois philosophique et pratique : il ne s’agit pas d’énoncer un programme d’action, mais bien de repenser des concepts comme le pouvoir, la résistance, la multitude, la démocratie, afin d’ élaborer les bases conceptuelles d’un nouveau projet de démocratie. Le point de départ de la pensée de Negri et Hardt est le constat de la faillite des grandes catégories politiques modernes (souveraineté nationale, peuple, syndicats, partis de masse…) désormais incapables de rendre compte des évolutions du monde actuel. Il est urgent d’inventer une « nouvelle grammaire du politique » 3 , qui tienne compte du passage de la modernité à la post-modernité. 1  Le texte de cette conférence reprend en partie celui de mon article « Empire et Multitude, livres de chevet des alters », dans Politique. Revue de débats, février 2007. 2  Negri et Hardt,  Empire, Paris, Exils, 2000, page 21.  3  Sous-titre du livre de Negri : Fabrique de porcelaine. Pour une nouvelle grammaire du politique , Paris, Stock, 2006.

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 Empire et Multitude : la démocratie selon Antonio NegriConférence pour PhiloCité (23 et 25 janvier 2007)1 

Par Anne Herla

Remarques préliminaires :

- Titre pas tout à fait correct ! J’aurais dû dire : la démocratie selon Negri et Hardt.

 Empire et Multitude- Empire (Paris, Exils) et Multitude, Guerre et démocratie à l’âge de l’Empire (Paris, La Découverte) sont parusen 2000 et 2004. Deux volets d’un même projet de philosophie politique qui vise à apporter un éclairageconceptuel sur la réalité de notre temps et à permettre ainsi de mieux agir sur elle. But : penser l’émancipation àpartir des conditions présentes.- Grand succès. Sujet très à la mode aujourd’hui (cf. livres, revues, séminaires,…), très controversé.- Je me centre sur Multitude, car plus axé sur la démocratie.

Negri et Hardt- Negri : Né en 1933 à Padoue. Prof de philo à l’université de Padoue (lecteur de Hegel, Marx, Spinoza,Leopardi, Dilthey …) et activiste dans l’opéraïsme italien des années 60. Radical de gauche opposé au PC dansles années 70 (contre le compromis historique entre PC et Democrazia cristiana). « Cerveau » de l’extrêmegauche. Accusé de responsabilité morale dans l’assassinat d’Aldo Moro par les brigades rouges en 78. Prison(quatre ans et demi de préventive). Elu député du parti radical italien en 1983. Exil en France. Acquitté pour lemeurtre d’Aldo Moro, mais reste condamné par contumace à une peine réduite. Retour en Italie en 1997. Pasd’amnistie. Libération conditionnelle en 2002.Negri n’a jamais cessé de mener en parallèle recherche théorique et engagement politique sur le terrain. Encoretrès prolifique aujourd’hui.- Hardt : américain de Seattle, ingénieur, docteur en philo (thèse sur Negri et Deleuze), est venu « chercher »Negri pour écrire Empire…(et autres ouvrages communs).

1. Passage de la modernité à la post-modernité

 Empire et  Multitude sont deux ouvrages concrets, pratiques, en prise sur la réalité. Negri etHardt présentent  Empire comme «une boîte à outils de concepts pour théoriser et agir à la

 fois  dans et   contre l’Empire»2. De même,  Multitude  se veut un ouvrage à la foisphilosophique et pratique : il ne s’agit pas d’énoncer un programme d’action, mais bien derepenser des concepts comme le pouvoir, la résistance, la multitude, la démocratie, afind’ élaborer les bases conceptuelles d’un nouveau projet de démocratie.

Le point de départ de la pensée de Negri et Hardt est le constat de la faillite des grandescatégories politiques modernes (souveraineté nationale, peuple, syndicats, partis de masse…)désormais incapables de rendre compte des évolutions du monde actuel. Il est urgentd’inventer une « nouvelle grammaire du politique »3, qui tienne compte du passage de lamodernité à la post-modernité.

1 Le texte de cette conférence reprend en partie celui de mon article « Empire et Multitude, livres de chevet des

alters », dans Politique. Revue de débats, février 2007.2

 Negri et Hardt,  Empire, Paris, Exils, 2000, page 21. 3 Sous-titre du livre de Negri : Fabrique de porcelaine. Pour une nouvelle grammaire du politique, Paris, Stock,2006.

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Qu’est-ce que la post-modernité ?  De manière négative, cette post-modernité  peut sedéfinir comme époque des  post  et des  sans

4 : le post-nationalisme (déclin du pouvoir des

États nations au profit d’entités supranationales), le post-fordisme (transformations desconditions de travail privilégiant la flexibilité, la mobilité, l’organisation en réseaux), et lepost-syndicalisme (érosion des structures traditionnelles de luttes sociales) désignent en creux

une époque encore en quête d’elle-même ; les sans-papiers, sans-travail, sans-nationalité, sansdomicile fixe,… en constituent les nouvelles figures.

De manière positive, la post-modernité est caractérisée par l’interpénétration del’économique, du politique, du social et du culturel : c’est ce que Negri et Hardt nomment,à la suite de Foucault (mais en le détournant en partie…), le «biopolitique».

Dans une société biopolitique, le pouvoir ne se contente plus de produire un ordre politique,mais transforme en même temps le social, le culturel, et finalement les corps et lesconsciences (les subjectivités), bref la vie elle-même dans toute sa généralité (Bios). N et Hfont référence ici au passage de la société disciplinaire à la société de contrôle 

diagnostiqué par Foucault : dans la société disciplinaires, les coutumes, les habitudes, lespratiques sont générés par des dispositifs institutionnels comme l’usine, l’école, l’univ,l’hôpital, la prison, etc. La société disciplinaire gouverne en définissant le normal et le déviantet en produisant des mécanismes d’exclusion et d’intégration. Dans la société de contrôle, lesmécanismes de maîtrise sont de plus en plus immanents au champ social tout entier, diffusésdans les cerveaux et les corps des citoyens. Les comportements d’intégration et d’exclusionsociale propres au pouvoir sont de plus en plus intériorisés par les sujets. Intensification desappareils normalisants, mais ceux-ci s’étendent bien au delà des institutions sociales, par desréseaux souples, modulables.

Mais dans une société biopolitique, la production économique a elle aussi directement prisesur l’ensemble de la vie sociale : elle produit non seulement des biens matériels, mais aussides biens culturels, des affects, des modes d’existence, qui influent directement sur la vie desindividus. Les forces productives ont donc elles aussi une énorme puissance, un potentielrévolutionnaire.L’aspect « biopolitique » de la post-modernité a donc deux visages : le «biopouvoir», qui enest la face sombre : c’est le pouvoir transcendant qui modèle la vie et lui impose un ordre à lamanière d’une autorité souveraine ; et le biopolitique, face lumineuse, qui est cette forceimmanente au social qui crée des relations et des formes de vie à travers une productioncoopérative. Développons ce deuxième aspect, qui est celui qui intéresse le plus N et H.

Pour mieux comprendre le caractère biopolitique de la post-modernité, il faut se pencher uninstant sur les changements survenus dans le travail ces trente dernières années. Alors que letravail industriel a occupé le devant de la scène aux XIXe et XXe siècles, c’est aujourd’hui le

 travail immatériel  – travail qui produit avant tout des biens immatériels tels que du savoir, del’information, de la communication, des relations, des émotions – qui se trouve en positionhégémonique. Cela ne signifie pas que la plupart des gens travaillent dans les secteurs dits«immatériels» (communication, culture, services…), mais que cette forme de travail imposeune tendance aux autres formes de travail et à la société toute entière. Quelle est cettetendance ? Le travail immatériel est le travail biopolitique  par excellence, puisqu’il ne secontente pas de créer des biens matériels, mais produit aussi des relations et la vie sociale elle-

 4 Cf. Entretien avec Antonio Negri en DVD : Toni Negri. Des années de plomb à «l’Empire», de Pierre-AndréBoutang et Annie Chevallay, Editions Montparnasse, 2004. 

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même. Ses modes de fonctionnement principaux sont l’information, la communication, lacoopération. Son organisation est typiquement post-fordiste : mettant l’accent sur laflexibilité du temps de travail et la mobilité (au risque d’une certaine précarité), il fonctionneen plus petites unités décentrées qui collaborent sous la forme du réseau réparti. Ce sont cescaractéristiques qui tendent à s’étendre à toutes les formes de production et de vie sociale,

phénomène qui constitue, aux yeux de Hardt et de Negri, une véritable transformationanthropologique.

Enfin, outre les transformations du travail et de la souveraineté (devenus tous deux« biopolitiques ») qui affectent profondément la vie des individus, une troisièmetransformation essentielle crée une césure radicale avec la modernité. Elle s’est produite auniveau de l’espace cette fois, avec le phénomène de la globalisation. La mondialisationn’entraîne pas la fin des Etats-nations mais oblige à penser toute politique, y comprisnationale, à l’échelle du monde, et rend ainsi caduques de nombreux concepts et instrumentsd’analyses qui fonctionnaient correctement durant la modernité. Les Etats restentfondamentaux, mais ils sont reconfigurés entièrement dans un contexte global (ils se

contentent de seconder le Pouvoir global).

Epoque de l’économie immatérielle (= de l’information, de la communication, de lacoopération, de l’organisation en réseau, de la créativité,…), du biopolitique (intrication del’économique, du politique, du culturel et du social), de la mondialisation (impossibilitéd’échapper au caractère global du politique), la post-modernité nous force à revoir noscadres d’analyse. Negri et Hardt ont l’ambition de fournir les armes conceptuelles pourpenser l’exploitation et l’émancipation aujourd’hui (nb : même si le schéma marxiste esttoujours de rigueur… N et H s’en revendiquent explicitement : il s’agit de « réactiver le projetpolitique de la lutte des classes tel qu’il est pensé par Marx »).

2. Multitude

Negri et Hardt tentent d’identifier le nouveau sujet politique adapté à la post-modernité (toutcomme Marx désignait le prolétariat comme nouveau sujet politique : en le désignant et en ledéfinissant, il visait aussi à créer une réalité). Ce nouveau sujet politique est nommé

 multitude.

Ce concept est entièrement ouvert et inclusif . Contrairement à celui de classe ouvrière, quiexcluait les autres classes sociales, la multitude concerne en droit chacun de nous : tous les

travailleurs tous secteurs confondus, mais aussi tous les pauvres (chômeurs, sans domicilefixe, non salariés, migrants…,) car le concept de «travail» prend ici le sens de productionsociale au sens large. Tous ces « travailleurs » partagent un devenir commun.Les pauvres expriment une richesse et une productivité fabuleuse (biodiversité, productivitédans le langage, migrants…). Ils sont les victimes de l’ordre global, mais aussi des agentsactifs et puissants, riches de leurs savoirs et de leurs pouvoirs de création. Ils sont intégrésdans les circuits de la production sociale et biopolitique (cf. prestations de services,agriculture, vastes dynamiques migratoires…), participent à la condition commune etprennent donc potentiellement part à la multitude. Nb : les syndicats traditionnels sontdépassés. Cf. Piqueteros, intermittents, … Nouveaux syndicats = expression organisée de lamultitude dans toute son amplitude.

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On peut donc concevoir la multitude  comme « l’ensemble de ceux qui travaillent sous la

tutelle du capital et donc, potentiellement, comme la classe de ceux qui refusent la domination

du capital »5 La multitude est composée en puissance de toutes les figures de la production

sociale (en puissance seulement car nous verrons plus loin que ce sont les luttes politiques quicréent la réalité empirique de la multitude : c’est par des actes de résistance collective qu’on

appartient à cette « classe sociale » qu’est la multitude) ; elle est nécessairement «globale»,s’étendant à toute la planète sans barrières de classes, de professions, de nationalité, etc.

Elle emprunte sa forme  au travail immatériel : elle s’organise en réseaux, à travers desrelations coopératives, sans transcendance ni centre. Contrairement au peuple, qui esttoujours pensé dans la tradition philosophique comme une réduction du multiple à l’un, etdonc comme unification et identité à soi, la multitude est un ensemble de singularitésconservant leurs différences et néanmoins capables de penser et d’agir en commun , sansla moindre médiation. Elle est un « réseau ouvert et expansif dans lequel toutes les différences

 peuvent s’exprimer librement et au même titre, un réseau qui permet de travailler et de vivre

en commun »6.

Contrairement à la foule  –fragmentée, incohérente, anarchique – et à la masse  –indifférenciée, passive, manipulable – la multitude est capable de s’auto-organiser, de résisteret de créer collectivement du commun (connaissances, info, réseaux de communication,relations sociales coopératives, etc.).

Les nouvelles conditions communes des « travailleurs » née de l’hégémonie du travailimmatériel (l’informatisation, la communication, la coopération, l’organisation en réseaux, laflexibilité, la mobilité, la créativité, l’inventivité) ne font qu’accroître la puissance  de lamultitude, la rendant ainsi toujours plus menaçante pour ceux qui l’exploitent.D’autant plus que cette multitude manifeste en outre un profond désir de démocratie authentiquement universelle, fondée sur des relations d’égalité et de liberté. Ce désir estvisible dans les luttes qu’elle mène un peu partout dans le monde pour se libérer del’oppression et de l’exploitation.

Car s’il y a un nouveau sujet politique à la post-modernité, il y a un nouvel adversaire :l’Empire.

3. Empire

Pour Negri et Hardt, la multitude est toujours première, elle est le fondement ontologiquede toute société et c’est elle qui entraîne les mutations économiques, politiques, sociales.

L’Empire n’est dès lors que la réaction du biopouvoir aux transformations du travail et desrelations sociales inventées par la multitude. C’est ce pouvoir qui doit d’adapter sans cesse.Face à cette nouvelle poussée démocratique de la multitude qui tend à s’organiser de manièrede plus en plus autonome, le pouvoir prend lui-même la forme d’un réseau diffus pour tâcherde conserver la mainmise sur la production biopolitique.Il doit muter et se mondialiser, en se répartissant, sur trois niveaux, entre de grandes sociétésprivées (entreprises multinationales < lex mercatoria), quelques grands États-nations (<accords multilatéraux Ex. OMC) et une série d’organisations supranationales telles quel’ONU, le FMI, la Banque mondiale et autres ONG, qui défendent ensemble un ordre libéralpour le marché capitaliste global… Les «sommets» (Seattle, Gênes, Davos …) lors desquels

5

 Negri et Hardt, Multitude. Guerre et démocratie à l’âge de l’Empire, Paris, La Découverte, p. 132 (abrégé en Multitude). 6  Multitude, p. 7.

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se décident les grandes lignes de force de cet ordre mondial constituent l’emblème del’Empire. L’Empire est à la fois politique et économique : les deux sont intimement liés dansla post-modernité. Il y a donc parfaite complicité entre le pouvoir et le capital : les éliteséconomiques, bureaucratiques, financières qui se réunissent à Davos sont de mèche etrelativement interchangeables entre elles ; elles font partie d’un même « monde ».

Dans ce monde, les États-Unis occupent bien sûr une position particulière : en tant qu’État leplus puissant militairement, il n’a pas à obéir. Cette «exception américaine» n’entraînepourtant pas que les États-Unis puissent «jouer perso» : eux, comme tous les autres, sontcontraints de s’allier à d’autres nations et à d’autres entités supranationales pour tenter deconserver une place dominante dans l’Empire. Pour faire face à un ennemi tout aussi global etdiffus qu’il l’est lui-même, l’Empire doit nécessairement être multilatéral  et s’organiser enstructure complexe articulée en réseaux. « Le pouvoir en réseau est la seule forme de pouvoir

aujourd’hui capable de produire et de maintenir l’ordre»7.

La définition de l’Empire est tout aussi large et inclusive que celle de la multitude, mais on le

reconnaît à sa capacité à mettre de l’ordre dans l’horizon global en déterminant deshiérarchies. L’Empire, nouvelle forme de souveraineté globale, cherche à conserver à toutprix sa domination, quand bien même celle-ci se voit de plus en plus contestée.

4. Résistances (nouvelle logique des luttes).

Pour se maintenir, l’Empire est en effet contraint de mener une guerre totale à travers un «état

 d’exception permanent».  La post-modernité est ainsi caractérisée par un état global de

guerre généralisée. C’est le mode de fonctionnement de l’Empire.Durant toute la modernité, la souveraineté est pensée comme ce qui vient mettre un termeaux guerres civiles. La guerre est séparée du politique (comme gestion des conflits sociaux),elle est bannie hors de l’espace civil interne ; la guerre est limitée aux conflits entre entitéssouveraines (enter Etats) : elle est un état d’exception limité.Avec la post-modernité,  le déclin de l’autorité des Etats nations et le passage à l’Empireglobal, l’état d’exception s’est généralisé (contradiction !) et la guerre est devenuepermanente, sorte de guerre civile incessante à l’intérieur de l’Empire, entre l’Empire et ses« ennemis » (=tous ceux qui tentent de déstabiliser les hiérarchies établies par l’Empire).Politique et guerre se confondent : la guerre est devenue le premier principe d’organisationde la société.La guerre prend de nouveaux noms : guerre contre le terrorisme, contre la drogue. Ce sont

des guerres contre des ennemis indéfinis et immatériels ; la guerre est dès lors illimitée d’unpoint de vue spatial et temporel ; elle ne se distingue plus des activités de police (vise à créer,maintenir un ordre social). La guerre et les belligérants sont redéfinis autrement : retour de la« guerre juste » (>< modernité ! : séparation justice – politique, Mal/Bien – politique), du« mal », Etats voyous, etc. Droit d’ingérence, politique d’imposition des droits de l’homme etde la démocratie par en haut, « nation building », etc. Cela va de pair, au niveau national,avec un régime tourné vers une forme presque absolue de contrôle social (perte de libertésindividuelles élémentaires).Le but  de toutes ces guerres est en fait d’établir et de maintenir des positions dedomination relative au sein des hiérarchies du système global.

7  Multitude, p.82 

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Mais la «domination tous azimuts» (= qui couvre tous les spectres du pouvoir) de l’Empirerencontre de sérieuses résistances. Parmi celles-ci, les plus significatives sont le kamikaze – limite ontologique négative du biopouvoir, puisqu’il va jusqu’à sacrifier sa vie même dans lalutte – et la production sociale de la multitude, limite active et positive. Pour Negri et Hardt,c’est avant tout la productivité biopolitique de la multitude  qui rend possibles les

mouvements de résistance contre l’Empire. (biopolitique contre biopouvoir)

Pour comprendre quelles sont aujourd’hui les formes de résistance les plus adaptées (et pourcomprendre comment l’Empire, toujours par réaction, en est venu à ce type de guerre totale),Negri et Hardt retracent la généalogie des mouvements de résistance depuis les armées dupeuple jusqu’aux guérillas puis aux luttes en réseaux d’aujourd’hui pour montrer comment laforme de la résistance / de l’organisation révolutionnaire n’a cessé de devenir plusdémocratique et plus autonome, passant de la structure centralisée, hiérarchisée, unifiée desarmées populaires, à la structure polycentrique et horizontale des guérillas  (ex. guérillacubaine, ou révolution chinoise) (mais qui redevient vite autoritaire et centralisée avec la prisede pouvoir), jusqu’à l’invention de la lutte en réseaux : réseau privé de centre, formé d’une

pluralité irréductible de points nodaux communiquant entre eux, et produisant des relationssociales, des modes de vie, des subjectivités…Ils soulignent cette évolution progressive versla forme du réseau réparti, forme parfaite pour aujourd’hui.

Qqs exemples de ces nouvelles luttes biopolitiques en réseaux :(Luttes anti-appartheid en Afrique du Sud et Intifada (tournant dans la généalogie))Les zapatistes (charnière entre l’ancien modèle de la guérilla et le nouveau modèle du réseaubiopolitique (post-fordisme : internet, communication, organisation réticulaire et horizontale ;ironie >< hiérarchie, autorité ; objectif : changer le monde, pas prendre le pouvoir)Les politiques identitaires : féministes, gays et lesbiens, minorités ethniques. Autonomie,indépendance, préserver sa différence. D’où une nouvelle organisation structurelle (prises dedécisions coopératives). Besoin de liberté et d’organisation démocratique.Les mouvements alter : meilleur exemple d’organisation en réseau, regroupant des groupesaux intérêts divergents mais capables d’agir en commun, sans aucune autorité supérieure, viades délibérations démocratiques.Limites : très occidental ; réduit à une contestation de sommet en sommet (mais ça peutchanger !).Néanmoins, la mise en réseau des luttes singulières a été un pas essentiel dans la constitutionet vers l’émancipation de la multitude. C’est à travers la mise en place d’un « cycle de luttes»(luttes qui mobilisent le commun à travers le monde) que l’Empire pourra être efficacementcombattu.

Pour Negri et Hardt, Seattle marque le début d’un tel cycle, en rassemblant des luttes contrele pouvoir global qui étaient auparavant disséminées. Ce cycle s’est consolidé ensuite auxForums sociaux mondiaux et lors de rassemblements plus locaux qui ont permisd’approfondir la réflexion sur les alternatives et de prolonger la «célébration du commun»(exemple des Tute bianche). La manifestation mondiale contre la guerre le 15 février 2003 ena été l’apogée.Si on a souvent reproché aux mouvements alter leur manque d’unité, la multiplicité des frontsde lutte, leur manque de structuration ou d’organisation, l’analyse de Negri et Hardt montrequ’ils ont en réalité adopté une nouvelle logique de lutte parfaitement adaptée à la nature dela multitude et à la lutte contre l’Empire : information, communication, coopération,organisation en réseaux, respect des différences, production et mobilisation du commun,

mobilité, flexibilité...

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Ces luttes sont à l’image de la multitude : différenciée, résistante et productive, fonctionnanten réseau ouvert et expansif. On échappe ici à la vieille alternative entre une lutte unifiée aunom d’une identité   centrale et des luttes séparées affirmant des différences, puisquel’expression de la singularité de chaque lutte n’est pas diminuée, mais au contraire augmentéepar la mobilisation et l’extension globale du commun.

Negri et Hardt  réunissent à la fin de leur ouvrage les doléances  partagées (en matière dereprésentation, de justice, d’économie, de biopolitique) et les projets de réformes  quiémergent (transparence, meilleure représentativité à l’ONU, extension de la Cour PénaleInternationale, commissions de vérité, élimination de la dette du tiers monde, taxe Tobin ouvariantes, traités internationaux, agence mondiale de l’eau ou autorité mondiale de lacommunication, etc.). mais à leurs yeux celles-ci ne suffisent pas (même si ça montre leprofond désir de démocratie de la multitude).

La multitude, pour parvenir à sa libération, doit avoir un projet et se reconnaître à travers luicomme sujet politique. Il faut faire un pas de plus, par-delà la contestation, vers la

constitution concrète de la démocratie globale.

5. Projet constituant de démocratie globale

Il ne faut pas s’attendre à ce que la démocratie globale soit vraiment définie par Negri etHardt : sa forme doit encore être inventée par la multitude (p. 356).On sait cependant ce qu’elle n’est pas : la démocratie s’oppose à la souveraineté, qui nie lanature plurielle de la multitude et tend toujours à l’assujettir.En effet, la souveraineté – qu’elle soit celle d’un monarque, d’une aristocratie, du peuple, dela nation ou du parti – est toujours réduction du multiple à l’un. Pour toute la traditionpolitique, seul l’un peut gouverner ; il n’y a pas de politique sans souveraineté, c’est-à-diresans l’unification du multiple. Cette théorie classique, qui récuse la possibilité même de ladémocratie comme «gouvernement de tous par tous», va de pair avec les théories capitalisteset les pratiques de management pour lesquelles seul un génie isolé peut innover en matièreéconomique.Ce discours qui nie la capacité de la multitude à se gouverner et à produire de manièreautonome vise en réalité à légitimer un rapport de domination qui ne tient qu’avec laparticipation active des dominés. Il s’agit donc sans cesse, pour le souverain comme pour lepatron, de négocier le consentement des sujets et travailleurs, et de lutter par tous les moyens(pressions économiques, psychologiques, idéologiques…) contre leur potentielle

désobéissance et en cherchant à les convaincre de leur dépendance.Or aujourd’hui, la souveraineté et le capital, confondus dans l’Empire, dépendent plus que

 jamais des agents sociaux sur lesquels ils règnent. Leur caractère  parasitaire  apparaît augrand jour. Tout comme il existe dans le travail immatériel des possibilités inéditesd’autogestion, il existe de plus en plus de potentiels d’auto-organisation politique et sociale,comme le montrent de plus en plus d’expériences alternatives (exemples : Indymedia, Forumssociaux…).À partir du moment où les gouvernés produisent des relations sociales de manière autonomeet se constituent en multitude, le souverain unitaire devient parfaitement superflu. Lamultitude est donc appelée à bannir la souveraineté hors de la politique et à se gouverner

elle-même.

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Il s’agit bien de revenir au principe même de la démocratie : le gouvernement de tous partous. (C’est ce projet démocratique que la modernité n’a pas su achever (à cause de lareprésentation) ni le socialisme (abandon de la volonté de représenter la classe ouvrière. V.grèves de Berlin en 1953), et qu’il faut donc reprendre aujourd’hui)Mais un tel processus n’est pas spontané ou improvisé : il nécessite l’invention de

mécanismes constitutionnels et de procédures institutionnelles qui garantissent son pleinépanouissement et le protègent de toute nouvelle tyrannie. Bref il faut une nouvelle sciencede la démocratie, dont l’objectif premier soit de détruire la souveraineté au niveau global(//Lénine) et d’inventer ces structures institutionnelles démocratiques, fondées sur lesconditions présentes (//Madison). Telle est la tâche de la multitude aujourd’hui.

Le pari de Negri et Hardt : Nous n’avons pas besoin de transcendance pour produire et pourvivre ensemble (ni patron, ni chef). Autogestion et autonomie  sans concessions. « Nousavons changé, nous en avons les moyens ! » Parce que le pouvoir constituant de la multitude amûri, «la démocratie est en train de devenir, pour la première fois, une possibilité réelle à

l’échelle globale»8.

Pour N et H, il n’est pas nécessaire que l’un gouverne ; en réalité il ne gouverne jamais !L’organisation sociale biopolitique est immanente : tous ses éléments interagissent aumême niveau et produisent ensemble, par collaboration, l’organisation sociale.- Analogie avec la neurobiologie : le corps humain est lui-même organisé sur un pland’immanence ; la pensée, par exemple, est la coordination de milliard neurones quis’articulent au sein d’un agencement cohérent. Rien dans le cerveau n’opère une décision : ils’agit d’une multitude qui agit de concert)- Analogie avec l’économie : l’innovation ne requiert aucun contrôle centralisé ; elle exige aucontraire des ressources communes, de l’accès gratuit, de l’interaction libre (v. partout dansles domaines en pointe : info, connaissance, communication, …).Nous ne produisons et n’innovons qu’ensemble, en réseaux (v. révolution informatiquerendue possible par l’accès à des communs électroniques).Pour comprendre comment la multitude peut décider (énorme question), il faut s’appuyer surces modèles : par ex, modèle du développement coopératif des programmes informatiques.Société démocratique // Open Source : société dont le code source est révélé, permettant àtous de collaborer à la résolution des problèmes et de créer des programmes sociaux plusperformants.Une vraie démocratie est aujourd’hui possible !

Conclusion :

Si  Empire  et  Multitude  ont fait l’objet de multiples éloges, leurs thèses ont aussi étéabondamment discutées et critiquées ; on a (entre autres) ainsi taxé la démocratie globale depure utopie et dénoncé une téléologie sous-jacente à l’œuvre dans cette pensée politique.À la critique d’utopisme, Negri et Hardt répondent qu’il faut conserver l’espoir d’un mondemeilleur (« plus libre, plus démocratique»), le désir profond de le transformer, sans quoiaucune résistance et aucune libération ne pourront avoir lieu.Quant à savoir quand viendra le temps de cette révolution, ou ce que l’on doit faire pour yparvenir, seules les discussions politiques collectives pourront le dire, et non pas desphilosophes. Nos auteurs se contentent d’affirmer que «le moment venu, un événement nous

8  Multitude, p. 5.

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 propulsera comme une flèche dans cet avenir vivant. Ce sera le véritable acte d’amour

 politique»9.Peut-être faut-il voir, dans cette déclaration finale aux tonalités très «affectives», plutôt quel’affirmation téléologique d’une révolution en marche dans l’histoire, une déclarationperformative : l’espoir et l’enthousiasme qu’a pu susciter chez des milliers de gens la lecture

d’ Empire  et de  Multitude ne sont-ils pas des moteurs puissants de transformation sociale ?Dans ce cas, désigner le «commun» qui relie des mouvements de contestation très divers etfaire valoir le projet politique qui les rassemble n’a pas qu’un objectif descriptif : cela viseégalement à contribuer à créer l’«événement» en question. Peut-être est-ce là le véritableenjeu d’ Empire et Multitude.

Mais puisque la révolution ne peut naître que de la multitude, place à la discussion collective !

9  Multitude, p. 404.