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Éric Aubertin Erratum musical : une installation in-situ Espace Projet, du 20 janvier au 10 février 2012 Point zéro Seules les prémisses qui ont donné lieu au visuel d’ensemble de cette exposition sont intentionnelles. À partir de quelques idées et concepts, les jeux ont été faits d’une façon quasi mécanique. Pourtant, cette exposition est en quelque sorte un aboutissement, un bilan du travail d’Éric Aubertin sur plusieurs années de création. Plus encore, elle témoigne d’un besoin récent de reconstruire, de faire table rase sur son passé pictural. Dans cette exposition, Éric Aubertin décide en effet de peindre par-dessus un bon nombre de ses anciens tableaux, de faire du neuf avec du vieux. Dans cet esprit, les différentes pièces de cette exposition s’appréhendent comment un nouvel ensemble visuel, pour ne pas dire un nouvel événement visuel dans lequel des influences artistiques importantes ont servi de référence et d’inspiration. Erratum musical. Duchamp et le hasard. D’une pratique jadis appliquée, dictant une « manière de faire » des monochromes, Aubertin s’intéresse dans cette exposition aux « manières de penser » des monochromes dans l’espace. Ainsi, la mise en espace prime sur l’observation individuelle des tableaux (ou objets) disposés aux murs. S’il en est ainsi, c’est que l’inspiration première de cette exposition se base sur une œuvre de Marcel Duchamp de 1912 : l’Erratum musical. L’installation in-situ de l’Erratum musical est une façon de mettre en scène visuellement ce que Duchamp expérimenta musicalement. À l’origine, l’exercice amena Duchamp à découper des cartes et à y inscrire, sur chacune d’entre elles, une note de musique. Celles-ci étaient ensuite disposées dans un chapeau puis mélangées et sélectionnées au hasard. Une fois tirée au sort, chaque note était reportée sur du papier musique et réintroduite dans le chapeau. Duchamp reproduit ce processus vingt-cinq fois. Ainsi, pour la mise en scène de l’ Erratum musical, ce système est reproduit avec les 25 notes de la partition originale de 1912. Pour faire un pont avec les arts visuels, ces notes correspondent à chacun des monochromes pigés au hasard lors du montage. Une portée a été dessinée dans

Point Zéro - Eric Aubertin: Erratum musical

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Exposition solo d'Eric Aubertin : Erratum musical, à Espace Projet. 20 janvier au 10 février 2012.

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Éric Aubertin

Erratum musical : une installation in-situ

Espace Projet, du 20 janvier au 10 février 2012

Point zéro

Seules les prémisses qui ont donné lieu au visuel d’ensemble de cette exposition

sont intentionnelles. À partir de quelques idées et concepts, les jeux ont été faits

d’une façon quasi mécanique. Pourtant, cette exposition est en quelque sorte un

aboutissement, un bilan du travail d’Éric Aubertin sur plusieurs années de création.

Plus encore, elle témoigne d’un besoin récent de reconstruire, de faire table rase sur

son passé pictural.

Dans cette exposition, Éric Aubertin décide en effet de peindre par-dessus un bon

nombre de ses anciens tableaux, de faire du neuf avec du vieux. Dans cet esprit, les

différentes pièces de cette exposition s’appréhendent comment un nouvel ensemble

visuel, pour ne pas dire un nouvel événement visuel dans lequel des influences

artistiques importantes ont servi de référence et d’inspiration.

Erratum musical. Duchamp et le hasard.

D’une pratique jadis appliquée, dictant une « manière de faire » des monochromes,

Aubertin s’intéresse dans cette exposition aux « manières de penser » des

monochromes dans l’espace. Ainsi, la mise en espace prime sur l’observation

individuelle des tableaux (ou objets) disposés aux murs. S’il en est ainsi, c’est que

l’inspiration première de cette exposition se base sur une œuvre de Marcel

Duchamp de 1912 : l’Erratum musical.

L’installation in-situ de l’Erratum musical est une façon de mettre en scène

visuellement ce que Duchamp expérimenta musicalement. À l’origine, l’exercice

amena Duchamp à découper des cartes et à y inscrire, sur chacune d’entre elles, une

note de musique. Celles-ci étaient ensuite disposées dans un chapeau puis

mélangées et sélectionnées au hasard. Une fois tirée au sort, chaque note était

reportée sur du papier musique et réintroduite dans le chapeau. Duchamp reproduit

ce processus vingt-cinq fois. Ainsi, pour la mise en scène de l’Erratum musical, ce

système est reproduit avec les 25 notes de la partition originale de 1912.

Pour faire un pont avec les arts visuels, ces notes correspondent à chacun des

monochromes pigés au hasard lors du montage. Une portée a été dessinée dans

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l’espace et chaque pièce forme une partition visuelle réinventée. Laissant place à de

nombreux inattendus, certaines pièces se trouvent alors confinées au plafond, alors

que d’autres sont relayés au sol. Cette part de jeu, exploitée par Aubertin dans bon

nombre de ses créations passées, se trouve ici au centre du processus.

Dans cette volonté de faire table rase pour mieux reconstruire, Aubertin puisse

aussi son inspiration dans un autre aspect important de sa vie d’artiste, la musique

conceptuelle.

Faire un tout avec rien. John Cage et la musique conceptuelle.

Dans le même ordre d’idée que l’Erratum musical de Duchamp, John Cage est un

artiste reconnu pour avoir vidé la musique de toute intention sensible ou émotive. Il

la ramena à la stricte activité des sons. Cage a ouvert la musique au bruit, à

l’indétermination et, pour finir, au silence. Dans sa formation autodidacte de

musicien jazz, Aubertin reste marqué par les interventions de Cage, entre autres

celle de 1939, alors que celui-ci met au point un « piano préparé » en sertissant les

cordes de vis, de boulons et de plats à tartes, etc. De plus, en 1952, John Cage fait

exécuter ses 4 min 33 s de silence pour n’importe quel(s) instrument(s), œuvre dans

laquelle il « met en scène » la rumeur de la salle de concert.

Ainsi, chaque tableau de cette exposition est peint de la même couleur neutre et

correspond aux notes de l’Erratum musical. Pour la cause, Aubertin les appelle des «

monotones » plutôt que des monochromes. Une fois dissimulés sous la même teinte,

ces anciens monochromes ou autres objets aux textures et couleurs variées

s’unifient, se neutralisent. Il s’en dégage alors, selon Aubertin, un exercice

d’épuration sonore avec ses longues pauses, ses silences, ses souffles et ses sauts

répartis dans l’espace. Cette épuration rappelle le vide, le rien, qui tout à coup mis

en scène devient un tout. Une ponctuation abstraite. Elle rappelle Cage et l’idée de la

musique concrète, objective. Pour Cage, la conversation que propose l’instrument

est totalement aléatoire ; l’instrument de musique ne raconte rien en dehors de ses

propriétés effectives1. De la même manière, cette exposition est un événement

visuel. Elle propose au visiteur de reconstruire l’espace tel une partition aléatoire,

1 CHARLES, Daniel, Cage et Duchamps, Notes sur les 26 statements Re Duchamp, de John Cage, p. 75

tirée de Octavio Paz , L’Arc et la Lyre, Trad. Roger Munier, Paris, Gallimard, 1965, p. 127

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produite à la cadence de notre propre regard. Cette action est d’ailleurs sa seule

prétention de communication2.

Peints d’une façon parfois grossière, les monotones d’Aubertin sont en soi des objets

d’art désacralisés, dans l’esprit du ready-made duchampien. Le processus que

démontre la réalisation des monotones d’Aubertin évacue l’émotion esthétique pour

mieux accueillir le vide. C’est ce que Duchamp appelait la « Beauté d’indifférence »3,

une idée sans doute tout autant manifeste dans la mécanique de la musique de John

Cage. Suivant ce précepte, il s’agit enfin pour Aubertin d’atteindre le point zéro de

son propre langage artistique, de laisser l’espace décider librement du message.

État de renoncement

Déconstruire son travail pictural pour mieux le reconstruire est peut-être un geste

qui semble banal. Le concept est là, il nous amuse, mais il ne revendique rien, ne

nous apprends rien. Le mouvement Dada, qui inclut certaines pratiques de Marcel

Duchamp, n’était-il pas en partie inspiré d’un désir de contestation et de négation de

l’art visant à mieux en redéfinir les contours futurs4? N’est-il pas plus valable de

construire du vide pour ainsi éviter de reproduire des esthétiques préconçues?

Cette exposition démontre justement en quoi la négation alliée à la construction

permet l’ouverture à de nouvelles voies5. Par une méfiance vis-à-vis des notions

idéalistes traditionnelles du « fait main », Éric Aubertin suit cette tradition dans

laquelle prime la façon de composer, de former une œuvre. À cet effet, on remarque

même que certains tableaux sont volontairement inachevés, imparfaits. Certains ont

même été abimés lors de leurs installations. De même, la couleur choisie n’est

d’aucun recours à l’expressivité, elle est passive et au mieux, elle est platement

décorative.

Le malin plaisir que prend actuellement Aubertin à construire d’une façon aussi

imparfaite semble témoigner de son besoin actuel de désintéressement. Il camoufle

et efface pour pouvoir enfin renoncer aux formes d’art convenu et aux

scénographies qu’il s’imposait autrefois. Un exercice avoué de dérision et jugé

essentiel à ce stade-ci de sa création. Pour la suite, ce n’est que le début de la fin.

2 Le spécialiste Dada, Gérard Genette, indique : « Ce qui importe n’est « ni l’objet proposé en lui-même, ni l’acte de proposition en lui-même, mais l’idée de cet acte », GENETTE, Gérard, L’Œuvre de l’art. Immanence et transcendance, Tome I, Paris, Seuil, 1994, p. 163 3 CHARLES, Daniel, Op. cit. p. 79

4 DACHY, Marc, « Pour Dada, la fonction de l’art est la dissidence » dans Télérama Hors Série, 1916/1924 Rétrospective Dada au Centre Pompidou, Paris, Octobre 2005, p. 29 5 Ibidem, p. 29