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Edith Layton Piégée par la passion

piégée par la passionekladata.com/NX-7gbtgBd5JsR7houHxsO4CKIM.pdf · 2013. 2. 13. · Connaissant sa fortune et son titre, et sachant qu'il était toujours célibataire, les Swanson

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  • Edith Layton

    Piégée par la passion

  • Résumé : Qui est cette beauté brune en robe rose ? S’enquiert Alasdair

    St Erth auprès de son ami le vicomte Leigh. Mlle Katherine Corbet, une cousine des Scalby. Tiens, tiens ! Le regard d'Alastair s'est durci. S'il s'intéresse à Mlle Corbet, lui, le célibataire endurci à la sulfureuse réputation de libertin, ce n'est pas pour son charme, encore moins pour sa dot. Non, il poursuit un tout autre but : la vengeance ! Il cherchait depuis des années le moyen d'abattre ses ennemis, les Scalby. Eh bien, il l'a enfin trouvé ! Il va courtiser cette fille et la séduire. Et tant pis si elle y perd son honneur. Mais, contre toute attente, le cynique se sent devenir étrangement sentimental lorsque l'ingénue lève sur lui ses grands yeux noirs...

    Prologue

    Il descendit de voiture à l'arrêt des diligences, posa ses valises, regarda alentour et sourit. Mais c'était un sourire sans joie. Il avait suivi un chemin qui le ramenait finalement à son point de départ, chez lui, en Angleterre. Non, pas chez lui, corrigea-t-il aussitôt. Son vrai chez-lui n’était pas ici, à Londres, dans cette ville peuplée de visages inconnus, mais là-haut, dans le Nord, où les prairies étaient toujours vertes. Son vrai chez-lui, c'était cette grande maison où s'étaient succédé ses ancêtres, et où lui-même avait grandi, entouré de parents et d'amis. Mais tout cela n'était plus que souvenirs. Certes, la maison existait

  • toujours, mais elle était désormais aussi vide que son cœur. Plus pour longtemps, cependant. Bientôt, il tiendrait sa revanche.

    Cela faisait des années qu'il y travaillait.

    Il avait tout sacrifié dans ce but. Et il allait enfin être récompensé de son obstination. Il possédait toutes les preuves, les documents, les témoignages nécessaires. Ne restait plus qu'à tout révéler au grand jour. D'ailleurs, cela faisait plusieurs mois qu'il avait réuni ces documents, et il aurait pu les produire plus tôt. Mais il s'était retenu. Quand une pareille vengeance était ainsi le combat de toute une vie, cela devenait presque une œuvre d'art. Il n'avait pas voulu que le moindre accroc vienne ternir son triomphe. Aujourd'hui, tout était vraiment prêt. Même s'ils le tuaient, ils ne pourraient échapper à sa vengeance, car sa mort n’empêcherait pas la divulgation de la vérité.

    Sa victoire serait totale et forcerait l'admiration. Car elle serait aussi énorme et démesurée que le crime qui l'avait inspirée. Et il n'avait qu'une hâte: voir leurs visages, quand ils comprendraient que tout était perdu.

    Ils savaient déjà qu'il détenait les preuves. Ils avaient essayé de l'empêcher de les réunir, mais n'y étaient pas parvenus. Rien ne pouvait l'arrêter. Alors, ils restaient terrés chez eux, leurs rideaux soigneusement tirés, n'osant s'aventurer à l'extérieur. Ils savaient ce qui les attendait.

    Et c'était précisément cette attente qui le réjouissait le plus. Il la savourait, et continuerait de la savourer jusqu'à ce qu'il ait trouvé le moment idéal pour décocher sa flèche. Leurs vies basculeraient alors, comme la sienne avait basculé des années auparavant. Ils connaîtraient l'humiliation, la disgrâce et la mort - ou l'exil, avec un peu de chance.

    Tandis qu'il ruminait ainsi sa vengeance, quelqu'un le bouscula et, par réflexe, il dégaina son pistolet. Celui qui l'avait bousculé, presque un vieil homme, écarquilla les yeux de terreur et leva les mains en l'air.

  • — Pardon, monsieur... Excusez-moi, j'étais pressé et je vous ai heurté, mais je ne voulais pas, monsieur, je...

    Il avait déjà rengainé son arme.

    — Non, c'est moi qui m'excuse, brave homme. Voyez-vous, je reviens d'un long voyage dans des contrées sauvages, et mon geste n'était qu'un réflexe. Il me faudra un peu de temps pour me réhabituer à Londres. Pardonnez ma brutalité.

    L'homme avait la tête de quelqu'un prêt à excuser n'importe quoi, pourvu qu'il puisse s'éloigner au plus vite !

    — De rien, de rien, je vous comprends... marmonna-t-il en s'esquivant.

    Il s'en voulait un peu d'avoir effrayé ce pauvre bougre, mais l'incident, au fond, le laissait plutôt satisfait. Pour l'instant, il n'avait pas intérêt à relâcher sa vigilance. Dans sa position, mieux valait toujours prévoir le pire.

    Il ramassa ses valises et quitta le relais de diligences.

    Le moment était venu d'en finir.

  • 1

    Le gentleman avait de l'eau jusqu'au torse, et il semblait beaucoup aimer cela. Les bras posés sur le rebord du petit bassin, il étira ses longues jambes et laissa son corps nu mollement flotter. Ce spectacle parut ravir la jeune fille, vêtue d’une robe de gaze, qui venait à sa rencontre. Elle portait sur l'épaule une grande jarre en terre remplie d'eau, qu'elle déversa dans le bassin à la manière de ces femmes antiques qu'on voyait parfois sur les frises des temples grecs ou romains.

    Le fond du bassin était tapissé d'une mosaïque qui évoquait également le style antique, mais dans un registre plus licencieux, puisqu'il s'agissait d'une scène d'orgie. La pièce était toute blanche, couronnée d'un plafond orné d'un dôme dont les ouvertures laissaient entrevoir le ciel étoile. Des torches accrochées aux murs dispensaient une lumière généreuse.

    Les statues grecques bordant le bassin marquaient la volonté du propriétaire des lieux de recréer une ambiance digne de l'Antiquité en plein cœur de Londres. Sauf qu'on ne venait pas ici pour s'adonner à l'histoire ou à la philosophie. Cette ancienne orangerie, reconvertie en bassin couvert, constituait la nouvelle attraction d'un des bordels les plus courus de la ville.

    De tels bains n'étaient pourtant pas inédits en Angleterre. Les Romains avaient laissé les ruines de pareils établissements un peu partout dans le pays. Mais tout ce qui est ancien finit par redevenir nouveau et à la mode. Et Londres se passionnait pour cette « nouveauté».

    — Désirez-vous encore un peu d'eau chaude, monsieur? demanda la jeune fille.

    Le gentleman secoua la tête en souriant.

  • — Non, merci. Ça ira.

    — Voulez-vous autre chose, monsieur? demanda-t-elle, pleine d'espoir. N'importe quoi... qui vous ferait plaisir?

    — Je vois à quoi tu penses, mignonne, mais non, je suis très bien comme ça. Une autre fois, peut-être, ajouta-t-il avant de fermer les yeux.

    La jeune fille hocha la tête, puis se dirigea vers un autre client qui la lorgnait depuis l'extrémité du bassin.

    — Je doute que tu te portes si bien que ça, Alasdair, lança soudain une voix. Pour refuser une créature aussi ravissante, il faut que tu sois un peu malade...

    Le gentleman rouvrit les yeux et se tourna vers le très beau jeune homme qui venait de s'asseoir au bord du bassin.

    — Si l'ennui est une maladie, répondit-il, alors je suis même déjà mort. Sauras-tu me ressusciter?

    — Bonté divine! Si cette fille n'en est pas capable, c'est qu'effectivement tu es mort. Ou que tu n'es plus le même homme.

    — Ou tout simplement que je suis ici pour d'autres raisons que l'amusement, répliqua Alasdair. J'aurais pu me contenter d'un hammam, si je ne cherchais que l'hygiène du corps. Mais l'avantage de cet endroit-ci, c'est qu'il y a toujours des ragots intéressants à apprendre... Comment vas-tu, Leigh? S’enquit-il en se dressant pour sortir de l'eau, tel Prométhée surgissant des vagues, sans paraître se soucier le moins du monde de sa nudité.

    Du reste, il n'était pas moins vêtu que les autres messieurs profitant du bassin. En revanche, il était nettement plus musclé et impressionnant. Mais c'était une sorte d'Hercule, plutôt qu'un Apollon. Il n'aurait pas pu inspirer un sculpteur grec, car

  • les Anciens considéraient que la beauté masculine était d'abord affaire d'harmonie.

    Or, chez sir Alasdair St. Erth, les dissonances l'emportaient. Son visage, par exemple, était étonnant. Seule sa bouche était finement ciselée et presque douce. Mais pour le reste, il avait la mâchoire trop sévère, le menton trop volontaire et le nez trop impérial pour attirer le ciseau d'un sculpteur. Ce qui ne le rendait que plus humain.

    Le portrait n'aurait pas été complet sans sa chevelure noire et son regard de braise, qui achevaient de lui donner une séduction un peu diabolique.

    — Je pensais te rendre visite demain, dit-il, passant une main dans ses cheveux mouillés. Oui, me voilà de retour. Et si je suis venu ici ce soir, c'est pour que les gens l'apprennent. Pour le reste, je ne suis pas du genre à me montrer en spectacle, ajouta-t-il avec un regard dédaigneux pour la fille qui s'occupait maintenant d'un autre gentleman, plus réceptif à ses avances. Mais toi, Leigh ? Tu arrives, ou tu t'en vas?

    On aurait pu jurer que le jeune homme avait légèrement rougi, mais c'était une illusion provoquée par l'éclat orangé des torches. Peu de choses pouvaient amener Lawrence Fane, lord Leigh, à trahir ses émotions.

    — J'allais partir, dit-il avec un sourire. Et toi, quel est ton programme?

    — Maintenant que je me suis montré ici, je vais aller faire un petit tour au bal des Swanson. Tu m'accompagnes ?

    — Les Swanson ! Je n'en crois pas mes oreilles. Tu as vraiment changé... Aller à un bal des Swanson, quand on connaît leurs filles! Je suis sûr que les anciens Romains les auraient données à manger aux lions. Au moins elles auraient réussi, une fois dans leur vie, à intéresser quelqu'un !

  • Alasdair s'était emparé d'une serviette posée sur un bain et se séchait.

    — Tu n'es pas très gentil, Leigh. Ce n'est pas la faute des Swanson s'ils ont plusieurs filles à marier, et toutes plus laides les unes que les autres. Il suffit de danser une seule fois avec chacune. Ce n'est pas une bien grande pénitence, quand on sait qu'en échange on profitera d'un buffet excellent, d'une musique agréable, et qu'on pourra entendre les derniers ragots. Toute la bonne société londonienne sera à ce bal. Et moi aussi. Pas longtemps, mais assez pour me rappeler au bon souvenir des invités.

    — Et qu'ainsi, certaines personnes comprennent que tu es revenu les faire payer... déduisit Leigh. Alasdair, je me demande si tu es au courant que la guerre avec la France est terminée?

    — Oh, cette guerre-là, oui, répondit son ami du tac au tac.

    — Je vois, murmura Leigh, songeur. Eh bien, va pour le bal des Swanson.

    Les Swanson habitaient un immense hôtel particulier dans l'un des quartiers les plus huppés de la ville. Les pièces du rez-de-chaussée débordaient de monde, preuve que la réception de ce soir était un succès. Lord et lady Swanson arboraient une mine réjouie, car ils avaient réussi à ferrer quelques invités de marque. Ils étaient de si bonne humeur qu'ils accueillirent sir Alasdair avec un grand sourire, alors que sa présence était pour le moins inattendue. Mais St. Erth possédait ses quatre quartiers de noblesse, après tout, même si sa jeunesse dissipée était entachée de sombres rumeurs. Et puis, à trente ans révolus, il n'était plus exactement un jeune homme, et il avait pu s'amender. Connaissant sa fortune et son titre, et sachant qu'il était toujours célibataire, les Swanson étaient même ravis de l'avoir à leur bal.

  • Sans compter qu'il avait amené avec lui un jeune homme charmant, le vicomte Leigh. Autant le nom de St. Erth était un peu terni, autant le vicomte Leigh faisait un parfait candidat au mariage. Sa famille, très ancienne, était honorablement connue, ainsi que sa fortune. Et, ce qui ne gâtait rien, il était séduisant et avait de bonnes manières. On racontait qu'il se passionnait pour les sciences. En revanche, quoique peu timide, on le voyait rarement en société. Il préférait passer son temps dans les bibliothèques ou les clubs politiques. Mais les Swanson se doutaient qu'il devait chercher une épouse, aussi l'accueillirent-ils avec encore plus d'intérêt - et d'espoir - que St. Erth.

    Plusieurs jeunes gentlemen, qui se tenaient près de la porte, sursautèrent en reconnaissant les nouveaux arrivants.

    — St. Erth! s'exclama l'un d'eux. Après tout ce temps ! Le gredin est donc revenu à Londres ?

    — C'est bien lui, en tout cas, on ne peut pas s'y méprendre, commenta un autre. Mais pourquoi fais-tu cette tête ? Tu as un compte à régler avec lui ?

    — Heureusement que non! répliqua son ami. Si c'était le cas, je serais déjà loin. St. Erth a la réputation de savoir aussi bien se servir d'une épée que d'un pistolet. Ce qui m'embête, c'est qu'il va nous gâcher la saison. Il lui suffira de regarder une femme pour qu'elle tombe dans ses bras.

    — C'est vrai qu'il est connu pour être insatiable sur ce point, mais en quoi cela te concernerait? Tu ne m'as pas dit que tu te cherchais une épouse? Dans ce cas, vous ne chasserez pas sur les mêmes terres. Les femmes déjà mariées l'intéressent davantage que celles à marier.

    — Je me suis laissé dire qu'une seule femme à la fois ne lui suffisait pas, murmura un troisième d'un air faussement scandalisé. Il s'adonnerait à de véritables orgies.

  • — Comment peux-tu le savoir? Ironisa le deuxième. Tu n'as jamais mis les pieds sur le Continent, alors que c'est là qu'il vivait depuis des années.

    — C'est un ami qui m'a parlé de lui. Il paraît aussi qu'il aime se battre en duel. Et qu'il gagne toujours.

    — Exact. Mais il ne s'en est jamais pris à quelqu'un qui ne l'avait pas mérité.

    — Il a quitté l'Angleterre pauvre comme Job, renchérit un quatrième. Mais on chuchote qu'il est devenu riche comme Crésus.

    — On raconte, on murmure... Il se dit beaucoup de choses à son sujet ! Se moqua un autre.

    — N'empêche qu'il a la réputation d'arriver toujours à ses fins. Je ne te conseille pas d'avoir un jour affaire à lui.

    — Je me demande ce qu'il fait ici, reprit le premier, resté silencieux entre-temps. Je suis surpris qu'il ait été invité.

    — Pourquoi pas? Il était accueilli partout, sur le Continent. Même dans les cours royales. Alors qu'on savait pourtant qu'il fréquentait les endroits les plus infréquentables et s'acoquinait avec la crapule. Sans parler de ces fameuses orgies !

    — Il faisait vraiment ça devant tout le monde ? demanda un jeune homme, excité et horrifié à la fois.

    — S'il participait à des orgies, je doute que c'était uniquement pour regarder.

    — Et alors ? Rétorqua quelqu'un. Où est le mal ? Si on m'invitait à une orgie, sûr que j'irais.

    — Le fait est qu'il sait bien remplir sa vie, décréta un autre, vaguement admiratif.

  • Il y eut un silence, pendant que tout le monde méditait ce jugement.

    — Et les dames ne lui en tiennent pas rigueur, reprit finalement le premier. Il n'y a qu'à les regarder, ajouta-t-il, une pointe d'amertume dans la voix.

    Tous l'imitèrent, et ils purent constater qu'en effet les ladies n'avaient d'yeux que pour St. Erth...

    Alasdair, lui, semblait ne s'apercevoir de rien. Il s'était frayé un chemin vers le buffet où trônait un grand saladier de punch, et après s'être fait servir un verre, il avait commencé à deviser gaiement avec d'autres gentlemen. Son passé sulfureux entachait certes sa réputation, mais cela n'empêchait pas les hommes de l'apprécier. Quant aux femmes, elles l'aimaient justement à cause de sa mauvaise réputation.

    De toute façon, il était difficile de l'ignorer, même en y mettant beaucoup de bonne volonté. Ne serait-ce que parce qu'il était plus grand que la moyenne.

    Tout à l'heure, dans le bassin, il aurait pu évoquer, par sa seule carrure, un gladiateur. À présent, il portait un smoking d'excellente coupe qui lui donnait l'allure d'un parfait aristocrate. Mais on devinait que, quoi qu'il eût porté, il aurait impressionné son monde. Sir Alasdair attirait naturellement le regard, et le plus remarquable, c'est qu'il ne paraissait pas s'en soucier.

    Quelques femmes murmuraient à son sujet. Les autres se contentaient de rêver tout éveillées. Une seule alla plus loin. Une lady en robe argentée, qui s'était interrompue dans sa conversation avec un gentleman lorsqu'elle avait vu entrer sir Alasdair. Elle sourit.

    — Celui-là, dit-elle, je l'aurai.

    Le gentleman hocha la tête et tourna les talons pour s'éloigner.

  • Les femmes semblaient très curieuses de voir avec laquelle Alasdair allait danser en premier. Choisirait-il, par pure courtoisie, l'une des filles des Swanson ? Ou une jouvencelle appétissante? Ou encore la femme d'un ami? Tout le monde attendait. Mais il leur faudrait attendre encore un moment.

    En effet, un valet s’était frayé un chemin jusqu'à lui pour lui remettre une lettre. Alasdair l'ouvrit aussitôt. Une ombre passa fugitivement sur son visage tandis qu'il la lisait, mais très vite il reprit son air serein.

    — Des mauvaises nouvelles ? lui demanda Leigh.

    Alasdair replia la lettre.

    — Non. Pour être franc, je ne comprends pas bien de quoi il s'agit.

    — Ah ah! Lança l'un des gentlemen qui conversaient avec eux. Ou je me trompe, ou c'est un billet galant. Vous avez une chance de pendu, St. Erth. Je n'ai jamais reçu ce genre de mots doux dans un bal.

    — Tu n'en as jamais reçu nulle part, intervint un autre. Sinon, ta ravissante femme t'aurait embroché!

    — Exact, concéda le gentleman. C'est d'ailleurs mon drame de m’être marié aussi jeune. Je suis passé à côté de tous les bons moments dont vous autres célibataires vous repaissez. Je ne connaîtrai jamais la joie de recevoir un mot délicieusement parfumé...

    Alasdair approcha la lettre de son nez.

    — Celui-ci sent la fumée de cigare.

    Leigh haussa les sourcils.

    — De qui cela peut-il venir? Maintenant que Napoléon est mort, je doute qu'il s'agisse d'une convocation du ministère de la Guerre. Ni même d'un message d'un espion français.

  • — En tout cas, ce n'est pas une femme qui m'a écrit, déclara Alasdair. Si vous voulez bien m’excuser, messieurs, je vais aller satisfaire ma curiosité.

    Il s'inclina poliment et s'esquiva. Ses amis le regardèrent s'éloigner, puis ils reprirent leur conversation sans plus se soucier de lui, comme s'ils jugeaient naturel qu'il entretienne un peu de mystère.

    Alasdair quitta la salle de bal pour gagner le hall.

    — Où est la bibliothèque ? demanda-t-il à un valet.

    — Par-là, répondit le domestique, désignant un couloir. Deuxième porte sur votre droite.

    Il remercia d'un hochement de tête et prit le couloir. En réalité, il se rendait dans le « petit salon bleu » ; la lettre qu'il avait reçue précisait qu'il se trouvait juste après la bibliothèque.

    Alasdair ignorait qui avait pu lui écrire, ni ce que signifiait cette «entrevue digne de soulever votre intérêt» que le message lui promettait. Mais il était curieux de nature. Par ailleurs, beaucoup de gens savaient qu'il était toujours disposé à payer généreusement des informations confidentielles de toute nature.

    Le couloir était silencieux. Cette partie de la maison semblait épargnée par la fête. Alasdair en était davantage intrigué. La personne qui avait pris le risque de le contacter, au beau milieu d'un bal comme celui-ci, devait avoir des renseignements de première importance à lui vendre.

    La porte de la bibliothèque était entrouverte. Au passage, il jeta un coup d'œil à l'intérieur. La pièce était pleine de monde, mais à peu près aussi vivante qu'un mausolée. Les invités les plus âgés s'étaient réunis là, pour fuir l'agitation et la musique. Beaucoup avaient fini par s'assoupir dans les fauteuils, et un vieux monsieur dormait même avec un journal plié sur le visage.

  • Il continua son chemin. Une autre porte se trouvait quelques mètres plus loin. Il l'ouvrit.

    Le petit salon portait bien son nom. Tous les murs étaient tendus de soie bleue. Le mobilier, en revanche, était d'inspiration égyptienne. Les doubles rideaux avaient été tirés, et un unique chandelier prodiguait une faible lumière. L'endroit semblait désert. Mais il était habitué à ne pas se fier aux apparences. Il entra et referma la porte derrière lui.

    — Parfait, lança une voix qui trahissait un plaisir manifeste. Vous êtes venu.

    — Comme vous pouvez le constater, répliqua Alasdair en scrutant l'obscurité. Mais dois-je parler à une ombre ?

    — Non, répondit la voix, amusée. Bonsoir, sir Alasdair...

    Une femme, grande et élégante, surgit de la pénombre. Elle portait une robe argentée ourlée de noir. Ses cheveux bruns, tirés en arrière, mettaient en valeur son cou aristocratique orné de diamants. Son visage était admirable et elle avait un port de reine. Alasdair estima qu elle approchait de la trentaine, mais il eut surtout l'intuition qu'il devait se méfier d'elle. Elle ne lui inspirait pas confiance.

    — Bonsoir, madame, répondit-il, inclinant poliment la tête. Je ne crois pas avoir déjà eu le plaisir de vous rencontrer. Ou alors, c'était il y a longtemps. Et j'avoue que je ne m'en souviens pas.

    Ce n'était pas très poli de dire cela à une lady. Mais il commençait à soupçonner qu'elle n'était pas une vraie lady. En tout cas, elle n'en avait pas les manières. D'ailleurs, elle rit de nouveau, confirmant ses soupçons.

    — Exact, sir Alasdair! Nous ne nous sommes jamais rencontrés. Mais nous allons réparer cela. Je suis lady Eleonora Wretton, la fille du duc de Wretton. En d'autres termes, je suis

  • alliée à la famille royale. Ceci pour vous faire sentir à qui vous avez affaire.

    — Très intéressant, murmura-t-il. Mais pourquoi cette sorte de... mise en garde?

    — Pour vous ôter l'idée de vouloir vous esquiver. Mon frère s'est posté de l'autre côté de la porte, voyez-vous. Et sa parole sera prise beaucoup plus au sérieux que la vôtre.

    — Je vois... C'est lui qui a écrit la lettre? Lady Wretton hocha la tête.

    — Nous avons pensé qu'un mot écrit par une femme n'éveillerait pas votre curiosité et resterait sans réponse.

    — Bien joué, concéda Alasdair. J'en déduis donc que vous ne m'avez pas convoqué ici pour quelque badinage amoureux.

    — Non, en effet. Cela viendra plus tard.

    Il haussa les sourcils.

    — Ah bon ? Allez-vous me demander de vous épouser?

    Elle sourit.

    — C'est exactement cela !

    Et, devant la stupéfaction d'Alasdair, elle expliqua:

    — En réalité, j'ai peur que vous n'ayez pas le choix. Après m'avoir honteusement séduite dans ce petit salon d'où je ne peux m'échapper parce que vous avez fermé la porte, il va bien falloir que vous répariez. N'oubliez pas que je suis la fille d'un pair du royaume.

    Il secoua la tête.

  • — Vous allez bien vite en besogne ! Il me reste quand même quelques options de secours. Je pourrais provoquer votre frère en duel, par exemple. Ou même votre cher père.

    — Certes. Et vous pourriez les tuer tous les deux. Votre réputation, en ce domaine, n'est plus à faire. Mais en contrepartie vous seriez pendu. Ou condamné à l'exil pour le restant de vos jours. Avouez que ce serait dommage, alors que vous venez tout juste de rentrer en Angleterre...

    — Ce serait fort désagréable, en effet.

    — Nous sommes donc d'accord. Il ne vous reste plus qu'à décider si vous sortez d'ici pour annoncer vous-même avec bonne grâce la nouvelle, ou si vous préférez laisser mon frère s'en charger, d'une manière plus abrupte.

    Comme Alasdair gardait le silence, la jeune femme lâcha un soupir. Puis, s'approchant de lui, elle eut un mouvement brusque des épaules, pour faire descendre le haut de sa robe.

    — Je ne voudrais pas trop m'exposer, dit-elle en constatant, satisfaite, que l'étoffe avait glissé jusqu'à ses seins. Je préfère vous laisser découvrir la suite plus tard. Mais ça... et ça, ajouta-t-elle en défaisant le ruban qui attachait ses cheveux pour les libérer, devrait suffire...

    Elle secoua énergiquement la tête afin d'ébouriffer ses cheveux, et son geste fit glisser sa robe un peu plus bas, jusqu'à découvrir complètement ses seins.

    — ... à prouver que vous avez témoigné beaucoup d'ardeur pour me séduire. (Elle rit.) Quel don juan vous faites !

    Alasdair restait de marbre.

    — Joli spectacle, dit-il, mais donné en pure perte. Votre plan n'est pas parfait. Je pourrais préférer m'exiler plutôt que de me retrouver forcé à un mariage.

  • — Vraiment? Pourtant, tout le monde raconte que vous êtes heureux d'être rentré en Angleterre.

    — C'est vrai, concéda-t-il. Pourquoi m'avoir choisi, moi? Vous poursuivez une vengeance?

    Elle rit de nouveau.

    — Pas le moins du monde! Mais voyez-vous, la nécessité conduit parfois à des extrémités... diaboliques, pour employer un terme qui vous convient à merveille.

    Redevenant sérieuse, elle expliqua:

    — Votre réputation est désastreuse. La mienne menace de le devenir. Vous avez commis les pires indécences, avec toutes sortes de créatures. Je n'ai fait qu'avoir une liaison avec un seul homme. Mais voilà: il était marié. Et sa femme est rancunière.

    Elle haussa les épaules avant de poursuivre:

    — Mon nom sera ruiné. Et je serai obligée de quitter la scène publique pendant des années, sinon pour toujours. Vous trouvez ça juste? Moi pas. Voilà pourquoi j'ai besoin de trouver quelqu'un capable de laver ma réputation par un mariage soudain, mais acceptable. Et nous avons considéré que vous étiez le meilleur candidat. J'imagine que vous comprenez pourquoi. Du reste, vous faites plutôt une bonne affaire. Je suis riche et titrée.

    — Mais j'imagine que je serai aussi contraint d'élever le fruit de votre liaison, comme s'il s'agissait de mon propre enfant ? demanda Alasdair.

    La jeune femme détourna le regard.

    — Non, dit-elle. J'avais pris mes précautions, voyez-vous.

    Après un silence, il secoua finalement la tête.

  • — Je regrette, milady. Votre plan ne me convient décidément pas. Non que vous ne soyez pas charmante, précisa-t-il avec un regard sur ses seins. Je pense même que si nous nous étions rencontrés de façon plus conventionnelle, vous seriez sans doute parvenue à vos fins. J'ai toujours aimé les femmes courageuses. Et pleines de ressources. Mais là, nous n'avons pas eu le temps d'apprendre à nous connaître. Je ne suis pas un jouet, milady. Et encore moins une proie. Désolé, mais je ne vous épouserai pas.

    — Vous serez encore plus désolé si vous persistez dans votre refus, gronda-t-elle. Votre réputation ne se relèvera pas de ce scandale. Quant à moi, je portais un grand nom... jusqu'à récemment. Mais si je me marie, on oubliera ma faute. La femme du... gentleman en question veut simplement s'assurer que je ne risque plus d'être une menace pour son couple. Elle cessera toute poursuite dès que je vous aurai épousé. En partie aussi parce que vous êtes très craint. C'est d'ailleurs un peu pour cela que je vous ai choisi.

    Il ne répondit pas.

    Un autre silence s'installa, brisé par le crépitement d'une bûche dans l’âtre.

    — Alors? Insista la jeune femme. Décidez-vous à présent. La suite est entre vos mains. Soit vous me faites une proposition décente, soit je crie. Mon frère, à ce signal, surgira dans la pièce et vous accusera des pires choses. Je conviens que cela fait un peu vaudeville, mais vous savez bien que tout le monde croira mon frère. Réfléchissez, sir Alasdair. Je sais que je plais aux hommes. Et vous avez une telle réputation de coureur de jupons que personne ne s’étonnera d'apprendre que vous avez cherché à me séduire. En revanche, on serait choqué de vous voir violer les bons usages en ne réparant pas votre faute. Je vous promets que nous nous marierons quoi qu'il arrive, sir Alasdair. Alors je vous donne une dernière chance de vous en sortir honorablement.

  • Il secoua de nouveau la tête.

    — Non, répéta-t-il. J'avoue que je redoute de vous entendre crier, mais je ne vous épouserai pas. En tout cas, certainement pas sous la menace. Allez-y, criez et alertez votre frère si vous y tenez. Mais ça ne changera rien à ma décision.

    D'abord, la jeune femme parut stupéfiée. Comme si elle ne s'était pas du tout attendue à ce refus. Puis elle se glaça, et Alasdair s'arma de courage, persuadé qu'elle mettrait sa menace à exécution.

    C'est alors qu'une petite voix résonna dans un coin de la pièce.

    — Non, milady, je vous en prie, ne faites pas ça ! Ma famille serait furieuse de me voir impliquée dans un pareil scandale. C'est bien ma veine, de me trouver toujours là où il ne faut pas ! Je vous en supplie, ne criez pas! Attendez au moins que je sois sortie...

  • 2

    Alasdair et lady Eleonora se tournèrent en même temps dans la direction d'où venait la voix, et ils découvrirent une jeune femme qui se tordait nerveusement les mains, dans un fauteuil. Une ravissante jeune femme, au demeurant, toute vêtue de blanc. Et son visage aussi était blanc.

    — J'étais venue me reposer ici quand vous êtes entrée, expliqua-t-elle à lady Eleonora. J'ai pensé que vous ne resteriez que quelques minutes, pour remettre de l'ordre dans votre toilette, ou quelque chose comme cela. Ensuite, lorsque ce monsieur est arrivé, j'ai cherché à m'esquiver, car j'ai cru que vous alliez...

    Son visage vira au rouge.

    — Ô mon Dieu ! Quelle situation embarrassante, reprit-elle d'une voix misérable. Et je la rends encore pire, n'est-ce pas? Mais s'il vous plaît, ne criez pas. Je ne pourrais pas le supporter.

    — Ce n'est qu'une domestique, commenta lady Eleonora en pivotant vers Alasdair. Aucune importance. Elle n'est rien. Personne ne la croira.

    — Je vous demande pardon, corrigea la jeune femme, mais je ne suis pas une servante. Je comprends bien que je ne suis pas habillée en conséquence pour un grand bal, mais je viens juste d'arriver à Londres, voyez-vous. Je suis une cousine des Swanson, et tout ce qu'il y a de plus respectable, même si je ne suis pas vêtue à la dernière mode.

    Prenant soudain un peu d'assurance, elle osa ajouter:

    — Mais au moins, moi, je suis vêtue.

  • Alasdair ne put s’empêcher d’éclater de rire. Lady Eleonora, en revanche, avait perdu de sa superbe. Elle remonta sa robe et rattacha ses cheveux sans un mot. Puis, passant à côté d'Alasdair pour regagner la porte, elle lâcha un «bonsoir» entre ses dents, avant de claquer le battant derrière elle. Alasdair redevint sérieux.

    — Merci du fond du cœur, dit-il à la jeune femme. Mais à présent, dépêchez-vous de filer d'ici. Et évitez d'être vue. Je crains que lady Eleonora ne cherche à se venger en m'accusant de vous avoir violée. Vous seriez dans de beaux draps.

    — Et vous aussi, fit-elle remarquer. Ne vous inquiétez pas, je vais repartir comme je suis venue, ajouta-t-elle en désignant la tenture qui cachait l'un des murs de la pièce.

    Comme Alasdair haussait les sourcils, elle s'empressa de préciser:

    — Rassurez-vous, je ne suis pas un fantôme.

    — Vous seriez plutôt un ange, rectifia-t-il. Mais vous passez à travers les murs?

    — Cette maison est très ancienne, et possède tout un réseau de couloirs dérobés qui ont été construits à l'usage des domestiques. Les premiers propriétaires ne voulaient pas que les soubrettes, vidant les pots de chambre, déambulent devant tout le monde. Je me suis servie de ces couloirs pour venir ici.

    — Pourquoi ? S’enquit Alasdair, qui commençait à deviner que la jeune femme ne s'était pas trouvée là par hasard.

    Elle hésita.

    — Parce que je ne trouvais pas cela loyal, répondit-elle finalement. Et Sibyl non plus.

    — Qui est Sibyl?

  • — La cadette des filles Swanson. Nous avons entendu lady Eleonora discuter avec son frère de ce qu'ils complotaient.

    — Vous étiez donc dans la salle de bal? Elle baissa les yeux.

    — Pas exactement. En fait, nous étions derrière une tenture. Sibyl connaît tous les recoins de la maison, et elle me les faisait visiter. C'est fascinant, d'un point de vue strictement architectural...

    Alasdair haussa un sourcil, et la jeune femme parut embarrassée. Cependant, elle se ressaisit bien vite.

    — Mais ce n'est pas la question, reprit-elle. Lady Eleonora et son frère ne se doutaient pas qu'ils étaient épiés, bien sûr. Sinon, ils n'auraient pas parlé avec autant de liberté. Sibyl était ulcéré. Elle voulait voler à votre secours, mais j'ai eu peur qu'elle ne s'expose à un scandale. Elle est encore très jeune, vous comprenez. De mon côté, je ne suis pas bien courageuse, mais j'ai pensé qu'il fallait faire quelque chose pour empêcher lady Eleonora et son frère de mener à bien leur plan.

    Tout à coup, ils entendirent du bruit dans le couloir. Plusieurs personnes semblaient parler en même temps. La jeune femme coula un regard vers la porte, avant de reporter son attention sur Alasdair. Ce dernier eut le sentiment de découvrir, seulement à cet instant, à quel point elle était charmante. Il en éprouva une émotion étrange, indicible, mais qui disparut aussi vite qu'elle était apparue. Il avait pour habitude de rester maître de lui-même.

    Elle regarda de nouveau la porte, puis Alasdair, et se pétrifia comme si elle avait peur. Peur de moi ? se demanda-t-il, intrigué. Mais pourquoi ?

    Le bruit des voix se rapprochait. La jeune femme ne bougeait pas. Elle se contentait de le regarder, sans plus rien dire.

    Il se raidit.

  • — J'ai compris, lâcha-t-il. Je n'ai été sauvé que pour être forcé à un autre mariage...

    Elle écarquilla les yeux comme si elle avait reçu un coup.

    — Que vous êtes vil ! S’exclama-t-elle. J'aurais agi pareillement pour n'importe quel animal pris au piège.

    Malgré la pénombre, Alasdair vit qu'elle rougissait de sa phrase.

    — Je suis désolée, s'excusa-t-elle aussitôt. Je n'ai pas voulu vous comparer à un animal... Mais je ne souhaite nullement vous épouser. Et encore moins être surprise avec vous. Au revoir.

    Elle tourna les talons et se précipita vers le mur, dont elle souleva la tenture.

    — Attendez! la rappelait-il. C'est à moi de m'excuser. Je ne voulais pas dire cela, et si je l'ai dit, je ne l'ai pas pensé. Je suis votre débiteur et je ne peux l'oublier. Je vous prie de me pardonner.

    Elle hocha simplement la tête, avant de s'engouffrer derrière le rideau.

    — Dites-moi au moins votre nom ! la supplia Alasdair.

    — Inutile. Je ne suis personne... Adieu!

    Et elle disparut.

    Au même instant, la porte du salon s'ouvrit à la volée et plusieurs gentlemen firent irruption dans la pièce. Ils regardèrent autour d'eux et parurent surpris de ne voir qu'Alasdair.

    — Où est-elle? s'écria un jeune homme, très agité, qui semblait mener la troupe.

  • Alasdair devina qu'il s'agissait du frère de lady Eleonora. Il le toisa froidement.

    — De qui parlez-vous, mon cher? Et je vous prierai de baisser le ton.

    — Ces messieurs croient que tu as attiré ici une femme pour la violer, déclara le vicomte Leigh qui venait d'entrer dans la pièce.

    Et, avec un sourire, il ajouta:

    — J'ai tenté de leur expliquer qu'en général c'était plutôt le contraire, et qu'ils auraient plus probablement à te sauver des griffes d'une femme déchaînée...

    — Merci, Leigh, répondit Alasdair. Mais il ne s'est rien passé du tout. J'ai été attiré ici par une lettre, mais à mon arrivée la pièce était vide. À tout hasard, j'ai attendu un peu, au cas où quelqu'un finirait par se montrer

    Lord Wretton entreprit de fouiller la pièce. Il inspecta chaque recoin, déplaça chaque meuble, en vain. Il s'apprêtait à renoncer quand tout à coup, en proie à une inspiration, il regarda la tenture d'un air de triomphe et se précipita dessus. Mais lorsqu'il la souleva, il ne découvrit que le mur.

    — J'ai beau avoir la plus détestable réputation, lui dit Alasdair, il ne m'est encore jamais arrivé de faire se volatiliser une femme. A présent, si vous n'y voyez pas d'inconvénient, je vais vous laisser. En parlant d'air, cela me fait penser que j'ai envie d'en respirer un plus frais. On étouffe, ici. Bonsoir, messieurs.

    Il sortit sur ces mots, laissant les gentlemen à leur confusion.

  • Kate revint en titubant dans sa chambre. Sibyl, sa cousine, bondit du fauteuil où elle l'attendait.

    — Kate! Que s'est-il passé? s'écria-t-elle.

    Kate se laissa choir sur son lit.

    — Ô mon Dieu! Il est si grand... si fort! On a l'impression qu'il prend tout l'air de la pièce.

    — L'as-tu sauvé ?

    Kate éclata de rire.

    — Je ne sais pas si on peut le sauver. Mais elle, je l'ai mise en déroute ! Tu aurais dû voir ça ! C'était vraiment choquant. Elle avait défait sa robe pour dévoiler ses seins. Et lui, il regardait... Mais après tout, quel homme n’aurait pas réagi comme lui? Je dois avouer qu elle a de beaux seins. Et bien sûr, elle a voulu le forcer à l'épouser, comme nous l'avions entendu. Sauf que, même pris au piège, il n'a pas cédé. J'étais très admirative. Lady Eleonora était sur le point de crier pour alerter son frère, quand je suis sortie de ma cachette en jouant les ingénues.

    Kate soupira avant de reprendre, presque pour elle-même :

    — Ingénue, je l'étais un peu. Qui l'aurait cru? Du fait de mon âge, je me croyais plus aguerrie que toi, mais je n'avais encore jamais rencontré d'homme de la trempe de sir Alasdair... Oh, Sibyl ! Quand je pense que ma réputation aurait pu être ruinée ! Et cependant, malgré tout ce que j'ai pu entendre sur son compte, j'étais prête à me sacrifier pour le sauver.

    — C'est normal, intervint sa cousine. Lady Eleonora lui avait tendu un piège odieux. Un tel chantage est répugnant.

    Kate regarda ses mains et constata qu'elles tremblaient.

    — N'empêche que je suis encore tout étonnée de ce que j'ai fait... Et lui, Sibyl! Si tu l'avais vu! Tu ne peux pas t'imaginer à

  • quel point il est impressionnant. Je n'en reviens pas d'avoir pu lui parler en face.

    — Il est encore plus beau de près? S’enquit Sibyl, intriguée.

    — Pas avec son visage. Sa mâchoire, surtout, est impossible. Mais l'ensemble a plus d'équilibre que chaque élément considéré à part. Il n'est pas beau, non. C'est à la fois mieux, et pire que cela.

    — En tout cas, tu as l'air d'être sous le charme, fit valoir sa cousine.

    — Sous le charme? répéta Kate d'un ton songeur. Impressionnée, plutôt... De toute façon, ça n'a pas d'importance. Je n'aurai plus jamais l'occasion de me retrouver seule avec lui. Mais pour ce qui est de lady Eleonora, ajouta-t-elle avec un sourire de triomphe, je suis contente de moi. Je l'ai mise en fuite. Sa cousine la regardait avec admiration.

    — Ne crois pas qu'il m'ait remerciée, précisa Kate. Au contraire, il a eu le culot de m'accuser d'avoir voulu moi aussi lui tendre un piège ! Tout ça, parce que je ne suis pas partie aussitôt après lady Eleonora. Mais je ne pouvais pas bouger. C'est la pure vérité: mes jambes refusaient d'obéir. Je le remercie d'ailleurs de sa goujaterie. Son accusation m'a fait l'effet d'une douche froide et j'ai pu m'enfuir. Même si je ne sais pas qui je fuyais vraiment. Lui, ou les gens qui arrivaient.

    Sibyl écarquilla les yeux.

    — Des gens arrivaient dans la pièce ?

    Kate hocha la tête.

    — Je suis persuadée que lady Eleonora les a envoyés, pour lui causer des ennuis.

    — Elle aurait pu te nuire aussi, remarqua Sibyl.

  • — Bah ! répliqua Kate. J'aurais été obligée de retourner chez moi? C'est de toute façon mon intention. Je suis un petit rat des champs, venu faire son tour en ville, mais personne ne sait que je suis là. On me laisse dans mon trou.

    Sibyl baissa les yeux.

    — Il ne faut pas en vouloir à papa et maman. Ils ont beaucoup de mal avec Frances, Henrietta et Chloé. S'ils te présentaient officiellement, tu te retrouverais en compétition avec mes sœurs.

    — Ne t'inquiète pas pour moi, s'empressa de la rassurer Kate. Et je ne vois pas comment je pourrais faire de l'ombre à tes sœurs.

    Sa cousine la considéra, éberluée.

    — Quoi? Mais Regarde-toi dans une glace ! Tu as un beau visage, des yeux magnifiques, et des cheveux qui se coiffent tout seuls. Tu réussis à les attacher en un tournemain.

    Kate secoua la tête, pour libérer quelques mèches de sa coiffure.

    — Mais si je ne les attachais pas, j'aurais l'air d'une Gorgone ! Et puis, ils sont d'un brun ordinaire. Comme mes yeux. Je ne me trouve vraiment pas inoubliable... De toute façon, je ne parlais pas de mon apparence. Même si je ressemblais à Vénus, je ne serais pas intéressante pour les messieurs que chassent tes sœurs.

    Sibyl voulut protester, mais Kate l'arrêta d'un geste.

    — Je n'ai pas d'argent. Du moins, pas assez pour prétendre évoluer dans la bonne société londonienne.

    Sa cousine s'abîma dans la contemplation de ses mains, comme si elle les trouvait tout à coup fascinantes.

  • — Tu vois bien que j'ai raison, reprit Kate. Mais ce n'est pas grave. Je suis tellement heureuse d'être ici. Si je n'étais pas venue te rendre visite, je n'aurais jamais eu la chance de voir Londres et ses lumières.

    — Mais tes parents t'ont envoyée ici dans l'espoir...

    — ... que dès qu'un prince me verrait, il se jetterait à mes pieds et me supplierait de l'épouser, c'est ça? Compléta Kate en souriant. J'aime beaucoup mes parents, mais à vingt-trois ans je ne suis plus une enfant, et j'ai les pieds sur terre. Je sais que ce n'est pas mon monde, ici.

    Comme Sibyl gardait le silence, elle éclata de rire.

    — Quelle tête tu fais ! On croirait que tu vas te mettre à pleurer sur mon compte. Franchement, il n'y a pas de quoi. Nous ne sommes quand même pas pauvres. Notre ferme est prospère et nous rapporte des revenus confortables. Mais le fait est que nous ne pouvons vivre comme à Londres. La première fois que j'ai vu les robes que portent les ladies londoniennes, j'étais médusée. Et la façon dont s'habillent les gentlemen! L'épingle de cravate de sir Alasdair doit coûter le prix d'un cheval ! Nous n'avons pas autant d'argent à mettre dans les vêtements. Alors que dois-je faire? Séduire un valet? Après tout, Felkes est assez mignon... Sibyl rit à son tour, puis redevint sérieuse.

    — Non, tu te trompes, Kate. Avec ton physique, je t'assure que tu n'as pas besoin de robes coûteuses.

    — Bien sûr que je n'en ai pas besoin, répliqua Kate avec un mouvement d'impatience. Et je ne cours pas non plus après. Mais toutes les jeunes femmes de ton milieu portent des toilettes à la dernière mode. C'est une manière d'uniforme.

    Et, prenant une pose de maîtresse d'école, elle expliqua:

    — Je m'en suis aperçue au bout de ma première journée en ville. C'est à leurs vêtements chers que les riches se

  • reconnaissent. Tu comprends, il y a tellement de monde, dans les rues de Londres ! Il faut bien que les gens puissent discerner leurs semblables au milieu de la foule. Moi qui viens de la campagne, ça me fait penser à la façon dont les oiseaux arborent leur plumage au printemps pour attirer leurs congénères... Ne ris pas! Je suis très sérieuse. Tu n'as qu'à regarder par cette fenêtre. Tout le monde s'habille en fonction de sa position dans la société. Et l'argent parle à l'argent. On comprend tout de suite, en me voyant, que je ne suis pas riche.

    Comme Sibyl s'apprêtait à protester, Kate précisa:

    — Et surtout, ne me prends pas en pitié. Si tes parents m'achetaient des jolies robes, ce serait un travestissement malhonnête, car il n'y aurait rien derrière. D'ailleurs, tes parents ne me doivent rien. Et je n'attends rien d'eux. Je leur reprocherais plutôt ce qu'ils font avec toi. Ou plus exactement, ce qu'ils ne font pas. À dix-neuf ans, ravissante comme tu l'es, c'est incompréhensible que tu n'aies pas encore été présentée à un bal. Ils te cachent comme s'ils avaient honte ! Pourtant, tu es leur fille, et même la plus jolie de toutes.

    Sibyl secoua la tête.

    — Je suis la plus jeune, et papa dit que c’est normal qu'on me présente après mes sœurs.

    — C'est toi qu'on devrait mettre en avant, insista Kate.

    De toutes les sœurs Swanson, Sibyl n'était pas seulement la plus mignonne. Elle avait aussi le meilleur caractère. Et un cœur d'or. Malheureusement, ses parents ne la montreraient que lorsque ses aînées seraient mariées. C'était la seule façon de maintenir la paix au sein de la famille. Alors Sibyl attendait sagement, seule dans son coin. Kate avait compris qu'elle avait été invitée pour lui tenir compagnie, mais cela ne la vexait pas le moins du monde : elle avait de l'affection pour sa cousine.

    — Tu as sauvé sir Alasdair, reprit Sibyl, manifestement désireuse de changer de sujet. Je suis sûre que, quand il y

  • repensera, il te sera très reconnaissant. Comme le lion dans la fable d'Ésope.

    — Oui. Je l'ai sauvé comme cet esclave qui avait enlevé l'écharde dans la patte du lion. Au risque, moi aussi, de me faire égorger! D'ailleurs, je l'ai comparé à une bête, quand je lui ai dit que j'aurais fait la même chose pour n'importe quel animal pris au piège.

    Sibyl sursauta.

    — C'était après qu'il m'a insultée en insinuant que je lui avais tendu un piège, se justifia Kate. De toute façon, cet homme a vraiment quelque chose d'animal.

    Et, frissonnant au souvenir de sa rencontre avec Alasdair, elle expliqua :

    — Il est aussi fascinant qu'inquiétant. Exactement comme ce qu'on raconte sur lui. Lady Eleonora est un monstre, mais un monstre courageux. Je l'ai sauvé, oui, mais j'espère ne plus jamais avoir affaire à lui.

    — Pourtant, il semble t'avoir fait une forte impression.

    — Bon sang, Sibyl ! Gronda Kate en levant les bras au ciel. Depuis que je suis à Londres, j'ai été impressionnée par beaucoup de choses. Rends-toi compte que je n'étais jamais sortie de ma cambrousse. Je n'avais jamais vu autant de gens si différents ! Toutes ces dames qui se promènent dans Hyde Park, dans leurs beaux landaus, m'impressionnent autant que sir Alasdair. De même que ces pauvres créatures que j'ai aperçues une fois à travers les vitres de la voiture, qui vendent leur corps sur les trottoirs de Covent Garden. Tout cela est si nouveau pour moi ! Avant, je n'avais voyagé que dans les livres. Mais j'ai toujours su la différence entre fiction et réalité. Pour ce qui est de sir Alasdair, je ne me fais aucune illusion. Que pourrait-il se produire entre un homme comme lui et une Mlle comme moi ? Et avec n'importe quel autre homme, du reste. Je suis ici pour visiter la ville. Point final. Sibyl soupira tristement.

  • — C'est bien dommage. Parce que tu es tellement jolie...

    Kate ne put s'empêcher de sourire.

    — C'est pathétique! On dirait que nous sommes deux vieilles filles qui essaient de se consoler en vantant mutuellement leurs appas.

    — Malgré tes belles protestations, je suis convaincue que tu aurais aimé qu'il se passe autre chose avec sir Alasdair.

    — Bien sûr, répliqua Kate d'un ton mordant. J'aurais voulu qu'il me soulève dans ses bras et me serre contre lui en m'emportant très loin.

    Sa cousine éclata de rire, mais Kate ne partageait pas son hilarité.

    — Plus j'y repense, plus j'ai le sentiment de l'avoir échappé belle, avoua-t-elle. C'était un peu inconscient de me lancer dans cette aventure. Si j'avais été surprise avec lui, je courais droit au désastre. Sir Alasdair m'aurait détestée, et il aurait eu raison. Mais je ne l'aurais pas laissé se sacrifier pour sauver ma réputation. Cela n'aurait pas eu de sens.

    Elle se rappela la lueur inquiétante qui s'était allumée dans ses yeux d'obsidienne, lorsqu'il s'était imaginé qu'elle voulait lui tendre le même piège que lady Eleonora.

    — Tu sais quoi? reprit-elle. Je me demande finalement si je ne lui ai pas causé du tort. Eleonora Wretton aurait été une parfaite épouse pour lui.

    — Elle est glaciale et calculatrice! Se récria Sibyl. Elle n'a ni morale ni principes dès lors que ses intérêts sont en jeu.

    — C'est bien pour cela que je dis ça.

  • 3

    C'était un délicieux après-midi ensoleillé de printemps, d'autant plus inattendu que la matinée avait été grise et humide. Pareil miracle incitait les poètes à se précipiter sur leurs encriers. Les Londoniens, plus pragmatiques, se contentaient de prendre leur manteau et leur chapeau pour aller profiter du soleil.

    Cet après-midi-là - le lendemain du bal chez les Swanson -, deux élégants gentlemen quittèrent Swanson House en même temps. Leurs années de bonne éducation les retinrent de dévaler le perron quatre à quatre, malgré leur impatience de fuir les lieux.

    — Tout ce temps perdu dans ce salon minuscule ! déplora Alasdair, qui agitait les bras comme s'il était demeuré plié dans une boîte.

    — Nous sommes restés moins d'une heure, fit valoir Leigh.

    — Moins d'une heure, vraiment? J'ai eu l'impression que cela durait une éternité. Et pas une minute ces affreux Swanson n'ont eu l'idée de nous parler de leur plus jeune fille, et encore moins de cette cousine en visite. Malheureusement, je ne pouvais mettre le sujet sur le tapis. De toute évidence, mon mystérieux ange gardien n'est pas supposé être présenté à qui que ce soit. Et il n'était pas non plus question que j'évoque mon entrevue avec Eleonora Wretton. Résultat, je n'ai pas pu remercier la ravissante jeune fille qui m'a sauvé la vie.

    Après quelques pas sur le trottoir, Alasdair reprit, toujours aussi furieux :

    — Tout ce qui les intéresse, c'est de chanter les louanges de leurs trois harpies. Au fond, je plains ce pauvre Swanson. Et

  • même sa femme, malgré son bavardage incessant et sa façon de regarder ses filles comme si elles étaient des princesses. Quelle déveine d'avoir hérité de filles pareilles...

    — Les trois Grâces n'avaient d'yeux que pour toi, ironisa Leigh. C'était comme si je n'existais pas. Tu aurais dû t'y attendre, d'ailleurs. Tu es riche, célibataire, sans attaches. Et en plus, ayant disparu de Londres pendant des années, tu as l'attrait de la nouveauté... Mais ne te plains pas. C'est toi qui as voulu leur rendre visite.

    — J'espérais avoir une chance de remercier ma mystérieuse inconnue d'hier soir. Quand je pense au service qu'elle m'a rendu, je m'en veux terriblement de l'avoir accusée de comploter contre moi.

    — Tu voulais seulement la remercier? Le taquina Leigh. Leur valet prétend qu'elle est très mignonne...

    Alasdair gratifia son ami d'un regard noir, ce qui n'impressionna nullement le vicomte.

    — J'ai encouragé mon propre valet à gagner la confiance de celui des Swanson pour le cuisiner un peu, expliqua Leigh. Il en ressort que les Swanson ont invité la cousine en question, qui vit à la campagne, pour tenir compagnie à leur cadette. Mais les deux jeunes femmes ne sont jamais montrées en société. Les trois aînées n'aiment pas la concurrence. On peut les comprendre.

    — Tu aurais dû m'en parler plus tôt. Nous aurions fait l'économie de cette visite assommante.

    — Oui, mais on pouvait quand même espérer que la cadette et sa cousine apparaîtraient d'une manière ou d'une autre.

    Alasdair secoua la tête.

  • — Non, D'après leur majordome, les Swanson vont garder la plus jeune sous clé, tant que les trois aînées n'auront pas été mariées.

    Cette fois, ce fut au tour de Leigh de regarder son ami. Alasdair haussa les épaules.

    — Mon majordome à un peu discuté avec celui des Swanson... expliqua-t-il.

    — Mais tu es pourtant venu !

    — Comme toi. Dans l'espoir qu'elles se montreraient quand même.

    — La cousine de province n'a pas de fortune, précisa Leigh.

    — C'est ce que je me suis laissé dire.

    Les deux amis longeaient maintenant Hyde Park, et ils se tournèrent en même temps pour regarder derrière les grilles.

    — J'imagine que tu es également au courant qu'elle a l'habitude d'aller se promener dans le parc, les après-midi où il fait beau? reprit Alasdair, une note d'amusement dans la voix.

    — Le valet des Swanson s'est montré dithyrambique à son sujet, déclara Leigh. Ce qui n'a fait que piquer un peu plus ma curiosité. Je suis impatient de la voir par moi-même pour en juger. Je me doutais qu'il y avait une bonne raison pour que tu tiennes autant à la remercier personnellement. Elle est si séduisante que cela?

    Alasdair haussa les épaules.

    — Je ne m'en souviens pas avec précision. Il s'est passé beaucoup de choses, hier soir.

    Leigh demeura silencieux. Il connaissait trop bien son ami pour ne pas se satisfaire de cette réponse.

  • — Elle a de beaux cheveux. Et un charmant sourire, je crois, concéda Alasdair d'un ton détaché, alors qu'il avait repensé à la jeune femme toute la nuit. Mais j'étais si soulagé qu'elle m'ait sorti des griffes de lady Wretton, que je l'aurais trouvée-charmante même si elle avait ressemblé à Méduse. Ce n'est pas son physique qui m'intéresse. J'ai une dette morale envers elle.

    — Bien sûr, acquiesça Leigh, amusé. Mais beaucoup de dames se promènent dans le parc, l'après-midi. Comment vas-tu la reconnaître, si tu ne te souviens pas d'elle?

    — Je vais chercher une jeune femme vêtue d’une robe rose et d'un chapeau jaune à ruban rose. Si ça ne suffit pas, je vérifierai qu'elle est accompagnée d'une jeune fille pâle, aux sourcils très fins, et d'une servante habillée de bleu qui leur tient lieu de chaperon. Si j'avais eu une guinée de plus dans mes poches, j'aurais pu connaître le nombre exact de ses cheveux. Les femmes de chambre ne sont pas avares de détails, dès lors qu'on les paie suffisamment. Elles considèrent que les Swanson ne sont pas assez généreux avec elles.

    Leigh éclata de rire.

    — Tu serais capable de trouver une aiguille dans une botte de foin, en pleine nuit et les yeux fermés ! Tu es très fort.

    Alasdair secoua la tête.

    — Hélas, non. Je ne suis pas si fort que cela, dit-il sérieusement. Et c'est pour cela que j'ai besoin de toi aujourd'hui. Je... Attends une seconde...

    Il s'immobilisa soudain, apercevant un couple âgé qui marchait dans leur direction. Quand le couple parvint à leur hauteur, Alasdair ôta son chapeau, et Leigh l'imita.

    Le vieux gentleman hésita un moment, avant de se décider à ôter lui aussi son chapeau d'une main décharnée qui tremblait légèrement. Sa femme, raide comme un tisonnier, évitait le

  • regard des deux gentlemen qui les saluaient. Le vieillard remit bien vite son chapeau, puis le couple s'éloigna dans l'allée.

    Alasdair esquissa un sourire.

    — Voilà le travail ! dit-il. J'ai infligé à ce pauvre lord Bryce un dilemme moral. Comment ne pas saluer un réprouvé social, quand ledit réprouvé est accompagné d'un jeune homme à la réputation parfaite? Il expliquera à son épouse qu'il ne pouvait quand même pas t'ignorer Moi, bien sûr, on essaie de ne pas me reconnaître.

    — Pourtant hier soir, au bal... commença Leigh.

    Alasdair éclata de rire.

    — Comme ma fortune est coquette, on m'accepte chez les Swanson. Mais dans certains cercles, je resterai un paria. Et si je tombe tout à l'heure sur la jeune femme que nous cherchons, je risque de ruiner sa réputation en étant aperçu avec elle. Voilà pourquoi ta présence m'est indispensable.

    — Les Bryce sont affreusement vieux jeu, grommela Leigh. Ta réputation n'est pas pire que celle de nombreux gentlemen.

    Alasdair secoua la tête, comme si l'argument n'avait aucune valeur.

    — Lady Wretton voulait t'épouser, insista son ami.

    Alasdair eut un sourire amer.

    — Mon nom est taché. Mais le sien le sera encore plus si elle ne déniche pas rapidement un mari acceptable.

    — Le temps a passé, protesta Leigh. Un homme peut changer...

    — Ne parle pas comme une matrone qui voudrait caser ses filles, je t'en prie. Je suis de ceux qui pensent qu'un homme ne peut pas davantage changer qu'un léopard. Je peux, bien sûr,

  • passer de la peinture sur les taches de mon pelage, mais elles seront toujours là. J'ai un passé chargé. Il ne sert à rien de le regretter ou de le nier, car ce qui est fait est fait. Certaines choses sont irrémédiables. Et j'ai sans doute mérité l'ostracisme dont je suis aujourd'hui victime. Voilà pourquoi je souhaite simplement remercier la jeune femme qui m'a rendu service hier, sans lui nuire... Acceptes-tu de m'aider?

    — Bien entendu. Mais je suis convaincu que ton passé te hante beaucoup plus qu'il ne gêne les autres.

    — Réjouis-toi d'avoir le cœur assez innocent pour penser cela.

    Leigh s'abstint de répondre. Les allées du parc fourmillaient de promeneurs des deux sexes, tous les bancs étaient occupés et même les pelouses, en certains endroits, accueillaient leur lot de citadins avides de profiter de ce bel après-midi. Sans parler des enfants et des chiens qui étaient aussi de la fête.

    — Je ne suis pas toujours d'accord avec la politique de notre régent, reprit Alasdair, mais rendons-lui cette grâce de savoir développer les espaces verts de la capitale. Je suis convaincu que nos parcs sont un élément déterminant pour la tranquillité sociale. Si l'aristocratie française n'avait pas gardé les jardins de Versailles pour son usage exclusif, le roi Louis XVI aurait encore sa tête et la plupart des nobles également. Qu'y a-t-il de plus démocratique qu'un jardin public, par un temps pareil ?

    La fréquentation du parc était certes démocratique, mais il n'était pas besoin d'un examen minutieux pour repérer tout de suite les différences entre classes sociales. Le soleil ayant réchauffé l'atmosphère, les hommes du peuple avaient déboutonné leur col et relevé leurs manches de chemise. Les gentlemen, en revanche, gardaient leur col soigneusement fermé, et ils le garderaient pareillement en été, quand la chaleur serait suffocante. Les ladies avaient plus de chance car la mode, cette année, imposait des robes légères, presque transparentes, et elles pouvaient manier leurs éventails tout en marchant. Les

  • femmes du peuple, vêtues d'étoffes plus grossières, n'hésitaient pas à tirer sur leur décolleté et à relever leurs jupes pour s'asseoir dans l'herbe.

    — J'aperçois une robe rose, annonça Leigh.

    — Oui, mais la femme qui la porte est à peu près aussi large que l'arbre sous lequel elle se tient, fit remarquer Alasdair. Mets donc tes lunettes !

    — Tu n'as pas précisé qu'elle avait la taille fine.

    — Eh bien, je te le dis maintenant. Et je ne l'aperçois nulle part.

    — Patience, répliqua Leigh. Nous n'avons pas encore fait le tour du parc. Un rose comment?

    — Que veux-tu dire ? demanda Alasdair, interloqué.

    — Je parle de sa robe. Il y a plusieurs nuances de rose: rose rose, rose abricot, rose corail, rose saumon, rose tulipe...

    — Rose tulipe, vraiment? J'ignorais que tu t'y connaissais autant en toilettes féminines. Où as-tu appris tous ces noms farfelus ?

    — Il se trouve qu'un de mes anciens flirts était couturière chez la grande Mme Céleste. Elle me parlait souvent de mode.

    — Ah bon? fit Alasdair, de plus en plus amusé. Parce que tu la fréquentais pour sa conversation ?

    Leigh détourna le regard. Ses joues avaient pris l'une des nuances de rose dont ils parlaient justement.

    — Je te taquine, précisa Alasdair. L'expérience m'a appris que les femmes dont on peut apprécier à la fois l'apparence et la conversation sont toujours mariées. Et je ne veux pas m'impliquer dans une liaison avec une femme mariée.

  • — Serais-tu devenu si moral ? S’étonna Leigh.

    — Non. C'est simplement que je n'aime pas les relations basées sur le mensonge.

    — Et toi-même, tu ne veux pas te marier?

    — Une femme qui me considérerait comme un parti acceptable ne s'intéresserait qu'à mon titre et à mon compte en banque. Dans ces conditions, je préfère encore les faveurs des professionnelles.

    — Et l'amour? Tu n'y crois pas ?

    — Venant de ta part, c'est une question plutôt inattendue. J'ai été absent d'Angleterre pendant des années. Mais je ne vois toujours pas d'alliance à ton doigt.

    Leigh esquissa un sourire.

    — Je n'ai pas encore trouvé celle qui me passera la bague au doigt, voilà tout. Oh, j'y ai pensé une ou deux fois... Mais justement, c'est tout le problème: j'y ai pensé. Or je me suis laissé dire que, lorsqu'on aime, on ne pense plus.

    — Il paraît, oui. C'est sans doute pour cela que le monde est peuplé de gens stupides.

    Ils rirent aux éclats, ce qui attira l'attention des autres promeneurs.

    — C'est elle! s'exclama soudain Alasdair. Là, devant!

    La jeune femme et ses compagnes s'étaient retournées en entendant rire les deux hommes. Elle se figea en reconnaissant Alasdair. Lui non plus ne bougeait pas, tandis qu'ils se regardaient avec intensité. Hier, dans la pénombre, il l'avait trouvée charmante. La lumière du soleil la révélait dans sa pleine beauté. Sa robe rose, toute simple, n'était sans doute pas à la dernière mode, mais elle n'avait nul besoin de sortir de chez

  • une couturière pour être mise en valeur. Sa beauté naturelle transcendait la mode.

    Elle possédait des traits délicats, une peau claire, très blanche, et une petite bouche charmante. Et ses yeux, qu'Alasdair voyait enfin dans tout leur éclat, avaient la couleur d'un café noir dans lequel on aurait versé de l'or. Des mèches de la même teinte noire aux reflets dorés s'échappaient de son chapeau, pour retomber sur son front et sa nuque.

    — Diablement ravissante, murmura Leigh, impressionné.

    Alasdair ne répondit pas. Il s'avançait déjà vers la jeune femme, qu'entouraient une domestique et une jeune fille également très belle, vêtue de blanc.

    — Ce doit être la cadette Swanson, ajouta Leigh en suivant son ami.

    Alasdair s'immobilisa devant le petit groupe, sans cesser de regarder Kate. Leigh s'approcha de la jeune fille en blanc.

    — Bonjour, mademoiselle Swanson, dit-il en s'inclinant poliment.

    — Comment connaissez-vous mon nom ? demanda-t-elle, médusée.

    — Vous ne pouvez pas être quelqu'un d'autre. Je sors juste de chez vous, et la ressemblance avec vos sœurs est frappante.

    Ce mensonge éhonté provoqua un silence.

    — Pardonnez mon ami le vicomte Leigh, grinça Alasdair en s’adressant à Kate, qu'il fixait toujours. Son humour est très particulier. J'aurais préféré qu'il nous présente dans les règles. Mais laissons cela. Je voulais vous remercier à nouveau, et m'excuser de ce que je vous ai dit hier soir. Je vous dois beaucoup et je tiens à ce que vous le sachiez.

  • La jeune femme le regardait sans broncher, tandis que des émotions contradictoires - de l'embarras, mais aussi de la fascination - se lisaient sur son visage. Alasdair se sentait irrésistiblement attiré, et il dut faire appel à toute sa volonté pour ne pas s'emparer de sa main et l'inviter à marcher avec lui dans l'allée.

    — Vous n'avez pas à me remercier, répondit-elle, le rose aux joues.

    — Bien sûr que si.

    Kate cherchait ses mots et cette soudaine timidité la surprenait elle-même. Ses parents lui avaient tellement répété qu'elle serait capable de faire la conversation à une poignée de porte ! Mais se retrouver face à cet homme lui coupait tous ses moyens.

    Déjà, hier soir, dans la pénombre du petit salon, elle l'avait trouvé impressionnant. Mais à la lumière du jour, c’était pire encore. Elle s’était toujours imaginé que les hommes de sa réputation n'étaient séduisants que sous un clair de lune. Elle s'était trompée. Fin et athlétique, sir Alasdair donnait l'impression d'être partout à l'aise, sur un cheval comme dans un boudoir. Ses cheveux noirs brillaient au soleil, sa bouche était ferme et bien dessinée, avec des lèvres pleines. Quant à ses yeux, aux reflets couleur sable, ils pétillaient de malice et d'humour, comme s'il était parfaitement conscient des réactions qu'il lui inspirait et qu'elle s'efforçait pourtant de masquer.

    Alasdair vit la jeune femme s'humecter les lèvres. Mais elle ne parlait toujours pas. Son amie toussota, comme pour attirer l'attention, et il se tourna vers elle. Elle semblait nerveuse et angoissée. Il se rappela alors où ils étaient, et qui il était.

    La domestique aussi était nerveuse. La présence de ces deux gentlemen, de toute évidence célibataires, était dangereuse pour les jeunes femmes dont elle avait la charge. D'autant que le plus

  • âgé de ces messieurs était réputé pour avoir volé beaucoup de cœurs.

    Mais il était inutile qu'elle s'inquiète. Alasdair avait lui aussi conscience de l'ambiguïté de la situation. Il souleva son chapeau.

    — Je voulais simplement vous souhaiter un bon après-midi, mademoiselle... Oh, c'est vrai que je ne connais même pas votre nom !

    — Corbet, répondit Sibyl à la place de sa cousine. Kate, nous devrions y aller maintenant, ajouta-t-elle, très embarrassée, comme si elle redoutait de se montrer impolie.

    Alasdair libéra tout le monde en lâchant un «au revoir» jovial, avant de tourner les talons.

    Il s'esquiva si rapidement qu'il n'entendit pas miss Swanson dire à sa cousine:

    — Tu prétendais que tu te moquais de le revoir ou pas, mais je te ferai remarquer que tu es restée muette devant lui. On aurait juré qu'on t'avait coupé la langue !

    Kate regardait la silhouette de sir Alasdair s'éloigner dans l'allée. Elle hocha la tête.

    — Il doit penser que je suis folle, murmura-t-elle. Mais il m'a coupé tous mes moyens. Je comprends qu'il s'en aille aussi vite. Je n'ai pas été capable de sortir un mot pour le retenir...

    — Tu es tout sauf folle, la rassura Sibyl. Mais est-ce vraiment si grave qu'il puisse le penser?

    — Oh oui, répondit tristement Kate.

  • — Tu ne voulais pas rester pour discuter un peu avec elle? demanda Leigh, après avoir suivi son ami quelques minutes en silence.

    — Non, répliqua Alasdair. Je voulais la remercier, je l'ai fait. Si j'ai l'occasion, un jour, de lui rendre service, je n'hésiterai pas une seconde. Mais pour aujourd'hui, le plus grand service que je pouvais lui rendre, c'était de la laisser.

    — Quel dommage, commenta Leigh. Vous iriez très bien ensemble... Cette fille est unique.

    Ils furent interrompus par deux jeunes gens qui accouraient vers eux.

    — Leigh! C'est bien toi ! fit le premier. Quelle surprise de te voir te promener dans le parc. C'est nouveau !

    Leigh leur sourit.

    — Si vous-mêmes n'aviez pas l'habitude de ne sortir qu'à la nuit tombée, vous sauriez qu'il m'arrive souvent de mettre le nez dehors en plein jour. Mais laissez-moi vous présenter mon ami, sir Alasdair St. Erth... Alasdair, voici lord Reese et lord Covington.

    Ils se saluèrent poliment, mais les deux jeunes gens ne purent s'empêcher de dévisager Alasdair avec curiosité. Celui-ci inclina la tête.

    — Excusez-moi, messieurs, je viens d’apercevoir un vieil ami... Leigh, je te laisse avec tes camarades.

    — D'accord, répondit ce dernier. Je te rejoindrai plus tard.

    Alasdair s'empressa de s'éloigner, bien qu'il n'ait aperçu personne de connaissance. Il marcha un long moment seul, perdu dans ses pensées. Malgré le soleil qui lui chauffait la nuque et les épaules, il se sentait le cœur glacé.

  • Oui, Kate était diablement ravissante, comme l'avait résumé Leigh. Et il se sentait bel et bien attiré par elle... Mais d'autres affaires l'attendaient. Des affaires qui requéraient toute son attention et sa volonté. Sans compter qu'elle était une jeune femme comme il faut. Il ne pourrait la courtiser sans ruiner irrémédiablement sa réputation. Et il ne pouvait décemment pas lui souhaiter cela, après le service qu'elle lui avait rendu.

    Cela faisait bien longtemps qu'il avait appris à cacher ses émotions. Et même à les nier. Aussi, quand Leigh le rejoignit, il s'était de nouveau composé une attitude détachée.

    — C'étaient deux anciens camarades de collège, expliqua Leigh. Mais ils sont assommants. Et un peu rustres sur les bords. Le genre de types qui feront beaucoup d'enfants à leurs femmes.

    Alasdair sourit.

    — Ils nous ont vus discuter avec la cadette Swanson et ton ange gardien, précisa Leigh. Alors j'ai tout mis sur mon compte, et je leur ai raconté que je l'avais prise pour une autre. Ils la connaissent, comprends-tu.

    Comme Alasdair l'interrogeait du regard, son ami expliqua:

    — Les Swanson ont beau cacher leur cadette du mieux possible, ils ne peuvent passer complètement sous silence son existence. Ils sont liés à trop de gens. En plus, l'un des frères de Reese a épousé l'an dernier l'une des sœurs Swanson. Reese connaît toute la famille, maintenant. Y compris la cousine de province. Il a fait sa connaissance la semaine dernière, en accompagnant son frère chez ses beaux-parents, et manifestement elle l'a autant marqué que toi. C'est la fille d'un gentleman-farmer du Kent. Sans fortune, et donc sans relations. Mais, par le sang, elle est liée à une bonne partie de l'aristocratie londonienne, ce qui fait qu'on la reçoit, même si elle demeure aussi invisible que miss Swanson. Elle était aussi invitée chez les Scalby, mais elle préfère rester chez les Swanson. Il semblerait

  • que ton ange gardien n'ait pas seulement de jolis yeux. Elle a également bon goût. Alasdair stoppa net.

    — Les Scalby? répéta-t-il. Elle leur est apparentée?

    Leigh réprima une grimace. Il avait voulu faire plaisir à son ami en lui narrant tout ce qu'il venait d'apprendre, et il réalisait trop tard son erreur.

    — Euh... oui. Du côté de sa mère. Mais ce n'est qu'une parenté éloignée. Tu ne peux pas lui en tenir rigueur.

    — Les Scalby la jugent quand même assez proche pour l'inviter, répliqua Alasdair, dont le visage s'était soudain éclairé. Et sans doute assez proche pour qu'ils soient instruits de ses faits et gestes...

    Leigh écarquilla les yeux en comprenant à quoi pensait son ami.

    — Non, Alasdair, dit-il en secouant énergiquement la tête. Je t'ai souvent soutenu, y compris quand ça n'était pas facile, mais là, non. Tu ne peux pas en faire un pion dans ton plan. Cette fille n'a rien à se reprocher. Laisse-la en dehors de tout cela.

    — Sauf qu'elle pourrait s'avérer très utile, fit valoir sèchement Alasdair.

    — Quel profit tirerais-tu de faire du mal à une innocente? Et puis, ça ne te ressemble pas.

    — Je n'irais pas jusqu'à lui faire du mal. Mais si elle peut m'aider, d'une manière ou d'une autre, à me débarrasser des Scalby, je n'hésiterai pas.

    Leigh ne répondit pas. Il connaissait trop bien son ami pour savoir qu'il était inutile d'insister. Personne n'arriverait jamais à persuader Alasdair d'oublier sa vengeance. Cependant, Leigh pouvait agir d'une autre façon. La jeune femme pourrait par

  • exemple être renvoyée dans ses foyers avant qu'il ne se passe quelque chose...

    Alasdair reprit sa promenade, tout en songeant à Katherine Corbet. Ce n'était plus à la jeune femme angélique qu'il s'intéressait. Elle lui était devenue tout à coup autrement désirable que par sa seule beauté. La vengeance était plus importante que tout le reste. Plus importante que l'argent. Et même que le sexe.

    Or, Alasdair avait conscience de fasciner Kate. Il pourrait donc facilement la manipuler. Et peut-être même allumerait-elle la mèche de la terrifiante explosion qu'il mijotait depuis des années. Elle aurait la vie sauve - il l'éloignerait à temps de la déflagration -, mais autour d'elle, ce ne serait plus qu'un champ de ruines.

  • 4

    — C'est un comble ! s'exclama lady Swanson, à la fois furieuse et anxieuse. Je veux savoir tout ce qui s'est dit. Et j'espère que personne d'autre n'a vu ou entendu quelque chose?

    — Madame... implora la domestique, qui croisait et décroisait nerveusement ses doigts. Je ne peux vous en dire plus. Je vous jure que je ne me souviens pas des mots exacts. Quant aux témoins... malheureusement, il y avait beaucoup de monde dans le parc, avec ce beau soleil.

    — Mais où donc aviez-vous la tête, ma pauvre fille? demanda une créature blonde assise à côté de lady Swanson. Vous auriez dû éloigner Sibyl dès l'instant où ces deux hommes sont apparus. Oh, allez-vous-en! ajouta-t-elle, exaspérée, avec un geste dédaigneux de la main.

    La malheureuse soubrette ne se le fit pas dire deux fois et s'éclipsa sur-le-champ.

    Entre-temps, la jeune femme blonde s'était tournée vers lady Swanson.

    — Je trouve que cela fait beaucoup, dit-elle avec colère. Leigh et St. Erth... essayant tous deux de lier connaissance avec Sibyl... en plein Hyde Park! (Elle tapa du pied sur le plancher, ce qui fit tressauter les bibelots de porcelaine sur la table basse.) Je ne supporterai pas qu'elle se marie avant moi, maman. La vie est déjà assez pénible comme ça.

    — Avant toi ? Intervint une autre créature blonde, lovée dans un fauteuil près de la fenêtre. Et moi, alors? En tout cas, Henrietta a raison sur un point: tu ne peux pas permettre ça, maman.

  • — Le permettre ! s'écria une troisième jeune fille, tout aussi blonde que les précédentes. Serais-tu devenue folle, Chloé? Maman n'a pas forcément son mot à dire dans l'histoire. Elle a bien laissé Mercy se marier avant moi. Pourtant, Mercy est ma cadette d'un an.

    — Oui, mais Mclntyre avait demandé sa main et ne voulait personne d'autre, répliqua Chloé. Cette fois en revanche, maman peut faire quelque chose pour déjouer cet affreux complot.

    Les trois jeunes filles se tournèrent vers leur mère, qui réprima difficilement un soupir. On avait du mal à s'imaginer qu'une femme aussi fine et délicate ait pu donner naissance à ces trois harpies. Cependant, lady Swanson aimait ses filles. Mais sans les gâter. Du reste, cela aurait été difficile, avec sept filles !

    Les marier toutes coûterait une fortune. Et réclamerait beaucoup de temps et d'énergie. Dieu merci, les deux aînées et Mercy étaient déjà casées. Mais ces trois-là avaient jusqu'à présent décliné tous les maris potentiels que leurs parents leur avaient proposés. Lady Swanson, malgré sa déception, n'avait pas osé insister, car c'étaient effectivement des candidats peu reluisants. Les temps devenaient durs. C'était à croire que même les chasseurs de dot se montraient difficiles, désormais.

    Elle souffrait sincèrement pour ses filles, car elle savait quelle bénédiction était le mariage. Elle et son mari s'aimaient depuis le premier jour, et leur union n'avait connu aucun nuage. Lord Swanson ne l'avait jamais blâmée de ne lui avoir donné que des filles, alors que beaucoup d'autres maris, à sa place, lui auraient reproché l'absence d'héritier mâle. Il n'avait pas non plus protesté devant leur peu de séduction.

    Car pour ce qui était de l'apparence physique, leurs filles tenaient de leur père.

  • Lord Swanson était un homme au physique très masculin, avec un nez proéminent et un gros visage rougeaud, qui lui conférait autorité et caractère. Ses cheveux - du moins quand il en avait encore - étaient châtains, et il avait des yeux à la couleur indéfinie, mais brillants d'intelligence. Sa femme possédait de très beaux yeux bleus, des cheveux d'un blond éclatant, et respirait le charme et la délicatesse. Leurs filles avaient hérité la blondeur de leur mère mais, pour le reste, elles évoquaient plutôt une version féminisée de leur père.

    Une seule avait échappé à ce sort. La petite dernière, Sibyl, était à l'image de sa mère, quoique légèrement plus fade. Sibyl était ravissante, mais si transparente qu'on ne la remarquait pas au premier regard. Cependant, lady Swanson était persuadée qu'un peu de maquillage et une touche de henné pour donner plus de profondeur à ses cheveux, la rendraient irrésistible. En fait, sa mère ne s'inquiétait pas pour elle. Elle savait que Sibyl n'aurait aucune peine à se trouver un mari. C'était justement pour cela qu'elle préférait d'abord marier les autres. Ce qui s'avérait hélas une autre paire de manches, avec ou sans maquillage. Car si elles ressemblaient physiquement à leur père, elles ne possédaient malheureusement pas son caractère enjoué et généreux.

    Cependant, lady Swanson se mettait à la place de ses filles et compatissait. Ce ne devait pas être drôle de découvrir, en grandissant, que vous n'avez rien pour attirer un homme - excepté l'argent de votre père. Cela aurait suffi à aigrir une sainte. Comment ne pas excuser leur jalousie, leur malice et leur rivalité?

    — Vous avez bien entendu que ce n'est pas Sibyl qui les a approchés, dit-elle pour calmer ses filles. Et vous savez aussi qu'un simple bonjour échangé dans la rue ne prête pas à conséquence. On ne peut quand même pas parler de flirt pour si peu !

    Il y eut un murmure indistinct. Puis ce fut Henrietta qui se décida la première à répondre.

  • — Mais pourquoi se sont-ils donné la peine de l'accoster devant tout le monde, alors qu'ils sortaient de chez nous? Je voudrais bien savoir quelle raison deux des plus beaux partis de la ville avaient de parler à Sibyl...

    — On se calme! ordonna sa mère. D'abord, je ne suis pas sûre qu'il s'agisse de si beaux partis. Leigh a bonne réputation, c'est un fait, mais nous le connaissons peu. Quant à St. Erth... nous le connaissons trop, au contraire. Sa réputation...

    — ... n'aura plus aucune importance une fois qu'il sera marié, la coupa Chloé d'un ton sans appel. Et tu le sais très bien.

    — Sibyl n'est pas en âge de se marier, trancha lady Swanson. Ou à peine, s'empressa-t-elle de rectifier, se souvenant qu'elle s'était mariée encore plus jeune. Et elle n'a pas été présentée officiellement.

    Puis, poussée par une soudaine inspiration, elle ajouta avec un grand sourire:

    — Je me demande s'ils n'ont pas tout bonnement cherché à en savoir davantage sur votre compte en faisant parler Sibyl.

    Les trois jeunes filles regardèrent leur mère avec la même stupéfaction.

    — Leigh et St. Erth s'intéresseraient à nous? fit Chloé avec une moue dubitative. C'est bizarre, mais je ne m'en suis pas aperçue pendant qu'ils étaient ici.

    Lady Swanson s'obligea à sourire.

    — Tu sais comment sont les hommes : ils montrent rarement leurs émotions. Et puis, ces deux-là sont les meilleurs amis du monde. L'un voulait peut-être le soutien de l'autre. Et ils attendent d'en savoir plus avant de se déclarer.

    Il y eut un silence médusé.

  • Lady Swanson haussa les épaules. Elle renonçait à enrober davantage les choses.

    — Vos dots sont généreuses, votre naissance excellente et vos réputations irréprochables, dit-elle avec fermeté. Cela compte. Leigh est le fils unique de parents qui se font vieux. Sans doute le pressent-ils de se marier pour qu'il quitte la maison. Je suppose qu'ils ont hâte de le voir s'installer avant qu'ils ne meurent. Quant à St. Erth...

    Le cas était plus difficile à expliquer, mais lady Swanson n'était pas à court d'imagination.

    — Il a vécu longtemps à l'étranger, reprit-elle. Qui sait ce qu'il est advenu de sa fortune, là-bas? Qui nous dit qu'il n'a pas besoin de se refaire, et vite?

    Elle laissa ses filles méditer ses arguments, tandis qu'elle les contemplait en silence. Le cou de Chloé n'était pas tout à fait aussi large que celui d'Henrietta, mais elle avait un plus grand nez encore. Le nez de Frances était presque coquet, en comparaison, mais c'était des épaules que celle-ci était large... En fait, songeait tristement lady Swanson, si elles avaient été des hommes, elles n'auraient pas manqué d'impressionner par leur stature.

    Finalement, les trois jeunes filles arborèrent un air réjoui.

    — Bien ! reprit leur mère. Il ne nous reste plus qu'à faciliter les choses à Leigh et St. Erth. Nous allons donner un autre bal !

    La proposition fut accueillie par un chœur de réprobations, qui laissa lady Swanson stupéfaite.

    — Les bals de la maison deviennent un sujet de plaisanterie dans la bonne société, dit Chloé.

    — Oui, approuva Henrietta. Ils sont trop fréquents. Lady Swanson hocha la tête.

  • — Dans ce cas, que diriez-vous d'un concert?

    — Personne n'aime les concerts, fit valoir Frances. À part les vieilles pies, et seulement parce qu'elles peuvent ronfler tranquillement pendant que les musiciens jouent.

    Lady Swanson ne se laissa pas décourager.

    — Eh bien, nous nous contenterons de nous rendre à toutes les manifestations auxquelles Leigh et St. Erth assisteront. Ce qui leur donnera de multiples occasions de mieux vous connaître.

    — Tu veux nous emmener aux matchs de boxe, aux courses de chevaux, dans les clubs de jeu ou les bordels les plus chics de la ville? demanda tout à trac Henrietta.

    Il y eut un silence.

    — Nous pourrions nous contenter d'une petite fête entre amis, proposa Chloé. Juste un dîner et quelques danses, mais rien de formel et des invitations en nombre limité.

    Cette fois, il y eut un murmure d'assentiment.

    — Et nous devrions aussi poser quelques questions à Sibyl, ajouta Frances d'un air sombre.

    Les trois sœurs de Sibyl quittèrent la chambre de la jeune fille, après l'avoir soumise à un interrogatoire en règle qui les rassura grandement.

    — Non, leur avait dit leur cadette, je ne sais pas pourquoi Leigh et St. Erth nous ont abordées. Le vicomte a simplement dit que je ressemblais à une Swanson, et ils se sont éloignés très vite.

  • Cette réponse satisfit ses trois aînées, qui redescendirent discuter avec leur mère des préparatifs de la fête imaginée par Chloé...

    — Ne me regarde pas comme ça, je ne suis pas la pauvre Cendrillon ! protesta Sibyl à l'adresse de sa cousine, dès que la porte se fut refermée.

    Kate était assise entre la fenêtre et le lit de Sibyl. Les trois sœurs l'avaient également questionnée, mais c'était surtout après leur cadette qu'elles en avaient. Pas une seconde, elles n'avaient pensé que l'un des deux hommes qui les avaient abordées ait pu être intéressé par elle. En vérité, elles n'accordaient guère plus d'importance à leur cousine de province qu'à une domestique.

    — J'ai un bon lit, reprit Sibyl. Je mange bien. Je possède plein de jolies robes et personne n'est méchant avec moi. Mes sœurs veulent juste que je ne fasse pas parler de moi, tant qu'elles ne seront pas mariées. Ce n'est pas bien grave.

    Comme Kate s'apprêtait à protester, elle l'arrêta d'un geste de la main :

    — Quand bien même je pourrais laisser des gentlemen me courtiser, je ne voudrais ni de Leigh ni de St. Erth. Leigh est trop secret. On ne sait jamais à quoi il pense. Ça me rend anxieuse. Quant à St. Erth... il est tellement impressionnant ! Je n'arrive pas à croire que tu puisses lui parler.

    — Justement, je n'ai rien pu lui dire, marmonna Kate.

    — Parce qu'il est terrifiant !... Et Leigh ! Sa façon de regarder les gens, comme s'il cherchait à fouiller dans leur âme, me glace. Qui voudrait de ces deux-là? Personne. À part mes sœurs, bien entendu. Moi, je rêve d'un mari tranquille. Quelqu'un qui ne me rendra pas nerveuse.

    Kate faillit acquiescer, quand elle se rappela que sir Alasdair l'avait effectivement terrifiée, mais d'une terreur plutôt

  • délicieuse... Un peu comme autrefois, lorsqu'elle était enfant: elle montait si haut sur sa balançoire que son estomac se serrait de peur. Et cependant, elle cherchait toujours des candidats pour la pousser encore plus haut. La différence était que, cette fois, ce n'était pas son estomac qui avait réagi...

    — Dieu merci, dit-elle pour changer de sujet, ta mère a eu la bonne idée de faire croire à tes sœurs qu'ils s'intéressaient à elles !

    — Je n'aurais jamais osé sortir un aussi gros mensonge, remarqua Sibyl. Et pourtant, elles l'ont cru. J'ai presque de la pitié pour ces deux gentlemen. Maintenant, mes sœurs ne vont plus les lâcher.

    — Ils se débrouilleront pour les éviter, assura Kate. Ce ne sont pas des hommes sans ressources... Et après tout, qui sait? Peut-être sont-ils effectivement intéressés par tes sœurs ? Sir Alasdair a prétendu qu'il voulait me remercier, mais va savoir ce qu'il avait exactement dans l'idée... Enfin, ça ne me regarde pas. Il m'a remerciée et c'est tout, conclut-elle avec un brin de mélancolie qui n'échappa pas à Sibyl.

    Le vicomte Leigh avait rejoint son ami dans son dressing, où celui-ci achevait de s'habiller.

    — C'est parfait, Pierce, dit Alasdair à son valet qui l'aidait. Merci beaucoup.

    Le domestique hocha la tête, ramassa les vêtements que son maître ne prendrait pas et s'éclipsa de la pièce. Dès que la porte se fut refermée derrière lui, Alasdair annonça :

    — J'ai reçu, hier, la visite d'un vieil ami. Une visite doublement inattendue, en fait. Ce brave vicomte North cherchait à en savoir davantage sur la nature exacte de mes

  • relations avec l'une de ses parentes éloignées, Mlle Corbet. Kate Corbet, la jeune lady que nous avons saluée l'autre jour dans Hyde Park, au cas où tu l'aurais oubliée...

    Et, avec un regard noir, il ajouta plus fraîchement :

    — Mais je doute fort que tu l'aies oubliée. Jason North m'a expliqué que tu les avais encouragés, lui et sa femme, à prendre Mlle Corbet sous leur protection. Parce que tu considérais que cette malheureuse jeune fille courait de grands dangers dans une ville aussi dissolue que Londres. Jason m'a demandé pourquoi tu avais évoqué mon nom dans la liste des dangers en question... J'avoue que j'ai moi aussi été surpris, même si je comprends ce que tu as voulu manigancer.

    Le visage de Leigh s'était figé. Il baissa les yeux et s'abîma dans la contemplation de ses souliers.

    — J'admets que ce n'est pas malin de ma part, mais j'ignorais totalement que tu étais ami avec Jason North...

    Et, relevant la tête, il précisa :

    — La vérité, c'est que je m'inquiète pour cette fille.

    — Nous parlons d'une lady, rectifia Alasdair, qui s'était détourné pour se contempler dans la glace. (Il continuait d'observer son ami à travers son reflet dans le miroir.) Et elle a vingt-trois ans, selon North. T'inquiètes-tu p