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PLATON ET LE RELATIVISME Du relativisme à la · PDF fileL'enseignement philosophique – 59e année – Numéro 4 PLATON ET LE RELATIVISME Du relativisme à la relation Jacques NADAL

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L'enseignement philosophique – 59e année – Numéro 4

PLATON ET LE RELATIVISME

Du relativisme à la relation

Jacques NADALHon. Lycée La Bruyère, Versailles

1. ÉQUIVOQUE DE LA MAÏEUTIQUE

Ce n‘est pas d’aujourd’hui que le relativisme a mauvaise presse. On n’a peut-être pas suffisamment remarqué que c’est dans le même dialogue que Platon exposela maïeutique de son maître et le relativisme héraclitéen prêté au sophiste Protagoras.Or, dans les deux cas, il s’agit de répondre à la question posée à Théétète : « Que tesemble être la science ? » (ti soi dokei einai épistèmè). « La » science, et non lessciences, puisque l’exercice auquel le jeune élève du mathématicien Théodore s’estlivré, comme galop d’essai, sur les irrationnelles, a clairement établi la possibilité de« comprendre la pluralité (des puissances) sous l’unité d’une forme et d’unedéfinition » (eni eidei, eni logô). Suit, de manière apparemment abrupte, le long expo-sé socratique sur la maïeutique. Théétète, mis en quelque sorte en demeure de « pen-ser par lui-même », va, comme on sait, se « ressouvenir », non de la marque impriméeen lui par le dieu, mais des diverses variantes des leçons de Protagoras. C’est qu’il nes’agit plus, comme dans le Ménon, d’un esprit encore à l’état de nature, bien quesachant le grec, mais d’un étudiant de mathématiques instruit, compétent en samatière, ce qui ne le prémunit pas, bien sûr, contre la mauvaise philosophie.

En fait, comme le cadre du questionnement le précise (eni eidei, eni logô), Pla-ton dispose dans ce dialogue du concept de forme et ce qu’il recherche en communavec Théétète (« que t’en semble-t-il ? ») n’est équivoque que pour nous. En effet, la« spontanéité » de la réponse n’a pas le même sens pour l’élève et pour le Socrate dePlaton. Celui-ci pense à la « forme » de la science, présente en notre intellect et qu’ils’agit seulement d’élaborer dans le logos, tandis que celui-là s’efforce de reconstruire,de la manière la plus fidèle et la plus cohérente possible, la leçon de son maître, c’est-à-dire le relativisme sensualiste et mobiliste prêté par Platon à Protagoras.

On observera, toutefois, l’étrange spontanéité de la réponse de Théétète. Sur-prenant, en effet, pour un étudiant en mathématiques, de circonscrire le champ del’épistèmé d’une façon aussi abrupte : rien d’autre que sensation (ouk allo ti). Sansdoute fait-il (spontanément, ou est-ce une effet du choc produit par Socrate-la-

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torpille ?) la différence entre sa compétence technique en mathématiques et une ques-tion qu’il situe au niveau du sens commun. Savoir qu’il fait beau, c’est apercevoir unciel sans nuage, etc. Et notons que ce n’est pas sur cette caractérisation immédiate dusavoir que Socrate va faire porter l’examen. Une fois encore, soulignons comment, parquelle démarche culturelle, procède la mise au monde d’une définition bien consti-tuée. Il ne s’agit pas d’un processus naturel, mais d’un accouchement artificiel, latechnique employée étant ici la subsomption d’une notion de sens commun (la sensa-tion) sous un concept très élaboré, la pensée de Protagoras, comme si seule la média-tion culturelle pouvait déclencher la réflexion, c’est-à-dire la dialectique. Socrate féli-cite d’ailleurs Théétète de la rencontre entre sa définition et la doctrine de Protago-ras, faute de quoi cette définition risquerait fort, en raison sans doute de sa banalité,de n’être qu’« une méchante formule » (phaulon logon).

Il est donc clair, désormais, que la réflexion proprement philosophique, laseule que Platon, par le truchement de Socrate, juge digne d’attention et de discus-sion, n’opère pas au niveau de simples notions puisées telles quelles dans le langageordinaire, mais ne peut se déployer dans toute sa puissance et vérité qu’à l’intérieurd’un code, celui qu’élaborent des penseurs dans une systématisation doctrinale à por-tée universelle. C’est ainsi, une fois « étiquetée » par Socrate, que la réponse de Théé-tète peut devenir une thèse, et donc entrer dans le corpus philosophique, être digned’un examen approfondi et, éventuellement, d’une réfutation.

2. INCOHÉRENCE DU RELATIVISME

Bien que le fait soit douteux, compte tenu des dates, Diogène Laërte soutientque :

« Protagoras fut le disciple assidu de Démocrite ».

Or, d’après le médecin Sextus (Adv. math. VII, 138) :

« Dans les Canons, [Démocrite] dit qu’il y a deux sortes de connaissance, l’une à l’ai-de des sens et l’autre à l’aide de l’intellect. Parmi celles-ci, il appelle celle à l’aide del’intellect « légitime », attestant sa fiabilité pour juger de la vérité, et celle à l’aide dessens, il la nomme « bâtarde », lui refusant l’infaillibilité dans le discernement de ce quiest vrai. » (Les philosophes présocratiques, Éd. Univ. de Fribourg, Cerf, 1995,p. 443)

En d’autres termes, le disciple n’aurait conservé de l’atomisme intellectualistedu maître que le rejet de l’objectivité du sensible.

Or la question est moins simple, car Protagoras ne soutient pas que les senstrompent parfois et même souvent (position du sens commun) ou toujours (thèsesceptique), mais, à l’opposé, que « telle chaque chose m’apparaît, telle elle est pourmoi ; telle elle t’apparaît, telle elle est pour toi. » Et Platon de préciser :

« Mesure de tout est l’homme, dis-tu, Protagoras, que les choses soient blanches,lourdes, légères, rien de tel ne fait exception. Car c’est en lui qu’il en possède le critère(to kritèrion) ; les jugeant telles qu’il les ressent, il les pense vraies et réelles pour lui. »(Théét., 178b)

Il est temps de formuler quelques observations avant de poursuivre. Le relati-visme n’est pas, comme on l’entend trop souvent dire, une position « molle » ou« vague ». C’est une thèse dure et radicale qui, loin d’écarter les concepts de vérité etde réalité, les maintient pour les subvertir en les poussant à l’extrême. En effet, si lacondition préalable de tout savoir est l’apparaître de ce dont il s’agit, la saisie par lessens de ce qui est (qualité de ce qui est coloré, lourd, léger…), s’il n’y a de savoir que

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d’un donné affectant celui à qui il se donne, c’est bien en celui-ci, c’est-à-dire en cha-cun de nous et nulle part ailleurs, que se trouve la source ultime du jugement. Platonle dit bien : je pense ou je juge comme je sens ; en moi est le critère, c’est-à-dire labase du discernement.

Cette thèse, Hegel lui a donné le nom de « certitude sensible », dont la dialec-tique « n’est que l’histoire simple de son mouvement ou de son expérience ». Or lesadeptes de la pure immédiateté « parlent de l’existence d’objets extérieurs, qui peu-vent se trouver déterminés de façon plus précise encore comme choses effectives,absolument singulières, totalement personnelles, individuelles, dont aucune n’a plusson absolument pareille ; cet existant aurait certitude et vérité absolue. ». Max Stirner,retrouvant au plus près l’inspiration protagorasienne, en conclut, dans l’Unique et sapropriété :

« ce n’est pas l’Homme qui est la mesure de tout, mais Je suis cette mesure. », conclu-sion somme toute assez conforme à l’interprétation de Platon.

Le relativisme prétend rapporter l’objet au sujet et situer le critère du vrai àl’intérieur de cette relation. Or, chacun procédant de même, le savoir humain estconstitué d’une infinité de vérités qui s’entrecroisent sans se heurter. L’erreur y estremplacée par la différence. La logique du vrai et du faux s’efface devant la dialec-tique du même et de l’autre, ou plutôt du semblable et du différent. Le radicalismerelativiste se révèle, en effet, un obstacle à la comparaison réglée, car comparer sup-pose la disposition d’un critère acceptable en vue de réaliser accord ou désaccord.Mais si le Je de chacun est critère, cet accord ne deviendra possible que sous l’effet del’intérêt, de l’influence ou de l’intimidation. Le champ du savoir se transformera enchamp de lutte pour la reconnaissance. Il n’y aura plus qu’un « devenir vrai » ; quant àl’erreur, elle sera cataloguée parole mauvaise, maudite, et punie par la loi pour avoirtransgressé le consensus.

Il y a donc une incohérence du relativisme, car l’enfermement du savoir dansle Je ne permet d’effectuer ni une relation effective à la chose ni un rapport authen-tique aux autres. Le relativisme radical est un absolutisme radical. En conséquence, leJe ne peut servir de Mesure.

3. LA FORME PLATONICIENNE EST-ELLE UNE VRAIE RELATION ?

Pour Platon, le relativisme est un dérivé du mobilisme. C’est à Héraclite, non àDémocrite que se rattache la doctrine de Protagoras. Mais la doctrine platoniciennerend-elle justice à la double relation indispensable à la constitution du savoir : rela-tion aux autres sujets et rapport objectif aux choses ?

Jusque dans ses derniers dialogues, Platon s’est efforcé d’enrichir les Formestout en conservant leur rigueur. En simplifiant, nous dirions que le mouvement depensée qui l’avait mené de la définition socratique à l’Idée ou Forme une, unique etimmuable, s’infléchit en direction de Genres susceptibles de s’ouvrir à des espèces etde connaître de multiples participations externes et internes, et semble trouver, fina-lement, un aboutissement dans la notion de Mesure, bouclant la boucle de la réfuta-tion de Protagoras.

Le rôle joué par la négation dans la relation de contrariété comme dans cellede différence est fondamental pour la compréhension du passage du relatif à la rela-tion. Comme Platon en prend conscience, d’un dialogue à l’autre, le savoir ne peutpas consister, dans la seule Forme ou Idée, car il répugne à l’en-soi de la Forme iden-tique à soi ; il relie en identifiant (le même), en différenciant (l’autre comme négation

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simple : pas le même), en contrariant (pas clair : confus ou sombre), en contredisant(pas vrai : faux), etc. Mais la relation ne se réduit pas à la négation ; ou plutôt, celle-cirevêt des figures variées telles que division arborescente, hiérarchisation,égalité/inégalité, ou même simple ressemblance, sans oublier la causalité. « En touteschoses, rappelle l’Étranger du Politique, nous avons distingué deux grands arts : l’artd’assembler et l’art de séparer. » Pour exprimer l’idée de relation, Platon dit :symplokè, de symplékein, entrelacer. Comme le tissage entrelace trame et chaîne, ainsidevra faire le Basileus avec les composantes du peuple pour que naisse l’État. Et noussommes de retour au Théétète, c’est-à-dire à la Mesure. Si le relatif protagorasiens’enfermait dans l’absolu sensible du Je, c’est-à-dire se condamnait à l’impossibilitéabsolue de toute relation, la réalité de la relation suppose que celle-ci se soumette àune mesure non arbitraire.

La recherche d’un critère objectif n’est certes pas nouvelle, puisqu’elle consti-tue déjà le soubassement de la démarche du Phédon. Socrate, après y avoir exposé ànouveaux frais la doctrine des formes et de la participation (100 b-101 c), laconfronte à la thèse de l’engendrement mutuel des contraires. Prenant l’exemple dece que nous nommerions une relation d’ordre (non réflexive, antisymétrique et transi-tive), il s’interroge sur : « Phédon > Simmias > Socrate », par rangs de taille. Et ilconclut que chaque être singulier pourrait donc participer simultanément à deuxformes contraires, s’excluant mutuellement. Or, semble-t-il, cela s’explique seulement« parce que Socrate possède de la petitesse relativement à la grandeur de l’autre »(pros tou ekeinou megethos). Il s’agit bien ici de la catégorie de relation, plus tardnotée « pros ti » par Aristote. Deux thèses paraissent donc s’affronter : ou celle dumutuel engendrement des contraires c’est-à-dire la découverte de la spécificité desrelations d’ordre ; ou celle de l’immuable unité de la forme, « la grandeur en soi neconsentant jamais à être à la fois grande et petite ». Dans le Phédon, Platon s’en tientencore à l’incommunicabilité des Formes, soit directe, s’il s’agit de contraires, soitmême indirecte et dérivée, comme celle de la dyade et de la triade, par le biais desgenres pair et impair.

Or le « dynamisme du négatif » permettant de surmonter cet obstacle, Platon,dans le Politique et le Philèbe, va accomplir un pas décisif pour la réfutation de Prota-goras et l’approfondissement du concept de Mesure, réintroduisant en celui-ci unecertaine sorte de permanence et d’unité.

Si grand et petit peuvent, en effet, être tenus pour de stricts relatifs, sans critè-re de mesure autre que comparatif, il n’en va pas toujours de même. « La longueur etla brièveté, l’excès et le défaut en général ; c’est de tout cela que s’occupe l’art demesurer » (hè métrètikè) Il s’agit alors de rapporter à une norme, de relier à cettenorme ou règle, ce qui, sans devenir pour cela un absolu, n’est plus un simple relatif,car l’ordre auquel l’être est soumis par rapport à d’autres êtres, est apprécié en fonc-tion de cette règle, et non pas hic et nunc. La mesure est, dans ce cas Juste mesure.« Nous voilà, dit l’Étranger, contraints d’admettre pour le grand et le petit, deuxmodes d’être et de juger ; non pas uniquement comme nous disions à l’instant parréciprocité, mais, plutôt, comme nous le disons à présent, d’une part par réciprocité,et d’autre part relativement à la (juste) mesure » (to métrion, et non métron, c’est-à-dire le modéré, le mesuré, et non la mesure).

Encore faut-il interpréter correctement la nature du critère. Le propre de lamesure étant de rapporter les longueurs, masses, températures, etc. à une unité demesure choisie plus ou moins arbitrairement (Fahrenheit ou Celsius, par exemple), lapossibilité de l’erreur, la dualité vrai/faux sont préservées, mais relativement au choix

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de cette unité de mesure. Cette relation interne permet en effet de calculer un rap-port, exact ou seulement approché. Et en ce sens, même si le choix de l’unité ne résul-te pas essentiellement d’une lutte pour la domination – ou la persuasion – mais com-porte des éléments objectifs de sélection, le relativisme n’est pas totalement étrangerà la détermination du rapport final. Simplement, le Sujet n’en est plus sensible et sin-gulier, comme pour Protagoras, mais collectif et rationnel, s’agissant d’une commu-nauté de scientifiques, relevant de telle ou telle culture.

Platon l’entend-il en ce sens? Oui et non. Il admet bien que le domaine destechnai, que nous appellerions aujourd’hui scientifique, relève d’un tel relativisme,mais en exclut tout le champ des valeurs. C’est à propos de questions dépendantd’une appréciation, d’un jugement de valeur, que le calcul se trouve disqualifié auprofit du « métrion ». Prenons la peine de relever les termes qui le précisent : tout cequi appartient au mesuré (c’est-à-dire, répétons-le au modéré, retenu, non excessif), àl’opportun (kairon), au convenable (déon), bref, à « tout ce qui tient le milieu entreles extrêmes. » (Pol. 284 d). Certes, il s’agit bien encore d’une proportion que nouspourrions formuler comme: a/b = b/c, mais ce ne serait qu’une indication, car lestermes n’en sont pas quantifiables.

Dans son De Officiis, Cicéron a longuement traité des divers aspects du problè-me : comment calculer les devoirs ?

« le degré d’urgence des services variera avec les circonstances ; il y a des services quisont dus aux uns plus qu’aux autres ; s’il s’agit de faire une récolte, on aidera un voisinplus volontiers qu’un frère ou un ami ; s’agit-il d’un procès au tribunal, on assumera ladéfense d’un parent ou d’un ami plutôt que celle du voisin. Tout cela est à considérer àpropos de tout devoir pour pouvoir bien calculer nos devoirs et, après addition et sous-traction, voir la somme qui reste. » (L. I, ch. XVIII, § 59).

Et de résumer en une formule sa philosophie de l’honnête homme. Elle consis-te dans le « prépon », c’est-à-dire :

« le respect des convenances et, sorte de parure de la vie, la tempérance, la modéra-tion, l’apaisement des passions, la mesure en tout. » (XXVII, 93)

Est-ce bien cela que Platon a à l’esprit ? Avant de répondre par la négative, leprépon relevant surtout du vocabulaire technique des stoïciens, souvenons-nous queCicéron se réclamait de l’Académie et que l’esprit de Platon, sinon sa lettre, pouvaitl’habiter. Mais il y a un bien meilleur argument montrant que cette notion n’était pasétrangère à l’auteur du grand Hippias.

En quête d’une définition du beau, et après en avoir vainement proposé deuximages à Socrate (l’or, après une belle marmite) Hippias, s’enhardissant et commen-çant à comprendre ce que Socrate attend de lui, répond tout de go :

« nous dirons que ce qui fait la beauté de chaque chose, c’est la convenance (to pré-pon) » (290 d)

Surprenante réponse, si du moins on la replace dans la série déjà amorcéeavec la belle marmite et l’or, et si l’on remarque que, par delà une quatrième réponsetout aussi naïve, Socrate juge finalement qu’elle a été insuffisamment examinée. Labelle marmite n’était qu’un exemple, et on peut commencer par là ; l’or, lui, corres-pond au sentiment populaire. Si l’on veut honorer un dieu et embellir sa statue, il estcoutumier de la recouvrir d’une fine couche d’or. Hippias se tourne ensuite vers ledestinataire : l’homme. Qu’est-ce qu’une belle vie, comme d’aucuns diraient : une vie« réussie » ? Richesse, santé, honneurs pendant la vie et jusqu’aux funérailles ; ainsi serêvait un Grec ! Mais pourquoi revenir au « prepon » ? C’est que la réponse se situait

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bien au niveau conceptuel de la question. À côté de l’immuabilité et de l’éternité exi-gées par Socrate pour ce beau en soi universellement participable, le « prepon » n’estpas entièrement déplacé. En effet, une façon simple de poser le problème est de sedemander ce qui, ajouté, rend la chose belle, ôté, la prive de cette qualité. On jugealors de l’effet produit. La cause peut-être ceci ou cela ; mais la condition est que cela« aille » !

Socrate va abuser Hippias. Car, parti en chasse de l’être du beau, il n’attraperaque la colombe du « paraître ». Cela n’est pas si mal ! Pourtant, maintient Socrate, lebeau ne peut être la convenance, car « celle-ci fait paraître les objets plus beaux qu’ilsne sont et dissimule leur vrai caractère ». À nous de nous interroger : comment celaest-il possible ? Le beau n’est-il pas un pur paraître ? N’est-il pas absurde de l’enfermerdans un en-soi, alors qu’il est pure révélation et pur surgissement ? Platon estconscient de l’antinomie du beau. Il y a loin dit-il entre « ce qui est réellement beauen fait d’institutions et de pratiques et ce qui est considéré comme beau par l’opinionuniverselle de tous les temps. » Notons l’extension accordée au concept ; il ne seréduit pas, loin de là, à son sens esthétique. C’est donc toute la sphère des valeurs quiest concernée, politiques, éthiques, scientifiques, esthétiques.

Pourquoi opposer, comme le fait ici Socrate, réalité et apparence? Nul conflitsi l’apparence s’ajoutait à la réalité. Or elle s’y ajouterait « si la convenance était lebeau en soi, et qu’en outre elle pût conférer aux objets à la fois la réalité et l’apparen-ce de la beauté. » Admettons cela : la convenance ne produit qu’un effet de beauté –ne disons pas une « illusion », car ce serait aller trop loin, selon nous. Mais, à l’oppo-sé, qu’est-ce qui empêche le beau en-soi de produire aussi l’apparence? Si la réaliténe s’ajoute pas nécessairement à l’apparence, pourquoi l’apparence n’accompagnerait-t-elle pas – peut-être même toujours ! – la réalité ?

Le pessimisme de Socrate apparaît là :

« quant à créer à la fois la réalité et l’apparence soit du beau soit de tout autre chose,il n’est pas de cause unique qui puisse à la fois produire ces deux effets. Il faut doncchoisir : est-ce la réalité ou seulement l’apparence du beau que produit laconvenance? »

Si la réponse d’Hippias ne fait pas de doute, quel chemin accomplira Platon !Quelle promotion connaîtra le « prepon » dans les derniers dialogues, car le Politiqueet le Philèbe exposent une véritable théorie de la relation comme proportion et mesu-re.

Commençons par le Politique (283 c, sq.)Le rapport, au départ, n’est pas envisagé du point de vue de la négation

(grand, petit), ni comparativement (plus grand que, plus petit que), mais de celui del’excès et du défaut, c’est-à-dire du prepon. Platon ne se contente pas, comme le fai-sait Protagoras, de ramener la mesure à la pure subjectivité, ce qui prive de tout sensla notion de mesure. Il va nommer le savoir correspondant : la métrétique. De cettemétrétique, divisée, conformément à la dichotomie du Phèdre, en partie droite et par-tie gauche, la partie gauche correspondra au relativisme du Phédon, tandis que la par-tie droite répondra « à ce que doit être nécessairement la chose que l’on fait », àsavoir le juste milieu. Et c’est dans un même mouvement de pensée que l’Étranger,faisant la leçon à Socrate le Jeune, va associer l’être du non-être, promu dans leSophiste, à la commensurabilité du plus et du moins.

Ainsi, juste mesure, convenance, à propos, nécessité donnent la clé des « réali-tés les plus grandes et les plus précieuses » que sont politique, esthétique et éthique.

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4. JUSTE MESURE ET PROPORTION

Le Philèbe se présente en quelque sorte comme la mise à l’épreuve, l’applica-tion de la métrétique au thème éthique du plaisir, dans sa confrontation avec lasagesse et la pensée.

Mais cette confrontation oblige à l’introduction d’un concept nouveau, celui deproportion.

En effet, plaisir et sagesse ne sont pas des contraires comme grand et petit,même si leurs effets peuvent se contrarier. Par conséquent, la métrétique doit faireappel à un concept qui permette d’unir en un tout, ici la vie humaine, des compo-santes sans rapport direct, sans communauté de nature. À l’image du peintre, choisis-sant ses couleurs, le philosophe doit proposer des composantes de vie non seulementassociées, mais unies dans de justes proportions.

« Que tout composé, quel qu’il soit et de quelque manière qu’il soit formé, s’ilmanque de mesure et de proportion, ruine nécessairement les éléments qui le compo-sent et lui-même tout le premier. Ce n’est plus un composé, mais un entassement pêle-mêle, qui est toujours un mal pour ses possesseurs. »

On pourrait, penser, peut-être à bon droit, que Platon, pour surmonter les dif-ficultés rencontrées au cours de sa longue carrière, a évolué de la transcendance deformes unes et immuables, participées par le sensible, à un immanentisme desconcepts. La première partie du Parménide suffit à écarter une voie que, sous lemagistère de Zénon, Socrate reconnaît pour une impasse. Certes, un travail significa-tif a eu lieu, tant sur la nature des genres que sur celle de la dialectique. Mais laméthode n’est pas séparable du contenu. D’où la concession finale accordant l’imma-nence calculable à une partie de la technè. Par contre, on pourrait difficilement trou-ver chez Platon l’équivalent de l’application de proportions mathématiques à unevertu, fût-ce à titre de métaphore, comme dans l’Éthique à Nicomaque. Cela signifiequ’à la différence d’Aristote, il ne tient pas Politique, Éthique, Esthétique pour desdomaines d’ordre strictement humain.

Ce qui ne veut pas dire non plus qu’ils seraient d’ordre religieux. Il s’agit doncd’une transcendance strictement métaphysique, qui appartient à l’ordre du philoso-pher, le religieux étant pour sa part de l’ordre du récit (du mythos), et du « risque ».

Reste une énigme. Platon, grand contempteur des poètes, des peintres et mêmedes sculpteurs qui pratiquent l’art de l’illusion et, parfois, ne respectent pas les propor-tions vraies du corps humain (Parménide), semble placer le Beau au-dessus des autresintelligibles. Certes, nous l’avons dit, il ne faut pas prendre le Beau pour un produit desarts mimétiques. Il reste qu’en tant que pure Idée, le Beau paraît dominer le Bien.

« Voilà maintenant l’essence du bien qui vient chercher refuge dans la nature dubeau. Car c’est dans la mesure et la proportion que se trouvent partout la beauté et lavertu. »

On objectera que Platon, loin de détrôner l’essence du Bien, soleil intelligiblede la République, s’efforce désormais d’en préciser la nature et les conditions. Pour-tant, il s’agit moins de conditions extérieures dont le Bien serait le télos que de sastructure intime. Loin d’être sans mélange, l’essence du bien se mêle à celles du beau,du vrai et de la mesure. De cela, le Sophiste avait montré la possibilité. Le Philèbe enétablit la nécessité, car « si nous ne pouvons saisir le bien à l’aide d’une seule Idée,appréhendons-le avec trois, celles de la beauté, de la proportion et de la vérité etdisons que ces trois choses, comme si elles n’en faisaient qu’une, peuvent à juste titreêtre regardées comme les créatrices du mélange et que c’est parce qu’elles sont

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bonnes que le mélange est bon. » Bref, qu’il s’agisse de l’âme humaine, de celle dumonde, comme dans le Timée ou, comme ici, de la vie bonne, la mesure est ce quiguide le mélange. Par conséquent, Socrate lui attribue, dans la distribution des prixqui achève le Philèbe, la couronne d’or. Ensuite, viennent « la proportion, le beau, leparfait, le suffisant », à qui échoit la couronne d’argent. Et en troisième lieu, intelli-gence et sagesse, le plaisir, et encore ne s’agit-il que d’un plaisir « exempt dedouleur », n’occupe que le cinquième et dernier rang.

Non seulement l’homme singulier ne peut être dit « mesure de toute chose »,mais la bonté, la permanence et le devenir des choses requièrent une mesure univer-selle. Ainsi, le prepon n’est-il plus livré au règne des « convenances », du consensus,c’est-à-dire d’une opinion momentanément majoritaire. De même que l’art vrai estcelui qui rejette la séduction des vaines apparences, et la vraie morale l’attrait desplaisirs les plus violents et les plus éphémères, ainsi toute l’œuvre de Platon est unplaidoyer en faveur d’une politique associant la relation d’ordre à la relation d’équiva-lence défendue par Protagoras. L’unité de la Cité n’est viable que « quand l’opinionréellement vraie et ferme sur le beau, le juste, le bien, et leurs contraires, se formedans les âmes ». L’anarchisme individualiste fondé sur l’équivalence des vérités indivi-duelles dissout le lien social en même temps qu’il abolit le couple vérité/erreur. Endépit de ses prétentions pédagogiques, Protagoras privilégie le discours au détrimentdu dialogue. Platon n’associe pas seulement bien, beau et mesure. Le quatrièmeingrédient est la vérité. Nous entendons par là non une doctrine révélée, mais l’accep-tation d’une norme éthique présidant la discussion et pas seulement d’une règle dialo-gique chargée de l’organiser. Sans cette norme, juste mesure, beau et convenable peu-vent n’être que du convenu, du conformisme social, au sens de Cicéron. Un humanis-me d’avocat. Tout dans l’œuvre de Platon est à l’opposé de cet humanisme conven-tionnel et de façade. Pour lui, il vaut à peine plus que le radicalisme individualiste, etpeut, dans certaines circonstances, menacer gravement la liberté de penser.

Il s’agit de créer une relation durable et non perverse entre les hommes, unlien (desmos) qui n’unisse pas « les méchants entre eux ou les bons avec lesméchants ». Bref, l’œuvre de Platon est une condamnation sans équivoque du relati-visme. Mais Platon a bien montré aussi sa distance par rapport à l’absolutisme de l’im-muable et de la séparation qu’on lui prête couramment. La fermeté de la pensée doits’assortir de souplesse et de mesure, si l’on veut que le lien social ne se rompe pasbrutalement, ne laissant plus la place qu’à la guerre de chacun contre chacun.

Il n’en demeure pas moins que le prépon est d’un maniement délicat. La limiteentre le dialecticien et le sophiste n’est pas toujours si claire qu’il y paraît. Certes, lesort du sophiste est lié à l’être du non-être. Mais, à propos des réalités immatérielles,« qui sont les plus belles et les plus grandes », une ambiguïté demeure.

D’une part, en effet, « c’est la raison seule et rien autre qui nous les révèle clai-rement », et, d’autre part, elles sont justiciables d’un jugement qu’en termes kantiensnous qualifierions de réfléchissant, et non de déterminant. Car la réflexion ne procèdepas d’un calcul, ne met pas en œuvre l’esprit de géométrie, mais est dépendante del’esprit de finesse, d’une finesse non complaisante ou pervertie. Rappelons que, pourl’Étranger du Politique, « il ne faut pas perdre de vue la convenance. » Mais il ajoute :« il ne faut pas non plus nous régler uniquement sur elle ». Il y a un équilibre à trou-ver entre finesse et géométrie, entre convenance liée à l’agrément et au « désir deplaire », et recherche méthodique de la vérité en procédant par division par espèces.Ne pas s’arrêter en cours de route, la discussion fût-elle fastidieuse, telle doit être larègle d’or du dialecticien, c’est-à-dire du philosophe. (Politique 286 c-287 a)

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PLATON ET LE RELATIVISME : DU RELATIVISME À LA RELATION 45

La cosmologie du Timée pourrait finalement nous éclairer sur le rôle du preponet sur le sens de la proportion, dans la mesure où l’action du démiurge, par sa finalité,n’est pas étrangère à l’exercice de la sagesse et doit concilier la technè matérielle avecle principe du bien, ou, du moins, du meilleur.

Or, dès les préalables, l’astronome Timée, tout à la fois restreint la portée deson discours en présentant celui-ci comme un récit seulement vraisemblable (eikotamython), et relie l’image à la vérité par une proportion :

« Quant aux raisonnements qui se rapportent à ce qui est la copie de cet être < éter-nel, fixe, inébranlable > et qui n’est qu’une image, ils seront vraisemblables, à propor-tion de la vérité des premiers (ana logon te ekeinôn ontas). »

Mais l’analogie peut et doit être interprétée dans les deux sens. Certes, l’intelli-gence de l’être produit un discours vrai, tandis que le devenir ne donne lieu qu’à unesimple croyance. Mais la proportion relie le devenir à l’être, et aussi la croyance à lavérité. Platon a retenu la leçon du Sophiste et celle du Politique : stérile est la simpleséparation des Formes ; il s’agit, par une juste relation, de les hiérarchiser. De même,il y a un lien interne entre alèthéia et pistis.

Appliquant la proportionnalité à la réalité matérielle de l’image, Timée endéduit la nécessité de trois termes, le moyen servant de lien nécessaire entre lesextrêmes, tel que a/b = b/c :

« ce que le premier est à lui-même, lui-même l’est au dernier, et que, inversementaussi, ce que le dernier est au moyen le moyen l’est au premier, alors le moyen peutprendre la place du premier et du dernier, le dernier et le premier à eux deux la placedu moyen ; tous, de la sorte, c’est une conséquence nécessaire, ont un rôle équivalent,et étant équivalents dans leurs mutuelles relations, à eux tous, ils feront une unité. »

Toutefois, ce qui conviendrait à une géométrie bi-dimensionnelle, le moyen – termeliant, par exemple, le feu et l’air, ne convient pas à une géométrie dans l’espace, carc’est trois termes qu’il s’agit d’unifier en les reliant proportionnellement. D’ou lanécessité d’une double médiété et d’une proportion où le feu et la terre restant lesextrêmes, air et eau viennent s’intercaler : f/a = a/e = e/t.

« Et c’est ainsi que le dieu a lié ensemble et composé une ciel visible (feu) et tangible(terre). C’est de cette manière et de ces éléments, au nombre de quatre, que le corpsdu monde a été formé, accordé par la proportion (di’analogias omologèsan) ; il tient deces conditions l’amitié, si bien que revenant sur lui-même en un seul et même tout, il apu naître indissoluble par toute autre puissance que par celle qui l’a uni. » (32 bc, tr.Rivaud, Les Belles Lettres)

5. REMARQUES FINALES

Platon a été confronté à un problème tout à la fois ontologique et épistémolo-gique : comment accorder le discours philosophique élaboré par les Éléates auxdécouvertes mathématiques des Pythagoriciens ; comment tirer partie de ces décou-vertes dans les domaines cosmogonique et anthropologique ; comment, grâce à leurapport, s’opposer victorieusement au discours concurrent, le discours rhétoriquemanié par les sophistes ? L’enjeu étant clair, la stratégie ne l’est pas moins. Dans unchamp ouvert aux tactiques discursives multiples, la victoire appartiendra à celui quisaura y introduire outils et méthodes des mathemata, fût-ce de manière symbolique,et non effective. Du Ménon au Timée et au Philèbe, il est indubitable que la suprématiede la dialectique, c’est-à-dire de la philosophie, sur la sophistique, tient à l’instrumen-tation du savoir scientifique dans le champ du discours. Nous disons « instrumenta-

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tion », car ce savoir ne joue pas à son niveau propre, mais subit une transpositionéclairante et efficace.

Tandis que les présupposés relativistes de Protagoras le contraignent à gom-mer la frontière entre discours scientifique et discours rhétorique, et à s’en tenir, parconséquent, à une vision purement « humaniste » et volontariste de la politique et del’éducation, Platon peut se prévaloir, contre la parole dominante (kreittôn logos)d’une parole vraie. Et même si cette dominance est interprétée en un sens éthique etuniversalisant, sa « vérité » n’est que l’effet de sa reconnaissance :

« ce qui correspond à la pensée de la collectivité se transforme en vérité chaque foisque cette pensée vient à être formulée et aussi longtemps que dure cette pensée » (citépar Mario Untersteiner, Les Sophistes, T. I, ch. 3, Vrin, p. 100).

De même le concept de metron, mesure, qui, chez Protagoras ne peut signifierqu’évaluation et calcul subjectifs de jouissance et de puissance, acquiert pour Platon,avec le métrion, une véritable statut normatif. En effet, grâce à la double métrétiquedu Politique, l’Étranger, tout en affirmant l’objectivité des valeurs, y introduit, avec leprepon, une convenance qui ne se réduit pas au convenable cicéronien.

Au fondement du platonisme, comme à la source de toute véritable philoso-phie, il y a donc une connaissance et une méditation du savoir, une souci de larecherche vivante, un véritable amour de la mathesis et de la théoria.

Notre époque, dans le prolongement, surtout, des travaux de Foucault, tend àmettre l’accent sur la pratique, le « souci de soi » et les exercices spirituels. Ainsi Pier-re Hadot souligne qu’« il ne faudrait pas opposer mode de vie et discours, comme s’ilscorrespondaient respectivement à la pratique et à la théorie. Le discours peut avoir unaspect pratique, dans la mesure où il tend à produire un effet sur l’auditeur ou le lec-teur. » (Qu’est-ce que la philosophie antique ? Avant-propos). Et il est exact que lemode de vie philosophique, frappant pour les contemporains au point qu’ils l’identi-fiaient à la caricature de l’homme mal lavé, affublé d’un manteau court (tribôn) etarmé d’un bâton, a pu jouer un rôle non négligeable dans les écoles. Mais dévaloriserla recherche au profit de l’apparence extérieure, de la conduite en société et surtoutdu « souci de soi » serait ne rien comprendre à la sophia qui est avant tout savoir, etnon sagesse au sens commun du terme.

Car non seulement la philosophie ne peut se désintéresser des savoirs, puis-qu’elle est désir agissant de savoir, mais, comme le montre la langue elle-même, sesconcepts ont un usage équivoque, tant scientifique que philosophique. Ainsi en est-il,par exemple, de logos et de raison qui, en sus de parole, discours, argument, signi-fient aussi rapport numérique ; d’analogia, analogie, comparaison, mais aussi, commenous l’avons vu chez Platon, proportion géométrique, « égalité logos à logos ».

Dans le dernier chapitre de l’ouvrage qu’il a consacré au Début des mathéma-tiques grecques, Arpad Szabo s’interrogeait sur le rapport « qu’entretiennent, histori-quement parlant, la philosophie platonicienne et les mathématiques systématico-déductives ». Il montrait non seulement « la parenté étroite qu’il y a entre la méthodede Platon et celle des mathématiques », mais l’existence « d’une genèse commune dela dialectique platonicienne et de la méthode des mathématiques grecques des ori-gines à partir de la philosophie éléate ».

Prendre position, à la suite de Szabo, sur l’antériorité de la dialectique par rap-port aux mathématiques, excèderait notre compétence. Contentons-nous de souligner,avec lui, le rôle de modèle joué en philosophie par la méthode mathématique, même si,comme nous l’avons montré, dans certains domaines particulièrement délicats, larigueur devait en être assouplie par le recours au prépon, à la finesse de la convenance.