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REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE 229 Cour de cassation, 3e chambre, 19 octobre 1992. Président et Rapporteur : M. MARCHAL, président de section. Conclusions : M. LENAERTS, procureur général. Plaidants : MM. DE GRYSE et BüTZLER. I. ACTION CIVILE.- DÉCISION DU JUGE CIVIL.- VÉRIFI- CATION DE LA PRESCRIPTION. - CONSTATATION DES FAITS SERVANT DE BASE À LA DEMANDE. II. PRESCRIPTION. MATIÈRE CIVILE. DÉLAIS (NATURE, DURÉE). - DEMANDE EN RÉPARATION DU DOM- MAGE RÉSULTANT D'UNE INFRACTION. - DÉCISION DU JUGE CIVIL. - DES FAITS SERVANT DE BASE À LA DEMANDE. III. INFRACTION. - IMPUTABILITÉ. -PERSONNE MORALE. IV. PRESCRIPTION. - MATIÈRE CIVILE. - DÉLAIS (NATURE, DURÉE). - DEMANDE EN RÉPARATION DU DOM- MAGE RÉSULTANT D'UNE INFRACTION. - INFRACTION COM- MISE PAR UNE PERSONNE MORALE. - INFRACTION CONTI- NUÉE. - INDICATION DE LA PERSONNE PÉNALEMENT RES- PONSABLE. V. INFRACTION. - EsPÈCES. - INFRACTION coNTI- NUÉE. INFRACTION COMMISE PAR UNE PERSONNE MORALE.- JUGE CIVIL.- VÉRIFICATION DE LA PRESCRIP- TION. - INDICATION DE LA PERSONNE PÉNALEMENT RESPON- SABLE. I et II. Le juge civil, qui statue sur une demande fondée sur une infraction et vérifie si la demande est prescrite, doit constater que les faits, qui servent de base à cette demande, tombent sous l'application de la loi pénale; il n'est cependant tenu de relever R.C.J.B. - 2e trim. 1995

Plaidants : MM. I. ACTION CIVILE.-DÉCISION DU JUGE CIVIL ... · en divers comportements, agissements ou manquements punis sables de même nature, mais qui sont considérés comme

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REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE 229

Cour de cassation, 3e chambre, 19 octobre 1992.

Président et Rapporteur : M. MARCHAL,

président de section.

Conclusions : M. LENAERTS,

procureur général.

Plaidants : MM. DE GRYSE et BüTZLER.

I. ACTION CIVILE.- DÉCISION DU JUGE CIVIL.- VÉRIFI­

CATION DE LA PRESCRIPTION. - CONSTATATION DES FAITS

SERVANT DE BASE À LA DEMANDE.

II. PRESCRIPTION. MATIÈRE CIVILE. DÉLAIS

(NATURE, DURÉE). - DEMANDE EN RÉPARATION DU DOM­

MAGE RÉSULTANT D'UNE INFRACTION. - DÉCISION DU JUGE

CIVIL. - CONSTATAT~ON DES FAITS SERVANT DE BASE À LA

DEMANDE.

III. INFRACTION. - IMPUTABILITÉ. -PERSONNE MORALE.

IV. PRESCRIPTION. - MATIÈRE CIVILE. - DÉLAIS

(NATURE, DURÉE). - DEMANDE EN RÉPARATION DU DOM­

MAGE RÉSULTANT D'UNE INFRACTION. - INFRACTION COM­

MISE PAR UNE PERSONNE MORALE. - INFRACTION CONTI­

NUÉE. - INDICATION DE LA PERSONNE PÉNALEMENT RES­

PONSABLE.

V. INFRACTION. - EsPÈCES. - INFRACTION coNTI-

NUÉE. INFRACTION COMMISE PAR UNE PERSONNE

MORALE.- JUGE CIVIL.- VÉRIFICATION DE LA PRESCRIP­

TION. - INDICATION DE LA PERSONNE PÉNALEMENT RESPON­

SABLE.

I et II. Le juge civil, qui statue sur une demande fondée sur une infraction et vérifie si la demande est prescrite, doit constater que les faits, qui servent de base à cette demande, tombent sous l'application de la loi pénale; il n'est cependant tenu de relever

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les éléments constitutifs de cette infraction que pour autant qu'ils aient un effet sur l'appréciation de la prescription.

III. Une personne morale peut commettre une infraction et agir avec l'intention unique dont procèdent différents faits punis­sables qui constituent une infraction continuée.

IV et V. Le juge civil, qui statue sur une demande fondée sur une infraction et vérifie si la demande est prescrite, peut constater l'unité d'intention délictueuse comme élément de l'infraction continuée commise par une personne morale, sans désigner les personnes physiques, organes ou préposés, par lesquels elle a agi et qui portent la responsabilité pénale.

(S.A. <<PHARMACIE CENTRALE DE BELGIQUE>>,

C. LANDUYT.)

ARRÊT (traduction).

Vu l'arrêt attaqué, rendu le 9 avril 1991 par la cour du tra­vail de Bruxelles, statuant comme juridiction de renvoi ;

Vu l'arrêt rendu par la Cour le 17 avril 1989 ;

Sur le premier moyen, libellé comme suit : <<violation des articles 65 et 66 du Code pénal, 26, 27 et 28, remplacés par l'article 1er de la loi du 30 mai 1961, de la loi du 17 avril 1878 contenant le Titre préliminaire du Code d'instruction crimi­nelle, 9, 42 remplacé par l'article 16 de l'arrêté royal no 5 du 23 octobre 1978 et modifié ensuite par l'article 14 de l'arrêté royal n° 225 du 7 décembre 1983 et par l'article 186 de la loi­programme du 22 décembre 1989, 44 de la loi du 12 avril 1965 concernant la protection de la rémunération des travailleurs, 54 et 58 des lois relatives aux vacances annuelles des travail­leurs salariés, coordonnées par l'arrêté royal du 28 juin 1971, 14, 23 et 26 de la loi du 4 janvier 1974 relative aux jours fériés et du principe généralement admis suivant lequel une per­sonne morale ne peut être déclarée pénalement responsable d'une infraction,

en ce que l'arrêt attaqué rejette la défense de la demande­resse suivant laquelle la demande en payement des arriérés d'indexation de rémunérations, des adaptations de rémunéra-

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tions, de pécules de vacances, de rémunérations de jours fériés et de primes de fin d'année serait, sinon totalement, du moins partiellement prescrite, notamment sur la base des considéra­tions que : ' ( ... ) la cour du travail constate que le problème de la responsabilité pénale d'une personne morale n'est pas nou­veau'; qu'en effet, le fondement de la responsabilité pénale d'une personne morale en tant que telle trouve son origine dans l'arrêt, rendu par la Cour de cassation le 16 décembre 1948, Pas., 1948, I, 724, qui décide que: 'l'acte accompli, dans la sphère de ses attributions, par l'organe d'une personne morale, est l'acte de la personne morale elle-même; l'acte illi­cite constitutif de l'infraction, ne change point de caractère par le seul fait que l'être moral ne peut être l'objet d'une sanc­tion pénale et n'est tenu qu'à des réparations civiles' ; qu'au cours des années, cette construction juridique a été admise comme telle ; que H. BosLY, se réfère dans Les sanctions en droit pénal, 1979, p. 30-31, au contenu de la notion 'personne morale auteur d'une infraction' utilisée par notre jurispru­dence; qu'en effet, elle signifie uniquement qu'il est admis que les obligations établies par notre système normatif s'imposent également aux collectivités; que l'infraction en tant que telle peut exister dans le chef d'une collectivité; que l'existence de cette infraction est censée être basée exclusivement sur l'ac­tion ou l'inaction individuelle d'une personne physique (voir notamment : J. CoLAES, 'De Strafrechtelijke aansprakelijk­heid van mandatarissen van rechtspersonen ', in : Sociaal straf­recht, Reeks Sociaal Recht, Kluwer, no 23 ; R. LEGROS, 'La responsabilité pénale des dirigeants des sociétés et le droit pénal général' in, R.D.P.C., 1963-1964, p. 23); qu'à cet égard il y a lieu de remarquer que dans les législations citées le légis­lateur se réfère explicitement à l'employeur en tant que per­sonne morale, puisqu'il prévoit l'application de la sanction aux employeurs, leurs préposés ou mandataires; qu'en l'espèce, la (demanderesse), la société anonyme Pharmacie Centrale de Belgique (P.C;B.) est pénalement responsable des infractions commises par ses organes d'exécution; ( ... ) que, dans la mesure où l'action civile est fondée sur une infraction, lors même que cette action ex delicto est intentée devant le juge civil, les règles de la prescription prévues par les articles 26 à 29 de la loi du 17 avril1878 contenant le Titre préliminaire du

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Code de procédure criminelle sont d'application ; que l'action civile résultant d'une infraction sera toujours prescrite après un délai minimum de cinq années révolues à compter du jour où l'infraction a été commise; ( ... ) que le (défendeur), Chris­tian Landuyt, soutient que dès lors que des faits identiques ont été commis en succession par l'employeur de 1971 au 31 janvier 1982, ils constituent une infraction continuée et que celle-ci n'est pas prescrite ; que la demanderesse, la société anonyme Pharmacie Centrale de Belgique, soutient que si des infractions ont été commises, il s'agit d'infractions instanta­nées, sans continuité, et qu'elles sont donc prescrites ; que la notion d'infraction continuée vise une infraction qui consiste en divers comportements, agissements ou manquements punis­sables de même nature, mais qui sont considérés comme ne constituant qu'une seule infraction en raison de l'unité d'in­tention délictueuse dans le chef de l'auteur ; qu'unité d'inten­tion délictueuse ne signifie pas 'intention par opposition à négligence' mais bien le projet, le dessein ou l'état d'esprit de l'auteur, qui se concrétisent par un grand nombre de compor­tements punissables (voir à ce propos l'étude exhaustive de la doctrine et de la jurisprudence en la matière par Lieven DuPONT, 'Het begrip, voortgezet misdrijf' en de problematiek van de verjaring van de burgerlijke rechtsvordering ex delicto m.b.t. het arbeidsovereenkomstenrecht in Soc. Kron., 1988, 10, p. 361 et suivantes) ; que l'existence de l'unité d'intention est une question de fait appréciée souverainement par le juge du fond; que la conséquence juridique des infractions conti­nuées est que le délai de prescription de l'action publique ne prend cause qu'à partir du jour où le dernier fait déclaré établi a été commis ; que cela implique que le délai de cinq années appliqué à l'action civile résultant de tous les faits punissables qui constituent l'infraction continuée ne prend cours qu'à par­tir du jour où ce dernier fait a été commis; qu'en l'espèce, le non-payement des indexations de rémunérations, du pécule de vacances, des rémunérations des jours fériés, des arriérés de rémunérations et des primes de fin d'année, est constitutif d'infractions qui sont qualifiées infractions continuées par la cour du travail, en raison de l'unité d'intention ; qu'en l'es­pèce, l'unité d'intention est évidente, à savoir la retenue systé­matique par la (demanderesse), P.C.B., de sommes légalement

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dues au (défendeur), Christian Landuyt, en raison de l'exécu­tion du contrat de travail conclu entre eux ; que, comme le soutient le (défendeur), l'action civile ex delicto n'est pas pres­crite, conformément à la disposition de l'article 26 du Titre préliminaire du Code d'instruction criminelle ; ( ... ) que dès lors que l'action civile ne peut se prescrire avant cinq années révo­lues à compter du jour où l'infraction a été commise (article 26 du Titre préliminaire du Code d'instruction criminelle) et que le délai de prescription d'une infraction continuée ne prend cours qu'à compter du jour où le dernier fait a été commis (soit, en l'espèce, le 4 février 1982, dernière date de payement après la fin du contrat le 31 janvier 1992), il n'y a pas de pres­cription dans le cas présent, le (défendeur) Christian Landuyt ayant fait signifier la citation le 27 juillet 1982 ; que Landuyt (défendeur) est, dès lors, autorisé, en raison de l'infraction continuée, à remonter aux premiers arriérés qui datent du début du contrat de travail litigieux, à savoir la fin de 1971,

alors que, en vertu d'un principe général du droit, une per­sonne morale ne peut, en règle, être déclarée pénalement res­ponsable mais que seule une personne physique peut être poursuivie pénalement et, le cas échéant, punie, comme auteur responsable d'une infraction; alors que le non-payement ou le payement tardif de la rémunération (article 9 de la loi du 12 avril1965), y compris la prime de fin d'année, du pécule de vacances et de la rémunération pour les jours fériés (article 14 de la loi du 4 janvier 1974), par l'employeur, ses préposés ou ses mandataires, sont érigés en infraction respectivement par les articles 42 de la loi du 12 avril 1965, 54 des lois relatives aux vacances annuelles des travailleurs salariés, coordonnées le 28 juin 1971 et 23 de la loi du 4 janvier 1974; que l'imputa­bilité pénale de ces infractions ne peut, dès lors, avoir lieu qu'à l'égard des catégories de personnes qui sont énumérées de manière limitative par la loi; que, dans la mesure où il sou-­haite imputer pénalement l'infraction à l'employeur-personne morale, le juge du fond doit identifier, au sein de la structure de la personne morale, la personne physique à qui l'infraction peut être imputée moralement et en fait ; alors que, en vertu de l'article 65 du Code pénal, lorsque le même fait constitue plusieurs infractions, la peine la plus forte sera seule pronon-

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cée; que la règle de l'article 65 est aussi applicable aux infrac­tions continuées; qu'il y a lieu d'entendre par infraction conti­nuée un ensemble de comportements de même nature ou de nature différente qui considérés séparément sont punissables mais qui sont considérés ne constituer qu'une seule infraction en raison de l'unité d'intention de l'auteur ; que différentes infractions mises à charge d'un prévenu résultent d'une même intention lorsqu'elles sont liées entre elles par la poursuite d'un but unique et par sa réalisation, et constituent, dans cette acception, un seul fait, à savoir un comportement com­plexe; qu'en principe, le juge du fond apprécie souveraine­ment en fait s'il existe une unité d'intention; alors qu'en vertu des articles 26, 27 et 28 du Titre préliminaire du Code d'ins­truction criminelle, en cas d'infraction continuée, la prescrip­tion ne commence à courir qu'à compter du jour où le dernier fait punissable a été commis, à condition que chaque fait anté­rieur ne soit pas séparé du fait ultérieur par un laps de temps plus long que le délai légal de la prescription, de sorte que, première branche, l'arrêt n'a pu décider, sans violer les dispo­sitions légales et le principe général du droit précisés ci-dessous et indiqués dans le moyen, que 'dans les législations citées, le législateur se réfère explicitement à l'employeur en tant que personne morale, puisqu'il prévoit l'application de la sanction aux employeurs, leurs préposés ou mandataires; qu'en l'es­pèce, la demanderesse est pénalement responsable des infrac­tions commises par ses organes d'exécution', dès lors qu'en vertu du principe général du droit invoqué et de l'article 66 du Code pénal une personne morale peut commettre une infrac­tion mais ne peut en être déclarée pénalement responsable, une infraction ne pouvant être imputée qu'à un auteur respon­sable ; que cette responsabilité implique un état d'esprit qui ne peut exister que dans le chef d'une personne physique (viola­tion de l'article 66 du Code pénal et du principe général du droit suivant lequel la personne morale ne peut être déclarée pénalement responsable) ; que, dans la mesure où il considère que la demanderesse est pénalement responsable des infrac­tions commises par ses organes d'exécution, l'arrêt attaqué viole aussi les articles 9, 42 et 44 de la loi du 12 avril 1965 concernant la protection de la rémunération des travailleurs, 54 et 58 des lois relatives aux vacances annuelles des travail-

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leurs salariés, coordonnées par l'arrêté royal du 28 juin 1971 et 14, 23 et 26 de la loi du 4 janvier 1974 relative aux jours fériés, ces articles se bornant à déclarer l'employeur, en l'es­pèce, une personne morale, civilement responsable du paie­ment des amendes auxquelles ses préposés ou mandataires ont été condamnés ; de sorte que, deuxième branche, dans la mesure où il constate, d'une part, 'qu'en tant que personne morale la demanderesse est pénalement responsable des infrac­tions commises par ses organes d'exécution' et considère, d'autre part, que 'le non-payement des indexations de rému­nérations, du pécule de vacances, des rémunérations des jours fériés, des arriérés de rémunération et des primes de fm d'an­née, est constitutif d'infractions qui sont qualifiées infractions continuées en raison de leur unité d'intention ; qu'en l'espèce, l'unité d'intention est évidente, à savoir la retenue systémati­que par la demanderesse de sommes légalement dues au défen­deur en raison de l'exécution du contrat de travail conclu entre eux; que, comme le soutient le défendeur, l'action civile ex delicto n'est pas prescrite ( ... )' l'arrêt n'a pu, sans violer les dispositions légales et le principe général du droit indiqués dans le moyen et précisés ci-dessous, décider qu'il existait une infraction continuée dans le chef de la demanderesse, la per­sonne morale P.C.B., dès lors que la réalisation de chaque infraction requiert un élément moral (intention, négligence) outre l'élément légal et matériel, et que cet élément moral implique un état d'esprit dans le chef d'une personne respon­sable- nécessairement une personne physique par opposition à la personne morale- à qui l'infraction est imputée; qu'en l'espèce, l'arrêt omet de désigner cette personne (violation de l'article 66 et du principe général du droit suivant lequel la personne morale ne peut être déclarée pénalement responsable d'une infraction [societas delinquere non potest]) ; que, dans la mesure où il omet de désigner au sein de la structure de la per­sonne morale la personne physique responsable à qui l'infrac­tion continuée peut être imputée, l'arrêt n'a pu décider légale­ment qu'il existait une infraction continuée, celle-ci supposant l'existence d'une unité d'intention délictueuse dans le chef du prévenu (auteur), à savoir différents comportements punis­sables qui sont liés par la poursuite d'un but unique et par sa réalisation et constituent un seul fait, à savoir un comporte-

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ment complexe (violation des articles 65 et 66 du Code pénal et du principe général suivant lequel une personne morale ne peut être déclarée pénalement responsable d'une infraction [societas delinquere non potest]) ; que, dans la mesure où il ne désigne pas au sein de la structure de la personne morale la personne physique responsable, l'arrêt met la Cour de cassa­tion dans l'impossibilité de vérifier si le juge pouvait décider légalement, sur la base des constatations de l'arrêt, qu'il exis­tait une infraction continuée et, dès lors, un seul fait punis­sable dans le chef de l'auteur (violation des articles 65 et 66 du Code pénal) ; de sorte que, troisième branche, dans la mesure où il n'a pu décider légalement qu'il existait une infraction continuée, l'arrêt n'a pas davantage pu décider légalement que la demande était prescrite du moins en ce qu'elle concernait la période antérieure au 27 juillet 1977, la prescription ne corn­mencant à courir qu'à compter du jour où le dernier fait établi a été commis, pour autant que l'existence d'infraction conti­nuée puisse être établie légalement (violation des articles 26, 27 et 28 de la loi du 17 avril 1878 contenant le Titre prélimi-naire du Code d'instruction criminelle) >> :

Attendu que le juge civil, qui statue sur une demande fon­dée sur une infraction et vérifie si la demande est prescrite, doit constater que les faits qui servent de base à cette demande, tombent sous l'application de la loi pénale; qu'il n'est cependant tenu de relever les éléments constitutifs de cette infraction que pour autant qu'ils aient un effet sur l'ap­préciation de la prescription;

Attendu qu'une personne morale peut commettre une infraction ; qu'_elle peut agir avec l'intention unique dont pro­cèdent différents faits punissables qui constituent une infrac­tion continuée ;

Qu'en pareil cas le juge civil peut constater l'existence de l'intention unique de l'infraction continuée commise par la personne morale, sans désigner les personnes physiques, organes ou préposés, par lesquelles elle a agi et qui portent la responsabilité pénale;

Que, pour décider que les différents faits punissables servant de base à la demande constituent une infraction continuée, il suffit à l'arrêt de constater qu'il y a unité d'intention, la

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demanderesse, qui est une société, ayant commis ces faits sys­tématiquement;

Que le moyen manque en droit ;

Par ces motifs, rejette le pourvoi; condamne la demande­resse aux dépens.

NOTE

Le vouloir propre de la personne morale et l'action civile résultant d'une infraction

La même question peut parfois à plusieurs reprises donner lieu à des arrêts de la Cour de cassation qui constituent des décisions de principe.

Avec un intervalle de plus de quarante ans, le problème du délai de pres­cription de l'action civile a suscité des arrêts de la Cour de cassation qui concernent la responsabilité des personnes morales du chef d'une infraction.

L'arrêt du 16 décembre 1948 (1), qui est généralement cité pour désigner le moment où le vieil adage << societas delinquere non potest )) a été aban­donné, avait trait à l'application du délai de prescription de l'action civile résultant d'une infraction.

Cette même question amène à présent la Cour de cassation à affiner sa jurisprudence en décidant que le juge civil peut constater l'intention unique d'une infraction commise par une personne morale sans avoir à désigner les personnes physiques, organes ou préposés, qui sont intervenues au nom de la personne morale et en sont dès lors responsables.

L'arrêt annoté permet d'affirmer encore avec plus de force que l'arrêt du 16 décembre 1948 que la personne morale commet l'infraction à la loi pénale.

A la base de l'infraction, il n'y a pas exclusivement une ou des actions ou abstentions d'individus. Le temps où la jurisprudence décidait que lors­qu'une règle de droit sanctionnée pénalement s'adressait à une personne morale, les obligations légales érigées en infractions pèsent uniquement sur des personnes physiques, est définitivement révolu. Le nouvel adage<< socie­tas delinquere potest, sed non puniri potest )) est renforcé par l'arrêt annoté. ,

Dans le but de cerner clairement la portée de la décision de la Cour de cassation, il semble indiqué d'étudier tour à tour les trois considérants de l'arrêt.

(1) Cass., 16 décembre 1948, Pas., 1948, I, 723; J.T., 1949, 148, conclusions du procu­reur général R. HAYOIT DE TERMICOURT, alors premier avocat genéral, et note de C. GAM­

BIER.

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1 o Le juge civil, qui statue sur une demande fondée sur une infraction et vérifie si la demande est prescrite, doit constater que les faits qui servent de base à cette demande tombent sous l'application de la loi pénale; il n'est cependant tenu de relever les éléments constitutifs de cette infraction que pour autant qu'ils aient un effet sur l'application de la prescription ;

2° Une personne morale peut commettre une infraction et agir avec l'in­tention dont procèdent différents faits punissables qui constituent une infraction continuée ; il suffit de constater qu'elle a commis les faits systé­matiquement ;

3° Le juge civil peut constater l'existence de l'intention unique de l'in­fraction continuée commise par la personne morale, sans désigner les per­sonnes physiques, organes ou préposés, par lesquelles elle a agi et qui por­tent la responsabilité pénale.

I. -L'APPLICATION DU RÉGIME

DE L'ACTION CIVILE RÉSULTANT D'UNE INFRACTION

Le premier attendu de l'arrêt amène tout d'abord à se poser la question de savoir quelles conditions doivent être réunies pour décider que l'action en réparation est soumise au régime de l'action civile résultant d'une infraction.

Nous examinerons cette question de manière générale, ensuite dans le domaine des infractions au droit social, qui faisaient l'objet de l'arrêt, et enfin dans l'hypothèse de la personne morale.

L'aspect le plus important de cette question tient naturellement aux conséquences en matière de prescription. L'action civile résultant d'une infraction est soumise au délai prévu à l'article 26 du titre préliminaire du Code de procédure pénale. Ce délai est de cinq ans à compter du jour où l'infraction a été commise. Ce délai est d'ordre public. En conséquence, il doit être soulevé d'office par le juge (2).

A. - Les conditions génémles

Chaque partie du premier attendu de l'arrêt annoté a son importance.

Il faut en premier lieu tenir compte du fondement de l'action lorsque l'action en réparation est intentée devant le juge civil.

Cette question ne surgit naturellement pas lorsque l'action en réparation est portée devant le juge pénal. La juridiction répressive n'est en effet com­pétente pour connaître d'une action civile que si cette action est fondée sur une infraction.

Lorsqu'il estime pouvoir fonder sa demande tant sur une infraction que sur une convention, le demandeur est devant le juge civil libre de la fonder

(2) Cass., 8 juillet 1955, Pas., 1955, I, 1218; 30 décembre 1985, Pas., 1985, I, 535 : 19 octobre 1987, Pas., 1988, I, 188.

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uniquement sur la convention ou uniquement sur l'infraction (3). Le demandeur peut donc introduire son action sur le fondement de l'infraction qui cause le dommage, même si le préjudice constitue aussi l'inexécution d'une obligation résultant d'un contrat (4).

Le fondement de la demande revêt donc une importance cruciale. Saisi d'une demandé fondée sur une base qui n'est pas délictuelle, le juge civil n'a pas à se préoccuper de l'existence des éléments constitutifs de l'infrac­tion, et notamment du caractère intentionnel ou non du fait ou de l'omis­sion (5). Lorsque la demande est fondée uniquement sur une obligation contractuelle, le fait ou l'omission fût-il ou non constitutif d'infraction, le régime de l'action civile résultant d'une infraction ne s'applique pas (6).

Deuxième point, ce régime ne s'applique qu'à condition que le juge, saisi d'une demande fondée sur un fait illicite constitutif d'inaction, ne peut faire droit à celle-ci qu'en constatant l'existence d'un fait dommageable constitutif d'infraction. Exprimée de manière positive, cette règle implique que lorsque la décision constate que le préjudice dont la réparation est réclamée, est dû à une infraction, le régime de l'action civile résultant d'une inaction trouve application (7). La circonstance que le fait ou l'omission, cause du dommage, constitue en même temps la violation des stipulations d'un contrat, n'enlève pas au fait ou à l'omission son caractère délictueux. Le régime de l'action civile prévu par le titre préliminaire du Code de pro­cédure pénale demeure d'application (8).

La constatation de l'existence d'une infraction est donc déterminante pour l'application du régime de l'action civile résultant d'une infraction.

Troisième point, l'arrêt précise que le juge civil doit constater que les faits qui servent de base à la demande tombent sous l'application de la loi pénale, mais il n'est cependant tenu de relever les éléments constitutifs de cette infraction que pour autant qu'ils aient un effet sur l'appréciation de la prescription.

Cet attendu amène naturellement à se demander dans quelle mesure le juge civil doit pousser son analyse.

Nous tenterons de répondre à cette question à l'aide des éléments déve­loppés dans une note dans cette Revue (9) dans laquelle nous avons eu l'oc­casion de décrire les divers stades du raisonnement du juge pénal dans l'exercice de sa fonction de juger.

(3) Cass., 30 décembre 1985, Pas., 1986, I, 535. (4) Cass., 28 juin 1982, Pas., 1982, I, 1277. (5) Cass., 27 septembre 1990, Pas., 1991, I, 85. (6) Cass., 17 janvier 1991, Pas., 1991, I, 459. (7) Cass., 24 décembre 1981, Pas., 1982, I, 557. (8) Cass., 31 janvier 1980, Pas., 1980, I, 622, conclusions du procureur général F. Du­

MON et 1er juin 1984, Pas., 1984, l, 1204. (9) <<La consécration jurisprudentielle de l'état de nécessité>>, note sous cass., 13 mai

1987, Rev. crit., 1989, 593-630, spéc. p. 627.

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Ces étapes sont notamment:

a) l'établissement de l'infraction dans ses divers éléments constitutifs, c'est-à-dire les éléments matériel et moral;

b) les exceptions que sont les causes de justification qui rendent l'acte licite;

c) les causes d'exemption de culpabilité, qui effacent la faute de l'agent ;

d) les causes de non-imputabilité, qui soumettent la personne poursuivie à un régime spécial de mesures de sûreté ;

e) le prononcé ou la suspension du prononcé d'une sanction.

La question posée revient à se demander si le juge civil doit franchir ces diverses étapes pour allouer la réparation demandée sur base du régime de l'action civile résultant d'une infraction. L'arrêt dit à ce sujet qu'il doit constater que les faits tombent sous l'application de la loi pénale et ajoute qu'il n'est tenu de relever les éléments constitutifs que pour autant qu'ils aient un effet sur l'appréciation de la prescription.

Le juge civil doit sans aucun doute franchir la première étape du raison­nement suivi par le juge pénal. Il doit constater l'existence des éléments constitutifs de l'infraction. La Cour de cassation a le 11 février 1991 (10), cassé un arrêt qui dans le cas d'une demande en réparation fondée sur une infraction à la loi sur la protection de la rémunération des travailleurs, s'était borné à relever qu'en tout état de cause, l'article 26 du titre prélimi­naire du Code d'instruction de procédure pénale devait recevoir applica­tion, même si l'imputabilité de l'infraction à l'employeur n'est pas dûment établie. Cet arrêt a été cassé parce qu'il ne justifait pas légalement sa déci­sion. En effet dans ce cas, l'imputabilité à l'employeur, ses préposés ou mandataires est un élément constitutif de l'infraction. A défaut de cet élé­ment, les faits ne tombent pas sous l'application de la loi pénale. C'est pourquoi, l'arrêt annoté n'est pas en contradiction avec l'arrêt du 11 février 1991. Au contraire, les deux arrêts vont dans la même direction, en ce sens qu'ils posent tous les deux l'exigence que les éléments constitutifs de l'in­fraction soient réunis. La seule différence entre les deux arrêts se trouve dans l'attendu de l'arrêt annoté que le juge civil ne doit pas désigner les personnes physiques, organes ou préposés, par lesquels la personne morale a agi et qui portent la responsabilité pénale (11).

Il est donc certain que l'action en réparation n'est pas soumise au régime de l'action civile résultant d'une infraction si un des éléments constitutifs de l'infraction fait défaut. Le juge civil, qui statue sur une demande fondée sur une infraction, doit donc accomplir la première étape du raisonnement du juge pénal.

Doit-il aller plus loin ~

On est en droit de se poser une série de questions à cet égard.

{lü) Cass., ll février 1991, Pas., 1991, 1, 558. (11) L. ELIAERTS, <<De verjaring van rechtsvorderingen ex delicto in het sociaal recht:

Enkele kanttekeningen in Verslagboek bij Actuele problemen van het arbeidsrecht )), IV, Maklu, Anvers, 1994, ll-19, spéc. pp. 17-18.

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Ces questions ont notamment trait aux causes de justification et aux causes d'exemption de culpabilité qui font l'objet de la deuxième et de la troisième étapes du raisonnement du juge pénal. Nous avons vu dans la note précédente que la Cour de cassation n'opère pas la distinction faite par la doctrine entre ces deux séries de causes (12) et n'emploie à leur sujet que la dénomination de causes de justification (13). On pourrait par exemple se demander si dans le cas de l'erreur invincible, qui constitue selon la juris­prudence de la Cour une cause de justification, avec la conséquence qu'il n'y a plus d'infraction (14), le fondement de l'action civile ne vient pas à disparaître, si bien que l'action en réparation ne pourrait et ne serait plus soumise au régime de l'action civile résultant d'une infraction. La question revient à se demander s'il suffit au juge civil de relever l'existence d'une qualification pénale répondant aux divers éléments constitutifs de l'incrimi­nation ou si, au contraire, le juge civil doit aller plus loin, du moins si les parties l'y invitent par voie de conclusions, les causes de justification et d'exemption de culpabilité étant naturellement des exceptions.

L'arrêt n'avait pas à se prononcer sur cette question. Il serait dès lors téméraire d'en vouloir tirer quelque enseignement sur ce point.

L'arrêt annoté n'avait pas davantage à se prononcer sur l'impact de causes de non-imputabilité, qui faisaient l'objet de la quatrième étape du raisonnement du juge pénal dans notre présentation des choses.

Il ne serait donc à ce sujet également pas indiqué de déduire quelque conclusion de l'arrêt.

Il semble toutefois acquis d'une part que les causes de non-imputabilité, qui soumettent la personne poursuivie à un régime de mesures de sûreté, ne font pas disparaître l'infraction et d'autre part qu'il peut être fait droit à l'action civile résultant d'un fait qualifié infraction commis par un dément ou un anormal grave (article 1386bis du Code civil) ou par un mineur d'âge (article 61 de la loi du 8 avril 1965). Il faut situer dans cette optique, l'article 29 du titre préliminaire du Code de procédure pénale qui dispose que le régime de l'action civile résultant d'une infraction est appli­cable à l'action civile intentée en raison d'un fait qualifié infraction commis par un dément.

Un autre stade du raisonnement du juge pénal concerne les causes d'ex­cuse absolutoires, que nous n'avions pas abordées dans notre note précé­dente. Ces causes sont aussi intéressantes au point de vue de la demande en réparation.

Dans ces cas, la sanction pénale disparaît, mais l'infraction subsiste. Les réparations civiles demeurent elles aussi. La jurisprudence a à ce sujet décidé qu'étant donné que les vols prévus par l'article 462 du Code pénal

(12) L. DUPONT et R. VERSTRAETEN, << Belgisch strafrecht >>, n° 347; C. HENNAU et J. VERHAEGEN, Droit pénal général, n° 329; F. TuLKENS et M. VAN DE KERCHOVE, <<Introduction au droit pénal>>, p. 204; C. VAN DEN WIJNGAERT, « Strafrecht en strafpro­cesrecht in hoofdlijnen >>, p. 277.

(13) Rev. crit., 1989, 593-630, spéc. p. 625. (14) Cass., 7 novembre 1977, Pas., 1978, I, 276.

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restent des infractions, il en résulte notamment que l'article 26 du titre pré­liminaire du Code de procédure pénale s'applique dans ce cas (15). Le régime de l'action civile résultant d'une infraction subsiste donc également dans le cas des causes d'excuse absolutoires.

En conclusion, on constate qu'il peut y avoir des faits tombant sous l'ap­plication de la loi pénale qui obligent dans le cas des causes de non-imputa­bilité et des causes d'excuse absolutoires les personnes qui les ont commis à réparer le dommage causé par ces faits, bien qu'aucune peine ne puisse être prononcée contre elles. Dans ces deux cas, l'action en réparation est soumise au régime de l'action civile résultant d'une infraction.

C'est donc dire que le juge civil ne doit pas franchir toutes les étapes du raisonnement du juge pénal qui prononce une sanction ou en suspend le prononcé lorsqu'il statue sur une demande en réparation fondée sur une infraction. C'est pourquoi, on peut suivre l'arrêt annoté qui fait expressé­ment la réserve que le juge civil n'est tenu de relever les éléments constitu­tifs de l'infraction que dans une certaine mesure, ce qui est naturellement dans le cas d'espèce important vis-à-vis de la personne morale.

De manière générale, on peut conclure avec L. Dupont (16) que 1~ notion d'infraction n'a pas totalement le même contenu selon qu'il s'agit de l'ac­tion pour l'application des peines dans le sens visé à l'article 1er du titre préliminaire du Code de procédure pénale ou de l'action civile visée à l'ar­ticle 3 de ce titre, bien que cette action y soit définie comme étant l'action pour la réparation du dommage causé par une infraction. Toutes les condi­tions exigées pour le prononcé d'une sanction pénale ne sont pas nécessaires pour appliquer le régime de l'action civile résultant d'une infraction.

B. -Les infractions de droit social

La portée du premier attendu de l'arrêt peut être illustrée dans le domaine des infractions du droit pénal social.

L'aspect pratique du problème tient naturellement au fait que l'action civile résultant d'une infraction pénale aux lois sociales se prescrit elle aussi après cinq ans à compter du jour où l'infraction a été commise (17) et n'est pas soumise au délai de prescription extrêmement bref de l'article 15 de la loi du 3 juillet 1978 relative aux contrats de travail (18).

Il faut donc en premier lieu que le demandeur fonde son action sur une infraction et non pas sur l'inexécution du contrat. Le demandeur a à ce

(15) Cass., 15 janvier 1885, Pas., 1885, I, 37. (16) L. DUPONT, << Strafuitsluitingsgronden en de structuur van het misdrijf in het

Belgisch strafrecht >>,rapport à l'assemblée annuelle de l'Association pour l'étude compa­rée du droit en Belgique et aux Pays-Bas organisée à Louvain les 19 et 20 novembre 1993, pp. 28 et 29, n° 48.

(17) Cass., 5 décembre 1977, Pas., 1978, I, 387; 23 mars 1981, Pas., 1981, I, 787; 29 février 1988, Pas., 1988, I, 772.

(18) L. DUPONT, << Het begrip 'voortgezet misdrijf' en de problematiek van de verja­ring van de burgerlijke rechtsvordering ex delicto m.b.t. het arbeidsovereenkomsten­recht >>, Ohr. Dr. Soc., 1988, 361-363, spéc. n° 2.

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sujet le choix, même si le fait ou l'omission pénalement réprimée constitue également la violation d'une obligation résultant d'un contrat de tra­vail (19). La conséquence du choix du demandeur peut donc être impor­tante au point de vue de la prescription (20) étant entendu qu'il n'est pas nécessaire que le comportement ait de manière exclusive constitué une infraction pour que le délai de l'article 26 du titre préliminaire du Code de procédure pénale reçoive application (21).

Il faut encore préciser que le demandeur peut moyennant le respect des conditions fixées par l'article 807 du Code judiciaire modifier le fondement de son action en cours d'instance (22).

En deuxième lieu, il suffit, mais il est aussi nécessaire, que le juge constate l'existence d'un fait dommageable constitutif d'infraction (23). Il faut donc que le juge constate que les éléments constitutifs de l'infraction sont réunis, c'est à dire tant l'élément matériel que l'élément moral.

Les graves dissensions existant dans la doctrine pénale au sujet de l'élé­ment moral de l'infraction ont en droit pénal social donné lieu à des déci­sions qui se sont prononcées en sens opposés au sujet de l'application du régime de l'action civile résultant d'une infraction. Certains juges ont estimé que les infractions prévues par le droit pénal social sont constituées par le fait lui-même et qu'en conséquence il suffit pour que l'action civile se heurte à la prescription de cinq ans que les faits invoqués à l'appui de l'action répondent à une qualification pénale (24). D'autres juridictions ont en revanche, sous des rédactions pas toujours uniformes, décidé que pour pouvoir appliquer l'article 26 du titre préliminaire du Code de procédure pénale, il ne suffit pas d'invoquer une infraction sur laquelle serait fondée l'action civile, mais qu'il faut aussi établir l'existence d'un dol ou d'une abstention fautive. En d'autres termes, selon cette partie de la jurispru­dence, la prescription de l'action civile résultant d'une infraction ne peut pas être invoquée lorsque le fait ne présente pas un caractère répréhen­sible (25).

On peut se demander si les arrêts de la Cour de cassation des 12 mai 1987 et 31 janvier 1989 qui ont clarifié la situation au sujet de la teneur de l'élé­ment moral de l'infraction ne permettront pas également de résoudre les

(19) Cass., 28 juin 1982, Pas., 1982, I, 1277 et 25 avril 1983, Pas., 1983, I, 958. (20) H.D. BasLY, <<Dix années de droit pénal social 1971-1981, Etude de législation

et de jurisprudence», J.T.T., 1983, 125-137, spéc. no llO. (21) H.D. BasLY, <<Les sanctions en droit pénal social belge>>, pp. 247-248. (22) H.D. BasLY et J. V AN DROOGHENBROECK, <<La prescription>>, in <<Le contrat de ·

travail. Dix ans après la loi du 3 juillet 1978 >>, Actes des journées d'études des 8 et 9 décembre 1988, organisées à la Faculté de Droit de l'U.C.L., 313-331, spéc. pp. 315-316. Voir notamment cass., 14 avril 1976, Pas., 1976, I, 907.

(23) Cass., 29 octobre 1990, Pas., 1991, I, 224. Voir aussi Trav. Tournai, 17 juin 1983, Pas., 1984, III, 8.

(24) C. Trav. Liège, 22 mars 1973, 254; C. Trav. Bruxelles, 18 janvier 1980, J.T.T., 1982, 36, note C. WANTIEZ; 24 mai 1984, J.T.T., 1985, 135; 25 avril 1988, Chron. dr. soc., 1988, 376.

(25) C. Trav. Bruxelles, 12 mai 1982, J.T.T., 1983, 138, note V.P. ; 23 novembre 1983, R.D.S., 1983, 528; 2 mars 1987, J.T.T., 1987, 158, note; Trib. Trav. Liège, 18 sep­tembre 1974, R.D.S., 1975, 116.

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problèmes ayant trait à l'applicaton du régime de l'action civile résultant d'une infraction pénale à une loi sociale.

Ces deux arrêts ont en fait décidé trois points importants :

1 o une infraction dont la qualification légale ne fait référence ni à une intention ni à une négligence n'est pas punissable par le seul fait de sa réali­sation matérielle ;

2° l'existence de l'élément moral peut se déduire de la circonstance que le fait a été matériellement commis (26) ;

3° si pour déclarer une infraction dont la qualification légale ne fait réfé­rence ni à une intention ni à une négligence, l'existence d'un élément moral est, certes, requis, à savoir la culpabilité ou la faute de l'auteur, il n'en résulte pas pour autant que l'auteur doive avoir agi intentionnelle­ment (27).

Ces arrêts sont importants pour le droit pénal social parce qu'en général les incriminations en ce domaine ne requièrent pas un élément moral spé­cial. Il faut cependant une faute. L'auteur doit être coupable, bien que le caractère punissable des faits ou omissions ne soit pas subordonné à l'exis­tence d'un élément intentionnel.

Cet acquis de la jurisprudence pénale signifie au niveau de l'action en réparation que lorsque l'action en paiement d'arriérés de rémunération est fondée sur une infraction, il ne suffit pas de réclamer la rémunération. Le demandeur doit démontrer que le paiement de la rémunération constitue une infraction (28). La constatation matérielle des faits incriminés par la loi sera une indication, mais elle ne constitue pas une présomption irréfra­gable (29). Dire que le manquement à une disposition pénale de droit social est constitutif d'infraction par le seul fait de la transgression de la prescrip­tion légale (30) et que de ce seul fait le délai de prescription du titre préli­minaire du Code de procédure pénale s'applique est une formule dange­reuse.

Il faut donc pour que s'applique le régime de l'action civile résultant d'une infraction que l'infraction pénale à la loi sociale soit établie dans ses deux éléments constitutifs, matériel et moral; ce dernier élément pouvant être établi à l'aide du premier.

Un arrêt de la Cour du travail de Liège a récemment décidé que lorsque l'employeur a été victime d'une erreur invincible, l'infraction pénale sur laquelle se fonde le salarié pour revendiquer l'application de la prescription quinquennale ne peut être retenue. Il s'agissait d'une procédure où l'em­ployeur s'était conformé à l'avis émis par le service des relations collectives du travail quant à la détermination de la commission paritaire à laquelle

(26) Cass., 12 mai 1987, Pas., 1987, 1, 1056, R.D.P., 1987, 711, conclusions de l'avocat général J. DUJARDIN.

(27) Cass., 31 janvier 1989, Pas., 1989, 1, 577. Voir aussi cass., 16 février 1993, R.G. n° 6631.

(28) Trav. Hasselt, 19 février 1990, Oh. dr. soc., 1990, 258. (29) C. Trav. Anvers, 8 novembre 1989, R. W., 1991-1992, 409. (30) C. Trav. Liège, 23 janvier 1991, J.T.T., 1991, 354.

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appartenait l'entreprise. Dans ce cas, selon les juges, seul l'article 15 de la loi du 3 juillet 1978 relative aux contrats de travail est applicable (31).

Cette décision concerne l'impact des causes de justification et des causes d'exemption de culpabilité sur l'application du régime de l'action civile en général et du délai de prescription de cinq ans en particulier. Cette question ne faisait pas l'objet de l'arrêt annoté. Il est cependant intéressant de noter que la Cour du travail de Liège est apparemment d'avis que l'existence d'une cause d'exemption de culpabilité constitue un obstacle à l'application du régime de l'action en réparation fondée sur une infraction.

C. - Les infractions commises par une personne morale

Il doit être à présent possible de se demander sous quelles conditions une action en réparation dirigée contre une personne morale sera soumise au régime de l'action civile résultant d'une infraction.

La jurisprudence de la Cour de cassation a depuis de nombreuses années quitté le stade de l'adage << societas non delinquere potest >>. Sous l'effet de cet adage, elle avait d'abord décidé que lorsqu'il s'agit d'une société com­merciale, être fictif, dépourvu de volonté intelligente et libre, les obliga­tions légales, sanctionnées en cas de contravention, par des peines, pèsent personellement et individuellement sur ses représentants légaux (3-2) pour évoluer ensuite quelque peu en admettant qu'une obligation sanctionnée par des peines peut être mise à charge d'une société commerciale (33) et que l'obligation de respecter les lois et règlements incombe aux êtres fictifs comme aux êtres physiques (34), tout en refusant toujours d'accepter qu'une société saurait commettre une infraction à la loi pénale (35).

Cette étape de la jurisprudence correspond à la doctrine traditionnelle selon laquelle les corps, les communautés et tous les êtres collectifs, établis ou reconnus par la loi comme personnes juridiques, n'ont pas de volonté et sont dès lors incapables de délinquer (36).

A cette époque, l'action ayant pour objet la réparation d'un dommage ne pouvait pas être fondée sur une infraction lorsqu'elle était dirigée contre une personne morale.

La Cour de cassation a abandonné l'adage << societas non delinquere potest >> (37) pour admettre qu'une société, être moral, peut commettre une infraction (38).

(31) C. Trav. Liège, 27 avril 1992, J.L.M.B., 1992, 1210. (32) Cass., 13 février 1905, Pas., 1905, I, 127. (33) Cass., 25 mai 1932, Pas., 1932, I, 170. (34) Cass., 26 février 1934, Pas., 1934, I, 180. (35) Cass., 20 janvier 1946, Pas., 1946, I, 25. (36) J. HAUS, (<Principes généraux de droit pénal>), I, 1879, no 266. (37) <• La délinquance des personnes morales et l'attribution de l'infraction à une per­

sonne physique par le juge>>, note sous cass., 23 mai 1990, Rev. crit., 1992, 550. (38) Cass., 8 avril 1946, Pas., 1946, I, 137.

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Faisant ce pas, la Cour a aussi décidé le 16 décembre 1948 logiquement que l'action intentée à une personne morale tendant à la réparation d'un dommage résultant d'un infraction est soumise au régime de l'action civile résultant d'une infraction et en particulier à son délai de prescription (39).

Cette décision, qui est toujours citée comme l'arrêt de principe qui aren­versé la jurisprudence, fait suite aux conclusions du procureur général Hayoit de Termicourt. Dans ses conclusions, il rejette fermement l'ensei­gnement traditionnel selon lequel si un être moral peut commettre un quasi-délit, il ne saurait commettre une infraction à la loi pénale parce qu'il est dépourvu de volonté libre et intelligente, parce qu'il ne peut avoir par lui-même des volitions (40).

A la lecture de ces conclusions, on mesure le chemin parcouru en une dizaine d'années et depuis lors par l'arrêt annoté. En 1936, la Cour de cas­sation affirmait encore qu'une société commerciale ne peut manifester de volonté que par une ou plusieurs personnes physiques (41). En 1948, la Cour décide qu'une personne morale peut commettre une infraction. L'arrêt annoté par son troisième attendu, que nous étudierons plus tard, aux termes duquel l'existence de l'intention unique de l'infraction continuée commise par la personne morale peut être établie sans désigner les per­sonnes physiques, par lesquelles la personne morale a agi et qui portent la responsabilité pénale, franchit encore un pas de plus.

L'affirmation contenue déjà dans l'arrêt du 8 avril 1946 qu'une société, être moral, peut commettre une infraction, rappelé depuis lors dans de nombreux arrêts de la Cour (42), implique au point de vue de l'action en réparation que le juge ne peut faire droit à l'action en réparation fondée sur une infraction et intentée contre une personne morale qu'en constatant l'existence d'un fait dommageable constitutif d'une infraction dans ses divers éléments constitutifs, élément matériel et élément moral.

L'affirmation d'une série d'auteurs (43) qui défendent par ailleurs en ce qui concerne l'élément moral de l'infraction des idées très divergentes, que l'admission de la responsabilité pénale des personnes morales, revient à admettre du même coup l'idée d'une responsabilité sans faute, objec-

(39) Cass., 16 décembre 1948, Pas., 1948, I, 723. (40) J.T., 1949, 148. (41) Cass., 25 juin 1936, Pas., 1936, I, 319. (42) Cass., 17 septembre 1962 et pr avril1963, Pas., 1963, I, 61 et 835; 2 décembre

1963, Pas., 1964, I, 347; 6 mars 1967 et 10 avril 1967, Pas., 1967, I, 820 et 930; 7 octobre 1974, Pas., 1975, I, 155; 21 octobre 1980, Pas., 1981, I, 220; 11 mai 1982, Pas., 1982, I, 1040; 9 octobre 1984, Pas., 1985, I, 194; 25 avril1989, Pas., 1989, I, 885.

(43) P.L. BonsoN,<< Manuel de droit pénal>>, p. 345, C. HENNAU et J. VERHAEGEN, op. cit., no 316; voir aussi J. DoNCKIER DE DoNCEEL, <<Responsabilité pénale non indivi­duelle>>, rapport au xe Congrès international de droit comparé organisé à Budapest du 23 au 28 août 1973, pp. 603-619, spéc. p. 607.

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tive (44), incompatible avec les principes du droit pénal, n'est donc guère convaincante (45).

Le bâtonnier Hannequart a souligné avec force que l'infraction existe là où le reproche social peut être adressé le plus adéquatement (46). Cet endroit peut se situer selon les cas au niveau de la personne physique, au niveau de l'être moral, ou encore aux deux niveaux. Mais il faut toujours conformément à l'enseignement des arrêts des 12 mai 1987 et 31 janvier 1989 un élément moral, que ce soit dans le chef de la personne physique, de l'être moral ou des deux.

L'exigence de l'élément moral pour déclarer une infraction établie signifie au point de vue de l'action en réparation que, si elle est fondée sur une infraction, il faut selon les éléments requis par la loi que l'auteur ait agi intentionnellement ou par négligence ou que du moins sa culpabilité ou sa faute soit établie.

Cette exigence n'est pas artificielle dans le cas d'un être moral. Bien au contraire, elle correspond à la réalité concrète de l'activité collective puis­que c'est souvent à ce niveau et non pas à celui d'un ou de plusieurs com­portements individuels que l'infraction a puisé son énergie fondamentale. Il peut s'agir d'une politique générale de l'entreprise, d'une absence de disci­pline, d'un manque d'aptation parfaite entre les différentes conduites (47), d'un climat de rentabilité et de profits, de l'insouciance ou de l'indifférence à l'égard de valeurs fondamentales, p. ex. la vie, la santé et la sécurité des travailleurs (48) ou l'environnement.

Dans le cas où l'infraction sur laquelle l'action en réparation se fonde requiert une intention ou une négligence, le demandeur devra établir cet élément dans le chef de la personne morale.

En revanche, si la qualification légale de l'infraction ne fait référence ni à une intention, ni à une négligence, l'élément moral pourrait se déduire de la circonstance que le fait a été matériellement commis. Cette preuve n'est cependant pas irréfragable. Elle pourrait par exemple être renversée par l'ignorance ou l'erreur invincible. Il faut à ce sujet souligner que la per­sonne morale contre qui l'action civile résultant d'une infraction est dirigée et qui invoquerait l'ignorance ou l'erreur ne doit pas apporter la preuve de cette circonstance. Il lui suffit qu'elle assortisse son allégation d'éléments

(44) La jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes_a décidé que la responsabilité objective dans le chef d'une personne morale n'est pas contraire aux principes généraux du dmit communautaire. Voir C.J.C.E., 10 juillet 1990, J.T.T., 1992, 126; 2 octobre 1991, T.R. V., 1992, 158, conclusions de l'avocat général VAN GERVEN et note de J. WouTERS et P. WYTINCK.

(45) J. CüLAES, <c De strafrechtelijke aansprakelijkheid van mandatarissen van rechts­personen )), in J. DE KEERSMAEKER et J. VAN STEENBERGE (ed.), Sociaal Strafrecht, Klu­wer, 1984, 149-182, spéc. p. 156.

(46) Y. HANNEQUART, <c Imputabilité pénale et dommages survenus aux personnes et aux biens à l'occasion des activités de l'entreprise>>, R.D.P., 1968-1969, 409-488, spéc. n° 10.

(47) Y. HANNEQUART, loc. cit., R.D.P., 1968-1969, 409-488, spéc. no 60. (48) R. LEGROS, (C Le droit pénal et l'entreprise>>, J.T.T., 1977' 169-178, spéc. no 5.

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susceptibles de lui donner crédit. C'est au dep1andeur de prouver dans ces conditions l'inexistence de la circonstance invoquée (49) (50).

C'est donc dire si nous reprenons les divers étapes du raisonnement du juge pénal que le juge civil saisi d'une demande en réparation fondée sur une infraction et dirigée contre une personne morale devra accomplir un certain nombre de ces étapes, notamment celle relative à l'établissement des éléments constitutifs de l'infraction. En revanche, il n'accomplira cependant pas les démarches du juge pénal relatives à la sanction puis­qu'aucune sanction ne peut être prononcée contre la personne morale.

C'est pourquoi, l'arrêt annoté dit que le juge n'est cependant tenu de relever les éléments constitutifs de l'infraction que dans une certaine mesure. L'importance de cet attendu réside au point de vue théorique dans l'affirmation que la personne morale est capable de commettre une infrac­tion, bien que des sanctions ne puissent être prononcées que contre des per­sonnes physiques (51). Au point de vue pratique, la pertinence de cet attendu se mesure naturellement à l'application du délai de prescription de l'article 26 de la loi du 17 avril 1878.

II. - L'INTENTION UNIQUE DE L'INFRACTION CONTINUÉE

Le deuxième et le quatrième attendu de l'arrêt énoncent qu'une personne morale peut agir avec l'intention unique dont procèdent différents faits punissables qui constituent une infraction continuée et que pour décider que les différents faits punissables servant de base à la demande consti­tuent une infraction continuée, il suffit de constater qu'il y a unité d'inten­tion, la société ayant commis ces faits systématiquement.

Il ne faut pas trop s'attarder à cette partie de l'arrêt qui fait application de la théorie jurisprudentielle bien connue de l'infraction continuée (52), bien qu'il faille insister sur l'importance de cette théorie sur le plan prati­que.

La jurisprudence parle d'infraction continuée lorsque plusieurs infrac­tions imputées à une même personne procèdent d'une seule et même inten-

(49) Il convient d'observer que la jurisprudence belge est à ce sujet plus soucieuse de la protection des droits du défendeur que la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme. Celle-ci admet la liciété de présomptions de culpabilité pour autant qu'elles ne soient pas irréfragables, ce qui est déjà le cas lorsque le défendeur ou prévenu peut démontrer l'existence d'un cas de force majeure (C.E.D.H., 7 octobre 1988, SALA­BIAKU, série A, n° 141, § 29) ou avoir agi en état de nécessité ou par suite d'une erreur invincible (C.E.D.H., 25 septembre 1992, PHAM HoANG, Rec. Dall. Sir., Somm. comm. 1993, 386).

(50) R. DECLERCQ, <c La preuve en matière pénale, Prolegomena no 13 1>, pp. 13-22. Voir notamment en droit pénal social C. Trav. Anvers, 22 février 1990, Chr. Dr. Soc., 1990, 254.

(51) F. TULKENS et M. VAN DE KERCHOVE, op. cit., p. 264. (52) J. KuYL, << Over de eenheid van misdadig opzet 1>, discours prononcé à l'audience

solennelle de rentrée de la Cour d'appel d'Anvers le 1 "' ~<'Jltembre 1978, R. W., 1978-1979, 545-606.

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tion délictueuse. Cette unité d'intention existe lorsque les infractions sont liées entre elles par la poursuite d'un but unique, et constituent, dans cette acception, un seul fait, à savoir un comportement complexe (53).

Cette théorie ne trouve pas seulement application devant les juridictions répressives, mais aussi devant les juridictions civiles appelées à se pronon­cer sur une action en réparation fondée sur une série de faits constitutifs d'infraction.

L'intention unique, d'où procèdent diverses infractions qui forment un délit collectif ou continué, ne consiste pas dans l'intention requise pour l'existence de certaines infractions ni même dans la libre volonté d'agir, nécessaire pour toute infraction (54). Les faits, qui font partie de l'infrac­tion continuée, peuvent être de nature différente (55). L'intention délic­tueuse requise pour l'existence d'une infraction peut différer de celle requise d'une autre infraction (56). La notion d'intention en matière d'in­fraction continuée ne peut donc être confondue avec l'élément moral requis pour l'existence d'une infraction. A l'époque où la jurisprudence n'avait pas encore condamné formellement la théorie de l'infraction matérielle, il fut admis que l'unité d'intention peut exister même s'il s'agit de faits punis en raison de la simple violation matérielle d'une prescription légale (57).

Est-ce dire que cette notion large (58) ne connaît pas des limites? Il faut tout d'abord observer qu'il appartient au juge du fond de constater souve­rainement en fait que plusieurs faits ont été commis avec unité d'intention. Le pouvoir d'appréciation du juge du fond est donc énorme. Cependant, la Cour de cassation peut contrôler si des constatations du juge du fond l'exis­tence d'un fait pénal unique peut se déduire (59). Le juge ne peut légale­ment décider qu'un ensemble de faits constitue une infraction continuée même s'il n'est pas établi que ces infractions sont le résultat d'une seule et même intention (60). Il n'est toutefois pas requis qu'en commettant la pre­mière infraction, l'auteur ait eu la prescience des faits suivants qu'il com­mettrait (61).

L'arrêt annoté dit à ce sujet qu'il suffisait au juge du fond de constater que la société avait commis les faits systématiquement. Cette décision rejoint d'autres arrêts qui ont notamment relevé que le juge du fond avait

(53) Cass., 12 décembre 1978, Pas., 1979, I, 419; 8 mai 1979, Pas., 1979, I, 1051 et 1056 ; 11 juin 1980, Pas., 1980, I, 1239 ; 19 avril 1983, Pas., 1983, I, 916 ; 27 mars et 22 mai 1984, Pas., 1984, I, 875 et 1144; 8 janvier 1985, Pas., 1985, I, 528; 27 juin 1990, Pas., 1990, I, 1239.

(54) Cass., 12 décembre 1978, Pas., 1979, I, 419. (55) Cass., 5 juin 1979, Pas., 1979, I, 1135. (56) Cass., 20 mai 1980, Pas., 1980, I, 1151. (57) Cass., 30 mai 1960, R.D.P., 1960-1961, 633, note deR. LEGROS.

(58) Voir la critique exprimée par Bruxelles, 10 mars 1981, J.T., 1981, 429. (59) Cass., 8 mai 1979, Pas., 1979, I, 1051 et 1056. (60) Cass., 4 novembre 1974, Pas., 1975, I, 7. (61) Cass., 11 juin 1980, Pas., 1980, I, 1239; 19 mars 1983, Pas., 1984, I, 916; 27 juin

1990, Pas., 1990, I, 1239.

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constaté l'importance et la succession de l'ensemble des actes incriminés, ce qui indiquerait qu'il s'agit d'un système (62).

On peut en droit social renvoyer à toute une série de décisions qui ont retenu l'unité d'intention (63). Selon les cas, les juges du fond se montrent exigeants sur le point de la preuve de l'unité d'intention et ne se satisfont pas de la seule constatation de la répétition de l'infraction (64) ou considè­rent qu'il est suffisant de constater que l'employeur ne paie pas de manière persistante, permanente ou répetée (65) la rémunération.

L'aspect pratique de l'existence de l'unité d'intention réside dans le fait que le délai de prescription ne prend cours qu'à partir du dernier fait. L'ajournement du point de départ du délai suppose que chaque fait délic­tueux antérieur ne soit pas séparé du fait délictueux ultérieur, sauf inter­ruption ou suspension de la prescription, par un laps de temps plus long que le délai de prescription (66). Cette condition est cependant devenue pla­tonique depuis qu'en droit commun (67) et en droit pénal social (68), l'ac­tion publique se prescrit après cinq ans lorsque l'infraction constitue un délit.

Il est naturellement important de signaler que l'ajournement du point de départ du délai de prescription vaut aussi pour le délai de prescription quinquennale de l'action civile résultant d'une infraction (69). Il est dès lors possible au demandeur en fondant son action en réparation sur une infrac­tion continuée de remonter plusieurs années dans le temps. Les faits de la cause de l'arrêt annoté le démontrent de manière éclatante, les faits ayant été commis par l'employeur de 1971 au 31 janvier 1982, date de la fin du contrat de travail.

Le deuxième attendu de l'arrêt que la personne morale peut agir avec l'intention unique de l'intention continuée ne signifie pas que la Cour de cassation veut dire que la personne morale peut uniquement agir avec cette intention qui est, comme nous l'avons vu, différente de l'élément moral requis pour l'existence d'une infraction.

Il n'est pas permis de voir dans cet attendu une dénégation du fait qu'une personne morale peut agir avec l'intention requise dans certains cas pour l'existence d'une infraction.

(62) Cass., 12 décembre 1978, Pas., 1979, 1, 419. (63) A. DE NAUW et M. VANDEBOTERMET, <<De verjaring van de rechtsvorderingen ex

delicto in het sociaal recht », in << Actuele problemen van het arbeidsrecht >>, Maklu, Anvers, 1993, 1-29, spéc. n° 10.

(64) O. Trav. Mons, 12 avril1991, J.T.T., 1991, 349; O. Trav. Gand, 7 juin 1991, Chr. Dr. Soc., 1992, 424; O. Trav. Bruxelles, 13 février 1991, R.D.S., 1991, 216, 27 janvier 1992, Chr. Dr. Soc., 1992, 421.

(65) Trav. Bruges, 21 avril 1989, Chr. Dr. Soc., 1990, 257. (66) M. DE SwAEF, <• De verjaring bij voortgezet of collectief misdrijh, note sous

cass., 15 juin 1983, R. W., 1983-1984, 2690. (67) Article 21 du Titre préliminaire du Code de procédure pénale modifié par l'ar­

ticle 25 de la loi du 24 décembre 1993 entré en vigueur le 31 décembre 1993. (68) Article 25, §1er, de la loi du 23 mars 1994 portant certaines mesures sur le plan

du droit du travail contre le travail en noir. (69) Cass., ll mars 1985, Pas., 1985, I, 849 et 27 octobre 1986, Pas., 1987, I, 257.

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Tout d'abord, l'analyse des conditions requises pour l'application du régime de l'action civile résultant d'une infraction a permis de démontrer qu'il faut à ce sujet une infraction dans tous ces éléments, y compris l'élé­ment moral. Le premier attendu est donc déjà clair sur ce point.

De plus, l'arrêt énonce dans son deuxième attendu qu'une personne morale peut commettre une infraction.

Enfin, il ne peut être question d'une infraction continuée qu'à condition que les infractions qui s'agglomèrent soient constituées dans leurs divers éléments. Si un des éléments de ces infractions fait défaut, par exemple l'élément moral, ce fait ne fait pas partie de l'infraction continuée. Dire qu'une personne agit avec l'intention unique de l'intention continuée sup­pose qu'il soit préalablement acquis que cette personne ait agi avec l'élé­ment moral des infractions qui constituent l'infraction continuée, soit l'in­tention, la négligence ou la faute selon les termes de l'incrimination. L'in­tention unique est une question qui dans le raisonnement judiciaire ne se pose qu'après que le juge ait admis l'existence de diverses infractions.

L'ordre de ces diverses questions se remarque aussi clairement dans le raisonnement relatif au point de départ du délai de prescription. L'ajourne­ment de ce point à l'égard de l'ensemble des faits de l'infraction continuée à partir du dernier fait n'est applicable qu'à la condition que le dernier de ces faits, non prescrit, soit déclaré établi (70).

Il faut donc d'abord établir l'existence des infractions dans leurs élé­ments constitutifs et ce n'est qu'ensuite seulement qu'on peut envisager de parler d'infraction continuée.

Dire qu'une personne morale peut agir avec l'intention unique de l'in­fraction continuée implique donc qu'à un premier stade, il ait été admis qu'elle puisse commettre une infraction dans tous ces éléments, y compris l'élément moral, qui peut être l'intention.

Le deuxième attendu n'enlève donc rien à l'affirmation qu'une personne morale peut commettre une infraction ; bien au contraire, il conforte cette affirmation.

Ill. - LE VOULOIR PROPRE

ET DISTINCT DE LA PERSONNE MORALE

Le troisième attendu constitue le point d'orgue de l'arrêt annoté :le juge civil peut constater l'existence de l'intention unique de l'infraction conti­nuée commise par la personne morale, sans désigner les personnes physi­ques, organes ou préposés, par qui elle a agi et qui portent la responsablilité pénale.

(70) Cass., 23 décembre 1980, Pas., 1981, I, 460; 15 mars 1983, Pas., 1983, I, 772 et 27 mars 1984, Pas., 1984, I, 875.

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Il faut examiner cet attendu sous deux angles : l'existence d'une inten­tion détachable dans le chef de la personne morale et le pouvoir de consta­tation du juge civil.

A. -L'existence d'une intention détachable dans le chef de la personne morale

Cet attendu contient la condamnation de l'idée répandue par une partie de la doctrine que la personne morale est incapable de manifester une volonté si ce n'est par l'intermédiaire de personnes physiques (71) et qu'il ne peut être question d'un psychisme propre et distinct dans le chef de la personne morale.

Cette idée a été parfois nuancée par certains auteurs.

Haus lui-même par exemple admettait que la loi peut attribuer aux per­sonnes juridiques une volonté distincte de celle des individus qui les compo­sent. Mais selon lui, elle ne l'admet que relativement aux actes qui se ratta­chent au but en vue duquel ces personnes sont constituées. Dès lors, cette exception ne pouvait à son avis s'étendre à des infractions (72).

L. François a encore récemment défendu l'opinion que le groupement est dénué de toute volonté personnelle. Il a toutefois convenu que l'être social n'est pas réductible à une pluralité d'individus isolés. Le fait d'agir en groupe transforme les volontés individuelles. Un individu se comporte autrement en groupe qu'il ne le ferait individuellement. Il peut être influencé par les autres membres du groupe. Ceci étant admis, il n'est cependant pas possible selon L. François de parler d'une volonté et d'une conscience dans le chef du groupement, distinctes de celles des membres parce que les individus restent les seuls sièges de l'activité psychique déployée au sein du groupe. Son opinion revient à dire que s'il faut nuancer le point de vue traditionnel qui réduisait la personne morale à une pluralité d'individus isolés, il faut toutefois toujours dire avec force que l'être social se réduit à une pluralité d'individus associés. Même dans les instants où le psychisme des membres du groupe devient le plus grégaire, il ne cesse pas d'être le psychisme d'individus humains et il n'existe aucune raison de le séparer de ceux-ci (73).

En réalité, ces opinions mêmes nuancées ne peuvent plus être suivies à partir du moment où la jurisprudence admet qu'une personne morale peut commettre une infraction.

Dans sa note sous l'arrêt du 16 décembre 1948, Cyr Gambier avait déjà perçu les conséquences de cette admission de principe. D'après lui, dès lors que la personne morale peut enfreindre la loi pénale, il n'est plus besoin de rechercher la faute, cause du dommage, dans le chef de l'agent, seule per-

(71) Cette idée a été combattue par J. D'IlAENENS, <<Sanctions pénales et personnes morales>>, R.D.P., 1975-1976, 731-759, spéc. no 2.

(72) J. HAUS, op. cit., I, n° 266. (73) L. FRANÇOIS, <<Implications du delinquere sed non puniri potest >>, in Mélanges

offerts à Robert LEGROS, 1985, 189-205.

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sonne susceptible selon l'ancienne jurisprudence de délinquer : on la trouve, directement, dans le chef de la personne morale (74).

C'est ce que l'arrêt annoté énonce clairement, et ce qu'une doctrine abon­dante avait déjà exposé avec conviction.

Il existe un vouloir collectif. L'élément psychologique de l'infraction, comme l'on dit souvent, n'est donc pas absent dans le chef de la personne morale. La doctrine a à ce sujet insisté sur le fait que la personne morale n'est pas aussi fictive que sa conception traditionnelle le prétend : son acti­vité traduit une volonté bien réelle, distincte de la somme des volontés individuelles de ses membres, et à laquelle s'attachent d'indiscutables effets (75).

J. D'Haenens a par exemple démontré que dans les cas où des mesures insuffisantes ont été prises pour assurer la sécurité au travail, cet état de choses est souvent dû à l'organisation de l'entreprise même, plutôt qu'à des fautes ou imprudences directement imputables à telle ou telle personne déterminée. L'infraction constatée révèle en premier lieu le fonctionnement défectueux de la personne morale elle-même. L'état infractionnel laisse apparaître une faute collective, imputable à l'être moral (76).

La même situation a été constatée en matière d'infractions aux légis­lations relatives à l'environnement (77).

Lorsque nous passons aux infractions qui requièrent une intention, plu­sieurs auteurs ont insisté sur la circonstance que l'infraction peut avoir pris racine au niveau de la personne morale qui a, d'une certaine façon, pensé et voulu.

Le procureur général J. Matthijs (78) ainsi que F. Tulkens et M. Van de Kerchove (79) par exemple sont d'avis que l'existence d'une volonté collec­tive propre se manifeste notamment à travers les décisions des assemblés générales et des différents organes de direction.

Sans doute, est-il difficile à admettre qu'une personne morale puisse avoir l'intention de commettre toutes sortes d'infractions intentionnelles.

Dans son étude magistrale relative à l'imputabilité pénale, le bâtonnîer Hannequart a fait à ce sujet certaines nuances tout en affirmant qu'il aper­cevait très bien qu'une personne morale pourrait se rendre coupable d'usure ou de tromperie, alors qu'il s'agit indiscutablement d'infractions qui requièrent une intention. Et de conclure que l'organisation d'une per-

(74) Note sous Cass., 16 décembre 1948, J.T., 1949, 148. (75) J. WILMART, <<La responsabilité des dirigeants et cadres d'entreprise au regard

du droit pénal, commercial et financier •>, R.D.P., 1968-1969, 519-580, spéc. p. 536. (76) J. D'HAENENS, loc. cit., R.D.P., 1975-1976, 731-759, spéc. p. 740. (77) E. GOETHALS, <<Roe zwak is de schakel1 •>, discours de rentrée prononcé à l'au­

dience solennelle de la cour d'appel de Gand le 2 septembre 1991, R. W., 1991-1992, 377-399, note 175.

(78) J. MATTHIJS, << Een dwingende noodzaak : het systematiseren en het opbouwen van een zelfstandig gestructureerd economisch strafrecht en strafprocesrecht •>, discours de rentrée prononcé à l'audience solennelle de la cour d'appel de Gand le 1er septembre 1975, R. W., 1975-1976, 321-348 et 385-414, spéc. n° 22.

(79) F. TULKENS et M. VAN DE KERCHOVE, op. cit., p. 263, note 24.

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sonne morale ou les objectifs poursuivis par elle permettent de dire que l'impulsion d'infractions liées à une volonté précise d'agir en violation des prescriptions légales se trouve dans certains cas à ce niveau et non pas à celui d'êtres individuels (80).

C'est donc dire que l'élément moral de l'infraction, qui peut, selon le type d'incrimination, consister en une intention, une négligence et une faute, peut exister au niveau de l'être collectif.

Cette constatation se fera notamment pour des infractions qui exigent des titres, des fonctions ou qualités, par exemple celle d'employeur, dont la personne morale est investie plutôt qu'un être physique.

L'arrêt annoté consacre cette conclusion en ce qui concerne l'intention unique exigée en matière d'infraction continuée en décidant que le juge civil peut constater l'existence de cette intention au niveau de la personne morale, sans désigner les personnes physiques par lesquelles elle a agi.

Ce raisonnement est plus que convaincant. La poursuite d'un but unique caractéristique de l'infraction continuée, en l'occurence le non-payement des indexations de rémunérations, se situe bien plus souvent au niveau de l'être moral qu'au niveau des personnes physiques. La poursuite de ce but est généralement le résultat d'une politique de l'entreprise qui ne désire pas respecter la législation sociale. Qu'il s'agit d'un vouloir propre séparé de celui des êtres individuels, même associés comme dit L. François, est évi­dent. Ce vouloir collectif, cette politique, se perpétuera dans certains cas, indépendamment des êtres individuels qui se succèdent dans les organes de direction. Une société, qui subsiste telle quelle malgré les changements de personnes physiques amenées à la gérer, peut parfaitement agir en tant que telle, dans ses relations contractuelles, selon une même et unique intention, et commettre elle-même une infraction collective (81). Dans d'autres cas, la politique de l'entreprise pourrait bien consister successivement à respecter et à ne pas respecter les prescriptions légales selon toute une série de don­nées, comme par exemple la situation économique générale ou les res­sources financières de la firme, alors que les êtres individuels qui la dirigent restent en place. Dans cette dernière hypothèse, il ne pourrait pas être question d'une infraction continuée puisque celle-ci suppose une situation délictuelle ininterrompue dans le temps et qu'en l'occurence la continuité de l'état infractionnel est rompue (82).

B. - Le pouvoir de constatation du juge civil

L'arrêt annoté précise naturellement que le cas d'espèce a trait à l'hypo­thèse où le juge civil statue sur une demande fondée sur une infraction.

(80) Y. HANNEQUART, loc. cit., R.D.P., 1968-1969, 409-488, spéc. pp. 416 et s. et pp. 422 et s.

(81) Trib. Trav. Bruxelles, 13 novembre 1993, J.T.T., 1994, 303. Voir G. KELLENS,

<<La vulnérabilité des dirigeants de sociétés aux peines de banqueroute •>, Rev. prat. soc., 1970, 65-75, spéc. p. 74 qui parle à ce sujet de délinquance d'habitude dans la réalité de l'entreprise.

(82) C. Trav. Bruxelles, 13 février 1991, R.D.S., 1991, 216.

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Il ne concerne pas et ne peut pas concerner le juge pénal puisque ce der­nier ne peut pas prononcer de sanction à l'égard de la personne morale et que, par conséquent, tout le raisonnement du juge pénal est, comme nous l'avons vu, centré sur la personne physique (83).

Il est toujours intéressant d'examiner les conséquences pratiques d'une décision de principe et de jeter les ponts entre le droit matériel et la procé­dure.

On peut à ce sujet se demander si l'apport de l'arrêt pour la pratique ne sera pas notamment de constituer un des éléments qui feront décider le demandeur à préferer le juge civil au juge pénal pour introduire son action en réparation basée sur une infraction.

Nous savons que lorsqu'une somme est due en vertu d'une convention ou de la loi et que le défaut de rémunération constitue une infraction à la loi pénale, la personne à laquelle la somme est due peut, si elle ne possède pas un titre exécutoire, en réclamer le paiement soit devant la juridiction civile, soit, concurremment avec l'action exercée par le ministère public, devant la juridiction répressive (84).

Il est acquis qu'en matière civile, tout comme en matière pénale, celui qui forme la demande fondée sur une infraction doit prouver les éléments constitutifs de l'infraction et que si une cause de justification est alléguée par le défendeur qui a commis l'infraction et que cette allégation n'est pas dénuée de quelque crédit, il incombe au demandeur de prouver la non-exis­tence de cette cause (85).

De plus, qu'elle soit formée par voie de constitution de partie civile devant le juge répressif ou par voie d'assignation devant le juge civil, l'ac­tion en réparation du dommage née d'une infraction demeure soumise aux mêmes règles de prescription : elle se prescrit cinq années à compter du jour où le fait qualifié infraction par la loi a été commis, sans qu'elle puisse l'être avant l'action publique (86).

Ces règles relatives à la charge de la preuve et au délai de prescription sont donc applicables aux procédures devant les juridictions civiles et pénales. Elles ne feront donc pas balancer le choix du demandeur dans l'un ou l'autre sens bien que la charge de la preuve soit en pratique plus lourde devant le juge pénal que devant le juge civil en raison de l'impact de la pré­~omption d'innocence.

D'autres données pourraient en revanche expliquer une certaine préfé­rence.

La doctrine pénale est d'avis qu'il peut être de l'intérêt du préjudicié de porter l'action civile devant la juridiction répressive parce que la procédure

(83) Rev. crit., 1992, 552-572, spéc. p. 559. (84) Cass., 26 janvier 1970, Pas., 1970, I, 443 et 7 octobre 1980, Pas., 1981, I, 148. (85) Cass., 29 novembre 1974, Pas., 1975, I, 348 ; 5 juin 1980, Pas., 1980, I, 1220 et

23 janvier 1981, Pas., 1981, I, 650. (86) Cass., 30 mars 1976, Pas., 1976, I, 837, 28 octobre 1976, Pas., 1977, I, 246 et

6 décembre 1979, Pas., 1980, I, 430, conclusions de l'avocat général CoLARD ; C. Trav. Mons, 22 mai 1975, Rev. dr. soc., 1975, 490.

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au pénal serait plus rapide que le procès civil et surtout parce que le préju­dicié pourra disposer du dossier constitué par l'information ou l'instruction pénale. Il ne devra pas rechercher personnellement les preuves. De plus, dans l'hypothèse où l'action publique a déjà été intentée le préjudicié pourra en agissant au pénal, influencer le cours de la procédure au pénal. Sa présence peut être dans ce cas importante parce que la décision qui clô­ture cette procédure est revêtue de l'autorité de la chose jugée (87) et que le préjudicié devra donc subir les conséquences de cette décision s'il reste étranger au procès pénal (88).

L'intentement de l'action en réparation devant les juridictions civiles présente toutefois aussi des avantages. Les parties restent maîtres du litige. La direction du procès ne relève pas de l'une ou de l'autre autorité publi­que. Cet avantage est indéniable. Les parties ne s'en remettent pas à un tiers. De plus, elles peuvent à tout moment transiger. Les parties peuvent certes aussi arriver à un accord sur le plan civil après que le juge pénal ait été saisi. Le procès pénal poursuivra toutefois son cours. D'autre part, les règles de la procédure applicables devant une juridiction civile sont celles du Code judiciaire, tandis que l'action civile devant une juridiction répres­sive est soumise aux règles de la procédure pénale. Les dispositions du Code judiciaire se caractérisent par une plus grande contradiction à l'avantage des parties privées. En ce qui concerne le problème spécifique de l'action relative au paiement d'une rémunération, il faut également mentionner que le préjudicié qui a choisi la juridiction civile peut non seulement demander une indemnisation sur base de l'infraction alléguée, mais aussi sur le fonde­ment des obligations contractuelles, alors que devant la juridiction répres­sive, la demande en réparation a exclusivement trait au dommage ex delicto (89).

A ces quelques données incomplètes, on peut à présent ajouter l'enseigne­ment de l'arrêt annoté : devant le juge civil, le demandeur doit faire constater l'existence de l'intention unique de l'infraction continuée dans le chef de la seule personne morale ; il ne doit pas désigner les personnes ph y­siques par lesquelles la personne morale a agi.

Il s'agit d'un élément important qui pourra influencer le choix du demandeur.

En effet, devant le juge pénal, le demandeur devra en règle désigner les personnes physiques pénalement responsables, ce qui n'est pas tâche facile.

Cette différence entre la procédure devant le juge civil et le juge pénal s'explique par le fait que le raisonnement du juge pénal aboutit normale­ment au prononcé ou à la suspension du prononcé d'une sanction. Cette

(87) R. DECLERCQ, << Beginselen van strafrechtspleging •>, n° 1632; M. FRANCHIMONT, A JACOBS et A. MAssET, <<Manuel de procédure pénale •>, pp. 140-143; R. VERSTRAETEN, << Handboek strafvordering •>, no 183.

(88) Voir toutefois Cass., 15 février 1991, Pas., 1991, 1, 572, Rev. crit., 1992, 1, note F. RIGAUX, <<L'érosion de l'autorité erga omnes de la chose jugée au pénal par la primauté du droit au procès équitable •>. Les conclusions de l'avocat général D'HooRE ont été publiées dans les Arresten Cassatie, 1990-1991, 641.

(89) A. DE NAUW et M. v ANDEBOTERMET, loc. cit., no 20.

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sanction ne peut dans l'état actuel de la législation être infligée qu'à l'égard de personnes physiques. Celles-ci devront donc être identifiées.

Cette obligation demeure d'application devant le juge pénal, même dans les cas où exceptionnellement il ne connaîtra que de la seule action civile. Nous savons qu'en principe la juridiction répressive connaît de l'action civile à la condition qu'elle doive aussi se prononcer sur l'action publique. L'action civile ne peut pas être intentée séparément devant le juge pénal.

Il existe toutefois certaines hypothèses dans lesquelles le juge pénal reste compétent pour se prononcer sur la seule action civile après que les deux actions aient été soumises concomitamment à sa juridiction et que l'exer­cice de l'action publique n'est plus poursuivi pour l'un ou l'autre motif. Même dans ces cas, le juge pénal devra toujours désigner les personnes phy­siques, par lesquelles la personne morale a agi et qui portent la responsabi­lité pénale s'il veut faire droit à l'action civile fondée sur une infraction.

Prenons le cas où l'action publique vient à s'éteindre en raison de la pres­cription pénale. Lorsque l'action civile a été intentée en temps opportun devant le juge répressif, celui-ci restera compétent pour juger cette action (90). Il doit cependant dans ce cas répondre à la question de savoir si le prévenu a commis un acte illicite réunissant les éléments constitutifs du fait punissable qui lui était imputé (91). Ce prévenu est nécessairement une personne physique. Il faut donc le désigner.

On peut aussi examiner l'hypothèse où, à la suite de l'appel de la partie civile, seule l'action civile est encore pendante (92). Sur l'appel de la partie civile contre un juge d'acquittement, le juge d'appel a le devoir de recher­cher, en ce qui concerne l'action civile, si le fait servant de base à celle-ci est établi et s'il a causé le dommage à la partie civile (93). Dans ce cas, aussi, la personne physique devra être désignée. En effet, l'appel de la par­tie civile sera vraisemblablement intenté contre le prévenu. Même si le recours était uniquement dirigé contre la partie civilement responsable et que celle-ci est une personne morale, les données du problème demeureront identiques parce que la partie civilement responsable peut faire valoir tous les arguments que le prévenu aurait pu invoquer s'il était lui-même à la cause. Cette partie pourrait donc prétendre elle aussi que la personne physi­que n'est pas coupable (94).

L'enseignement pratique de l'arrêt annoté est que le demandeur de l'ac­tion civile fondée sur une infraction peut devant le juge civil bénéficier des conséquences très favorables de la théorie purement pénale de l'infraction

(90) J. D'liAENENS, <c Belgisch strafprocesrecht >>, p. 158; M. FRANCHIMONT, A. JA­

COBS et A. MAssET, op. cit., p. 148; R. VERSTRAETEN, op. cit., n° 203. (91) Cass., 30 avril 1991, Pas., 1991, I, 774. (92) J. D'HAENENS, op. cit., p. 506; M. FRANCHIMONT, A. JACOBS et A. MAssET, op.

cit., pp. 867 et 868; R. VERSTRAETEN, op. cit., n° 1620. (93) Cass., 4 juin 1986, Pas., 1986, I, 1217; 29 octobre 1986, Pas., 1987, I, 263;

1er avril1992, Pas., 1992, I, 697. (94) Cass., 3 octobre 1932, Pas., 1932, I, 257, conclusions de l'avocat général GESCHE;

lO janvier 1949, Pas., 1949, I, 13 et 4 octobre 1954, Pas., 1955, I, 70.

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continuée, sans avoir à assumer l'obligation qu'il aurait devant le juge pénal de désigner les personnes physiques pénalement responsables.

Cet avantage indéniable le poussera encore plus qu'auparavant à préférer l'option civile à l'option pénale pour introduire son action.

* * *

La question du délai de prescription de l'action en réparation avait en 1948 permis à la jurisprudence d'accomplir un grand pas en admettant qu'une personne morale peut commettre une infraction et que cette action est dès lors soumise à la prescription édictée par le titre préliminaire du Code de procédure pénale.

Quarante ans plus tard, un nouveau pas important est franchi grâce à la même question liée à présent à celle de la figure jurisprudentielle de l'in­fraction continuée.

Dorénavant, il peut être admis que la personne morale a une volonté détachable des volontés individuelles de ses organes et préposés.

La délinquance de droit social pratiquée systématiquement par une per­sonne morale, indépendamment de son personnel par essence mouvant, a offert l'occasion à la Cour de cassation d'affiner sa jurisprudence.

ALAIN DE NAUW,

PROFESSEUR ORDINAIRE

À LA (( VRIJE UNIVERSITEIT BRUSSEL))

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NOTE

Le principe de la croyance légitime en droit administratif et en droit fiscal

(suite du commentaire de l'arrêt de la Cour de cassation

du 27 mars 1992) (*).

D. -La reconnaissance de l'application du principe de la croyance légitime en droit fiscal

1. La reconnaissance de l'application des principes généraux d'administration correcte en droit fiscal.

80. - Bien que le droit fiscal fasse partie du droit public (315), la recon­naissance des principes généraux d'administration correcte en droit fiscal n'est pas évidente (316). On se souviendra que l'entrée de ces principes dans le droit administratif correspond à la nécessité de limiter les pouvoirs dis­crétionnaires attribués à l'Administration. Mais justement, en droit fiscal, l'Administration possède, a priori, beaucoup moins de pouvoirs discrétion­naires (317). Il n'y a pas de pouvoirs propres, si ce n'est celui d'appliquer la loi (rien que la loi, toute la loi), celui de recouvrer l'impôt dû (rien que l'impôt dû, mais tout l'impôt dû) (318).

81. - Cela explique qu'il est difficile d'intégrer ces principes dans le droit fiscal (319). Cela explique aussi que les tribunaux ordinaires (320),

(*) Deuxième partie du commentaire de M. N. Geelhand, dont la première partie a été publiée dans la première livraison de 1995, p. 57 à 105.

(315) Ce qui devrait automatiquement justifier l'application des <( beginselen van behoorlijk bestuur)) (p.e. CoUTURIER, J., et PEETERS, B., op. cit., n° 18, p. 45 juncto n° 28, p. 52-53 ; comp., mutatis mutandis, VAN ÜRSHOVEN, P., <1 Algemene beginselen van behoorlijk fiscaal en ander bestuur», loc. cit., no 16, p. 8) ; cf. V AN CROMBRUGGE, S., De grondregels ... , n° 43, p. 40.

(316) En effet, l'unanimité est loin d'être faite en droit fiscal, alors qu'elle semble presque acquise en droit administratif (p.e. V AN CROMBRUGGE, S., <(De vernietiging of vermindering ... >>, loc. cit., n° 21, p. 42; voyez aussi HINNEKENS, L., <1 De rechtswaarde van de belastingcirculaire : quo vadimus? », A.F.T., 1984, [150], no 9, p. 156-157).

(317) v AN ÜROMBRUGGE, S., De grondregels ... , no 38, p. 35 et les références. (318) VAN ÜROMBRUGGE, S., <1 De vernietiging of vermindering ... >>, loc. cit., n° 5, p. 24;

VAN ÜRSHOVEN, P., <1 Algemene beginselen van behoorlijk fiscaal en ander bestuur>>, loc. cit., no 18, p. 10 (<( een [zeer] gebonden bevoegdheid >>).

(319) VAN CROMBRUGGE, S., ((De vernietiging of vermindering ... >>, loc. cit., no" 5 et s. et n° 21, p. 42; VANISTENDAEL, F., <(Les principes généraux de droit en droit fiscal», loc. cit., 125 (du moins les principes non écrits) et 130.

(320) En matière fiscale, la compétence du Conseil d'Etat est résiduaire. Ce sont les tribunaux ordinaires qui sont compétents, ce qui explique la timidité avec laquelle les principes généraux d'administration correcte sont appliqués en droit fiscal (VAN ÜMME-

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plus particulièrement les Cours d'appel et la Cour de cassation (321), et une partie de la doctrine (322) se soient montrées réticentes. En cas de violation des principes d'administration correcte, l'Administration pouvait certes être condamnée par le juge ordinaire (323) à verser des dommages et intérêts au contribuable (324), et ceci en application des art. 1382-1383 C. civ. Par contre, l'application de ces principes ne pourrait avoir comme conséquence d'empêcher l'Administration de recouvrer l'impôt dû, d'appliquer les dispo­sitions légales fiscales. Il est nécessaire pour cela que la loi fût violée (325).

82. - Récemment, une partie de la doctrine a plaidé pour une accepta­tion plus décidée des principes généraux d'administration correcte en droit fis­cal (326), même dans le sens où ceux-ci pourraient faire échec à l'applica-

SLAGHE, P., <<Droit commun et droit fiscal», loc. cit., n° 11, p. 22; voyez également supra, no 14). Il est vrai qu'en réalité une grande partie du contentieux est traité (en première instance) par un juge administratif (VAN ÜRSHOVEN, P., << Algemene beginselen van behoorlijk fiscaal en ander bestuur>>, loc. cit., n° 17, p. 8), mais ce juge-là n'est pas aussi enclin à faire appel à des principes généraux.

(321) Voyez néanmoins cass., 22 novembre 1985, F.J.F., 1986, 108, et la note sous l'arrêt.

(322) Voyez p.e., à propos des principes généraux de droit en général, VANISTEN­DAEL, F., <<Les principes généraux de droit en droit fiscal>>, loc. cit., 130-131 ; id., << Alge­mene rechtsbeginselen in het belastingrecht», A.F.T., 1989, (311), 317.

(323) Seul compétent en la matière (VAN CROMBRUGGE, S., <<De vernietiging of ver­mindering ... >>, loc. cit., no 5, p. 25 et les références).

(324) Pour des exemples récents, voyez Gand, 13 juin 1989, F.J.F., 1989, 208; Bruxelles, 15 juin 1987, J.D.F., 1988, 33, J.T., 1988, 83, note PEIFFER, E., et F.J.F., 1988, 72, ainsi que le jugement a quo, trib. Bruxelles, 9 mai 1984, J.D.F., 1984, 296, J.T., 1984, 429 et F.J.F., 1985, 43; trib. Bruges, 7 avril 1986, F.J.F., 1986, 210; dans chaque cas, le terme << beginselen van behoorlijk bestuur>> ne figure que dans l'en-tête du juge­ment ou de l'arrêt, et non dans le texte où il est question du principe général de la res­ponsabilité de l'Etat. Pour d'autres applications de l'obligation générale de prudence de la part de l'Administration en matière fiscale, voyez p.e. Bruxelles, 26 janvier 1977, J.T., 1977, 589; trib. Charleroi, 10 juillet 1951, J.T., 1952, 39, confirmé par Bruxelles, 30 décembre 1953, J.T., 1954, 242; trib. Bruxelles, 21 mars 1980, J.D.F., 1980, 289; camp. trib. Mons, 7 septembre 1966, Rec. Gén. Enr. Not., 1967, n° 21 017, p. 116, note. En ce qui concerne la responsabilité de l'Etat pour avoir trompé la confiance légitime du contribuable, voyez infra, no" 171 et s. Quant à la doctrine, voyez e.a. ScAILTEUR, C., << Aansprakelijkheid van de Staat voor de fouten gemaakt door zijn agenten >>, A.F.T., 1987, 220-223; VAN CROMBRUGGE, S., <<De vernietiging of vermindering ... >>, loc. cit., no 5, p. 25, et la jurisprudence citée; id., De grondregels ... , 11°8 43-44, p. 40-41 ; VAN ÜMMESLA­GHE, P.,<< Droit commun et droit fiscal>>, loc. cit., n° 11, p. 21 et s. Même dans la doctrine la plus récente, cette façon de voir les choses n'est pas abandonnée (CouTURIER, J., et PEETERS, B., op. cit., no 28, p. 53).

(325) Voyez p.e. ScAILTEUR, C., <<Les renseignements erronés donnés par les agents des services fiscaux engagent-ils la responsabilité de l'Etat 1 >>, Rec. Gén. Enr. Not., 1964, no 20 804, {353), p. 357 ; TIBERGHIEN, A., op. cit., 1986, n° 656, p. 455; VAN ÜROM­BRUGGE, S.,<< De vernietiging of vermindering ... >>,loc. cit., n°" 8 et s., p. 29 et s. Pour une application récente de cette façon de voir, voyez cass., 29 mai 1992, F.J.F., 1992, 144, et Fisc. Koerier, 1992, 411, note DELPORTE, F., qui casse Anvers, 13 mai 1991, F.J.F., 1991, 182 et Fisc. Koerier, 1991, 395, note VANHEESWIJCK, L.

(326) DuBOIS, H., <<De eerbiediging van juridische grondregels bij de fiscale rechtsbe­deling >>, Fiskofoon, 1983, (138), 141 (<< zorgvuldigheidsbeginsel », << evenredigheidsbegin­sel >>, << zuiverheid van oogmerk >>);VAN ÜMMESLAGHE, P.,<< Droit commun et droit fiscal>>,

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tion de la loi fiscale (327). Une partie de la jurisprudence s'est également prononcée en faveur d'une pareille acceptation, en fondant ses décisions sur la violation d'un ou des principes d'administration correcte (328) ou en déclarant expressément que l'Administration était tenue non seulement de respecter les normes constitutionnelles, légales et réglementaires, mais éga­lement les principes d'administration correcte (329). (330) L'arrêt annoté,

loc. cit., no 11, p. 21 et s. ; VAN ÛRSHOVEN, P., << Algemene beginselen van behoorlijk fis­caal en ander bestuur>>, loc. cit., no• 16 et s., p. 8 et s. ; voyez encore, mais après la publi­cation de l'arrêt annoté, CouTURIER, J., et PEETERS, B., op. cit., no 28, p. 52-53.

(327) VAN ÜROMBRUOGE, S.,<< De vernietiging of vermindering ... >>, loc. cit., no• 15 et s., p. 34 et s.; id., De grondregels ... , n° 44, p. 41 ; id., << Algemene beginselen van behoorlijk bestuur in fiscale zaken : een ontgoochelend arrest?>>, Fiskoloog, 1991, no 348, p. 7-8; VANDEN BERGHE, L., op. cit., n° 65, p. 53; camp., plus réservé, HINNEKENS, L., <<De rechtswaarde van de belastingcirculaire : quo vadimus? >>, loc. cit., n° 8, p. 155, et n° 9, p. 156-157 ; voyez encore à ce propos, VANHEESWIJCK, L., note sous Anvers, 13 mai 1991, Fisc. Koerier, 1991, 396; cf. VAN MELLE, Ph., note sous Gand, 4 juin 1991, Fisc. Koerier, 1991, 454. Cela n'empêche pas certains auteurs de considérer que ce sont les art. 1382 et 1383 O. civ. qui constituent le fondement de l'application de ces principes en droit fiscal (VAN CROMBRUGGE, S., <<De vernietiging ofvermindering ... >>,loc. cit., n° 17, p. 37; id., De grondregels ... , no 44, p. 41; voyez également, après la publication de l'arrêt annoté, Cou­TURIER, J., et PEETERS, B., op. cit., no 28, p. 52-53, note 6; camp., pour le droit adminis­tratif, supra, no 19).

(328) Voyez p.e., outre les décisions qui reconnaissent l'application du principe de la croyance légitime (dont il sera question plus loin), Anvers, 26 septembre 1983, F.J.F., 1984, 1, conirrmé par cass., 22 novembre 1985, F.J.F., 1986, 108, et la note; camp., à ce propos, V AN ÜROMBRUGGE, S., <<De vernietiging of vermindering ... >>, loc. cit., no 14, p. 32 et s. ; voyez également, mais implicitement, cass., 12 janvier 1989, F.J.F., 1989, 120 (détournement de pouvoir). Anvers, 6 mai 1991, Fisc. Koerier, 1992, 368, note DEL­PORTE, F. ; Anvers, 13 mai 1991, F.J.F., 1991, 182 et Fisc. Koerier, 1991, 395, note VAN­HEESWIJCK, L. ; il s'agissait chaque fois d'une violation du principe de la· responsabilité aquilienne (<< zorgvuldigheidsbeginsel >>). Voyez aussi Bruxelles, 28 octobre 1986, J.D.F., 1987, 323, F.J.F., 1987, 67 et Fisc. Koerier, 1987, 198, note DEBLAUWE, R. (principe de la non-rétroactivité) ; pour d'autres applications de ce principe, voyez infra, no• 166 et s. Quant au principe de la sécurité juridique, voyez Bruxelles, 20 juin 1989, Fisc. Koerier, 1989, 445, note; comp. Bruxelles, 9 janvier 1990, Fisc. Koerier, 1990, 388, note VANDER­CAM, V. (la Cour laisse la question sans réponse). Pour le principe de l'indépendance et de l'impartialité du juge, voyez Bruxelles, 19 novembre 1991, F.J.F., 1992,1 ; Bruxelles, 14 janvier 1992, A.F.T., 1992, 216, note FocKE, P. Comp. enim, Gand, 4 juin 1991, Fisc. Koerier, 1991, 452, et la note de Ph. V AN MELLE (<< beginselen van behoorlijk bestuur>>). Contra : cass., 29 mai 1992, F.J.F., 1992, 144, et Fisc. Koerier, 1992, 411, note DELPOR­TE, F·., qui casse l'arrêt de la Cour d'Anvers du 13 janvier 1991 ; cet arrêt déclare implici­tement que le recours à la violation d'un principe général est insuffisant pour écarter l'ap­plication d'une prescription légale d'ordre public. Il s'agissait in casu d'un manquement à l'obligation d'avertir le contribuable que sa réclamation n'est pas signée. Nonobstant les termes généraux employés par la Cour, on peut se demander si elle aurait décidé de même si le principe en question avait été plus <<consistant>> (voyez aussi infra, no 189).

(329) Gand, 15 décembre 1986, F.J.F., 1988, 24. (330) Il faut remarquer que bon nombre de décisions ne mentionnent pas explicite­

ment la violation d'un<< principe de bonne administration>> comme motif. Cela n'empêche cependant pas les revues spécialisées, qui publient ces décisions judiciaires, de faire paraître ce motif en tête de la décision (voyez p.e. Gand, 13 juin 1989, F.J.F., 1989, 208; trib. Courtrai, 16 février et 8 juin 1989, Fisc. Koerier, 1990, 377, noteR. VANDEBERGH). Ce qui est vrai, c'est que le juge fonde souvent sa décision sur ces principes, sans pour autant le dire (V AN ÛRSHOVEN, P., << Algemene beginselen van behoorlijk fiscaal en ander bestuur>>, loc. cit., n° 19, p. 10), comme c'était le cas jadis en droit administratif.

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en reconnaissant l'existence et l'application des principes généraux d'admi­nistration correcte, même en droit fiscal, donne raison à ce courant doctri­nal et jurisprudentiel (331). Ce courant et sa consécration sont justifiés.

83. - En effet, l'obligation d'appliquer la loi (332) ne dispense pas l'Ad­ministration d'agir correctement, sans intention malveillante (333), sans détournement de pouvoir (334), sans abus de droit (335), sans faute (336) et avec prudence (337). L'Administration n'applique pas seulement la loi. Elle entre aussi en contact avec les contribuables (338). A cette occasion elle est tenue de se comporter correctement (339), même si la loi ne contient pas à cet égard d'obligations précises ou si elle permet une politique moins favorable aux contribuables (340).

(331) Quant à la jurisprudence postérieure à l'arrêt annoté, voyez Anvers, 15 juin 1992, F.J.F., 1992, 174 (violation des principes d'administration correcte et par consé­quent du principe de la sécurité juridique). Quant à la doctrine parue après la publication de l'arrêt, voyez CouTURIER, J., et PEETERS, B., op. cit., n° 28, p. 53, qui y consacrent un chapitre particulier, sous le titre <• de beginselen van behoorlijk bestuur zijn ook in belastingzaken van toepassing 1> (mais comp. supra, note 327).

(332) Il est clair que l'application correcte de la loi est le premier <<devoir de bonne administration 1> de l'Administration. Les décisions prises suite au non-respect de la loi (p.e. la violation des règles de procédure), sont entachées d'un excès de pouvoir (C.E., 18 décembre 1990, Brasserie D., F.J.F., 1991, 141). L'en-tête de l'arrêt renvoie aux <<principes de bonne administration 1>.

(333) P.e dans le but de faire pression (trib. Courtrai, 16 février et 8 juin 1989, Fisc. Koerier, 1990, 377, et surtout la note deR. VANDEBERGH).

(334) Anvers, 26 septembre 1983, F.J.F., 1984, 1, confirmé par cass., 22 novembre 1985, F.J.F., 1986, 108, note; voyez également cass., 12 janvier 1989, F.J.F., 1989, 120; cass., 23 avril 1993, Fiskoloog, 1993, no 428, p. 7-8.

(335) Bruxelles, 26 janvier 1977, J.T., 1977, 589; Bruxelles, 15 juin 1987, J.D.F., 1988, 33, note, J.T., 1988, 83, note PEIFFER, E., et F.J.F., 1988, 72, ainsi que le juge­ment a quo, trib. Bruxelles, 9 mai 1984, F.J.F., 1985, 43 ; comp. Gand, 13 juin 1989, F.J.F., 1989, 208 (sol. impl.). Voyez également trib. Bruxelles, 9 septembre 1988, Fisc. Koerier, 1988, 413, note VANHEESWIJCK, L. ; trib. Courtrai, 18 mars 1991, Fisc. Koerier, 1991, 423, note VANHEESWIJCK, L.

(336) Trib. Anvers (sais.), 8 juillet 1983, F.J.F., 1984, 41. Pour une interprétation fautive de la loi et de la jurisprudence en vigueur, voyez l'affaire célèbre <<Van Coillie 1>

(trib. Bruges, 7 avril 1986, F.J.F., 1986, 210 ; trib. Bruges, 24 octobre 1990, F.J.F., 1990, 211, et Fiskoloog, 1990, n° 315, p. 6-7). Voyez à ce propos, ScAILTEUR, c., (( Aan­sprakelijkheid van de Staat ... 1>, loc. cit., 220-223; VAN ÜRSHOVEN, P., << Algemene begin­selen van behoorlijk fiscaal en ander bestuur 1>, loc. cit., n° 35, p. 19.

(337) Trib. Bruxelles, 21 mars 1980, J.D.F., 1980, 289. (338) P.e. CoUTURIER, J., et PEETERS, B., op. cit., n° 28, p. 52. (339) VAN CROMBRUGGE, S., <<De vernietiging of vermindering ... 1>, loc. cit., no 5, p. 24-

25. L'Administration établit d'ailleurs à travers des directives et des commentaires admi­nistratifs, un<< code de bonne conduite 1> qu'elle impose à ses employés et qui contient des obligations qui sont plus larges que celles que la loi prévoit. Mais aux yeux de la Cour de cassation, le fait de ne pas se tenir à ces règles internes, ne constitue apparemment pas ipso facto une infraction aux principes généraux d'administration correcte (contra : Anvers, 6 mai 1991, Fisc. Koerier, 1992, 368, note DELPORTE, F. ; Anvers, 13 mai 1991, F.J.F., 1991, 182, et Fisc. Koerier, 1991, 395, note VANHEESWIJCK, L.; ce dernier arrêt a cependant été cassé par cass., 29 mai 1992, F.J.F., 1992, 144 et Fisc. Koerier, 1992, 411, note DELPORTE, F.).

(340) Voyez p.e. trib. Gand (réf.), 1er juillet 1987, F.J.F., 1987, 156. Le président­suivant en cela l'enseignement de W. V AN GERVEN -, applique le principe de la propor-

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84. - Ensuite, dans la mesure -limitée il est vrai (341)- où la loi n'a pas tout prévu (342) et où l'Administration possède un pouvoir discrétion­naire (343), l'application de ces principes s'impose (344). Le juge a le pou­voir de contrôler, non seulement la légalité des décisions de l'Administra­tion, mais également leur conformité au droit (<< rechtmatigheidscontrole >>), c.-à-d. leur conformité aux principes généraux d'administration cor­recte (345). Enfin, certains principes dits d'administration correcte, ne sont pas autre chose que des principes d'ordre général, inhérents au droit. Tel est le cas du principe de la non-rétroactivité (346) et de celui de la croyance légitime (347). L'absence de pouvoir discrétionnaire en matière fiscale est sans influence dans ce cas-ci. C'est ce que nous allons tenter de démontrer dans les numéros suivants.

85. - Avant cela, encore une remarque. La reconnaissance des prin­cipes généraux d'administration correcte en droit fiscal va de pair avec une plus grande reconnaissance, de la part de la Cour de cassation, des principes généraux (d'ordre général) en droit fiscal. Ce n'est pas par hasard que cette Cour consacra récemment en droit fiscal des principes tels que celui de la

tionnalité (<< een behoorlijk bestuurlijk handelen vereist dat de overheid geen onevenredig grote beperkingen aan de rechtsonderhorige oplegt en zoveel van diens belangen ontziet ais het algemeen belang toelaat >>). Voyez aussi trib. Bruxelles, 21 mars 1980, J.D.F., 1980, 289.

(341) Supra, n° 80. En réalité, l'exécutif- y compris l'Administration fiscale- se voit confier de plus en plus de pouvoirs. Cet élargissement s'inscrit dans la tendance géné­rale que l'on a soulignée à propos du droit administratif (supra, n° 18) (IIINNEKENS, L., <<De rechtswaarde van de belastingcirculaire: quo vadimus? >>,loc. cit., n° 8, p. 155; V AN­

DEN BERGHE, L., op. cit., no 11, p. 16, et n° 59, p. 45). (342) P.e. le fractionnement d'un impôt sur les revenus dû par différentes personnes

(trib. Bruxelles [sais.], 4 mars 1991, J.D.F., 1991, 108). (343) P.e. le pouvoir du directeur régional des contributions d'accorder l'exonération

des intérêts de retard (à ce sujet, C.E., 10 mai 1984, F.J.F., 1984, 161) ; le pouvoir de l'Administration de proposer au contribuable un compromis en matière de T.V.A. (trib. Courtrai, 16 février et 8 juin 1989, Fisc. Koerier, 1990, 377, noteR. VANDEBERGH); le pouvoir - combien important dans la pratique - de conclure des accords avec les contribuables concernant des questions de fait (p.e. art. 44, al. 2 C.I.R., art. 50 C.l.R./92) (infra, no• 157 et s.), etc. On songe aussi au pouvoir qu'ont les autorités communales de lever des impôts (Gand, 15 décembre 1986, F.J.F., 1988, 24; dép. perm. prov. Limbourg, 23 avril 1992, Fisc. Koerier, 1992, 541, note VAN MELLE, Ph.).

(344) CoUTURIER, J., et PEETERS, B., op. cit., no 28, p. 52; HINNEKENS, L., (<De rechtswaarde van de belastingcirculaire : quo vadimus? >>, loc. cit., n° 8, p. 155; VAN CROMBRUGGE, S.,<< De vernietiging ofvermindering ... »,loc. cit., n° 5, p. 24-25; voyez éga­lement v ANDEN BERGHE, L., op. cit., n° 11, p. 16, et no 59, p. 45.

(345) CouTURIER, J., et PEETERS, B., op. cit., n° 28, p. 52; HINNEKENS, L., (<De rechtswaarde van de belastingcirculaire : quo vadimus? >>, loc. cit., n° 8, p. 155; V AN CROMBRUGGE, S.,<< De vernietiging ofvermindering ... >>,loc. cit., n° 5, p. 24-25; voyez éga­lement VANDEN BERGHE, L., op. cit., n° 11, p. 16, et n° 59, p. 45. Comp. Gand, 15 décembre 1986, F.J.F., 1988, 24; voyez aussi, en général, V AN GERVEN, W., Beginse­len van behoorlijk handelen, 5.

(346) Supra, n° 54, et infra, no• 166 et s. (347) Supra, no 51, et infra, no• 129 et s.

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croyance légitime (348), du détournement de pouvoir (349) et de l'enrichis­sement sans cause (350).

2. La reconaissance du principe de la croyance légitime comme principe géné­ral d'administration correcte en droit fiscal.

86. - En droit fiscal, le principe de la croyance légitime est un des prin­cipes généraux d'administration correcte les plus en vue (351). On pourrait, au moyen d'un syllogisme banal, se contenter d'affirmer que les principes d'administration correcte ont fait leur entrée en droit fiscal, que le principe de la croyance légitime est un tel principe, et qu'il a donc sa place parmi le droit fiscal (352). Ce serait trop simple. Le syllogisme ne vaut que pour les principes qui ne sont pas contraires à ceux du droit fiscal (353). Précisé­ment le principe de la croyance légitime est un des principes généraux d'ad­ministration correcte qui heurte de front les principes fondamentaux du droit fiscal, et en particulier celui de la légalité. Il cause donc un sérieux problème.

87. - Dans l'arrêt annoté, la Cour de cassation reconnaît (implicite­ment) l'existence et l'application du principe de la croyance légitime en droit fiscal belge. Mais cela ne suffit pas. La question principale est de savoir si la Cour pouvait légitimement rendre cette importante décision. La position de la Cour est-elle justifiée (354)? Nous étudierons tout d'abord les arguments qui plaident pour ou contre la reconnaissance du principe de la croyance légitime en droit fiscal (a). Ensuite nous situerons cette reconnais­sance dans le droit belge actuel (b).

a) Les arguments qui plaident pour ou contre la reconnaissance du prin­cipe de la croyance légitime en droit fiscal.

88. - Comme il a été dit plus haut, la Cour de cassation ne répond pas vraiment aux arguments à l'appui desquels l'Etat prétend contester l'appli­cation du principe de la croyance légitime en droit fiscal. Nous commence-

(348) V. l'arrêt publié ci-dessus. (349) Cass., 23 avril 1993, Fiskoloog, 1993, no 428, pp. 7-8; comp. VAN ÜROM­

BRUGGE, S., <<De vernietiging of vermindering ... >>, loc. cit., n° 6, p. 26; V AN ÜRSHO­VEN, P., <<Algemene beginselen van behoorlijk fiscaal en ander bestuur>>, loc. cit., n° 17, p. 9.

(350) Cass., 22 octobre 1992, R. W., 1992-1993, 988; voyez, à ce sujet, X., << Uitweg via het algemeen principe van de onverschuldigde betaling? >>, Fiskoloog, 1993, no 420, p. 8; voyez également Bruxelles, 6 février 1990, F.J.F., 1990, 96. Comp. p.e. trib. Bruges, 14 mai 1987, F.J.F., 1987, 202 et Fisc. Koerier, 1987, 298, note VANHEES­WIJCK, L.

(351) VAN ÜROMBRUGGE, S., <<De vernietiging of vermindering ... >>, loc. cit., no 6, p. 26 ; id., << Algemene beginselen van behoorlijk bestuur in fiscale zaken : een ontgoochelend arrest?>>, Fiskoloog, n° 348, p. 8).

(352) Comp., relatant la position de la doctrine néerlandaise, GEENS, K.,<< Binden cir­culaires, toezeggingen of inlichtingen de fiscus ? >>, Fiskofoon, 1983, no 35, (6), p. 8.

(353) P.e. le principe de l'égalité. (354) Comp. DEBLAUWE, R., note sous Bruxelles, 22 octobre 1986, Fisc. Koerier,

1987, 199.

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rons par passer ces arguments en revue. Ces objections touchent - on devait s'y attendre - aux principes fondamentaux du droit fiscal (1). Ensuite les (autres) arguments qui plaident en faveur d'un telle applica­tion, seront analysés (2)

1) Les arguments (contra) tirés des principes fondamentaux du droit fiscal.

a. l'ordre public.

89. - En premier lieu, on pourrait faire remarquer (355) que le droit fiscal est d'ordre public, les intérêts essentiels de l'Etat et de la collectivité étant concernés (356). L'Etat belge déclare dans la première branche du moyen que toutes les prescriptions de droit fiscal sont d'ordre public (357). Cela implique, entre autres, que les contribuables ne peuvent y déroger par une convention (comp. les articles 6, 1131 et 1133 C. civ.). Une des princi­pales conséquences de ce principe est qu'il n'est pas possible- sauf excep­tion légale- de transiger avec l'Administration sur des questions de prin­cipe (358). Cette convention serait entachée d'une nullité absolue, avec toutes les conséquences que cela implique (359). Elle n'obligerait per­sonne (360), ni l'Administration (361), ni le juge (362).

(355) L'Administration ne manque pas de le faire; outre l'arrêt annoté, voyez p.e. cass., 29 mai 1992, F.J.F., 1992, 144 et Fisc. Koerier, 1992, 411, note DELPORTE, F. ; dans la doctrine, voyez p.e. et surtout GEENS, K., << Binden circulaires, toezeggingen of inlichtingen de fiscus ? >>, loc. cit., p. 6, sub 1.

(356) Cass., 15 mars 1968, Pas., 1968, I, 884; CouTURIER, J., et PEETERS, B., op. cit., no• 19 et s., pp. 46 et s. ; DASSESSE, M., et MINNE, P., op. cit., 33 et s. ; SPRUYT, A., op. cit., , 1990, 61 et s. ; TIBERGIDEN, op. cit., 1992, 33-34; TIBERGIDEN, A., op. cit., , 1986, n°8 184 et s., pp. 131 et s.; VAN CROMBRUGGE, s., De grondregels ... , n° 41, p. 37. Voyez également C.E., 10 mai 1984, F.J.F., 1984, 161.

(357) Cf. TIBERGIDEN, op. cit., 1992, 34; TIBERGIDEN, A., op. cit., 1986, n° 186, p. 132; voyez encore BARTHOLOMEEUSEN, A., <<Du caractère d'ordre public ou impératif des lois fiscales>>, note sous Liège, 11 juin 1986, J.D.F., 1987, (216), n° 7, pp. 219-220.

(358) Par contre, un accord sur des questions de fait est possible (voyez les références infra, no• 157 et s.). La distinction entre<< question de fait>> et<< question de droit>> n'est pas toujours claire (voyez, concernant l'interprétation des dispositions légales concernées, Bruxelles, 28 octobre 1986, J.D.F., 1987, 323, F.J.F., 1987/67 et Fisc. Koerier, 1987, 198, note DEBLAUWE, R.; Anvers, 17 mars 1992, F.J.F., 1992, 138; concernant l'interpréta­tion d'une convention, Anvers, 15 juin 1992, F.J.F., 1992, 174; comp. Bruxelles, 18 décembre 1990, Fisc. Koerier, 1991, 294, note GAZAGNES, D. ; dans la dernière affaire la discussion ne portait que sur les moyens de preuve); c'est a fortiori le cas quand il s'agit de normes vagues et générales (PEETERS, B., et ÜAUWENBERGH, P., << Het voorafgaand schriftelijk akkoord : fiscale (schijn)rechtszekerheid? >>, T.F.R., 1993, (134), no 6).

(359) C.E., 10 mai 1984, F.J.F., 1984, 161; TIBERGHIEN, A., op. cit., 1986, n° 187, p. 133 ; TIBERGIDEN, op. cit., 1992, 34; v AN ÜROMBRUGGE, s., De grondregels ... , n° 41, p. 37.

(360) CoUTURIER, J., et PEETERS, B., op. cit., n° 24, p. 50; VAN ÜROMBRUGGE, S., De grondregels ... , n° 41, p. 37.

(361) Cass., 20 janvier 1941, Arr. Cass., 1941-1944, 9; cass., 22 novembre 1949, Arr. Cass., 1950, 165; comp. TIBERGIDEN, A., op. cit., , 1986, no 187, pp.133-134.

(362) Anvers, 23 décembre 1991, F.J.F., 1992, 63; Bruxelles, 22 mai 1992, Fisc. Koe­rier, 1992, 553, note THILMANY, J.

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90. - Dans l'affaire qui a donné lieu à l'arrêt annoté, il n'y avait pas d'accord exprès sur le principe même que la loi exige certaines mentions sur les factures d'achat. Par contre, on pourrait dire qu'il existait un accord tacite, tout au moins une certaine tolérance- et donc renonciation- de la part de l'Administration. Le fait que l'Administration ne pouvait pas passer un tel accord, entraîne la nullité de l'accord. Mais le droit du contri­buable ne résulte pas de l'accord, il est fondé sur le principe général de la croyance légitime. La nullité de l'accord n'empêche donc pas l'existence d'un droit dans le chef du contribuable (363).

91. - En soi, le caractère d'ordre public des dispositions légales n'em­pêche pas que le juge puisse tenir compte de la confiance légitime ou de l'erreur excusable ou invincible du sujet de droit. Il suffit de rappeler que celui qui commet un délit, échappe à l'application de la loi pénale s'il prouve qu'il a été victime d'une erreur invincible (364). De même, en droit civil, toute la procédure de divorce par consentement mutuel est d'ordre public (365). Cela n'empêche pas qu'un des époux puisse se prévaloir de sa bonne foi, de sa confiance légitime (366). Pourquoi n'en serait-il pas de même en droit fiscal (367) ?

(363) Infra, no• 124 et s. (364) Voyez, à ce sujet, entre autres, CoNSTANT, J., Précis de droit pénal, t. rer, 1975,

n° 352, pp. 375 et s. ; v AN HOUDT, C.J., et CALEWAERT, W., Belgisch Strafrecht, t. II, Anvers, Story, 1976, n°" 812 et s., pp. 404-405; voyez encore, dans la littérature récente, ARNOU, P., << Verkeerd advies ais grond voor onoverwinnelijke dwaling >>,note sous corr. Furnes, 3 juin 1983, R. W., 1983-1984, (2782), n° 1, col. 2782; F.D., note sous cass., 19 décembre 1980, R. W., 1981-1982, 1075-1076; DE SMET, B., <<De onoverkomelijke rechtsdwaling ais wapen tegen overregulering en artificiële incriminaties >>, R. W., 1992-1993, 1288-1295. Ce dernier auteur donne comme exemple l'erreur provoquée par une attitude tolérante de l'autorité ou par la politique suivie par le ministère public (ibid, 1294, litt. D.; cass., 9 décembre 1981, Pas., 1982, I, 482).

(365) PINTENS, W., Echtscheiding door onderlinge toestemming, Anvers, Kluwer, 1982, n° 245, p. 154 (plus particulièrement concernant l'obligation de faire faire un inventaire).

(366) Liège, 5 mars 1990, J.L.M.B., 1990, 736. Suite à une information inexacte de la part du greffe du tribunal, un époux n'avait pas comparu dans les délais prévus par le Code judiciaire. La Cour constate l'erreur invincible, mais fonde la décision sur la notion de <<force majeure ou cause assimilée>>. En réalité il n'y avait pas de force majeure, mais une croyance légitime. Il faut comparer cet arrêt avec celui de la Cour d'appel d'An­vers du 30 mai 1990 (Notarieel Fiscaal Maandblad, 1992, 181, note VAN ÛOSTER­WIJCK, G.). Au lieu d'appliquer le principe de la croyance légitime, la Cour préfère mécon­naître le caractère d'ordre public de la procédure en considérant que la nullité n'était pas absolue et que les parties avaient confirmé le procès-verbal d'inventaire irrégulier.

(367) Cf. C.E., 10 mai 1984, F.J.F., 1984, 161 ; le contribuable y prétendait qu'en vertu des principes de la sécurité juridique et de la croyance légitime, il était en droit de réclamer l'application des accords conclus avec le contrôleur des contributions concer­nant l'exonération d'intérêts de retard. Le Conseil d'Etat envisage la question sous l'angle de l'ordre public et décide que la convention conclue entre le contribuable et l'Ad­ministration ne peut pour cette raison avoir d'effet. On pourrait en déduire que le Conseil d'Etat n'a pas retenu l'application du principe de la croyance légitime en di·oit fiscal, étant donné le caractère d'ordre public de ces prescriptions. Mais il faut préciser que le Conseil ne répond pas explicitement à l'argument de la croyance légitime. Il ne dit pas que le caractère d'ordre public empêche cette application de façon absolue. D'autre part, le Conseil annule la décision du directeur régional pour défaut de motivation.

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92. - On déduit également du principe que la loi fiscale est d'ordre public, que l'Administration n'est pas tenue par ses promesses, qu'elle n'est pas liée par ses renseignements (368), par ses erreurs d'appréciation (369) et d'interprétation (370), ni par les circulaires administratives (371), quand celles-ci sont contraires à la loi. Ni elle (372), ni le juge (373) ne peuvent renoncer à l'application correcte de la loi et au recouvrement de l'impôt dû selon la loi (374). Cela a comme conséquence que le demandeur ne peut en déduire un droit en sa faveur (375). Cette question touche au principe de la légalité (sensu lato). Nous y reviendrons.

b. le principe de l'égalité.

93. - Le moyen ne prétend d'ailleurs pas que le caractère d'ordre public des prescriptions légales relatives aux mentions devant figurer sur les factures et imposées en application de la législation sur la T.V.A. est un argument suffisant, au contraire. Le demandeur combine l'argument du caractère d'ordre public avec d'autres arguments. L'Etat reproche notam­ment à la Cour d'appel d'avoir dispensé le contribuable de l'application de certains textes réglementaires et par conséquent d'avoir autorisé une exemption d'impôt en violation de l'article 112 de la Constitution.

94. - La portée de cet article est double (376). Il implique d'une part qu'une exemption ou modération d'impôt ne peut être établie que par une loi, et ceci afm d'éviter l'arbitraire (377). En cela il est le pendant de l'art. 110 de la Constitution (378) et se rattache au principe de la léga­lité (379). En outre, il implique que les contribuables doivent être mis sur

(368) ScAILTEUR, C., <c Aansprakelijkheid voor verkeerde inlichtingen inzake belastin­gen ,>, loc. cit., , 96.

(369) Voyez p.e. cass., 20 janvier 1941, Arr Cass., 1941-1944, 9, note; TIBER­GHIEN, A., op. cit., 1986, no 187, p. 133.

(370) Trib. Bruxelles, 26 octobre 1989, F.J.F., 1990, 161. (371) Cass., 22 novembre 1949, Arr. Cass., 1950, 165, note; cass., 10 juillet 1953,

Pas., 1953, I, 915, concl. av. gén. Ganshof van der Meersch, W. (923) ; Mons, 24 juillet 1990, R.G.F., 1991, 102, note LEus, K., et Fisc. Koerier, 1990, 568, note BEHAEGE, I.; DASSESSE, M., et MrnNE, P., op. cit., 1991, n° II.l.6, p. 35; HINNEKENS, L., <c De rechts­waarde van de belastingcirculaire : quo vadimus? ,>, loc. cit., no 2, p. 151.

(372) Cass., 22 novembre 1949, Arr. Cass., 1950, 165, note; trib. Bruxelles, 26 octobre 1989, F.J.F., 1990, 161 ; HINNEKENS, L., <c De rechtswaarde van de belastingcirculaire : qui vadimus? ,>, loc. cit., n° 2, p. 151; ScAILTEUR, 0., <c Des renonciations au bénéfice de la loi en droit fiscal 1>, Rec. Gén. Enr. Not., 1962, no 20 507, (257), p. 259; id., <c Les rensei­gnements erronés donnés par les agents des services fiscaux engagent-ils la responsabilité de l'Etat 1 1>, loc. cit., no 20 804, p. 354, sub 2; id., <c Aansprakelijkheid voor verkeerde inlichtingen inzake belastingen 1>, loc. cit., 96.

(373) Anvers, 19 janvier 1982, F.J.F., 1982, 61 (la Cour doit elle-même d'office soule­ver l'irrecevabilité de la réclamation tardive lorsque le délai est d'ordre public).

(374) GEENS, K., <c Binden circulaires, toezeggingen of inlichtingen de fiscus 1 1>, loc. cit., pp. 6 et 7, sub I, et p. 8.

(375) Trib. Bruxelles, 26 octobre 1989, F.J.F, 1990, 161. (376) VAN HOUTTE, J., op. cit., 1979, n° 148, p. 144. (377) Ibid. (378) Ibid. ; comp. TIBERGHIEN, op. cit., 1986, no 166, p. 115. (379) Infra, no• 105 et s.

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un pied d'égalité, même en ce qui concerne l'exemption ou la modération de l'impôt (380).

95. - Selon la jurisprudence, il n'y a pas violation du principe de l'éga­lité quand la différence de traitement établie entre certaines catégories de personnes est justifiée par des motifs objectifs et raisonnables. L'existence d'une telle justification doit s'apprécier en tenant compte du but et des effets de la mesure critiquée ainsi que de la nature des principes en cause. Le principe d'égalité est violé, lorsqu'il est établi qu'il n'existe pas de rap­port raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (381).

96. - Le principe d'égalité doit être respecté par le législateur, le pou­voir exécutif et les pouvoirs locaux. Il concerne également l'Administration. Théoriquement, la question de l'égalité ne se pose pas dans ce dernier cas. En vertu du principe de la légalité, l'Administration a l'obligation d'exiger le payement de l'impôt et le respect des formalités légales (382). Elle ne peut donc violer le principe de l'égalité puisqu'elle ne peut tolérer des exemptions ou modérations. De facto, il en va autrement. L'inégalité peut tout d'abord trouver sa source dans le fait que l'Administration n'applique pas certaines dispositions légales de façon conséquente (383). L'inégalité est flagrante et critiquable (384) lorsque l'Administration- sur la base d'une interprétation favorable à un groupe de contribuables ou suite à une prati­que établie - <<renonce>> (385) à réclamer (sélectivement) un impôt dû selon le texte de ·la loi.

(380) Outre les manuels de droit fiscal, voyez DE RIDDER, P., <<De beperkte toetsing van het gelijkheidsbeginsel door het Arbitragehoh, R. W., 1990-1991, 481-491; KmKPA­TRICK, J., <<L'égalité devant l'impôt en droit belge,>, dans L'égalité, t. III, Bruxelles, Bruylant, 1975, 7-71; VAN ÜROMBRUGGE, S., <<De gelijkheid in het fiscaal recht,>, R.W., 1991-1992, 1203-1210; VANISTENDAEL, F., <<De rechtsbescherming van de belastingplich­tige onder de Belgische Grondwet : het gelijkheidsbeginsel ,>, dans Liber Amicorum A. Tiberghien, Anvers, Kluwer, 1984, 381-396.

(381) O. arbitr., 7 mars 1991, F.J.F., 1991, 52; O. arbitr., 13 juin 1991, J.D.F., 1991, 234, et F.J.F., 1991, 143; O. arbitr., 4 juillet 1991, F.J.F., 1991, 142; O. arbitr., 21 novembre 1991, F.J.F., 1992, 02 ; O. arbitr., 18 novembre 1992, F.J.F., 1993, 1 et Fisk. Koerier, 1992, 550, note. Oass., 5 octobre 1990, F.J.F., 1991, 1 et A.F.T., 1991, 168, note STEVENS, K. ; voyez également Gand, 19 novembre 1991, F.J.F., 1992, 90, et Fisc. Koerier, 1992, 139, note VAN ÜRSHOVEN, P.; Liège, 18 mars 1992, F.J.F., 1993, 51 ; comp. cass., 26 janvier 1989, F.J.F., 1989, 73. C.E., 20 juin 1989, no 32 769, F.J.F., 1990, 49; C.E., 25 avrill990, A.F.T., 1991, 168, note STEVENS, K., et F.J.F., 1990, 118; C.E., 9 juillet 1990, F.J.F., 1990, 212. Cette jurisprudence est également en accord avec celle de la Cour européenne des droits de l'homme (art. 14 C.E.D.H.) (pour des exemples récents, voyez C.E.D.H., 28 octobre 1987, Inze, Série A, no 126, § 41 ; O.E.D.H., 23 octobre 1990, Darby, Série A, n° 187, § 31).

(382) VAN HoUTTE, J., op. cit., 1979, no 150, p. 145. Infra, no 105. Autrement dit, il n'y a pas de recours au principe de l'égalité contra legem (LEus, K., << Tegenwettelijk beleid in het domein van het belastingrecht,>, loc. cit., n° 17, p. 1059).

(383) KIRKPATRICK, J., <<L'égalité devant l'impôt en droit belge,>, loc. cit., no• 20 et s.; TrnERGHIEN, op. cit., 1986, n° 172, pp. 124-125 et les exemples cités.

(384) TrnERGHIEN, op. cit., 1986, no 173, p. 125. (385) ScAILTEUR, 0., <<Des renonciations au bénéfice de la loi en droit fiscal,>, loc. cit.,

n° 20 507, pp. 257 et s.

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97. - A vrai dire, dans l'affaire soumise à la Cour de cassation dans l'arrêt annoté, il ne s'agit pas d'une exemption ou modération d'impôt. L'Administration avait dispensé le contribuable Van A. de remplir toutes les formalités requises par la loi pour pouvoir déduire la T.V.A. payée par lui. Dès lors, l'Administration a attribué une faveur (386) aux contri­buables, dont Van A. Elle a établi une sorte de privilège en matière d'im­pôt, ce qui est formellement et totalement interdit par l'alinéa premier de l'art. 112 de la Constitution.

98. - L'application du principe de la croyance légitime par l'Administra­tion et par le juge constitue également une faveur. A condition d'être conséquente, cette application ne viole pourtant pas le principe de l'égalité. Tous les contribuables se trouvant dans le même cas, c.-à-d. tous ceux qui ont pu croire légitimement à l'existence d'une exemption, sont traités de la même façon (387). Ils obtiennent tous la même faveur en application du même principe général de droit. Le juge ne favorise donc pas seulement un contribuable (388) pour des raisons d'opportunité ou d'équité (389), mais également toute une catégorie de contribuables pour des raisons de sécurité du commerce juridique. Soit, mais le critère de différenciation est-il suscep­tible de justification objective et raisonnable ? Le critère employé est celui de la croyance légitime. Il vise à protéger les contribuables qui ont été induits en erreur par l'Administration et qui ont agi en conséquence. Il vise donc à garantir la sécurité du commerce juridique. Ce but est légitime. Le moyen employé n'est pas disproportionné, pour autant que les conditions (légitimité de la croyance, mise en péril du commerce juridique) soient affi­nées et correctement appliquées.

99. - On peut, à titre de comparaison, mentionner l'affirmation de cer­tains auteurs à propos de l'application des circulaires illégales par l'Adminis­tration. Dans ce cas également, il n'y a pas d'inégalité (390), à condition que la circulaire ait une portée générale, qu'elle ait été publiée et qu'elle ne viole pas en elle-même le principe de l'égalité (391).

(386) Infra, no 105. (387) Conformément à la jurisprudence ancienne de la Cour de cassation et du Conseil

d'Etat (STEVENS, K., note sous cass., 5 octobre 1990, A.F.T., 1991, (172), 172; V AN ÜRS­HOVEN, P., note sous Gand, 19 novembre 1991, Fisc. Koerier, 1992, (140), 141. Voyez p.e. cass., 29 novembre 1975, J.D.F., 1976, 102.

(388) Les <<faveurs individuelles 1> ne pourraient être fondées sur la sécurité juridique et sur le principe d'égalité, mais uniquement sur des motifs d'équité (GEENS, K, << Binden circulaires, toezeggingen of inlichtingen de fiscus 1 1>, loc. cit., 11).

(389) Ce qui instaurerait une inégalité (SPRUYT, A., op. cit., 1990, 58; voyez aussi TrnERGHIEN, A., op. cit., 1986, no 39, p. 27).

(390) Comme d'autres auteurs l'avaient prétendu (KmKPATRICK, J., <<Examen de jurisprudence (1968 à 1982). Les impôts sur les revenus et les sociétés 1>, R.O.J.B., 1984, [671], 681 ; id., <<L'égalité devant l'impôt en droit belge 1>, loc. cit., 38; voyez encore V AN­DEN BERGHE, L., op. cit., n° 65, p. 53; VAN HoUTTE, J., op. cit., 1979, n° 46, p. 47, et n° 150, p. 145).

(391) GEENS, K., << Binden circulaires, toezeggingen of inlichtingen de fiscus? 1>, loc. cit., 10-11; dans le même sens, HINNEKENS, L., <<De rechtswaarde van de belastingcircu­laire : quo vadimus? ,>, loc. cit., no 8, p. 156; VAN CROMBRUGGE, S., <<De vernietiging of vermindering ... 1>, loc. cit., no 11, p. 31; contra : LEus, K., << Tegenwettelijk beleid in het

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100. - Certes, on pourrait objecter que tous les contribuables ne feront pas toujours prévaloir leur bonne foi. On dira aussi que les décisions qui appliquent le principe de la croyance légitime, ne sont pas publiées par l'Administration, de sorte que les contribuables ne sauront pas quel droit ils pourront revendiquer. Il en résultera une inégalité de traitement (392). Toutefois, chacun est libre de faire valoir ses droits, y compris ceux qui sont issus de la croyance légitime. La publication des décisions judiciaires dans les revues spécialisées, assurera une égalité et une sécurité juridique croissante.

101. - L'inégalité de traitement de la part de l'Administration peut être d'un autre ordre, notamment quand l'Administration n'applique pas les circulaires, tolérances et tempéraments à tous les contribuables se trou­vant dans la même situation (393). De même, le refus de la part de l'Admi­nistration et du juge d'honorer la croyance légitime constitue incontesta­blement un traitement inégal et arbitraire. C'est le cas dans l'affaire sou­mise à la Cour de cassation dans l'arrêt annoté. Le contribuable Van A. serait traité plus durement que tous ceux qui, comme lui, avaient cru que leurs factures d'achat étaient régulières (394), mais qui n'ont pas été inquiétés par l'Administration (395).

domein van het belastingrecht •>, loc. cit., no• 12 et s., pp. 1057-1059 (dans l'illégalité, l'iné­galité n'importe pas). Voyez déjà, à propos de l'application conséquente des tempéra­ments à la loi ou de la tolérance administrative, ScAILTEUR, C., <<Des renonciations au bénéfice de la loi en droit fiscal •>, loc. cit., n° 20 507, p. 263 (<<elle fait profiter des tempé­raments et des tolérances qu'elle crée tous les contribuables se trouvant dans les condi­tions auxquelles elle en subordonne l'application •>). A condition également que l'Adminis­tration respecte ses propres circulaires (ScAILTEUR, C., ibid.; comp. TIBERGHIEN, A., op. cit., 1986, n° 187, pp. 133-134 (l'auteur remarque qu'il n'est pas rare que l'Administration se tienne à ce à quoi elle s'est obligée).

(392) Comparez les objections formulées à l'encontre des << hardheidsartikelen •> (ScAIL­TEUR, C., <<Des renonciations au bénéfice de la loi en droit fiscal •>, loc. cit., n° 20 507, p. 268). Voyez aussi le nouveau système du<< ruling •>. Les décisions prises par l'Administra­tion font l'objet d'une publication (anonyme), afin de permettre aux contribuables qui se trouvent dans le même cas, d'exiger d'être traités de la même façon (comp. PEETERS, B., et ÜAUWENBERGH, P.,<< Het voorafgaand schriftelijk akkoord: fiscale (schijn-)rechtszeker­heid 1 •>, loc. cit., n° 17 ; STRAKA, K., << Ruling : billijkheid quo vadis? •>, loc. cit., 2).

(393) Comp., à propos de la (non-)application des circulaires administratives, GEENS, K., << Binden circulaires, toezeggingen of inlichtingen de fiscus 1 •>, loc. cit., 10-ll ; dans le même sens, HINNEKENS, L., <<De rechtswaarde van de belastingcirculaire : quo vadimus? •>, loc. cit., n° 8, p. 156. Voyez, pour un exemple assez significatif, Bruxelles, 7 mai 1991, F.J.F., 1991, ll7, et Fisc. Koerier, 1991, 372.

(394) Il en est de même pour les époux qui, s'étant fiés à la pratique du ministère public quant aux formalités à remplir en matière d'inventaire, ont néanmoins vu leur procédure de divorce par consentement mutuel annulée pour irrégularité formelle. Ils sont traités plus durement que les époux dont le divorce a été prononcé avant que ne soit découvert le vice formel en question (pour ce cas de figure, voyez Anvers, 16 mai 1990, Notarieel Fiscaal Maandblad, 1990, 181, note VAN OosTERWIJCK, G.).

(395) Parce que leur cocontractant s'était acquitté de son obligation de verser la T.V.A. On peut se demander si le fait que le cocontractant de Van A. ait manqué à son devoir de verser la T.V.A., constitue une raison objective valable. On peut en douter. Une fois admise par l'Administration, l'efficacité de la tolérance ne peut dépendre d'une circonstance indépendante de la volonté du contribuable et dont celui-ci ne peut même pas vérifier l'existence au moment d'établir la facture.

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c. le principe de la légalité.

102. - Le troisième argument qui apparaît dans la première branche du moyen est la violation du principe de la légalité. Sans prononcer le mot, le demandeur fait valoir que la Cour d'appel ne pouvait renoncer à l'appli­cation des prescriptions légales impératives - et ainsi autoriser une dis­pense de taxe- sans fondement juridique admissible. La Cour n'avait, en effet, pas indiqué la disposition légale ou la règle de droit qui justifiait une telle dispense. Elle avait seulement invoqué un principe d'administration correcte, ce qui était manifestement insuffisant (396).

103. - On pourrait prétendre que le principe de la croyance légitime heurte de front celui de la légalité (397). A première vue cela est ex-act. En effet, le premier principe a précisément pour but de rendre régulier ce qui ne l'est pas. L'impôt légalement dû, ne l'est plus. L'application du principe de la croyance légitime est-elle néanmoins conciliable avec le principe de la légalité 1 Pour pouvoir répondre à cette question, il importe de préciser ce que veut dire ce principe de la légalité, de passer en revue quelques cas d'application et de soumettre les arguments traditionnels à une apprécia­tion critique.

104. - Le principe de la légalité (398), dans le sens strict du terme, implique qu'un impôt au profit de l'autorité ne peut être établi que par une loi (399). Ce principe est consacré par l'art. 110 de la Constitution. Ni le pouvoir exécutif, ni l'Administration- p.e. par une circulaire interpréta­tive (400) -ni le juge, ne pourront exiger le payement d'impôts que la loi n'a pas prévus expressément. Il est important de souligner la ratio legis du principe de la légalité. L'introduction de ce principe a été justifiée par le besoin de protection des contribuables (401}, par la sécurité juridique du

(396) <<Un principe de bonne administration (qui n'est nulle part défmi par la loi)>>. Le principe n'ayant pas de base légale, il ne constitue pas- aux yeux du demandeur­un fondement juridique suffisant. Il faut une <<loi>> dans le sens formel du mot (art. llO et 112 de la Constitution).

(397) Comp. VAN ÜROMBRUGGE, S., <<De vernietiging of vermindering ... >>, loc. cit., n° 11, p. 30; id., << Algemene beginselen van behoorlijk bestuur in fiscale zaken: een ont­goochelend arrest 1 >>, loc. cit., no 348, p. 8.

(398) GANSHOF VAN DER MEERSCH, W.,<< L'impôt et la loi>>, dans En hommage à Vic­tor Gothot, Fac. Dr. Liège, 1962, 257-320; voyez également les traités de droit fiscal (Cou­TURIER, J., et PEETERS, B., op. cit., ll08 11 et s., pp. 35 et s. ; DASSESSE, M., et MlNNE, P., op. cit., I.1, pp. 24 et s. ; TIBERGffiEN, op. cit., 1992, nos 0039 et s., pp. 28 et s. ; TIBER­GHIEN, A., op. cit., 1986, n°" 120 et s., pp. 87 et s. ; VAN CROMBRUGGE, S., De grondre­gels ... , no• 6 et s., pp. 11 et s.).

(399) On fait volontiers remarquer que les mots << door een wet >> sont plus restrictifs que les termes<< krachtens een wet >>employés par la Constitution néerlandaise (GANSHOF VAN DER MEERSCH, W., loc. cit., 257-258 et 276-277; dans le même sens GEENS, K.,<< Bin­den circulaires, toezeggingen of inlichtingen de fiscus 1 >>, loc. cit., p. 8; V AN CROM­BRUGGE, S., De grondregels ... , no 6, p. 11).

(400) Ces circulaires n'ont pas force de loi, même si elles sont publiées au Moniteur belge (Bruxelles, 4 juin 1991, Fisc. Koerier, 1991, 343, note VANHEESWIJCK, L.). Voyez également infra, no 117.

(401) CoUTURIER, J., et PEETERS, B., loc. cit., no 11, p. 35; GANSHOF VAN DER MEERSCH, w., loc. cit., 258; VAN CROMBRUGGE, s., De grondregels ... , n° 6, p. 11.

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contribuable (402). Le principe de la légalité sensu stricto n'entre pas en col­lision avec celui de la croyance légitime. Le contribuable s'insurgera contre l'illégalité de l'impôt et réclamera le remboursement de celui-ci (403).

105. - Mais le champ d'application du principe de la légalité est plus vaste. Il implique également (404) que les exemptions et les modérations d'impôt ne peuvent être établies que par une loi (art. 112, al. 2, de la Constitution) (405). C'est ce qu'on pourrait appeler le principe de la légalité sensu lato. Et c'est ici que le conflit entre le principe de la légalité et celui de la croyance légitime prend toute son ampleur (406). Par des moyens divers (407), l'Administration peut accorder à un groupe de contri­buables (408), ou à un contribuable seulement (409), une exemption d'im­pôt dans le sens large du terme, un traitement de faveur quelconque (410).

(402) VERSÉE, Th., loc. cit., 391. (403) P.e. l'impôt illégalement réclamé, suite à une circulaire <<interprétative •> de

l'Administration défavorable au contribuable. Les tribunaux refuseront d'appliquer la circulaire et appliqueront la loi (DASSESSE, M., et MINNE, P., op. cit., no 11.1.6, pp. 35-36 et l'exemple cité). Comp., pour un mode de calcul défavorable en cas de fractionnement d'un impôt sur les revenus dû par des époux, trib. Bruxelles (sais.), 4 mars 1991, J.D.F., 1991, 108.

(404) VAN CROMBRUGGE, S., <<De vernietiging of vermindering ... •>, loc. cit., n° 11, p. 30; comp., bien qu'à propos du caractère d'ordre public de la loi fiscale, GEENS, K., << Binden circulaires, toezeggingen of inlichtingen de fiscus 1 •>, loc. cit., p. 8 (<<er mag niet meer, maar ook niet minder belastingen geheven worden dan de wet voorziet, wat de administratie ook mag beloofd hebben •>).

(405) GANSHOF VAN DER MEERSCH, W., loc. cit., 276 et s. ; CoUTURIER, J., et PEE­TERS, B., op. cit., no 14, pp. 39-40; VAN ÛMMESLAGHE, P., <<Droit commun et droit fis­cal •>, loc. cit., n° 12, p. 24. Voyez p.e., quant à l'exemption de taxes communales, Bruxelles, 14 mars 1984, J.D.F., 1984, 363, et F.J.F., 1984, 143; Gand, 15 décembre 1986, F.J.F., 1988, 24.

(406) Comp. VAN CROMBRUGGE, S., <<De vernietiging of vermindering ... •>, loc. cit., no 6, pp. 26-27.

(407) P.e. par des comportements actifs (circulaires) ou passifs (tolérances). (408) Le comportement actif le plus courant est la circulaire administrative dans

laquelle l'Administration, par une interprétation favorable aux contribuables concernés, accorde une modération ou une exemption de l'impôt. Cette pratique est relativement fréquente (DASSESSE, M., et MINNE, P., op. cit., 1991, no II.l.6, p. 35), voire systématique (ibid., p. 36). On a parlé d'un système de<< pseudo-législation •> (voyez les références infra, note 426; voyez aussi DuBOIS, H., <<De eerbiediging van juridische grondregels bij de fis­cale rechtsbedeling •>, Fiskofoon, 1983, [138], 140). L'attitude passive de l'Administration peut également constituer une exemption d'impôt contra legem. L'exemple type est la pratique laxiste de l'Administration par laquelle elle <<renonce •> tacitement à appliquer la loi et à recouvrer l'impôt.

(409) L'on songe à l'accord passé avec un contribuable sur une question de droit, à la promesse faite à un contribuable, au renoncement d'appliquer la loi à l'égard d'un contribuable, etc.

(410) Rappelons qu'il ne s'agit, dans le cas soumis à la Cour de cassation dans l'arrêt annoté, d'une véritable exemption ou modération d'impôt, mais plutôt d'une dispense de respecter toutes les formalités légales pour obtenir la déduction de la T.V.A. Néanmoins, les deux cas sont assimilables puisque le contribuable obtient une faveur (contra legem). Il en va de même, p.e. quand le contribuable a de justes raisons de croire qu'il ne devra pas rapporter de pièces justificatives pour que des payements soient considérés comme des remboursements de frais (Bruxelles, 20 mars 1984, F.J.F., 1984, 124), que le délai pour introduire un recours n'est pas écoulé (Anvers, 6 mai 1991, Fisc. Koerier, 1992, 368, note F. DELPORTE), que le fonctionnaire avait la compétence requise pou~. prendre la

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106. - Trois possibilités peuvent être envisagées. Dans le premier cas, la faveur est en accord avec la loi, l'interprétation de la loi est correcte (411). Il n'y aura pas de problème, pas de conflit : la légalité sera respectée et la confiance du contribuable ne pourra être trompée.

107. - Dans le second cas, l'attribution d'une faveur par l'Administra­tion rentre dans le cadre de l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire de l'Admi­nistration (412). Ce cas est exceptionnel car en principe l'Administration n'a pas de tel pouvoir. Néanmoins, le problème de la protection de la croyance légitime se pose. Le pouvoir discrétionnaire peut faire l'objet d'une prati­que constante ou d'une politique bien définie de l'Administration. Celles-ci peuvent d'ailleurs être <<codifiées>> dans une circulaire dite <<indicative>> (<<ligne de conduite>>) (413). La confiance du contribuable dans le maintien de cette pratique ou de cette politique, peut être trompée quand d'Admi­nistration décide subitement de changer sa ligne de conduite. Le contri­buable peut dans ce cas faire valoir un droit, non pas sur la base de la pra­tique ou de la circulaire (414), mais sur la base du principe de la croyance légitime (415).

108. - La jurisprudence accepte en effet que le contribuable puisse recourir au principe de la croyance légitime pour faire échec à l'exercice du pouvoir discrétionnaire de l'Administration. L'exemple le plus évident est le maintien des accords conclus avec les contribuables concernant des questions de fait (p.e. art. 44, al. 2 C.I.R.) aussi longtemps que ceux-ci n'ont pas été dénoncés par l'Administration (416).

décision litigieuse (C.E., 10 mai 1984, F.J.F., 1984, 161), etc. Il s'agit chaque fois d'un traitement de faveur attribué en violation de la loi.

(411) Comp. HINNEKENS, L., <<De rechtswaarde van de belastingcirculaire :quo vadi­mus? >>, loc. cit., n° 3, p. 152.

(412) Voyez supra, no 84. (413) Voyez, quant au droit administratif en général, les références citées supra,

no 35; adde LEus, K., note sous Mons, 24 juillet 1990, R.G.F., 1991, (104), n° 3, pp. 106-107; MAsT, A., op. cit., 1992, n° 39, pp. 42-43. L'utilité de telles circulaires a également été reconnue en droit fiscal (V AN GELDER, A.J.M., << Enkele problemen van pseudo-wetge­ving in het fiscaal recht>>, in Liber Amicorum Frédéric Dumon, t. II, Anvers, Kluwer, 1983, [1047], n° 16, pp. 1051-1052; VAN ÜRSHOVEN, P., << Algemene beginselen van behoorlijk fiscaal en ander bestuur>>, loc. cit., n° 43, pp. 24-25).

(414) Celle-ci ne concerne que les fonctionnaires subalternes, qui doivent l'exécuter sous peine de se voir infliger des sanctions disciplinaires (cass., 10 juillet 1953, Pas., 1953, I, 915, et surtout les concl. de l'av. gén. Ganshof van der Meersch, W. [923] ; VAN ÜRSHO­VEN, P., << Algemene beginselen van behoorlijk fiscaal en ander bestuur •>, loc. cit., n° 43, p. 25 et les références). En réalité, ces directives s'adressent également aux contribuables. A cette fin, elles sont même publiées. Leur but est d'assurer la sécurité juridique (sensu stricto). Le contribuable sait à quoi s'en tenir (ibid., pp. 25-26, et no 44, p. 26; quant au droit administratif, voyez supra, no 35). Comp., quant à la valeur<< indirecte •> de ces cir­culaires, LEUS, K., note sous Mons, 24 juillet 1990, R.G.F., 1991, (104), n° 3, p. 107 ; voyez également, en droit fiscal, ScAILTEUR, C., note sous trib. Anvers, 20 juin 1968, Rec. Gén. Enr. Not., 1968, no 21 189, (390), pp. 391-392.

(415) VAN ÛRSHOVEN, P., << Algemene beginselen van behoorlijk fiscaal en ander be­stuur •>, loc. cit., n° 43, p. 25.

(416) Infra, no• 157 et s.

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109. - La Cour de cassation s'est déjà prononcée au sujet de ce pro­blème dans une hypothèse voisine. La loi (art. 248, §1er, al. 2 [ anc.} C.l.R.) attribue à l'Administration le pouvoir de conclure des accords avec les groupements professionnels fixant des bases forfaitaires de taxation auxquelles pourront être assujettis les contribuables appartenant à une cer­taine catégorie professionnelle. Dans une affaire soumise à la Cour d'appel de Gand (417), l'Administration avait amendé un de ces accords, et y avait donné un effet rétroactif. L'amendement s'appliquait même aux déclara­tions qui étaient déjà parvenues à l'Administration. La Cour d'appel estime que ce procédé est contraire aux principes généraux d'administration cor­recte. Le contribuable avait en effet opté pour une imposition sur une base forfaitaire, compte tenu de l'accord existant à ce sujet au moment de remettre sa déclaration (418).

110. - La Cour de cassation (419) ne l'entend pas de la même façon. Ces bases forfaitaires, dit le Cour, constituent une présomption légale de l'exac­titude des bénéfices ou profits. La loi n'empêche pas qu'elles soient corrigées de commun accord << dans les délais d'imposition fixés par la loi, aux fins d'obtenir une détermination plus précise de ces bases de taxation>>. Le fait que le contribuable ait déjà introduit sa déclaration au moment où l'accord est amendé, ne lui donne pas le droit de se prévaloir de la base forfaitaire ancienne. Le juge qui en décide autrement en faisant appel aux principes d'administration correcte viole l'art. 248, al. 2 C.I.R. (art. 342 C.I.R./92).

111. - Dans son commentaire, S. Van Crombrugge déclare qu'il serait hasardeux d'en conclure que la Cour rejette l'application en droit fiscal des principes généraux d'administration correcte. La Cour aurait plutôt décidé que ces principes (420) ne pouvaient s'appliquer in casu, les conditions n'étant pas réunies en l'espèce. Rapprochons cet arrêt du 3 mai 1991 de l'arrêt annoté, plus récent (421). La Cour de cassation affirme dans ce der­nier arrêt que le principe de la croyance légitime doit être appliqué et que la Cour d'appel l'a justement fait. On peut déduire de la succession des deux arrêts que la Cour de cassation accepte en principe que l'on puisse

(417) Gand, 19 décembre 1989, J.D.F., 1990, 251, et Fisc. Koerier, 1990, 240, note. (418) <<Attendu que le directeur régional n'était pas habilité à défmir, après la décla­

ration des requérants, la notion de revenus réels autrement que dans le forfait du 24 juil­let 1984 et ce avec effet rétroactif;

<< Attendu que les requérants ont opté pour une cotisation forfaitaire sur la base de règles telles qu'elles étaient connues au moment de leur déclaration ;

<<Attendu que le fait de compléter ou de modifier le forfait après que les requérants eurent déposé leur déclaration et d'appliquer ce complément ou cette modification aux requérants, ce qui a entraîné un accroissement de la base imposable a violé les règles d'une bonne administration. >>

(419) Oass., 3 mai 1991, Pas., 1991, 1, 783, Arr. Cass., 1990-1991, 891, Bull. Bel., 1992, 1207 ; voyez également V AN ÜROMBRUGGE, S., << Algemene beginselen van behoorlijk bestuur : een ontgoochelend arrest?>>, Fiskoloog, 1991, n° 348, pp. 7-8.

(420) Etant donné les faits, il ne pouvait s'agir que du principe de la croyance légi­time ou de celui de la non-rétroactivité.

(421) Là aussi, il s'agissait en réalité d'un problème de preuve -pour autant que l'on suive l'opinion de la jurisprudence la plus récente- (voyez supra, note 4).

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tenir compte de la croyance légitime du contribuable, quand l'Administra­tion a agi dans le cadre d'un pouvoir discrétionnaire. S. Van Crombrugge avait donc raison.

112. - Il serait d'ailleurs paradoxal d'exclure l'application du principe de la croyance légitime quand l'Administration a agi dans le cadre de son pouvoir discrétionnaire, et de l'accepter quand l'Administration a agi sans pouvoir aucun, c.-à-d. contra legem (422). Enfin, cette jurisprudence de la Cour de cassation est en harmonie avec la jurisprudence et la doctrine en droit administratif, qui voient dans l'exercice des pouvoirs discrétionnaires de l'Administration le terrain de prédilection pour l'application du principe de la croyance légitime (423).

113. - La différence existant- quant à l'application du principe de la croyance légitime- entre les deux arrêts de la Cour de cassation est-elle explicable et justifiée 1 Selon S. Van Crombrugge, le contribuable ne pou­vait- dans l'affaire qui a donné lieu à l'arrêt du 3 mai 1991- compter sur le maintien de la base forfaitaire. Le raisonnement est le suivant. L'Ad­ministration - et non le contribuable - a le choix des moyens de preuve. Elle n'est nullement obligée d'imposer les bénéfices sur la base forfaitaire. Le contribuable le sait. Il ne peut donc compter sur le fait que l' Adminis­tration se contentera de la base forfaitaire comme moyen. de preuve. A for­tiori ne pouvait-il croire que le barème resterait inchangé.

114. - Cette opinion doit être nuancée à un double point de vue. D'une part, le fait que l'Administration possède un pouvoir discrétionnaire ne l'empêche pas de suivre de facto une certaine pratique. Il n'empêche pas que de facto le contribuable règle sa conduite en fonction de cette pratique. S'il s'avère qu'il est de pratique constante que l'Administration se contente du forfait et que la plupart des agriculteurs agissent en conséquence -parce que leur intérêt le commande -l'affirmation que le contribuable ne peut pas compter sur le maintien de cette pratique, est exacte, mais pure­ment théorique. D'autre part, - et S. Van Crombrugge le reconnaît -, le contribuable pouvait bel et bien exercer un droit d'option :fournir des élé­ments probants ou non. Il ne l'a pas fait parce que le forfait lui était favo­rable. S'il avait connu l'amendement de la base forfaitaire, il aurait peut­être agi autrement, p.e. en rassemblant des preuves probantes de ses béné­fices réels (424). L'application de l'amendement de l'accord avec effet rétroactif l'a empêché de le faire.

115.- Dans le troisième cas, la faveur faite par l'Administration au contri­buable est contraire aux dispositions légales. Il s'agit du fameux problème du

(422) L'annotateur (S. VAN CROMBRUGGE} est d'ailleurs un des rares auteurs qui (dans d'autres écrits) s'est déclaré favorable à une telle application (infra, no 186).

(423) Supra, no 43. (424) A cet égard, il convient de remarquer que l'agriculteur s'était basé -pour remplir

sa déclaration dd. 24 septembre 1984- sur le forfait datant du 24 juillet 1984. Force est de constater que cette date ne lui laissait pas non plus le loisir de constituer des preuves de ses bénéfices réels.

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comportement contra legem (425) de l'Administration fiscale (426). Le raison­nement est simple. L'application contra legem du principe de la croyance légi­time est rejetée en droit (administratif) belge. Ce principe ne peut porter atteinte au principe de la légalité. En droit fiscal aucune faveur ne peut être attribuée au contribuable, sauf par la loi ; tout y est dominé par le principe de la légalité. Il n'y a donc pas de place pour le principe de la croyance légi­time en droit fiscal (427). Analysons ce raisonnement plus en détail.

116. - Les hypothèses les plus connues et les plus courantes de compor­tement contra legem sont :

- les circulaires (428) administratives (429) interprétatives qui consti­tuent, de par l'interprétation (inexacte (430), que ce soit intentionnellement

(425) Le caractère contra legem du comportement de l'Administration (p.e. une circu­laire administrative) n'empêche pas qu'il y ait également infraction à d'autres principes, comme celui de l'égalité. Tel est le cas quand la circulaire illégale accorde une modération ou une exonération d'impôt à une catégorie de contribuables en discriminant, c.-à-d. en faisant une distinction sans justification objective, d'autres catégories de contribuables (DASSESSE, M., et M:mNE, P., op. cit., 1991, 30 et 37-38). On trouve alors réunies les deux facettes de l'art. 112, al. 2, de la Constitution.

(426) Voyez DuMON, F., <<Les impôts directs, l'Etat de droit et la Constitution 1>, J.D.F., 1984, 5-35, spéc. 20-22; GEENS, K.,<< Binden circulaires, toezeggingen ofinlichtingen de fis­eus 1 1>, A.F.T., 1984, 6-11 ; HINNEKENS, L., <<De rechtswaarde van de circulaire: quo vadi­mus? 1>, A.F.T., 1984, 150-159; KmKPATRICK, J., <<L'égalité devant l'impôt en droit belge 1>, loc. cit. ; LEus, K., << Tegenwettelijk beleid in het domein van het belastingrecht 1>, dans Liber Amicorum Em. E. Krings, Bruxelles, Story, 1991, 1051-1067; id., note sous Mons, 24 juillet 1990, A.F.T., 1991, 104-108; ScAILTEUR, <<Des renonciations au bénéfice de la loi en droit fiscal 1>, Rec. Gén. Enr. Not., 1962, n° 20 507, pp. 257-268; id.,<< Les rensei­gnements erronés donnés par les agents des services fiscaux engagent-ils la responsabilité de l'Etat 11), Rec. Gén. Enr. Not., 1964, n° 20 804, pp. 353-363 ; v AN GELDER, A.J.M., « Enkele problemen van pseudo-wetgeving in het fiscaal recht 1>, in Liber Amicorum Frédéric Dumon, Anvers, Kluwer, 1983, 1047-1062. Célèbres sont les circulaires illégales concernant le régime administratif des cadres étrangers ; ce sont elles qui ont amené les auteurs à s'in­terroger sur la conception classique en matière de circulaire fiscale (voyez, outre les auteurs cités ci-dessus, KIRKPATRICK, J., <<Examen de jurisprudence [1968 à 1982]. Les impôts sur les revenus et les sociétés 1>, R.C.J.B., 1984, [671], no 5, pp. 679 et s. ; MALHERBE, P., <<La légalité du régime administratif des cadres étrangers 1>, J.D.F., 1982, 65 et s.).

(427) Comp. LEus, K., << Tegenwettelijk beleid in het domein van het belastingrecht 1>, loc. cit., no• 20 et s., pp. 1061 et s.; VAN ÛMMESLAGHE, P., <<Droit commun et droit fis­cal 1>, loc. cit., no 12, p. 24.

(428) Sur les différentes formes de circulaires (interprétatives, indicatives et réglemen­taires), voyez Mons, 24 juillet 1990, R.G.F., 1991, 102, et surtout la note de K. LEus, et Fisc. Koerier, 1990, 568, note BEHAEGHE, 1.; CouTURIER, J., et PEETERS, B., op. cit., n° 14, p. 40; MAsT, A., op. cit., 1992, n° 39, pp. 42-44.

(429) Les circulaires sont souvent portées à la conaissance du public par le moyen de la publication, soit dans les revues spécialisées, soit même au Moniteur belge (voyez DAs­SESSE, M., et M:mNE, P., op. cit., 1991, 36-37 ; KmKPATRICK, J., <<Examen de jurispru­dence [1968 à 1982]. Les impôts sur les revenus et les sociétés 1>, loc. cit., n° 4, p. 678). Cela incite les contribuables à conformer leur comportement aux directives de l'Administra­tion. Mais cela renforce également la sécurité juridique. Les contribuables savent à quoi s'en tenir (ScAILTEUR, C., <<Des renonciations au bénéfice de la loi en droit fiscal 1>, loc. cit., n° 20 507, p. 263; voyez également KmKPATRICK, J., ibid.; comp., quant au droit administratif, supra, n° 35).

(430) Le caractère inexact de l'interprétation résulte souvent du fait que la circulaire a été par la suite remplacée par une autre (voyez p.e. trib. Bruxelles [sais.], 4 mars 1991, J.D.F., 1991, 108).

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ou non (431) de la loi en faveur des contribuables (432), une modération ou une exemption de l'impôt;

- les réponses à des questions parlementaires (433);

- les pratiques illégales (434) suivies par l'Administration à la suite, soit d'une interprétation erronée (435), soit d'une négligence d'un fonction­naire ( 436) ;

- les instructions ou les informations erronées fournies au contri­buable (437).

On trouve par ailleurs souvent des combinaisons de ces diverses formes : des informations procurées au contribuable personnellement sur la base de circulaires de l'Administration, des pratiques ou des tolérances irrégulières qui se sont ajoutées à une information erronée (438), etc.

117. - Selon le principe de la légalité (sensu stricto) (439), la source de l'impôt ainsi que celle de l'exemption et de la modération de l'impôt, se

(431) Voyez à ce sujet, DASSESSE, M., et MlNNE, P., op. cit., 1991, no Il.l.6, pp. 35 et s.; KmKPATRICK, J., <<Examen de jurisprudence (1968 à 1982). Les impôts sur les reve­nus et les sociétés>>, loc. cit., n° 4, p. 678; ces interprétations (intentionnellement) favo­rables sont souvent le contrepoids des dispositions légales restrictives.

(432) Cf. ScAILTEUR, C., <<Des renonciations au bénéfice de la loi en droit fiscal>>, loc. cit., no 20 507, p. 258. L'auteur réserve le terme pour l'interprétation secundum legem ; les mesures qui dérogent à la loi sont des<< tempéraments à la loi>> ou des<< tolérances admi­nistratives>> (ibid.).

(433) TœERGHIEN, op. cit., 1992, 30; elles ne sont en aucun cas une source de droit (Liège, 25 juin 1986, J.D.F., 1987, 159); elles n'ont pas force de loi et ne peuvent, dès lors, compléter un texte légal existant (Gand, 26 septembre 1986, J.D.F., 1988, 355).

(434) Il ne peut s'agir des accords sur des questions de fait que l'Administration est en droit de conclure avec les contribuables. Il s'agit de tolérances de la part de l'Adminis­tration quant à l'interprétation ou à l'application de la loi, une faveur attribuée au contribuable alors qu'il ne remplit pas toutes les conditions légales (camp. Les Novelles, Droit administratif, t. VI, <<Le Conseil d'Etat», no 1379, pp. 469-470 :<d'Administration ne va pas jusqu'au bout de ses droits; elle se montre indulgente ou ferme les yeux>>).

(435) Voyez p.e., précisément en matière de déduction de la T.V.A., Gand, 30 janvier 1986, F.J.F., 1988, 222 (<< houding die het voorheen aannam >>); voyez également trib. Bruxelles, 26 octobre 1989, F.J.F., 1990, 161 (<<que si l'Administration a, dans le passé, admis le même point de vue que le défendeur>>); voyez encore Bruxelles, 9 janvier 1990, Fisc. Koerier, 1990, 388, note VANDERCAM, V.

(436) Voyez l'arrêt annoté ainsi que l'arrêt a quo. Voyez aussi les décisions en matière de rente alimentaire dans lesquelles la déduction de ces rentes n'est pas acceptée par l'Ad­ministration, alors qu'elle a <<fermé les yeux •> pendant plusieurs années (Bruxelles, 18 décembre 1990, Fisc. Koerier, 1991, 294, note GAZAGNES, D.; Anvers, 17 mars 1992, F.J.F., 1992, 138).

(437) P.e. Anvers, 6 mai 1991, Fisc. Koerier, 1992, 368, note DELPORTE, F. (informa­tion inexacte quant au délai pour aller en appel); trib. Anvers, 19 février 1990, Fisc. Koe­rier, 1990, 205, note (information inexacte quant au tarif applicable en matière de T.V.A.). Il s'agit donc, en pratique, d'une information qui permet au contribuable de croire à l'attribution d'une <<faveur>>. Par contre, une information qui n'indique pas la possibilité de réclamer une faveur prévue par la loi, peut entraîner la responsabilité de l'Etat (ScAILTEUR, C., << Aansprakelijkheid voor verkeerde inlichtingen inzake belastin­gen >>, loc. cit., 98).

(438) Et qui l'ont donc confirmée (Bruxelles, 28 octobre 1986, J.D.F., 1987, 323, F.J.F., 1987, 67 et Fisc. Koerier, 1987, 198, note DEBLAUWE, R.; Bruxelles, 22 juin 1987, J.D.F., 1987, 297, et F.J.F., 1988, 25).

(439) Voyez aussi, quant au caractère d'ordre public de la loi fiscale, supra, no 92.

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trouvent exclusivement dans la loi, et non pas dans les accords avec le contribuable ou dans les décisions, pratiques, etc. de l'Administration. L'Administration ne peut qu'appliquer strictement les dispositions légales. Elle veille à ce que l'Etat perçoive tout ce qui lui est dû et rien que ce qui lui est dû. Elle ne peut déroger à la loi fiscale, c.-à-d. ni y ajouter, ni y retrancher quoi que ce soit. En particulier, elle n'a pas le pouvoir d'attri­buer des faveurs aux contribuables par des interprétations de la loi (circu­laires ministérielles, directives administratives interprétatives et autres moyens) (440). Les circulaires administratives ne sont pas une source de droit (441). On dit aussi que l'Administration n'est pas maîtresse de ses droits. Elle ne peut donc en aucune façon renoncer à l'application de la loi, renoncer à l'impôt légalement dû (442), même si elle a prétendu elle-même qu'il ne l'était pas (443).

118. - Toutes les décisions, interprétations, promesses, pratiques, informations, toutes les conventions passées avec un contribuable (444), qui ne sont pas (intentionnellement ou non) en accord avec la loi, et qui impli­quent une telle renonciation à l'impôt légal, sont illégales et donc contraires à l'alinéa second de l'article 112 de la Constitution (445). L'Administration n'est pas liée par ces faveurs contra legem, c.-à-d. ces exemptions ou modéra­tions faites en violation des dispositions fiscales d'ordre public. Elle n'est

(440) Cass., 22 novembre 1949, Arr. Cass., 1950, 165, et A.F.T., 1949-1950, 258; cass., 10 juillet 1953, Pas., 1953, I, 915, et surtout les concl. de l'av. gén. Ganshof van der Meersch, W. (923); voyez p.e. cass., 19 novembre 1981, J.D.F., 1982, 88; CouTu­RIER, J., et PEETERS, B., op. cit., no 14, p. 40; DuMON, F., <• Les impôts directs, l'Etat de droit et la Constitution>>, loc. cit., 20-22 ; GEENS, K., << Binden circulaires, toezeggingen of inlichtingen de fiscus 1 >>,loc. cit., p. 7, subI; ScAILTEUR, C., <<Les renseignements erronés donnés par les agents des services fiscaux engagent-ils la responsabilité de l'Etat 1 >>, loc. cit., no 20 804, p. 357 ; id., << Aansprakelijkheid voor verkeerde inlichtingen inzake belas­tingen >>, loc. cit., 96; SPRUYT, A., op. cit., 1990, 58; VAN CROMBRUGGE, S., «De vernieti­ging of vermindering ... >>,loc. cit., no 11, p. 30-31; id., De grondregels ... , no 7, pp. 12-13; id., De wijzigingen aan de vennootschapsbelasting in 1991, Kalmthout, Biblo, 1992, n° 108, p. 95; VAN HoUTTE, J., op. cit., 1979, n° 123, pp. 120-121.

(441) P.e. DUMON, F., <<Les impôts directs, l'Etat de droit et la Constitution>>, loc. cit., 20-22; VAN HouTTE, J., op. cit., 1979, no 123, p. 121. Voyez, pour une application récente, Mons, 24 juillet 1990, R.G.F., 1991, 102, note LEUS, K., et Fisc. Koerier, 1990, 568, note BEHAEGHE, 1. ; la Cour constate que ni les circulaires interprétatives, ni les cir­culaires indicatives n'ont de valeur juridique, qu'elles n'ont pas valeur de loi dans le sens de l'art. 608 du Code judiciaire<< et qu'il est en conséquence exclu qu'elles puissent modi­fier, modaliser ou paralyser des règles d'ordre public qui fixent notamment des délais de recours>>; comp. Bruxelles, 7 mai 1991, F.J.F., 1991, 117 et Fisc. Koerier, 1991, 372, note VANHEESWIJCK, L. (les circulaires ne sauraient créer des droits contra legem).

(442) CouTURIER, J., et PEETERS, B., op. cit., n° 14, p. 39; DASSESSE, M., et MrNNE, P., op. cit., 1991, 29 ; ScAILTEUR, C., <<Les renseignements erronés donnés par les agents des services fiscaux engagent-ils la responsabilité de l'Etat 1 >>, loc. cit., n° 20 804, pp. 354 et 357 ; SPRUYT, A., op. cit., 1990, 58 ; VAN CROMBRUGGE, S., <<De vernietiging of vermindering ... >>, loc. cit., no 11, pp. 30-31 ; id., De grondregels ... , no 7, pp. 12-13; id., op. cit., 1992, n° 108, p. 95; VAN HoUTTE, J., op. cit., 1979, n° 123, pp. 120-121. Il en découle que l'Administration n'a pas le pouvoir de transiger (SPRUYT, A., ibid.).

(443) ScAILTEUR, C., <• Les renseignements erronés donnés par les agents des services fiscaux engagent-ils la responsabilité de l'Etat 1 >>, loc. cit., n° 20 804, p. 357.

(444) Dans le cas où ceux-ci ne seraient pas expressément permis par la loi. (445) DASSESSE, M., et MrNNE, P., op. cit., 1991, 35-36.

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pas tenue de respecter ses circulaires illégales, ses erreurs (446), ses pro­messes qu'elle ne pouvait faire (447), ses pratiques irrégulières (448), ses renseignements erronés, etc. (449). En d'autres mots, elle n'est pas obli­gée - à l'égard des contribuables - de s'y tenir.

119. - Dans la pratique, l'Administration tient souvent, sinon presque toujours, parole (450) et ce pour différentes raisons (451). (452) Mais cela n'est pas toujours le cas. Le maintien de l'exemption contra legem peut être rendu impossible, par exemple lorsque la décision ou l'interprétation de l'Administration a été annulée (453) ou ignorée par le juge (454) ou lorsque

(446) Bruxelles, lO décembre 1958, Rec. Gén. Enr. Not., 1959, no 20 109, p. 299, note A.C.

(447) Cass., 20 janvier 1941, Pas., 1941, I, 13 et Arr. Oass., 1941-1944, 9. (448) Gand, 30 janvier 1986, F.J.F., 1988, 222. Voyez également supra, no 92. (449) CouTURIER, J., et PEETERS, B., op. cit., n° 14, p. 40 et les références;

GEENS, K., << Binden circulaires, toezeggingen of inlichtingen de fiscus? •>, loc. cit., p. 7, sub I; SCAILTEUR, C., <<Des renonciations au bénéfice de la loi en droit fiscal>>, loc. cit., n° 20 507, p. 262 ; id., <<Les renseignements erronés donnés par les agents des services fis­caux engagent-ils la responsabilité de l'Etat ? >>, loc. cit., n° 20 804, p. 356 ; id., << Aanspra­kelijkheid voor verkeerde inlichtingen inzake belastingen >>, loc. cit., 96; VAN CRoM­BRUGGE, S., <<De vernietiging of vermindering ... >>,loc. cit., n°" ll et 12, pp. 30-31; id., De grondregels ... , n° 7, pp. 12-13; id., op. cit., 1992, no 108, p. 95; VANDEN BERGHE, L., op. cit., n° 43, p. 36; VAN HoUTTE, J., op. cit., 1979, no 46, p. 47; VAN ÜMMESLAGHE, P., <<Droit commun et droit fiscal>>, loc. cit., no 12, p. 24.

(450) Pour autant, bien entendu, que les conditions de la circulaire- telles que l'Ad­ministration elle-même les conçoit-, soient remplies. Si ce n'est pas le cas, la faveur ne sera pas accordée (DASSESSE, M., et MrNNE, P., op. cit., 1991, 36). Mais dans ce cas il n'y aura - par hypothèse - pas de confiance trompée.

(451) Parce que l'Administration se considère comme tenue de se conformer aux cir­culaires qu'elle a publiées, aussi longtemps qu'elle ne les a pas abrogées (ScAILTEUR, C., <<Des renonciations au bénéfice de la loi en droit fiscal>>, loc. cit., n° 20 507, pp. 262-263; dans le même sens, HINNEKENS, L., <<De rechtswaarde van de belastingcirculaire : quo vadimus? >>, loc. cit., n° 6, p. 154; comp. LEus, K.,<< Tegenwettelijk beleid in het domein van het belastingrecht >>, loc. cit., n° 4, p. 1053 [<< doelbewust gevoerd beleid •>]). La crainte de se voir opposer les << beginselen van behoorlijk bestuur •> joue probablement aussi un rôle à cet égard (VAN GELDER, A.J.M., << Enkele problemen van pseudo-wetgeving in het fiscaal recht>>, loc. cit., no 14, p. 1051).

(452) Cette constatation est néanmoins des plus importantes pour le sujet qui nous intéresse. Ce n'est que quand l'Administration respecte elle-même en principe ses direc­tives, que le contribuable peut croire légitimement qu'il en sera de même à l'avenir. Si l'Administration agissait d'une façon tout à fait arbitraire, la confiance du contribuable dans le maintien des pratiques serait inexistante.

(453) Ce ne seront évidemment pas les contribuables concernés (favorisés) qui se plaindront de l'illégalité de la circulaire (DASSESSE, M., et MrNNE, P., op. cit., 1991, 30; LEUS, K., (( Tegenwettelijk beleid in het domein van het belastingrecht >>, loc. cit., no 4, p. 1053), mais plutôt ceux qui sont exclus du traitement favorable (ibid.).

(454) Infra, n° 122. Sur l'impossibilité pour le Conseil d'Etat d'annuler une circulaire administrative (indicative ou interprétative) illégale, voyez MAsT, A., op. cit., 1992, n° 39, p. 43; comp., pour les circulaires réglementaires, C.E., 6 octobre 1983, Pas., 1986, IV, l. Voyez pourtant, en matière fiscale, C.E., 8 août 1972, no 15 464, Groupement de la bou­langerie belge, Rec. Gén. Enr. Not., 1974, n° 21 776, p. 104, note DoNNAY, M., et R.J.D.A., 1973, 25, avis PIQUET, G.; à ce sujet, voyez encore Les Novelles, Droit adminis­tratif, t. VI, ((Le Conseil d'Etat>>, n° 1379, pp. 469-470; KIRKPATRICK, J., ((Examen de jurisprudence (1968 à 1982). Les impôts sur les revenus et les sociétés>>, loc. cit., n° 4,

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le fonctionnaire compétent estime ne pas pouvoir confirmer les décisions prises par d'autres fonctionnaires (subalternes) (455}, lorsque l'Administra­tion découvre son erreur (456), etc. Le maintien de la faveur peut égale­ment être jugé inopportun (457), comme dans le cas qui a donné lieu à l'ar­rêt annoté. Dans cette hypothèse, l'Administration fait marche arrière afin d'appliquer correctement la loi. Elle en a le droit (458).

120. - C'est ici que se pose la question de savoir quelle est la position du contribuable qui a pu croire (459) que la faveur accordée d'une manière ou d'une autre par l'Administration était régulière (460). Tout comme c'est le cas en droit administratif, il y a une réticence certaine de la part des auteurs quand il s'agit d'appliquer le principe de la croyance légitime contra legem. On retrouve l'écho de cette attitude dans la troisième branche du moyen. Comment les principes d'administration correcte pourraient-ils être violés, lorsque l'Administration se limite à la stricte application des pres­criptions formelles et impératives ?

121. - En effet, l'application stricte des principes de droit fiscal (461}, et de celui de la légalité en particulier, ne laisse aucun doute : la faveur (l'exemption ou la modération) illégale est considérée comme n'ayant jamais existé. L'impôt sera dû. Le contribuable ne peut faire valoir aucun droit, que ce soit sur la base des tempéraments et tolérances contenues dans une circulaire (462) ou pratiquées par l'Administration, ou sur la base

pp. 677 et s.; voyez également, en droit administratif, C.E., 24 mars 1987, n° 27 721, R. W., 1988-1989, 1130, note LAMBRECHTS, W.

(455) C.E., 10 mai 1984, F.J.F., 1984, 161. (456) ScAILTEUR, C., <<Les renseignements erronés donnés par les agents des services

fiscaux engagent-ils la responsabilité de l'Etat?,>, loc. cit., no 20 804, p. 356. (457) Comp. trib. Ypres, 27 février 1894, cité par ScAILTEUR, 0., <<Des renonciations

au bénéfice de la loi en droit fiscal,>, loc. cit., n° 20 507, p. 262, en note. Comp. les pou­voirs du ministère public en droit pénal (D'HAENENS, J., Belgisch strafprocesrecht, IJA, Gand, Story, 1980, 101-102).

(458) VAN ÜROMBRUGGE, S., <<De vernietiging of vermindering ... , loc. cit., n° 12, p. 31. (459) Sur cette condition essentielle, voyez infra, no• 208 et s. (460) Comp. V AN CROMBRUGGE, S., <<De vernietiging of vermindering ... )), loc. cit.,

n° 6, pp. 26-27 (« Het vertrouwensbeginsel werd vooral ter sprake gebracht in verband met onjuiste inlichtingen en onwettige circulaires. Het komt voor dat belastingplichtigen in goed vertrouwen voortgaan op de hen door de administratie verstrekte inlichtingen of op een administratieve circulaire en zij naderhand zwaarder worden belast dan verwacht, omdat de inlichtingen onjuist zijn of de circulaire strijdig is met de wet ,>).

(461) L'opportunité de l'attitude traditionnellement restrictive et positiviste en droit fiscal belge a récemment été mise en doute. Certains ont voulu accorder une valeur aux circulaires (GEENS, K., << Binden circulaires, toezeggingen of inlichtingen de fiscus? ,>, loc. cit., 10-11; HINNEKENS, L., <<De rechtswaarde van de belastingcirculaire : quo vadi­mus? ,>,loc. cit., 150-157; voyez aussi LEus, K.,<< Tegenwettelijk beleid in het domein van het belastingrecht ,>, loc. cit., no 9, pp. 1055-1056); d'autres optent plutôt pour une pro­tection de la confiance légitime (VAN ÜROMBRUGGE, S., <<De vernietiging en verminde­ring ... ,>, loc. cit., no• 15 et s., pp. 34 et s.).

(462) Voyez e.a. HINNEKENS, L., <<De rechtswaarde van de belastingcirculaire : quo vadimus? ,>,loc. cit., n° 2, p. 151; ScAILTEUR, C., <<Des renonciations au bénéfice de la loi

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des informations inexactes (463), etc. (464). La circulaire n'est pas source de droit ( 465) et les autres émanations de l'Administration encore moins. Seule la loi est source de droit. Par conséquent l'Administration ne lèse aucun droit du contribuable, lorsqu'elle modifie ses circulaires ou qu'elle interprète ou applique la loi fiscale autrement qu'elle ne l'avait fait aupara­vant (466).

122. - L'Administration, elle, a le droit et le devoir d'exiger le paye­ment de cet impôt. Elle ne peut y renoncer (467). Le juge, auquel il sera fait appel, devra également en décider ainsi. Le principe de la légalité impose en effet au juge l'obligation d'appliquer la loi fiscale. Lui non plus ne peut donner suite à des circulaires interprétatives (468) ou autres décla­rations et pratiques contra legem de l'Administration. Il ne peut renoncer à l'application de la loi- quand bien même cette renonciation serait équi­table (469) - sous peine d'accorder à l'intéressé, en violation de l'ar-

en droit fiscal)), loc. cit., no 20 507, p. 261; voyez encore C.E., 8 août 1972, cité supra, note 454.

(463) ScAILTEUR, C., << Aansprakelijkheid voor verkeerde inlichtingen inzake belastin­gen 1>, loc. cit., 96.

(464) Outre les auteurs cités dans les deux notes précédentes, voyez, GEENS, K.,<< Bio­den circulaires, toezeggingen of inlichtingen de fiscus 1 ,>, loc. cit., p. 7, sub I ; Les N ovelles, Droit administratif, t. VI, Le Conseil d'Etat, D 0 1379, pp. 469-470.

(465) Supra, D 0 117. Plusieurs auteurs ont souligné le caractère relatif de cette affir­mation classique. De facto, l'interprétation de la loi fiscale par l'Administration est une source de droit (p.e. TrBERGHIEN, A., op. cit., 1986, D

0 31, p. 23; HINNEKENS, L., <<De rechtswaarde van de belastingcirculaire : quo vadimus? 1>, loc. cit., D

0 5, pp. 153 et s. et les références; comp. DuMON, F., <<Les impôts directs, l'Etat de droit et la Constitution 1>, loc. cit., 20-22; voyez encore, en droit administratif, MAsT, A., op. cit., 1992, no 39, p. 42).

(466) SCAILTEUR, C., <<Les renseignements erronés donnés par les agents des services fiscaux engagent-ils la responsabilité de l'Etat 1 1>, loc. cit., D

0 20 804, p. 356. (467) Supra, no• 117-118. (468) Le juge n'est pas lié par une circulaire administrative (CouTURIER, J., et PEE­

TERS, B., op. cit., n° 14, p. 40; HINNEKENS, L., <<De rechtswaarde van de belastingcircu­laire : quo vadimus? l), loc. cit., 0° 2, p. 151; LEUS, K., (< Tegenwettelijk beleid in het domein van het belastingrecht 1>, loc. cit., n° 4, p. 1053 et no• 6 à 8, pp. 1054-1055, et les références; VAN GELDER, A.J.M., << Enkele problemen van pseudo-wetgeving in het fis­caal recht 1>, loc. cit., D 0 28, p. 1056; comp. TIBERGHIEN, op. cit., 1992, D

0 0040, p. 29; l'auteur observe que les cours se laissent parfois<< inspirer 1> par certaines circulaires admi­nistratives; voyez, pour un exemple récent, trib. Bruxelles [sais.], 4 mars 1991, J.D.F., 1991, 108). Quand naît un différend entre le contribuable et l'Administration quant à l'application d'une circulaire et que la violation de celle-ci est alléguée devant le juge, celui-ci devra répondre que la circulaire n'a pas de fondement légal et qu'il n'y a donc pas lieu de s'interroger sur le bien-fondé de sa (non-)application (LEus, K., ibid. ; V AN

CROMBRUGGE, S., <<De vernietiging of vermindering ... 1>, loc. cit., D0 12, p. 31, et les réfé­

rences; VAN GELDER, A.J.M., ibid.), à moins de suivre la politique de l'autruche (voyez p.e., à propos des circulaires des cadres étrangers, HINNEKENS, L., ibid., 0° 6, p. 154-155).

(469) P.e. parce que le contribuable a pu croire que l'impôt n'était pas dû. L'équité est un des fondements du principe de la croyance légitime; voyez p.e. STRAKA, K., << Ruling : billijkheid quo vadis? ,>, loc. cit., 2. L'équité ne peut influencer le juge que si la loi lui permet d'en tenir compte (ScAILTEUR, C., <<Des renonciations au bénéfice de la loi en droit fiscal l>, loc. cit., D

0 20 507, pp. 263 et s. ; TIBERGHIEN, A., op. cit., 1986, D0 39,

p. 27 et 0° 83, p. 57; VAN CROMBRUGGE, s., De grondregels ... , 0° 16, p. 21 ; v AN

HoUTTE, J., op. cit., 1979, D08 208-210, pp. 188-189; comp., en droit administratif, Les

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ticle 112 de la Constitution, une exemption· ou une modération de l'impôt qui n'est pas prévue par la loi (470). Le fait que la circulaire ou la pratique de l'Administration aient effectivement amené les contribuables à y confor­mer leur comportement (471) et que la sécurité soit menacée (472), n'y change rien. Et c'est justement cela que l'Etat reprochait- dans la pre­mière branche du moyen- à la Cour d'appel d'Anvers dans l'affaire qui nous occupe.

123. - La pierre d'achoppement est donc le principe de la légalité (473) qui domine tout le droit fiscal belge (474). Aussi il convient de démontrer que la reconnaissance du principe de la croyance légitime en droit fiscal n'entraîne pas une violation du principe constitutionnel de la légalité. Le premier argument est que, formellement, la légalité est respectée. En effet, d'une part l'Administration a le droit de revenir sur ses déclarations illé­gales (475). Même le juge ne peut que constater que la circulaire contenant l'interprétation illégale est nulle, que la pratique suivie par l'Administra­tion est irrégulière, que les informations données sont erronées, que les pro­messes faites ne pouvaient l'être, etc. Il ne peut attribuer aucune valeur juridique à ces émanations et il doit condamner le contribuable à payer l'impôt dû selon la loi (476).

124. - Mais d'autre part, le juge reconnaît le droit au contribuable de ne pas payer l'impôt dû selon la loi. Ce droit n'est pas fondé sur la circu­laire ou sur la pratique qui, par hypothèse, sont considérées par le juge comme inexistantes ( 4 77) et qui ne peuvent ressusciter grâce à la croyance

Novelles, Droit administratif, t. VI, Le Conseil d'Etat, no 1380, pp. 470-471; comp. les conclusions de l'av. gén. Lenaerts, cass., 23 juin 1980, T.B.P., 1980, [501], 504). De même le juge ne peut pas, au moyen d'une interprétation restrictive ou extensive, restreindre ou élargir la portée de la loi fiscale sous prétexte que le texte donne lieu à des injustices, que la loi ne serait pas équitable (CouTURIER, J., et PEETERS, B., op. cit., no 26, p. 51 ; DASSESSE, M., et MlNNE, P., op. cit., 1991, n° II.4.3, p. 46; VANISTENDAEL, F., ((Les prin­cipes généraux de droit en droit fiscal>>, loc. cit., 125 ; TIBERGHIEN, op. cit., 1992, no 0053, p. 37, et les références). Comp. les<< hardheidsartikelen >>aux Pays-Bas (à ce sujet, ScAIL­TEUR, C., <<Des renonciations au bénéfice de la loi en droit fiscal>>, loc. cit., no 20 507, pp. 267-268; HOFSTRA, H.J., op. cit., 1986, no 10.4.1., pp. 147-148).

(470) DASSESSE, M., et MlNNE, P., op. cit., 1991, n° I.3.3, p. 31. (471) Comp. VAN GELDER, A.J.M., << Enkele problemen van pseudo-wetgeving in het

fiscaal recht>>, loc. cit., n° 28, p. 1056. (472) VAN ÜMMESLAGHE, P., <<Droit commun et droit fiscal>>, loc. cit., n° 12, p. 24. ( 4 73) V oyez, en général, V ANISTENDAEL, F., << Les principes généraux de droit en droit

fiscal >>, loc. cit., 125 et 130. (474) ScAILTEUR, C., <<Les renseignements erronés donnés par les agents des services

fiscaux engagent-ils la responsabilité de l'Etat 1 >>, loc. cit., n° 20 804, p. 357; V AN CRoM­BRUGGE, S., <<De vernietiging of vermindering ... >>, loc. cit., n° 11, p. 30.

(475) Comp. supra, n° 118. (476) Supra, no 122. (477) Cf. X., note sous Bruxelles, 22 décembre 1986, Fisc. Koerier, 1987, 342 (<<de

arresten geven een zekere 'rechtskracht' aan individuele toezeggingen van de administra­tie >>). Cette façon de voir les choses n'est pas exacte. Il n'y a que la croyance légitime à laquelle on puisse accorder des effets juridiques. Il est vrai que cette croyance trouve

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légitime du contribuable (478). Ce droit trouve sa source dans la croyance légitime (479), dans un principe général de droit.

125. - L'argument est purement formel et ne résout pas tout. En effet, le résultat est que, de fait, le contribuable sera exempté d'impôt, alors qu'au­cune loi n'autorise cette faveur. Il y a donc de facto une violation du prin­cipe de la légalité. Ensuite, le fondement invoqué - le principe de la croyance légitime- ne suffit pas. Il ne s'agit pas d'une <<loi>> dans le sens strict du terme. Il est vrai qu'en droit civil (480), on a prétendu que le droit du tiers acquéreur de bonne foi était fondé sur <<la loi>> (481). Si tel était le cas, le problème causé par le principe de la légalité serait résolu. Mais il n'en est rien. Le fondement n'est pas la loi (482), mais un principe général de droit ( 483).

126. - Il faut donc trouver d'autres arguments. S. Van Crombrugge en avance deux. Le premier consiste en une application« forcée» des art. 1382-1383 O. civ., une technique souvent employée en droit civil : créer une apparence est un comportement fautif. La meilleure réparation du dom­mage causé par cette faute au contribuable, n'est-elle pas de faire comme si cette apparence existait réellement ? Cela signifie que la faveur accordée au contribuable sera maintenue (484). Cette technique limite l'application du principe de la croyance légitime aux cas de <<faute>> de l'Administra-

sa source dans une apparence (p.e. la circulaire). Mais ce n'est pas la circulaire en elle­même qui attribue un droit au contribuable.

(478) Ainsi, l'argument qui a été soulevé pour écarter la protection intégrale du contribuable, et qui consiste à dire que la dette fiscale ne peut naître que de la loi, et non pas d'une convention, des rapports entre le contribuable et l'Administration ou encore des décisions de l'Administration (p.e. V AN ÜROMBRUGGE, S., <<De vernietiging of vermindering ... >>, loc. cit., n° 11, p. 30, et les références), n'est pas convaincant. Là n'est pas la question.

(479) Of. LEus, K.,<< Tegenwettelijk beleid in het domein van het belastingrecht >>,loc. cit., n° 22, pp. 1062-1063.

(480) L'hypothèse n'est pas bien différente. On dit en droit civil que le cocontractant ou le tiers de bonne foi ne tient pas son droit du contrat, mais de l'application du prin­cipe de la croyance légitime. Le contrat est nul, mais les effets juridiques de celui-ci sont maintenus, comme si le contrat était valable (p.e. GHESTIN, J., et GOUBEAUX, G., Traité de droit civil, t. I"", Introduction générale, Paris, L.G.D.J., 1977, no 799, pp. 683-684, et n° 801, p. 687, note 80).

(481) GHESTIN, J., et GouBEAUX, G., op. cit., I, 1977, n° 799, pp. 683 et 684; cass. fr. civ., 3 avril 1963, D., 1964, Jur., 306, note ÜALAIS-AULOY, J., et J.O.P., l964, II, n° 13 502, note MAzEAUD, J.; quant à la théorie du propriétaire apparent, voyez MAzEAUD, H., L. et J., et ÜHABAS, Fr., Leçons de droit civil, II/2, Paris, Montchrestien, 1984, n° 1407, p. 146.

(482) C'est là l'argument essentiel des auteurs qui s'opposent à l'application du prin­cipe de la croyance légitime en droit civil. Il n'y a pas de règle légale (autre que l'art. 1382 O. civ.) pour justifier que le titulaire d'un droit perde ce droit au profit de celui qui a cru légitimement avoir acquis ce droit (OoRNELIS, L., op. cit., n° 79, p. 137).

(483) Comme c'est le cas en droit administratif (supra, no• 44 et s.), le principe de la croyance légitime n'est pas un principe général d'administration correcte, mais un prin­cipe général de droit (d'ordre général).

(484) VAN ÜROMBRUGGE, S., <<De vernietiging of vermindering ... >>, loc. cit., n° 17, pp. 37-38.

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tion (485). De deux choses l'une. Exige-t-on une véritable faute 1 Le domaine d'application du principe sera réduit, toute erreur de l'Adminis­tration n'étant pas une faute dans le sens des art. 1382-1383 C. civ. N'exige-t-on pas une véritable faute de la part de l'Administration 1 Il s'agira alors d'une application<< camouflée>> du principe de la croyance légi­time (486).

127. - Le deuxième argument est plus intéressant. L'impôt n'est pas dû chaque fois que l'Administration a omis de respecter les formalités légales pour recouvrer l'impôt. Il est paradoxal qu'une violation de ces pres­criptions d'ordre formel puisse entraîner la nullité de l'imposition, alors que la violation des principes généraux d'administration correcte ne puisse jamais avoir cette conséquence (487). Autrement dit, si l'Administration peut <<renoncer >> à l'impôt en ne respectant pas les formalités légales, a for­tiori peut-elle y << renoncer >> en respectant des principes généraux.

128. - Il y a une troisième explication qui tient également à la nature et à la valeur des principes en question. Les principes généraux de droit ne sont pas, il faut le répéter, des règles ordinaires. On a coutume de dire qu'ils ne peuvent contrevenir à la loi (488) et que le législateur peut y déro­ger (489). Ils s'imposent sauf dérogation expresse du législateur (490). Il semblerait donc que ces principes soient, dans l'ordre hiérarchique des normes, inférieurs aux dispositions légales (491). Ils n'ont qu'une valeur supplétive (492) et secondaire par rapport à la loi (493). Autrement dit, le

(485) Elle a été abandonnée en droit civil, du moins en ce qui concerne la théorie du mandat apparent (cass., 20 juin 1988, cité supra, no 75; la doctrine était déjà dans ce sens; voyez p.e., et en général, V AN ÜMMESLAGHE, P., <<L'apparence comme source auto­nome d'obligations et le droit belge •>, Rev. Dr. Int. et de Dr. Oomp., 1983, 144-160). S. VAN ÜROMBRUGGE le reconnaît (ibid., n° 3, p. 23, texte et note 13), mais n'y attache pas beaucoup d'importance. Pourtant, les considérations qui ont conduit la doctrine à abandonner la théorie de l'apparence-faute (voyez p.e. VAN ÜEVELEN, A., note sous cass., 20 juin 1988, R. W., 1989-1990, n° 4, p. 1428) valent tout aussi bien en droit fiscal.

(486) Il suffit de prendre connaissance de la jurisprudence en matière de mandat apparent pour se convaincre de cette ambiguïté.

(487) VAN ÜROMBRUGGE, S., <<De vernietiging of vermindering ... •>, loc. cit., n° 17, pp. 36-37.

(488) GANSHOF VAN DER MEERSCH, W.J., <<Propos sur le texte de la loi et les principes généraux du droit •>, loc. cit., 566-567 ; repris par VAN HoECKE, M., <<De algemene rechts­beginselen als rechtsbron : een inleiding •>, in Algemene rechtsbeginselen, (1), 5.

(489) En général, voyez GANSHOF VAN DER MEERSCH, W.J., ibid.; VAN HoECKE, M., ibid. ; VANISTENDAEL, F., <<Les principes généraux de droit en droit fiscal •>, loc. cit., 131 ; VAN ÜRSHOVEN, P.,<< Non scripta, sed nata lex •>, loc. cit., no 1, p. 1375 et les références citées en note. En droit fiscal, voyez VAN ÜROMBRUGGE, S., De grondregels ... , n° 3, p. 8.

(490) En droit administratif, voyez DEBAEDTS, F., <<De algemene rechtsbeginselen in het administratief recht •>, loc. cit., 649, texte et note 58 ; DEMBOUR, J., op. cit., 1970, no 22, pp. 45-46, sub 4°; SuETENS, L.P., << Algemene rechtsbeginselen ... •>, loc. cit., 1970, n° 28, p. 393; VAN DAMME, M., << Goede trouw van burger en bestuur •>, loc. cit., 1115; id., << Het rechtszekerheids- en vertrouwensbeginsel •>, loc. cit., n° 88, p. 167.

(491) VAN HoECKE, M., loc. cit., 5; en droit administratif, voyez p.e. DEBAEDTS, F., <<De algemene rechtsbeginselen in het administratief recht •>, loc. cit., 649.

(492) DEMBOUR, J., loc. cit., 1970, no 22, pp. 45-46, sub 4°. (493) VAN HoECKE, M., loc. cit., 5.

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recours aux principes généraux du droit n'est tolérable que s'il est praeter legem et non quand il est contra legem. Cette impression est confirmée par les manuels de droit administratif, fiscal et européen, qui mentionnent les principes généraux aprés les sources formelles du droit, c.-à-d. la loi ou les articles du Traité de Rome. Autrement dit, un principe général de droit n'a pas l'autorité nécessaire pour être considéré comme une loi dans le sens de l'art. 112, al. 2, de la Constitution.

129. - En réalité, cette appréciation de la valeur des principes géné­raux de droit est inexacte. Ces principes sous-tendent la loi. Ils ont une valeur égale (494) et même plus grande (495) que les prescriptions précises de la loi, en ce sens qu'ils constituent les prémisses du droit. Ce sont des directives, non seulement pour le juge ou l'Administration, mais également pour le législateur (496). Cela est manifeste, lorsque le principe est d'ordre constitutionnel (497), comme le principe de l'égalité. Cela est incontestable aussi lorsqu'il s'agit d'un principe général qui est inhérent au droit- et à l'état de droit ( 498) - comme la sécurité et ses composantes. Dès lors, un impôt peut parfaitement être à la fois légal- c.-à-d. émaner de l'autorité compétente - et illégal, c.-à-d. contraire à un des principes de la << Sécu­rité>> (499).

(494) DEMBOUR, J., op. cit., 1970, n° 22, p. 45, sub 4°. (495) Les Novelles, Droit administratif, t. VI, Le Conseil d'Etat, n° 1381, p. 471-472

(<<primauté du principe>>) et les références. (496) Comp., en général, VAN ÜMMESLAGHE, P., <<Droit commun et droit fiscal>>, loc.

cit., n° 1, p. 7 (de lege lata et de lege ferenda); dans le même sens, quant aux principes généraux de droit, VANISTENDAEL, F., <<Les principes généraux de droit en droit fiscal>>, loc. cit., 125 et 125, in fine. Voyez, quant au principe de la non-rétroactivité, supra, no 55.

(497) Comp. VAN ÜRSHOVEN, P., <<Non scripta, sed nata lex>>, loc. cit., no• 13 et s., pp. 1381-1382.

(498) Supra, no 28, in fine. Certains auteurs estiment que les principes généraux de droit sensu stricto font partie du principe de l'état de droit et donc de l'ordre constitution­nel (matériel), même s'ils ne sont pas consacrés explicitement par le constituant. L'ordre constitutionnel ne se limite pas aux articles de la Constitution (VAN ÜRSHOVEN, P.,<< Non scripta, sed nata lex», loc. cit., no• 13 et s., pp. 1381-1382 (<< wanneer aangenomen wordt dat zij even zoveel verwoordingen zijn van de idee van de rechtsstaat, en alleszins funda­mentele gedragsregels die wezenlijk zijn voor het bestaan en de handhaving van de rechtsorde, dan zou het tegen de horst stuiten mocht de wetgever daarvan kunnen afwij­ken. En dit kan ook niet, op voorwaarde dat men de algemene rechtsbeginselen tot hun wezenlijke proporties herleidt. Rechtsregels die wezenlijk of fundamenteel zijn voor de rechtsorde, maken immers per definitie deel uit van de Grondwet, zij het niet in de for­mele of costumiere, maar materiële betekenis, die immers de fundamentele regels omvat die de inrichting en de werking van de staat, en zijn relatie met de onder hem ressorte­rende groepen en personen beheersen. Daaraan kunnen m.i. de fundamentele regels wor­den toegevoegd die de relaties tussen de particulieren beheersen, zodat de materiële Grondwet de werking van de gemeenschap in al haar relaties beheerst >>) ; dans le même sens, SuETENS, L.P., Algemene beginselen van behoorlijk bestuur ... , loc. cit., 1993, n° 28, pp. 24-25).

(499) Quant au principe de la non-rétroactivité, voyez la jurisprudence consacrée par la loi du 4 août 1986. Quant au principe de la croyance légitime, voyez dép. perm. prov. Limbourg, 23 avril1992, Fisc. Koerier, 1992, 541, note VAN MELLE, Ph., (en ordre subsi­diaire, car le premier argument reposait sur l'illégalité de la taxe communale; dans ce

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130. - Bien entendu, lorsque le principe n'est pas consacré expressément par la Constitution, le législateur peut y déroger, sans enfreindre la Consti­tution. L'exemple type en droit administratif (500) et en droit fiscal (501) est le principe de la non-rétroactivité, qui n'est consacré que par le Code civil (502) et non par la Constitution.

131. - Il faut cependant fortement nuancer la signification de cette <<dérogation)) (503). D'abord la dérogation, dont il vient d'être question, implique que le législateur ait agi en pleine connaissance de cause. C'est ce qu'on entend par le caractère <<exprès)>, <<explicite)) ou <<certain)) de la dérogation (504). Or, combien de fois ne doit-on pas constater que le légis­lateur n'a pas pleinement tenu compte de la nécessité de protéger les tiers qui légitimement ont fait confiance? Combien de fois n'a-t-il pas cru pou­voir y remédier en instaurant un mode de publicité qui s'est avéré par après totalement inefficace? Il faut donc se garder de mélanger les choses. N'est contra legem que ce qui est contraire à la volonté certaine du légis­lateur. N'est pas nécessairement contra legem l'application d'un principe qui a pour résultat d'écarter le jeu normal des règles légales. Comment, sinon, justifier l'application du principe de la croyance légitime (505) dans notre droit par les juges ?

132. - Ensuite, le fait que le législateur ait la possibilité de déroger aux principes généraux de droit, ne signifie pas que la dérogation soit ipso facto légitime. Le législateur doit respecter ces principes. Seulement, le juge n'a- dans la plupart des cas- pas la possibilité de contrôler ce respect et de sanctionner la violation des principes (506), tout comme il n'a pas le pouvoir de sanctionner la méconnaissance de la Constitution par le légis­lateur (507).

cas, un recours au principe de la croyance légitime est superflu). Of. Liège, 25 février 1987, Fisc. Koerier, 1987, 295, note DE SMET, M.; la Cour constate que tous les principes fondamentaux du droit fiscal (art. 110, al. 1er, 111 et 115 de la Constitution) sont res­pectés, et que le législateur peut déroger à l'art. 2 C. civ.

(500) P.e. DAURMONT, 0., et BATSELÉ, D., loc. cit., no 20, p. 270; SALMON, J, op. cit., 1987, 180 et 181-182; voyez aussi C.E., 13 octobre 1987, n° 28 574, T.B.P., 1988, 625.

(501) Voyez p.e. Liège, 25 février 1987, Fisc. Koerier, 1987, 295, note DE SMET, M.; DEBLAUWE, R., note sous cass., 9 février 1989, Fisc. Koerier, 1989, 311, sub 4, in fine.

(502) Supra, no 54. (503) Voyez surtout l'étude faite à ce propos par P. VAN ÜRSHOVEN (<<Non scripta,

sed nata lex 1), loc. cit., 1375-1383). (504) Voyez les auteurs cités supra, no 128. Adde : VAN ÛRSHOVEN, P., Behoorlijke

rechtsbedeling bij geschillen over directe belastingen, Anvers, Kluwer, 1987, no 5, pp. 5-6; dans le même sens, V AN MELLE, Ph., note sous dép. perm. prov. Limbourg, 23 avril1992, Fisc. Koerier, 1992, 542.

(505) Et de bien d'autres principes, comme celui de fraus omnia corrumpit, de détour­nement de pouvoir, de l'abus de droit, de la bonne foi objective, etc.

(506) Il est certain que les dérogations au principe de la non-rétroactivité sont (consi­dérées comme) tout à fait inacceptables (infra, n° 134).

(507) Comp. VAN ÜRSHOVEN, P., <<Non scripta, sed nata lex 1), loc. cit., no 14, p. 1382.

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133. - Enfin,<< dérogation>>- même expresse ou certaine- ne signifie pas <<dépréciation l>, relégation au niveau inférieur à celui de la loi. Le légis­lateur doit constamment tenir compte de <<toutes>> les valeurs fondamen­tales et de tous les principes généraux. Comme ils sont souvent contradic­toires, il a également le devoir de les concilier (508). Il le fera en mettant plutôt l'accent sur l'un ou l'autre principe en lice afm d'obtenir l'équilibre voulu. Par exemple, la dérogation au principe de la non-rétroactivité n'est justifiée que pour des raisons impérieuses d'opportunité générale (509), une des valeurs de base du droit (510). Cette règle vaut d'ailleurs pour les autres principes généraux (d'administration correcte ou de droit) que le législateur (fiscal) doit respecter (511).

134. - Mais cela n'enlève rien à la valeur intrinsèque du principe de la non-rétroactivité. Il importe, précisément afin d'assurer un minimum de sécurité aux citoyens, de restreindre au maximum le nombre de lois rétroactives. Tout le monde est d'accord là-dessus (512). Le principe de la non-rétroactivité fait partie, matériellement, des règles constitution-

(508) Et non pas de les sacrifier, comme on le prétend trop souvent (VANISTENDAEL, F., <1 Les principes généraux de droit en droit fiscal», loc. cit., 125; voyez aussi SAL­

MON, J., op. cit., 1987, 176). Comp., en général, GEELHAND; N., <1 Over zekerheid, rechtsze­kerheid en vertrouwensleer in het huwelijksvermogensrecht l>, loc. cit., no• 26-27, pp. 942 et s.

(509) Voyez, en matière fiscale, les auteurs cités infra, note 512; voyez également la jurisprudence concernant l'art. 44, al. 2 C.I.R. De plus, l'appréciation de cette opportu­nité est du pouvoir du législateur. L'art. 108 de la loi du 4 août 1986 <1 portant des dispo­sitions fiscales l> interdit en principe au Roi de prendre des arrêtés qui ont force rétroac­tive, conf'rrmant ainsi le principe admis par la jurisprudence (VAN CROMBRUGGE, S., De grondregels ... , n° 23, p. 26). L'interdiction vaut également pour les autorités provinciales et locales (ibid., n° 24). Comp., en droit administratif, DAURMONT, 0., et BATSELÉ, D., loc. cit., n° 21, p. 270, et n° 23, p. 271 (<1 dans la mesure où elle est indispensable au bon fonctionnement du service)>); Les Novelles, Droit administratif, t. VI, <1 Le Conseil d'Etat l>, no 1458, p. 505.

(510) Supra, n° 29. (511) Dans ce sens, mais en général, VAN ÜMMESLAGHE, P., <1Droit commun et droit

fiscal l>, loc. cit., n° 1, p. 7. L'auteur souligne avec justesse les autres raisons, plus pragma­tiques, qui devraient inciter le législateur à tenir compte des règles fondamentales du droit (<1 celles-ci procèdent le plus souvent d'une expérience quotidienne du contact avec les réalités et réalisent l'équilibre nécessaire et souvent difficile entre des intérêts diver­gents. Elles contribuent à constituer l'état de droit. Elles sont l'expression de la sagesse des juges l>).

(512) En général, DE PAGE, H., op. cit., t. 1"', 1962, no• 227 et 228, pp. 322 et s. In fiscalibus, voyez DE SMET, M., note sous Liège, 25 février 1987, Fisc. Koerier, 1987, 297 (<1 in het algemeen belang van de belastingplichtigen die tenslotte recht hebben op een klein beetje rechtszekerheid )) ; dans le même sens, et dans un cas analogue, DEBLAU­WE, R., note sous cass., 9 fevrier 1989, Fisc. Koerier, 1989, 310, sub 4; voyez encore AME­RIJCKX, F., (1 Non-retroactiviteit terzake rijksbelastingen )), loc. cit., n° 40, p. 21 ; COUTU­RIER, J., et PEETERs,_B., op. cit., n° 27, p. 52. Cf. VANISTENDAEL, F., <1 Les principes géné­raux de droit en droit fiscal l>, loc. cit., 125 ; l'auteur voit dans ces dérogations une indica­tion que l'application des principes d'administration correcte n'est pas aisée en droit fis­cal. En droit administratif, voyez SALMON, J., op. cit., 1987, 181.

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nelles (513). Le juge pourrait même ne pas tenir compte d'une loi rétroac­tive dans le sens le plus strict du terme (514).

135. - La conclusion est que, si le juge peut exempter le contribuable d'impôt sur la base d'une prescription légale, il peut a fortiori (515) le faire sur la base d'un principe général de droit (d'ordre général), dont la valeur est supérieure à la loi (516). C'est exactement ce qui se passe avec le prin­cipe général de la non-rétroactivité, principe qui n'était - jusqu'il y a peu (517) - pas consacré explicitement par le législateur fiscal, mais qui était appliqué par la jurisprudence en droit fiscal.

136. - Si on accepte qu'un principe général de droit consacré par un article du Code civil puisse être applicable en droit fiscal sans enfreindre le principe de la légalité (518), on ne voit pas pourquoi il n'en serait pas de même pour d'autres principes généraux de droit analogues. On songe aux autres composantes de la<< Sécurité>> (519), tel que le principe de la croyance légitime, principe appliqué dans divers articles du Code civil (520) et dans

(513) Pour preuve. Le principe de la non-rétroactivité a été considéré comme apparte­nant non seulement à l'ordre constitutionnel, mais à l'ordre préconstitutionnel. Le prin­cipe était tellement évident que l'on jugea son insertion dans la Constitution comme inu­tile (DEBLAUWE, R., note sous cass., 9 février 1989, Fisc. Koerier, 1989, pp. 310-311, sub 4; comp. DE PAGE, H., op. cit., t. rer, 1962, n° 227, pp. 322-323; VAN ÜRSHOVEN, P., <<Non scripta, sed nata lex •>, loc. cit., no 17, p. 1383). De même, on dit des principes géné­raux du droit que leur existence est si certaine, si évidente qu'elle n'a pas besoin d'être matériellement constatée par un texte (LETOURNEUR, cité dans Les Novelles, Droit admi­nistratif, t. VI, Le Conseil d'Etat, no 1386, p. 474). Mais on a également prétendu que la valeur qu'on peut reconnaître aux principes généraux non écrits est identique à celle des normes dont ils sont dégagés. Le principe de la non-rétroactivité n'a donc que la valeur d'un texte législatif (SALMON, J., op. cit., 1987, 176). C'est contestable. Ce principe est général; il atteint toutes les lois (Les Novelles, Droit administratif, t. VI, Le Conseil d'Etat, n° 1458, p. 505). Il est donc << prélégal >>.

(514) VAN ÜRSHOVEN, P., ibid. (515) Comp. le raisonnement de S. VAN CROMBRUGGE, supra, n° 127. (516) Comp. VAN CROMBRUGGE, S., De grondregels ... , n° 28, pp. 29-30. L'auteur n'ex­

clut apparemment pas que les principes généraux de droit commun puissent exercer une influence en droit fiscal, en dépit du principe de la légalité ; dans le même sens, TIBER­GHIEN, A., op. cit., 1986, no• 94-96; l'auteur cite e.a. l'adage error communis jacit jus (ibid., pp. 73-74); cf. VAN ÜMMESLAGHE, P., <<Droit commun et droit fiscal •>, loc. cit., n° 13, p. 24. Par contre, le principe de la légalité s'oppose à l'application des principes généraux spécifiques, c.-à-d. propres au droit fiscal (VAN ÜROMBRUGGE, S., ibid.).

(517) Supra, note 509. (518) En effet, il ne s'agit nullement d'infraction ou de violation du principe de la

légalité (cf. ScAILTEUR, C., <<Les renseignements erronés donnés par les agents des ser­vices fiscaux engagent-ils la responsabilité de l'Etat?>>, loc. cit., n° 20 804, p. 356 : <<Les règles de la légalité de l'impôt et de l'égalité fiscale sont primées par la règle de la bonne foi •>). Au contraire, ce principe est appliqué, puisque l'exemption d'impôt est attribuée sur la base d'une exception légale, inhérente au droit.

(519) Supra, no• 31 et s. (520) Voyez p.e., suite à la législation récente en matière de droit (patrimonial) de la

famille, les art. 316, 334ter et 1422 C. civ. ; pour un aperçu général, voyez VAN ÜEVE­LEN, A., <<De zgn. 'subjectieve' goede trouw in het Belgische materiële privaatrecht (in het bijzonder in de materies die het notariaat aanbelangen) •>, T.P.R., 1990, 1093-1156.

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certains traités internationaux (521). Ce qui vaut pour le principe de la non-rétroactivité, vaut pour celui de la croyance légitime (522). Ici aussi, le juge pourrait sanctionner le législateur pour n'avoir pas tenu compte de la nécessité de l'application de ce principe (523). (524)

137. - Le principe de la légalité ne forme donc pas un obstacle à l'ap­plication du principe de la croyance légitime en droit fiscal. Cette conclu­sion n'est pas révolutionnaire. Le principe de la légalité s'impose dans d'autres domaines du droit (525). Pourtant l'application du principe de la croyance légitime n'y est pas rejetée. Dans le droit administratif, le principe de la légalité signifie que l'Administration - en dehors des domaines dans lesquels elle jouit d'un pouvoir discrétionnaire- a le devoir d'observer la loi et de l'appliquer à la lettre (526). Puisque l'application du principe de la croyance légitime implique nécessairement que la loi ne peut être obser­vée, le recours à ce principe est a priori impossible (527). Selon la jurispru­dence et la doctrine belges, le recours aux principes généraux et à celui de la croyance légitime en particulier, ne peut justifier une violation de la loi (contra legem) (528). (529)

(521) Voyez l'art. 11 de la Convention sur la loi applicable aux obligations contrac­tuelles (M.B., 9 octobre 1987), consacrant la théorie issue de l'arrêt << Lizardi >>.

(522) Le principe de la non-rétroactivité n'est qu'une application extrême de celui de la croyance légitime. Il y a une différence de degré, non pas une différence essentielle (supra, n° 56). Si on hésite, c'est parce que le principe de la non-rétroactivité a des contours plus précis. Celui de la croyance légitime est moins facile à cerner.

(523) Le législateur a tort de nier l'application du principe de la croyance légitime. Il ne peut méconnaître la fréquence et l'importance des interventions de l'Administra­tion ; il les tolère et les juge utiles. Il introduit des notions vagues en droit fiscal. Mainte­nir dans ce contexte la primauté du principe de la légalité, c'est violer le principe de la croyance légitime. Voyez infra, no• 152 et s.

(524) Comp. le droit communautaire européen. Quand le <<législateur européen>> omet de prendre des mesures transitoires ou de tenir compte de la confiance légitime des sujets de droit, le juge sanctionne en appliquant le principe de la croyance légitime (supra, n° 36).

(525) En droit administratif, voyez CAMBIER, C., Droit administratif, Bruxelles, Lar­cier, 1968, 11-12; DEMBOUR, J., op. cit., 1970, n° 9, p. 23, et n° 27, p. 52; MAsT. A., op. cit., 1992, no• 17 et s., pp. 16 e.s

(526) Voyez les conclusions de l'av. gén. Lenaerts, cass., 23 juin 1980, T.B.P., 1980, (501), 504 (<<pouvoirs liés>>).

(527) Voyez, en général, les conclusions de l'av. gén. Lenaerts, cass., 23 juin 1980, T.B.P., 1980, (501), 504 (<< daartoe [l'exécution de la loi-NG] is zij wettelijk verplicht en daar kan geen beginsel van behoorlijk bestuur iets aan veranderen ; want, zoals ook de Hoge Raad heeft gesteld, moet de strikte wettekst prévaleren boven die beginselen >>).

(528) Supra, no 43 et les références au droit belge et néerlandais. (529) On peut reprocher aux auteurs de n'être pas toujours conséquents. Si le principe

de la légalité a priorité, pourquoi ne permet-on pas que la loi soit appliquée <<pour le tout>>, c.-à-d. non seulement pour l'avenir (comme l'affirment les auteurs; supra, n° 65), mais également pour le passé 1 La remarque vaut d'ailleurs aussi bien pour l'Administra­tion fiscale. Pourquoi ne pourrait-elle pas revenir (ab initia) sur une tolérance 1 On répon­dra que c'est alors le principe de la non-rétroactivité qui est en jeu et que la sécurité du commerce juridique est sérieusement ébranlée. Ces arguments ne sont pas décisifs. Le principe de la non-rétroactivité n'est qu'une application extrême de celui de la croyance légitime (supra, n° 56). Ensuite, comme le sujet de droit construit souvent <<dans le futur>>, la sécurité doit également être garantie dans ce cas (supra, n° 65).

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138. - Pourtant, dans un arrêt du 14 novembre 1978 (530), le Conseil d'Etat considère << que la stricte logique du principe de la légalité, qui veut que les décisions prises sur la base d'un règlement formellement annulé avec effet rétroactif soient réputées être rétroactivement devenues inopé­rantes, n'est pas énervée par cet autre principe, d'orientation différente, qui neutralise parfois le premier, à savoir le principe qui tend à assurer la stabilité des situations et des relations juridiques individuelles définitive­ment établies ... )), Le Conseil d'Etat constate qu'en l'occurrence il n'y a pas de violation du principe de la croyance légitime. Etant donné le recours en annulation formé contre le règlement litigieux, les bénéficiaires des déci­sions prises sur la base de ce règlement n'étaient pas <<fondés à prétendre que les circonstances dans lesquelles ils se sont vu accorder l'avantage en question leur permettaient d'en escompter légitimement la<< possession pai­sible )) et de le considérer comme un élément stable de leur situation sociale)).

A contrario, le principe de la légalité devra être nuancé dans les hypo­thèses où la croyance légitime des bénéficiaires des décisions ne fait aucun doute. De même, l'acceptation du principe du (non-)retrait des actes admi­nistratifs par la jurisprudence, constitue une violation du principe de la légalité ou du moins une atteinte à ce principe (531).

139. - Le deuxième exemple en matière de droit administratif concerne le défaut de pouvoirs. L'attribution des prérogatives étant réglée par la loi (d'ordre public ou du moins impérative) (532), tout ce qui émane d'une autorité incompétente peut également être considéré comme contra legem (533). Pour que la croyance légitime de l'administré (534) puisse être prise en compte, il faut donc que l'autorité, auteur du règlement (535), que l'Administration, auteur de la circulaire interprétative (536), que l'organe,

(530) C.E., 14 novembre 1978, no 19 250, Adm. Publ. (T), 1979-1980, 43, note SrMO­NART, H., et R.W., 1978-1979, 1647, note VAN NoTEN, W.; voyez également VAN MEN­SEL, A., op. cit., 78-79.

(531) Comp. SALMON, J., op. cit., 1987, 184. (532) Comp. V AN DAMME, M., << Het rechtszekerheids- en vertrouwensbeginsel l), loc.

cit., n° 86, p. 166. (533) Voyez p.e. ScHELTEMA, M., << Enkele gedachten over het vertrouwensbeginsel in

het publiekrecht l), loc. cit., no 24, p. 549; VAN ScHENDEL, W.A.M., Vertegenwoordiging in privaatrecht en bestuursrecht, Deventer, Kluwer, 1982, 203. Comp. C.E., 10 mai 1984, F.J.F., 1984, 161; dans cet arrêt, c'était le caractère d'ordre public qui était invoqué; pour le lien entre l'attribution de pouvoirs et le principe de la légalité en droit fiscal, voyez Gand, 15 décembre 1986, F.J.F., 1988, 24 (sub 4).

(534) Quant à la régularité de ces déclarations émanant de l'Administration. (535) Voyez Gand, 15 décembre 1986, F.J.F., 1988, 24. Voyez également, a contrario,

cass., 10 juin 1988, Arr. Cass., 1987-1988, 1313, concl. proc. gén. Krings, Pas., 1988, I, 1214 et F.J.F., 89, 50.

(536) Comp. LEus, K., << Tegenwettelijk beleid in het domein van het belastingrecht l), loc. cit., n° 22, p. 1063.

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le service ou le fonctionnaire qui est à la base de l'information (537), de la promesse ou de la pratique suivie, aient eu la compétence nécessaire pour prendre ces décisions (538). Autrement dit, pour que l'Administration soit liée par l'apparence, il faut qu'elle l'ait créée elle-même, ou que l'apparence ait été créée par les organes, services ou fonctionnaires normalement com­pétents et agissant dans les limites de leurs attributions légales (539).

140. - Mais ce caractère (contra legem) de la décision de l'Administra­tion ne semble pas constituer un empêchement absolu pour l'application du principe de la croyance légitime. La croyance de l'administré que le fonc­tionnaire est compétent et qu'il agit dans les limites de ses compétences, peut être légitime et peut faire l'objet d'une protection. En droit néerlan­dais, la doctrine constate un net glissement de la jurisprudence dans ce sens (540). On y estime que ce n'est pas le contribuable qui doit subir inté­gralement le risque de l'incompétence, alors que l'attribution des pouvoirs n'est pas toujours transparente. C'est l'Etat qui est responsable de cet état de fait (541). (542) Il suffit donc que l'administré n'ait pas pu et dû connaître le défaut de pouvoirs.

141. - En droit belge également, la possibilité de recourir au principe de la croyance légitime ne semble pas a priori exclue en cas de défaut de pou-

(537) Camp., quant à la responsabilité de l'Administration et pour avoir fourni des renseignements erronés, Bruxelles, 30 avril 1979, R. W., 1979-1980, 846 (sol. impl.) ; VAN MENSEL, A., op. cit., 72. La doctrine est également dans ce sens (p.e. GIJSSELS, J., «De overheidsaansprakelijkheid in verband met informatie ~>, loc. cit., 1213; STASSEN, J., <(La responsabilité de l'Etat du chef de renseignements erronés fournis par ses services ~>, note sous cass., 4 janvier 1974, R.O.J.B., 1974, [339], 348 et 350; VAN ÛEVELEN, A., <( Over­heidsaansprakelijkheid voor verkeerde inlichtingen of wegens foutief verzuim informatie te verschaffen ~>, note sous cour trav. Anvers, 2 juin 1977, R. W., 1977-1978, [1514], no 4, col. 1516-1517). En matière fiscale, voyez ScAILTEUR, C., <( Aansprakelijkheid voor ver­keerde inlichtingen inzake belastingen ~>, loc. cit., 98 (il faut que le renseignement ait un caractère officiel).

(538) Camp., concernant la règle de la bonne foi (objective) en droit allemand, ScAIL­TEUR, C., <(Les renseignements erronés donnés par les agents des services fiscaux enga­gent-ils la responsabilité de l'Etat?~>, loc. cit., no 20 804, p. 356.

(539) Voyez les références citées aux notes précédentes; adde : NICOLAÏ, P., op. cit., § 292, p. 362; VAN DAMME, M., <1 Goede trouw van burger en bestuur~>, loc. cit., 1114; id., <1 Het rechtszekerheids- en vertrouwensbeginsel ~>, loc. cit., no 86, p. 166. En matière de responsabilité de l'Etat pour les fautes de ses fonctionnaires, le principe est le même (cass., 31 mars 1943, Pas., 1943, I, 117; cass., 29 mai 1947, cité infra, note 545; cass., 28 octobre 1960, Pas., 1961, I, 217).

(540) NICOLAÏ, P., op. cit., § 292, pp. 362 et s. Quant à la doctrine elle-même, voyez ScHELTEMA, M., <1 Enkele gedachten over het vertrouwensbeginsel in het publiekrecht ~>, loc. cit., n° 24, p. 549; VAN ScHENDEL, W.A.M., op. cit., 202-205.

(541) SCHELTEMA, M., <( Enkele gedachten over het vertrouwensbeginsel in het pu­bliekrecht », loc. cit., no 24, p. 549; camp. NICOLAÏ, P., op. cit., § 292, pp. 363-364.

(542) On peut dire aussi que l'apparence est<( imputable~> (toerekenbaar) à l'Etat. Il n'a pas pris toutes les mesures nécessaires pour éviter que les administrés se trompent. Camp. l'argument du contribuable dans C.E., lü mai 1984, F.J.F., 1984, 161 (<( dat zelfs indien de ambtenaren die de fiscale akkoorden ondertekenden bun bevoegdbeid zijn te buiten gegaan, 'hun handelingen toerekenbaar zijn aan de overheid' ~>).

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voir de l'organe ou du fonctionnaire (543). La Cour de cassation a en effet décidé, en matière de responsabilité de l'autorité publique, que le fonction­naire-organe ne représente l'autorité et ne rend celle-ci responsable- sur la base de l'art. 1382 C. civ. -, que s'il agit dans les limites de ses attribu­tions légales (544) <<ou s'il doit être tenu comme agissant dans les limites de celles-ci par tout homme raisonnable et prudent>> (545). Qu'est-ce donc sinon l'application de l'adage error communis jacit jus (546), la reconnais­sance du principe de la croyance légitime en droit belge (54 7) ?

142. - De même, le Conseil d'Etat a estimé que les actes accomplis par des échevins en apparence désignés régulièrement, doivent, pour assurer la sécurité juridique, être censés en principe avoir été accomplis valablement du point de vue de la compétence (548). Ici aussi, c'est en fait le principe de la croyance légitime qui est appliqué, contra legem (549). Ce qui est dit en général et en droit administratif, vaut également en matière fis­cale (550).

143. - Le droit pénal fournit un point de comparaison semblable. Le principe de la légalité et le caractère d'ordre public des dispositions légales impliquent que le juge ne puisse se dispenser d'appliquer la loi pénale (toute la loi pénale, rien que la loi pénale). La tolérance ou la négligence

(543) Comp., en matière de responsabilité de l'Etat pour renseignements erronés, GIJSSELS, J., <<De overheidsaansprakelijkheid in verband met informatie >>, loc. cit., 1213-1214 (<< dat een ambtenaar die zich als bevoegd voordoet, evengoed als de bevoegde ambt­enaar de aansprakelijkheid van de overheid kan meebrengen ))).

(544) Cass., 31 mars 1943, Pas., 1943, I, 117. (545) Cass., 29 mai 1947, I, 216, note R.H., J.T., 1947, 538, note CAMBIER, C. (et l'ar­

rêt a quo), et Arr. Cass., 1947, 170; voyez encore, à ce sujet, LALOUX, P., et RENARD, Cl., <<Chronique de droit belge. Jurisprudence en matière de droit civil>>, Rev. Trim. Dr. Civ., 1949, (131), :rio 15, p. 141 ; DABIN, J., et LAGASSE, A., <<Examen de jurisprudence (1951 à 1955). La responsabilité délictuelle et quasi délictuelle )), R.C.J.B, 1955, (216), no 125, p. 272.

(546) C'est ainsi que les annotateurs interprètent l'arrêt (voyez R.H. et LALOUX et RENARD, ibid.).

(547) Comp. VAN ÜMMESLAGHE, P., << Rechtsverwerking en afstand van recht>>, loc. cit., no 30, p. 781, et n° 32, p. 787; id.,<< Examen de jurisprudence (1974 à 1982). Les obli­gations l), loc. cit., n° 16, p. 64.

(548) C.E., 20 mai 1975, no 17 024, Tedesco, R. W., 1975-1976, 421, note SuE­TENS, L.P. La doctrine cite cet arrêt sans la moindre réserve (LAMBRECHTS, W., op. cit., 1988, 79; VAN MENSEL, A., op. cit., 76). L'arrêt est important dans la mesure où il fonde -pour la première fois, semble-t-il -, la décision sur le principe de sécurité juridi­que, et non pas sur d'autres principes ou théories. D'autre part, il faut relativiser l'impor­tance de l'arrêt, car dans cette affaire le défaut de pouvoir avait été soulevé par l'admi­nistré, et non pas par l'Administration.

(549) Voyez le commentaire pertinent de VAN MENSEL, A., op. cit., 76 (<<dit leidt dan tot die paradox dat de rechtszekerheidsnorm moet dienen om de rechtvaardigheid te doen zegevieren boven de legaliteit >>).

(550) Pour une application (a contra-rio), voyez Gand, 15 décembre 1986, F.J.F., 1988, 24; l'arrêt fait référence à l'arrêt de la Cour de cassation du 29 mai 1947 (supra, note 545). La Cour d'appel de Gand constate que le contribuable devait connaître le défaut de pouvoir du collège échevinal (<< bedoelde handelingen waren niet van aard een redelijk en voorzichtig mens te misleiden >>). Cf. C.E., lü mai 1984, F.J.F., 1984, 161; l'argument du contribuable (supra, note 542) n'y est pas suivi par le Conseil d'Etat.

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persistante du ministère public n'y changent rien. La loi pénale s'impose au juge, aussi longtemps qu'elle n'est pas régulièrement abrogée (551). Par contre, cette tolérance peut créer dans le chef du justiciable une croyance légitime que l'acte qu'il a commis n'était pas punissable. Une partie de la doctrine estime qu'un tel comportement peut constituer une erreur invin­cible (552), erreur qui, à son tour, pourra être considérée comme une cause de justification (553).

144. - Enfin, il n'est pas superflu de souligner que l'application du principe de la croyance légitime n'est pas en contradiction avec la ratio legis de l'article 112, al. 2, de la Constitution. Le principe de la légalité (sensu stricto et sensu lata) a pour but de garantir la sécurité du contribuable (554), respectivement de le protéger contre l'arbitraire de l'Exécutif et de l'Admi­nistration (555). L'application du principe de la croyance légitime ne pour­suit pas d'autres fms. Ce principe garantit cette sécurité (556). D'autre part, il empêche l'Administration- qui a pour devoir impérieux d'appli­quer la loi à la lettre - de se prévaloir (arbitrairement) de ses erreurs et

(551) CoNSTANT, J., Manuel de droit pénal, t. Ier, Liège, 1948, n° 15, p. 28; id., Précis de droit pénal, 1975, no 22, p. 43-45; HAus, J., Principes généraux du droit pénal belge, t. Ier, Gand, Hoste, 1879, n° 256, p. 183-184; LEGROS, R., L'élément rrwral dans les infrac­tions, Paris, Sirey, 1952, no 363, p. 293.

(552) On remarquera, en passant, que l'art. 71 O. pén. n'est considéré que comme une consécration d'un principe général sous-jacent.

(553) Cass., 9 décembre 1981, Pas., 1982, I, 482; voyez déjà pol. Renaix, 12 novembre 1958, Rev. Dr. Pén., 1958-1959, 531, note TRoussE, P.-E., et les références; DE SMET, B., <c De onoverkomelijke rechtsdwaling als wapen tegen overregulering en arti­ficiële incriminaties >>, loc. cit., spéc. 1294; LEGROS, R., ibid. ; TRoussE, P.-E., observa­tions, Rev. Dr. Pén., 1958-1959, p. 392 et 699; VAN HounT, C.J., et CALEWAERT, W., op. cit., I, 1976, no 332, p. 141-142; comp. déjà HAUS, J., ibid., p. 184; cf. CoNSTANT, J., ibid., no 22, p. 45.

(554) Supra, n° 104. (555) Comp. GANSHOF VAN DER MEERSCH, W., <c L'impôt et la loi>>, loc. cit., 280-281,

283 et 286. L'auteur souligne que les temps ont changé. La violation de l'art. 112, al. 2, de la Constitution revêt désormais un caractère moins heurtant, car d'autres mécanismes ont paré au danger des privilèges. Si le principe de la légalité (sensu stricto) a maintenu toute son importance, le principe de la légalité (sensu lato) n'a plus le caractère absolu qu'il avait en 1830 (voyez également HINNEKENS, L., <c De rechtswaarde van de belasting­circulaire : quo vadimus? >>, loc. cit., n° 7, p. 155; comp. GEENS, K., <c Binden circulaires, toezeggingen of inlichtingen de fiscus 1 >>,loc. cit., 10 et 11; cf. LEus, K., <c Tegenwettelijk beleid in het domein van het belastingrecht», loc. cit., no• 12 et s., p. 1057-1059). En termes de <c balance des intérêts>> (<c belangenafweging >>), on dira que l'équilibre entre les valeurs a changé. La diminution de l'importance du principe de la légalité (sensu lato) laisse une plus grande place à l'application du principe de la croyance légitime. L'affir­mation dans la doctrine moderne que le caractère contra legem de la faveur faite au contribuable est un argument suffisant pour rejeter cette application, doit donc être rela­tivisée.

(556) Le principe de la croyance légitime est une composante de la <c Sécurité>> (supra, no 31) , il est la sécurité (RÜMELIN, M., Die Rechtssicherheit, Tübingen, J.C.B. Mohr (Paul Siebeck), 1924, 17). Comp. VAN ÜRSHOVEN, P., <c Algemene beginselen van behoorlijk fis­caal en ander bestuur>>, loc. cit., n° 2, p. 2, note 10; cet auteur considère le principe de la non-rétroactivité comme un aspect de la légalité, qui est elle-même fondée par le prin­cipe de la sécurité juridique.

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de ses omissions volontaires et involontaires (557). Ce n'est pas parce que l'illégalité existe et qu'elle est même tolérée, que les contribuables qui sont les victimes de cette illégalité peuvent être traités d'une façon discrimina­toire (558).

145. - Concluons à propos de l'argument de la violation du principe de la légalité. Le principe de la légalité constitue à première vue un empêche­ment absolu à l'application du principe de la croyance légitime. Ces deux principes sont parfaitement inconciliables en soi : l'un ne jure que par la réalité (la loi) ; l'autre consiste à reconnaître l'irréel, l'apparence de la réa­lité. D'autre part- et ce n'est pas un paradoxe, mais une suite logique­le principe de la croyance légitime ne se conçoit que quand l'Administra­tion agit contra legem (559). En vérité, on ne peut que constater que le prin­cipe de la légalité n'empêche pas les principes généraux (560) de faire échec à l'application normale des règles légales, d'attribuer des droits (contra legem) aux contribuables. On ne peut, comme le dit P. Van Orshoven, nier la lumière du soleil.

146. - C'est le côté formel de la légalité qui est embarrassant (561). Le problème c'est qu'il n'y a pas d'article de la Constitution, pas d'article de la loi (fiscale) qui dit que la croyance légitime du contribuable ne peut être méconnue. Il y a un problème de légitimation (562). Un fondement légal est-il nécessaire~ Non. Il y a des principes généraux fondamentaux qui régissent le comportement de chacun et qui sont élémentaires parce qu'ils font partie de l'essence du droit. Ils s'imposeront<< par la force des choses>>. Les considérations d'ordre formel ne peuvent que retarder leur épanouisse­ment.

147. - Mais il ne faudrait pas tomber dans l'autre extrême. Ce n'est pas parce que le principe de la légalité est trop strict et entraîne des injus­tices, qu'il faut l'abandonner en le sacrifiant à celui de la croyance légitime.

(557) Supra, no 101. Le fait de pouvoir impunément tromper la légitime confiance des contribuables peut instaurer une inégalité. L'affaire dans l'arrêt annoté le démontre clai­rement.

(558) Cf. LEus, K.,<< Tegenwettelijk beleid in het domein van het belastingrecht >>,loc. cit., n° 17, p. 1059.

(559) L'Administration jouit-elle d'un pouvoir discrétionnaire? Le principe jouera quand elle violera les lignes de conduite qu'elle s'est fixées, c.-à-d. ses propres <<lois>>. C'est donc à tort que les détracteurs du principe de la croyance légitime voudraient le cantonner dans le domaine où l'Administration jouit d'un pouvoir d'appréciation. Maté­riellement, il n'existe pas de différence essentielle entre ces deux hypothèses.

(560) Fraus omnia corrumpit, détournement de pouvoir, abus de droit, confiance légi­time, bonne foi (objective), etc.

(561) Voyez p.e. GEENS, K., << Binden circulaires, toezeggingen of inlichtingen de fis­eus? ll, loc. cit., 10 (<< Rechtszekerheid, billijkheid en zorgvuldigheid (art. 1382 B.W.) zijn drie andere beginselen die wij aan de rechter zouden durven voorleggen ter bepaling van zijn beleid in geschillen als deze. Zeker, de twee eerste van deze beginselen zijn ongeschreven en hun toepassing valt dus strikt genomen niet te rijmen met de vaststelling dat de admi­nistratie zich hier op een terrein bevindt waar beleidsvrijheid zoniet uit den boze dan toch tot een minimum beperkt is l>).

(562) VANISTENDAEL, F., <<Les principes généraux de droit en droit fiscal l>, loc. cit., 124-125.

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Les deux principes ont leur raison d'être. Il ne faut donc pas faire prévaloir un principe sur l'autre (563). Il convient par contre de les maintenir autant que possible, de les concilier (564). Comment? Cette conciliation peut être réalisée, entre autres (565), au moyen du principe de la croyance légitime lui-même (566). (567) Plus particulièrement l'équilibre peut être recherché à trois niveaux différents du principe de la croyance légitime : par l'applica­tion sélective de ce principe (568) ; par les modalités de cette application et par les conséquences que l'on attache à cette croyance légitime (569).

d. le principe de l'annualité.

148. - En dernier lieu on pourrait- comme semble le faire implicite­ment la deuxième branche du pourvoi (570) -,invoquer un autre principe de droit fiscal, celui de l'annualité de l'impôt. Ce principe implique par exemple que les accords individuels conclus entre l'Administration et les contribuables concernant des questions de fait (571), ne sont valables que pour l'année en cours (572). En principe donc l'Administration n'est pas liée par le(s) accord(s) précédent(s), c.-à-d. ceux qui concernent les exercices

(563) Supra, n° 133. (564) Sur cet impératif, voyez supra, n° 133; adde : VAN ÛMMESLAGHE, P., <• Droit

commun et droit fiscal 1>, loc. cit., n° 12, p. 24 (<• combiner 1>). Comp. HR, 12 avril 1978, B.N.B., 1978, 136; HR, 26 septembre 1979, B.N.B., 1979, 311, note ScHELTENS, J.P. (<• het beginsel dat de wet moet worden toegepast, moet worden afgewogen tegen evenbe­doeld algemeen beginsel van behoorlijk bestuur 1>).

(565) A première vue, la doctrine belge fait prévaloir le principe de la légalité sur celui de la croyance légitime. Mais en réalité, les auteurs réalisent un certain équilibre en appli­quant les art. 1382-1383 C. civ. Les contribuables trompés ont droit à une compensation financière.

(566) Dans le même sens, en matière de défaut de pouvoir en droit administratif, VAN ScHENDEL, W.A.M., op. cit., 205; comp. NICOLAÏ, P., op. cit., § 292, p. 364.

(567) En réalité les principes sont absolus, du moins in abstracto. On ne peut donc concilier des principes généraux. Mais dans des catégories d'hypothèses plus concrètes, le législateur doit tenir compte de plusieurs principes contradictoires. La règle de droit est alors le résultat de l'équilibre entre divers principes. Néanmoins, certains principes ont une souplesse et une richesse qui leur permettent, à eux seuls, de réaliser un juste équi­libre quand ils entrent en conflit avec d'autres principes. C'est dans ce sens qu'ils permet­tent de <• résoudre des antinomies et de déterminer le point d'équilibre entre deux règles de tendances contraires 1> (comp. SALMON, J., op. cit., 1987, 177). Le principe de la croyance légitime possède une telle souplesse (GEELHAND, N., Thèse, III, n°" 1103 et s., p. 805 et s., et les références).

(568) P.e. en ne l'acceptant que dans le cas où l'Administration a agi dans l'exercice de ses pouvoirs discrétionnaires, et non pas quand l'Administration a agi contra legem. Voyez infra, n oa 200 et s.

(569) GEELHAND, N., Thèse, III, 291 et s. ; comp. VAN ScHENDEL, W.A.M., op. cit., 163-164 et 205; comp. NrcoLAÏ, P., op. cit., § 292, p. 364. Voyez encore infra, n°" 238 et s.

(570) L'attitude passive de l'Administration lors de précédents contrôles, dit le pour­voi, ne crée pas le droit de méconnaître de façon durable les prescriptions légales impéra­tives. Voyez à ce sujet aussi infra, no• 160 et s.

(571) Puisque les accords ne peuvent porter que sur des questions de fait, le principe de l'annualité ne peut logiquement concerner que de tels accords. Pour plus de détails, voyez infra, no 157.

(572) CouTURIER, J., et PEETERS, B., op. cit., n° 16, p. 42; DASSESSE, M., et MrNNE, P., op. cit., 1991, n° 1.4.3., p. 32; TrnERGHIEN e.a., op. cit., 1992, n° 0042, p. 31 ; Anvers, 17 mars 1992, F.J.F., 1992, 138.

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d'imposition antérieurs (573). Le contribuable ne peut prétendre maintenir un accord lors des années suivantes. Cette règle n'est point contestée.

149. - Mais l'un n'empêche pas l'autre (574). Le principe de l'annualité n'empêche pas qu'une attitude bénévole de l'Administration, une tolérance qui se renouvelle pendant plusieurs années, puisse créer une apparence et une croyance légitime dans le chef du contribuable que cette attitude sera maintenue à l'avenir (575). Il est possible que le contribuable ait agi en fonction de cette expectative. Comme l'exemption d'impôt n'est pas fondée sur l'accord entre le contribuable avec l'Administration ou sur l'attitude de cette dernière, mais uniquement sur la croyance légitime, il n'y a, formelle­ment, pas de contradiction avec le principe de l'annualité.

150. - Une partie de la jurisprudence est dans ce sens. L'Administra­tion qui a - pendant plusieurs années - soit accepté le même accord, soit pris la même attitude concernant une question de fait, ne peut impunément revenir (576) sur cet accord (explicite ou tacite), du moins quand le contri­buable pouvait légitimement (577) croire qu'il serait maintenu, et quand il a- sur la base de cette croyance - agi de façon irrévocable (578). (579) On peut faire le rapprochement entre cette jurisprudence et l'arrêt annoté.

(573) Pour le principe, voyez Bruxelles, 20 mars 1984, F.J.F., 1984, 124; Anvers, 17 mars 1992, F.J.F., 1992, 138; voyez aussi la jurisprudence contra, citée ci-dessous, note 579.

(574) Cf. VANISTENDAEL, F., << Algemene rechtsbeginselen in het belastingrecht >>, loc. cit., 317 (<< annaliteitbeginsel dat overigens soms in tegenspraak komt met het vertrou­wensbeginsel >> ).

(575) Cette distincion est nettement soulignée par Bruxelles, 20 mars 1984, F.J.F., 1984, 124 (<<Attendu qu'en vertu du principe de l'annualité de l'impôt, l'administration n'est pas liée par ce qu'elle a admis pour un ou plusieurs exercices précédents; Attendu toutefois que de l'attitude de l'administration, constante pendant 14 ans, le requérant a pu légitimement penser qu'une fois pour toutes l'administration avait admis qu'il ne devait pas justifier le caractère des versements, admis comme remboursement de frais, qui étaient effectués par ses employeurs>>).

(576) Sur le lien avec le principe de la non-rétroactivité, voyez infra, n° 160. (577) Cette condition est essentielle (infra, no• 208 et s.) et explique et justifie souvent

la solution retenue par le juge. Pour une mention expresse de cette condition, voyez Bruxelles, 20 mars 1984 et 24 février 1987, cités infra, note 579.

(578) Le caractère irrévocable consiste dans la plupart des cas dans le fait que le contribuable- qui croyait au maintien d'un forfait- n'a plus la possibilité de recueillir toutes les pièces justificatives nécessaires (p.e. Bruxelles, 20 mars 1984, 28 octobre 1986 et 24 février 1987, cités à la note suivante). Mais cette condition n'est pas toujours rem­plie (p.e. Mons, 4 novembre 1981, cité à la note suivante).

(579) Mons, 4 novembre 1981, F.J.F., 1982, 4 (sol. impl.) (art. 44, al. 2 C.I.R. -art. 50 C.I.R./92); Liège, 17 mars 1983, F.J.F., 1983, 81, note (sol. impl.) (idem); Anvers, 12 mars 1984, F.J.F, 1984, 195 (principe) (art. 47, §1er C.I.R. - art. 57 et s. C.I.R./92); Bruxelles, 20 mars 1984, F.J.F., 1984, 124 et le passage cité supra, note 575; Bruxelles, 19 juin 1984, F.J.F., 1985, 92 (sol. impl.) (art. 44, al. 2 C.I.R.); Bruxelles, 24 février 1987, J.D.F., 1987, 346, et F.J.F., 1987, 97 (idem); Bruxelles, 8 novembre 1988, F.J.F., 1989, 55 (sol. impl.) (idem) ; Bruxelles, 18 décembre 1990, Fisc. Koerier, 1991, 294, note GAZAGNES, D. (sol.impl.) (preuve en matière de rente alimentaire); Bruxelles, 19 mars 1991, Fisc. Koerier, 1991, 245, note (principe) (art. 44, al. 2 C.I.R.). Voyez également Bruxelles, 28 octobre 1986, J.D.F., 1987, 323, F.J.F., 1987, 67, et Fisc. Koerier, 1987, 198, note DEBLAUWE, R. Contra : Liège, 25 janvier 1984, F.J.F., 1984, 188; Gand, 23 mars 1984, F.J.F., 1984, 175 (art. 248 C.I.R. - art. 342 C.I.R./92);

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Si on considère qu'il s'agissait dans l'arrêt annoté d'une question de preuve (580), la Cour de cassation confirme la jurisprudence précitée.

2) Les arguments pro.

151. - Alors que les arguments<< contra>> sont plutôt d'ordre formel, les arguments <<pro>> sont plutôt inspirés de la réalité (581) : les nécessités pra­tiques et la charge du risque (a.), la réalité juridique en droit belge (b.), en droit comparé (c.) et en droit européen (d.).

a. les nécessités pratiques et la charge du risque.

152. - Des impératifs divers (582) ont pour effet de rendre la loi fiscale compliquée et incertaine. D'où la nécessité pratique, mais fondamentale, pour l'Administration d'expliquer (583) la loi (584), de porter son interpré­tation à la connaissance du public, et de l'appliquer en conséquence. D'où aussi la nécessité d'informer les contribuables sur leurs droits et leurs devoirs en matière fiscale, et ceci à l'occasion de la formation des contrats ou de la planification des transactions (585). Le contribuable est donc amené à faire confiance à l'Administration. Il y est pratiquement

Gand, 30 janvier 1986, F.J.F., 1988, 222 (art. 45 C.T.V.A.); Anvers, 8 septembre 1987, Fisc. Koerier, 1988, 31, note (critique) DE CLIPPEL, B. (art. 44, al. 2 C.I.R.) ; Anvers, 17 mars 1992, F.J.F., 1992, 138 (art. 71 C.I.R.- art. 104 C.I.R./92); cette jurisprudence se base uniquement sur le principe de l'annualité pour refuser de prendre en compte la pratique suivie les années précédentes par l'Administration; elle ne s'explique pas (expli­citement) sur l'application du principe de la croyance légitime; voyez également- se basant sur le caractère d'ordre public des dispositions légales - trib. Bruxelles, 26 octobre 1989, F.J.F., 1990, 161. Voyez encore à ce propos, VAN FRAEYENHOVEN, G., <• La preuve en matière de charges professionnelles et la loi du 25 juin 1973 >>, J.D.F., 1975, (321}, 327; le même texte est publié in Liber Amicorum Prof J. Van Houtte, t. Il, Bruxelles, Elsevier, 1975, 1051-1061. L'auteur précise qu'avant la loi du 25 juin 1973, c'était le principe de l'annualité qui prenait le pas sur la protection du contribuable. Voyez enfin, pour plus de détails, infra, no• 157 et s.

(580) Supra, note 4. (581) Cela est conforme au fondement profond (non juridique) du principe de la

croyance légitime (supra, n° 39, note 149). (582) La nécessité de devoir tout régler (principe de la légalité) rend la législation fis­

cale hyperdétaillée et complexe. La complexité des rapports humains ne fait qu'accroître le volume de la législation. L'évolution desdits rapports implique une adaptation constante des articles de la loi. C'est une des principales causes de l'insécurité. Dans ce contexte, l'adage nemo censetur ignorare legem n'est plus crédible (comp. ScAILTEUR, C., <<Les renseignements erronés donnés par les agents des services fiscaux engagent-ils la res­ponsabilité de l'Etat?,>, loc. cit., no 20 804, p. 353).

(583) Ou même de <<faire la loi l>, dans la mesure où le législateur s'avère incapable d'adapter la loi aux conditions changeantes (HINNEKENS, L., <<De rechtswaarde van de belastingcirculaire : quo vadimus? 1>, loc. cit., n° 5, p. 153-154).

(584) Même si l'Administration n'a pas qualité pour interpréter authentiquement des dispositions légales ou réglementaires dont elle doit assurer l'exécution (Mons, 24 juillet 1990, R.G.F., 1991, 102, note LEus, K. et Fisc. Koerier, 1990, 568).

(585) Même si l'Administration n'a pas l'obligation légale de fournir de tels renseigne­ments (comp. ScAILTEUR, C., <<Les renseignements erronés donnés par les agents des ser­vices fiscaux engagent-ils la responsabilité de l'Etat? 1>, loc. cit., n° 20 804, p. 353; id., << Aansprakelijkheid voor verkeerde inlichtingen inzake belastingen 1>, loc. cit., 96).

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obligé (586). Ce n'est pas parce que la nécessité pratique n'est pas un argu­ment juridique, qu'il faudrait la dédaigner. Il ne faut en tous les cas pas sous-estimer sa force de conviction. Il suffit de rappeler que c'est cette nécessité pratique qui a entraîné l'acceptation par la jurisprudence fran­çaise du principe de la croyance légitime en droit civil (587).

153. - L'Administration se trompe, même involontairement (588) 1 Ce n'est pas le contribuable (diligent) (589) qui doit subir les conséquences de cet état de choses (590). Ce n'est pas le contribuable qui doit supporter les conséquences d'un revirement de la jurisprudence (591), <<faire les frais)) de la contradiction existant entre diverses circulaires successives, des erreurs de jugement de l'Administration (592), des erreurs matérielles de l'Adminis­tration (593), etc. Ce n'est certainement pas lui qui doit être la victime des excès de pouvoirs de l'Administration (594), des tensions entre le législateur et l'Administration (595), des circulaires volontairement mises en circula­tion pour édulcorer la loi ou pour favoriser un groupe de pression (596), etc. Est-ce parce que l'Administration n'applique pas la loi comme il faut qu'il faille refuser une protection adéquate aux contribuables 1

154. - D'autre part, le désir de contrecarrer la fraude fiscale, sans devoir être astreint à une poursuite infernale- autrement dit la volonté

(586) Dans la mesure où une circulaire administrative interprétative attribue une faveur aux contribuables, il existe même une sorte de « contrainte morale •l de se confor­mer aux directives de l'Administration (V AN GELDER, A.J.M., <( Enkele problemen van pseudo-wetgeving in het fiscaal recht •>, loc. cit., n° 18, p. 1052).

(587) Voyez p.e. les arrêts de la Cour de cassation française en matière d'héritiers apparents. De même, l'acceptation de la théorie du mandat apparent s'explique surtout par la nécessité pratique de pouvoir faire confiance.

(588) Précisément parce que le droit fiscal est compliqué. (589) Il faut, encore une fois, insister sur cette condition essentielle. (590) C'est pourtant le cas en droit administratif français. L'Administration n'y

encourt de responsabilité qu'en cas de faute lourde (ScAILTEUR, C., <( Aansprakelijkheid van de Staat •l, loc. cit., 222).

(591) Une erreur dans l'interprétation de la loi par l'Etat constitue une faute, sauf quand l'erreur est invincible (supra, n° 46). Un revirement de jurisprudence constitue précisément le cas par excellence dans lequel le caractère invincible de l'erreur de droit peut être accepté (FAGNART, J.-L., <(La responsabilité de l'administration du chef d'excès de pouvoir •>, Adm. Publ. (T), 1979-1980, (56), 61; dans le même sens, concl. av. gén. J. Velu, cass., 13 mai 1982, Pas., 1982, I, [1056], 1072). Cette jurisprudence a été appli­quée en droit fiscal, notamment à propos du <( revirement •> de la jurisprudence concernant l'interprétation à donner à l'art. 248 (anc.) C.I.R. L'Administration, qui ne pouvait connaître la nouvelle jurisprudence de la Cour de cassation, n'a pas commis de faute (trib. Bruxelles, 7 novembre 1986, Fisc. Koerier, 1987, 414, note VANHEESWIJCK, L.), du moins s'il n'y avait pas de raisons de croire que la jurisprudence allait se fixer en ce sens (comp. trib. Bruges, 7 avril 1986, F.J.F., 1986, 210).

(592) Voyez Bruxelles, 7 mai 1991, F.J.F., 1991, 117, et Fisc. Koerier, 1991, 372, note V ANHEESWIJCK, L.

(593) Voyez p.e. Anvers, 6 mai 1991, Fisc. Koerier, 1992, 368, note DELPORTE, F. (594) Surtout si la répartition des pouvoirs n'est pas aisée à comprendre (supra,

no 140). (595) A ce sujet, V AN CROMBRUGGE, S., De grondregels ... , n° 17, p. 22. (596) DASSESSE, M., et MlNNE, P., op. cit., 1991, 36-37 et 37-38.

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de justice -, amène le législateur à introduire des notions vagues (597), telles que les quatre notions prévues par l'art. 345 C.I.R. (598). Cette tech­nique entraîne également une incertitude pour les contribuables (599). L'application de la loi fiscale dépend dans ces cas d'un critère et de circons­tances qui ne permettent pas au contribuable de prévoir ce que décidera le juge. La sécurité juridique, qui est normalement le résultat de l'application du principe de la légalité, fait défaut ici. Le déficit de sécurité doit être comblé par une autre mesure. Le législateur a décidé d'introduire la techni­que du<< ruling >>qui permettra aux contribuables de connaître le régime fis­cal qui leur sera imposé (600). Mais dans la mesure où les contribuables ont un intérêt légitime à ne pas opter pour cette technique (601), leur sécurité devra être assurée. Le principe de la croyance légitime sera ici d'un utile secours. A fortiori, le recours à ce principe s'imposera, si le critère de la <<réalité économique>> doit à l'avenir (602) connaître une expansion plus grande (603). (604)

(597) C'est une délégation de pouvoir que l'on connaît bien en droit civil. Le légis­lateur laisse au juge la charge de définir et d'appliquer le concept. Comp. la délégation de pouvoir en faveur de l'Exécutif, inspiré par les mêmes motifs (VAN CROMBRUGGE, S., De grondregels ... , n° 6, p. 11). Il n'y a pas de différence fondamentale entre ces deux sortes de délégation.

(598) Voyez e.a. VAN CROMBRUGGE, s., op. cit., 1992, no• 107-109, p. 93 et s. (599) Comp. KLEYNEN, G., <<Trucs en foefjes •>, A.F.T., 1993, 65. (600) P.e. TrBERGHIEN, A., << Nieuwe begrippen >>, A.F.T., 1991, (251), 252. (601) Pour tout ce qui précède, voyez STRAKA, K., << Ruling : billijkheid quo vadis? >>,

loc. cit., 1-2. (602) VAN ÜROMBRUGGE, S., << Regering begeeft zich met economische werkelijkheid

op glibberige grondwettelijke paden >>, Fiskoloog, 1993, n° 424, p. 1-2. (603) Comp. STRAKA, K., loc. cit., 2, qui propose un élargissement de la technique du

<< ruling >>. (604) L'atteinte à la sécurité juridique est d'ailleurs un des arguments invoqués pour

repousser le principe de la réalité économique (p.e. MALHERBE, J, et DE BROE, L., <<Réa­lité juridique et réalité économique», observations à propos de l'arrêt de la Cour de cassa­tion du 29 janvier 1988, J.D.F., 1988, [322], 329, sub 9.b; VANISTENDAEL, F., <<Les prin­cipes généraux de droit en droit fiscal>>, loc. cit., 128; comp. VAN CROMBRUGGE, S., << Regering begeeft zich met economische werkelijkheid op glibberige grondwettelijke paden •>, loc. cit., 1993, n° 424, p. 1-2). En réalité la sécurité du contribuable peut être garantie soit par la sécurité juridique sensu stricto, soit par le principe de la croyance légi­time. Ce sont des vases communicants (supra, n° 37). Un critère d'ordre économique implique dès lors nécessairement que l'on tienne compte de la croyance légitime du contribuable. En fin de compte, c'est l'importance du troisième grand principe en jeu (in casu l'inégalité entraînée par la fraude fiscale et par la technologie fiscale de pointe, donc la justice) qui sera décisive. Comparons avec une situation analogue en droit civil. L'inca­pacité des mineurs est conditionnée par l'âge de la majorité, un critère des plus sûrs. Pas un auteur ne s'imaginerait tenir compte de la bonne foi du cocontractant en cette matière. Par contre, ce critère ne permet pas- ceci vaut spécialement pour le droit néer­landais - de garantir l'autonomie que les jeunes revendiquent aujourd'hui. Cette consta­tation a incité des auteurs à plaider pour une autre sorte de critère : le mineur était-il apte à s'engager comme il l'a fait 1 Dans ce cas, l'application du principe de la croyance légitime est considérée comme évidente (voyez surtout RuTTEN-Roos, A., Jeugdigen in burgerrechtelijke relaties, Deventer, Kluwer, 1975, 78).

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b. la réalité juridique en droit belge.

155. - La réalité juridique (<< juridische werkelijkheid >>) est le droit réellement appliqué (605), éventuellement sour le couvert des catégories existantes, appartenant à un système de concepts inadapté. La réalité est plus forte que le droit. C'est pour cela que les principes généraux de droit dits<< correcteurs>> (606) remontent tôt ou tard à la surface. Ils sont le fruit de l'expérience quotidienne du contact avec les réalités (607). De plus, ils permettent d'intégrer cette réalité dans le système du droit, pourvu que notre plus haute Cour l'accepte. Et, en effet, en y regardant de plus près, on s'aperçoit que le principe de la croyance légitime est déjà appliqué en droit fiscal, que ce soit de façon explicite ou implicite (608).

156. - La première application particulière et ponctuelle du principe de la croyance légitime en droit fiscal, est la pratique suivie par le service des taxes assimilées au timbre (609). Ce service ne réclame pas le supplément de la taxe, si la somme (insuffisante) acquittée par le commerçant correspond à celle indiquée par un agent dudit service. L'hypothèse du renseignement erroné n'est pas la seule qui est envisagée. La croyance légitime du contri­buable peut également avoir comme cause l'absence de réclamation de la part du service lors d'un contrôle effectué chez le contribuable, alors que tous les éléments d'appréciation étaient disponibles (610). La doctrine estime que cette façon de procéder- qu'il faut bien appeler une applica­tion du principe de la croyance légitime (611) - devrait en toute logique également être adoptée en matière de T.V.A. (612).

(605) C'est souvent le droit des juges du fond, ceux qui sont confrontés avec la réalité et pour qui le besoin de trouver une solution juste est essentiel.

(606) Voyez p.e., à propos des principes de la croyance légitime et de l'abus de droit, VAN GERVEN, W., Algemeen deel, n° 78, p. 210; GHESTIN, J., et GoUBEAUX, G., op. cit., I, 1977, n° 451, p. 339.

(607) VAN ÛMMESLAGHE, P., <<Droit commun et droit fiscal)>, loc. cit., n° 1, p. 7 et le passage cité supra, note 511.

(608) VAN ÜROMBRUGGE, S.,<< De vernietiging of vermindering ... l>, loc. cit., no• 16 et s., p. 34 et s.

(609) ScAILTEUR, 0., <<Les renseignements erronés donnés par les agents des services fiscaux engagent-ils la responsabilité de l'Etat 1 >>, loc. cit., n° 20 804, p. 357 et s. ; id., << Aansprakelijkheid voor verkeerde inlichtingen inzake belastingen >>, loc. cit., 102-103; id., << Aansprakelijkheid van de Staat >>, loc. cit., 221-222; VAN CROMBRUGGE, S.,<< De ver­nietiging of vermindering ... >>, loc. cit., n° 16, p. 34-35; V ANDEN BERGHE, L., op. cit., no 69, p. 56 et s. Voyez les références citées par ces auteurs.

(610) ScAILTEUR, 0., <<Les renseignements erronés donnés par les agents des services fiscaux engagent-ils la responsabilité de l'Etat 1 >>, loc. cit., no 20 804, p. 359; V AN ÜROM­BRUGGE, S., <<De vernietiging of vermindering ... >>, loc. cit., no 16, p. 35.

(611) O. ScAILTEUR souligne que le contribuable de bonne foi est protégé, sans que la gravité (et donc le caractère fautif) de l'erreur de l'Administration soit démontrée (<<Les renseignements erronés donnés par les agents des services fiscaux engagent-ils la respon­sabilité de l'Etat 1 >>, loc. cit., n° 20 804, p. 361-362 et 363).

(612) ScAILTEUR, 0., << Aansprakelijkheid van de Staat >>, loc. cit., 222 ; dans le même sens, VAN CROMBRUGGE, S.,<< De vernietiging of vermindering ... >>, loc. cit., no 16, p. 35; voyez encore TIBERGHIEN, A., op. cit., 1986, no 656, p. 456; VANDEN BERGHE, L., op. cit., n° 69, p. 57-58.

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157. - La seconde application particulière et explicite du principe de la croyance légitime (613) concerne la règle (614) qu'un accord entre l'Adminis­tration et un (615) contribuable sur une question de fait est valable et lie les deux parties (616). L'exemple le plus fréquemment cité est l'accord sur la réalité et le montant des charges professionnelles (art. 44, al. 2 [anc.] C.I.R.) (617). Mais il en existe d'autres, comme le montant des frais exposés pour le compte de l'employeur (618), le montant des avantages en nature (art. 47, §1er [anc.] C.I.R.) (619), le montant des revenus imposables (620), etc. Ces accords peuvent être conclus expressément (accords explicites), voire même tacitement (accords implicites) (621). Mais il faut qu'il s'agisse d'un accord dans le véritable sens du terme (622) ou, du moins, que le contribuable ait pu croire qu'il en était ainsi (623).

158. - Si le principe et le domaine d'application ne semblent pas contestés et contestables, le fondement de la règle est plus ambigu et surtout

(613) V AN CROMBRUGGE, S., <<De vernietiging of vermindering ... •>, loc. cit., no 16, p. 35-36.

(614) Plusieurs articles de la loi ne sont qu'une application particulière de cette règle générale (VAN CROMBRUGGE, S., <<De vernietiging of vermindering ... >>, loc. cit., n° 16, p. 35, et les articles cités; comp. TIBERGHIEN, A., op. cit., 1986, no 392bis, p. 262).

(615) Il existe aussi des accords<< collectifs>> (voyez à ce propos Fisc. Koerier, 1989, 89-90; VAN FRAEYENHOVEN, G., <<La preuve en matière de charges professionnelles et la loi du 25 juin 1973 >>, loc. cit., 324-326; comp., à propos de l'art. 248 (anc.) C.I.R., TIBER­GHIEN, A., op. cit., 1986, n° 392bis, p. 262; voyez, pour une application, supra, nos 109 et s.

(616) COUTURIER, J., et PEETERS, B., op. cit., n° 24, p. 50; DASSESSE, M., et M!NNE, P., op. cit., 1991, n° II.1.1, p. 33; SPRUYT, A., op. cit., 1990, 62; TIBERGHIEN, op. cit., 1992, 30 et 34; TIBERGHIEN, A., op. cit., 1986, no 187, p. 133, et n° 393, p. 263; VAN CROMBRUGGE, S., De grondregels ... , n° 41, p. 37; id., << Morele druk bij akkoorden met de fiscus >), Fiskoloog, 1989, n° 251, p. 6-7 ; VAN HOUTTE, J., op. cit., 1979, no 47, p. 48. Voyez p.e. Bruxelles, 19 juin 1984, F.J.F., 1985, 92 et les références; Bruxelles, 12 février 1985, F.J.F., 1985, 132 et Bull. Bel., 1986, n° 2705, p. 1176; voyez également la jurisprudence citée infra, no 161.

(617) Voyez la jurisprudence citée infra, n° 161. (618) Bruxelles, 20 mars 1984, F.J.F., 1984, 124. (619) Voyez la jurisprudence citée infra, no 161; voyez aussi Bruxelles, 23 février

1989, Fisc. Koerier, 1989, 232, note CoPPENS, H. (620) Gand, 23 mars 1984, F.J.F., 1984, 175. Comp., quant à la déclaration de reve­

nus au nom de l'épouse du contribuable, Liège, 25 janvier 1984, F.J.F., 1984, 188. (621) Mons, 4 novembre 1981, F.J.F., 1982, 4; voyez encore Anvers, 12 mars 1984,

F.J.F., 1984, 195; Bruxelles, 20 mars 1984, F.J.F., 1984, 124; dans le même sens, DEBLAUWE, R., note sous Bruxelles, 28 octobre 1986, Fisc. Koerier, 1987, 199; X., note sous Bruxelles, 19 mars 1991, Fisc. Koerier, 1991, 246, renvoyant au commentaire (Corn. I.R., 44/17.8). L'accord tacite suppose que la déclaration a été contrôlée (ibid.); voyez déjà Doc. Pari. Sénat, session 1972-1973, n° 278, p. 31 (Rapport Vlerick). Les accords peuvent même résulter d'une tolérance de la part de l'Administration (GAZAGNES, D., note sous Bruxelles, 18 décembre 1990, Fisc. Koerier, 1991, 295 [accord concernant les moyens de preuve en matière de déduction de pension alimentaire]; voyez aussi MATTE­LIN, Ch., note sous Anvers, 15 juin 1992, A.F.T., 1992, sub 4, p. 336 [accord quant à l'in­terprétation d'une convention]).

(622) P.e. un accord conclu par le fonctionnaire compétent, et non un simple<< avis>> (Anvers, 17 mars 1992, F.J.F., 1992, 138; Bruxelles, 25 novembre 1992, J.D.F., 1993, 370, et la note N.D.B.).

(623) Bruxelles, 12 février 1985, F.J.F., 1985, 132 et Bull. Bel., 1986, no 2705, p. 1176. La Cour souligne que la prise de position de la part du fonctionnaire taxateur n'était pas ambiguë et que les supérieurs hiérarchiques l'avaient confirmée.

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plus difficile à cerner. La loi est la seule source de l'impôt, des exemptions et modérations d'impôt, et non pas la convention (624). L'accord intervenu ne peut constituer une transaction (625), l'Administration ne pouvant renoncer à réclamer l'impôt légalement dû. Ensuite, le caractère d'ordre public des lois fiscales implique que l'impôt est dû conformément aux don­nées réelles (626). Pourquoi donc l'Administration (627) serait-elle liée par une convention qui ne correspond pas nécessairement à la réalité ? Ce qui vient d'être dit pour les accords sur des questions de fait, vaut également pour les accords établis suite au << ruling 1>, puisqu'il s'agit, là aussi, de ques­tions de fait ( 628).

159. - On a prétendu qu'il s'agissait d'un problème de preuve. L'accord ne constituerait qu'une présomption, qui renverserait la charge de la preuve (629). On peut y voir un problème de fond. On pourrait dire que l'Administration est liée par l'accord parce que le contribuable a pu croire qu'il en était ainsi et qu'il a agi en conséquence. Le caractère obligatoire d'un accord individuel définitif conclu entre le contribuable et l' Adminis­tration trouve en partie sa justification dans le principe de la croyance légi­time (630). En effet, une partie de la doctrine estime que le caractère obli­gatoire de l'accord est fondé sur le principe de la croyance légitime (631).

(624) GEENS, K., << Binden circulaires, toezeggingen of inlichtingen de fiscus? 11, loc. cit., p. 6-7, sub 1.

(625) GEENS, K., ibid. ; comp. Gand, 26 novembre 1982, F.J.F., 1983, 142. (626) GEENS, K., << Binden circulaires, toezeggingen of inlichtingen de fiscus? 11, loc.

cit., p. 7, sub I; V AN CROMBRUGGE, S., <<De vernietiging of vermindering ... )), loc. cit., n° 16, p. 35; id., De grondregels ... , n° 41, p. 38; VAN HOUTTE, J., op. cit., 1979, no 47, p. 48-49. Le fisc pourrait donc <<revenir 11 sur un accord, aussi longtemps que le délai de forclusion ou de prescription n'est pas écoulé (VAN HouTTE, J., ibid. ; voyez pourtant Bruxelles, 12 février 1985, F.J.F., 1985, 132 et Bull. Bel., 1986, no 2705, p. 1176).

(627) Dans l'hypothèse qui nous intéresse, c'est l'Administration qui<< revient 11 sur un accord conclu avec le contribuable concernant une question de fait. L'autre aspect de la question est de savoir si le contribuable peut se défaire d'un tel accord, et à quelles condi­tions.

(628) VAN CROMBRUGGE, S., op. cit., no 108, p. 94 et s. ; ceci est contestable. (629) CouTURIER, J., et PEETERS, B., op. cit., n° 24, p. 50; DEBLAUWE, R., note sous

Bruxelles, 22 octobre 1986, Fisc. Koerier, 1987, 200; VAN ÜROMBRUGGE, S.,<< De vernieti­ging of vermindering ... 11, loc. cit., no 16, p. 35; id., De grondregels ... , n° 41, p. 38; id., op. cit., n° 108, p. 95-96. Les auteurs citent cass., 19 mars 1957, Arr. Cass., 1957, 600; cass., 23 février 1960, Pas., 1960, I, 735; Liège, 29 mai 1978, Bull. Bel., n° 586, p. 1223; Anvers, 4 septembre 1980, R.W., 1980-1981, 1404; Gand, 23 avril 1982, F.J.F., 1982, 140. Comme le remarqueR. Deblauwe (ibid.) cette jurisprudence statue uniquement sur l'hypothèse où le contribuable veut revenir sur un accord. Comp. VAN HouTTE, J., op. cit., 1979, n° 47, p. 48-49.

(630) Comp. les art. 33 et 35 du nouveau C. civ. néerlandais. Ces dispositions consa­crent la jurisprudence ancienne selon laquelle le caractère obligatoire du contrat est fondé et sur la volonté réelle du contractant, et sur la volonté déclarée de celui-ci. Le principe de la croyance légitime est un fondement complémentaire indispensable. Il supplée le fon­dement de la volonté réelle des parties quand celle-ci est absente (pour un aperçu de la question, voyez AssER-HARTKAMP, Verbintenissenrecht, II, Zwolle, TJ. Willink, 1993, n°8 97 et s., p. 86 et s., spéc. n°8 106-107, p. 93-95).

(631) VAN CROMBRUGGE, S., <<De vernietiging of vermindering ... 11, loc. cit., no 16, p. 36; id., <• Morele druk bij akkoorden met de fiscus 11, Fiskoloog, 1989, no 251, p. 6; id., op. cit., n° 108, p. 96. Cf. DEBLAUWE, R., note sous Bruxelles, 22 octobre 1986, Fisc. Koe-

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160. - En réalité, les auteurs visent non pas tellement le caractère obli­gatoire de l'accord in se, mais le caractère obligatoire du maintien de celui­ci pour les exercices d'imposition subséquents (632). Quand un accord (explicite ou tacite) est intervenu avec l'Administration et quand le contri­buable pouvait légitimement croire que cet accord serait maintenu (633), l'Administration ne peut contester cet accord et changer sa politique que pour l'avenir, non pas pour le passé. Un accord qui a été maintenu d'année en année, ou une pratique suivie par l'Administration dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire, ne peuvent être remis en question de façon abrupte, c.-à-d. sans en avoir préalablement informé le contribuable. Concrètement, la dénonciation ou le changement de ligne de conduite n'auront d'effet que pour les revenus imposables de l'année suivant celle pendant laquelle le contribuable en a été clairement informé par l'Administration (634). La rai­son profonde de cette règle est que le contribuable, qui a agi d'une façon irrévocable sur la base de cette croyance, ne peut être mis devant un fait accompli, p.e. parce qu'il n'est plus à même de se fournir les pièces justifi­catives nécessaires (635). Il s'agit donc d'une application du principe de la croyance légitime (636). (637)

rier, 1987, 200 (les accords ne constituent que des concessions de la part du contribuable, et non de la part de l'Administration).

(632) VAN CROMBRUGGE, S., <1 De vernietiging of vermindering ... •>, loc. cit., n° 16, p. 36; id., <1 Morele druk bij akkoorden met de fiscus •>, Fiskoloog, 1989, no 251, p. 6; id., op. cit., no 108, p. 96; voyez également DEBLAUWE, R., note sous Bruxelles, 22 octobre 1986, Fisc. Koerier, 1987, 199-200; TIBERGHIEN, A., op. cit., 1986, n° 394, p. 264.

(633) P.e. parce que l'Administration a, pendant plusieurs années, soit accepté le même accord, soit pris la même attitude.

(634) Voyez, explicitement, Anvers, 12 mars 1984, F.J.F., 1984, 195; Bruxelles, 8 novembre 1988, F.J.F., 1989, 55. Voyez également les autres références dans le numéro suivant.

(635) Supra, no 150. Adde : VAN CROMBRUGGE, S., <1 De vernietiging of verminde­ring ... •>, loc. cit., no 16, p. 37; VAN FRAEYENHOVEN, G., (1 La preuve en matière de charges professionnelles et la loi du 25 juin 1973 •>, loc. cit., 327.

(636) Voyez surtout V AN CROMBRUGGE, S., (1 De vernietiging of vermindering ... •>, loc. cit., no 16, p. 37 ; id., <1 Morele druk bij akkoorden met de fiscus •>, loc. cit., no 251, p. 6; id., op. cit., no 108, p. 96. On y a également vu une application du principe de la non­rétroactivité (infra, no• 166 et s.) ou ,une application du principe de la sécurité juridique (Anvers, 15 juin 1992, R.G.F., 1992, 312, F.J.F., 1992, 174, et A.F.T., 1992, 333, note MATTELIN, Ch., et le passage cité infra, note 643; VAN ÛRSHOVEN, P., <1 Algemene begin­selen van behoorlijk fiscaal en ander bestuur •>, loc. cit., n° 42, p. 24). Cf. MATTELIN, Ch., note sous Anvers, 15 juin 1992, A.F.T., 1992, sub 3 et 4, p. 336; cet auteur conteste l'ap­plication des <1 beginselen van behoorlijk bestuur •>, mais estime que la Cour aurait bien fait de faire appel à la jurisprudence traditionnelle en matière d'accord tacite.

(637) Comp. la jurisprudence de la Cour de justice européenne (supra, no 65). Comp. la doctrine en droit administratif concernant la <1 rechtsverwerking •> (supra, n° 65); cf. C.E., 15 janvier 1986, no 26 061, Salik, Adm. Publ. (M), 1986, 17. L'administré avait invoqué la pratique tolérante de l'Administration quant à l'interprétation et à l'applica­tion d'un règlement communautaire. Il estimait que le refus- de la part de l'Adminis­tration- de maintenir cette tolérance pour l'avenir, ne faisait pas droit à sa croyance légitime et violait le principe de la bonne administration et celui de la sécurité juridique. Le Conseil d'Etat n'a pas suivi cet argument.

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161. Suivant en cela les travaux préparatoires de la loi du 25 juin 1973 (638), la jurisprudence a consacré cette règle en matière d'accord sur le montant des charges professionnelles (639). La règle a également fait l'ob­jet d'un commentaire administratif (640). L'application du principe de la croyance légitime est acceptée dans les autres cas où un accord est intervenu avec l'Administration sur une question de fait (641), dans les cas où un accord est conclu à propos des moyens de preuve (642), à propos de l'inter­prétation d'une convention (643), voire même à propos de l'interprétation d'une disposition légale (644). La doctrine est également dans ce sens (645).

162. - L'arrêt annoté s'inscrit dans la ligne de cette jurisprudence, même s'il n'en fait pas mention. Ou bien on considère qu'il s'agissait d'une question de preuve (646), et alors l'arrêt tranche la question (647) en faveur de l'application du principe de la croyance légitime. Ou bien on considère qu'il s'agissait d'un problème de fond, et alors l'arrêt donne (implicitement)

(638) Doc. Parl., Sénat, session 1972-1973, no 278, p. 31 (Rapport Vlerick). (639) Mons, 4 novembre 1981, F.J.F., 1982, 4; Liège, 17 mars 1983, F.J.F., 1983, 81,

note; Bruxelles, 20 mars 1984, F.J.F., 1984, 124; Bruxelles, 24 février 1987, J.D.F., 1987, 346, et F.J.F., 1987, 97; Bruxelles, 8 novembre 1988, F.J.F., 1989, 55; Bruxelles, 19 mars 1991, Fisc. Koerier, 1991, 245, et la note (principe). Contra: Anvers, 8 septembre 1987, Fisc. Koerier, 1988, 31, note (critique) DE CLIPPEL, B.

(640) Com.l.R., 44/17.8-9; voyez également la circulaire du 29 avril 1983, Bull Bel., 1983, (1478), 1482.

(641) Anvers, 12 mars 1984, F.J.F., 1984, 195 (art. 47, §1er [anc.) C.I.R.). Contra : Liège, 25 janvier 1984, F.J.F., 1984, 188; Gand, 23 mars 1984, F.J.F., 1984, 175 (art. 248 [anc.] C.I.R.) ; Gand, 30 janvier 1986, F.J.F., 1988, 222 (art. 45 C.T.V.A.).

(642) Bruxelles, 18 décembre 1990, Fisc. Koerier, 1991, 294, note GAZAGNES, D. (déduction de rente alimentaire) ; contra: Anvers, 17 mars 1992, F.J.F., 1992, 138 (idem).

(643) Anvers, 15 juin 1992, R.G.F., 1992, 312, F.J.F., 1992, 174 et A.F.T., 1992, 333, note MATTELIN, Ch. (sol. impl.) (<~ overwegende dat appellante tevens terecht doet gelden dat te dezen de fiscale administratie de regels van behoorlijk bestuur heeft geschonden en daardoor het principe van de rechtszekerheid in het gedrang heeft gebracht '>).

(644) Bruxelles, 28 octobre 1986, J.D.F., 1987, 323, F.J.F., 1987, 67 et Fisc. Koerier, 1987, 198, note DEBLAUWE, R. Un contribuable avait- conformément aux instructions qui avaient été communiquées à ses services fmanciers par le contrôleur d'impôt- cal­culé le précompte professionnel d'artistes étrangers d'une certaine façon. L'Administra­tion n'avait jamais contesté cette pratique. La Cour décide que si <1 pendant plus de cinq ans l'administration fiscale a donné en la matière des directives précises et a admis les calculs de la requérante faits conformément à ses instructions, il s'ensuit que si l'adminis­tration désire modifier sa position et appliquer une autre interprétation des dispositions légales concernées, il lui appartient de prévenir la requérante et non de lui appliquer à titre rétroactif une imposition supplémentaire '> ).

(645) GAZAGNES, D., note sous Bruxelles, 18 décembre 1990, Fisc. Koerier, 1991, 295; MATTELIN, Ch., note sous Anvers, 15 juin 1992, A.F.T., 1992, sub 4, p. 336; VAN CROM­BRUGGE, S., <1 De vernietiging of vermindering ... ,>, loc. cit., no 16, p. 378; id., <1 Morele druk bij akkoorden met de fiscus ,>, loc. cit., p. 6; id., op. cit., n° 108, p. 96; VAN FRAEYENHOVEN, G., <1 La preuve en matière de charges professionnelles et la loi du 25 juin 1973 ,>,loc. cit., 327; V AN ÜRSHOVEN, P., <1 Algemene beginselen van behoorlijk fis­caal en ander bestuur,>, loc. cit., n° 42, p. 24; X., note sous Liège, 17 mars 1983, F.J.F., 1984, 81 ; X. note sous Bruxelles, 19 mars 1991, Fisc. Koerier, 1991, 246; X., <1 Mtrekbe­perking automatisch van toepassing op individuele akkoorden ,>, Fiskoloog, 1990, n° 280, p. 2-4. Cf. DEBLAUWE, R., note sous Bruxelles, 22 octobre 1986, Fisc. Koerier, 1987, 199-201.

(646) Supra, note 4. (647) Voyez la jurisprudence contraire des cours d'appel (supra, note 642).

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raison à la jurisprudence qui a appliqué la règle analysée dans les numéros précédents à un accord sur une interprétation d'une disposition légale (648). La dénonciation d'un accord tacite concernant une interprétation ne peut se faire de façon abrupte, même si 1 'interprétation est contra legem.

163. - En matière de << ruling ,>, des propositions analogues ont été faites. Si l'accord doit être remanié- p.e. suite à une modification de la loi- il ne peut l'être que pour le futur. Il n'est pas question de revenir sur le passé. Mais de plus, le contribuable qui, sur la base de l'accord conclu avec l'Administration, a cru légitimement pouvoir s'engager vis-à-vis de tiers à moyen ou long terme, mérite protection. S'il ne peut se défaire de ses engagements sans subir de dommage, des solutions intermédiaires devraient être envisagées (649). C'est encore une application du principe de la croyance légitime, une règle de bon sens. Le droit fiscal s'aligne sur le droit commun (650) et le droit administratif (651).

164. - Les exceptions confirment la règle. Dans deux cas précis, l'Admi­nistration s'arroge le droit de revenir sur les accords conclus en vertu de l'art. 44, al. 2 (anc.) C.I.R. (652) : lorsque le contribuable a obtenu un accord sur la base de données fausses ou intentionnellement inexactes (653); lorsque les données ont subi des changements importants,

(648) Supra, note 644. (649) STRAKA, K., << RuLING : billijkheid quo vadis? 11, loc. cit., 2. L'auteur cite comme

exemples la suspension de l'application de la loi et l'organisation de mesures transitoires. (650) Les principes généraux relatifs à l'application de la loi dans le temps ne contien­

nent-ils pas une règle qui précise que les effets futurs des contrats nés sous l'empire de la loi ancienne continueront à être régis par cette loi, même si ces effets se développent sous l'empire de la loi nouvelle (<<survie de la loi ancienne 11; voyez DE PAGE, H., op. cit., t. rr, 1962, n° 231, p. 331 et n° 231quater, p. 340; VAN GERVEN, w., Algemeen deel, n° 25, p. 70 et s.). N'est-ce pas là, en effet, tenir compte du besoin de sécurité spécifique dans cette hypothèse {DE PAGE, H., ibid., et no 232, p. 343) et de la croyance légitime en particulier 1 Les contractants ne peuvent pas croire que la loi restera inchangée ; mais ils peuvent espérer qu'il sera tenu compte du besoin de sécurité et de stabilité dans les rapports contractuels. Rien n'empêche le législateur de prévoir des mesures transitoires etfou des droits d'option (voyez p.e. les mesures transitoires de la loi du 14 juillet 1976 réformant les régimes matrimoniaux). Enfin, le législateur peut déroger à la règle de la survie de la loi ancienne dans le domaine des contrats. Cette dérogation est implicite lors­que les nouvelles dispositions sont d'ordre public ou impératives.

(651) C.E., 23 mars 1982, no 22.137, Verbergt. Les enfants qui ont adhéré à un pro­gramme scolaire et leur parents peuvent croire légitimement que le programme d'études existant au moment de l'inscription demeurera inchangé au moins pour les années que compte ce degré. <<Il s'agit d'une espérance sur laquelle enfants et parents peuvent rai­sonnablement se baser 1>. Il en résulte une situation acquise pour cette période qui est intangible. Il n'en serait autrement, poursuit l'arrêt, qu'en cas de motifs graves.

(652) Com.I.R., 44/17.10; voyez encore Mons, 4 novembre 1981, F.J.F., 1982, 4, et la jurisprudence citée dans les notes suivantes.

(653) Pour une application, voyez Bruxelles, 19 mars 1991, Fisc. Koerier, 1991, 245, et la note. Le contribuable avait volontairement omis de mentionner que son employeur lui versait une indemnisation pour les charges professionnelles en question. La Cour per­met à l'Administration de revenir (rétroactivement) sur l'accord. La décision est fondée sur l'idée que la volonté de l'Administration a été viciée (voyez aussi V AN ÜRSHOVEN, P., << Algemene beginselen van behoorlijk fiscaal en ander bestuur 1>, loc. cit., no 42, p. 24, note 205).

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p.e. à la suite de circonstances nouvelles dans lesquelles la profession est exercée (654). Ces exceptions sont justifiées (655). Dans ces deux cas, on peut également affirmer que le contribuable ne peut raisonnablement espé­rer que l'Administration respectera l'accord. Sa bonne foi n'est pas entière (656).

165. - Même en dehors des deux cas précis et bien délimités (pratique suivie par le service des taxes assimilées au timbre et accord sur des ques­tions de fait), le principe selon lequel l'Administration n'est pas liée par les erreurs (contra legem) est jugé inéquitable (657). Le contribuable ne doit pas être victime de ces erreurs (658). Min de venir en aide au contribuable trompé par une circulaire illégale, une pratique irrégulière ou une informa­tion inexacte, les tribunaux ordinaires et la doctrine ont élaboré des solu­tions qui respectent les principes de droit fiscal. Ils ont fait appel à d'autres principes généraux, des principes formellement reconnus par la jurispru­dence et par la doctrine fiscale comme ayant force de loi (659). En réalité, c'est le principe de la croyance légitime qui est appliqué. Il n'y a que l'éti­quette qui est différente.

166. - En premier lieu, on trouve dans la jurisprudence fiscale des applications du principe de la non-rétroactivité qui ne sont autre chose qu'une application du principe de la croyance légitime. Tout d'abord, la règle que l'Administration s'est imposée et qui lui interdit de dénoncer un accord conclu avec un contribuable sur une question de fait pour le passé, est considérée comme une application du principe de la non-rétroacti­vité (660). Ensuite, la même qualification a été donnée au maintien (pour le passé) de l'interprétation par l'Administration d'une convention (661).

(654) Pour une application voyez Liège, 17 mars 1983, F.J.F., 1984, 81, note; voyez aussi Anvers, 12 mars 1984, F.J.F., 1984, 195.

(655) Voyez les références dans l'avant-dernière note. (656) Comp. les cas dans lesquels un accord(<< ruling >>)entre le contribuable et l'Admi­

nistration cesse d'obliger l'Administration {PEETERS, B., et CAUWENBERGH, P., << Het voorafgaand schriftelijk akkoord : fiscale (schijn)rechtszekerheid ? >>, loc. cit., no 12 ; VAN CROMBRUGGE, op. cit., no 107, p. 94; (( Rulingcommissie: zwijgen is toestemmen >>, Fisko­loog, 1993, n° 409, p. 6-7).

(657) P.e. GEENS, K., << Binden circulaires, toezeggingen of inlichtingen de fiscus? >>, loc. cit., , 10 et 11 (<< billijkheidsoverwegingen >>); comp. DEBLAUWE, R., note sous Bruxelles, 22 octobre 1986, Fisc. Koerier, 1987, 200-201.

(658) LEus, K., << Tegenwettelijk beleid in het domein van het belastingrecht >>, loc. cit., n° 24, p. 1064.

(659) Comme il a été démontré (supra, n°" 123 et s.) c'est là tout le problème. (660) Il est dit que l'Administration<< ne peut remettre en question, avec effet rétroac­

tif, les accords qui ont été conclus, mais qu'ils ne peuvent être révoqués qu'à partir du moment où ils sont remis en question>> (Doc. Parl., Sénat, session 1972-1973, no 278, p. 31, [Rapport Vlerick]); dans le même sens, Liège, 17 mars 1983, F.J.F., 1984, 81 et la note; Anvers, 12 mars 1984, F.J.F., 1984, 195; Bruxelles, 20 mars 1984, F.J.F., 1984, 124; Anvers, 8 septembre 1987, Fisc. Koerier, 1988, 31, note DE CLIPPEL, B.; Bruxelles, 19 mars 1991, Fisc. Koerie1·, 1991, 245, et la note; voyez aussi Bruxelles, 18 décembre 1990, Fisc. Koerier, 1991, 294, note GAZAGNES, D., (a posteriori) ; VAN CROMBRUGGE, S., <<De vernietiging of vermindering ... >>, loc. cit., n° 16, p. 36.

(661) Anvers, 15 juin 1992, R.G.F., 1992, 312, A.F.T., 1992, 333, note MATTELIN, Ch., et F.J.F., 1992, 174.

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Enfin, la Cour de Bruxelles a jugé que l'Administration ne peut dénoncer sans sommation et avec effet rétroactif l'interprétation d'une disposition légale qu'elle a suivie pendant plusieurs années (662).

167. - Non-rétroactivité ou croyance légitime? De facto il y a rétroacti­vité car 1 'Administration fixe une norme qui a pour but de régir un corn­portement qui a déjà eu lieu dans le passé. L'Administration ne peut reve­nir sur une interprétation contra legem pour le passé. Même si l'Administra­tion ne <<fait l) pas la loi (principe de la légalité), son interprétation de la loi conditionne de facto le comportement des contribuables ; elle est source de droit (663). Par conséquent il y, de fait, application rétroactive (664). Quoi qu'il en soit, on se souviendra que l'essence du principe de la non­rétroactivité est la croyance (très) légitime. Ce n'est pas tant l'effet rétroac­tif qui est sanctionné, mais surtout la légitimité de la croyance qui généra­lement est manifeste dans cette hypothèse (665). Par conséquent, la viola­tion du principe de la non-rétroactivité implique une violation de celui de la croyance légitime.

168. - L'application du principe de la croyance légitime se cache parfois sous la forme de la force majeure. Afin de pouvoir insérer le principe de la croyance légitime dans le système existant, on a fait appel à ce concept bien connu et accepté en droit fiscal (666). Plus particulièrement, l'indication erronée fournie par l'Administration quant à un délai (d'ordre public) peut constituer une erreur invincible dans le chef du contribuable et par consé­quent un cas de force majeure. Celle-ci jusitifiera l'absence de forclu­sion (667). De même, une circulaire (illégale) peut induire le contribuable en erreur (invincible) quant à la possibilité de poursuites ultérieures et peut dès lors constituer une cause de justification (668). Le recours au principe de la force majeure dans de tels cas n'est d'ailleurs pas propre au droit fiscal (669).

(662) Bruxelles, 28 octobre 1986, J.D.F., 1987, 323, F.J.F., 1987, 67 et Fisc. Koerier, 1987, 198, note DEBLAUWE, R.

(663) Supra, no• 117 et 152. (664) De même, l'effet déclaratif de la jurisprudence entraîne- en cas de jurispru­

dence nouvelle-, de facto une rétroactivité (GEELHAND, N., << Over zekerheid, rechtszeke­rheid en vertrouwensleer in het huwelijksvermogensrecht >>, loc. cit., no• 69 et s., p. 983 et s.).

(665) Comp. Bruxelles, 20 mars 1984, F.J.F., 1984, 124; Bruxelles, 28 octobre 1986, F.J.F., 1987, 67; chaque fois la bonne foi (croyance légitime) est reconnue par la Cour.

(666) Voyez surtout VANDEBERGH, H., <<De factuur en de aftrek van de B.T.W. >>,loc. cit., sub V, p. 141-143.

(667) Liège, 29 juin 1963, Revue Fiscale, 1964, 263, rapporté par ScAILTEUR, C., <<Les renseignements erronés donnés par les agents des services fiscaux engagent-ils la responsa­bilité de l'Etat 1 >>, loc. cit., no 20 804, p. 357, note 4; voyez aussi VANDEBERGH, H., <<De factuur en de aftrek van de B.T.W. >>, loc. cit., sub V, p. 141, note 27. Dans le même sens, Bruxelles, 17 octobre 1961, J.P.D.F., 1961, 348.

(668) Cass., 23 mai 1977, Pas., 1977, I, 970 (a contrario) ; V AN ÛMMESLAGHE, P., <<Droit commun et droit fiscal>>, loc. cit., no 12, p. 24.

(669) Voyez Liège, 5 mars 1990, J.L.M.B., 1990, 736. Un des époux n'avait pas res­pecté le délai de forclusion pour comparaître dans une procédure de divorce par consente­ment mutuel. Il avait été induit en erreur par le greffe du tribunal. La Cour estime que l'époux était victime d'une erreur invincible. Elle y voit le fait d'un tiers, qui peut << consti­tuer une cause étrangère libératoire au même titre que le cas fortuit ou la force

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On a même prétendu que le fait pour l'Administration de revenir sur un accord tacite en matière de charges professionnelles, constitue dans le chef du contribuable un cas de force majeure. Par le fait d'un tiers, le contribuable n'est plus à même de rassembler les pièces justificatives nécessaires (670).

169. - En vérité, dans les cas cités, rien n'empêche (objective­ment) (671) le contribuable de prendre les mesures nécessaires, de rassem­bler les pièces justificatives, d'agir dans les délais, de remplir les formalités légales, etc. Il n'y a pas d'impossibilité de se conformer à la loi (672). Il n'y a pas de contrainte morale (673) d'enfreindre la loi. Seulement, le contri­buable croyait qu'il ne devait pas s'y conformer, qu'il pouvait <<l'en­freindre>>. Il s'agit donc d'un empêchement, d'une cause justificative d'un autre ordre, d'ordre subjectif. La vraie cause, le vrai fondement, c'est (le principe de) la croyance légitime (674).

170. - D'autre part on a fait appel à la bonne foi (objective) (675). Le raisonnement est le suivant. L'Etat est, selon les principes de droit fiscal, autorisé à réclamer l'impôt dû. Mais en même temps, il est obligé de payer un dédommagement au contribuable qu'il a induit en erreur. Quand le montant de l'impôt réclamé et celui du dédommagement sont identiques, l'Etat agirait de mauvaise foi s'il n'acceptait pas d'emblée de ne pas pour-

majeure>>. En droit pénal, l'erreur invincible constitue une cause de justification (supra, n° 91 et n° 143).

(670) Voyez surtout VANDEBERGH, H., ((De factuur en de aftrek van de B.T.W. >>,loc. cit., sub V, p. 141-143; l'auteur cite Bruxelles, 20 mars 1984, F.J.F., 1984, 124; Bruxel~es, 24 février 1987, J.D.F., 1987, 346, et F.J.F., 1987, 97.

(671) Même pas le fait d'un tiers (l'apparence créée par l'Administration). En effet, l'apparence ne suffit pas. Il faut que le contribuable ait cru et que cette croyance ait été légitime. La jurisprudence citée par Vandebergh met précisément l'accent sur cette néces­sité en employant le terme <(légitimement ». Si cette jurisprudence souligne également le fait que le contribuable se trouvait dans l'impossibilité (force majeure) de recueillir les pièces justificatives nécessaires, c'est parce que c'est là également une condition du prin­cipe de la croyance légitime (infra, n° 227 et no• 228 et s.).

(672) Voyez la définition de la cause étrangère (en droit des contrats) chez DE PAGE (op. cit., t. II, 1964, no 597, p. 595). Imaginons qu'un des contractants ait induit l'autre en erreur quant à l'étendue de ses obligations. Dira-t-on qu'il y a force majeure dans le chef du débiteur s'il ne remplit pas ses obligations contractuelles 1

(673) Comp. DE PAGE, H., op. cit., t. II, 1964, no 1035, p. 1095, à propos des causes d'exonération en matière de responsabilité civile.

(674) Comp. Anvers, 6 mai 1991, Fisc. Koerier, 1992, 368, note DELPORTE, F. Le contribuable avait pu croire, suite à l'information inexacte de la part de l'Administration, que le délai de forclusion pour faire appel avait commencé à courir à partir d'une date postérieure à la date légale ; en ordre subsidiaire, la Cour fonde sa décision sur le principe de la croyance légitime.

(675) Voyez déjà, concernant la pratique du service des taxes assimilées au timbre, ScAILTEUR, C., ((Les renseignements erronés donnés par les agents des services fiscaux engagent-ils la responsabilité de l'Etat 1 >>, loc. cit., n° 20 804, p. 363 (<(la règle de la bonne foi qui veut que l'on tienne compte des intérêts de l'autre partie, du moment qu'ils sont légitimes et respectables ... >>). En droit administratif également, on trouve le réflexe d'as­socier la bonne foi (( objective >> ( <( redelijkheid en billijkheid >>) à la bonne foi <( subjective >> (<( vertrouwensbeginsel >>) ; voyez VAN DAMME, M., (( Goede trouw van burger en bestuur>>, loc. cit., 1107-1119, et particulièrement 1113, sub 3, et la réaction de W. Lambrechts, ibid., 1121, sub 4). Voyez encore TIBERGHIEN, A., op. cit., 1986, no 658bis, p. 458.

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suivre le contribuable (676). On en a conclu qu'il ne s'agissait pas, en vérité, d'une application du principe de la croyance légitime (677). C'est vrai que l'Etat agirait de mauvaise foi dans cette hypothèse. Mais pour­quoi (678) ? La faiblesse du raisonnement se situe, encore une fois, dans la cause de l'obligation de l'Etat, c.-à-d. l'obligation de dédommager le contri­buable en raison de sa croyance légitime.

171. - Ceci nous amène au moyen le plus évident (679) pour protéger la croyance légitime du contribuable, le principe de la responsabilité de l'Ad­ministration. Les tribunaux ordinaires (680) ont condamné l'Etat à payer des dommages et intérêts au contribuable quand l'Administration avait donné des informations inexactes ou des renseignements incomplets ou erronés (681) <<ayant induit en erreur l'administré et ayant causé à celui-ci un dommage>> (682), pour avoir publié des circulaires illégales, trompant ainsi la confiance des contribuables (683), pour avoir fait des promesses

(676) DEBLAUWE, R., note sous Bruxelles, 22 octobre 1986, Fisc. Koerier, 1987, p. 201, sub 6, citant Gaius (<< wie eist wat hij zal moeten teruggeven, handelt te kwader trouw •>).

(677) Ibid. (678) Comp. la jurisprudence fiscale allemande citée par C. ScAILTEUR (<<Les rensei­

gnements erronés donnés par les agents des services fiscaux engagent-ils la responsabilité de l'Etat? •>, loc. cit., no 20 804, p. 356-357). Selon cette jurisprudence, l'Administration violerait la règle de la bonne foi si elle reniait les renseignements qu'elle avait fournis. Mais pourquoi? Une des conditions est que le renseignement doit avoir déterminé les agissements du contribuable (ibid.). Voyez aussi, en matière de taxe assimilée au timbre, ibid., 363, et le passage cité supra, note 675. Quand les intérêts du contribuable assujetti à cette taxe sont-ils légitimes et respectables ?

(679) La preuve : jusqu'à il y a peu, l'application du principe de la croyance légitime en droit civil était fondée sur la théorie de l'apparence-faute. En droit fiscal, le moyen est évident parce que le principe de l'obligation de prudence est un des (rares) principes généraux polyvalents consacrés par la loi. Il n'y a pas d'infraction au principe de la léga­lité.

(680) Compétents en cette matière (cass., 7 novembre 1975, Pas., 1976, I, 306; GEENS, K., << Binden circulaires, toezeggingen of inlichtingen de fiscus? •>, loc. cit., p. 7, sub l. ; TIBERGHIEN, A., op. cit., 1986, no 656, p. 455).

(681) La faute consiste à avoir fourni des renseignements <<sans investigations suffi­santes ou sans laisser apparaître l'incertitude de la solution indiquée •> (cass., 4 janvier 1973, cité supra, note 61; dans le même sens, Bruxelles, 22 décembre 1986, F.J.F., 1987, 135, et Fisc. Koerier, 1987, 341, note; voyez p.e. ScAILTEUR, C., << Aansprakelijkheid voor verkeerde inlichtingen inzake belastingen •>, loc. cit., 96 et s. ; cf. V ANDEN BERGHE, L., op. cit., n° 91, p. 66). L'interprétation inexacte d'une disposition légale constitue une faute, sauf erreur invincible de l'Administration (supra, n° 46).

(682) Bruxelles, 22 juin 1987, J.D.F., 1987, 297 et F.J.F., 1988, 25, et le jugement a quo (trib. Bruxelles, 4 janvier 1985, J.D.F., 1985, 185 : << l'administratiôn a incontesta­blement induit en erreur la S.A. B ... et la S.A. A ... et a, ainsi, commis une faute •> ; voyez déjà Bruxelles, 22 décembre 1986, F.J.F., 1987, 135, et Fisc. Koerier, 1987, 341, note (<<avait été fautivement induite en erreur •>); voyez, toujours dans le même sens, trib. Anvers, 19 février 1990, Fisc. Koerier, 1990, 205, note. C'est le cas le plus visé par la doc­trine (voyez la doctrine citée, infra, note 686).

(683) V AN CROMBRUGGE, S., <<De vernietiging of vermindering ... •>, loc. cit., n° 6, p. 27 ; le fait d'établir et de divulguer une circulaire illégale peut en effet constituer une faute et entraîner la responsabilité de l'Administration (ibid., LEUS, K., << Tegenwettelijk beleid in het domein van het belastingrecht •>, loc. cit., n° 24, p. 1064; cf. ScAILTEUR, C., << Aansprakelijkheid voor verkeerde inlichtingen inzake belastingen •>, loc. cit., 97).

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qu'elle n'a pas tenues (684), ou pour avoir subitement changé sa politi­que (685), etc. La doctrine approuve cette technique (686).

172. - L'Administration a, par sa faute, causé un dommage au contri­buable et elle est tenue de le réparer. Il s'agit donc, au premier abord, d'une application classique du principe contenu dans les art. 1382-1383 C. ci v., le principe de la responsabilité aquilienne ( << algemene zorgvuldigheids­plicht >>). La croyance légitime du contribuable ne peut donc être protégée que si l'Administration a commis une faute (687) et cette protection est limitée à un dédommagement (688). La faute de l'Administration ne peut entraîner directement une exemption ou une diminution de l'impôt (689). Sinon il y aurait violation du principe de la légalité.

173. - En réalité, cette jurisprudence ne fait parfois rien d'autre que d'appliquer sans le dire le principe de la croyance légitime. L'Administra­tion est condamnée à payer des dommages et intérêts, non pas tellement pour avoir fourni des informations inexactes, mais parce que la confiance légitime du contribuable a été trompée (690). Les juges soulignent le fait

(684) Comp. Gand, 15 décembre 1986, F.J.F., 1988, 24 (a contrario : voyez aussi sub 6).

(685) VAN CROMBRUGGE, S., <<De vernietiging of vermindering ... >>, loc. cit., n° 5, p. 25. (686) DEBLAUWE, R., note sous Bruxelles, 22 octobre 1986, Fisc. Koerier, 1987,

p. 201, sub 4; GEENS, K., loc. cit., 11, texte et note 69; GIJSSELS, J., <<De overheidsaan­sprakelijkheid in verband met informatie >>,loc. cit., 1212 et s.; LEus, K.,<< Tegenwettelijk beleid in het domein van het belastingrecht >>, loc. cit., no• 24 et s., p. 1064 et s. ; SCAIL­TEUR, C., << Aansprakelijkheid voor verkeerde inlichtingen inzake belastingen >>, loc. cit., 96 et s. ; TIBERGHIEN, A., op. cit., 1986, n° 656 et s., p. 455 et s. ; VANDEN BERGHE, L., op. cit., no• 23 et s., p. 25 et s., et no• 65 et s., p. 53 et s.; V ANHEESWIJCK, L., note sous Bruxelles, 7 mai 1991, Fisc. Koerier, 1991, 373 ; VAN ÜMMESLAGHE, P., <<Droit commun et droit fiscal>>, loc. cit., n° 12, p. 24; camp. VAN HoUTTE, J., op. cit., 1979, n° 46, p. 47. Voyez encore, dans la doctrine postérieure à l'arrêt annoté, CouTURIER, J. et PEE­TERS, B., op. cit., n° 28, p. 53.

(687) VAN CROMBRUGGE, S., <<De vernietiging of vermindering ... >>, loc. cit., no 9, p. 29. (688) Qui n'est pas (nécessairement) l'impôt dû, mais le dommage que le contribuable

subit, du fait qu'il doit payer l'impôt, alors qu'il se croyait exonéré (GIJSSELS, J., <<De overheidsaansprakelijkheid in verband met informatie >>, loc. cit., 1212-1213 et 1221 et 1222 ; SCAILTEUR, C., << Aansprakelijkheid voor verkeerde inlichtingen inzake belastin­gen >>, loc. cit., 100-101; TIBERGHIEN, A., op. cit., 1986, n° 656, pp. 455-456; VAN CROM­BRUGGE, S., <<De vernietiging of vermindering ... >>, loc. cit., no 12, p. 32 ; V AND EN BER­GRE, L., loc. cit., n° 66, p. 54, et n° 98, p. 68-69).

(689) VAN ÜROMBRUGGE, S., <<De vernietiging of vermindering ... >>,loc. cit., no 11, p. 30 et les réf. et no 12, p. 31-32. Voyez encore GIJSSELS, J., <<De overheidsaansprakelijkheid in verband met informatie >>, loc. cit., 1212-1213 et 1221 et 1222; LEus, K., << Tegenwette­lijk beleid in het domein van het belastingrecht >>, loc. cit., n° 25, p. 1064-1065; ScAIL­TEUR, C., << Aansprakelijkheid voor verkeerde inlichtingen inzake belastingen >>, loc. cit., 96-97, TIBERGHIEN, A., op. cit., 1986, n° 656, p. 455-456; VANDEN BERGHE, L., op. cit., no• 65 et s., p. 53 et s. ; VANHEESWIJCK, L., note sous Bruxelles, 7 mai 1991, Fisc. Koe­rier, 1991, 373; VAN ÜMMESLAGHE, P., <<Droit commun et droit fiscal>>, loc. cit., n° 12, p. 24; comp. VAN HouTTE, J., op. cit., 1979, n° 46, p. 47. Voyez encore, dans la doctrine postérieure à l'arrêt annoté, CouTURIER, J., et PEETERS, B., op. cit., no 28, p. 53.

(690) Voyez déjà, à propos d'une autre hypothèse, cass., 6 novembre 1952, Pas., 1953, I, 140.

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que le contribuable était de bonne foi (691) ou qu'il ne l'était pas (692), alors que le caractère fautif de l'erreur de l'Administration passe à l'arrière­plan (693). C'est comme si la faute de l'Administration était déduite de la légitimité de la croyance du contribuable. Il est nécessaire, en effet, que les renseignements erronés aient induit le contribuable en erreur (694).

174. - Les auteurs aussi insistent sur le fait que le contribuable ne peut avoir commis de faute, que sa confiance doit être légitime (695). S'il a été lui-même négligent, la responsabilité devra être partagée. Mais les juges ne décident pas ainsi (696). Les auteurs reconnaissent le principe du partage de la responsabilité (697), mais estiment que le contribuable ne devra pas trop

(691) Bruxelles, 22 décembre 1986, F.J.F., 1987, 135, et Fisc. Koerier, 1987, 341; trib. Bruxelles, 4 janvier 1985, J.D.F., 1985, 185; trib. Anvers, 19 février 1990, Fisc. Koerier, 1990, 205, note.

(692) Bruxelles, 22 juin 1987, J.D.F., 1987, 297, et F.J.F., 1985, 25. La Cour constate qu'« il n'est pas établi en toute hypothèse que ces renseignements aient pu raisonnable­ment être compris par la s.a. B ... ou par son mandataire comme une décision annulant ou énervant la décision formelle antérieure ni que ces renseignements aient, dans la situa­tion concrète créée par le fait de la décision formelle antérieure, pu induire en erreur la s.a. B ... ou son mandataire •>. Voyez également Gand, 15 décembre 1986, F.J.F., 1988, 24 ; le contribuable prétendait que, suite aux promesses du collège échevinal, il avait pu croire légitimement que l'exemption de l'impôt allait lui être attribuée. La Cour répond qu'il n'en est rien, car le contribuable devait savoir que le collège était incompétent et que la décision du conseil communal était illégale.

(693) Voyez la jurisprudence citée dans les notes précédentes. Toute erreur de l'Admi­nistration n'est pas fautive (supra, no 46). Le juge devrait donc, dans chaque cas, exami­ner si cette erreur était excusables ou même invincible, c.-à-d. si elle aurait été commise par un fonctionnaire normalement prudent, placé dans les mêmes circonstances. En prati­que, le juge ne le fait pas. Il ne s'intéresse pas vraiment au caractère fautif ou non de l'erreur. Comp. le peu d'intérêt et le peu d'exemples chez VAN CROMBRUGGE, S., <• De ver­nietiging of vermindering ... •>, loc. cit., no 18, p. 38; VANDEN BERGHE, L., op. cit., n° 91, p. 66.

(694) Comp. p.e. ScAILTEUR, C., « Aansprakelijkheid voor verkeerde inlichtingen inzake belastingen >>, loc. cit., 96, (<< Doch de ambtenaar van de bevoegde dienst stelt de administratie aansprakelijk indien zijn vergissing een fout uitmaakt, aangezien de over­heidsdiensten het gewettigd vertrouwen dat de particulieren in hen stellen op het stuk van de goede uitvoering van hun opdracht niet mogen beschamen >>);ibid., 98 (<<de admi­nistratie is slechts aansprakelijk voorde officiee! verstrekte inlichting indien deze van die aard is dat daardoor de handelswijze van de belastingplichtige wordt bepaald >>); voyez aussi VANDEN BERGHE, L., op. cit., no 65, p. 53-54.

(695) GEENS, K., loc. cit., 11, texte et note 69; GrJSSELS, J., <<De overheidsaansprake­lijkheid in verband met informatie >>, loc. cit., 1214; LEus, K., << Tegenwettelijk beleid in het domein van het belastingrecht >>, loc. cit., n° 24, p. 1064; SCAILTEUR, C., << Aansprake­lijkheid voor verkeerde inlichtingen inzake belastingen )), loc. cit., 101; TrBERGHIEN, A., op. cit., 1986, n° 658, p. 458, et n° 658bis, p. 459; VAN CROMBRUGGE, S.,<< De vernietiging of vermindering ... >>, loc. cit., n° 18, p. 39; VANDEN BERGHE, L., op. cit., no 95, p. 67-68.

(696) Voyez la jurisprudence citée supra, note 692; voyez aussi GEENS, K., <<Kroniek. Fiscaal recht>>, T.R. V., 1988, p. 87, sub 2.

(697) GrJSSELS, J., <<De overheidsaansprakelijkheid in verband met informatie >>, loc. cit., 1214; VAN CROMBRUGGE, S., <<De vernietiging of vermindering ... >>, loc. cit., n° 18, p. 39; VANDEN BERGHE, L., op. cit., no 95, p. 67-68; voyez aussi, en général, TIBER­GHIEN, A., op. cit., 1986, no 661, p. 460. D'autres auteurs ne mentionnent pas cette règle.

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vite être considéré de mauvaise foi (698). Il semble donc que la règle du partage de la responsabilité ne procure pas une solution satisfaisante. C'est plutôt le rapport entre le devoir d'information de l'Administration et le devoir de recherche du contribuable qui détermine lequel des deux va gagner la partie. Le devoir de recherche du contribuable devait-il être tel qu'il pouvait déceler l'erreur de l'Administration (699) ?

175. - D'une part, l'application de l'art. 1382 C. civ. est avantageuse, puisqu'elle respecte (formellement) le principe de la légalité. D'autre part, la condition de la croyance légitime du contribuable est le critère principal et elle se laisse difficilement <<enfermer>> dans le système de l'art. 1382 C. civ. Il n'est donc pas étonnant que certains auteurs ont cherché des solu­tions intermédiaires. Ainsi, quand l'Etat est en même temps créditeur (de la taxe) et débiteur (des dommages et intérêts) et quand les deux montants correspondent (700), on a proposé de ne plus faire le détour par l'art. 1382 C. civ. et de procéder immédiatement à une compensation (701). On a sou­ligné les avantages économiques de ce procédé (702). D'autres ont proposé de combiner l'application de l'art. 1382 C. civ. avec celle de la théorie de l'apparence (703). C'est une <<renaissance>> de la théorie de l'apparence­faute (704).

(698) GrJSSELS, J., <<De overheidsaansprakelijkheid in verband met informatie >>, loc. cit., 1214; LEus, K., << Tegenwettelijk beleid in het domein van het belastingrecht >>, loc. cit., n° 24, p. 1064; ScAILTEUR, C., << Aansprakelijkheid voor verkeerde inlichtingen inzake belastingen >>, loc. cit., 101; VAN CROMBRUGGE, S., <<De vernietiging of verminde­ring ... , loc. cit., n° 18, p. 39.

(699) Comp. GEENS, K., loc. cit., 11, texte et note 69; l'auteur reconnaît qu'il y a un problème, car la mauvaise foi du contribuable n'arrivera pas toujours à rompre le lien de causalité entre la faute de l'Administration et le dommage.

(700) Ce qui n'est pas impossible (TIBERGHIEN, A., op. cit., 1986, n° 656, p. 455 ; V AN CROMBRUGGE, S., <<De vernietiging of vermindering ... >>, loc. cit., no 12, p. 32) ; voyez p.e. Bruxelles, 22 décembre 1986, F.J.F., 1987, 135 et Fisc. Koerier, 1987, 341; comp. trib. Anvers, 19 février 1990, Fisc. Koerier, 1990, 205, note. L'application de l'art. 1382 C. civ. permet d'ailleurs une réparation en nature, c.-à-d. l'exemption ou la diminution de l'im­pôt (VAN CROMBRUGGE, S., <<De vernietiging of vermindering ... >>, loc. cit., n° 18, p. 38).

(701) DEBLAUWE, R., note sous Bruxelles, 22 octobre 1986, Fisc. Koerier, 1987, p. 201, sub 4-6; à ce propos, voyez aussi X., note sous Bruxelles, 22 décembre 1986, Fisc. Koerier, 1987, 342. Comp. l'argument employé par la Cour des comptes pour justifier la pratique suivie par l'Administration en matière de taxe assimilée au timbre (voyez les références citées supra, n° 156). Contra: LEus, K., << Tegenwettelijk beleid in het domein van het belastingrecht >>, loc. cit., n° 25, p. 1064-1065; l'auteur s'oppose fermement à un tel raccourci, car il implique finalement que l'Administration pourrait elle-même s'attri~ huer des prérogatives anticonstitutionnelles.

(702) DEBLAUWE, R., note sous Bruxelles, 22 octobre 1986, Fisc. Koerier, 1987, p. 201, sub 4; l'auteur remarque que le contribuable obtient immédiatement la protec­tion convoitée, que le contrôleur échappe à une condamnation en dommages et intérêts, que l'Etat ne perd pas plus que le montant de l'impôt dû (il n'est pas condamné à payer des dommages et intérêts), et enfin que l'affaire est réglée en une fois. Quant au troisième argument, voyez infra, n° 235.

(703) GEENS, K., loc. cit., ll ; VAN CROMBRUGGE, S., <<De vernietiging of verminde­ring ... >>, loc. cit., n° 17, p. 37; id., De grondregels ... , n° 44, p. 41 ; voyez également TIBER­GHIEN, A., op. cit., 1986, no 658bis, p. 459.

(704) Les auteurs n'y voient pas d'inconvénient (GEENS, K., loc. cit., 11, note 69 ; V AN CROMBRUGGE, S., <<De vernietiging of vermindering ... >>, loc. cit., no 3, p. 23). La situation

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176. - Dans l'arrêt annoté, la Cour de cassation va encore plus loin (705). Elle confirme que c'est le principe de la sécurité juridique (croyance légitime) qui constitue le vrai fondement de la faveur attribuée au contribuable. Elle harmonise la réalité juridique avec le système du droit fiscal en reconnaissant expressément le principe de droit qui existait jusqu'alors d'une façon latente. Enfin la Cour met le droit fiscal en harmo­nie avec les autres domaines du droit dans lesquels la théorie de l'appa­rence-faute a fait place au principe de la croyance légitime. Il est vrai qu'on ne peut raisonnablement admettre qu'un même principe ait deux fonde­ments différents(*).

(à suivre.)

NICOLAS GEELHAND,

ÜNDERZOEKSRAAD U.I.A. {UNIVERSITEIT ANTWERPEN).

ne serait pas la même qu'en droit civil. En droit fiscal, il n'y aurait que deux parties au lieu de trois (GEENS, K., ibid.). C'est oublier que la théorie de l'apparence-faute a égale­ment été appliquée dans une situation sans tiers (cass., 13 janvier 1972, Pas., 1972, I, 472).

(705) Elle règle implicitement la question de procédure. En ne contredisant pas la Cour d'appel, elle accepte que le <<juge fiscal)) puisse directement avoir recours au prin­cipe de la croyance légitime (comp., à propos du principe de l'enrichissement sans cause, cass., 22 octobre 1992, R. W., 1992-1993, 988; X.,<< Uitweg via het algemeen principe van de onverschuldigde betaling 11), Fiskoloog, 1993, no 420, p. 8; voyez également Bruxelles, 6 février 1990, F.J.F., 1990, 96). Il n'est plus nécessaire de passer par les tribunaux ordi­naires, comme c'était le cas pour obtenir réparation (art. 1382 O. civ.) (voyez V AN ÜROM­BRUGGE, S., <<De vernietiging of vermindering ... 1), loc. cit., no 17, p. 37-38). La solution doit être la même dans le cas où la protection de la croyance légitime n'est pas intégrale (comme dans l'arrêt annoté), mais partielle (infra, no• 228 et s.). Dans les deux cas, le fon­dement est le même (confiance légitime).

(*) La dernière partie du commentaire paraîtra dans le prochain numéro de la Revue.

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Cour de cassation, 1re chambre, 15 mai 1992.

Président : M. RAuws,

président de section.

Rapporteur : M. BoEs.

Conclusions contraires : M. D'HooRE,

avocat général.

Plaidant : M. BüTZLER.

I. ACTION PAULIENNE. - FONCTION INDEMNITAIRE.

NE PEUT CONSTITUER UNE SOURCE DE PROFITS POUR LE

CRÉANCIER AGISSANT.- CONSÉQUENCES.

II. ACTION PAULIENNE. - EFFETS. -INOPPOSABILITÉ

DE L'ACTE FRAUDULEUX. - LIMITATION DES POSSIBILITÉS

D'EXÉCUTION DU CRÉANCIER AGISSANT.

I. L'action paulienne ne peut constituer une source de profits pour le créancier agissant, par laquelle sa position deviendrait plus avantageuse qu'elle ne l'était si l'acte attaqué n'avait pas été accompli par le débiteur; ainsi, si le bien immeuble était grevé d'hypothèques lors de la vente, le créancier non privilégié ne peut prétendre lors de l'exécution qu'à la différence entre le produit de la vente forcée et le montant de ces créances hypothé­caires.

II. Viole l'article 1167 du Code civil le jugement qui décide que la vente d'un immeuble, faite en fraude des droits du créancier agissant, ne peut être opposée à ce dernier, tout en limitant ses possibilités d'exécution sur le bien en question au montant de la sous-évaluation du prix de vente en l'espèce, censé corres­pondre à son préjudice.

(DE BAETS, C. DEBAILLIE ET CRTS.)

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ARRÊT (traduction).

Vu le jugement attaqué, rendu le 17 mai 1990 par le tribu­nal de commerce de Bruges, statuant en degré d'appel;

Sur le moyen libellé comme suit : <<violation de l'article 1167 du Code civil,

en ce que le tribunal de commerce ne déclare l'action pau­lienne du demandeur que partiellement fondée, à savoir dans la mesure où le demandeur peut continuer à exercer ses droits sur le bien immeuble afin d'obtenir le payement de 385.000 francs, augmentés des intérêts légaux à compter du 19 mars 1983, notamment par les motifs suivants : 'La vente du bien pour le prix de 2.565.000 francs sans qu'il soit ques­tion d'une quelconque éviction par les créanciers hypothé­caires (aucun document ne démontre que les crédits avaient été dénoncés) - le receveur du ministère des Finances- décla­rant que ce prix était sous-évalué à concurrence de 385.000 francs, ce qui a aussi été admis par la partie Debail-lie ( ... ), fait surgir d'importantes questions sur le motif de la vente .... La transaction n'est, dès lors, pas opposable au demandeur en ce qui concerne le montant de la vente s'élevant à 2.565.000 francs. En cas de vente moyennant un prix nor­mal, il y aurait eu un solde au profit du demandeur- après apurement des créances hypothécaires. Le préjudice établi au détriment du demandeur est évalué par le tribunal à 385.000 francs, soit le montant de l'estimation retenu par le receveur du ministère des Finances immédiatement après la vente, et qui avait recueilli l'accord de la partie Debaillie. Le demandeur peut, dès lors, continuer à exercer ses droits sur le bien immeuble, à concurrence de ce montant, augmenté des intérêts légaux à partir du 19 mars 1983 ',

alors que le préjudice du créancier, requis pour pouvoir introduire l'action paulienne, consiste à causer ou à aggraver l'insolvabilité de fait du débiteur, notamment par la soustrac­tion d'un bien aux possibilités concrètes de poursuite du créancier, même s'il n'en résulte pas une diminution en tant que telle du patrimoine du débiteur ; que, dès lors, la vente d'un bien immeuble par le débiteur, ce bien étant ainsi rem­placé par une somme d'argent qui peut être plus facilement

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soustraite aux mesures d'exécution éventuelles du créancier, porte préjudice à celui-ci; que c'est précisément la raison pour laquelle l'action paulienne, si elle est déclarée recevable et fon­dée, comme en l'espèce, a pour conséquence que le créancier peut exécuter la totalité de sa créance sur ledit bien, comme si l'acte juridique qui ne lui est pas opposable n'avait jamais existé, sans que cette faculté puisse être limitée au montant de la sous-évaluation éventuelle mais non certaine du bien lors de sa vente frauduleuse par le débiteur, de sorte que, après avoir constaté la collusion entre Debaillie et Verrewaere lors de la conclusion de ladite vente à un prix sous-évalué, sans qu'il soit question d'une quelconque éviction par les créanciers hypothé­caires, et avoir, dès lors, déclaré cette vente inopposable au demandeur, le tribunal de commerce ne limite pas légalement l'exercice des droits du demandeur sur ledit bien immeuble à l'obtention du payement d'une somme de 385.000 francs à titre principal, soit l'estimation de la sous-évaluation dudit prix de vente (violation de l'article 1167 du Code civil)>> :

Attendu que, aux termes de l'article 1167 du Code civil, un créancier peut, en son nom personnel, attaquer les actes faits par son débiteur en fraude de ses droits ;

Qu'il résulte de l'action paulienne qui aboutit, dans le cadre de la vente d'un bien immeuble par le débiteur, que cette vente est inopposable au créancier agissant et que le créancier peut considérer que le contrat de vente est non avenu et pro­céder à l'exécution du bien vendu;

Que, toutefois, l'action paulienne ne peut constituer une source de profits pour le créancier agissant, par laquelle sa position deviendrait plus avantageuse qu'elle ne l'était si l'acte attaqué n'avait pas été accompli par le débiteur; que, notam­ment si le bien immeuble était grevé d'hypothèques lors de la vente, le créancier non privilégié ne peut prétendre lors de l'exécution qu'à la différence entre le produit de la vente for­cée et le montant de ces créances hypothécaires;

Attendu que, après avoir admis qu'il y avait <<collusion>> entre le vendeur Verrewaere et l'acheteur Debaillie, le juge­ment attaqué décide que la vente ne peut être opposée au demandeur, mais considère que le demandeur ne peut exercer ses droits sur le bien immeuble qu'en vue d'obtenir la somme

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de 385.000 francs majorée des intérêts légaux ; qu'il fonde cette limitation sur la considération suivante : <<En cas de vente moyennant un prix normal, il y aurait eu incontestable­ment un solde au profit du demandeur - après apurement des créances hypothécaires. Le préjudice établi à charge du demandeur est estimé à 385.000 francs par le tribunal>>;

Qu'en limitant ainsi les possibilités d'exécution du deman­deur sur le bien en question, le jugement viole l'article 1167 du Code civil;

Que le moyen est fondé ;

Par ces motifs, ... , casse le jugement attaqué en tant qu'il dit pour droit que le demandeur peut continuer à exercer ses droits sur le bien immeuble afm d'obtenir le payement d'une somme de 385.000 francs, majorée des intérêts légaux à comp­ter du 19 mars 1983; rejette le pourvoi pour le surplus; ordonne que mention du présent arrêt sera faite en marge du jugement partiellement cassé; ... ; réserve les dépens pour qu'il soit statué sur ceux-ci par le juge du fond; ... ; renvoie la cause, ainsi limitée, devant le tribunal de commerce de Cour­trai, siégeant en degré d'appel.

NOTE

La réparation du préjudice du créancier demandeur­à l'action paulienne

J. - LES FAITS ET L'ARRÊT ANNOTÉ.

1. - Les faits à l'origine de l'arrêt de la Cour de cassation du 15 mai 1992 (1), bien que relativement complexes, peuvent être résumés comme suit.

Un créancier, le sieur De Baets, titulaire d'une créance initiale d'un mon­tant principal de 761.385 francs du chef de traites protestées à charge de M. Verrewaere, assigne ce dernier en paiement devant le tribunal de com­merce de Bruges par citation du 6 novembre 1983. Parallèlement, De Baets

(1) L'arrêt annoté, rendu en néerlandais, a été publié in Arr. Cass., 1991-1992, n° 487, p. 876 avec une note de M. l'avocat général D'Hoore, synthétisant ses conclusions contraires; voy. aussi Pas., 1991-1992, p. 813 et la traduction française de la note D'Hoore; Tijd. Not., 1993, p. 70; R. W., 1992-1993, 330 avec l'intéressante note (<• De vergoedende functie van de actio pauliana ll) de M. Dmrx.

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va pratiquer plusieurs saisies-arrêts entre les mains du sieur David sur les fermages dus par ce dernier à Verrewaere, en vertu d'un bail à ferme.

Il s'avère que quelques semaines avant le déclenchement de ces procé­dures judiciaires, la ferme exploitée par le preneur rural David, avait été vendue par Verrewaere à l'acquéreur Debaillie, par acte notarié du 19 sep­tembre 1983.

En raison des saisies-arrêts pratiquées par De Baets, le fermier David refuse de payer l'acquéreur Debaillie qui l'assigne devant le juge de paix du premier canton de Bruges.

Le créancier De Baets, dont la créance contre le vendeur Verrewaere s'est élevée entretemps à la somme en principal de 1.214.403 francs, intervient volontairement à la cause pour obtenir la nullité de la vente de la ferme. Il fonde sa demande sur l'action paulienne. Par jugement du 23 avril 1985, le juge de paix déclare irrecevable l'action paulienne du créancier au motif que son débiteur, le vendeur de la ferme, n'est pas à la cause.

Le créancier interjette appel devant le tribunal de commerce de Bruges et appelle en intervention forcée le vendeur qui fera cependant défaut à la fin de l'instance. Le tribunal de commerce, siégeant en degré d'appel, conclura, pour des motifs qui ne nous intéressent pas ici, à l'existence d'une collusion frauduleuse entre le vendeur et l'acquéreur par jugements des 6 avril 1989 et 8 mars 1990.

Enfin, par un dernier jugement du 7 mai 1990, le tribunal de commerce de Bruges constatera que, si le montant total des créances hypothécaires grevant l'immeuble vendu frauduleusement (soit 2.637.460 francs) dépas­sait la valeur conventionnelle du bien (vendu pour un prix de 2.565.000 francs)- de sorte que rien n'était disponible pour le demandeur à l'action paulienne-, il y avait néanmoins sous-estimation de la valeur réelle de l'immeuble, évaluée à 385.000 francs par le receveur de l'enregis­trement. Le tribunal va dès lors déclarer la vente litigieuse inopposable au créancier, en estimant le montant de son préjudice à celui de la sous-éva­luation du bien de telle sorte que le créancier est autorisé à exercer ses droits sur l'immeuble à concurrence de ladite somme de 385.000 francs.

C'est ce dernier jugement du 7 mai 1990 qui va faire l'objet d'un pourvoi en cassation à l'origine de l'arrêt annoté.

2. - Le pourvoi formé par le créancier demandeur à l'action paulienne invoquait comme moyen unique la violation de l'article 1167 du Code civil en ce que le tribunal de commerce de Bruges avait évalué le préjudice du demandeur à 385.000 francs, soit le montant de la sous-estimation du prix retenu par le receveur de l'Enregistrement, et, partant, limité l'exercice de ses droits sur l'immeuble aliéné à concurrence dudit montant, augmenté des intérêts légaux à dater du jour de la citation. Pour le demandeur en cassation, l'action paulienne doit permettre au créancier d'exécuter la tota­lité de sa créance sur le bien frauduleusement aliéné sans être limité par le montant de la sous-estimation éventuelle du prix.

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Le ministère public avait conclu au rejet du pourvoi, en se ralliant à la solution donnée au litige par le jugement attaqué (2).

La Cour de cassation va néanmoins déclarer ce moyen fondé et casser en conséquence le jugement attaqué en tant qu'il dit pour droit que le deman­deur ne peut exercer ses droits sur l'immeuble aliéné qu'afin d'obtenir le paiement d'une somme en principal de 385.000 francs.

La Cour commence par poser en principe que l'action paulienne ne peut constituer une source de profits pour le créancier demandeur qui ne peut, par cette voie, se retrouver dans une position plus avantageuse qu'il ne l'aurait été si l'acte frauduleux n'avait pas été accompli. Il doit donc res­pecter les créances hypothécaires grevant éventuellement l'immeuble aliéné pour ne prétendre qu'à la différence entre le produit de la vente forcée du bien et le montant desdites créances.

Cela étant, le jugement attaqué ne pouvait, sans violer l'article 1167 du Code civil, limiter les possibilités d'exécution du créancier demandeur au seul montant de la sous-estimation du prix de la vente de l'immeuble en cause, alors que cette vente était par ailleurs déclarée inopposable au créan­cier par l'effet de l'action paulienne.

3. - L'arrêt annoté nous paraît intéressant à divers titres

1 o il permet de s'interroger plus particulièrement sur la détermination du préjudice du demandeur à l'action paulienne en tant que condition d'exer­cice de cette action, ce qui suppose au préalable que soit brièvement rap­pelé le fondement de celle-ci (sections II et III ci-après) ;

2° les conditions d'exercice de l'action paulienne étant réunies, on en rappellera les effets essentiels pour son bénéficiaire (section IV ci-dessous) ;

3° à titre de corollaire à la précédente question, nous examinerons enfin les limites éventuelles au recouvrement des droits du créancier agissant par voie d'action paulienne (section V).

Il.- LE FONDEMENT DE L'ACTION PAULIENNE :

ACTION PERSONNELLE EN RÉPARATION DU PRÉJUDICE

CAUSÉ PAR L'ACTE FRAUDULEUX.

4. - Institution héritée en droite ligne du droit romain, reprise telle quelle par l'ancien droit puis par le Code civil en son article 1167 (3), l'ac­tion paulienne a donné lieu au siècle passé à de multiples controverses doc­trinales sur des questions telles que la notion de fraude du débiteur, la com­plicité du tiers, ou l'étendue de ses effets.

(2) Voy. la note de l'avocat général D'Hoore sous l'arrêt commenté in Arr. Oass., 1991-1992, p. 871; Pas., 1991-1992, p. 815.

(3) Sur les origines de l'action paulienne, voy. notamment, en droit romain, Digeste, Loi IX: Quae infraudem creditorum; voy. aussi DE PAGE, Traité dr. civil, t. III (3" éd.), n°8 204 et 205.

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Un point paraît cependant avoir recueilli l'assentiment de la grande majorité de la doctrine et de la jurisprudence, à savoir celui du fondement quasi délictuel de l'action paulienne.

Si certains auteurs semblaient considérer, à la suite de Laurent (4), que l'action paulienne pourrait reposer sur le principe de l'exécution de bonne foi des conventions consacré par l'article 1134 du Code civil, en tant que le débiteur ne peut, par des aliénations frauduleuses, porter atteinte au droit de gage général des créanciers sur l'ensemble de ses biens (5), c'était cependant perdre de vue que l'action paulienne est dirigée, non contre le débiteur, mais contre le tiers complice, non astreint au respect d'un prin­cipe gouvernant l'exécution d'un contrat auquel il n'est pas partie (6).

En réalité, l'action paulienne de l'article 1167 du Code civil requiert essentiellement, comme conditions d'application, une faute (celle du débi­teur et du tiers complice), un préjudice (celui du créancier demandeur) et un lien de causalité entre ces deux éléments (le préjudice du créancier doit avoir été causé par l'acte frauduleux).

Comment, dans ces conditions, ne pas voir dans cette action une applica­tion du droit commun de la responsabilité quasi délictuelle établi par l'ar­ticle 1382 du Code civil (7) 1

Dès lors l'action paulienne aura nécessairement pour objet la réparation du préjudice causé au créancier demandeur par l'acte frauduleux atta­qué (8), conformément au droit commun de la responsabilité civile. Cette réparation aura lieu en principe en nature, par la voie de l'inopposabilité

(4) LAURENT, Principes dr. civil, t. XVI (2 6 éd.), no 431. (5) Voy. aussi DEMOGUE, Traité des Obligations, t. VII (Effets), n° 1031. (6) Et sous réserve de la tendance doctrinale de ces dernières années voyant dans le

principe de l'article 1134 cc. un véritable principe général de droit, applicable en toutes matières et plus seulement au domaine contractuel : en ce sens P. V AN ÛMMESLAGHE, <<L'exécution de bonne foi, principe général de droit>>, R.G.D.C., 1987, p. 101.

(7) En ce sens, voy. DEMOLOMBE, Traité des contrats, t. II, n° 146; AuBRY et RAu, Cours dr. civil, t. IV (56 éd.), p. 217 (ces auteurs réservant, avec Demolombe, comme fon­dement alternatif de l'action paulienne, le principe que nul ne doit s'enrichir aux dépens d'autrui) ; MARTY et RAYNAUD, t. II, n° 721 ; DE PAGE, Traité, t. III (3 6 éd.), n° 208; R. PmsoN, note sous Gand, 13 juillet 1947, R.C.J.B., 1948, p. 251, n° 8; H. SwENNEN, << Desbewust deelnemen aan andermans contractbreuk is fout>>, R. W., 1978-1979, spéc. col. 1944 et 1945; E. DmiX, note sous Anvers, 14 janvier 1993, R. W., 1993-1994, p. 200; la jurisprudence est également fixée en ce sens : cass., 9 janvier 1890, Pas., 1890, I, 59; cass., 6 novembre 1902, Pas., 1903, I, 25 et les conclusions du premier avocat général Van Schoor; comm. Liège, 27 novembre 1908, Pas., 1909, III, 240; civ. Hasselt, 16 juin 1958, R. W., 1958-1959, 855; civ. Arlon, 21 avril 1967, Jur. Liège, 1967-1968, p. 245; Liège, 15 octobre 1990, Rev. rég. dr., 1991, p. 31 (J.T., 1991, p. 298) ; Comp. VIDAL, Théo­rie générale de la fraude, Dalloz 1957, pour qui l'article 1382 cc. n'est qu'un fondement subsidiaire par rapport à la théorie autonome de la fraude fondée sur la maxime fraus omnia corrumpit.

Certains auteurs voient encore dans l'action paulienne un cas particulier d'abus de droit dans le chef du débiteur (JOSSERAND, Cours dr. civil, t. II, n° 703; Y. DouxcHAMPS, observations sous Bruxelles, Il février 1946, J.T., 1946, p. 537).

(8) PLANIOL et RIPERT, t. II, no 967, p. 272 et 273; MARTY et RAYNAUD, op. cit., no 721; comm. Liège, 27 novembre 1908 précité.

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de l'acte au demandeur de l'action paulienne, ou, à défaut, par équivalent, sous la forme de dommages et intérêts (voy. infra, n°8 11 et 12) (9).

Comme on le verra plus loin, c'est à la lumière du fondement indemni­taire de l'action paulienne qu'il convient d'appréhender, non seulement la raison d'être de ce mécanisme, mais encore ses conditions d'application­et spécialement l'exigence d'un préjudice dans le chef du demandeur -ainsi que ses effets, dont le principe, posé par l'arrêt annoté, selon lequel l'action paulienne ne saurait procurer au créancier agissant une position plus avantageuse que celle qui aurait été la sienne à défaut d'acte fraudu­leux.

Ill.- LA NOTION DE PRÉJUDICE COMME CONDITION D'EXERCICE

DE L'ACTION PAULIENNE.

5. - Parmi les trois conditions de fond requises traditionnellement (10) pour l'exercice de l'action paulienne- à savoir le préjudice du créancier, la fraude du débiteur et la complicité du tiers cocontractant (dans les actes à titre onéreux) -, la condition du préjudice a connu une évolution remar­quable dans le sens d'un assouplissement de son appréciation.

L'article 1167 du Code civil ne requiert pas expressément l'exigence d'un préjudice éprouvé par le créancier mais seulement d'un acte fait par le débiteur en fraude de ses droits.

On a souvent considéré que la condition du préjudice découlait de la notion même de fraude : un acte conclu par le débiteur avec un tiers n'est frauduleux que s'il aboutit à frustrer ses créanciers, en diminuant les biens du débiteur formant leur gage général (11).

Et puis, à défaut de préjudice découlant de l'acte frauduleux, comment le créancier serait-il fondé à le critiquer en justice ? C'est là l'application à l'action paulienne de la règle procédurale bien connue : Sans intérêt, pas d'action (12). consacrée actuellement par les articles 17 et 18 du Code judi­ciaire.

(9) Civ. Termonde, 13 mai 1939, R. W., 1938-1939, 1464, spéc. 1466; R. PrnsoN, note précitée, cette Revue 1948, p. 251, n° 8.

(10) Voy. DE PAGE, t. III, n°" 232 et suiv. (11) LAURENT, t. XVI, no 434. (12) DEMOLOMBE, Traité des contrats, t. II, n° 177; BAUDRY-LACANTINERIE et BARDE,

Traité (Obligations), t. Ier, n° 650; CoLIN et CAPITANT, t. II, p. 51; PLANIOL et RIPERT, Traité, t. VII, n° 928; comp. H., L. et J. MAzEAUD, Leçons dr. civil, t. II (2e éd.), p. 856, n°" 988 et 989 qui font de l'intérêt du créancier à agir une condition distincte de celle du préjudice causé au créancier par l'acte attaqué, au motif que la règle sans intérêt pas d'ac­tion a trait spécifiquement à la nécessité d'un préjudice au moment où le créancier intente l'action paulienne. Cette distinction nous semble en réalité artificielle dans la mesure où le préjudice causé par l'acte frauduleux s'apprécie en définitive au moment de l'intente­ment de l'action (voy. infra, n° 10).

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On ne saurait ainsi agir sur la base de l'action paulienne à l'encontre d'un débiteur demeurant solvable ou, du chef de l'aliénation d'un immeuble grevé d'hypothèques pour un montant supérieur à sa valeur (13).

6. - En quoi doit consister le préjudice subi par le créancier pour justi­fier l'intentement de l'action paulienne et obtenir, par cette voie, répara­tion 1

Traditionnellement, on considérait que pour qu'il y ait préjudice, il fal­lait que l'acte frauduleux ait déterminé ou à tout le moins aggravé l'insolvabi­lité du débiteur (14). Il fallait en d'autres termes que suite à l'acte attaqué, le passif du débiteur ait excédé son actif, même s'il n'était pas nécessaire que le chiffre exact de l'insolvabilité soit établi, pourvu que le fait de cette insolvabilité fût avéré (15).

Cette co:ri_ception stricte du préjudice a progressivement été aménagée par la jurisprudence pour permettre l'exercice de l'action paulienne contre des actes qui, bien que n'ayant pas nécessairement rendu le débiteur insol­vable, ont eu pour effet d'empêcher les créanciers d'obtenir pratiquement le paiement de leurs créances (16).

7. - En premier lieu, il a été d'emblée préconisé de ne pas considérer le bilan théorique du débiteur, selon l'expression de Planiol et Ripert (17), mais d'envisager plutôt la possibilité pour le créancier qui agit de récupérer en fait toute sa créance (18), de telle sorte qu'il n'y a pas lieu de prendre en compte, pour la détermination de l'insolvabilité du débiteur, les biens insaississables, introuvables ou situés à l'étranger, dans des conditions telles que leur réalisation forcée en est à peu près impossible (19).

Dès lors, les impossibilités ou même les difficultés de réalisation forcée équivalent à une insolvabilité réelle, génératrice d'un préjudice pour le créancier demandeur à l'action paulienne (20).

Mais la jurisprudence, spécialement en Belgique, s'est très tôt affranchie de la nécessité d'une référence à l'insolvabilité réelle ou assimilée du débi­teur - ce qui risquait de confiner à la fiction - pour admettre purement

(13) PLANIOL et RIPERT, op. cit., no 298; H., L. et J. MAZEAUD, ibid. ; civ. Hasselt, 24 juin 1975, Lirnburg Rechts., 1976, p. 28; il en va de même en cas d'aliénation d'un immeuble relevant de la communauté légale entre époux dès lors que le créancier de l'épouse débitrice était sans droits sur ce bien en raison des règles applicables au régime matrimonial en l'espèce : Gand, 11 janvier 1980, R. W., 1980-1981, col. 1671.

(14) JosSERAND, Cours, t. II, n° 685; LAURENT, t. XVI, no 434; BAUDRY-LACANTINE­RIE et BARDE, Traité, t. rer, n° 650; voy. en jurisprudence, civ. Turnhout, 28 mai 1936, R. W., 1937-1938, 1640.

(15) LAURENT, op. cit., n°" 435 et 436; Pandectes belges, t. V, V0 Action paulienne, no• 11 et suiv.; BAUDRY-LACANTINERIE et BARDE, op. cit., no 652.

(16) Sur cette évolution, spécialement en France, voy. not. Encycl. Dalloz, Droit civil, V0 Action paulienne, par P.-Y. GAUTIER, n°" 43 à 46 et les réf.; Juriclasseur, Droit civil, article 1167, par DEVÈZE et SAINT ALARY-HOUIN, no• 69 à 7l; B. STARCK, Droit civil (Obligations), no• 2586 et suiv.; MALAURIE et AYNES, Droit civil (Obligations), n° 650.

(17) PLANIOL et RIPERT, t. VII, ll0 298. (18) Ibid. (19) Ibid. ; voy. aussi DEMOGUE, t. VII, n° 1046; Encycl. Dalloz, op. cit., no 43. (20) DEMOLOMBE, Traité des contrats, t. II, no 184, p. 174.

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et simplement l'existence d'un préjudice dans le chef du créancier, et par­tant d'un intérêt à agir, lorsque l'acte incriminé ne permettrait plus au créancier, s'il était maintenu, d'exercer l'intégralité de ses droits, c'est­à-dire de récupérer la totalité de sa créance (21).

Il suffit en effet que l'acte frauduleux soit préjudiciable à un titre quel­conque, qu'il porte atteinte, par exemple, au droit de gage général que tout créancier possède sur les biens de son débiteur, sans qu'il soit requis pour autant qu'il y ait diminution du patrimoine de ce dernier (22).

Il y aura donc préjudice dès que l'acte frauduleux ne permet plus au créancier d'exercer ses droits pour le tout (23).

8. - Partant de ces critères, les cours et tribunaux ont admis que le préjudice du créancier pouvait être établi lorsque le débiteur, sans s'être rendu réellement insolvable, a modifié la consistance de son patrimoine, en substituant à des biens saisissables des biens aisément dissimulables aux créanciers (24).

Ainsi en va-t-il de la vente d'un bien dont le prix en argent, fût-il nor­mal, ne se retrouve pas dans le patrimoine du débiteur (25) ou d'un apport d'immeuble en société contre des parts difficilement négociables (26).

Il y a de même lieu à action paulienne à l'encontre d'un acte frauduleux d'aliénation ayant pour effet de rendre impossible l'exercice du droit spé­cial dont disposait le créancier sur la chose aliénée (27).

Dans le même ordre d'idées, la jurisprudence reconnaît au créancier hypothécaire le droit d'attaquer par voie d'action paulienne les baux

(21) Bruxelles, 23 janvier 1900, R.G.E.N., 1900, p. 109; civ. Bruxelles, 6 mars 1954, J.T., 1954, p. 354; Bruxelles, 28 avril 1965, Pas., 1966, II, lll; cf. DE PAGE, t. III, n° 233.

(22) Liège, 21 avril 1875, Pas., 1875, II, 393; R.P.D.B., V0 Obligations, no• 1032 et

1036. (23) Civ. Dinant, 15 janvier 1970, J.L., 1969-1970, p. 166; civ. Malines, 29 janvier

1987, Pas., 1987, III, 48 et la note; civ. Anvers, 18 juin 1991, T. Not., 1991, p. 336; contra Anvers, 26 mai 1982, Limburg Rechts., 1982, p. Ill, note J. VANDEURZEN, qui requiert une insolvabilité réelle pour qu'il y ait préjudice du créancier, ce qui est juste­ment critiqué par l'annotateur de cette décision.

(24) Sur cette tendance en jurisprudence, voy. DEMOGUE, t. VII, n° 1050; Encycl. Dalloz, op. cit., no 44 et les réf. citées; STARCK, op. cit., n° 2586; P. VAN 0MMESLAGHE, <(Examen de jurispr. sur les obligations>>, R.O.J.B., 1988, p. 130, no 219.

(25) Mons, 12 mars 1980, Rev. not., 1981, p. 29 (vente de trois véhicules en l'espèce), et les substantielles observations de Jean SACE, spéc. p. 39 et suiv. ; civ. Bruxelles, 10 septembre 1987, J.L.M.B., 1987, p. 1543 (vente d'un immeuble), obs.; voy. aussi l'avis de M. Charlier, substitut du procureur général, précédant Liège, 17 juin 1965, R.P.S., 1965, p. 34, spéc. p. 36.

(26) Cass. fr., 27 février 1973, R.N. 1974, p. 157; Liège, 17 juin 1965, R.P.S., 1966, p. 345 et l'avis précité du ministère public; LIMPENS et KRUITHOF, <(Examen de jurispr. sur les obligations>>, R.O.J.B., 1969, p. 264, n° 87 et les références citées.

(27) Cass. fr., 10 décembre 1974, D., 1975, Jur., p. 717 et la note O. SIMON. Il s'agis­sait en l'espèce d'une donation-partage de terrains effectuée de telle manière que le pre­neur rural (demandeur à l'action paulienne) ne pouvait, en l'espèce, exercer son droit au renouvellement du bail à ferme dont il était titulaire sur ces terrains, eu égard à la conte­nance limitée de chacune des parcelles ainsi partagées. On peut encore songer au bénéfice d'un droit de préemption ou d'une promesse de vente par exemple.

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consentis par le débiteur sur l'immeuble hypothéqué pour une durée anor­malement longue et pour des loyers inférieurs à la valeur locative réelle, dès lors que l'existence de pareils baux ne pouvait que dissuader les candidats acquéreurs éventuels et compromettre ainsi la bonne fin de la procédure de réalisation forcée de l'immeuble, au détriment du créancier hypothé­caire (28).

Idem en cas de modification d'un régime matrimonial destiné à faire attribuer à l'époux du débiteur d'une dette importante l'essentiel des avoirs de ce dernier (29).

9. - On peut dès lors conclure de ce qui précède que si le préjudice du demandeur à l'action paulienne peut certes toujours résulter d'un acte frau­duleux d'appauvrissement du débiteur ayant pour effet de causer ou d'ag­graver son insolvabilité, celle-ci n'est plus une condition nécessaire pour l'admission d'un préjudice dans le chef du créancier.

On ne saurait donc confondre, à notre avis, préjudice du créancier et insolvabilité du débiteur dans la mesure où, tout en demeurant solvable, un débiteur peut infliger un dommage à l'un de ses créanciers, eu égard aux entraves pratiques que le créancier va rencontrer sur son chemin après l'acte incriminé (30), découlant de ce qu'un bien saisissable a été soustrait aux possibilités concrètes de poursuite ou de réalisation forcée (31) dont il disposait avant ledit acte pour assurer le paiement de la totalité de sa créance (32).

Quelles que soient les hypothèses de préjudice du créancier, c'est le mon­tant impayé de sa créance qui constituera, pour l'essentiel, la mesure du pré­judice rendant admissible l'action paulienne et qui en circonscrira les effets (voy. infra, n° 13).

10. - Il faut encore que le préjudice du créancier ait été causé directement par l'acte frauduleux incriminé (33).

On peut certes subir un préjudice eu égard, par exemple, à l'insolvabilité de son débiteur sans que ce préjudice ait été causé par un acte frauduleux de ce dernier, de même qu'inversement un acte commis par le débiteur avec

(28) Civ. Termonde, 6 mai 1938, Pas., 1941, III, 5; civ. Gand, 5 avril1973, R.G.E.N., 1974, p. 283 ; Bruxelles, 3 avril 1974, R.G.E.N., 1975, p. 187; Mons, 19 septembre 1978, R.G.E.N., 1979, p. 275, obs. ; Mons, 27 juin 1978, Rev. Not., 1979, p. 44, obs. ; civ. Ver­viers, 23 octobre 1984, R.N., 1986, p. 149; civ. Ypres, lü avril1985, T. Not., 1987, p. 25; Liège, 24 avril 1987, R.N., 1987, p. 671; Anvers, 26 mai 1988, Turnhout Rechts., 1989, p. 179.

(29) Liège, 30 juin 1987, Rev. trim. dr. jam., 1988, p. 165. (30) CoPPENS, observations sous civ. Dinant, 9 janvier 1964, R.P.S., 1964, p. 172;

LIMPENS et KRUITHOF, Examen précité, R.C.J.B., 1969, p. 264, n° 87. (31) Gand, 20 juin 1989, R. W., 1991-1992, 504, spéc. p. 506. (32) Voy. MARTY et RAYNAUD, Droit civil, t. II, no 703. (33) DE PAGE, t. III, n° 233; DEMOGUE, t. VII, n° 1048.

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le dessein de nuire à un créancier peut ne pas avoir occasionné de préjudice in concreto (34).

Il faut mais il suffit que le préjudice du créancier soit en relation directe avec l'acte incriminé et que ce préjudice subsiste au moment de l'intente­ment de l'action.

Indépendamment de sa relation avec l'acte frauduleux, l'existence du préjudice doit essentiellement être appréciée, selon nous, au moment de l'in­tentement de l'action paulienne puisque dans l'hypothèse où les obstacles au recouvrement intégral des droits du créancier auraient disparu entre le moment de l'acte incriminé et l'assignation, le créancier ne subit plus de préjudice et, partant, devient sans intérêt à agir (35). Il en va de même si le tiers arrête l'action paulienne en remboursant au demandeur sa créance (36).

IV. -EFFETS DE L'ACTION PAULIENNE.

11. - Les effets de l'action paulienne font l'objet d'une controverse classique.

Certains auteurs, tels Laurent (37), soutenaient en effet que l'action pau­lienne était une véritable action en nullité de l'acte frauduleux, avec comme conséquence que suite à l'annulation, le bien faisait effectivement retour dans le patrimoine du débiteur pour y redevenir le gage de tous ses créanciers, et pas seulement du seul créancier poursuivant.

Pour d'autres (38), si l'action paulienne ne saurait profiter ipso facto à tous les créanciers, il y a bien cependant révocation de l'acte frauduleux faisant rentrer le bien aliéné dans le patrimoine du débiteur, au profit du créancier demandeur.

Il est cependant le plus souvent admis aujourd'hui que l'action paulienne n'entraîne pas à proprement parler la nullité de l'acte frauduleux, mais seu­lement son inopposabilité à l'égard du seul créancier poursuivant (39).

(34) Voy. l'exemple donné en ce sens par DEMOLOMBE, op. cit., no 178 (cas d'un pre­mier acte frauduleux fait par un débiteur alors que son insolvabilité n'est occasionnée que par une cause ultérieure, celle-là exempte de toute fraude); DEMOGUE, op. cit., no• 1048 et 1050 et les réf. citées.

(35) La doctrine classique a tendance à considérer que le préjudice causé par l'acte frauduleux doit s'apprécier au moment de l'acte lui-même (cf. R.P.D.B., V

0 Obligations, n° 1038) - ce qui est assurément exact pour l'appréciation du lien causal- tout en admettant immédiatement que ce préjudice doit subsister jusqu'à l'intentement de l'ac­tion pour que celle-ci soit recevable (ibid.; voy. aussi DEMOLOMBE, t. Il, no 177; DEMO­GUE, t. VII, no 1051 ; comp. H., L. et J. MAzEAUD, op. cit., n°" 988 et 989 qui distinguent préjudice et intérêt à agir).

(36) Civ. Termonde, 10 décembre 1932, Pas., 1933, III, p. 134; cf. DE PAGE, t. III, n° 244, B ; DEMOGUE, op. cit., n° 1051.

(37) LAURENT, t. XVI, no• 487 et 488. (38) MARTY et RAYNAUD, t. Il, n°8 715 et suivants. (39) H., L. et J. MAZEAUD, t. Il, n° 1002; BEUDANT et LAGARDE, t. VIII, n° 656;

Encycl. Dalloz, Dr. civil, V0 Action paulienne, par GAUTIER, n° 94.

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Le bien faisant l'objet de l'acte frauduleux ne rentre donc pas dans le patrimoine du débiteur et ne constitue pas le gage commun de ses créan­ciers (40).

Comme l'indiquent excellemment Aubry et Rau (41), l'action paulienne a seulement pour effet de rendre possible l'exercice du droit de gage établi par l'article 2092 du Code civil, en levant l'obstacle qui s'opposait à la sai­sie et à la vente de ces biens.

L'acte frauduleux va ainsi subsister entre le débiteur et le tiers tout en étant déclaré non avenu, inopposable à l'égard du créancier demandeur à l'action paulienne afm de lui permettre d'exercer pleinement ses droits sur le bien en question, comme si l'acte n'avait pas eu lieu. Le créancier n'a pas besoin d'autre chose et il n'obtient rien d'autre (42).

Il s'agit, somme toute, de réparer en nature le préjudice subi par le créancier suite à l'acte incriminé (43), conformément aux principes géné­raux du droit commun de la responsabilité (44) dont dérive l'action pau­lienne (voy. supra, n° 4).

12. - L'action paulienne 6tant une action destinée à réparer le préju­dice subi par le créancier par voie de l'inopposabilité de l'acte frauduleux à son égard, il en découle les principales conséquences suivantes (45) :

1 o l'action paulienne a un effet essentiellement relatif: elle ne va bénéfi­cier qu'au seul créancier demandeur et pas aux autres créanciers du débi­teur (46).

2° les créanciers du débiteur ont néanmoins la faculté de se joindre aux poursuites du demandeur initial à l'action paulienne, fût-ce en degré d'ap­pel, pour obtenir de la sorte le bénéfice des effets de cette action (47) ;

(40) DE PAGE, t. III, n° 245; R.P.D.B., V0 Obligations, n° 1090; PLANIOL et RIPERT,

t. VII, no 965; LIMPENS et VAN DAMME, ((Examen de jurispr. sur les obligations l),

R.O.J.B., 1956, p. 229, n° 53; contra, J.O. Civil, art. 1167, par DEVÈZE et SAINT A.LARY­Hourn, n°" 126 et suiv. (au n° 123, il est cependant question d'action en inopposabilité); STARCK, Obligations, n° 2612.

(41) AuBRY et RAu, t. IV, p. 234. (42) BEUDANT et LAGARDE, t. VII, n° 656 in fine. (43) DEMOLOMBE, Traité des contrats, t. Il, n°8 247 et suiv.; PLANIOL, t. Il, n° 327;

DEMOGUE, t. VII, no 1114; Encycl. Dalloz, op. cit., n°8 90 et 91; DE PAGE, op. cit., no 252, spécialement le point B.

(44) Sur le principe de la réparation en nature du préjudice causé par une faute en général, voy,. DE PAGE, t. II, no 1026; cass., 26 juin 1980, Pas., 1980, 1, 1341.

(45) Sur ces conséquences, voy. notamment Encycl. Dalloz, op. cit., no• 94 et suiv.; DE PAGE, op. cit., n°8 246 à 248; PLANIOL, t. Il, n°8 329 et suiv.; CoLIN et ÜAPITANT, t. Il, p. 60 et 61 ; R.P.D.B., op. cit., n°" 1084 et suiv.

(46) Bordeaux, 2 juillet 1890, D., 1892, 2, p. 440 et la note; KLuYSKENS, De Verbinte­nissen (56 éd.), n° 99; on sait qu'en cas de faillite, l'action paulienne mise en œuvre par le curateur sur la base de l'article 448 de la loi sur les faillites profite en revanche à tous les créanciers dans la masse : cass., 1er juin 1876, Pas., 1876, 1, 291 et les conclusions de M. le procureur général Faider; cass., 11 janvier 1988, Pas., 1988, 1, 558 et les notes 2 à 4.

(47) Jur. class. civil, op. cit., no 145.

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3° le créancier poursuivant échappe à tout concours (48) que ce soit avec les créanciers du débiteur - puisque le bien ne rentre pas dans le patri­moine de ce dernier - ou avec les créanciers du tiers, puisque le droit de propriété de celui-ci est déclaré inopposable au demandeur à l'action pau­lienne;

4° l'acte frauduleux n'étant pas annulé, il reste valable dans les rapports entre le débiteur et le tiers, avec comme conséquence que le tiers évincé par le créancier pourra exercer contre son cocontractant, s'il échet, une action récursoire (fondée par exemple sur la garantie d'éviction, s'il s'agit d'une vente) pour obtenir remboursement des prestations payées au débiteur (49).

5° si l'inopposabilité de l'acte frauduleux ne permet pas au créancier d'obtenir la réparation du préjudice qui lui a été causé, soit parce que la chose a péri, soit parce qu'elle a été aliénée dans l'intervalle au profit d'un sous-acquéreur de bonne foi- à l'abri de ce fait de l'action paulienne, sauf pour les actes à titre gratuit (50)- il y aura lieu, conformément aux prin­cipes généraux du droit de la responsabilité civile, à réparation par équiva­lent, sous la forme du paiement au créancier d'une indemnité compensatoire de la valeur de la chose (51), à concurrence des droits du créancier fraudé (52).

13. - L'effet essentiel de l'action paulienne consiste en défmitive à tenir l'acte frauduleux comme inopposable au créanci~r poursuivant et à. lui permettre en conséquence de saisir le bien qui en faisait l'objet pour le faire vendre et se payer par le produit de la réalisation forcée (53), comme il aurait pu le faire à l'encontre du débiteur.

Dans cette perspective, il va de soi que le créancier ne pourra obtenir par cette voie davantage que le montant de son préjudice puisque l'action pau­lienne a précisément pour objet de réparer celui-ci (cf. supra, no 11 et infra, n°" 19 et suiv.).

C'est en ce sens, croyons-nous, qu'il convient de comprendre la réserve, traditionnellement formulée en doctrine et en jurisprudence, selon laquelle l'action paulienne n'aboutit à la révocation de l'acte frauduleux que dans la

(48) DE PAGE, op. cit., n°8 245 et 246; PLANIOL, t. II, n°8 330 et 331 ; H., L. et J. MA­ZEAUD, t. JI, n° 1005 qui relèvent, à juste titre, que le créancier se trouve ainsi bénéficier d'un véritable privilège à l'égard des autres créanciers du fraudator ou de ceux du tiers (cf. n° 1007).

(49) Encycl. Dalloz, op. cit., no• lOO et 101. (50) DE PAGE, op. cit., no 242; R.P.D.B., op. ç,it., no 1045; c'est ainsi quê l'action

paulienne ne saurait faire annuler une hypothèque concédée par le tiers acquéreur à un prêteur de bonne foi : cass., 16 mai 1890, Pas., 1890, I, 210; cass., 6 novembre 1902, Pas., 1903, I, 25 et les conclusions du premier avocat général Van Schoor.

(51) Jur. class. civil, op. cit., no 218; PLANIOL et RIPERT, t. VII, n° 96.3; DEMOGUE, t. VII, no 1099; R. VANDEPUTTE, De overeenkomst, p. 365.

(52) Gand, 17 juin 1882, Pas., 1883, III, 23, à propos de la cession frauduleuse d'un fonds de commerce dont les marchandises ne pouvaient en l'espèce être restituées par le cessionnaire; voy. aussi civ. Mons, 19 décembre 1953, J.T., 1954, 355.

(53) DE PAGE, op. cit., n° 244; PLANIOL, Traité, t. II, n° 330; civ. Termonde, 4 décembre 1931, Pas., 1933, III, 19 ; civ. Courtrai, 24 mars 1955, R.G.E.N., .1960, 24.3 ; Liège, 29 mars 1984, J.L., 1984, p. 281.

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mesure du préjudice subi par le créancier poursuivant (54) ou que dans la limite de son intérêt (55), c'est-à-dire dans la mesure de sa créance (56) (voy. supra, n° 9 in fine).

On ne saurait en tout cas admettre que l'action paulienne pourrait de ce chef aboutir à une annulation partielle de l'acte frauduleux, le surplus de l'acte restant pleinement valable erga omnes (57).

En premier lieu, il ne s'agit pas, comme on l'a vu (voy. supra, n° 11), d'annuler- totalement ou partiellement- l'acte frauduleux mais de le rendre inopposable au créancier poursuivant.

Ensuite, si l'acte est frauduleux et qu'il cause préjudice, il doit être déclaré inopposable au demandeur à l'action paulienne pour le tout car on voit mal comment des actes juridiques indivisibles (58) tels une vente, une donation ou un bail par exemple pourraient être déclarés partiellement inop­posables au créancier (59).

Peu importe, à notre avis, que l'acte soit frauduleux dans son principe même, ou seulement dans ses conditions ou dans son prix. Il doit être déclaré inopposable au créancier car il est l'instrument d'une fraude préju­diciable à ce dernier qui doit dès lors être replacé dans la même situation que celle où il se trouverait si l'acte n'avait pas été accompli. afin de pouvoir exer­cer librement ses droits sur le bien en cause.

En revanche, lors de la réalisation forcée du bien frauduleusement aliéné- réalisation forcée d'ailleurs inconcevable pratiquement dans l'op~ tique d'une inopposabilité partielle de l'acte d'aliénation- l'exercice des droits du créancier poursuivant sera naturellement limité à son intérêt ou à son préjudice, à savoir, généralement, le montant impayé de sa créance.

(54) PLANIOL, t. Il, n°" 327 et 331. (55) DEMOLOMBE, t. Il, no 247; BEUDANT et LAGARDE, t. VIII, no 657, p. 479. (56) DEMOLOMBE, op. cit., n° 247 ; H., L. et J. MAZEAUD, t. II, n° 1006. (57) Dan~ le sens de l'opinion que nous combattons, voy., outre les références citées

aux notes 54 à 56, Jur. class., op. cit., no 129, donnant l'exemple d'un prêt excédant la créance du demandeur et révoqué seulement à due concurrence; voy. aussi Paris, 24 juil­let 1928, D.H., 1928, p. 564, obs. ; R.N., 1929, p. 565, obs., à propos de l'annulation pour moitié d'une vente frauduleuse de meubles meublants et d'immeubles dépendant de la communauté existant entre le fraudator et son conjoint, créancier poursuivant. Admettre cependant une telle possibilité d'annulation partielle conduirait selon nous à des artifices juridiques tels qu'analyser une donation sur plusieurs immeubles comme étant constitu­tive d'autant de donations distinctes, à l'effet de permettre une révocation donation par donation jusqu'à l'extinction de la dette du créancier poursuivant : cf. Charleroi, 14 mars 1895, Pas., 1895, III, 197 ; voy. aussi civ. Lyon, 27 décembre 1890, D., 1894, 2, 490, à propos de l'annulation d'une donation faite en fraude des droits d'un donataire anté­rieur ; l'annulation est prononcée dans la mesure nécessaire pour exécuter la première.

(58) Il était du reste toujours admis qu'en cas d'acte indivisible, l'inopposabilité (ou l'annulation) frappe l'acte dans son entier : cf. les références citées par Jur. class., op. cit., n° 129.

(59) Voy. aussi Bruxelles, 1•r décembre 1876, Pas., 1877, Il, 84, annulant une dona­tion frauduleuse dans les limites de l'intérêt des créanciers de sorte que la donation conserve ses effets pour le surplus c'est-à-dire pour toutes les sommes aui restent disponibles sur le prix des biens aliénés, ce qui implique qu'en pratique, les biens donnés aient pu faire l'objet d'une réalisation pour le tout, étant entendu que les créanciers demandeurs ne pou­vaient se payer sur le prix de la vente forcée qu'à concurrence de leurs créances.

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C'est en ce sens - mais en ce sens seulement - que l'on peut parler d'annulation ou plus exactement d'inopposabilité de l'acte frauduleux dans la mesure de l'intérêt du créancier.

Si le tiers désire éviter la vente forcée d'un bien dont la valeur excède sensiblement le montant de la créance du poursuivant, libre à lui de désin­téresser le créancier et d'arrêter ainsi le cours de l'action paulienne (voy. supra, n° 10 in fine).

Telle doit être, selon nous, la véritable portée de la limitation des effets de l'action paulienne à l'intérêt du créancier fraudé.

14. - Une application particulière de ce qui précède nous paraît pou­voir être trouvée dans les cas d'aliénation frauduleuse moyennant un prix insuffisant.

Il convient à cet égard de distinguer deux hypothèses principales, à notre avis : d'une part la simulation portant sur une partie du prix, et d'autre part la vente pour un prix sincère mais insuffisant par rapport à la valeur réelle du bien.

15. - La première hypothèse est le plus souvent abordée par la doc­trine qui admet qu'en cas de dissimulation d'une partie du prix, et payée au vendeur, les créanciers seraient admis à faire annuler ce paiement comme frauduleux, pour faire valoir leurs droits sur la somme ainsi payée (60). dans le cadre d'une action paulienne.

Mais si le prix d'une vente a été simulé en vue de frauder les créanciers du vendeur, n'est-ce pas plutôt l'action en déclaration de simulation, éta­blie par l'article 1321 du Code civil, qui constituera la protection la plus adéquate des créanciers 1 En pareil cas en effet, les créanciers établiront la simulation du prix pour ensuite exercer leurs droits sur le complément de prix ainsi mis à jour, qu'il ait été payé au vendeur et non dissipé ou qu'il reste dû par l'acheteur (61). Dans ce dernier cas, le tiers aquéreur pourra être attaqué par les créanciers en paiement du complément de prix initiale­ment dissimulé par la voie de l'action oblique organisée par l'article 1166 du Code civil, car il s'agira d'exercer l'action en paiement de ce prix en lieu et place du vendeur inactif, pour ensuite exercer leurs droits sur le montant en cause (62).

Un ancien arrêt de la Cour de cassation de France du 21 juillet 1857 nous paraît être une illustration de ces distinctions (63). Un échange d'im­meubles avait eu lieu entre les sieurs Glas et Neyrand avec paiement par ce dernier d'une soulte apparente, assortie d'une soulte complémentaire secrète devant encore être acquittée par Neyrand. Des créanciers de Glas

(60) AuBRY et RAu, t. IV, § 313, p. 223; DEMOGUE, t. VII, no• 1050 et 1093; R.P.D.B., op. cit., no 1035.

(61) Sur la simulation et ses effets, voy. not. DE PAGE, t. II, no• 618 et suiv.; P. VAN ÜMMESLAGHE, <<Examen de jurispr. sur les obligations 1>, R.C.J.B., 1986, p. 125, no• 49 et suiv.

(62) Sur l'action oblique, voy. DE PAGE, t. II, no• 180 et suiv. (63) S., 1858, I, 103 et la note.

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agissent alors en paiement du supplément de soulte dissimulé contre Ney­rand, notamment sur la base de l'action paulienne.

La Cour de cassation, après avoir reconnu, à tort selon nous, la possibi­lité d'un recours sur la base de l'article 1167 en cas de dissimulation frau­duleuse d'une partie du prix de vente, dès lors que tant la partie ostensible que la partie simulée du prix forment le gage des créanciers du vendeur, admet ces derniers à faire la preuve du défaut de sincérité du prix, dans le but de jaire rétablir dans le patrimoine de leur débiteur la portion du prix de vente qu'ils prétendaient avoir été dissimulée, et de pouvoir ensuite exercer sur cette somme leurs droits de créance, conformément à la loi (64).

La Cour de cassation française va ensuite casser l'arrêt entrepris, notam­ment pour violation de l'article 1166 C.C., pour avoir refusé aux créanciers le droit de rechercher l'acquéreur à raison de la portion du prix qui aurait été dissimulée dans le contrat et restant impayée par l'acquéreur. La portée de l'arrêt de la Cour de cassation est cependant d'une interprétation délicate dans la mesure où est également retenue une violation de l'article 1167 du Code civil, alors qu'à notre avis, l'action paulienne était étrangère à la solu­tion du litige en l'espèce.

16. - L'autre hypothèse à prendre en considération à présent est celle de l'aliénation frauduleuse d'un bien pour un prix sincère mais insuffisant par rapport à la valeur réelle du bien vendu.

Ce n'est que dans ce cas que l'action paulienne devrait jouer un rôle, à notre avis (65). Il en était ainsi dans l'affaire à l'origine de l'arrêt annoté.

Si le prix est sincère mais insuffisant et que cette insuffisance soit l'ins­trument d'une fraude ourdie aux droits des créanciers du vendeur, l'aliéna­tion doit être rendue inopposable aux créanciers agissant sur la base de l'action paulienne.

Mais c'est alors l'aliénation en tant que telle qui doit être déclarée non ave­nue, et pas seulement la fixation du prix.

Comme on l'a vu (voy. supra, no 13), l'acte frauduleux est déclaré inop­posable pour le tout et non pour partie.

La limitation des effets de l'action paulienne aux intérêts du créancier agissant, c'est-à-dire à son préjudice, ne saurait donc intervenir qu'au moment où le créancier prétend recouvrer ses droits sur la chose vendue, par saisie et vente forcée, comme si elle se trouvait toujours dans le patri­moine· du débiteur-aliénateur.

Dans cette optique, il ne saurait être question de s'attacher encore, d'une manière quelconque, au prix- juste ou non- stipulé dans un acte juridi­que (la vente) censé n'avoir jamais existé à l'égard du créancier demandeur.

(64) Cass. fr., 21 juin 1857 précité. (65) Sur le recours à l'artiCle 1167 c.e. en cas d'insuffisance du prix, en dehors de

toute simulation, voy. STARCK, op. cit., na 2585; civ. Bruxelles, 5 mai 1903, Pas., 1903, III, 299; Bruxelles, 30 juin 1954, Pas., 1956, II, 6; civ. Tongres, 23 octobre 1964, R. W., 1964-1965, 786 (sol. implicite).

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17. - Nous sommes à présent mieux à même, pensons-nous, d'appré­hender en quoi le jugement attaqué du tribunal de commerce de Bruges du 25 mai 1990 devait encourir la censure de la Cour de cassation.

L'argumentation du juge du fond nous paraît, en définitive, pouvoir tenir en quatre points :

1 o de prime abord, le créancier poursuivant ne subit pas de préjudice découlant de la vente incriminée (au sens défini supra, nos 5 et suiv.) car le montant des créances hypothécaires grevant le bien vendu absorbe le prix de vente ; le créancier est donc sans intérêt à agir ;

2° il s'avère cependant que le prix a été sous-estimé par rapport à la valeur réelle- selon une évaluation du receveur de l'enregistrement- de sorte que le créancier pourrait espérer recouvrer partiellement sa créance à concurrence de ce supplément de valeur, excédant le montant des créances hypothécaires (sous réserve d'un reliquat d'environ 75.000 francs leur res­tant dû par rapport au prix de vente) ;

3° il en résulte que le créancier a un intérêt à agir à concurrence de la différence entre valeur réelle et valeur conventionnelle ; tel est bien le pré­judice qu'a pu causer au créancier la vente incriminée;

4° il y a donc lieu de limiter l'exercice des droits du créancier au mon­tant dudit préjudice découlant de la vente frauduleuse, soit 385.000 francs.

Raisonnement imparable, pourrait-on penser de prime abord, vu les cir­constances de l'espèce.

La critique majeure qu'encourt cependant une telle analyse est qu'elle méconnaît l'effet de principe qui s'attache à l'action paulienne déclarée fon­dée, à savoir l'inopposabilité pour le tout de l'acte frauduleux incriminé (voy. supra, n°8 13 et 16).

Comme le relève la Cour de cassation dans l'arrêt annoté, si la vente est inopposable au créancier agissant, il peut considérer que le contrat (66) de vente est non avenu et procéder à l'exécution du bien vendu.

Le dispositif du jugement attaqué avait d'ailleurs déclaré la vente de l'im­meuble inopposable au demandeur à l'action paulienne.

Si la vente en tant que telle est censée n'avoir jamais existé poilrle créancier demandeur, comment pourrait-on encore faire état à son égard du prix de vente stipulé pour en inférer une sous-estimation de la valeur réelle du bien vendu et, sur cette base, limiter ses possibilités de recouvrement à due concurrence ?

Lorsque la vente lui est déclarée inopposable, le créancier est au contraire en droit d'agir comme il l'aurait fait à l'égard de son débiteur eri l'absence de vente, à savoir faire saisir l'immeuble pour se payer sur le pro­duit de la vente forcée, après désintéressement des créanciers hypothécaires inscrits sans fraude sur le bien.

(66) C'est nous qui soulignons.

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Il ne pouvait donc être question de limiter d'une façon quelconque les droits de réalisation du créancier autrement que par référence au montant impayé de sa créance, cause de l'action paulienne.

On ne saurait d'ailleurs exclure, au bénéfice du créancier agissant, l'ob­tention en vente publique d'un prix supérieur au montant de la valeur réelle, évaluée par le receveur de l'enregistrement, spécialement dans l'hy­pothèse d'une amélioration sensible du marché immobilier survenant dans l'intervalle (67) (68).

C'est en ce sens, nous paraît-il, que le jugement attaqué avait limité illé­galement, au regard de l'article 1167 du Code civil, les possibilités d'exécu­tion du demandeur sur l'immeuble vendu.

18. - Avant de déclarer fondé le moyen tiré d'une violation de l'ar­ticle 1167 du Code civil pour les motifs qui précèdent, l'arrêt annoté pose au préalable le principe suivant lequel l'action paulienne ne peut constituer une source de profits pour le créancier agissant, par laquelle sa position deviendrait plus avantageuse qu'elle ne l'était si l'acte n'avait pas été accompli par le débiteur.

Il en résulte notamment, poursuit la Cour, que si le bien immeuble était grevé d'hypothèques lors de la vente incriminée, le créancier poursuivant, non privilégié, ne peut prétendre lors de l'exécution du bien vendu qu'à la différence entre le produit de la vente forcée et le montant des créances hypothécaires.

On ne peut que souscrire à cette dernière analyse tant il est vrai que le créancier demandeur à l'action paulienne ne saurait prétendre faire fi des droits réels d'hypothèque sur l'immeuble objet de son action, dès lors que ces droits ont été constitués par le débiteur, dans le respect des formalités de la loi hypothécaire conditionnant leur opposabilité aux tiers et hors de toute fraude aux droits de ses créanciers (69).

Il nous paraît cependant intéressant de s'attarder quelque peu, dans la section suivante de cette note, sur le principe ainsi posé par la Cour de cas­sation afin d'en cerner les origines, le fondement et la raison d'être pour les besoins de la censure du jugement attaqué.

(67) Voy. civ. Mons, 21 mars 1914, P.P., 1914, 924 pour un cas d'action paulienne dirigée contre une vente d'immeuble hypothéqué, où le tribunal ordonne une expertise pour établir si le prix de l'immeuble en vente publique serait sensiblement supérieur aux charges le grevant, af'm de se prononcer sur le préjudice découlant de la vente attaquée.

(68) En l'espèce, plus de sept ans se sont écoulés entre l'évaluation fiscale et le juge­ment attaqué.

(69) On sait qu'il pourrait en être autrement pour les hypothèques constituées après la vente, par le tiers acquéreur au profit d'un créancier hypothécaire de mauvaise foi : voy. DE PAGE, t. III, n° 242; voy. aussi supra, n° 12 et la note 50.

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V. - LES LIMITES AU RECOUVREMENT DES DROITS DU CRÉANCIER

AGISSANT PAR VOIE D'ACTION PAULIENNE.

19. - On a vu à la section précédente (spécialement au n° 13) que la limite fondamentale au recouvrement des droits du créancier poursuivant tient naturellement au montant de son préjudice - qui constitue la mesure de son intérêt à l'action paulienne-, c'est-à-dire en règle le montant de sa créance rendu irrécouvrable par l'acte incriminé.

Le créancier qui triomphe dans l'action paulienne ne pourra donc se payer sur le produit de la réalisation forcée du bien, dont l'aliénation lui est inopposable pour le tout, qu'à concurrence de son préjudice, mais rien de plus.

Comme l'indique Demolombe, si le créancier ne doit pas perdre, il ne doit pas non plus gagner. Que la fraude de son débiteur et du tiers qui en est com­plice, ne lui nuise en rien, cela est juste. Mais ce qui serait injuste, c'est qu'elle lui profitât (70).

C'est ainsi que la doctrine civiliste a admis très tôt, suivant en cela la tradition issue du droit romain (71), que lorsque le tiers acquéreur de mau­vaise foi a payé au débiteur le prix de son acquisition et que ce prix se retrouve dans le patrimoine de son débiteur, le créancier demandeur à l'ac­tion paulienne devait être tenu de restituer ce prix à l'acquéreur (72).

Certes l'acquéreur peut être fondé, spécialement dans une vente, à se retourner contre son cocontractant, le débiteur fraudator, en garantie d'éviction du chef de l'inopposabilité de l'aliénation au créancier poursui­vant. Mais il reste que si le créancier a tiré profit de la contrepartie payée par l'acquéreur, il ne saurait prétendre cumuler celle-ci avec le produit de la réalisation forcée du bien vendu car son action a pour mesure et pour limite le dommage causé par la fraude (73).

Faut-il à cet égard que la contrepartie payée par le tiers ait profité per­sonnellement et directement au créancier demandeur ou suffit-il que cette contrepartie ait avantagé globalement le patrimoine du débiteur dans la mesure, par exemple, du paiement, par le tiers, de créanciers du débiteur autres que le poursuivant~

Dans ce dernier cas, le créancier demandeur à l'action paulienne profite sans doute indirectement de la diminution du passif de son débiteur. Mais en quoi cela constituerait-il nécessairement (74) un avantage pour notre créancier puisque les autres créanciers, bénéficiaires directs de la contrepar­tie payée par le tiers, restent étrangers au bénéfice de l'action paulienne-

(70) DEMOLOMBE, Traité des contrats, t. Il, no 250. (71) Digeste, Quae infraudem creditorum, lois 7 et 8; voy. DEMOLOMBE, op. cit., no 256. (72) DEMOLOMBE, op. cit., n° 256. LAURENT, t. XVI, n° 493; contra LAROMBIÈRE,

t. re·, art. 1167, p. 765, n° 58. (73) DEMOLOMBE, op. cit., no 256 in fine. (74) Sauf dans l'hypothèse où la créance du demandeur à l'action paulienne ne saurait

être payée que partiellement sur le bien faisant l'objet de l'acte incriminé, de sorte que le créancier pourrait, pour le solde impayé de sa créance, profiter du paiement intervenu en faveur d'autres créanciers du débiteur, par la réduction des créances en concours.

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sauf pour eux à se joindre à l'action - de sorte qu'en toute hypothèse, le créancier échappe à tout concours sur le bien aliéné frauduleusement 1 Nous croyons donc que le créancier agissant par voie d'action paulienne ne peut être tenu de prendre en compte la contrepartie versée par le tiers au fraudator ou aux créanciers de celui-ci que dans la mesure où ce créancier a profité directement et personnellement de ladite contrepartie (75). A défaut, il n'y a pas en effet d'enrichissement du créancier poursuivant.

Autre chose serait l'hypothèse d'un paiement par le tiers acquéreur de créanciers hypothécaires sur l'immeuble faisant l'objet de l'action du créan­cier poursuivant puisqu'en pareil cas, le désintéressement de ces créanciers profitera directement au demandeur à l'action paulienne qui pourra réaliser le bien libéré de toutes charges réelles.

Dans le cas d'espèce à l'origine de l'arrêt annoté, il semble que les créan­ciers hypothécaires aient été désintéressés à l'aide du prix de vente, le reli­quat de leurs créances (soit un peu moins de 75.000 francs) ayant été acquitté par la voie d'une<< soulte>> payée par le vendeur de l'immeuble du notaire instrumentant (76).

Les principes qui précèdent auraient donc pu trouver à s'appliquer ici. La question de l'indemnisation du tiers acquéreur ne paraît cependant pas avoir été soulevée par les parties et ne se retrouve en tout cas pas dans la motivation du jugement attaqué qui restait en toute hypothèse critiquable au regard des principes rappelés plus haut (cf. supra, n° 17.

(75) En ce sens DEMOGUE, t. VII, no 1105; contra DEMOLOMBE, op. cit., n° 256 qui estime qu'il suffit que le patrimoine du débiteur en ait profité. Mais cette règle, issue du droit romain, était logique dans un système de liquidation collective du patrimoine du débiteur, où le créancier agissant par voie d'action paulienne représentait l'ensemble des créanciers du débiteur au profit desquels s'exerçait l'action (voy. à cet égard LAURENT, t. XVI, n° 443 qui, défendant l'effet collectif de l'action paulienne, soutient de manière cohérente que les créanciers sont tenus à indemniser le tiers dès que la contrepartie payée a profité au patrimoine du débiteur) ; comp. AuBRY et RAu, t. IV, § 313, p. 235 qui esti­ment qu'il devrait être tenu compte du paiement par le tiers de créanciers du débiteur dans la mesure de l'avantage qui en serait résulté pour les créanciers non payés (sous­entendu agissant par voie d'action paulienne); dans le même sens E. Drnrx:, note sous cass., 15 mai 1992, R. W., 1992-1993, p. 332.

(76) La note de M. l'avocat général D'Hoore sous l'arrêt annoté (Arr. Cass., 1991-1992, p. 876; Pas., 1991-1992, p. 815) fait état de ce que les créances hypothécaires gre­vant l'immeuble vendu ont été payées par l'acheteur et que ce paiement ne pouvait dès lors être remis en question par le créancier poursuivant. Le sommaire publié à la Pasicri­sie (op. cit., p. 813 et la note 1) met également l'accent sur le paiement des créances hypo­thécaires suite à la vente de l'immeuble. Le jugement attaqué s'est toutefois borné à rele­ver le paiement par le vendeur d'une << opleg hypothecaire kredieten en kostenprovisie han­dlichting >>d'un montant de 108.479 francs, d'où l'on peut en effet déduire le paiement des créances hypothécaires, sans qu'il soit par ailleurs question de l'incidence de ce paiement sur l'action paulienne.

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20. - L'action paulienne ne peut ainsi être la source d'un profit pour le créancier poursuivant (77), en lui faisant une situation meilleure que celle qu'il aurait eue si l'acte frauduleux n'avait pas été commis (78).

Comme l'a relevé, en des termes excellents, la Cour d'appel de Pau dans un ancien arrêt du 2 avril 1879 (79), les créanciers ne peuvent obtenir, par suite de l'annulation des actes frauduleux de leur débiteur, un double gage, par exemple la chose et le prix en cas de vente, ou les deux objets échangés en cas d'échange ; .. . qu'il suit de là que l'acheteur, en cas de vente annulée sur la demande des créanciers du vendeur, et le coéchangiste ... reprennent, s'ils le retrouvent, soit le prix de la vente, soit l'objet donné en contre-échange, à moins que des tiers, ignorant la fraude ... n'aient par des mesures d'exécution légitimes ou des contrats réguliers, acquis des droits sur lesdits prix et objet (80).

Comme indiqué plus haut, il y a également lieu de tenir compte du paie­ment par le tiers acquéreur de créances hypothécaires grevant l'immeuble aliéné frauduleusement (81).

Dès lors, chaque fois que le tiers acquéreur a fourni une contre-prestation (prix de vente, immeuble échangé, paiement de créanciers préférentiels sur le bien visé par l'action paulienne, impenses nécessaires ou utiles [82]) dont le créancier poursuivant tire bénéfice, il y a lieu de la prendre en compte pour la détermination des droits du créancier poursuivant sur le bien. Cela se traduira concrètement :

(77) PLANIOL et RIPERT, t. VII, n° 962, p. 266. (78) Note anonyme sous Pau, 2 avril 1879, D., 1881, 2, 73, formulant pour la première

fois, à notre connaissance, le principe cité au texte; BAUDRY-LACANTINERIE et BARDE, op. cit., no• 709 et 720 ; DEMOGUE, t. VII, n° 1105 ; civ. Béziers, 11 janvier 1900, G.P., 1900, 214 et la note (II), anonyme elle aussi; Jur. class. civil, op. cit., n° 134; Encycl. Dalloz, op. cit., no 92 in fine.

(79) Pau, 2 avril 1879, D., 1881, 2, 73, et la très complète note anonyme sur notre question; S., 1882, II, note LABBÉ. Il s'agissait d'un échange d'immeuble entrê un père et so~ fils en fraude des droits des créanciers du père. Le fils coéchangiste a été admis par la Cour de Pau à reprendre l'immeuble donné en contre-échange à son père, sauf à respecter les droits acquis de bonne foi par des tiers sur cet immeuble. En l'espèce, un tiers avait acquis du père l'immeuble en question à la suite d'une adjudication sur saisie, mais en ayant connaissance de l'intentement de l'action paulienne par les créanciers du père. Cette sous-acquisition ne put dès lors être opposée au fils coéchangiste défendeur à l'action paulienne, agissant en vue de reprendre l'immeuble donné initialement à son père (voy. aussi la note suivante).

(80) Est ici réservée la question d'un recours éventuel du tiers acquéreur, défendeur à l'action paulienne, contre un sous-acquéreur du débiteur fraudator quant à la chose déli­vrée par le tiers complice (cas d'un échange d'immeubles par exemple). Si le débiteur a aliéné ou hypothéqué l'immeuble donné en échange par le coéchangiste complice, celui-ci, suite à son éviction par le créancier, n'aura de recours sur ce bien qu'en cas de mauvaise foi du sous-acquéreur (cf. Pau, 2 avril 1879 précité, D., 1881, 2, 73 et la note anonyme, p. 75). La solution peut découler, selon nous, des règles usuelles en matière de transfert de propriété d'une chose, mobilière ou immobilière, au profit d'un possesseur de bonne foi (cf. l'article 1141 c.e. par exemple).

(81) Civ. Béziers, 11 janvier 1900, G.P., 1900, 214 et la note. (82) Voy. BAUDRY-LACANTINERIE et BARDE, op. cit., n° 723 à propos du prélèvement

sur le prix de la vente forcée d'un montant égal à celui des impenses nécessaires ou utiles exposées par le tiers acquéreur sur la chose dont il est évincé.

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- soit par le maintien du statu quo et le rejet de l'inopposabilité de l'acte incriminé, si l'avantage retiré de l'acte par le demandeur est équiva­lent au préjudice qu'il lui causerait ;

- soit, si l'avantage est inférieur au préjudice causé, par le prélèvement sur le prix de la vente forcée du bien obtenue par le créancier poursuivant, d'une somme égale à la contre-prestation du tiers acquéreur, en faveur de celui-ci (83).

Mais si l'acte frauduleux est déclaré inopposable au créancier, il doit l'être pour le tout nonobstant la créance éventuelle du tiers acquéreur du chef de la prestation fournie au débiteur (84).

21. - En décidant, par l'arrêt annoté, que l'action paulienne ne peut constituer une source de profits pour le créancier agissant, par laquelle sa position deviendrait plus avantageuse qu'elle ne l'était si l'acte attaqué n'avait pas été accompli par le débiteur, la Cour de cassation a ainsi consacré le principe dégagé en France par la doctrine et la jurisprudence évoquées ci-dessus.

De ce fait, le créancier poursuivant ne saurait méconnaître les droits réels d'hypothèque grevant d'ores et déjà l'immeuble lors de l'aliénation fraudu­leuse puisqu'il aurait dû les respecter en tout état de cause. Il ne pouvait davantage exercer ses droits sur le bien sans tenir compte, par exemple, du prix payé par le tiers acquéreur, s'il se retrouve encore dans le patrimoine du débiteur, ou du paiement éventuel des créances hypothécaires par l'ac­quéreur, dès lors qu'il en tire avantage.

Comme l'indique l'avocat général D'Hoore dans sa note sous l'arrêt com­menté, l'action paulienne ne va pas au-delà de ce qui est nécessaire pour faire cesser le dommage subi par le créancier dans son droit de poursuite (85).

A notre avis, le principe discuté ne saurait être analysé comme une appli­cation particulière de la théorie de l'enrichissement sans cause (86) mais plutôt comme une conséquence du fondement même de l'action paulienne, à savoir le droit commun de la responsabilité aquilienne établi par l'ar­ticle 1382 du Code civil (voy. supra, n° 4).

C'est parce que l'action paulienne a uniquement pour objet la réparation du préjudice causé au créancier demandeur qu'elle ne peut avoir pour résul-

(83) Sur cette solution, voy. PLANIOL et RIPERT, t. VII, n° 962, p. 266. (84) Gand, 8 mai 1917, Pas., 1917, II, 20. (85) Pas., 1991-1992, p. 815. (86) Certains auteurs semblent se référer en effet, à tout le moins implicitement, à la

théorie de l'enrichissement sans cause : voy. DEMOGUE, op. cit., no 1105; Pand. B., V0

Action paulienne, no 142 ; note anonyme sous civ. Béziers, 11 janvier 1900, G.P., 1900, p. 216; voy. aussi l'analyse de M. DmiX dans sa note sous l'arrêté commenté, R. W., 1992-1993, p. 332, où l'auteur rejette pour sa part cette analyse au motif que, dans l'hy­pothèse d'un paiement du prix par le tiers acquéreur, ce paiement ne produit en principe aucun enrichissement personnel du créancier demandeur (sur ce point, voy. supra, no 19); en outre, selon M. Dirix, l'appauvrissement du tiers est causé par sa complicité illicite avec le fraudator, de sorte que les conditions d'application de l'action de in rem verso ne sont pas remplies (sur ces conditions, voy. not. DE PAGE, t. III, nos 26 et suiv., spéciale­ment nos 35 et suiv.).

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tat de placer ce créancier dans une situation plus avantageuse que celle qu'il aurait eue, si l'acte frauduleux n'avait pas été commis (87).

Il s'agit là en effet de l'application des règles communément admises en matière de réparation du dommage en vertu desquelles la victime doit être replacée dans le même état que celui où elle se serait trouvée si l'acte 'illicite n'avait pas été commis (88), mais pas au-delà (89).

C'est donc dans ce contexte, et avec les implications décrites plus haut, qu'il convient, selon nous, de comprendre l'attendu de principe posé par l'arrêt annoté selon lequel l'action paulienne ne peut constituer une source de profits pour le créancier agissant.

22. - Cela étant, comment justifier cet attendu dans la motivation générale de l'arrêt de la Cour concluant à la violation de l'article 1167 par le jugement attaqué ~

Il nous semble qu'une explication- a contrario- pourrait être en tout cas qu'en limitant les possibilités d'exécution du créancier sur l'immeuble vendu frauduleusement, de manière inconciliable avec l'inopposabilité totale de ladite vente (90), le juge du fond aboutissait à placer le créancier dans une position moins avantageuse qu'elle ne l'était si la vente incriminée n'avait pas été accomplie par le débiteur. Le demandeur à l'action pau­lienne ne pouvait plus, à suivre le jugement attaqué, procéder librement à la vente forcée du bien pour se payer sur le produit, après apurement des créances hypothécaires, comme il aurait pu le faire en principe. Il ne pou­vait exercer ses droits au recouvrement qu'à concurrence d'un montant for­faitaire de 385.000 francs, soit l'évaluation de la sous-estimation fraudu­leuse du prix de vente en l'espèce.

C'était là méconnaître le principe de la réparation intégrale du préjudice causé au créancier par l'acte frauduleux, qui constitue l'objet essentiel de l'action paulienne.

VI. - CONCLUSIONS.

Au terme de cette étude, nous croyons pouvoir nous résumer comme suit :

(87) Civ. Béziers, ll janvier 1900, G.P., 1900, p. 215; note anonyme sous Pau, 2 avril 1879, D., 1881, 2, p. 73; note LABBÉ sous la même décision, S., 1882, Il, 145; PLANIOL et RIPERT, t. VII, n° 962, p. 266; Jur. cl., op. cit., n° 134.

(88) Cass., 21 février 1984, Pas., 1984, I, 716; DE PAGE, t. Il, n° 1023; DALCQ, Traité de la responsabilité, t. II (Novelles, Dr. civil, t. V, 2), no• 4138 et 4139 et les références citées; DALCQ et GLANSDORFF, <<Examen de jurispr. sur la responsabilité>>, R.C.J.B., 1988, p. 486, n° 168.

(89) DALCQ, Traité, t. Il, no 4140; DALCQ et GLANSDORFF, <<Examens de jurispr. sur la responsabilité>>, R.C.J.B., 1981, p. 166, no 159; R.C.J.B., 1988, p. 487, n° 168; pour une application de ce principe, voy. cass., 17 mai 1978, Pas., 1978, I, 1063 ; cass., 24 décembre 1980, Pas., 1981, I, 462.

(90) Sur cette analyse, voy. supra, n° 17.

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1 o l'action paulienne a pour fondement la responsabilité quasi-délictuelle du droit commun; elle a essentiellement pour objet la réparation en nature du préjudice subi par le créancier demandeur ;

2° ce préjudice n'est pas nécessairement subordonné à l'insolvabilité du débiteur; il existe dès que le créancier n'est plus en mesure pratiquement de recouvrer l'intégralité de sa créance en raison de l'accomplissement de l'acte frauduleux incriminé;

3° en pareil cas, l'acte frauduleux doit être déclaré inopposable pour le tout au créancier demandeur, étant entendu que le créancier ne peut procé­der ensuite à l'exécution du bien en cause que dans la mesure de son préju­dice;

4° puisque l'action paulienne a pour objet essentiel la réparation du pré­judice du créancier demandeur, elle ne peut constituer une source de profits pour celui-ci, en le mettant dans une position meilleure que celle où il se serait trouvé si l'acte frauduleux n'avait pas été accompli par le débiteur;

5° en conséquence, le créancier demandeur devra tenir compte des contre-prestations payées par le tiers complice (91) au débiteur, dès lors qu'il en a tiré avantage et dans la mesure de celui-ci; inversement, le créan­cier ne saurait voir ses droits de recouvrement limités, directement ou indi­rectement, par l'acte incriminé- qui lui est inopposable-, à peine de le placer dans une situation moins avantageuse que celle qui était la sienne avant ledit acte.

C'est pour n'avoir pas respecté cette dernière conséquence du caractère indemnitaire de l'action paulienne que le jugement entrepris a été cassé par l'arrêt annoté.

Il reste qu'on peut se demander si le principe ainsi consacré par la Cour de cassation, selon lequel l'action paulienne ne peut constituer une source de profit pour le créancier demandeur, n'est pas dans une certaine mesure contredit par l'effet relatif de l'action paulienne qui aboutit à faire échap­per le demandeur à tout concours tant avec les autres créanciers du débi­teur qu'avec ceux du tiers complice, sous réserve des titulaires de droits réels sur le bien visé par l'actio pauliana.

De la sorte, le créancier demandeur (et ceux se joignant à lui) se trouvera en effet dans une situation plus avantageuse que celle où il se serait trouvé si l'acte frauduleux n'avait pas été accompli puisqu'en pareil cas il aurait dû, ou à tout le moins pu, subir un concours sur le bien en cause et, par­tant, obtenir un recouvrement plus limité de sa créance.

Nous ne plaidons pas au demeurant pour le retour à la tradition romaine d'une action paulienne à vocation collective, exercée dans l'intérêt de l'en­semble des créanciers du fraudator mais on ne pouvait passer sous silence

(91) Il en va a fortiori ainsi si le tiers acquéreur est de bonne foi dans le cadre d'un acte à titre gratuit (voy. la note suivante).

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ce qui peut apparaître comme l'un des paradoxes majeurs de l'action pau­lienne (92).

DIEGO DEVOS,

AssiSTANT À L'UNIVERSITÉ LIBRE

DE BRUXELLES.

(92) Un autre important paradoxe tient à l'application des principes que nous décri­vons à l'encontre d'un tiers acquéreur de bonnefoi dans les actes frauduleux à titre gratuit. En pareil cas, on ne saurait s'appuyer sur le fondement quasi délictuel de l'action pau­lienne puisqu'on voit mal quelle faute au sens de l'article 1382 c.e. pourrait être imputée au tiers dans cette hypothèse. Il n'empêche que l'action paulienne aboutira néanmoins à l'égard du tiers de bonne foi, sacrifié sur l'autel de la balance des intérêts en présence (sur cette solution, voy. DE PAGE, t. III, n° 238). Comme l'indique De Page, le régime du tiers acquéreur de bonne foi à titre gratuit n'est pas seulement en opposition avec le fondement quasi délictuel de l'action paulienne, mais plus généralement avec tous les principes qui gouvernent cette action (t. Ill, n° 252, B), et ce eu égard à des considéra­tions d'équité à défaut desquelles le tiers de bonne foi aurait dû rester en dehors du champ d'application de l'article 1167 du Code civil.

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