Pierre-André Taguieff - L'idée de progrès (2002)

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    Septembre 2002 / 32

    Lide de progrs. Une approche historique et philosophiqueSuivi de :lments dune bibliographiePierre-Andr TAGUIEFFDirecteur de recherche au CNRS

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    Lide de progrs. Une approche historique et philosophique

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    Sommaire :

    ESSAI SUR LIDEE DE PROGRES : UNE APPROCHE HISTORIQUE ET PHILOSOPHIQUE..3 INTRODUCTION: REPENSER LIDEE DE PROGRES..................................................................3

    I. PROGRES, AVENIR, HISTOIRE.................................................................................................15

    II. ORIGINES ET COMMENCEMENTS : CROISEMENTS DE LUTOPIE ET DU PROGRES.24 1. LA RELIGIOSITE PROBLEMATIQUE DE LIDEE DE PROGRES...................................................................... 25 2. POLITIQUES DU PROGRES......................................................................................................................... 32

    III. FORMATION ET FONCTIONNEMENTS DE LIDEE DE PROGRES : SCIENCE ETPUISSANCE......................................................................................................................................42

    1. BASCULEMENT FUTUROCENTRIQUE DU TEMPS....................................................................................... 43 2. PROGRES DU SAVOIR , AUGMENTATION DU POUVOIR : LE MOMENT BACONIEN....................................... 48 3. LHUMANITE COMME UN SEUL HOMME EN MARCHE VERS LA PERFECTION............................................ 54 4. E N ROUTE VERS LA VERITE, LA LIBERTE, LA JUSTICE, LE BONHEUR ....................................................... 61

    IV. FACE A LHERITAGE PROGRESSISTE : CE QUI EST MORT ET CE QUI NE LEST PAS............................................................................................................................................................69

    LILLUSION NECESSITARISTE....................................................................................................................... 70 LA DERNIERE METAMORPHOSE DU PROGRESSISME: LE BOUGISME ...................................................... 71 MELIORISME? ............................................................................................................................................. 73

    LEMENT DUNE BIBLIOGRAPHIE ...........................................................................................78 I.TEXTES FONDATEURS(XVIIE-XIXE SIECLE) : ENTRE NECESSITARISME ET MELIORISME......................... 78 II. TEXTES DERIVES(SECOND TIERS DUXIXE-XXE SIECLE) : PHILOSOPHIES DE LHISTOIRE, POSITIVISME, EVOLUTIONNISME, RATIONALISME MILITANT, SCIENTISME........................................................................ 80 III. APPROCHES CRITIQUES ET PROBLEMATISATIONS(XVIIIE-XXE SIECLE) - SCEPTICISME, PESSIMISME, CRITIQUES DES PHILOSOPHIES DE LHISTOIRE, PENSEES DE LA DECADENCE, PHILOSOPHIES DU TRAGIQUE, PENSEE ECOLOGIQUE................................................................................................................................... 88 IV. TUDES SAVANTES(MILIEU DUXIXE-XXE-XXIE SIECLE) : PHILOSOPHIE, ANTHROPOLOGIE, HISTOIRE, SCIENCES SOCIALES..................................................................................................................................... 98

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    Essai sur lide de progrs : uneapproche historique et philosophique

    En somme, lidole du Progrs rpondit lidole de la maldiction duProgrs ; ce qui fitdeux lieux communs. 1

    Paul Valry

    Introduction: repenser lide de progrsCe retour sur lide de progrs2, retour rflexif fond sur une exploration et

    un examen critique des aventures, voire des avatars de cette ide-force dans la modernit, je lepense comme un ncessaire dtour permettant de poser la question : Repenser lide deprogrs ? . Plus prcisment : Peut-on et doit-on, dans le contexte global du nouveau millnairequi commence, repenser lide de progrs ? . Si je transforme en question quelque peu inquitela proposition programmatique ordinaire Repenser lide de progrs , qui prsuppose elle-mme lexistence dune insatisfaction ou dun malaise, cest dabord pour rappeler allusivement lecontexte assez largement anti-progrs dans lequel nous nous trouvons aujourdhui, lheure duprincipe de prcaution devenu, du moins dans la plupart des dmocraties pluralistes, un postulat

    de laction politique - en tous cas, un postulat dsormais inscrit dans la rhtorique politique - ; cestensuite, et corrlativement, parce que la tentation est grande, depuis environ trois dcennies, dansle monde des lites des pays dits dvelopps, de rejeter globalement lide de progrs comme unesimple ide morte, et de la rcuser comme une vision du monde ou une conception de lhistoire quiaurait, comme on dit, fait son temps . Linvocation lyrique des forces de progrs se rarfie,mme dans le discours lablis de gauche , et, dsormais, cest toujours avec un brin dironieque, dans les mdias, sont lances des formules dfrachies du type : Cest beau, le progrs ,ou On narrte pas le progrs . Il reste que la rhtorique politique na pas pour autant cess demoduler la rfrence au progrs ou ses reprsentations associes (dveloppement, croissance,volution, modernisation, rforme, etc.). Dans un article o il prsente synthtiquement et pluttfavorablement, en 1995, les arguments des ennemis et des orphelins de lide de progrs,

    lessayiste William Pfaff croit pouvoir relever le paradoxe suivant : La classe politique occidentalecontinue de parler et dagir comme si la rationalit du progrs tait encore une hypothseplausible, malgr les nombreuses preuves empiriques du contraire tout au long du [XXe] sicle, etlaffaiblissement des fondements intellectuels de cette conviction.3 Il reste que ce diagnostic estformul dans un contexte o, dans la quasi-totalit des mdias, sont chants les progrs desmoyens dinformation et de communication , progrs quon prsente communment comme immenses et rapides , et dont on dit quils ne cessent de sacclrer. La question est desavoir si ces progrs technologiques se situent bien toujours dans lhistoire du Progrs,

    1 Paul Valry, Regards sur le monde actuel et autres essais , Paris, Gallimard, 1945 ; coll. Ides , 1962, p. 173 (soul. dans le texte).2

    Pour la prsente publication, jai retravaill des textes de confrences empruntant beaucoup mon livre Du progrs. Biographie duneutopie moderne, Paris, Librio, 2001. Ce travail sinscrit dans le ple Pense politique-Histoire des ides du CEVIPOF, o jai euloccasion, le 18 juin 2001, de prsenter et de soumettre la discussion les grandes lignes de mes recherches sur la question. Jeremercie Gil Delannoi, Alain Policar et Lucien Jaume de leurs observations.

    3 William Pfaff, Du progrs : rflexion sur une ide morte [1995], tr. fr. J.-P. Bardos,Commentaire, n 74, t 1996, p. 385.

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    conception de lHistoire globale porteuse de promesses et desprances qui sest forme entre ledbut du XVIIe sicle et la fin du XVIIIe. Plus prcisment, il sagit de dfinir en quoi ces progrs techno-informationnels tant vants sinscrivent dans lutopie historiciste moderneconstitue autour de lide de progrs. Ce qui parat avoir lieu depuis le dbut des annes 1970 enOccident, cest un processus de dissociation entre laffirmation du progrs et la posturervolutionnaire ou critico-utopiste - impliquant un scepticisme croissant vis--vis des merveilles

    du progrs -, dsimplication qui va de pair avec une tendance la monopolisation de la visionconfiante du progrs par la nouvelle pense librale. La question est de savoir si lon peut secontenter de poser, sur le mode du constat, que lide de progrs, dans lespace politique, estpasse de gauche droite 4, ou, plus prcisment, a migr vers le camp de la droite librale oude ce quil est convenu dappeler le no-libralisme. La question se complique du seul fait que,dans lespace des gauches, se retrouve le clivage entre les partisans de la vision promthennedu progrs et ses ennemis, do cette opposition trs visible entre les no-saint-simoniens et lescologistes. No-libraux et no-socialistes, qui se rejoignent dans un nouveau centre, affirmentles uns et les autres leur volont de modernisation , forme euphmise et smantiquementappauvrie de la vieille exigence de progrs , et ritrent indfiniment leur impratif unique travers un petit nombre de mots ou dexpressions aussi vagues que magiques : bouger , fairebouger les choses , avancer , faire avancer les choses , changer les choses , aller plus loin , aller plus vite , acclrer la marche en avant , sadapter , sadapter aumouvement , rformer , se rformer 5, etc. chos affaiblis de la religion du Progrs ,toujours prsente travers les reformulations ultra-rductrices de ses normes. Les appelsrhtoriques rpts quelque chose comme le changement , la modernisation ou lamondialisation - disons plutt sans fard la modernisation aveugle 6 - attestent que le cadavresuppos du Progrs bouge encore, et dgage de vagues effluves normatifs. Ceux qui, dans lamouvance librale, appellent passer de la socit dassistance la socit de confianceparaissent ngliger le fait de leffacement de la culture du Progrs qui fondait lesprance et laconfiance. Il importe donc de repenser les conditions dune confiance sociale post-progressiste.

    Au cur de lide moderne de progrs, il y a la conviction que tout ordre desuccession, ds lors quil concerne le monde humain (en particulier dans la priode dite moderne),est un processus ou un mouvement damlioration. Il sagit l bien sr dun sophisme, dunsophisme ordinaire constitutif de la mentalit proprement moderne, dont Louis Weber, en 1913, adonn la formule : Post hoc, ergo melius hoc 7 - Aprs cela, donc mieux (ou meilleur) quecela . Ce qui peut tre ainsi traduit, en explicitant les principales prsuppositions : toutchangement est un progrs, une transformation oriente vers le mieux. Si affirmer le progrs, cestvaluer un changement comme orient vers le mieux, la premire prsupposition dune telleaffirmation est quil y ait du changement. La seconde prsupposition en est que le changementconsidr va dans le bon sens , cest--dire est jug comme impliquant un perfectionnement ouune amlioration. Il faut donc tenir compte dune spcificit des humains, savoir quils sontconscients du changement, et capable de le juger (comme progression ou rgression). Cest laconscience de soi qui permet au sujet humain de trouver du sens au changement. Lide deprogrs opre une conversion rductrice de ce sens en un sens unique et unilinaire : le Sensde lHistoire . Alexandre Kojve, en marge de son fameux commentaire de La Phnomnologiede lesprit, va sur ce point lessentiel :

    4 Voir Alain-Grard Slama, Prcaution totalitaire et progrs libral ,Le Figaro, 10 septembre 2001, p. 16.5 Pour plus de dtails, voir mon livreRsister au bougisme. Dmocratie forte contre mondialisation techno-marchande, Paris, Mille et

    une nuits, 2001, p. 65 sq. 6 Voir Jean-Pierre Le Goff,La Barbarie douce. La modernisation aveugle des entreprises et de lcole , Paris, La Dcouverte, 1999.7 Louis Weber, Le Rythme du progrs. tude sociologique, Paris, Flix Alcan, 1913, p. 22-24.

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    (...) Si le terme progrs na de sens que par rapport un changementconscient, tout changement conscient est ncessairement un progrs. En effet, tant donn que laConscience-de-soi implique et prsuppose la mmoire, on peut dire que tout changement dans ledomaine de la Conscience-de-soi signifie une extension de cette dernire. Or je ne crois pas quonpuisse dfinir le progrs autrement quen disant quil y a progrs allant de A B, si lon peutcomprendre A partir de B sans pouvoir comprendre B partir de A.8

    Ceux qui veulent interprter substantiellement le mouvement finalis questle progrs, disons le ce vers quoi il est cens aller ( le mieux ), dterminent a priori un tatfinal conu comme la ralisation pleine et entire dun idal transcendant, ou encore une situationultime de perfection. Cest dans cette tentative de dfinir le terme du processus progressif quesurgit la dimension utopique (les fictions de lhomme parfait et de la socit parfaite), insparableici de la dimension subjective, comme la bien aperu Georg Simmel :

    La notion de progrs suppose celle dun tat final ; cette dernire notionune fois dfinie, dans labsolu et dans labstrait, on peut dterminer si tel ou tel changement va

    dans le sens de la ralisation de cet tat final ou sil correspond un mouvement dans la directionde cet tat final. Dans ce cas, on parlera de progrs . (...). Le fait dinterprter tel changementhistorique comme un progrs ou non dpend dun idal, dont la valeur nmane en aucune faondes enchanements historiques rels, mais est au contraire impose la ralit historique par lasubjectivit de lobservateur.9

    Cest en imaginant ce qui doit tre, ce qui selon nous constitue lidalhumain ou social, que lon donne sa pleine signification au progrs, processus historique par lequel se ralise lidal imagin, avec ou sans notre aide. Si lide de progrs enveloppe lidedune perfection finale jouant au moins le rle didal rgulateur, elle est insparable de larbitraire

    dune subjectivit (pas didal sans sujet qui le fabrique) qui laisse en outre entendre que laralisation de lidal suit une ligne volutive unique , comme dit encore Simmel10. Le processuslinaire et ascendant semble exclure la contingence : pour le sujet qui croit au Progrs, ce dernier est un mouvement ncessaire, et sil ne peut pas ne pas tre, cest, imagine-t-il, par lefficacedune force assurant que le cap vers lidal 11 sera maintenu dans le futur comme il laurait tdans le pass. Il y a ainsi dans la croyance au progrs une forte propension au ncessitarisme. Cequi est sr, cest que toute conceptualisation du progrs implique une valuation, engage des jugements de valeur, donc du subjectif, et quen consquence la thse du progrs nest passimplement infrable de lobservation des phnomnes historiques saisis dans leur successivit.Que lide de progrs enveloppe ncessairement une prsupposition axiologique, dpende dunsujet valuateur, le philosophe et logicien Georg Henrik von Wright la fortement rafffirm la fin

    du XXe sicle :

    Le progrs est clairement et nettement un mot charg de valeur. Il sedistingue en cela de concepts parents comme changement et croissance - ou encorevolution -, qui sont ou peuvent tre traits comme purement fonds sur des faits. Que ltatdune chose reprsente un progrs par rapport un autre tat nest cependant rien qui puisse tre

    8 Alexandre Kojve,Introduction la lecture de Hegel. Leons sur la Phnomnologie de lesprit , Paris, Gallimard, 1947, p. 281, note 2(soul. dans le texte).

    9 Georg Simmel, Les Problmes de la philosophie de lhistoire. Une tude dpistmologie[1892], tr. fr. Raymond Boudon, (daprs la 3e d. allemande, 1907), Paris, PUF, 1984, p. 219-220.

    10 Ibid., p. 223-224.11 Ibid., p. 223.

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    tabli par des arguments scientifiques ou bien dune autre manire partir des faits touchants lachose en question. 12

    Comment, ds lors, penser la mort , lclipse ou la dfaite du progrs,en tant quobjet de foi collective ? Croire au progrs, notait Jean-Marie Guyau, cest croire linfriorit du pass par rapport au prsent et lavenir 13. Cest donc pouvoir esprer uneamlioration continue de la condition humaine. Laffaiblissement, a fortiori lvanouissement de lacroyance au progrs ne peut avoir pour consquence que dinterdire la belle confiance dans unfutur meilleur, qui justifierait le pass et lui donnerait rtrospectivement son sens 14. Le progrsperdu dans le ciel des croyances, aspir par le trou noir des ides mortes, il ny a plus pour leshommes aucune raison de penser que lavenir sera meilleur que le prsent, ou, pire encore,meilleur que le pass 15. Do la vague de mlancolie qui balaie lOccident depuis les derniresdcennies du XXe sicle. Dans lidologie moderne, le sens de lexistence humaine tait fond sur lexpression familiale, nationale ou civilisationnelle de la foi progressiste : lidal mobilisateur dune vie meilleure pour les descendants tait inscrit au cur de lesprance collective. Hugo, dansLes Misrables, faisait dire ltudiant rvolutionnaire Enjolras : Citoyens, le XIXe sicle est

    grand, mais le XXe sera heureux. Lentre dans un monde post-progressiste a t fort biensuggre par cet clair de lucidit inquite d Jimmy Carter en 1979, dans son Discours sur ltat de lUnion : Nous avons toujours cru que nos enfants vivraient mieux que nous. Il estsans doute temps de nous faire lide que ce nest plus vrai. 16 Lesprance historique seffacetandis que svanouit la confiance dans les promesses du temps. Dans le monde des lites despays riches, les peurs et les angoisses dominent face aux effets de la techno-science mondialise, sortie de son berceau occidental. Devant les indniables progrs des sciences etdes techniques, la question revient : quoi bon ? . Pourquoi laccumulation et la prolifration detels moyens en labsence de fins dfinissables ? Les fins restent imaginer, et limagination delavenir semble frappe de strilit.

    Conviction argumente ou sentiment diffus, lide que la conceptionprogressiste et optimiste de lhistoire universelle, branle dans ses fondements, ne peut plusfonder la politique, cette ide sest largement rpandue depuis une trentaine dannes, dabord enOccident, puis dans le monde occidentalis, et ne cesse de se diffuser, jetant le doute sur toutesles thories du dveloppement linaire et de la croissance indfinie17. La recherche des conditionsdun dveloppement durable en tmoigne : ce qui est atteint par le scepticisme croissant lgard des vidences progressistes, cest lidal lgitimatoire de la marche gnrale de lacivilisation occidentale-moderne. Mais la notion de dveloppement durable est loin dtre uneide claire et distincte : elle relve de lidal, et fait signe vers un idal aux contours flous18.Lexpression dveloppement durable fonctionne comme un drapeau, elle rassemble par son

    indistinction mme. La prsupposition de la soudaine rception positive du principe deprcaution , qui tend tre absolutis, va dans le mme sens : si les avances ou les progrs de la techno-science sont perus comme les causes dune chute hors de quelqueparadis perdu , la baguette magique du principe de prcaution est cense nous permettre, la limite, datteindre lidal du risque zro 19. Supposer, par exemple, que lge du productivisme

    12 Georg Henrik von Wright,Le Mythe du progrs, tr. fr. Philippe Quesne, Paris, LArche, 2000, p. 42.13 Jean-Marie Guyau, La Morale dpicure et ses rapports avec les doctrines contemporaines [1878], 3e d. revue et augmente, Paris,

    Flix Alcan, 1886, p. 154.14 William Pfaff, art. cit., p. 385.15 Ibid. 16 Jimmy Carter, cit par Franck Tinland,LHomme alatoire, Paris, PUF, 1997, p. 110, note 3. Voir aussi mon livre LEffacement de

    lavenir , op. cit., p. 39.17 Voir Gilbert Rist,Le Dveloppement. Histoire dune croyance occidentale, Paris, Presses de Sciences Po, 1996.18 Voir Luc Ferry, La socit du risque est devant nous , Le Figaro, 11 janvier 2002, p. 12.19 Luc Ferry, ibid., p. 1.

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    est derrire nous, cest postuler que la principale forme conomico-politique de la visionprogressiste du monde est dsormais, pour parler comme Hegel, chose du pass . Au dbutdes annes 1950, dans une confrence titre Progrs ou retour ? , Leo Strauss nhsitait pas suggrer qu tirer les leons de lexprience du terrible XXe sicle, le progrs se dvoilait commeun mauvais chemin, celui qui a conduit lhumanit moderne vers la catastrophe, en alimentant unerebarbarisation techno-scientifique :

    Le progrs est devenu un problme - il pourrait sembler que le progrsnous ait conduit au bord dun abme et quil soit par consquent ncessaire de considrer unealternative. Par exemple, sarrter l o nous nous trouvons ou, si cest possible, oprer unretour. 20

    Les deux voies rivales de la voie progressiste reviennent lordre du jour :la voie conservatrice et la voie ractionnaire. Si le progrs est dmonis, la raction, plus que lasimple conservation de ce qui est, peut soffrir comme le nouveau chemin permettant desprer. Lathse qui tend aujourdhui se banaliser est que le mythe moderne du Progrs - quon peut

    interprter aussi comme religion ou utopie - a puis toutes ses promesses. La mort de lidede progrs est conue sur le modle de lpuisement dun systme de croyances, ce quattestecette remarque de William Pfaff, formule en 1995 : En cette fin du second millnaire, toutes lespossibilits intellectuelles, politiques et morales de la croyance dans le progrs ont t exploresde fond en comble, et puises. 21 Cest pourquoi il me faut prciser dentre de jeu que nombrede nos contemporains trouveraient archaque ou drisoire le fait mme de consacrer une rflexionexigeante la question du progrs. Morte ou simplement morne, lide de progrs devrait nouslaisser froids. Face cette vieillerie, suppose bien connue, bien trop connue pour tre rtudie,lindiffrence flegmatique serait de rigueur. Pour ces indiffrents volontaires, aveugles par tropdaffectation linconsistance de leur position, oublier le progrs, ce serait un progrs. Par cetteaffirmation nave, ils se dvoilent progressistes sans le savoir ni lavoir voulu. Il nest pas du toutfacile de penser lau-del du progrs sans recourir au schme du progrs. Rappelons, pour oublier en retour ces oublieurs, le mot de Valry : Penseurs sont gens qui re-pensent et qui pensent quece qui fut pens ne fut jamais assez pens 22. Lutopie du progrs indfini reste penser, enparticulier dans ses mtamorphoses prsentes.

    Mon interrogation vient de ce que, tout en reconnaissant limportance et laforce des critiques lances contre lide de progrs, je ne prends pas mon parti de ce geste deddain affect ou damnsie plus ou moins volontaire. Et que je souponne en outre que leprtendument bien connu reste largement mconnu, et fort peu pens. Il ne saurait pour autanttre question de restaurer la vieille vision, difiante et consolante, du Progrs. La lutte contre

    lobscurantisme est trop souvent le drapeau de la conservation, voire de lembaumement desides mortes ou moribondes23. Dans les dernires dcennies du XXe sicle, lon peut observer denombreuses ractions progressistes qui ne sont que des rappels dorthodoxie. On y reconnat lesvidences de base, indfiniment rptes, dune conception moniste du progrs scientifique,rejetant dans lirrationnel toute argumentation contestant la validit inconditionnelle du progrsscientifique et technique 24. Cest le cas du fameux Appel de Heidelberg, lanc par des prix Nobel

    20 Leo Strauss, Progrs ou retour ? , in L. Strauss, La Renaissance du rationalisme politique classique [1989], tr. fr. P. Guglielmina,Paris, Gallimard, 1993, p. 304.

    21 William Pfaff, art. cit., p. 392.22 Paul Valry, Tel Quel , II, Paris, Gallimard, 1943, p. 332.23 Cest la rserve de principe que je ferai sur le livre, par ailleurs de bonne tenue, dtienne Barilier,Contre le nouvel obscurantisme.

    loge du progrs, Lausanne, ditions Zo/lHebdo, 1995. Quant lessai de Guy Sorman, Le Progrs et ses ennemis (Paris,Fayard, 2001), il se rduit pour lessentiel un plaidoyer en faveur de la vision librale du monde. Dans les deux cas,largumentation en faveur de loptimisme progressiste saccompagne dune dplorable diabolisation des critiques du progrs.

    24 Voir Catherine Larrre, Peut-on chapper au conflit entre anthropocentrisme et thique environnementale ? , in Anne Fagot-Largeault, Pascal Acot (dir.),Lthique environnementale, Chilly-Mazarin, Sciences en situation, 2000, p. 17-18.

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    et dautres sommits scientifiques, en 1992, lanne mme o se tient le sommet de la Terre Riode Janeiro :

    Nous nous inquitons dassister laube du XXIe sicle lmergencedune idologie irrationnelle qui soppose au progrs scientifique et industriel et nuit audveloppement conomique et social.25

    Paralllement, dans ses usages ordinaires, le mot progrs tend neplus dsigner que des rsultats de la techno-science jugs effectifs et utiles. Le progrs nestclbr qu la condition quon puisse lui reconnatre une certaine utilit, et une utilit immdiate.Mise entre parenthses des fins, effacement des idaux dont la suppose ralisation donnait sonorientation lide dun changement vers le mieux. Do la banalisation dune vision ultra-restrictive du progrs , quillustre le succs de lexpression progrs des moyens dinformationet de communication . Le progrs nest idologiquement recevable que dans les stricteslimites des normes utilitaristes. On smerveille devant les progrs techniques ou technologiques , en ce quils sont censs contribuer lever le niveau du bien-tre collectif.

    Laxiomatique de lintrt personnel ou sociocentrique bien compris rgne souverainement : Aider le Tiers monde, cest nous aider nous-mmes , a lanc un jour le prsident FranoisMitterrand. Et la plupart des justifications du co-dveloppement mettent en uvre les postulatsdune logique des intrts rationnels. Aider autrui, mais pour mieux saider soi-mme. considrer ces indices lexicaux et rhtoriques, on est conduit conclure quil y a eu, dans la seconde moitidu XXe sicle, quelque chose comme un contingentement de lide de progrs. Une rductionultra-utilitariste du progrs sest opre. Les petits progrs consommer sur place et danslinstant ont chass la vision du Progrs dans lHistoire.

    Je rponds donc affirmativement la question Repenser lide de

    progrs ? Face la vision classique du progrs, la tche intellectuelle est den ressaisir le senset den redfinir ventuellement lusage dans de strictes limites. Il importe en effet de repenser lide de progrs, et ce, par-del les vidences portes par lidologie progressiste, lesquellespersistent aprs la mort officiellement dclare du Progrs. Car le progrs, dans le champ desreprsentations sociales, na point cess dtre confondu avec lhistoire ou avec lvolution, puisavec le dveloppement . Cest que les ides-forces ou ides-affects, dotes dune dimensionmythique, survivent leur mort spculative, comme les travaux de Paul Bnichou ou de ReinhartKoselleck lont admirablement montr26. Repenser lide de progrs, cest commencer par ne pluslassimiler sommairement une notion vague dvolution forge par emprunt la thoriedarwinienne revue par Spencer 27, cest aussi ne plus confondre le progrs avec la marcheuniverselle de lhistoire ou de la civilisation. Repenser lide de progrs, cela suppose plus

    gnralement, tout la fois, den connatre les origines, les fondements et les multiplesinterprtations, de pouvoir juger ses mises en uvre historiques, dtre en mesure dvaluer seseffets, dtablir mme un bilan de ses promesses tenues et non tenues. Lhistoire smantique duconcept de progrs constitue, dans cette perspective, un pralable. Elle permet notamment dereprer certains invariants dans les reprsentations et les argumentations lies lide de progrs.Ainsi que le suggre Albert O. Hirschman, lhistoire des ides a peut-tre cette utilit, non pas de

    25 L Appel de Heidelberg est reproduit en annexe de la seconde dition du livre de Dominique Lecourt, Contre la peur , Paris, Hachette,coll. Pluriel , 1993.

    26

    Paul Bnichou, Le Temps des prophtes. Doctrines de lge romantique , Paris, Gallimard, 1977 ; Reinhart Koselleck,Le Futur pass.Contribution la smantique des temps historiques [1979], tr. fr. J. Hoock et M.-C. Hoock, Paris, ditions de lcole des hautestudes en sciences sociales, 1990.

    27 Voir les rflexions de Stephen Jay Gould, Aux racines du temps [1987], tr. fr. B. Ribault, Paris, Grasset, 1990, p. 269, note 1 ;Id.,Lventail du vivant. Le mythe du progrs[1996], tr. fr. C. Jeanmougin, Paris, Le Seuil, 1997.

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    rsoudre les problmes, mais dlever le niveau du dbat 28. Je suppose plus prcisment, quant la question ici privilgie, quil est possible de distinguer clairement entre ce qui est mort et cequi est vivant (ou potentiellement vivant) dans lhritage de ce quon appelle lidologie ou la religion du Progrs - expression dj banalise au milieu du XIXe sicle. Reconstruire etinventorier les pices de lhritage intellectuel, et insparablement les soumettre un examencritique, telle est la tche.

    Je commencerai par noncer de faon gnrale les problmes dordrehistoriographique et philosophique poss par toute tude de lide de progrs, en insistant sur sadimension quon peut, avec les prcautions dusage, qualifier de mythique, religieuse, no-religieuse (pour autant quon se rfre aux religions sculires ) ou gnostique (si lon redfinit leterme de gnose ), ainsi que sur son croisement avec limaginaire utopique proprementmoderne, li une interprtation optimiste des applications de la science. En ce quil constitue ungrand rcit relevant de la philosophie de lhistoire, et un rcit orient vers lavenir, le progrs-visiondu monde peut tre abord comme un mythe moderne. Mais ses multiples et rcurrentesinterfrences avec la pense utopique - disons, avec les reprsentations de la socit parfaite

    autant quavec celles de lhomme total ou accompli, voire nouveau - autorisent le considrer tout autant comme une utopie moderne, ou plus exactement comme une configuration utopiquepropre la modernit saisie dans ses dimensions peut-tre les plus significatives : ses dimensionsinsparablement scientifiques, techniques et industrielles. Ou, si lon veut, lentrecroisement de latechno-science et de lconomie de march, de lidal rationnel et de la logique du capitalisme.Encore faut-il tenir compte de cette autre nouveaut civilisationnelle de la modernit : lemprisequexerce lhistoire - lhistoire effective ( lHistoire ) comme le rcit historique - sur les croyanceset les attentes. Le culte du progrs est indissociable de la sacralisation de lHistoire. Cest pourquoiles utopies techno-scientifiques enveloppent leur programme de ralisation, et ce, dans llmentde lHistoire : des utopies voues saccomplir dans le futur historique, telle est la principalenouveaut de ces constructions mentales et discursives base scientifico-technique qui

    apparaissent aux XVIIe et XVIIIe sicles, de Bacon Condorcet, puis Saint-Simon, laube duXIXe sicle.

    Je soutiendrai donc, avec certaines nuances cependant, la thse de lamodernit de lide de progrs, et, a fortiori, de ses idologisations. Afin dillustrer le couplage dela science et de la puissance, sur lequel repose lide moderne de progrs, je privilgierai lemoment baconien, moment fondateur au dbut du XVIIe sicle, o lespoir des hommescommence reposer sur les pouvoirs qui leur sont confrs par laccroissement de leur savoir. Cequi surgit alors, cest la conception dune science qui fournit lhomme les moyens de dominer lanature, de satisfaire par l-mme ses besoins et, en consquence, daccder au bonheur dans ce

    monde. En 1620, dans le Novum Organum, Francis Bacon nonce : Science et puissancehumaines aboutissent au mme, car lignorance de la cause prive de leffet 29. Quelques annesplus tard, en 1637, Descartes rsume dune fameuse formule le principal bienfait - au principedautres bienfaits - offert aux hommes par cet accroissement indfini de leur savoir et donc de leur pouvoir : (...) Nous rendre comme matres et possesseurs de la nature 30. Il est difficile de nepas rapporter la formulation de cet idal anthropocentrique de matrise au fameux passage de laGense dans lequel lternel sadresse No, aprs le Dluge :

    28 Albert O. Hirschman, Deux cents ans de rhtorique ractionnaire : le cas de leffet pervers , Annales E.S.C., 44e anne, n 1,

    janvier-fvrier 1989, p. 84.29 Francis Bacon, Novum Organum [1620], livre I, aphorisme 3, tr. fr. Michel Malherbe et Jean-Marie Pousseur, Paris, PUF, 1986, p.157.

    30 Ren Descartes, Discours de la mthode pour bien conduire sa raison et chercher la vrit dans les sciences [1637], d. tienneGilson, Paris, Vrin, 1970, p. 128.

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    Dieu bnit No et ses fils et leur dit : Soyez fconds, multipliez etremplissez la terre. Vous serez un sujet de crainte et deffroi pour tout animal de la terre, pour toutoiseau du ciel, pour tout ce qui se meut sur la terre, et pour tous les poissons de la mer : ils sontlivrs entre vos mains. 31

    Il convient donc de sinterroger sur les origines bibliques de loptimisteprogressiste des Modernes, dont la pense baconienne illustre le moment de fondation. Mais cest Hobbes que jemprunterai la justification anthropologique du mouvement en avant indfini etannonciateur de bonheur, forme sous laquelle apparat le progrs ds ses premiresconceptualisations modernes :

    La flicit de cette vie ne consiste pas dans le repos dun esprit satisfait.Car nexistent en ralit ni ce finis ultimus (ou but dernier) ni ce summum bonum (ou biensuprme) dont il est question dans les ouvrages des anciens moralistes. (...). La flicit est unecontinuelle marche en avant du dsir, dun objet lautre, la saisie du premier ntant encore quela route qui mne au second. La cause en est que lobjet du dsir de lhomme nest pas de jouir

    une seule fois et pendant un seul instant, mais de rendre jamais sre la route de son dsir futur.Aussi les actions volontaires et les inclinations de tous les hommes ne tendent-elles passeulement leur procurer, mais aussi leur assurer une vie satisfaite. (...). Ainsi, je mets aupremier rang, titre dinclination gnrale de toute lhumanit, un dsir perptuel et sans trvedacqurir pouvoir aprs pouvoir, dsir qui ne cesse qu la mort.32

    Ce que rend vident cet nonc canonique de la justification fondamentaledu progrs, cest larticulation du progrs comme continuelle marche en avant , de la puissancemotrice du dsir, dun dsir insatiable dont lessence est une qute indfinie de pouvoir (potentia)ou de puissance, de toujours plus de puissance, et de laccs au bonheur, sous la prsupposition

    quil nexiste quune seule voie pour atteindre la flicit . Le bonheur humain est conu commele mouvement qui consiste aller dun succs un autre, tant entendu quil ne saurait y avoir desuccs total et dfinitif. La suite des succs finis ressemble fort un chec infini 33, auquelparat seule mettre fin la mort individuelle. Dsir, progrs, bonheur : linsparabilit de ces troistermes est inscrite dans la nature humaine. Il sensuit que le progrs apparat comme normenaturelle, norme dune morale drivant de la constitution naturelle de lhomme, celui-ci secaractrisant par linsatiabilit de son dsir. Lhomme est tourn vers lavenir parce quil esttourment par son dsir de conqurir. Cest dire, en dautres termes (ceux du XVIIIe sicle), quelinquitude est la condition de possibilit anthropologique de lHistoire comme mouvement enavant. Dsir, inquitude, mouvement, progrs et bonheur sont ainsi relis dans limaginairemoderne de la temporalit humaine, futurocentrique.

    Faute de pouvoir exposer, dans le cadre limit de cette introductionproblmatisante, les principales conceptualisations et contextualisations de lide de progrs auxXVIIIe et XIXe sicles, je ne ferai que mentionner sa naturalisation dans le cadre de ce qui a tappel le darwinisme social , dsignation fort contestable et catgorie analytique hautementproblmatique, qui sapplique tant bien que mal aux doctrines de la lutte (concurrence,comptition, guerre) comme principal facteur de progrs. Plus prcisment, le darwinismesocial peut tre conu comme une spcification de lvolutionnisme social ou sociologique, fond

    31 Gense , 9, 1-2. Voir larticle de Lynn White Jr., The Historical Roots of Our Ecological Crisis ,Science, 155, n 3767, 1967, p.1203-1207. Dans la perspective de ce thoricien de l cologie profonde , lanthropocentrisme judo-chrtien est lorigine de la

    crise cologique contemporaine.32 Thomas Hobbes, Lviathan, I, chapitre XI, tr. fr. Franois Tricaud, Paris, Sirey, 1971, p. 95-96.33 Lexpression est de Hans Jonas, dans Le Principe Responsabilit. Une thique pour la civilisation technologique(tr. fr. Jean Greisch,

    Paris, Le Cerf, 1990). Voir le commentaire de Franck Tinland, Lexigence dune nouvelle philosophie de la nature ,in GilbertHottois (dir.), Aux fondements dune thique contemporaine : H. Jonas et H.T. Engelhardt en perspective, Paris, Vrin, 1993, p. 67-68.

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    sur la gnralisation de lide dvolution. Remy de Gourmont insistait justement sur le rle deSpencer dans cette gnralisation dun modle scientifique emprunt un secteur de laphilosophie naturelle, celui quon commence, au dbut du XIXe sicle, appeler la biologie :

    La gloire de Spencer, cest davoir fait entrer lide dvolution dans laphilosophie gnrale. Cette ide, sil ne la pas invente, il la clarifie, peut-tre lexcs, il lui adonn une trs grande valeur au moins dialectique. (...) Lamarck, le premier, lui donna une formeconcrte : elle est la base de sa philosophie zoologique. Lyell, ensuite, y soumet la gologie ; puisvint Spencer, qui tenta dy plier le monde entier des phnomnes. 34

    Selon Spencer, lvolution constitue un passage de lhomogne lhtrogne, elle opre ncessairement une transformation diversifiante. Tel est pour lui lefondement de tout progrs. Il serait plus conforme la vrit historique de recourir la catgoriede spencrisme social pour rfrer au prtendu darwinisme social , simple tiquettepolmique forge au cours du dernier tiers du XIXe sicle. Mais le pli lexical est pris depuis troplongtemps pour quon puisse avec efficacit remplacer lexpression en usage par une autre, mieux

    forme. Pour les thoriciens du darwinisme social , donc, le moteur de lHistoire, en un mot,cest le couple form par les catgories de lutte pour lexistence et de slection (oud adaptation slective ), dont leffet suppos bnfique est la survivance du meilleur ou du plus apte . Cest ce mcanisme qui engendre le progrs : par la survivance des plus aptes ,en particulier, lamlioration indfinie de lespce humaine est assure. En un sens large, le darwinisme social constitue lune des lgitimations idologiques du libre-changisme sansfreins ni frontires, clbr comme la voie du Progrs indfini. En quoi il diffre grandement detoutes les formes de slection humaine relevant de leugnisme, qui impliquent, selon diversesmodalits et divers degrs (de lautoritarisme au totalitarisme), un interventionnisme dtat, censorienter l amlioration biologique de lhumanit. Cest pourquoi jenchanerai en prsentantbrivement lune des principales constructions idologico-politiques drives de la religion duProgrs, le projet eugniste, avant et aprs la cration du mot par Francis Galton (eugenics,1883), en ce quil exprime clairement (mais selon une clart aujourdhui fort gnante) larticulationdu progressisme et de lutopisme, sur le thme dune totale matrise de la procration humaine.Ses thoriciens veulent rationaliser la reproduction humaine comme les utopistes socialistesveulent rationaliser la production et la consommation. En 1756, le mdecin Charles AugustinVandermonde lance cette question rhtorique qui fera tradition : Puisque lon est parvenu perfectionner la race des chevaux, des chiens, des chats, des poules, des pigeons, des serins,pourquoi ne ferait-on aucune tentative sur lespce humaine ? 35 Perfectionner lespce humaine,ce serait, pour lhomme, ne faire quappliquer sa propre nature les exigences de contrlerationnel quil applique ordinairement tous les tres du monde naturel, pour son seul profit.

    Lidal dun auto-perfectionnement de lhomme traverse le XIXe sicle, trouvant dans la thoriedarwinienne des concepts et des arguments lgitimatoires, pour devenir lidologie techno-scientifique la plus rpandue au XXe. En 1897, au cours dun dbat autour du no-malthusianisme(en tant quil paraissait li au projet eugniste), lducateur libertaire Paul Robin, fondateur de laLigue de la rgnration humaine et infatigable promoteur de la gnration consciente , croitpouvoir faire cette prophtie optimiste : Le XIXe sicle a t le sicle de la science oppressive, leXXe sicle va tre celui de la science mancipatrice, du bonheur. 36 En 1922, pour ne pas quitter la France (o leugnisme nest jamais devenu un mouvement social dimportance), le mdecineugniste Georges Schreiber insiste sur le jumelage raisonnable des principes de rationalit et derendement : Convient-il de pratiquer la thorie du laissez-faire, ou bien est-il rationnel de

    34 Remy de Gourmont, Promenades philosophiques , Paris, Mercure de France, 1905, p. 138.35 Charles Augustin Vandermonde, Essai sur la manire de perfectionner lespce humaine , Paris, Vincent, 1756, vol. 1, p. 94.36 Dr Javal et Paul Robin, Contre et pour le no-malthusianisme, Paris, Stock, 1897, p. 10 (cit par Marc Angenot,Do venons-nous ?

    O allons-nous ? La dcomposition de lide de progrs, Montral, ditions Trait dUnion, 2001, p. 137).

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    rglementer les unions de manire en obtenir le meilleur rendement ? 37 Il nest pas question,pour les eugnistes, dabandonner au hasard la procration humaine. La slection humainesystmatique est rige en mthode de salut pour lespce humaine. Le projet eugniste est fondsur la conviction idologique selon laquelle la mthode la plus efficace pour amliorer la socitconsiste amliorer lhrdit de ses membres individuels 38. la volont de crer la socitnouvelle fait cho celle de fabriquer lhomme nouveau. Question de progrs. Au progrs

    biologique escompt sarticule un progrs moral conu comme extension de laltruisme. LeonardDarwin concluait une confrence sur leugnique pratique , prononce au dbut des annes1920, par cette esquisse dun thique du futur : Lidal eugnique ne fait point appel aux intrtsgostes. Nous ne saurions ngliger nos devoirs envers ceux qui natront lavenir ; les eugnistesont donc raison de faire tout ce qui est possible pour lintrt de la postrit.39 Le projetdamlioration sapplique lordre social comme lordre bio-anthropologique40. La disjonction deces deux projets damlioration ne sest opre que dans la seconde moiti des annes 1930,lorsquil est devenu vident que le rgime national-socialiste mettait en uvre un programme de purification de la population allemande mlant le mythe racial de type aryaniste aux idaux detype eugniste.

    Linterprtation volutionniste du progrs constitue lune des principalesconfigurations idologiques qui sont fonctionnelles depuis le dernier tiers du XIXe sicle. Ellepostule notamment la continuit entre le progrs biologique et le progrs social-humain. Depuis sapremire thorisation par Spencer, elle sest reformule de diverses manires pour se diffuser dans les milieux les plus divers, au point de constituer une vulgate. On la trouve encore, par exemple, sollicite dans une orientation universaliste, voire cosmopolitique, par celui qui deviendrale premier directeur gnral de lUnesco, lminent biologiste Julian Huxley, en 1946, dans unetude intitule LUnesco, ses buts et sa philosophie :

    En gnral, lUnesco doit constamment mettre son programme lpreuve de cette pierre de touche que constitue le progrs de lvolution. (...) La clef du progrshumain, la mthode distinctive qui a rendu le progrs bien plus rapide dans le domaine humainque dans le domaine biologique et qui lui a permis datteindre des buts plus levs et satisfaisants,cest la tradition cumulative, lexistence dun fonds commun dides capable de se perptuer lui-mme et dvoluer lui-mme. Ce fait a eu pour consquence immdiate que le type dorganisationsociale est devenu le facteur essentiel des progrs humains, ou, tout le moins, le cadre qui enimpose les limites. Il sensuit deux corollaires vidents. Dabord, plus la tradition humainesunifiera, plus rapide sera la possibilit de progrs. Plusieurs fonds traditionnels distincts ourivaux, ou mme hostiles lun lautre, ne peuvent donner daussi bons rsultats quun fondsunique commun toute lhumanit. Le second corollaire cest que le meilleur, le seul moyen

    certain darriver ce rsultat, cest lunification politique. (...) La morale tirer pour lUnesco estclaire ; sa tche, qui est de travailler la paix et la scurit, ne pourra jamais tre entirementralise par les moyens qui lui sont assigns : lducation, la science et la culture. Elle doitconsidrer une forme quelconque dunit politique mondiale, que ce soit grce un gouvernementmondial unique ou autrement, comme le seul moyen certain dviter la guerre.41

    37 Georges Schreiber, Eugnique et mariage , in Eugne Apert, Lucien Cunot et al., Eugnique et slection, Paris, Flix Alcan,1922, p. 169.

    38 Thomas F. Gossett, Race : The History of an Idea in America[1963], nouvelle d., New York et Oxford, Oxford University Press,1997, p. 162.

    39

    Major Leonard Darwin, Leugnique pratique ,in Eugne Apert et al., op. cit., p. 199.40 Voir par exemple le plaidoyer de Julian S. Huxley en faveur dune eugnique jumele avec un projet de rforme sociale : Eugenicsand Society , Eugenics Review , 28 (1), 1936, p. 11-31 (tr. fr. Jules Castier : Leugnique et la socit , in Julian S. Huxley,LHomme cet tre unique. Essais, Paris, Oreste Zeluck, 1948, p. 47-101).

    41 Julian S. Huxley, Une utopie plantaire ? , Le Courrier de lUnesco, 44e anne, n 2, fvrier 1991, p. 41.

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    La conception volutionniste du progrs, lorsquelle se pense dans le cadredes valeurs humanistes, aboutit ainsi au projet normatif dune unification morale, politique etspirituelle de lhumanit. Pour conclure provisoirement, mais - autant quil est possible -rigoureusement, cette introduction historique et philosophique en forme de problmatisation, jedevrais explorer, serait-ce brivement, le champ des multiples arguments avancs pour rendrecompte de la faillite ou de la dfaite du Progrs, qui se heurte ds le XIXe sicle au doute, voire

    lincrdulit, pour finir par tre dmonis, la fin du XXe. Cette exploration, que jai ralise pour ma part dans LEffacement de lavenir, implique de reconsidrer les grandes visions de lhistoirequi sont entres en concurrence avec la vision optimiste du Progrs dans lHistoire : les visionsrespectivement dcadentielles, pessimistes (nihilismes compris) et tragiques. Progrs infaillible,dcadence irrmdiable, rptition absurde (ou vidence rcurrente du nant), guerre des dieux.Telles sont les quatre grandes interprtations du devenir humain, quon peut respectivementillustrer par des noms dauteurs : Turgot ou Condorcet, Bonald ou Gobineau, Schopenhauer ouLeopardi, Nietzsche ou Max Weber. Une typologie des grandes visions de lhistoire peut ainsi sefonder sur quatre catgories interprtatives qui jouent le rle de pivots : progression, rgression,rptition et opposition (suppose insurmontable)42. Si la vision progressiste de lhistoire a pusimposer contre et malgr ses concurrentes, cest vraisemblablement parce quelle tait capablede rassurer ceux qui y croyaient tout en les dresponsabilisant. Le sociologue Ulrich Beck a fortclairement caractris cet aspect de la foi dans le progrs :

    Insister sur le progrs a toujours permis de se dcharger de sesresponsabilits, ce qui joue en faveur de cette option. La croyance au progrs rpond la question que devons-nous faire ?, qui se repose chaque gnration : la mme chose que ce quon atoujours fait - en plus grand, en plus rapide, en plus coteux.43

    Le progressisme avait donc en lui de quoi sinstituer avec facilit enconformisme. Il sagit bien toujours de penser le devenir par-del loscillation entre le pessimismeet loptimisme, en gardant lesprit la profonde remarque de Georges Bernanos : Le pessimisteet loptimiste saccordent ne pas voir les choses telles quelles sont. Loptimiste est un imbcileheureux, le pessimiste un imbcile malheureux. Vous pouvez trs bien vous les reprsenter sousles traits de Laurel et Hardy. 44 Sous lemprise de loptimisme progressiste, les Modernes avaientoubli que lesprance est une vertu hroque 45. Ils staient installs confortablement dans unnouveau conformisme, propre la modernit, qui consiste postuler que lhumanit tout entiresuit et doit suivre le mme chemin conduisant au bonheur : Le progrs les dispense de jamaisscarter dun seul pas de la route suivie par tout le monde 46. Aux lendemains de la SecondeGuerre mondiale, Bernanos ironisait sur les lourdes certitudes de la vulgate progressiste, sansdissimuler une colre contenue :

    Les imbciles (...) prfrent sen remettre au Temps. La civilisation du jour est ncessairement suprieure celle de la veille et celle du lendemain lui sera nettementsuprieure pour la mme raison. Si les hommes ne sy trouvent pas leur aise, et sy dvorententre eux comme des rats dans une ratire, cest que la civilisation nest pas celle daujourdhui

    42 Voir mon livreLEffacement de lavenir , op. cit., p. 293-295.43 Ulrich Beck,La Socit du risque. Sur la voie dune autre modernit, tr. fr. Laure Bernardi, prface de Bruno Latour, Paris, Aubier,

    2001 (1re d. all., 1986), p. 474.44 Texte datant de 1946-1947, dans Georges Bernanos, La Libert pour quoi faire ?, Paris, Gallimard, 1953, p. 13 ; puis dition Pierre

    Gille, Paris, Gallimard, coll. Folio Essais , 1995, p. 27.45 Ibid., d. P. Gille, p. 115.46 Ibid., p. 93.

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    mais de demain ou daprs-demain ! Lhomme est en retard sur le calendrier, voil tout. Eh bien !Nous en avons assez de ces btises ! 47

    En guise de conclusion, je commencerai par identifier lultimemtamorphose idologique du progressisme, que jappelle le mouvementisme ou le bougisme , soit le culte du mouvement pour le mouvement, la fuite en avant aveugle vers le toujours plus de technologie ou de globalisation conomico-financire, mouvement autotliquesans pourquoi ? , par o le progressisme tourne en fatalisme et se retourne en nihilisme, ou sedvoile finalement comme tel ; puis je mefforcerai de distinguer dans lhritage progressiste cequi, dabord pour la pense, est mort, disons son interprtation ncessitariste , et ce qui ne lestpas, ou peut-tre pas, et que je baptise, pour aller vite, mliorisme . Jentends par mliorisme le discours idologique fond sur laffirmation de lexigence de progrs, mais deprogrs spcifiques, particuliers, de progrs partiels et contingents qui dpendent ou devraientdpendre de la volont humaine, de la facult de faire des choix, ces progrs sectoriels nesimpliquant pas les uns les autres. Lexigence de progrs devrait ainsi passer du rgne de lancessit ou de lautomatisme au rgne de la volont ou de la libert. Encore sagit-il dchapper

    aux illusions nes de la volont de volont 48

    , de la volont qui se veut elle-mme, autre figuredu nihilisme. Le culte de la Volont pure nous ramne lillusion promthenne. Laquelle, dans lamodernit tardive, est insparable de lhistoricisme radical. Si tout est historique, rien nest donn,rien ne rsiste en principe au vouloir, tout est possible. La nature est annule par lhistoire, le faitdtre est effac par lobjet du vouloir et les objectifs du dsir. Lhumanit est alors aspire par lillimit. Aussi faut-il vouloir une volont qui se limite elle-mme. Ce qui engage chercher unstyle damlioration qui nimplique pas le rejet de toute prservation. Repenser normativementlide de progrs, ce serait la penser, tout la fois, hors de lemprise de la vision ncessitariste etindpendamment du schma dune volution linaire, et par del lidologie utopiste-rvolutionnaire de la rupture totale avec le pass. Il sagit de rsister linjonction bougiste duchangement perptuel et, en mme temps, de refuser de suivre les pressantes incitations

    conformer lhumanit au type de lhomme ultra-mobile. Ds lors, la rsistance au bougisme conduit reposer le problme de la position conservatrice. Rsister, certes, mais en vue de quoi ?Car il sagit de dfinir autant des raisons dagir quun horizon de laction. Ce quil importe depenser, cest quelque chose comme un conservatisme critique 49 qui se passerait du mythe delge dor, un conservatisme intelligent 50 qui nexclurait pas lexigence damlioration, voire un conservatisme alternatif illustrant un projet qui ne fasse violence ni au pass de lhumanit ni linscription de celle-ci dans la nature. Mnager avec prudence plutt que transformer avecfrnsie.

    47 Ibid., p. 206.48

    Voir Martin Heidegger, Dpassement de la mtaphysique , in Martin Heidegger,Essais et confrences , tr. fr. Andr Prau, Paris,Gallimard, 1958, p. 80-115.49 Jean-Claude Micha, Orwell, anarchiste tory , 2e d. augmente, Castelnau-le-Lez, Climats, 2000, p. 142.50 Pascal Bruckner, Y a-t-il une alternative au capitalisme ? , Esprit , n 271, janvier 2001, p. 23. Voir aussi mon livreRsister au

    bougisme, op. cit., p. 162-171.

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    I. Progrs, avenir, histoireLe culte de lavenir et la foi dans le Progrs (imagin comme la somme de

    tous les progrs) constituent les deux piliers de la religion civile des Modernes. On peutgrossomodo les considrer comme un hritage des Lumires, peut-tre le plus caractristique. Ils ne sesont pas seulement constitus au cours de la mme poque, ils sont logiquement etmythologiquement insparables : la mort de lun est celle de lautre. Ce quon peut dire autrement,entre le constat et lhypothse : leffacement de lavenir va de pair avec lclipse du progrs. Car limagination de lavenir, dans les trois derniers sicles, a t nourrie et structure par la foi dans leprogrs gnral, suppos ncessaire, continu et indfini, oprateur dun renchantement du temps lpoque commenante du dsenchantement du monde par les effets de la rationalit scientifico-technique. Affirmer la mort du progrs , cest donc en mme temps poser leffacement de

    lavenir comme promesse de bonheur ou de justice. Cest l prononcer, en un sens, le diagnosticdun puisement des Lumires. Do ce sentiment diffus quune priode historique touche sa fin,ou encore cette conviction vague que les promesses de la modernit ntaient quillusionsconsolantes. La marche du temps semble ntre plus oriente vers un avenir radieux. LHistoirenest plus perue comme lpope de lhumanisation indfinie de lhomme. Un nouveaudsenchantement, une seconde vague de dsenchantement touche, depuis les trois derniresdcennies du XXe sicle, le sens de la temporalit. Voil qui peut tre aussi interprt commelindice le plus sr dune fin de la modernit.

    Jetons un bref regard rtrospectif sur lpoque moderne. Lerenchantement moderne de la temporalit sest opr dans une conjoncture civilisationnelle sansprcdent, marque dabord par la rorientation du cours temporel vers le futur, dimensiontemporelle dsormais privilgie, ensuite par lrection de la nouveaut en valeur intrinsque (onsuppose que ce qui est nouveau est bon en tant que tel), enfin par lautodfinition de lpoqueprsente comme, insparablement, moderne et suprieure en toutes choses aux poquespasses. Le futur devenu ainsi dsirable a en outre t suppos, du moins par les esprits se jugeant clairs , comme connaissable , en ce quil aurait t rendu enfin prvisible par lesprogrs mmes de la connaissance scientifique. Lhistoire des sciences, cest--dire du progrsdes sciences, devient porteuse de leons pour lavenir du progrs gnral, comme laffirmeCondorcet la fin du XVIIIe sicle : Sil existe une science de prvoir les progrs de lespcehumaine, de les diriger, de les acclrer, lhistoire des progrs quelle a dj faits en doit tre la

    base premire. 51 Auguste Comte est plus triomphant encore dans sa conviction que lavenir appartient aux esprits qui auront su clairer lhistoire universelle de la civilisation : On peutassurer aujourdhui que la doctrine qui aura suffisamment expliqu lensemble du pass obtiendrainvitablement, par suite de cette seule preuve, la prsidence mentale de lavenir. 52 Thse quiprsuppose la fois la continuit, lunilinarit et le caractre indfini du progrs conu comme dveloppement de lordre . Ce prsuppos de non dsordre est constitutif de limaginaireprogressiste moderne : si le progrs nest que lordre se manifestant, sexpliquant et sedveloppant, laffirmation du progrs constitue une conjuration du dsordre, menace toujoursprsente. Avec ce supplment essentiel : lassurance que lordre augmentera en se ralisant par leprogrs. Lavenir est lordre croissant. Le devenir est rgi par la loi de rduction croissante du

    51 Condorcet, Esquisse dun tableau historique des progrs de lesprit humain [1793], d. O. H. Prior, nouvelle dition prsente par Yvon Belaval, Paris, Vrin, 1970, avant-propos, p. 11.

    52 Auguste Comte, Discours sur lesprit positif [1844], IIe partie, chap. I, 46, Paris, Vrin, 1974, p. 97. Voir mon livreLEffacement delavenir , op. cit., p. 393 sq.

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    dsordre. Les valeurs de scurit et de rationalit sont donc au cur de lide de progrs. Unpostulat fondamental organise le systme des croyances progressistes : lavenir ne fait rien dautreque dvoiler et dvelopper ce qui est dj dans le prsent, dont le germe tait dans le pass.Un clbre fragment de Leibniz, au XIXe sicle, fonctionne en tant que maxime : Le prsent estgros de lavenir 53 . Il est compris par les thoriciens progressistes du progrs, tel Pierre Leroux,comme signifiant que le pass et le prsent contiennent lavenir. Le positiviste Littr crit en 1852,

    rsumant la grande vidence progressiste : Cest justement parce que le dogme nouveau aune pleine intelligence du pass quil est apte nous clairer sur nos destines futures. 54 Dunefaon plus diffuse, du dbut du XVIIe sicle la fin du XVIIIe, dans la haute culture europenne, lefutur, charg de significations imaginaires, sest transfigur en avenir, explorable comme un champde possibles, saisissable par la pense scientifique et dsirable comme un ensemble depromesses 55 . Quoi quil en soit, le Progrs na cess dtre imagin comme un chemin qui mnequelque part. Comme un bon chemin, sr, allant sans dtours inutiles vers son but. Si le Progrsest traditionnellement mtaphoris comme une marche, voire une course, il lest tout autantcomme une voie, une chemin, une route. Les hommes modernes se reprsentent comme destres clairs en route vers la libert et la bonheur.

    Sengager sur le chemin du progrs aura donc t, pour les Modernes, selancer dans une marche en avant indfinie. Le culte de lavenir et la foi dans le Progrs ontlongtemps assur aux Modernes une indfectible confiance dans le sens du devenir. Ensemble, ilsont fond lesprance collective des sujets historiques que sont devenus les Modernes, sujetsdune Histoire devenue elle-mme universelle. Ensemble, ils ont donn aux Modernes lassurancequils taient sur la voie qui conduit invitablement du moins bien vers le mieux, sur la route quimne dun tat initial dimpuissance et de frayeur un tat final marqu par la possession de lapuissance et laccs au bonheur. LHistoire devenait le chemin de la rdemption universelle. Cestque, selon la remarque de Valry, lavenir, par dfinition, na point dimage. Lhistoire lui donneles moyens dtre pens 56 . Les ennemis dclars de la religion du Progrs ne sy sont pas

    tromps, tel le maurrassien Pierre Lasserre, qui notait en 1907 : En mme temps que lednigrement du pass civilis, le Messianisme rvolutionnaire imposait ses sectateurs lidoltriede lAvenir ou Religion du Progrs 57 . Lamlioration continue et indfinie de la condition humainetait devenue, ds le milieu du XVIIIe sicle, objet de certitude dans le monde des litesintellectuelles, et la marche gnrale de lhumanit paraissait accomplir la promesse dune totalematrise, par lhumanit elle-mme, de son destin. Promesse revenant celle dune abolition dudestin : connatre les causes, et agir sur ces dernires pour produire certains effets dsirs, voilce qui permettrait lhumanit dliminer lide de linluctable, de passer dune re o elle devaitse rsigner devant la fatalit une re nouvelle o elle pourra dterminer ce qui doit tre, dfinir ce quelle voudra voir advenir, et pourra faire advenir. Do la conviction de plus en plus rpandue,aux XVIIIe et XIXe sicles, que les hommes sont en route vers lge dor. Cest cette nouvelleconviction productrice denthousiasme messianique qui est ainsi exprime par Claude-Henri deSaint-Simon en 1814, dans un texte clbre titr De la rorganisation de la socit europenne : Lge dor du genre humain nest point derrire nous, il est au-devant, il est dans la perfectionde lordre social ; nos pres ne lont point vu, nos enfants y arriveront un jour : cest nous de leur en frayer la route. 58

    53 G. W. Leibniz,Les Principes de la Nature et de la Grce fonde en Raison [1714], d. Andr Robinet, Paris, PUF, 1954, 13, p. 53.Voir mon livreLEffacement de lavenir , op. cit., p. 254.

    54 mile Littr,Conservation, rvolution et positivisme, Paris, Ladrange, 1852, p. XXIX.55 Voir mon livreLEffacement de lavenir , op. cit .56 Paul Valry, Regards sur le monde actuel , op. cit., p. 13.57 Pierre Lasserre, Le Romantisme franais. Essai sur la rvolution dans les sentiments et dans les ides au XIX e sicle, nouvelle

    dition augmente dune prface, Paris, Calmann-Lvy, 1919 (1re d., 1907), p. 417.58 Claude-Henri de Saint-Simon, De la rorganisation de la socit europenne [1814], in uvres de Saint-Simon et dEnfantin, Paris,

    1865-1878, t. XV, p. 247-248.

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    Cette longue marche en avant est imaginable comme une ascension,notamment lorsque la prvision scientifique se fait prophtie historique, ainsi que latteste cepassage de Victor Hugo o, en 1859, le pote traduit sa grande vision prophtique :

    Lpanouissement du genre humain de sicle en sicle, lhomme montantdes tnbres lidal, la transfiguration paradisiaque de lenfer terrestre, lrosion lente etsuprme de la libert, droit pour cette vie, responsabilit pour lautre (...)59

    Des rvolutionnaires de 1793, ces sauvages de la civilisation , Hugo diten 1862 quils voulaient ldnisation du monde 60 . La marche progressive vers le bien, lagrande rupture rvolutionnaire ou lvolution infinie vers le mieux : manire de transfigurer lHistoire en processus dans et par lequel se ralise dans ce monde le Royaume de Dieu. Laliaison du politique et du religieux se manifeste notamment par la conception de la Rvolutioncomme religion nouvelle, interprtation partage par Michelet et Quinet61 . Mais si la Rvolutionfranaise est instauratrice dune religiosit nouvelle, cest dabord parce qu travers elle lide deProgrs semble descendre du ciel sur la terre. Tel est son caractre de rvlation. LHumanit

    parat avoir alors soudainement rvl lun de ses attributs essentiels : la perfectibilit infinie. Lavertu desprance y trouve un nouveau fondement. vrai dire, la religiosit nouvelle est unereligiosit politique qui tend vers le cosmopolitique. Double oscillation : entre le peuple etlhumanit, entre le rvolutionnaire et lhumanitaire. Considrons de plus prs le vocabulairepolitique franais des annes 1830. Visant notamment les saint-simoniens, Charles Fourier fait en1831 cette observation dun grand intrt pour une lexicologie historique : Dautres sophistesnous leurrent aussi dune perspective de progrs ; cest un mot la mode, comme sympathie,association, moi-humain, clectisme, rationalisme, industrialisme .62 Il convient dinsister sur lefait lexical, relev par Marc Angenot aprs Jean Dubois, qu humanitaire est un de ces motsnouveaux qui, vers 1830, se trouve en concurrence smantique avec deux autres adjectifs :progressiste et, dat de 1832, le nologisme socialiste , ce qui dclenche, en 1836, lironiedAlfred de Musset : Humanitaire, en style de prface, veut dire : homme croyant laperfectibilit du genre humain, et travaillant de son mieux, pour sa quote-part, au perfectionnementdudit genre humain.63 Musset se moque alors volontiers de l humanitairerie 64 . Avant derefaire positivement couple avec rvolutionnaire , le mot progrs se repre dans lesparages d humanitaire . Selon les contextes, au cours du XIXe sicle, il se rapproche ousloigne de libert , de rpublique , de rvolution 65 . Dans un dictionnaire publi en 1842,le mot progrs fait lobjet de cette glose desprit conservateur : Mot redoutable de largotrvolutionnaire, qui veut dire soulvement, destruction, bouleversement, conflagration universelle,etc. 66 Les prophtes humanitaristes , quant eux, tirent lide de progrs vers la paixuniverselle et lunit finale de lhumanit.

    59 Victor Hugo, prface (du 12 aot 1859) deLa Lgende des sicles (premire srie).60 Victor Hugo,Les Misrables [1862], IVe partie, livre I, chap. V, Paris, Gallimard, coll. Folio , 1973, p. 447.61 Voir Claude Lefort, La Rvolution comme religion nouvelle (1988), reprisin Claude Lefort,crire lpreuve du politique[1992],

    Paris, Pocket, 1995, p. 247-260.62 Charles Fourier, Piges et charlatanisme des deux sectes Saint-Simon et Owen qui promettent lassociation et le progrs , Paris,

    Bessange, 1831, p. 31 (cit par Jean Dubois, Le Vocabulaire politique et social en France de 1869 1872 , Paris, Larousse, 1962, p.385).

    63 Alfred de Musset,Deuxime lettre de Dupuis et Cotonet , 25 novembre 1836, in uvres compltes, Paris, Gallimard, 1941,Prose, p.853. Passage cit par Jean Dubois, Le Vocabulaire politique et social..., op. cit., p. 317 ; ainsi que par Marc Angenot, Do venons-nous ?... , op. cit., p. 29.

    64

    Alfred de Musset, Dupont et Durand , in A. de Musset, Posies nouvelles , Paris, 1840, p. 351 (cit par Georges Mator, LeVocabulaire et la socit sous Louis-Philippe [1951], Genve, Slatkine Reprints, 1967, p. 39, note 11).65 Voir Jean Dubois, op. cit., p. 385.66 Jean-Charles Bailleul, Dictionnaire critique du langage politique, gouvernemental, civil, administratif et judiciaire, Paris, Renard, 1842,

    p. 626 (cit par Jean Dubois, ibid., p. 385).

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    Les dfinitions explicites du progrs sont dautant plus vagues que lechamp smantique du terme est large. Le saint-simonien Philippe Buchez, devenu le thoriciendun socialisme chrtien progressiste dans les annes 1830 67 , se refusait pour sa part dfinir le progrs, quil disait ne pouvoir que dcrire comme un fait polymorphe :

    Il suffit den affirmer la ralit. Il nest pas seulement la loi des choseshumaines dans la tendance vers le mieux ou le bien ; le progrs est une loi de lordre universel : ila prsid la formation de notre globe, celle des sries dtres vivants qui lont successivementhabit ou qui lhabitent aujourdhui ; il prside encore la formation de chaque individu dans cesespces humaines. 68

    Quant Leconte de Lisle, en 1870, il ne fait gure avancer la dfinition verslidal de la prcision scientifique en posant : Quest-ce que le progrs ? Cest la loi naturelle,constante, ncessaire, par laquelle lhomme agit, slve, dploie ses forces et agrandit sonexistence sans relche et sans terme. 69 Il ne suffit pas de mimer les formulations en usage dansle discours scientifique pour produire un concept scientifique. Il sagit donc l dune croyance forte,

    dont le contenu est aussi indmontrable que dfinissable avec prcision. Une croyance qui sesitue au fondement de la mtaphysique optimiste du Progrs dans lHistoire. Et ce, quelles quensoient les formulations, plutt librales ou plutt rvolutionnaires. En 1871, un discours de Jean-Baptiste Millire raffirme indirectement, dans sa gnralit dj strotype, une dfinition rvolutionnariste du progrs : La Rvolution, pour nous, cest la loi du progrs, cette loi delhumanit comme de lindividu ; cest le progrs en action.70 Le caractre fragile de cefondement de la mtaphysique du Progrs navait pas chapp au regard pntrant de CharlesRenouvier, qui, en 1892, attribuait aux penseurs appliqus lhistoire universelle , soit la srieTurgot/Condorcet/Saint-Simon/Hegel/Comte/Spencer, la maxime que tout est bien, ou que toutva au bien , maxime dans laquelle il voyait, de la pense optimiste du Progrs, le postulatsecret, quand ce nest pas la thse dmontrer 71 .

    Soit donc les deux assises de limaginaire propre aux socits modernes :la tension vers lavenir et la foi dans le Progrs, prsupposant une valuation positive duchangement, et plus gnralement une valorisation positive du temps orient vers le futur. Leur synthse classique aura t, du XVIIe sicle commenant au XXe finissant, la croyance aveugle enun avenir toujours meilleur. Le progrs imagin global constitue un mouvement du moins bien versle mieux qui, depuis les Lumires, se confond avec la marche mme de la civilisation ou delhistoire universelle, une marche ascendante suppose ncessaire et irrversible. Ou encore : unmouvement linaire ou rectiligne, continu et suppos invitable. Un processus auquel on ne peuta priori assigner une fin ou une limite : La nature na mis aucun terme nos esprances , affirme

    Condorcet72 . Cest cette illimitation de lamlioration venir qui provoque un enthousiasme denature religieuse.

    67 Voir Armand Cuvillier,P.-J.-B. Buchez et les origines du socialisme chrtien , Paris, PUF, 1948 ; Franois-Andr Isambert, Politique,religion et science de lhomme chez Philippe Buchez (1795-1865), Paris, ditions Cujas, 1967 ; Roger Reibel, Les ides politiqueset sociales de P.-J.-B. Buchez , in Roger Reibel et Pierrette Rongre, Socialisme et thique, prface de Jean-Jacques Chevallier,Paris, PUF, 1966, p. 1-60. De Buchez, Paul Bnichou note justement que cet esprit syncrtique entendit allier au saint-simonismeune double fidlit au jacobinisme et la doctrine catholique (Les Mages romantiques, Paris, Gallimard, 1988, p. 135, note 1). Sur Buchez et lcole buchzienne, voir Henri de Lubac,La Postrit spirituelle de Joachim de Flore, t. II :De Saint-Simon nos jours,Paris, ditions Lethielleux, 1981, p. 89-134.

    68 Philippe-Joseph-Benjamin Buchez, Trait de politique et de science sociale , Paris, 1866, t. I, chap. III ; cit par Maxime Leroy,Histoire des ides sociales en France , t. II :De Babeuf Tocqueville, Paris, Gallimard, 1950, puis 1962, p. 246.

    69 Charles Marie Leconte de Lisle, Catchisme populaire rpublicain [anonyme], Paris, Lemerre, 1870, p. 8 (cit par Jean Dubois, op.cit., p. 385).

    70 Jean-Baptiste Millire,in Annales parlementaires, Journal officiel de la Commune, 10 mars 1871 (cit par Jean Dubois, ibid., p. 407).71 Charles Renouvier, Schopenhauer et la mtaphysique du pessimisme , LAnne philosophique, III, 1892.72 Condorcet, Esquisse dun tableau historique des progrs de lesprit humain [1793-1794], Paris, Vrin, 1970, p. 205. Alexandre Koyr,

    emport par lenthousiasme, clbre ainsi louvrage ultime de Condorcet : LEsquisse (...) est une fentre ouverte sur lavenir. (...)

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    La temporalit progressiste est donc oriente vers le futur, pour autant quecelui-ci rapproche lhumanit dun point de perfection, ou que celle-ci savance, dans lhistoire, versson achvement ou son accomplissement. Croire au Progrs, cest imaginer le devenir commeorient vers un but. Cest aussi postuler que toute progression est porteuse damlioration. Lidede progrs a ainsi permis de donner un sens lhistoire sans postuler une Providence, et a par ailleurs - pour le meilleur et pour le pire - nourri le sens historique dont on attribue parfois

    linvention Herder dansUne autre philosophie de lhistoire (1774)73 , mais dont Flaubert notaitencore en 1859 quil tait tout nouveau dans ce monde 74 , ce sens historique que Nietzscheprsentait en 1882 comme lamorce dune chose toute nouvelle dans lhistoire 75 , et quilclbrait en 1886 comme le sixime sens du XIXe sicle europen, le premier [le]connatre 76 . Toutes les reprsentations du sens de lhistoire , dans les philosophies delhistoire qui commencent surgir la fin du XVIIIe sicle, sont drives de lide de progrs, dontelles constituent des interprtations. Do les reprsentations ordinaires du sens de lhistoirecomme ligne droite ou comme voie unique indfiniment montante que prendrait invitablementlhumanit, sujet de lhistoire embarqu vers le mieux, pour le meilleur et sans le pire. Mais si lidede Progrs donne son principe dordre ce que Schelling appelait ce vaste et mystrieuxenchevtrement (Gewebe ) que nous appelons lhistoire 77 , la lointaine provenance thologico-mtaphysique de ce principe dintelligibilit de lhistoire nest autre que le christianisme, ds lorsquil est saisi, la manire de Schelling, comme tant en son principe non moins quen sondveloppement une vision historique de lunivers 78 . Sil est vrai que l o le christianisme nestpas, il ny a pas dhistoire 79 , il est vrai tout autant que, sans lhritage moderne du christianisme,il ne saurait y avoir dhistoire conue comme progrs indfini.

    Plus prcisment, le croyant progressiste fonde sa confiance dans unavenir meilleur sur le postulat suivant : le progrs de lesprit humain, attest par les progrsobservables des sciences, dont le caractre cumulatif est reconnu, constitue la fois la preuveirrcusable de lexistence du progrs, la condition dterminante de tous les progrs et le modle

    du Progrs pris au sens absolu, centr sur la certitude que la condition humaine, voire la naturehumaine, est en voie damlioration, de transformation graduelle vers le mieux. Cette imagefamilire dun progrs qui va de lui-mme et dune marchequi marche toujours 80 , objet de la pluspuissante conviction idologique du XIXe sicle, Victor Hugo, dans Les Misrables, la prsenteainsi : Le progrs est le mode de lhomme. La vie gnrale du genre humain sappelle le Progrs; le pas collectif du genre humain sappelle le Progrs. Le progrs marche ; il fait le grand voyagehumain et terrestre vers le cleste et le divin. 81 On comprend que Renouvier, grand lecteur deHugo quil supposait foncirement pessimiste82 , ait pu reprocher lcrivain de sacrifier cette

    Nest-ce pas par la vision de lavenir, la pr-vision, (...) que se caractrise lintelligence humaine ? Nest-ce pas par le fait quelledtermine lavenir et se dtermine partir de lavenir que se caractrise son action ? Dans la personne de Condorcet crivant son

    Esquisse la philosophie du XVIIIe

    sicle a confirm une dernire fois que cest dans et par la prpondrance de lavenir sur leprsent que lhomme, tre raisonnable, affirme et ralise sa libert. (tudes dhistoire de la pense philosophique, Paris,Gallimard, 1971, p. 125-126).

    73 Voir Hans Georg Gadamer, postface (Nachwort ) : J. G. Herder, Auch eine Philosophie der Geschichte zur Bildung der Menschheit ,Francfort/M., Suhrkamp, 1967, p. 157sq. ; Myriam Bienstock, Le sens historique : un sens de la force ? Herder, Hegel et leursinterprtes , in Pierre Pnisson (dir.), Herder et la philosophie de lhistoire, Paris, Socit Herder, et Iasi (Roumanie), EdituraUniversitatii Alexandru Ioan Cuza , 1997, p. 165-182.

    74 Gustave Flaubert, lettre Mlle Leroyer de Chantepie, 18 fvrier 1859,in Flaubert, Correspondance, choix et prsentation de BernardMasson, Paris, Gallimard, 1998, p. 372.

    75 Friedrich Nietzsche,Le Gai savoir , livre IV, 337, tr. fr. A. Vialatte, Paris, Gallimard, 1970, p. 274-275.76 Friedrich Nietzsche,Par-del bien et mal , 7e partie, 224, tr. fr. C. Heim,in F. Nietzsche, uvres philosophiques compltes, t. VII,

    Paris, Gallimard, 1971, p. 141.77 F.-W. Schelling, SW , d. Cotta, t. XI, p. 229.78 F.-W. Schelling, Philosophie de la Rvlation, tr. fr. J.-F. Courtine et J.-F. Marquet, Paris, PUF, 1989, vol.1. Voir Pascal David,

    Schelling. De labsolu lhistoire, Paris, PUF, 1998, p. 108-115.79 F.-W. Schelling, cit par P. David, ibid., p. 111.80 Charles Renouvier, Victor Hugo le philosophe[1900], 4e d., Paris, Armand Colin, 1926, p. 144-145 (soul. par lauteur).81 Victor Hugo,Les Misrables [1862], 5e partie, liv. I, chap. 20, d. B. Leuilliot, Paris, L.G.F., 1972, t. III, p. 291.82 La pente naturelle de son esprit, qui tait pessimiste (...) (Charles Renouvier, op. cit., p. 139).

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    idole commune du sicle 83 , le Progrs, et de navoir pas su chapper l influence dplorable du dogmatisme optimiste de la philosophie de lhistoire, qui a dtourn des voies de lexprienceet du bon sens tous les penseurs influents du XIXe sicle 84 . Affirmer le progrs universel, cestpostuler la fois lunit de lespce humaine et lunicit de son dveloppement suppos : cest,pour le dire comme Pascal, un mme homme qui subsiste toujours et qui apprendcontinuellement , cest une seule et mme humanit qui constitue le sujet universel de lhistoire

    universelle. Loptimisme progressiste est par dfinition universaliste.

    Ceux qui croient reconnatre un sens unique dans lhistoire rsistent mal,en effet, la tentation de soumettre lhistoire la ncessit, que celle-ci prenne la forme dunelogique volutive fonde sur un principe exclusif ou de lois de dveloppement supposesscientifiques. La foi scientiste est dabord une totale confiance accorde au pouvoir quauraitlhomme de prvoir scientifiquement lavenir. En 1833, Buchez conoit la science de lhistoire comme fournissant une seule et mme rponse aux trois questions qui taraudent lhumanit, enrfrence aux trois dimensions formelles du temps ( Do venons-nous ? Qui sommes-nous ? Oallons-nous ? )85 : Nous appelons Science de lhistoire lensemble des travaux qui ont pour but

    de trouver, dans ltude des faits historiques, la loi de gnration des phnomnes sociaux afin deprvoir lavenir politique du genre humain, et dclairer le prsent du flambeau de ses futuresdestines. 86 En excluant de lhistoire la contingence et le hasard, lincertain et limprvisible, ceuxqui, depuis le XIXe sicle, la voient sous langle de la seule ncessit la soumettent en ralit audestin. Les partisans du socialisme scientifique nont pas su eux-mmes viter le glissementde leur conception dterministe revendique vers un fatalisme historique aussi sommaire quedogmatique. En 1912, le marxiste Charles Rappoport nonce ainsi : La mthode du socialismescientifique (...) consiste dmontrer que lvolution historique aboutit ncessairement unenouvelle organisation de la socit. Une volution sans une direction dtermine est un non-sens. 87 Le mme Rappoport raffirmera avec une indfectible confiance, en 1929 : La victoiredu proltariat communiste nest pas seulement dsirable. Elle est aussi pratiquement possible et

    historiquement certaine. 88 Le ncessitarisme des Modernes ressemble fort un no-fatalisme.Quant ceux qui, selon la formule de Merleau-Ponty, se donnent pour tche de transformer lhistoire subie en histoire voulue 89 , ils peuvent bien sr prendre la figure de minorits actives etrvolutionnaires donnant dans lillusion de la toute-puissance de la volont (cest le miragevolontariste), mais ils peuvent tout autant se contenter dlargir au domaine social/historique lechamp dapplication du projet baconien de matrise rationnelle des phnomnes par laconnaissance des lois qui les rgissent, et, ce faisant, postuler quil y a des lois de lhistoire, doncque celle-ci est soumise la ncessit. Agir, dans ce cas, cest simplement acclrer unprocessus qui ne peut pas ne pas se produire. Ce qui est remarquable, cest que volontaristes etno-fatalistes, comme en-de de leurs dsaccords, puisent de concert dans le fonds de la cultureprogressiste, dont ils privilgient la reprsentation dune marche vers le mieux, les uns croyantpouvoir imposer souverainement au devenir la norme damlioration, les autres reformulant lavieille maxime de sagesse appelant les humains suivre le destin, accepter lide dune marcheinluctable de lhistoire, dont les humains pourraient cependant connatre les lois, et par l,pourquoi pas, intervenir dans lordre de succession des vnements, pour leur plus grand profit.Do loscillation permanente, chez ceux qui croient un sens unique et mlioratif de lhistoire,entre la rsignation pieuse et le dsir de matrise, entre la posture attentiste de ceux qui se

    83 Charles Renouvier, ibid., p. 145.84 Ibid., p. 139.85 Voir Marc Angenot,Do venons-nous ?..., op. cit., p. 36.86 Philippe Buchez, Introduction la science de lhistoire, ou Science du dveloppement de lhumanit, Paris, Paulin, 1833, p. 1.87 Charles Rappoport, Pourquoi nous sommes socialistes , Paris, Quillet, Encyclopdie socialiste , 1912, p. 22-23 (cit par Marc

    Angenot,Do venons-nous ?..., op. cit., p. 38).88 Charles Rappoport, Prcis du communisme, Paris, 1929, p. 13 (cit par Marc Angenot,ibid., p. 37).89 Maurice Merleau-Ponty,Sens et non-sens , Paris, Nagel, 1966, p. 82.

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    contentent dtre ports par le temps heureusement flch et limpatience de ceux qui, sur lemodle de laction technique, veulent prvoir, diriger ou inflchir le cours de lhistoire sur la basedune connaissance de ses lois . Le progressisme a ses contemplatifs et ses volontaristes.

    Nous nous trouvons, en tant quhistoriens des ides, devant la tche detransformer en objets de savoir les dogmes de la modernit, ou, pour les dsigner la Tocqueville,les croyances dogmatiques constitutives de lopinion commune 90 des Modernes, telles lacroyance lgalit des individus ou la croyance au progrs ncessaire de lhumanit. Cescroyances peuvent tre abordes comme des mythmes, sil est vrai quexiste quelque chosecomme la mythologie occidentale moderne91 . Face aux eschatologies profanes ou auxmillnarismes idologiss qui caractrisent limaginaire des Modernes, o se croisent uneconception scientiste de la rationalit et un historicisme radical, on peut, dans cette perspective, la suite de Jacques Ellul, recourir la catgorie analytique des mythes modernes 92 . Cesderniers situent la perfection dans le futur 93 , en quoi ils se distinguent radicalement des mythestraditionnels, qui situaient toujours ltat de perfection dans le temps rvolu , do lvidenceprsuppose que le devenir est dchance, dclin, dcadence, loignement progressif de lge

    dor. Une descente, et non pas une ascension. Dans les mythes modernes, la marche du tempsse prsente comme un processus damlioration dont le point daboutissement est, linfini, laralisation des fins de lhumanit (libert, justice, vrit, paix, bonheur). suivre Ellul, lesdeux mythes modernes fondamentaux sont, respectivement, celui de la Science et celui delHistoire, et leurs rejetons sont les mythes drivs du Progrs et du Bonheur 94 . Un bonheur quinest plus rserv au sage, qui nest donc plus pens comme un tat individuel et exceptionnel,mais comme un tat collectif, susceptible de caractriser lhumanit comme sujet universel. Toutesces formations mythologiques mettent en uvre le schme de la marche vers le mieux. Lebonheur universel devient la fin dernire de laction politique, et celle-ci se pense comme scienceapplique - question de physiologie et dhygine -, ce que Saint-Simon thorise en 1813 de lafaon suivante :

    Lhistoire de la civilisation nest (...) que lhistoire de la vie de lespcehumaine, cest--dire la physiologie de ses diffrents ges, comme celle de ses institutions nestque lexpos des connaissances hyginiques dont elle a fait usage pour la conservation etlamlioration. (...). La politique elle-mme, envisage non pas comme systme hostile conu par chaque nation pour tromper ses voisins, mais comme science dont le but est de procurer la plusgrande somme de bonheur lespce humaine, nest quune physiologie gnrale pour laquelleles peuples ne sont que des organes distincts (...) 95

    Ce qui caractrise donc les mythes modernes en tant qu Images-

    forces , cest dabord la projection dans lavenir , ce qui les rend la fois plus agissants et pluscontraignants, et assure leurs adeptes une plus grande matrise encore sur le temps que lesmythes traditionnels96 . Car, en situant la perfection ou laccomplissement dans le futur, les mythesmodernes, en particulier ceux du Progrs et du Bonheur (qui forment des syncrtismes), invitentleurs croyants participer activement lavnement de lavenir imagin. Mme fatalis , leprogrs en tant quobjet de croyance engage ceux qui y croient collaborer au mouvement par lequel il est cens advenir. Il suffit pour cela de vouloir ce qui est cens ne pas pouvoir ne pas

    90 Alexis de Tocqueville,De la dmocratie en Amrique, d. Franois Furet, Paris, Garnier-Flammarion, 1981, vol. II, p. 15, 17.91 Voir Gilbert Rist,Le Dveloppement. Histoire dune croyance occidentale, Paris, Presses de Sciences Po, 1996, p. 41.92 Jacques Ellul, Mythes modernes , Diogne, n 23, juillet-septembre 1958, p. 29-49. Je reprends ici certains lments dune

    analyse de mon livre LEffacement de lavenir , op. cit., p. 274-278.93 Jacques Ellul, art. cit., p. 48.94 Voir Jacques Ellul, Mtamorphose du bourgeois, Paris, Calmann-Lvy, 1967.95 Claude-Henri de Saint-Simon,De la physiologie sociale (1813), in Georges Gurvitch, op. cit., p. 57.96 Jacques Ellul, art. cit., p. 48.

  • 8/9/2019 Pierre-Andr Taguieff - L'ide de progrs (2002)

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    Lide de progrs. Une approche historique et philosophique

    Cahier du CEVIPOF n32 22

    advenir. De vouloir le bon mouvement, le mouvement ncessaire, savoir le perfectionnementde lhumanit dans tous les ordres. La technique assure son effectivit cette volont, elle laredfinit comme lexpression dun dsir de matrise qui ne cesse de toujours mieux se satisfaire. Silespace et surtout le temps sont des marques de la finitude humaine, le dsir de matriser letemps comme lespace, dans et par le progrs, peut se comprendre comme dsir d abolir leslimites, deffacer ces marques de la finitude. La promesse que le jour viendra incite acclrer

    la marche vers la ralisation de la promesse. En quoi les philosophies de lhistoire fonctionnantcomme des mythes modernes, base de Progrs et de Bonheur, prsupposent une imagecomposite de lhomme comme homo sapiens faber 97 . la dimension contemplative du Progrs -donateur de sens lhistoire - sajoute sa dimension pragmatique, celle du travail humain quitransforme la nature dans le sens dune matrise croissante.

    Orients lun et lautre par une tension explicite vers lavenir, loptimismervolutionnaire et loptimisme progressiste se sont souvent entrecroiss, mais ils ont t parfoisclairement distingus, jusqu tre opposs. Dans son texte dintroduction, dat de mars 1834, Littrature et philosophie mles , Hugo, aprs avoir affirm que lesprit humain ne marche pas

    dun seul pied 98

    , et pos que les progrs de la littrature suivent ncessairement ceux de lasocit, lance : Nous croyons donc fermement lavenir 99 . Prs de trente plus tard, dans LesMisrables, Hugo clbre la vision progressiste de lhistoire, travers, plus prcisment, lloge dece quil appelle le progrs en pente douce :

    Aucune chute pic nest ncessaire, pas plus en avant quen arrire. Nidespotisme, ni terrorisme. Nous voulons le progrs en pente douce. 100

    Comment entendre cette expression, qui enveloppe lvidence uneintention polmique, laissant supposer lexistence dun progrs aux allures convulsives ? On

    trouve une rponse cette question la fin dun essai de 1834 du pote-penseur, Sur Mirabeau , o il prcise sa conception de lavenir comme objet de foi, insparable de la mise enuvre dune certaine conception continuiste, calme et laborieuse, du progrs :

    Dans les moments comme celui o nous sommes [ Tout est dfait, riennest refait ], le parti de lavenir se divise en deux classes : les hommes de rvolution, leshommes de progrs. Ce sont les hommes de rvolution qui dchirent la vieille terre politique,creusent le sillon, jettent la semence ; mais leur temps est court. Aux hommes de progrsappartient la lente et laborieuse culture de