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POLITIQUE DE LA RELIGION POLITIQUE DE LA MEMOIRE Atelier franco-roumain d'ethnologie Mission du Patrimoine ethnologique Janvier 1996 3^ eu^ff MINISTERE DE LA CULTURE-DAPA 9042 006890

Politique de la religion. Politique de la m moire...LARIONESCU Sanda Se mettre à table avec les morts MANOLESCU Anca Entre la grotte et le voyage MANOLESCU Anca Eveil du monastère

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POLITIQUE DE LA RELIGION

POLITIQUE DE LA MEMOIRE

Atelier franco-roumain d'ethnologie

Mission du Patrimoine ethnologique

Janvier 1996

3^ eu^ff

MINISTERE DE LA CULTURE-DAPA

9042 006890

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Le parcours de recherche que retracent les textes regroupés ci-après va -

entre 1991 et 1995 - d'un séminaire général sur "L'anthropologie du

christianisme" à un séminaire spécialisé sur "l'étranger autochtone". Entre ces

deux dates les membres de l'équipe ont réalisé une série de terrains communs

dont les principaux en Bukovine et Moldavie (Iasi) et en Transylvanie. Les

recherches se sont concentrées autour de quatre thèmes qui tous illustrent l'état

de l'actuel "retour du religieux" au sein de la culture et de la société roumaine.

1- La liaison du religieux au politique, à travers la canonisation en juillet

1992 d'Etienne Le Grand, voïvode moldave, héros, au XVe siècle, de la

résistance contre les Turcs.

2- La renaissance des grands pèlerinages, à travers l'étude de la fête de

Paraschiva, à Iasi. Une analyse de la "fabrication" des saints prolonge

l'observation directe de ce terrain.

3-La relation aux morts et aux ancêtres. Sur ce thème classique de

l'ethnologie roumaine ont été privilégiés deux dimensions : la

préparation, l'offrande et le partage alimentaire, d'une part, la place et le

sens des larmes, de l'autre.

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4- L'expérience de la spiritualité ascétique sous toutes ses formes. Cette

dimension tient compte de la reprise très vive du monachisme et de

l'érémitisme roumain.

Sur ces quatre thèmes la perspective de l'analyse est délibérément

comparative. Il ne s'agit pas de conduire en Roumanie des recherches qui

seraient exclusivement "roumaines", qui viseraient à cerner, encore une fois, une

spécificité nationale ou une absolue singularité de l'orthodoxie. Il s'agit, au

contraire, de confronter l'institution et l'expérience religieuse roumaine à un

regard anthropologique ouvert qui tente d'approcher en son centre le

christianisme, sa pensée, ses effets sociaux et culturels. Des terrains comparatifs

ont été réalisés en Pologne (sur le sanctuaire de Crestochowa), en Corse (sur la

communauté grecque orthodoxe de Carghèse).

Le travail commun s'est révélé d'une très grande richesse. Deux articles

déjà parus (in Terrain et Ethnologie Française) témoignent de l'état d'élaboration

conceptuelle de cet atelier. Un ouvrage en français est en préparation, il portera

exclusivement sur les apports du terrain commun et traitera donc de la sainteté,

de la relation aux morts et des cosmogonies. Par ailleurs le premier numéro

spécial de la revue scientifique du Musée du Paysan roumain sera consacré au

séminaire de novembre 1995, "L'étranger autochtone". Il comprendra, en

principe, les treize communications. Les articles sont à remettre en février 1996.

Le présent rapport donne un échantillonnage de textes élaborés à

l'occasion de ces ateliers.

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SOMMAIRE

FABRE-VASSAS Claudine Paraschiva - vendredi

NICOLESCU Costion Le saint, un étranger toujours chez lui

MANOLESCU Anca Une personne miraculeuse : l'icône

LARIONESCU Sanda Se mettre à table avec les morts

MANOLESCU Anca Entre la grotte et le voyage

MANOLESCU Anca Eveil du monastère

ALBERT Jean-Pierre Peut-on parler d'une mythologie chrétienne ?

ALBERT-LLORCA Marlene Dieu et le Diable. La question du dualisme dans les récits d'origine européens.

Annexe L'étranger autochtone, séminaire de novembre 1995.

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1 " Paraschiva - Vendredi " : La sainte des femmes, des travaux , des jours.

CICLVCL'IAU TA lia c~ V'AÎSA%

" Hélas ! C'était Justement sa diablerie qui attirait d'autant plus qu'elle effrayait ; quelle femme était plus digne en effet de passion que celle-ci. dont le savoir s'était accumulé depuis deux mille ans, dont la puissance était Illimitée, et qui avait percé le mystère ultime de telle sorte qu'elle pouvait suspendre la mort?"

H . Rider Haggard. She (Elle), J. J. Pauvert éd.. 1965. Chap. XTV, "Une âme aux enfers" .

Il y a d'abord la pieuse fillette chrétienne du dixième siècle née dans le village d'Epivat en Thrace qui, abandonnant ses parents, sa fortune , son pays , "part à pied" pour un voyage qui la conduira à Jaffa, Jérusalem, Constantinople, et pour finir à Kaliakra, en Grèce, où elle vit en ermite puis s' éteint, jeune encore. Une voyageuse donc , une aventurière peut-être , qui traverse les déserts brûlants et les mers furieuses, brave les tempêtes, sauve même des naufrages par sa seule présence , au dire de ses hagiographes , les frêles embarcations qui la t ransportent . Premiers miracles à mettre à son actif et sûrs indices d'une sainteté qu'elle confirme comme il se doit après sa mort . Le pèlerinage qui, le 14 octobre, à Iaçi, en Moldavie, rassemble aux portes de l'église la foule des dévots , la longue veille nocturne qui voit les pèlerins venus de très loin bivouaquer autour de petits feux dans l'attente de l'événement que constitue la "sortie" de la sainte, est l'occasion de rappeler cet épisode . C'est la voix d'une femme qui, au milieu d'un cercle attentif, en poursuit le récit : " Tout près d'elle

fut enterré, quelques temps plus tard, un marin . Une apparition se montrait à nos Saints Pères qui leur disait de se rendre au bord de la mer car " là-bas, sont enterrées les reliques d'une sainte qui ne peut pas supporter le voisinage d'une charogne " . Ils ont trouvé la pourriture du pêcheur et, près de lui, les reliques de la sainte qui dégageaient un parfum spécial..." . Par " relique " il faut entendre le corps tout entier qui aussitôt exhumé fut mis à l'abri dans l'église des Saints Apôtres de Kaliakra et depuis lors proposé à la vénération des fidèles . Des malades accoururent bientôt de toutes parts pour le voir, le toucher, ils guérirent. Reste alors pour 1' Eglise roumaine à s'approprier la sainte vagabonde. Le périple va durer plusieurs siècles . D'abord ramené dans son village natal, Epivat, le corps disparaît en 1235, mystérieusement enlevé , et passe à Tîmovo, alors siège du Patriarcat bulgare . Un siècle et demi plus tard on le r'

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2 retrouve à Belgrade mais après la prise de la ville par le sultan Suleiman, en 1520, il est transporté à Constantinople . Il y restera Jusqu'à ce qu' en 1641 un prince moldave, Vasile Lupu, fondateur de l'église des Trel Ierarhl - Les Trois Hierarchies - de Iaçi , le rachète . La sainte en cette circonstance administre une nouvelle fois la preuve de ses pouvoirs et manifeste son désir de quitter la terre des infidèles . Les versions de l'événement font s'affronter encore aujourd'hui les pèlerins :

" Voix de femme : " J'ai compris qu'elle a dû être payée en or. La somme

qui devait être payée représentait l'équivalent de son poids en or". Voix d'homme : " Ce sont des légendes, dans le livre l'histoire est

différente . Le voïvode Vasile Lupu a payé des dettes que l'Eglise de Constantinople avait envers les Turcs ; elle nous a récompensés de cette Jaçon, avec les reliques de la Sainte Paraschiva.

Voix de femme : " Elle Jut rachetée par pesage sur la balance. Quand elle Jut posée sur la balance, elle devint très légère, un turc l'a passée par dessus les murs pour lajaire parvenir aux roumains .

- Ca se passait où? - Là - bas, à Constantinople. "

Même si le livret de pèlerinage, vendu aux abords de l'église, précise que le voïvode remit 260 bourses pleines de pièces d'or aux turcs, la version de 1' "allégement " merveilleux circule toujours . Ainsi récupéré le corps fut placé dans un cercueil d'argent et installé dans l'église des Trei Ierarhl, à Iaçi d o n t elle devint la Sa in te P a t r o n n e . Mais s e s t r i b u l a t i o n s ne s ' a chèven t p a s en ce lieu . En 1888, d a n s la n u i t du 26 a u 27 Décembre , u n incendie t r ans forme l 'église en b ras i e r , P a r a s c h i v a sor t i n d e m n e des f lammes ; d e p u i s elle es t ga rdée d a n s la c a t h é d r a l e où s iège et officie le mét ropol i te .

Une s a i n t e funèbre

Ces acc iden t s a u x q u e l s la mor t même n 'a po in t mis de t e rme , ce vas t e p a r c o u r s à t r ave r s les pays de la c h r é t i e n t é d 'Or ient j u s q u ' à s e s confins exp l iquen t la diffusion et l ' amp leu r de son cu l t e d a n s l 'Eglise or thodoxe g recque , bu lga re , r o u m a i n e , r u s s e ... Ils j u s t i f i en t aussf le nom grec p a r lequel on la dés igne - "parasceve" signifie "p répa ra t ion" - et font d'elle la p a t r o n n e de t o u s c e u x que l eu r mét ie r appel le s u r les r o u t e s , s u r les m e r s , d a n s les a i r s ; comme

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3 elle a triomphé des orages, des tempêtes, des incendies, elle les protège des mêmes périls . Aussi les simples voyageurs se mettent-ils sous sa protection . Mais le voyage qui requiert la " préparation" la plus soigneuse c'est celui que l'on ne fait qu 'une fois, " le grand voyage" . Paraschiva est donc invoquée pour la " bonne mort ", son culte et son pèlerinage s 'accompagnent de tous les gestes rituels qui en Roumanie font des vivants les guides de leurs défunts et les auxiliaires de leur propre mort à venir (1) .

Une jeune femme de Iaçi qui occupait la place voisine de la mienne dans l'avion qui nous conduisai t à Bucarest m'a fait comprendre en quoi pour les familiers de la sainte - c'était son cas , à elle élevée par une religieuse - la fête s ' inscrit dans cette pratique coutumière dont l 'apprentissage commence dès l'enfance . On y cultive une austéri té d'abord marquée par un jeûne sévère . Chez Teresa on le respectait s tr ictement en ne buvant que de l'eau, tandis que la plupart des pèlerins se res taurent aujourd 'hui avec du pain et du fromage jusque dans l'église même . La nourr i ture doit cependant rester frugale, maigre . C'est ainsi que les sarmale, ces feuilles de choux farcies de porc qui constituent le plat de saison, ne sont garnies , en ce jour, que de riz , tout comme quand elles figurent dans un même souci de mortification et de purification au menu du Grand Carême et de la Semaine Sainte . Cette privation qui a pour corollaire des dons de diverse nature - argent et nourriture - permet en retour d'obtenir de la sainte des "grâces ", comme le rappellent les nombreux mendiants qui réclament leur dû à la porte des églises :

" Donnez pour Sainte Paraschiva" " Donnez pour les morts " "Donnez et Sainte Paraschiva vous le rendra".

Pour eux, les pauvres et les morts - les premiers valant pour les seconds -, on confectionne des petits pains, lès nqfura, et des gâteaux à base de blé bouilli et de noix, les coliva, que l'on fait bénir par le pope avant de les leur abandonner. On en laisse quelques-uns à l'église mais on en ramène à la maison pour les redistribuer aux membres de la famille qui doivent aussi en manger " pour leurs morts " . Ces consommations rituelles s'accompagnent d'autres pratiques dont celle du polmenice, un billet sur lequel on inscrit une liste de vivants et de morts que l'on remet au pope avec un peu de monnaie, quelques lei, pour qu'il les nomme à l'office . Enfin chacun achète de longs et fins cierges en cire d'abeille qu'il allume et fiche dans un endroit réservé sous le porche de l'église , mais pendant toute la durée de la fête de Sainte Paraschiva, et surtout la nuit, c'est

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4 tout l'espace autour du sanctuaire qui est piqueté de bougies . L'église elle-même en est comme ceinturée, les marches de l'escalier qui y conduit en sont constellées . Les pèlerins qui les gravissent à genoux en priant , en pleurant , en chantant , veillent à ce que la t remblante flamme de leur cierge ne s'éteigne pas . Et les mendiants psalmodient " Donnez et que cela soit devant vous comme une lumière devant votre âme " .

En effet tous ces gestes - donner de l 'argent, offrir de la nourr i ture , nommer les morts , faire brûler des cierges - favorisent la progression des défunts dans l 'au-delà tout en préparant le destin posthume de ceux qui les accomplissent, comme le laisse entendre la formule des mendiants . Celui qui n 'aura pas accompli le rite de son vivant, avancera plus tard dans l 'obscurité ou avec " une lumière derrière son âme ", ce qui rendra sa marche plus difficile et plus lente. Si tout pèlerinage peut être assimilé à un voyage dans l 'au-delà la "fête" de Paraschiva s'offre d'abord comme une réalisation parfaite de ce modèle dont la sainte donne l'exemple : son départ pour un long et dangereux voyage après qu'elle a distribué tous ses biens aux pauvres est assimilable à celui que doit parcourir " le blanc pèlerin" puisque tel est en Roumanie le nom que l'on donne au mort pendant le temps que dure son voyage (2) .

Le rite tel qu'en lui-même

Une fois reconnue la place que la mort, sa préparat ion , puis sa gestion occupent dans la vie des roumains orthodoxes, on conçoit mieux l 'ampleur de la dévotion que Paraschiva, la bien nommée, suscite dans la Roumanie contemporaine . Dès la première vague de canonisat ion qui prend place en 1950, elle figure parmi les sa ints reconnus dignes d'un culte général . Sa fête est fixée au 14 Octobre - date supposée de sa naissance- et on la célèbre dès lors comme une gloire nationale. Elle reçoit les épithètes de " douce protectrice de la Moldavie " - sa patrie d'accueil -, de " fleur perpétuelle de l'orthodoxie " , de "fondement inébranlable de la chrétienté " . Les pèlerins, et tout particulièrement les femmes qui placées dès leur naissance sous sa protection portent son nom, l 'appellent "Notre très pieuse Mère Paraschiva" . Certaines accomplissent le pèlerinage plusieurs années consécutives par dévotion à leur sainte patronne ou à la suite d'un voeu . Elles viennent de fort loin . Du village de Putna, à la frontière ukrainienne, où nous avons séjourné la

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5 s ema ine p r é c é d a n t la fête, u n g roupe se p r é p a r a i t à pa r t i r , délégué pa r ceux qu i ne pouva ien t e n t r e p r e n d r e le voyage . Une vieille femme q u e l'on n o u s avait dés ignée comme bocltoare, pleureuse rituelle , nous a dit qu' ayant constitué une chorale , il y a quelques années , avec d'autres femmes du village elle a eu l'occasion de se rendre à Iaçi, Elle précisa même que des fragments de lamentations autrefois chantées aux veillées ont été intégrés dans un "cantique" à Sainte Paraschiva , confirmant s'il en était encore besoin le caractère funèbre du pèlerinage . Mais, à côté des pratiques déjà mentionnées qui relèvent d'un "culte des morts ", un rituel à l'usage des vivants se déploie à l'intérieur puis à l'extérieur de l'église . Il a pour objet la relique de la sainte que l'on sort au petit matin, en grande pompe, en présence des plus hauts dignitaires de l'Eglise et sous la protection des popes et étudiants en théologie qui la portent et assurent le service d'ordre . L' apparition du cercueil au moment où il franchit le seuil de l'église libère en effet chez les pèlerins une force émotionnelle qui les projette littéralement sur lui, ses porteurs, son cortège tout le temps que dure le parcours rituel autour de l'église et jusqu'à ce que l'on soit parvenu à l'Installer devant son entrée principale . Là a été préparé un podium surmonté d'un baldaquin en tubes métalliques recouvert de branches de sapin . Des barrières canalisent les pèlerins qui se bousculent pour prendre place dans la file y conduisant . Tous sont porteurs de bouquets de fleurs et de basilic , de paquets de coton et même de pièces de vêtements qu'ils frotteront, " passeront " sur le corps de la sainte voilé d'un suaire doré , sur son visage recouvert d'un masque d'argent, sur son cercueil ou même sur le couvercle déposé à ses côtés , Et toujours veillent popes et séminaristes chargés de protéger la relique des effusions trop longues, des contacts trop appuyés et malgré leur vigilance, ou à cause d'elle, qui brime le zèle des fidèles trop ardents, surtout des femmes, la tension reste vive . Dans le même temps, à l'intérieur de l'église, l'emplacement vide du cercueil de la sainte fait l'objet d'une intense dévotion , on y accomplit le même rituel en s'attardant plus longtemps. Des femmes pleurent appuyées contre sa couche de pierre, la caressent . Par ailleurs une circulation incessante anime le sanctuaire . Les pèlerins continuent à remettre aux popes leurs billets écrits enveloppant quelques lei, car il faut encore et encore donner ; certains ont apporté des flacons d'eau, d'huile ou de vin pour les faire bénir ; d'autres chargés de sacs emplis de nourriture vont les déposer dans ce que nous appellerons la sacristie : une pièce meublée d'étagères où s'entassent ces dons . Destinés aux pauvres, ils seront répartis entre les divers hôpitaux et orphelinats locaux. .

Les objets, les substances que les pèlerins ramènent chez eux connaissent un sort différent . En partie redistribués aux parents, aux amis, aux voisins, à l'instar des pains et gâteaux, ils sont chargés de forces bénéfiques et

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6 utilisés à des fins précises : un enfant malade sera oint d'un peu d'huile ou frotté avec l'ouate qui a touché le corps de la sainte ; il portera le vêtement mis à son contact . Les fleurs et les bouquets de basilic placés dans un meuble, au-dessus d'une icône, au seuil de la maison, en protégeront les habitants . On s'assurera une bonne récolte en arrosant un Jeune vignoble avec l'eau bénie le Jour du pèlerinage ... Ces gestes, ces pratiques n'ont rien de très original et apparaissent bien anodins au regard de le fonction de "passeuse" qui est dévolue à la sainte . Un rôle délicat, ambivalent, qui, pour être rappelé chaque année dans le prône en termes exaltés - on invoque en elle la "Médiatrice de tous devant le Père des Lumières "-, n'en invite pas moins à creuser plus avant le caractère de cette sainte funèbre . Paraschiva, la " Vierge lumineuse " , recèle en effet une part obscure, une face cachée, celle que son autre nom, sa légende noire, inséparable revers du visage radieux que l'on nous a d'abord présenté, révèlent à leur tour.

La double vie de Paraschiva

Les pèlerins qui ont accepté de dialoguer avec les ethnologues, répondu à leurs curiosités en livrant ce qu'ils savaient de la sainte, de ses miracles, l'ont fait en la nommant aussi Vlnerea Mare ou Vlnerea Santa , Mère Vendredi ou Sainte Vendredi, et il est vrai que c'est par cette dernière appellation qu'on la désigne communément en Moldavie . En 1837, un voyageur s'arrêtant à Iaçi pour visiter l'église des Trois Hiérarches note qu'il y a vu " les reliques de Sainte Vénérande " . L'opuscule diffusé auprès des pèlerins qui le lisent, le commentent, le racontent - et ce n'est pas là l'une des moindres singularités de la dévotion que cette présence et cet usage de l'imprimé - présente Vendredi comme " la variante populaire de la Sainte Pieuse Paraschiva fêtée le 14 octobre, connu par le peuple sous le nom de Grand Vendredi " (3) . Tout en soutenant l'existence historique de la première, son auteur , un copiste parmi d'autres, combine la " vie " de l'une à la " légende" de l'autre . Les ethnographes roumains d'hier et d'aujourd'hui s'accordent, pour leur part, à reconnaître dans Sainte Vendredi l'avatar folklorisé de divinités anciennes - tour à tour ou ensemble Minerve, Junon, Vénus - réputées en leur temps très vindicatives à l'égard des femmes, trait dont Vendredi aurait hérité (4) . Dans un beau livre , Isvor, le pays des saules, la Princesse Bibesco, qui a recueilli la parole des femmes, rappelle qu'à leurs yeux Santa Vlnere reste " la plus intransigeante des saintes du calendrier", elle la dépeint comme une vieille femme maigre et noire poursuivant de sa vindicte celles qui travaillent le Jour de sa fête : " Elle les avertit que si elles cousent aujourd'hui elles deviendront aveugles, que si elles tissent leurs doigts

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7 enfleront, que si elles lavent le linge leur chemise brûlera et qu'il leur arrivera d'étranges malheurs " . L'auteur décrit par ailleurs le rituel dont son icône fait l'objet dans un faubourg de sa Bucarest natale au début de notre siècle et son observation, très fine et précise , en conformité totale avec ce que nous avons vu se dérouler à Iaçi le jour du pèlerinage , constitue un témoignage précieux . Elle aussi s'appuyant sur l'étymologie Vinere/Vénus fait dériver d' un vieux fonds de croyances et de légendes païennes ce culte si vivant (5) . C'est dans un même esprit que plusieurs siècles auparavant des missionnaires catholiques chargés d'évangéliser la Moldavie se sont appliqués à le christianiser . L'un d'eux , Marcus Bandinus, sur le terrain vers 1646 , note qu'aux yeux des Moldaves Vendredi passe avant Dieu . Et en effet le précepte qu'il relève continue à circuler sous la même forme : " Mieux vaut offenser Dieu que Sainte Vendredi " avec bien sûr la variante " Mieux vaut offenser Dieu que Paraschiva "

Or c'est bien, aujourd'hui, au sein d'une Eglise orthodoxe qui la reconnaît pleinement, que Paraschiva-Vendredi ( Vinerea en roumain n'étant que la traduction du mot grec désignant le cinquième jour de la semaine ) fait figure de sainte à part entière même si l'on est en droit de s'étonner d'un prénom aussi peu chrétien . Il nous faudra revenir sur ce point . Pour le moment contentons-nous de la réponse fournie par les hagiographes de Vendredi en re nant sa "vie" : un couple de bons chrétiens , Agathon et Polphia, après trente- cinq ans de douloureuse stérilité continuent à prier Dieu de leur accorder un enfant . Si leur prière est exaucée, ils renonceront à tous leurs biens en faveur des pauvres . Un ange leur apparaît alors et leur annonce la bonne nouvelle : " Vous aurez une vierge et son nom sera Sainte Vendredi car elle naîtra un vendredi ". Plus tard confrontée à ses bourreaux et sommée de renier sa foi, la jeune fille soutiendra : " Je suis une chrétienne qui a reçu le baptême, mon nom est Vendredi " . Le changement de nom inscrit la sainte au martyrologue -Paraschiva, la pieuse, n'était, gappolono-noua, pas morte pour sa foi - et par là lui confère une nouvelle personnalité, celle que son histoire, sa légende, va maintenant dessiner.

Enquête sur une vierge au dessus de tout soupçon

Dans le dossier que nos collègues roumains avaient constitué à notre intention avant que nous partions sur le terrain il était fait mention d'une " tradition " faisant remonter la première vie écrite de la sainte au Xlème siècle . Mais très vite, dans les années 1150, " Le Patriarche de Constantinople Nicolas IV Musalon aurait confié au diacre Vasilisc la tâche d'en rédiger une autre qui soit plus agréable à Dieu " . Dans les faits on ne possède aucune vie de Paraschiva antérieure au XVIIème siècle et encore apparaît-elle pour la première

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8 fois dans un recueil de sermons, imprimé en Moldavie il est vrai (6) . C'est cette source qui a servi de matrice au modèle édifiant proposé par certains livrets de colportage, modèle concordant avec le portrait saisi sur le vif auprès des pèlerins eux-mêmes. Or à relire l'un, à réécouter les autres, on découvre que notre " très douce fleur de l'orthodoxie " a du tempérament et une façon de se manifester qui fait planer un doute sur son identité ,

Revenons à l'épisode de l'invention de sa relique et retenons tous les faits de la version qui en est parfois donnée . Enterrée auprès d'un homme dépravé, Paraschiva apparaît en rêve au prêtre du village et le somme de l'écarter d'elle en ces termes : " Enlève ce corps puant et jette-le le plus loin possible parce que soleil et lumière étant, je ne puis souffrir les ténèbres et la puanteur ". Trois nuits de suite, l'ordre fut donné avec force cris et menaces au prêtre, afin de le convaincre que cette vision n'était pas une tentation du Diable . La troisième fois, tenant compte du renom de piété de Paraschiva et du fait qu'elle indiquait de son doigt l'emplacement même du sépulcre impur, il accepta l'authenticité du message et le fit connaître au peuple " . Autre élément plus tardif apportant un détail nouveau, " Le 6 février 1811 elle apparaît de nuit à la poupe d'un navire et fait cesser l'orage ; le lendemain le capitaine reconnaît dans l'icône de l'église du village - il s'agit d'Epivat son lieu de naissance- la femme en noir de l'apparition " . Car s'il est vrai que la sainte se montre, c'est le plus souvent sous les traits d'une longue et vieille femme vêtue de noir - image diffusée par les icônes comme nous l'avons constaté - ou bien revêtue d'un blanc suaire, " son corps ensanglanté, plein d'égratignures occasionnées par celles qui travaillent le jour de sa fête" , femmes et filles qu'elle visite aussi en rêve en les menaçant de leur piquer les bras, les jambes et le visage .

Une apparition donc qui, prenant tantôt l'apparence d'une jeune fille tantôt celle d'une vieille femme, crie, terrifie ceux auxquels elle s'adresse au point qu'ils en viennent à suspecter sa nature . Or cette violence verbale n'en fait-elle pas déjà une striga étymologique, puisque le mot qui signifie crier, désigne en roumain des êtres dangereux, les sorcières d'abord mais aussi les revenants, les mauvais morts, ceux qui justement sortant de leurs tombes avec leur linceul se montrent aux vivants couverts de sang (7) . Et ces cris, ces stridences prennent le sens précis d'agressions alors même que l'apparition veut faire éclater sa sainteté . Ce trait de comportement ne peut-être considéré comme un simple détail, il est plutôt à mettre en relation avec le caractère propre à la sainte, ce qui fait son pouvoir, la constitue comme une force dangereuse . Paraschiva crie et menace ; vindicative, Vendredi punit et se venge, de l'une à l'autre la violence circule . Regardons du côté de la vie et du martyre que l'on prête à la seconde afin de voir s'ils nous apportent de nouveaux '

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9 éléments de compréhension . De quoi se venge-t-elle et pourquoi poursuit-elle les femmes de son inimitié dans un jeu d'agressions réciproques, lui aussi à élucider.

Le chaudron de Vendredi

Née donc un vendredi 14 octobre, la Jeune vierge grandit en sagesse et en vertu et pour garder sa pureté elle quitte, le jour de ses quinze ans, ses vieux parents qui la pressent de se marier . Elle part seule dans le vaste monde pour " y prêcher la loi de Dieu " et, comme Paraschiva, marche toujours plus avant vers les royaumes païens . Sa beauté est si éclatante que les monarques les plus puissants la convoitent. Son destin de martyre va ainsi se nouer successivement autour de trois rencontres dans les cités de trois empereurs emplis de désir et de cruauté - Antiochus, Atisma et Aclit - qui, devant son refus de les épouser et d'adopter leurs moeurs et leurs idoles, la soumettent à des épreuves morales et physiques destinées à ébranler sa foi et sa vertu . Le premier menace de la crucifier " comme son Dieu " , mais Vendredi appelle un ange à son secours qui la sauve en suscitant un grand tourbillon qui détache un rocher dans un bruit infernal ; le second la confronte à un horrible dragon habité par le diable : Vendredi pénètre dans le corps du monstre, en chasse " tous les esprits malveillants " et ressort indemne . Les deux empereurs se convertissent. Le troisième ne se laissera pas fléchir . C'est de lui qu'elle souffrira le martyre par décapitation un 26 Juillet.

Les trois épisodes développent de manière originale, avec des variantes tout à fait intéressantes, le rapport de force qui s'établit entre la jeune prosélyte et 1' empereur païen mais chacun d'entre eux comporte un motif identique, une épreuve obligée . Elle prend place alors que, pleins de fureur, les trois hommes tentent de vaincre sa résistance : ordre est donné à leurs serviteurs de la mettre dans un chaudron d'eau bouillante empli de poix et de plomb, de la couvrir avec des pierres chauffées à blanc et, assurant de cette manière une chaleur intense et continue, de la faire bouillir sept jours et sept nuits . Au bout de ce temps on découvre le récipient , à grand peine car il est difficile de s'en approcher tant la chaleur qu'il dégage est ardente . Vendredi fraîche et dispose se lève et reste debout dans le chaudron. La première fois elle prend de l'eau et la Jette au visage d'Antiochus qu'elle aveugle, la deuxième et troisième fois sa sortie du chaudron suscite une grande flamme qui consume ceux qui faisaient cercle autour de lui .

Si l'on accepte de reconnaître dans ce motif trois fois répété le véritable martyre de Vendredi - elle-même dans des colinda, des chants de Noël, le raconte à Dieu en ces termes :" J'ai été bouillie avec de la cire et de la résine" - on peut

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10 relire à partir de lui la série des confrontations qui l'opposent aux trois hommes comme autant de mises en contact avec le monde infernal . Les chaudrons bouillonnants en sont un des éléments obligé ; le corps du dragon empli "d'esprits malfaisants " dans lequel elle doit descendre en est une autre figure ; les empereurs païens eux-mêmes sont décrits comme " des diables", leurs serviteurs composent une légion satanique . Pourtant la victoire remportée par Vendredi, si elle est à mettre au crédit de sa sainteté, comporte une part d' équivoque . Aux yeux des empereurs l'épreuve du chaudron à valeur d'ordalie, apportant la preuve irréfutable qu'elle est une sorcière . Cela est dit clairement dans des dialogues faits d'accusations réciproques qui ne manquent pas de piquant . " Tu es le fils du Diable, tu es un mauvais sorcier et un mauvais chien", lance t-elle à l'un, et à l'autre : " Toi, tu es un diable noir comme la nuit, tu es le serviteur de l'enfer " . Eux de leur côté interrogent leur entourage : "Dites-moi ce qu'il faut faire à cette sorcière ? " . " Lui trancher la tête " est la réponse faite à Aclit, le plus cruel, et il annonce à Vendredi la sentence en ces termes : "Tu vas mourir de mauvaise mort " . Avant de l'exécuter, il accède cependant a sa demande : la laisser prier Jésus-Christ son Dieu . Voici les dernières paroles de la sainte telles qu'on peut les lire dans le livret que certains pèlerins portent toujours sur eux :

"Toi, mon Dieu, écoute-moi ta servante. Je te prie de dire à ceux qui vont venir après moi qu'Us me célèbrent avec les Jeûnes, avec des services liturgiques et avec des cierges pour m'honorer en ce jour. Et s'ils Jont ainsi, qu'ils soient tous bénis, leurs malsons, leurs enfants, leurs champs de blé et tous leurs animaux, et que tous les esprits mauvais ou enchanteurs

fuient d'eux. Que leurs âmes soient illuminées. Les autres, par contre, ceux qui ne prieront pas à l'église ou qui travailleront ce jour là, qu'ils soient maudits. Celui qui respectera ma fête et jeûnera, qu'il ait la santé et qu'on lui pardonne tous ces péchés. Mais que celui qui n'honorera pas la Sainte Vendredi ou qui la souillera volontairement en mangeant de la viande ou du fromage ou qui souillera cette Journée par la débauche , ou volera, ou

fera le mal, que pour tous ceux-là, tous leurs parents, tout échoue quoiqu'ils entreprennent "

A y regarder de près cette prière est des plus singulières. Ce n'est pas vraiment à Dieu qu'elle s'adresse, malgré la formule initiale, mais aux humains . Vendredi y établit d'abord les modalités du culte qui doit désormais lui être rendu, et nous retrouvons là en effet quelques unes des pratiques - Jeûner, allumer des cierges, prier - qui aujourd'hui marquent sa fête . Très vite pourtant

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11 le message change de ton et se poursuit sur le mode d'une double prédiction : à ceux qui obéiront à ses recommandations elle promet sa protection, la santé, la prospérité et leur donne sa bénédiction , Bien plus, elle prononce à leur intention une formule - " Que tous les esprits mauvais ou enchanteurs fuient d'eux "- que l'on peut entendre comme une conjuration, un exorcisme . En direction des autres, avec la même vigueur, elle profère une imprécation : " Qu'ils soient maudits ! Que pour eux tous et leurs parents tout échoue quoiqu'ils entreprennent " , Elle leur jette, pour parler clair, un mauvais sort qu'elle étend à leurs familles . Dans cet avertissement lourd de menaces se révèle bien la sainte vindicative et toute puissante dont, de Paraschiva à Vendredi, nous avons esquissé le portrait . Reste maintenant à éclairer la nature exacte de ses pouvoirs et à identifier plus précisément ceux qu'elle menace.

Sainte sorcière

Dans sa prière Vendredi pose trois interdits majeurs relatifs au travail, à la nourriture et aux relations sexuelles . Certes ils concernent hommes et femmes mais c'est à propos de ces dernières qu'ils sont explicités, c'est de la relation si particulière que Paraschiva-Vendredi entretient avec elles qu'Us prennent sens . Du premier nous savons déjà qu'il touche un ensemble de tâches spécifiques : coudre, tisser, filer, faire la lessive . On pourrait ajouter cuire puisque le respect du jeûne élimine toute cuisson . D'ailleurs la sainte donne à cet interdit-là un contenu précis en nommant les aliments qu'elle exècre : la viande, le fromage, nourritures d'origine animale dont la préparation et la consommation constituent, à ses yeux, une "souillure" égale à la "débauche" . En proscrivant sous ces deux formes le péché de chair, dans un souci de pureté légitime pour une vierge, Vendredi, pourtant, fait plus que préserver sa personne. L'interdit opère une série de disjonctions donnant au Jour qui lui est consacré une coloration particulière . A l'instar du Vendredi Saint auquel il est explicitement assimilé , il apparaît comme temps de rupture et de solitude : rupture sociale, puisque en sont bannis ces grands partages de nourriture qui soudent habituellement un groupe, une famille, les femmes qui les préparent, mais aussi rupture entre hommes et femmes qui ne doivent pas s'unir ce Jour-là. Certes, ces interdits sont à comprendre dans l'éclairage de la personnalité et du martyre de la sainte . N'a t-elle pas fui des parents pressés de la marier - comme on le dit aussi de Paraschiva dans l'une des versions de son départ ? N'a t-elle pas été harcelée par des prétendants cherchant, à leur tour, et par les moyens que nous avons vu, à la soumettre à leur désir ?

Que ce jour, en conséquence, devienne un temps de dissociation du

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12 masculin et du féminin n'explique pas, pour autant, son attitude si vindicative à l'égard des femmes . En effet, loin de faire jouer leur solidarité, elle les sépare, les isole, en les obligeant à abandonner les besognes qu'elles accomplissent souvent collectivement. Sa fête n'est donc pas, de ce point de vue, assimilable à une " fête des femmes" comme on le dit de la Sainte-Agathe, qui, en Catalogne, pour donner un exemple parmi d'autres, autorise les laveuses, battoir en mains, injure à la bouche, à agresser rituellement tous les hommes qui passent à leur portée . En Roumanie, par un renversement étonnant, ce sont les femmes qui subissent la vengeance d'une sainte dont le martyre ne s'achève Jamais . De même que les errances et les épreuves de Paraschiva n'ont pas pris fin avec sa mort, les souffrances de Vendredi se poursuivent toujours. Plus encore, par leur travail - en cousant, filant, lavant, les femmes réactivent ses tortures, la piquent, la déchirent, la brûlent, la font saigner . Et elle, en retour, leur inflige les mêmes maux, ainsi que le répètent à foison les récits qui la mettent en scène confrontée à l'une ou l'autre . Ainsi de la cuisinière oublieuse qui apprête un repas pour les siens . Vendredi lui apparaît et prononce ces mots :

" Tous ces pots que tu as mis sur le Jeu pour faire à manger Je vais les faire bouillir avec mes croix et Je te ferai bouillir, toi et ton enfant comme vous me faites bouillir vous qui faites à manger le Jour de ma fête. " Vendredi fournit ici toutes les clés permettant de saisir

l'enclenchement des forces dangereuses libérées par une opération aussi anodine en apparence que la cuisine . J'ai montré ailleurs en quoi l'ébullition non contrôlée fait courir aux femmes plusieurs risques dont celui de voir leur maison se remplir d'êtres maléfiques ( lutins et sorcières ), cependant qu'en retour, elles peuvent neutraliser leur action en mettant sur le feu plusieurs pots à bouillir et en accompagnant leur geste d'une formule de conjuration . Alors la sorcière se met " à bouillir ", est brûlée et disparaît non sans avoir révélé son identité (8) . Même si dans le récit qui précède Vendredi se met en position de victime, sa menace vengeresse a la même tournure que la malédiction qu'elle proférait déjà, dans sa prière, à 1' encontre de ceux qui ne respectent pas sa fête . Là encore elle jette un sort . Car ce sont bien les sorcières qui mettent à bouillir au chaudron les petits enfants, multiplient et détournent les gestes sacrés, ici la croix qui devient " mes croix ", pour faire des maléfices ,,, Les femmes doivent donc apprendre à se défendre de la sainte en retournant contre elle ses propres armes comme nous allons le voir dans des récits qui identifient clairement Vendredi à une striga . En Roumanie, le jour de sa fête, comme les autres vendredis de l'année, est appelé " vendredi maudit " en raison du danger qu'elle fait courir aux femmes . Elles savent bien que si elles travaillent l'un de ces Jours

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13 " Vendredi viendra " mais il leur arrive d'oublier ,,, et par exemple de se mettre à leur lessive . Voici ce qu'il advint à l'une de ces laveuses :

"... Une vieille femme lui apparaît aussitôt qui lui dit : " Va te reposer, Je ferai ton travail ". Apeurée la femme va trouver sa marraine de mariage qui lui ouvre les yeux : la vieille femme est Sainte Vendredi, et elle lui dit ce qu'il luifautfalre . Elle revient chez elle et dit :" Je vois brûler les montagnes de Sainte Vendredi, les dragons y ont mis le feu". En même temps, elle prend un cierge et l'allume, elle saisit tous les vêtements et tous les récipients de la maison et les retourne . Un peu plus tard, la vieille

femme à la porte de la maison appelle les objets et le cierge ouvre la porte. Mais le coq annonce minuit. Sainte Vendredi ne peut rien faire . Elle dit pourtant : Tu dois savoir, toi qui n'honores pas les jours saints J'étais venue pour te faire bouillir dans le cuveau, tu me gâches ma journée " (9).

Nous retrouvons dans ce récit tous les ingrédients de la lutte anti-sorcellaire : objets et vêtements retournés, formule conjuratoire permettant d'écarter la sorcière, chant du coq marquant la fin du temps à l'intérieur duquel s'exercent ses pouvoirs . A l'image des revenants et des vampires, qui disparaissent quand s'annonce un jour nouveau, Vendredi quitte la maison où elle s'est introduite non sans avoir réitéré ses menaces lancinantes : l'ébullition de la fautive dans le chaudron ou le cuveau . Voilà maintenant affirmé pleinement son caractère de créature infernale associée au feu et au bouillonnement, toujours en guerre avec des êtres aussi diaboliques qu'elle . Ne l'éloigné t-on pas aussi en lui annonçant que "les dragons ont mis le feu à ses montagnes" ? Car la sainte, dont on affirme quelquefois qu'elle a gagné le Paradis ou "Le Monde des Pieux", habite aussi les cimetières dont certains portent son nom quand elle ne se tient pas aux confins du monde des humains . Elle y occupe alors un espace escarpé, montagneux appelé " l'Autre Monde " ou "Le bout de la terre " .

Certes en la situant sur la limite on lui restitue cette fonction de "passeuse" déjà dévolue à Paraschiva, la "Médiatrice lumineuse" qui facilite aux âmes l'accès au monde des bienheureux . Or le domaine de Vendredi est peuplé d' animaux sauvages dont on dit qu'ils sont "ses petits", gardé par une chienne "dont le corps est en fer et les crocs en acier", il reçoit aussi le nom de "Passage par lequel on descend" . La sainte que son martyre a mis en contact avec le monde infernal ne serait-elle pas, en dépit des apparences, définitivement attachée à ce noir Au-delà ? Ou bien n'en sort-elle pas plutôt pour tracasser les

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14 vivants en les visitant en rêve, en les menaçant, en cherchant à pénétrer dans leurs maisons pour les mettre à mal, obligeant ceux qui veulent l'écarter à la traiter comme un "esprit mauvais" ? Avec cette Vendredi, sorcière, revenante, nous voilà face à une figure qui semble inverser point par point le portrait de la Paraschiva "officielle" d'abord dépeinte . En elle tout est lumière, Jeunesse, bonté , légèreté: elle éteint les incendies, préserve des tempêtes, assure une bonne mort, à l'image de la sienne, libère les âmes . L'autre noire, vieille, règne sur la nuit, le feu, l'orage qu'elle déclenche par représailles ; elle oppresse et torture les corps secondée par un monstre canin, un véritable Cerbère...

Nous n'avons eu aucune difficulté à établir la spécificité du lien unissant Paraschiva, sa vie, sa mort et les qualités qu'on lui prête à la dévotion et aux pratiques qui prennent place le jour du pèlerinage . Cette autre facette du personnage, révélée à travers un ensemble de croyances et de récits, dits "populaires", dont nous n'avons présenté qu'un échantillon puisé dans le riche matériau recueilli par les ethnographes roumains, peut-elle, à son tour, rencontrer un écho dans le rituel mis en place le jour où l'on fête la sainte ? Si oui, va-t-elle contrarier ou éclairer d'un jour nouveau l'analyse que nous en avons proposé ? Prenant au mot les fidèles pour qui " Paraschiva c'est Vendredi" faisons l'hypothèse que, loin de se contredire, les deux visages de la sainte y sont présents et actifs . Pour la vérifier, pour répondre à nos questions il nous faut procéder à une relecture du rituel observé, nous mettre encore à l'écoute de la parole des pèlerins. Or à bien l'entendre il semble en effet que les services qu'ils viennent parfois demander à la sainte, les usages que certains peuvent faire des substances et des objets manipulés, engagent une attente et une croyance en des pouvoirs supérieurs, dangereux et secrets.

Le rite revisité

Prenons d'abord la mise en présence du corps de la sainte et des fidèles et les conditions dans lesquelles elle s'opère. Le 13 Octobre à l'aube, le cercueil reliquaire est sorti, porté autour de l'église dans le sens inverse des aiguilles d'une montre et placé face à son entrée principale où il restera tout le temps du pèlerinage, c'est à dire jusqu'au lendemain soir . Il réintègre alors sa place, la procession le reconduit dans l'autre sens, selon le même scénario . Vers neuf heures tout est fini les portes se referment sur lui, la foule ne se dissipera que tard dans la nuit . Paraschiva passe ainsi deux Jours et une nuit entière dehors, tandis que les pèlerins envahissent l'église, s'y installent, y mangent, y veillent en lisant, priant, discutant, y dorment aussi, entassés sur leurs ballots.

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15 Ne petit-on à partir de ce premier renversement - sainte mise "à la

porte de l'église", pèlerins occupant celle-ci comme leur maison - établir une analogie avec la position de Vendredi dans les récits qui la confrontent aux humains ? Dès lors les gestes rituels accomplis par les femmes pour écarter la sainte, neutraliser ses pouvoirs malfaisants ou l'empêcher de pénétrer dans leurs maisons ne seraient-ils pas ceux qui, au cours du pèlerinage, permettraient de l'approcher sans danger ? Interrogées plusieurs d'entre elles ont précisé qu'elles ne " touchaient la sainte " que si elles avaient jeûné . Nous les avons vu, par ailleurs, tenir précautionneusement dans le creux de leur paume des cierges pour en protéger jusqu'au bout la flamme chancelante . Certaines, après les avoir fixés au sol de manière à ce qu'ils dessinent un rond , " pour ne pas qu'ils s'éteignent " faisaient cercle autour d'eux, attentives à leur combustion lente et complète . Or dans le récit que nous avons commenté plus haut la femme visitée par Vendredi retourne, sur le conseil de sa marraine, tous les pots et tous les vêtements et allume un cierge qui, semblant obéir à l'appel de Vendredi, " parce qu'il est resté debout", précise-t-on, marche vers la porte et l'ouvre. Heureusement le coq chante -il est minuit- et la sainte ne peut que repartir non sans avoir dit : " J'étais venue pour te faire bouillir, tu me gâches ma journée" . Peut-on croire que la marraine, dont on précise parfois qu'elle est "une femme avisée " voire "une sage-femme", a failli sur un point, et que seul le temps jouant contre Vendredi a permis l'heureux dénouement ? Non, lorsqu'on écoute les pèlerins expliquer que grâce au cierge que l'on allume le Jour de la fête, ou l'un de ces "vendredis maudits" qui font sortir la sainte de son domaine,"on est préservé de tout mal". Une chanson à valeur conjuratoire précise l'efficacité de cet acte et la vertu de cette lumière, grâce à eux " la porte de l'enfer est fermée et s'ouvre la porte du Paradis", et bien sûr on chante cette chanson deux fols le jeudi soir et deux fois le vendredi matin pour se protéger du mal et de la" mauvaise mort" . La marraine connaissait donc le pouvoir de cette lumière chrétienne qui dans le récit opère bien un renversement des effets attendus . Comment ne pas voir dès lors dans les milliers de petites bougies dont on ceint l'église la nuit du 13 au 14 octobre -nuit dangereuse entre toutes- autant de flammes protectrices s'opposant par leur feu continu, mesuré, spirituel - elles sont aussi l'Image des âmes libérées -, aux "montagnes en flammes" de Vendredi, aux feux infernaux qu'elle déclenche, à la foudre dont elle frappe avec une violence telle que même "le Diable en tremble" () ,,. fa

S'il en est besoin une variante de notre récit de référence confirme le bien-fondé du conseil de la marraine et nous introduit au deuxième point de notre démonstration. Cette fois la voisine accoucheuse recommande à la maîtresse de maison " de retourner tous les pots de la maison sauf un " . Vendredi

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16 frappe à la porte et demande tour à tour aux objets de lui ouvrir . Le pot vide chemine vers l'entrée mais au moment où il y parvient il se brise et la porte reste fermée (11) . Il faut donc, dans tous les cas, qu'un objet fonctionnant comme un piège tendu à Vendredi fasse semblant d'obéir pour que nous soit révélé le mécanisme efficace de sa mise en échec par la femme sage. Pour le pot, il se brise - et brise l'enchantement - parce qu'il est vide et que cette vacuité équivaut à un retournement . Et n'est-ce pas ce que l'on attend du jeûne sur lequel les femmes insistent tellement ? Ne fait-il pas du corps un récipient vide donc retourné ? Il est dans le pèlerinage l'une des conditions permettant au dire de certaines de " toucher" le corps de la sainte. Or la fête de Paraschiva est en effet dans le calendrier orthodoxe la seule où le jeûne, toujours levé lorsqu'une fête patronale tombe en temps de Carême ou un jour maigre, reste maintenu et même renforcé . Sa rigueur le fait nommer d'un terme spécifique, " Jeûne noir" ou " jeûne sec" à l'image de la nourriture que certains s'autorisent en ce Jour , ces feuilles de choux farcies de riz dites elles aussi " sarmale secs " . Mais des femmes continuent à garder l'estomac complètement vide de la veille de la fête au lendemain ou prennent encore soin de jeûner de la même manière les six semaines qui la précèdent, du jeudi soir au vendredi matin, et nous avons vu que, quel que soit le jour où il tombe, le 14 octobre est appelé " Grand Vendredi". L' effet attendu d'une telle pratique est identique à celui que produit l'allumage d'un cierge : "protéger des maléfices" et de la "mauvaise mort" . C'est donc que ce jour fait courir un grand danger, un danger de mort qu'il faut d'autant plus conjurer que l'on s'approche du corps de la sainte . Car il ne fait plus aucun doute que la relique donnée comme le corps réel de Paraschiva, ce corps entier reposant dans son cercueil d'argent, possède tous les attributs de la Vendredi légendaire . Il n'est donc plus possible de faire le partage entre l'une et l'autre figure . On comprend mieux l'insistance avec laquelle tous, pèlerins et popes, répètent que "Paraschiva n'aime pas que l'on parle de ses miracles" . Parlons-en justement et notamment de celui si spectaculaire qui lui valut d'être aujourd'hui gardée dans la cathédrale du métropolite . Nous l'avons évoqué au début : la nuit du 27 au 28 Décembre 1888 elle sortit Indemne de l'incendie qui soudainement embrasa l'église des Trois Hiérarques . N'y aurait-il pas de la Vendredi là-dessous?

Dès lors c'est tout le pèlerinage qui est habité par une ambivalence, traversé de tensions dont nous pouvons déceler les indices aux niveaux les plus divers . Elles sont celles-là même que la singulière prière de Vendredi faisait Jouer à travers une série d'oppositions et de disjonctions que la fête rend actives . La première concerne la nature des pouvoirs que l'on prête à Paraschiva . Certes comme on l'affirme avec force, elle peut guérir les malades, aider les pauvres,

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17 soulager les malheureux . Pourtant revient sans cesse dans les discours sa capacité à "faire beaucoup plus " . Là réside peut-être le "secret" si bien gardé de la sainte . Laissons parler les pèlerins, des femmes surtout:

" Les gens ne racontent pas les miracles que la sainte a accompli pour eux

-Les cachent-Ils ? Pourquoi ? -Je ne connais pas le secret. Sainte Paraschtva peut éloigner le Diable, elle peut aussi rompre les sortilèges faits à l'aide du Diable .üy a des femmes qui font des sortilèges : par exemple elles peuventfalre qu'un homme ne s'approche plus d'aucune femme, sauf de celle qulfalt le sortilège . Sainte Paraschlva peut le délier. Dans ma famille II s'est passé une chose semblable et la sainte m'a aidé . Comme je vous Val dit, mon mari et mol nous avions des douleurs de ventre terribles et après trots Jours elles ont disparu.

-Croyez vous qu'il s'agissait d'un sortilège ? -J'en suis sûre.

-Avez-vous consulté un médecin ?

-Le médecin ne pouvait rien faire. C'était le vif-argent qui agissait. Père

Argatu du monastère de Cernlca m'a guéri. u

Ainsi les objets et les substances qui ont été mis en contact avec la relique deviennent les agents d'une lutte contre le sort qui, comme on le sait, fait de celui qui l'accomplit le premier agresseur . C'est pourquoi ceux qui vont au pèlerinage sont souvent chargés de sacs emplis de vêtements appartenant à des amis " qui ont des problèmes en famille ou avec des voisins" . Même le simple geste consistant à passer sur le corps ou le cercueil un morceau de coton, un foulard ou une branche de basilic, prend une autre dimension lorsque l'on sait qu'il peut être sciemment accompli comme rite de déliement d'un sort . Le basilic en particulier joue ce rôle et donc sert encore à médiatiser le contact avec la sainte, lorsqu'on estime ne pouvoir la toucher directement, ou même à se protéger des méchants qui, ce jour-là, abondent autour de la relique . Ecoutons cette conversation :

"Us viennent à des grandes fêtes comme celle-ci pour faire des maleßces avec le pain béni, avec l'eau bénite et avec la poussière prise des tombeaux. Ils jettent aussi du vif-argent dans l'église. - Vous croyez qu'il y a quelqu'un qui viendrait "prier"pour le mal des autres? -Ils ne prient pas, Us agissent avec le Diable.

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18 -Est-ce qu'ils rentrent aussi dans l'église ? -Oui, à Cernlca Us ont jeté du vif-argent et de la poussière des tombeaux à l'Intérieur. -Ce n'est ni le moment ni l'endroit pour parler de telles choses. Allons, changez de sujet ".

Le " jour de la Sainte " permet donc de faire servir dans deux directions contraires les objets et les substances que l'on y manipule , Il met en présence des dévots et des " méchants " en un même lieu, l'église, qui devenant le théâtre de ces actes destinés à nuire restitue à la sainte funèbre - la Paraschiva initiale -le caractère de mauvaise morte imputé à Vendredi. Celle-ci avons - nous dit habite aussi les cimetières, lieux où s'exercent des maléfices avec la poussière des tombeaux ou encore la racine de la mandragore que certains - selon ce qu'on nous a rapporté - passent subrepticement sur le cercueil de Paraschiva (12) . Or c'est bien comme un cimetière que l'église est traitée par ceux qui agissent " avec le Diable " . Ce n'est pas là l'un des renversement les moins étonnants opéré par notre sainte, mais il était prévisible, il s'inscrivait dans la logique de son double visage . Le "Grand Vendredi ", nom donné au pèlerinage à Paraschiva, introduit bien " La Grande Vendredi " dans le monde des humains . Comme dans les récits qui la montrent pénétrant dans leurs maisons, elle y transporte, en ce jour, sa règle : la violence, la soif de mal et de vengeance... Aussi autour d'elle, comme le laisse entendre une parole essentiellement féminine, se trament de noirs complots dont les femmes sont aussi les principales actrices car le pèlerinage est leur pèlerinage .

Cela ne veut pas dire qu'elles y régnent en maîtresses . Dans sa prière Vendredi demandait qu'en son honneur hommes et femmes ne se "débauchent pas " et la croyance perdure que ceux qui s'unissent en ce Jour sont punis . Il ne semble pas en effet que le grand rassemblement de Iaçi soit l'occasion de rapprochements sexuels - comme cela est notoire pour Lourdes où l'on se rend aussi en voyage de noces - , il ne s'accompagne pas non plus comme les romerías, espagnoles ou portugaises d'un deuxième temps offrant à la Jeunesse l'occasion, après les pénibles mortifications, d'un courtisement rituel (13) . La fête de Paraschiva qui draine une foule Immense - entre 50.000 et 120.000 personnes -n'offre à aucun moment le spectacle de la joie . Toute la misère et la laideur du monde semblent s'y être donné rendez-vous . Les seules à resplendir de beauté et d'insolence provocatrice sont les Jeunes tziganes . Vêtues de leurs plus beaux atours - les ors, les rouges safranés de leurs vêtements étincellent dans la grisaille ambiante - couvertes de bijoux, faisant tinter leurs sequins, elles circulent en guirlandes colorées . Elles éclatent de rire au nez de ceux qui.les

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19 apercevant, serrent contre eux leur sac et leur jettent, moqueuses : " Vous n'avez pas à avoir peur, le jour de Sainte Paraschiva est le seul jour de l'année où on ne vole pas ! " . Elles, du moins, obéissent à cette prescription de Vendredi. Toujours est-il que dans la triste multitude, les femmes dominent, à l'église seul le fichu fleuri, le tulplnul qu'elles ne quittent pas, met une note de gaieté. Et ces femmes si présentes, si humbles pour la plupart, peuvent aussi se muer en furies. Nous les avons vues dès que le cercueil franchit le seuil de l'église se jeter sur les popes qui l'entourent, s'accrocher à eux et ne plus les lâcher au risque de se faire renverser par le cortège qui, lui même entraîné, dévale les escaliers en provoquant sur son passage des chutes en cascade . Un pope, le Père Justin, s'entretenant avec nous à Putna nous avait dit - avec une pointe d'exagération peut-être - que les prêtres commis à cette fonction emportent toujours deux robes tant il leur arrive d'être complètement lacérés par les femmes . Ne donnent-elles pas à leur dévotion la forme d'une agression rituelle contre les hommes, en l'occurence les représentants de l'ordre religieux, tout en jouant à la Vendredi qui griffe et égratigne ?

Car ce sont les hommes qurtiennent" le pèlerinage, la place des femmes y est réduite . Ainsi, quand le cercueil sort pour faire sa circumbulation autour de l'église, la coutume veut que le cortège soit précédé par la supérieure d'un monastère, la tsaretsa la plus âgée . La vieille femme vêtue et coiffée de noir ouvre la marche au son de la toaca, longue planche en bois qui appelle à l'office, sur laquelle elle frappe avec un maillet produisant un son lugubre . Hormis cette concession, quand les femmes veulent jouer un rôle, occuper une place, elles doivent la disputer aux hommes . C'est au plus près du corps de la sainte que les conflits se font le mieux sentir. Dès qu'elle est installée sur son podium et que commence le défilé des pèlerins, popes et séminaristes s'affairent, attentifs à ce que la circulation se fasse rapidement. Les femmes lorsqu'elles accèdent à la relique avec leur sacs débordants, leurs bouquets, sont les plus réticentes à se soumettre à ce rythme . Elles résistent aux popes qui les bousculent pour qu'elles se pressent d'accomplir le rite . Sans répit une vieille femme monte, dans ce but, sur l'estrade, s'emploie à distribuer aux uns et aux autres ouate et basilic, à les guider vers la relique, à faire ensuite passer aux pèlerins, qui .massés autour, tendent les mains, les fleurs et les brindilles végétales ayant eu un contact avec la sainte . Sans cesse repoussée par les popes, sans cesse reconduite vers les marches par les séminaristes, elle s'obstine, revient et reprend son manège laissant entendre qu'elle ne renoncera pas à occuper sa place . Tandis que cette scène repasse devant mes yeux, Je revois d'autres gestes et d'autres femmes en noir, celles qui, en Roumanie, aujourd'hui encore, ont pour fonction rituelle de s'occuper du mort et je me dis que, par sa détermination ,1a

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20 vieille femme manifeste qu'elle entend tenir un rôle qui fut peut-être le sien, ou celui d'une autre, peu importe, mais qu'il s'agit certainement d'un rôle coutumier aujourd'hui confisqué par les hommes et par l'Eglise (14).

Quoiqu'il en soit, le pèlerinage est l'occasion de prises de position collectives plus dérangeantes et plus violentes . Ainsi ce groupe de femmes militant pour une Eglise " spiritualiste" que l'on refoula en les traitant de "folles", ou cette troupe de religieuses venue tout exprès de son monastère de Galatsi - des schismatiques appelées Vladimiristes - qui fit irruption le 14 vers onze heures et pénétra dans l'église pour "y faire scandale" alors que devant toute la hiérarchie orthodoxe se célébrait l'office solennel retransmis en direct à la télévision roumaine . Les gestes infimes des unes comme les revendications spectaculaires des autres laissent supposer que ce jour dont on ne cesse de répéter qu'il est "un mauvais jour" est bien "leur jour". Aussi des femmes y sont-elles " possédées . Pareille scène se déroula sous nos yeux . Soudain des pleurs, des hauts cris : " la sainte souffre ", jaillissent sur le parvis, parmi la foule, la femme est entourée mais le service d'ordre des jeunes séminaristes veille et s'approche pour l'expulser, ses voisines la soutiennent, la contiennent . A ce moment là une vieille s'approche et l'asperge avec un flacon d'eau bénite, la femme s'apaise . Quel sens donner à son geste ? Celui d'un exorcisme pratiqué par une femme sur une autre ?

Et cela nous ramène pour finir à la question de la relation spécifique qui les unit à la sainte, relation que nous n'avons pas entièrement élucidée mais qui est le fil rouge que nous n'avons jamais quitté .

Vendredi : jour maudit

Lundi, Mardi, Mercredi Je n'ai pas travaillé, parce que c'était Jour maudit . Jeudi Je n'ai pas travaillé parce que la Sainte Jeudi m 'en a empêché . Vendredi Je n'ai pas travaillé parce que la Sainte Vendredi m'en a empêché . Samedi Je me suis reposée parce qu'il y avait une noce au village . Et puis, Dimanche, bien sûr que Je n'alpas travaillé parce que c 'était la Sainte Dimanche.

( chanson roumaine )

" Je suis une chrétienne qui a reçu le baptême, mon nom est Vendredi", ainsi se présente la sainte devant les empereurs païens et, en effet, décliner un tel nom appelle quelques précautions oratoires . Est-il bien chrétien le jour où l'on " peut faire le plus de mal ", ainsi qu'on n'a cessé de nous le répéter ? Est­elle bien chrétienne celle que l'on baptise du nom de ce Jour maudit ?

J'ai déjà souligné le rôle joué dans le pèlerinage par ces livrets achetés, lus, commentés par les croyants qui les portent sur eux comme des amulettes. Leur présence n'a pas échappé à la Princesse Bibesco dans la description qu'elle

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21 donne du culte à Santa Vlnere au début du siècle dans son faubourg de Bucarest : " A la porte du temple, des marchands assis sur leurs talons ont déposé leur marchandise : de petits livres brochés à deux sous, contenant les miracles de la sainte et l'histoire des douze Vendredis ". Il en est de même aujourd'hui et l'opuscule que nous avons eu entre les mains associe ces deux textes . Ecoutons l'histoire telle qu'une femme l'a racontée :

" H y avait une compétition entre les juifs et les orthodoxes. Leßls d'un des juifs, le plus Important des juifs, connaissait de son père les douze jours de vendredi ; car un citoyen chrétien qui en connaissait le secret avait été emprisonné par les juifs et mis à mort et eux les juifs lut avalent pris le secret des douze vendredis. On a demandé dans cette compétition de

lajol quels sont les douze vendredis et, parmi les chrétiens, personne ne connaissait ces vendredis, sauf le jeune homme, leßls du juif. Alors, lui, il est passé du côté des orthodoxes et II leur a dévoilé les noms et les dates des douze vendredis . Ca a été la clé du christianisme et le point fort par lequel II a triomphé. Mais pour avoir vendu le secret, le père a tué leßls. "

Retenons de ce résumé, dont chaque détail serait à commenter , le thème bien connu de la dispute entre les champions des deux religions rivales . L'épreuve ici porte sur "un secret" et ce dernier concerne le jour qui nous intéresse. La femme qui a fait ce récit à l'issue d'une discussion relative au jeûne a précisé que ces douze vendredis sont les plus importants de l'année et qu'il faut " les jeûner sec ". La version écrite, développée dans l'opuscule, révèle donc le fameux secret en donnant d'abord la date et la place occupée par ces Jours dans le calendrier, et, pour chacun d'eux, en établissant une correspondance entre un épisode de l'Ancien Testament et une fête chrétienne . Ainsi "on jeûnera le vendredi avant l'Ascension car c'est en ce jour que Caïn tua son frère Abel et ce fut le premier meurtre sur la terre ". De même pour le vendredi précédant la Nativité "car 40.000 enfants y furent massacrés " e t c . . Le point commun à tous ces vendredis est qu'ils ont été le théâtre d'événements dramatiques et de morts violentes avant l'avènement du christianisme . Ces Jours doivent donc être purifiés par le jeûne et la prière mais on est obligé de penser qu'ils gardent de leur passé sanglant une marque indélébile , elle fait d'eux des jours dangereux , à l'identité trouble, sans cesse " disputés " entre Juifs et chrétiens qui s'en arrachent le secret dans la violence et le sang encore répandu . Le chrétien qui le détenait d'abord - un Saint Apôtre dans l'une des versions écrites - est torturé par les juifs ; le jeune hébreu qui le révèle ou le vend aux chrétiens est poignardé par son père qui se suicide ensuite . Une fois donnée la liste de ces

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22 jours fatidiques, dont 1' histoire s'intitule parfois "Le jeûne noir des douze vendredis", suit l'inventaire des douze bienfaits attachés à leur respect, aussitôt complété par l'évocation effrayante des malheurs qui peuvent s'abattre sur ceux qui les souilleront. On retrouve là le modèle de la prière de Vendredi : les premiers seront préservés de la mort violente, de la misère, du malheur, de la maladie - la lèpre notamment- et des méchants ; les seconds subiront tous ces maux et si, de surcroît, ils "se débauchent" leur descendance sera frappée : leurs fils seront faibles , fous, épileptiques, aveugles, manchots, boiteux ... Leurs filles folles, débauchées, "auront le pouvoir de faire des charmes maléfiques", autrement dit elles seront sorcières .

Nous voilà revenus avec ce dernier trait sur le terrain de Sainte Vendredi dont le jour fait planer les mêmes menaces, les mêmes dangers . De même que l'on doit taire ses miracles, de même que l'on "peut faire le mal avec sa fête", les douze vendredis doivent être tenus secrets de crainte que l'on ne "fasse du mal avec ces jours" . Une analogie complète est posée entre les deux, elle nous amène à interroger l'identité établie entre un jour de la semaine, le vendredi, et la sainte du même nom, là est sans doute la clé de ces inquiétants pouvoirs . Laissant de côté le problème bien plus ample posé par l'appellation des jours de la semaine dans le calendrier chrétien contentons-nous de rappeler que tous, à l'exception du dimanche - jour du Seigneur, en latin Domlnlcus -, continuent à renvoyer à des êtres naturels, la lune, le soleil, et à des divinités gréco-romaines . Les Pères de l'Eglise n'ont pas manqué de souligner cette persistance païenne mais ont échoué dans leurs tentatives pour remplacer "les noms des dieux par l'usage liturgique du mot feria précédé de l'adjectif ordinaï " (15). C'est seulement en Galice que l'Eglise a réussi à imposer cette révolution dont la langue portugaise, seule langue romane à désigner les jours de la semaine du nom de

feira, témoigne encore . Cela n'empêche pas d'autres traits du paganisme de résister comme le dénonce au sixième siècle Martin, évêque de Braga . Il déplore, en particulier, le maintien de pratiques superstitieuses féminines relatives à Vénus et à Minerve, attachées au vendredi . Parce que ce jour est "leur jour" elles le chôment, s'interdisant en particulier de filer et tisser, ce qui conduit l'évêque à rappeler que "seul Dieu a donné aux femmes la saplentla texendl" (16). Nous voilà de prime abord bien loin de la Roumanie et pourtant le cas galicien nous y ramène tout en nous invitant à creuser plus encore la relation entre les femmes, leur travaux et ce jour . Or, sur le terrain roumain, et comme nous le verrons très vite plus largement européen, ce sont tous les jours de la semaine qui sont assimilés à d'étranges "saintes", menaçantes et vindicatives . Et ces figures

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23 toutes puissantes, qu'on les oppose ou les associe deux à deux, que l'on établisse entre elles des liens de germanité ou de filiation, placent la semaine, et donc cette échelle très particulière de la mesure du temps, sous le signe du féminin . Temps lunaire, bien sûr, puisque la semaine correspond à une phase de l'astre, temps non chrétien, serai- je tentée d'ajouter, puisque seul le dimanche échappe parfois à leur emprise . Ainsi en Roumanie dit-on de manière proverbiale que "L'eau du samedi se jette en enfer et l'eau du dimanche au paradis" . Sachant que "samedi" renvoie directement au rite juif du sabbat - dans d'autres langues romanes il porte le nom de sabbato - on peut voir dans le caractère diabolique qui lui est ainsi attaché un écho du récit montrant juifs et chrétiens se disputer le vendredi . Comme on le sait le temps du sabbat est ouvert ce jour-là, à la tombée de la nuit, et dure jusqu'au lendemain à la même heure, or le mot grec vendredi, parasceve, qui signifie "préparation", a bien donné son nom à la sainte roumaine. Les choses semblent se compliquer lorsqu'on découvre que l'on prête à Sainte Vendredi trois soeurs , Lundi, Mercredi et même Dimanche , tout aussi saintes et mauvaises, mais elles s'éclairent à nouveau lorsqu'élargissant notre regard hors des frontières roumaines on voit se révéler le noyau sémantique qui les tient ensemble .

C'est à Géza Roheim, le psychanalyste hongrois, que l'on doit la plus belle enquête sur les jours de la semaine, les femmes et les interdits qui leur sont attachés. Dans un article paru en 1957, Saint Agatha and the Tuesday woman, il invite de manière très stimulante à penser ensemble les récits qui, des Pyrénées languedociennes à la Transylvanie, mettent en scène, selon un modèle quasi unique, la confrontation entre une laveuse, une tisserande, une cuisinière, une fileuse et l'un de ces jours incarnés . Chaque fois apparaît une vieille femme, noire et maigre, parfois revêtue d'un linceul, qui menace d'ébouillanter celle qui n'a pas respecté " son jour " . Elle lui commande même, parfois, de mettre ses propres enfants dans le cuveau ou le chaudron . C'est le cas pour la Mardi roumaine quand elle se manifeste à une femme qui fait cuire son lessif. En Ukraine c'est Sainte Mercredi qui Joue ce rôle, tandis que la Russie a développé tout un cycle relatif à Pjanitza - notre Vendredi -, avec une légende " des douze Pjanitza", et à Nedelja, Dimanche, dont des synodes du XVIème siècle condamnent le culte "païen" . La Parasceve grecque, elle, punit les femmes qui travaillent en les obligeant à manger de la chair des cadavres qu'elle ramène du cimetière. Face à une telle violence ceux qui ont relevé ces récits s'accordent, comme ils l'ont fait pour Vendredi, à voir dans ces saintes les avatars toujours virulents de divinités païennes . Or, comme le fait remarquer G. Roheim, c'est bien, aujourd'hui, dans un espace et un calendrier chrétiens qu'elles s'inscrivent. Aussi s'attache- t-Il, surtout pour la Hongrie, à relever les croyances et les

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24 rituels qui établissent un pont entre ces saintes d'un jour et les grandes figures féminines du christianisme dont elles sont parfois les auxiliaires ou les doubles. Ainsi La Femme Mardi punit les laveuses car en ce jour "on met la main de la Vierge dans l'eau bouillante" . Mardi est, en effet, le jour de la Vierge, celui de sa naissance, et elle le partage avec Sainte Anne que l'on vénère pour l'avoir mise au monde . Les femmes enceintes lui dédient neuf mardi afin d'avoir une bonne grossesse et surtout s'abstiennent de laver, ce qui ferait apparaître des tâches de sang sur leur linge . En Russie c'est à Pjanitza -Vendredi- que la Vierge Marie est assimilée, tout comme en Galicie, avec cependant des variantes l'associant à Dimanche . L'histoire raconte qu'elle a demandé à chacun des jours de la semaine de l'accueillir mais qu'aucun ne l'ayant acceptée il ne lui est plus resté que le dimanche. Ces recouvrements ne sont pas indifférents, ils invitent en retour à s'interroger sur la filiation féminine du Christ . En effet comme la Mardi hongroise, la Sainte Mardi roumaine encore appelée "La Mardi Sorcière" est identifiée à la Vierge et à Sainte Anne . N'est-ce pas que les deux femmes, christianisées après coup, gardent quelque chose de leur Judéité native ou, du moins, sont à penser aussi comme des figures du "passage ", des " préparations" au christianisme (17) ? Et c'est bien pour finir cette question qui arrête G. Roheim . Nous avons vu que la position de Vendredi est explicitée par son nom grec Parasceve . Dans les dialectes germaniques, Samedi devient de même Grecht Tag, "jour de préparation ", par rapport au dimanche, et l'on pourrait enchaîner les exemples de ce que G. Roheim nomme "principe du déplacement". On l'illustrera par un seul . Celui des noms donnés, en Arménie, aux mardi, jeudi et samedi. Les deux premiers sont présentés comme deux soeurs, baptisées respectivement "Le soir avant mercredi" et "Le soir avant vendredi" . Samedi leur jeune frère devient "Le soir avant le dimanche" . On ne doit en ces jours ni manger, ni travailler, ni avoir des relations sexuelles. Les déplacements que les mots traduisent se font donc en remontant vers le jour qui précède, de celui-ci vers la vigile, ce qui est la façon juive de mesurer le jour à compter de la veille, et pour finir vers "le soir", c'est à dire la nuit . Toutes nos visiteuses en effet sont nocturnes . Dans les provinces grecques où Sainte Parasceve est très présente, Sainte Jeudi, une vieille en tous points semblable, vient attaquer les fileuses du jeudi soir. Et ce moment est, un peu partout, particulièrement redouté . En Hongrie on dit que filer ce soir-là fait apparaître le diable et en Allemagne il est "le jour des sorcières", qualité qu'il partage donc avec La Mardi hongroise et La Femme Mardi roumaine encore appelée "La Mardi Sorcière" (18) .

Notre Paraschiva-Vendredi s'inscrit parfaitement dans cet ensemble dont elle apparaît maintenant comme la figure paradigmatique. De la Jeune à la

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25 "vieille" - c'est l'un des noms de la lune en roumain- du jour à la nuit, c'est toute la question du temps qui émerge . Nos saintes de la veille - la nuit s'inscrit entre deux jours - gouvernent le passage d'un jour à l'autre mais plus largement trouvent leur place dans le calendrier à la jonction des mois et des saisons, des vivants et des morts . Il n'est plus temps de parler de Sainte Agathe encore appelée Sainte Fébronie, fêtée le cinquième jour du mois de février et par là et par tant d'autres traits si semblable à Vendredi (19) . Ce mois lui- même s'achève par des jours dits " jours de la vieille " qui font la transition avec le mois de mars . Une autre figure de vieille calendaire, noire et maigre , La Caresma des pays ibériques , incarne le long temps du Jeûne et de l'abstinence sexuelle conduisant à Pâques ; elle est fendue pour la Mi-carême au cours du rite que l'on nomme " scier la vieille "(>9f. Toutes ces femmes, qu'elles soient présentées comme des "saintes" ou comme des " sorcières ", les premières cachant parfois les secondes, ont pouvoir sur le temps . Elles font le temps et par là voient dans les femmes dont elles patronnent pourtant les travaux spécifiques des rivales dangereuses . Laver, filer, tisser, cuire, sont des activités qui font bouillir, qui brouillent, qui font tourner les objets, les matières avec des effets sur le temps météorologique . Les orages éclatent, la grêle crépite et surtout les vieilles maîtresses du Temps apparaissent, vindicatives et menaçantes .

Si par les gestes techniques qui les font femmes, les femmes sont si dangereuses, c'est aussi qu'au sein du christianisme on continue à les considérer comme un peu sorcières, un peu païennes . Les Dames de la nuit qui les punissent en déclenchant contre elles les orages et la grêle, en menaçant de les ébouillanter, en emmêlant leurs écheveaux, sont aussi celles qui les protègent à certains moments de leur vie . Dans les veillées de tissage ou de filage - dont on comprend mieux la stricte réglementation - elles aident les jeunes filles à finir leur tâche /Elles déploient la même sollicitude à l'égard des femmes abandonnées qu'elles consolent en leur offrant des cadeaux . Elles-mêmes, avons-nous vu, interdisent toute conjonction entre les sexes le jour qui leur appartient ou celui de leur fête et se situent aux deux pôles de la vie féminine, qu'elles présentent tour à tour comme notre Paraschiva-Vendredi le visage de la vierge farouche ou celui de la vieille agressive . Ne restent-elles pas malgré toutes les tentatives pour en faire des "saintes", des femmes inaccomplies disputant aux vraies femmes, jusque dans l'Au-delà, leurs pouvoirs, leurs travaux et leurs jours ?

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Chapeau explicatif (encadré)

Cette recherche a été menée dans le cadre du projet collectif " Politique de la religion, politique de la mémoire en Roumanie " qui associe le Centre d'anthropologie (CNRS-EHESS, Toulouse) et des chercheurs roumains du Musée du paysan, Bucarest , à l'initiative de la Mission du Patrimoine ethnologique, Ministère de la Culture. Du 6 au 17 octobre 1992, des chercheurs français ( Marlene Albert-Llorca, Lucie Desideri, Daniel Fabre, Claudine Fabre-Vassas , Claude Macherel ) et roumains ( Serban Anghelescu, Paul Drogeanu, Anca Manolescu, Rodika Ropot) ont partagé une expérience de terrain à Iassi, capitale de la Moldavie, et dans des villages du nord de la Bukovine, à la frontière ukrainienne, d'où chaque année une délégation de villageois se rend au pèlerinage . Ce séjour a donné lieu à l'observation de rites, à des entretiens, à des rencontres avec des représentants de l'Eglise orthodoxe, et nous a permis de nous familiariser avec tout ce qui constitue le rapport au religieux aussi bien en milieu paysan qu'en milieu urbain, Iassi étant une ville de 500.000 habitans. Des réunions de travail ont ponctué ce terrain et nous ont permis d'échanger reflexions et observations . Le matériau recueilli (livrets de colportages, textes manuscrits relatifs à la sainte recopiés sur des carnets prêtés par des femmes), les enregistrements effectués auprès de la population et des pèlerins ont été transcrits et traduits par Paul Drogeanu et Anca Manolescu et mis à la disposition de chacun . Ils ont été complétés ultérieurement lors des échanges, nouveaux séjours et rencontres qui nous ont réunis à Toulouse et en Roumanie où Lucie Desideri et moi-même sommes depuis retournées pour un terrain sur les fêtes des morts d'automne en Transylvanie et en Moldavie. Ceci dit, ce terrain franco-roumain pour avoir été rendu possible grâce à la

disponibilité de nos collègues et pour avoir été conduit"collectivement", a reposé sur un principe de libre interprétation du phénomène observé et de libre utilisation du matériau recueilli. Au cours de l'atelier qui nous a réunis à Bucarest, au Musée du Paysan roumain, à l'issue du séjour, chacun d'entre nous a présenté les grandes lignes de sa problématique, tracé l'axe à partir duquel il pensait pouvoir organiser sa reflexion en vue d'une publication qui réunirait ces regards croisés et singuliers. L' analyse queje propose Ici n'engage donc que moi, elle n'est qu'une lecture parmi d'autres, le premier épisode, j 'espère, de ces "Paraschiva's Taies", dont nous avons ensemble esquissé le projet .

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Notes

1 - Il existe une importante bibliographie, sur la question. Voir pour une synthèse I. Andreesco et M. Bacou, 1986. J'appuie aussi cette assertion sur le terrain conduit en Transylvanie et en Moldavie.

2 - Sur la dimension d'espace métaphysique des lieux de pèlerinage, on se reportera à A. Dupront, 1987,pp.366-418. L'analogie entre le pèlerinage et le voyage dans l'au-delà a été démontré et illustré par G. Charuty In Terrain, 1992, PP.-46-60 . L'expression "blanc pèlerin" apparaît dans les chants évoquant le voyage de l'âme ( voir Brailoiu.1936).

3 - Vinerea Mare est le nom donné au Vendredi Saint, encore appelé en Moldavie pour le distinguer de la fête de Paraschiva, Vinerea Scumpa (Vendredi Précieux) et Vinerea Seaca (Vendredi Sec) .

4 - Je renvoie en bibliographie aux ouvrages de référence en donnant les pages qui ont été traduites par Paul Drogeanu, Anca Manolescu et Gabriela Balaçoiu mais dont des passages figurent aussi dans les opuscules vendus aux pèlerins . Le savoir des ethnographes venant légitimer et renforcer la croyance.

5 - Voir le chapitre intitulé "Sainte Vénus" (pp. 75-77 ; citation, p .77) et celui consacré à "L'église de Sainte Vendredi" [ pp. 112-116) qui note que la dévotion à la sainte se prolonge dans le cimetière du même nom.

6 - Il s'agit ( je donne le titre en français) du Livre roumain des sermons pour les dimanches de toute l'année, les grandes fêtes et les grands saints .du Métropolite Varlaa, premier texte imprimé en Moldavie (1643) . Nous lui empruntons les détails et les citations qui suivent .

7 - L'ouvrage de Dom A. Calmet, 1751, offre un tableau complet de ces personnages.

8 - C. Fabre-Vassas, 1994, pp.300-314.

9- Le récit figure dans tous les recueils de folklore ( voir en particulier S.F. Marian ; L. Sainéan ; T.Pamfile).

10- On raconte que Dieu prenant pitié d'elle lui donne comme auxiliaire Elle .

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28 Le personnage réputé très vindicatif est très présent dans les contes ( voir Schott, 1982, p.242 " La colère d'Elie" ) . Jean-Pierre Albert me signale que selon la tradition apocryphe il n'est pas au Paradis et sent un peu le soufre...

11 - Sur les pratiques de sorcellerie utilisant le vif-argent et la mandragore voir Lorint et Barnabe, 1977, pp. 171-172 et 93-94 . Le rituel de cueillette de la mandragore nécessite la présence d'une vieille femme (voir M. Eliade, 1970, pp. 198-217).

12 - Travaux en cours de Giordana Charuty.

14 - L'analyse du rapport entre le religieux et le politique très présent dans le pèlerinage fait partie du projet en cours cf. trvaux de Daniel Fabre).

15 - In Meslin,1969, p.516 et note 3.

16 - Meslin, op.cit., p.520 et note 5 .

17 - Sur la mère de la Vierge comme image de la Vetula et de la sorcière voir Wirth. 1978 .

18 - Sainte Marthe fait partie de ces saintes sorcières patronnant les travaux féminins . Voir Delpech,1986, et l'ouvrage à paraître de Jean- Pierre Albert : Du sang à la lettre, la sainteté des chrétiennes .

19 - Un important dossier inédit sur Sainte Agathe a été rassemblé par Daniel Fabre ; il confirme en tous points l'analogie posée entre tous ces personnages par Géza Roheim à partir d'une ethnographie plus méridionale.

20 - L. Sainéan,1889 , a écrit un important article sur ces "Jours de la Vieille" également présents sur tout le pourtour du Bassin méditerranéen . Sur la Carême comme figure de la vieille juive et les rituels qui s'y rattachent, voir C. Fabre-Vassas, op. cit., pp.262-273.

21 - Il y aurait un beau travail à conduire sur les travaux associés au fil en relation avec les personnages dont nous avons parlé . Sur la permanence de quelques-uns de ces traits depuis l'antiquité gréco-romaine voir Scheid et Svenbro.1994 .

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29 Références bibliographiques

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Andreesco I. et Bacou M., 1986 . Mourir à l'ombre des Carpathes, Paris, Payot.

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édité par A. Danet, Grenoble, Jérôme Millón. Lorint F.E. et Barnabe J.1977. La sorcellerie paysanne (approche anthropologique de l'Homo Magus, avec une étude sur la Roumanie), Bruxelles, Editions A .De Boeck. Meslin M., 1969 ."Persistances païennes en Galice vers la fin du VIo siècle" in Hommages à Marcel Renard, II, édités par Jacqueline Bibauw, Bruxelles,Laiomus, vol.102, pp.512-524. Roheim G., 1957, " Saint Agatha and the Tuesday Woman", Role of Ethics and

Religion in Psycho-Analytic Theory and Therapy, New-York.pp.119-126 .

Princesse Bibesco,1994, Isvor.Le pays des saules, Paris,Christian de Bartillat

éditeur (1ère éd. 1947, Librairie Pion).

Sainéan L., 1889 ," Les Jours d'emprunt ou Jours de la Vieille" , Romania, 1.18,

pp. 107-127.

Scheid J. et Svenbro J., 1994, Le métier de Zeus. Mythe du tissage et du tissu dans

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Lg samtj. un étranger EâCtQyt et toujours ^.çhez Iyi._ l'J_à I§ mai_sgQ.̂ )_

Essai pour dé-finir une structure bipolaire, le mot. ' ' é t r a n q e r " p r o v : ont , e n r o u m a i n ( c o m m c ?, d'ailic:;-'., „ e n f r a n r. J 1 s , a L L s s il d u i a t i n " e : ' '... r " a n e u s ' ' , cl e r i v é , ..., s o r i t o u r ., d ' " e : ¡ t. r a " , d à s i g n a n t. „ d o n c: „ c e? I u i q u i c? s t " co ; ; 11- a ' ' , d e h o r s, Dam-; lf.;!.-.- 1 ...riqu.es; m o d e r n e s , "antra" a [iri- u n e si g ni *' i ••: üt i o n superlative, tandis que? "étranger", d'habitude, n a pas ce •••ens.

Le contraire (l'antonyme) du "être étranger" -•• ' o s ".: ''ehre a lí maison". "£\ la mai son!l à plusieurs significations, plus ou moins concentriques ou sécantes" la maison, firoprt.,mf.int-dite, la famille. Le: '.̂ ..irtier, la ville, la regio;-., -.a patrie,, ¿a langue (Kbl'ita Gt.i.nescu: "Ma patrie c <.?•_.- . la langue roumaine"', la. ï ••::::. etc. Je pense que tous 11: s aspects il faut les prendre Î:V: analyse,. "Che.: moi, a La maison''. dit le roumain. "H .i-:• maison" a tou'jours un contenu existentiel. "Etre à la m¿ i st. •• '' signifia aussi "et''v- chez lai".

Le te- m-r.» "íitranqer " -• a pas un tí existe', se en soi, i] est dependan'' d'autre chose, de quelque chose qui a ur<? ex i s tenue antérieure a lui-même et auquel il s--: '-apporte. Pour "et.1 .-. étranger" îJ fae.T ..e rapporter à un "t.!"».?; soi", i.e con tenu uu. "chez •:.:.•:." est plutôt u" spirituel afeci-.tr, qu'un de terr :, toire géographique. On ne peut .pas "être étranger", q u ' e n d e v e n ,v. • • t ' ' o t r a n g o r " , c: e q u 't i m p l i q u e , d o n c:, u n "éloiqnement", une entrée dans un tel état, en sortant d'un autre, de? l'état de "a 1 a maison" ("chez soi"), en roumain "acasa" du ¡atin "ad casum". En revanche, "a la maison" ("chez soi"' n'impliqu.i: pas nécessairement 1 existence d'un "éi alignement " .

L. ' ' ' é 1 o i g n e m y n t : ' c ' e s t u n p r o b 1 é m e d e ;- e J. a t i o n , d o n c d e 1 a dé ter mi n,-1. ion du repère f «<?•.:- auquel nous nous r a p p o r t o n s . Notre r e p è r e originaire c'est, taiuu-urs ce "a la m a i s o n " ("cher s o i " ) D ï' " ; n ÎÎ „ 1. e u a r a d i s. I. n p a r- a d : s d ô -F m i t ] •..". m a i s s : ï originaire, au fond • n certain rapprochement ÎC; .-ntué de Dieu, une siège ëjpi'fj de Lui, une p''-o>:imito qui v apporte une '". .¡rnmum on plus continue» C'est pourquoi les F'éres de 1 ' E g 11 e <•- a t f i r m e n t q u e 1 e p a r a cl ; s p e u t e t r e p a r t i e? 11 e m e : : l déguste dés cette vi :.. En défi ni t' ve, le repère prime et. ultime C'est Dieu ex: .''importe quel rapport correct., absolu on peut ! :. faire seul eu-nt face a Lui. Les premiers nommes ont choisi ,. .'.ians leur inconscience., 1 ' "él oi gnei.- .:nt " , venu '"omme Le résultat d'un éj D.I. qn erne nt de Dieu et ••••.-.; pr i m é \.i^r '.<• bann'J -.-semen t du par;.', is« L ' "él ai qnement " est ressenti , quelque soit sen ni ve <.•'.-•., comme une? condition précui re, comme un état difficilement supportable. ;... ' Evangi 1 e nous stimule vers un c. DM i [.".'r temen t délicat -.M. hospitalier avec: ¡ .. s e t r a n g e r s (M a 11 h i e e 2 ïi, 3 ':; ) .

Heureusement, notre "éi ai qnemen t. " n'est pas l'un de définitif, comme celui des ange;: déchus devenus a i ab les, mais il englobe le retour potentiel, la possibilité du rapprochent:-' • c. de Dieu. L'homme hérite cette altération

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ÍJ ÍI t. o I o q i q u !.:• par suite d e i 'eloign em e n t d e Die u., m ci i o a u s s i une? nostalgie du paradis perdu, le par a ci i s de la présence directe; de Dior.,. Le? Christ apporte; avec: Lui la possibilité de í=S transformer le potentiel en rédlité» la pos« i tai 1 i te -:.(: retour "à la maison'' ("chez s o i " ) , .11 ouvre les port'..-; de la réconciliation, <•:-* la rentrée de? M s la proximité 'Je Dieu. La i- e c: h e r c h e d e c e 11. e ' ' à .1..-.'. m a i s o n " ( " c h e :•: soi") t. o t a ; e e t d é f i n i t i v e r epr es en te pour l'homme c o n s c i e n t (plus cl ai rem:/n L dit, pour le fidèle correct) la recherche de; Dieu et la recfierche de soi.

il faudrait ajouter aussi que le Paradis initial n'arrivait pas encore devenir un véritable "che;: soi" ("a la maison' > pour 1 'homme. Celui-ci ne réussi s'..ai t pas de le c o n n a i t r e s u f f i s a m m e n t. et d ' a s sum e r le p r o p r e d u par a d i s a v e c la maturité spirituelle nécessaire, à laquelle il n'a. ;jas eu le temps d'arriver. Le parcours historique de l'humanité, dans son ensemble, comme, aussi, celui de chaque homme, à part, represen t. e justement ce t e s s a i d e mat u ration spirituelle et de retrouvai11e de "à la maison" ("che- soi") perdu, de la "maison paternelle",, Elle sera, quand même, une autre ma i s o n , c? n r i c h i e p a r t a u t c e q u e 1 ' h o m m c a t r- ci -• a i 11 é , s y n e r g i q u e m e n t (en s e m b 1 e ) a v e c s o n C r é a t e u r , e n r i c h i e d e toute son oeuvre spirituel le incarnée et, pi. .us,, tr nn:;f i. qurée.

Il f a u t. a 1.1 '.:s s i o b s e r- v e r q u e 1 ' a r r i v é e d u. C* h n s t i n c a r- n é dans le monde a apporté certaines clarifications, et il est nécessaire d'en tenir compte. Nous savons, maintenan t., qu'il y a un "él clignement " temporel, ainsi qe'un "él oi qnemen t. " total, éternel. Ce dernier peut se-? traduire-; par être ('.i .La gauche? de Dieu (Matthieu 25,31-46) . Il faut remarquer,, de n o u v e a u , c o m m e , e n r o u m a in (sur 1 e q u e; 1 je n'en f a t i q u e r a i d e soutenir qu'elle a des vertus; théologiques exceptionnelles dans son eti-e-meme) , gauche <= stanga) provient, à la différen c e d ' o u t. r e s Lan g u e s , a p p aren t é o s a v e c ] a n o t. r c? o i I n on, du 1 a t. i n ' ' s t a n c u s " - " f a t i q u é " . L e s f a tig u é s , 1 e s blases, ceux qui renoncent définitivement a leur combat spirituel parce? qu'il;™ ont éparpillé leurs forces ailleurs pour de mauvaises buts ,ou parce qu'ils n'ont pas su renouveler leur forces à la Source de la vie., ceux-là seront à la gauche, la ou sont "les ténèbres de dehors" et "les grincements de dents" (Matthieu 23,30).

Comme 1 'élDignement dépend de la fixation du repère, il p e? u t a q u e r i r u n e c: e r t a i n e r e 1 a t i v 1t é, e n fonction d e c e? s repères,, Si le? repère est le mai apparu dans le monde?, alors, évidemment, que positif devient 1'éloignement do ce mal, qui tend ¿̂ usurper le vrai "¿\ la maison" ("che:: soi") et d'en créer un faux, trompeur et accapareur, en réalité un endroit de dé t e n t i on. C ' <••: r> t 1 a s e n s d o n n é p r é p o n d e r a n t d a n s 1 a p e n c é e chrétienne ascétique. Cette pensée tient compte du fait que, après la chute, 1 ' hoin-':> arrive a se senti,- " a la mai sen" ("che: soi") dans un état annrmal , de vie tiède cl:-.;is le péché et lui sollicite d Cue*? s'éloigner dtt*ftc;l 1 e vie <:-:.••. pratiquant les vertus, en vue de; rechercher et. de retrouver la patrie cèle s t e o r i g i n a ire.

i) autre part, dans cette structure-; bipolaire il faut

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étudier toujours l'équilibre intérieure. Normalement» il faut que chaque homme accède? à un équilibre entre l'état de d ' "étranger" et l'état de "à la maison" ("chez soi"), compte tenant, bien zur, de les deux manières de fixer les repères, montrées ci-dessus.

La thèse. Un état spirituel plus élevé, fondateur, suppose, à un moment donné, un acte d'"élaignement" spirituel (éventuellement, aussi géographique) face au monde (entendu comme endroit exposé du point de vue spirituel, après la chute), un parcours initiatique, qui conduise à un saut dans un autre état, qui, a son retour, peut paraître aux autres, restés (spirituellement et, éventuellement, aussi géographi quement ) sur place, "étranger". Celui qui a parcouru ce trajet devient un "étranger radical" (Peter Brook), mais aussi un "étranger autochtone", il est de par ici et il n'est plus d'ici, il est des nôtres et il n'est plus comme nous. Il apporte quelque chose de nouveau, plus élevé spirituellement, il a a porter un message avec une grande charge spirituelle et un appel rempli de force envers Dieu» Il défriche et consacre un lieu, crée un nouveau pole d'orientation spi rituel le.

Finalement, cette thèse ainsi présentée, bien qu'elle comprenne beaucoup d'éléments corrects, elle reste qu'un schéma procustien. Or, une vision chrétienne suppose? la sortie de tout schéma.

L'archétype. L'Archétype est le Fils de Dieu, dans Son hypostase de "la plénitude du temps" (Galatés 4,4), quand II est venu corporellement dans ce monde et nous L'avons connu sur Son nom: Jésus Christ» Il était toujours en route, II n'avait pas "où appuyer la tete" (Matthieu Eî,20; Luc a 9,58). Il a dit se rapportant à Lui: "Un prophète n'est mésestimé que dans sa patrie et dans sa maison" (Mathieu 13,57). Parfais, il était même chassé. D'ailleurs II n ' est. ni né, ni mort dans une maison.

Dans les temps plus proches, on a parlé, morne, du Christ comme de Dieu en exil ce qui est complètement faux, bien sur. Etre en exil suppose d'etre exilé où d'etre autoexilé. Or, tout autre est la raison de la venue du Christ dans le monde. Le "geste" de Dieu est un d'amour, un geste bénévole et assumé, même s'il implique un sacrifice extraordinaire, l'endurance? de multiples affronts et d'agressions de la part des créatures. Quant à un exil intérieur, il ne peut même pas en être question devant Dieu. Il est toujours identique à Lui-même, sans aucune rupture, tel que, parfois ou souvent, cela arrive avec nous, les hommes.

Bien sur, le Saint Jean a dit sur le Christ: "Il était dans le monde, et par Lui le monde ¿\ paru, et le monde ne L'a pas connu. Il est venu chen Lui, et les Siens ne L'ont pas accueilli." (Mathieu 1,10-11). Il faut remarquer qu'il est venu "chez Lui", Ce n'était pas Lui, de fait, l'Etranger, mais les hommes chez lesquels II est venu, étaient, pratiquement, éloignés. C'est pourquoi II est venu, pour les

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ramener "à la maison" ("che:-: sai"). Quelques-uns ont bien réceptionné son appel et L'ont suivi, avec tout le bénéfice existentiel afférent: "Mais à tous ceux qui l'ont reçu, Il a donné pouvoir de devenir enfants de Dieu, à ceux qui croient en son Nom" (Jean 1,12). y

Lr-> Christ ne S'est pas comporté comme un Etranger, au contraire, Il est venu comme chez Ses familiers, montrant leur toute Sa gloire, ¿autant qu'elle pouvait, être saisie par­les hommes, comme l'on constate dans l'épisode de la Transfiguration et du témoignage de Jean (Matthieu 17,1-9; Jean 1,14).

Le type. Le type est Saint Alexis, surnommé "l'homme de Dieu", vénéré, en égale mesure, dans les deux Églises importantes; Orthodoxe et Romano-Cathol i que. Il naquit à. Rome vers la fin du IV-e siècle et était le fils d'un sénateur romain. Il fut marié, contre sa volonté, avec une jeune honnête fille, provenant d'une famille de la noblesse romaine. Alexis accepta, se soumettant à .ta volonté de ses parents, conformément aux principes chrétiens, mais, la nuit même de la noce, Alexis se sépara de son épouse, étant bien d'accord l'un avec l'autre. Il s'embarqua sur un navire et a été porté par la Providence divine jusqu'à Edesse, en Mésopotamie« Là, il vécut 17 ans dans le narthex d'une église consacrée à la Mère de Dieu, vivant tel un mendiant en loques, par la charité des fidèles. Tellement il ¿wait changé que les serviteurs de son Père qui étaient arrivés jusque là, le cherchant n'ont pas pu le reconnaître. Après 17 ans d'ascèse et de vie humble, la Mère de Dieu l'a révélé, en rêve, au sacristain de 1'église comme étant "l'homme de Dieu". Pour éviter les honneurs que l'on était en train de lui porter,, Alexis prit de nouveau la fuite et embarqua, comme autrefois, sur un navire. Contre sa volonté, la même Providence l'a conduit au port de Rome. Alors, il se dirigea vers le palais de ses parents, où il continua de mener 1¿\ même vie de mendiant, sans être reconnu, ou du moins d'etre soupçonné comme tel. Il vécut ainsi encore 17 ans, quand une voix de ciel l'a révèle de nouveau aux fidèles de l'église Saint-Pierre, où le pape célébrait la Sainte Liturgie en présence de l'empereur: "Cherche:: l'homme de Dieu: il priera pour la ville et pour vous tous. Car déjà il sort du corps!". Un grand cortège se forma pour aller chercher Alexis. Il fut. trouvé déjà mort. A coté de lui, une lettre dévoila son identité. Cette indication ne tient pas autant de la cohérence de la vie et de la conception sur la vie de Saint Alexis, mais plutôt d'une sainte iconomie et d'une pédagogie divine. Nous n'avons aucune raison de? croire que le cas d'Alexis est un cas isolé et que ce cas compte parmi beaucoup d'autres restés inconnus.

Pour clore l'histoire de 1¿* vie du Saint, du livre "Prologues", il est dit qu'il y a plusieurs et très différents chemins qui conduisent à la sainteté. Le chemin de Saint Alexis exprime, peut-être mieux le thème de notre atelier. Alexis demeure dans l'obéissance de ses parents,

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mais seulement jusqu'à ce que cette obéissance ne puisse pas mettre en danger sa vacation, l'appel de Dieu en lui. Après, c'est Alexis qui choisit le chemin pour paraître a tous comme étranger. Dés qu'il risque d'etre reconnu comme citoyen de la patrie céleste et d'etre honoré comme citoyen d'une patrie terrestre, il s'enfuit pour regagner son anonymat et l'état d'étranger. Il tient à apparaître aux autochtones comme étranger. Au -fond, de cette façon i 1 se sent "à la maison" ("chez lui") aussi bien devant la porte de l'église, qu'à la porte du palais de ses parents. Rapporté au critère primordial, a Dieu, il est toujours "à la maison" ("chez soi"). Par ses prières pour la ville et pour ses habitants, il tient une relation très étroite, même si invisible et inconnue, avec les autochtones, il est aussi l'un d'eux-Alexis a trouvé la possibilité d'etre plus "a la maison" ("chez lui"), et ainsi plus près de Dieu., S'éloignant du bien être de la maison paternelle, il a découvert l'aise de la maison de Dieu.

En outre, il faut remarquer chez Saint Alexis le fait qu'il réussisse d'etre de la même manière "à la maison" ("chez soi") en Orient comme aussi bien en Occident, comme la sainteté dépasse toutes les barrières géographiques ou culturelles.

Etude de cas. L'aire d'investigation dans le champ de la sainteté chrétienne (un pléonasme, sans, doute) peut être infinie et les cas rencontrés d'une variété inimaginable?. Pour circonscrire, toutefois, un territoire, plus ou moins possible d'être couvert dans un espace réduit, on prendra en analyse 1'"échanti1 Ion" des saints canonisés par l'Eglise Orthodoxe Roumaine en 1992.

On sait que pendant plusieurs siècles d'existence, notre Eglise n'a pas en recours à la canonisation de saints. D'une part, il faut mentionner que les règles mêmes de la canonisation ont été tardivement établis canoni quement et 1 iturgiquement dans l'Eglise. D'autre part, même après cette réglementation, les canonisation restaient l'apanage des Patriarcats ou, du moins, des Église autocéphales. Or, l'Eglise Roumaine a obtenu son autocéphalie à peine en l'année 1885, après la réalisation préalable de l'Union des Principautés, et elle a été élevé au rang de Patriarcat l'année 1925, après la 6r¿inde Union.

Immédiatement après ce dernier événement, on posa le problème de la canonisation des Saints "autochtones" (le sens d'autochtone prend ici un sens un peu plus large, il n'implique pas seulement les saints roumains, mais, en générale, les saints qui ont peiné dans ces régions-ci; la signification est, donc, plutôt territoriale, qu'ethnique, dans le sain esprit de l'Eglise). Comme une canonisation allait se faire pour la première fois chez nous, on a sollicité des instructions et des clarifications du Patriarcat Oecuménique de Constantinople. Certaines difficultés historiques intérieures, ainsi le déclenchement de la deuxième guerre mondiale ont conduit à ce que la

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première série de canoni sations n'ait lieu que dans l'année 1955, bizarre autant qu'étrange, dans une, période communiste dure. Laissant maintenant de coté l'analyse de ce -fait, remarquons, seulement, que Dieu actionne toujours par des voies surprenantes, qui dépassent une logique strictement humaine.

La deuxième série de canonisations eut lieu en 1992, après la sortie du "tunnel communiste". Il faut dire que l'intention de ces canonisations, peut-être peva exactement conforme à la liste finale, a été évidente beaucoup avant l'année 1989, mais elle n'a pas pu être accomplie, pour des motifs fcicilement à comprendre.

En 1992 18 saints furent canonisés. La distribution de ces saints dans le spectre ecclésiastique et social est extrêmement diverse. Sept sont des laïcs. Des clercs, deux sont prêtres de paroisse, et parmi les moines, quatre sont des éveques, deux sont hyeromoines. Une seule femme, la vénérable Théodosie de Sihla. Du point de vue de l'état social, on peut trouver parmi eux des princes comme Etienne le Grand et Constantin Brancoveanu, mais aussi de simples paysans, comme, par exemple, Jean de Prislop. Les saints canonisés ont vécu dans des périodes très différentes, du IV-e siècle (Germain de Dobrudja) jusqu'au XX-e siècle (Le vénérable Jean Jacques le Hozevite de Neamts). Sur la vie de certains d'entre eux, on connaît plus, surtout sur ceux qui ont détenu des fonctions politiques. Sur des autres nous avons des informations très sommaires, enrichies souvent avec de petites histoires hagiographiques.

Le problème de la canonisation est strictement lié à la notion de sainteté. Il n'y a pass de place ici pour insister sur la différence que le christianisme orthodoxe fait entre le sacré et la sainteté. Le sacré apparait plus comme le résultat de l'empreinte de Dieu sur un endroit, un temps, de quelques objets etc., tandis que la sainteté représente, d'une part, l'attribut exclusif de Dieu ("L'Un saint, l'Un Seigneur, Jésus Christ, pour la gloire du Dieu-Père", disent les liturgies byzantines), et, d'autre part, elle représente la réflexion de la grâce de Dieu et de Sa sainteté divine dans le monde. La sainteté demeure dans sa manifestation seconde, un attribut de tout ce qui devient transparent au Dieu, par la pénétration des énergies divines non créées. Le plus apte, ontologiquement, pour cette transparence, est, bien sur, l'homme, qui a été créé à l'image et selon la ressemblance de Dieu (Genèse 1,26). L'image représente la sainteté dans sa potentialité, tandis que la réalisation de la ressemblance conduit à la sainteté, par le dépassement de la condition purement humaine, selon les possibilités propres d'un chacun.

, Une sainteté réelle ne peut exister, du point de vue de l'Eglise, qu'avec une correcte relation avec Dieu, cela veut dire une confession correcte de la foi, une intégration vivante dans la vie liturgique, des actions selon le modèle du Christ.

La source de la sainteté est, donc, une seule: Dieu. "La

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sainteté est l'attribut de la transcendance comme personne?", dit le Père Dimitrie Staniloae. La sainteté,est liée à la transfiguration, à la lumière du Tabor. La perpétuation de la transfiguration est d'ores et déjà, la sainteté. "L'Orthodoxie croit que par la spiritualité, par la pénétration des énergies non créées dans le monde, le monde se transfigure, grace aussi aux efforts que les fidèles font, renforcés par ces énergies, vers la sainteté. Car, dans ces énergies, devenues aussi celles des hommes, le Dieu de la Sainte Trinité Se fait transparent" (Stani.loae, La Dogmatique, vol . 1, p.256-275).

Quelle est l'état de 1 'éloignement de tous ces saints? Comment "fonctionne" le dipole "à la maison" ("chez soi".) -"étranger" dans le cas de ces saints? Car, j'essaierai d'exposer, dans cette communication, 1'"éloignement" et "à la maison" ("chez soi"), dans les termes de sainteté, se rapportant à elle.

Parmi les saints roumains canonisés à l'occasion déjà mentionnée, la situation la plus fréquente est celle des ermites. Ils abandonnent le monde, ils en deviennent des "étrangers", pour apprendre un "à la maison" ("che: soi") incommode, loin du monde, dans le "désert", comme on dit. Ce nouveau "à la maison" ("che;: soi"), béni par une vie d' ascèse, commence a devenir un "à la maison" ("chez soi") périodique et temporaire pour ceux qui se trouvent d'une manière permanente dans le monde. Ils commencent se rapporter à cet endroit-là et ils essaient même de l'imiter, selon leurs possibilités, au milieu du monde» Les ermites deviennent une autre sorte d'hommes, étrangers aux choses habituelles temporelles, une sorte d'éclaireurs d'avant-garde envoyés avant pour découvrir un "à la maison" ("chez soi") indiqué par la doctrine évangél i que de l'Eçjlise. C'est pourquoi l'on dit dans les cantiques de l'Eglise qu'ils ont mené une vie? angélique sur terre. L'angélique tient d'une autre partie de l'Église unique, de celle angélique. Quand ils reviennent, parfois, dans le monde, obligés par des occasions historique?s ou spirituelles diverses, ils sont regardés comme appartenant, du moins partiellement, à un autre monde, avec des valences spirituelles plus élevées. Les ermites ne sont, presque jamais totalement isolés, leur lieu d'ermitage demeure toujours en relation et se rapporte à l'endroit consacré du monde, à l'église (le plus souvent l'église d'un monastère), où ils sont obligés de revenir, avec une certaine périodicité, pour se confesser et pour se communier. Et, ainsi, leur relation avec les autres hommes se conserve. Elle se garde aussi par l'intensité particulière de leur recherche de part de leurs fils spirituels. Ce type d'ermitage communicatif est plutôt spécifique à la vie monastique roumaine, que d'un isolement total.

L' évêque Leontie de Radauti (XlV-e siècle), lee premier-dans ce diocèse a commencé et fini par s'éloigner du monde,

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dans un monastère fondé par lui, Laura. Nous trouvons chez lui, tout au long de sa vie, ce balancement entre être dans le monde et la vie dans le désert, selon les nécessités spirituelles et selon la situation de l'Eglise a un certain moment ou autre. On raconte que même lorsqu'il était évêque à Radauti, il vivait dans une très simple cellule et menait la même vie caractérisée par des efforts ascétiques comme lors de son ermitage. L'ermitage est étendu jusqu'au coeur de la cité. Un exemple de plus que le désert est, premièrement, un territoire spirituel, et à peine secondement un espace physique. Ses reliques, intégralement conservées, ont été vénérées jusqu'en 1639, quand elles furent ravi et ont disparu sans pouvoir être retrouvées jusqu'au jour d'aujourd'nui.

Un disciple de Leantie de Ftodauti (car, la sainteté se déploie, toujours, dans une chaine ininterrompue et infinie), Daniel l'Ermite, fils de paysans, c'est un autre modèle d ' "éloignement" perpétuel. Même le surnom reçu, l'Ermite, démontre cette condition. Il a vécu en ermite un certain temps dans la vallée de Putna, dans un rocher, devenu aujourd'hui lieu d'intense pèlerinage. Par sa vie, il arrive d'etre le conseiller spirituel du Saint Etienne le Grand, qui, d'ailleurs a fondé là un monastère princière nécropole, selon le conseil du saint. Daniil a refusé de devenir 1'egumen de ce monastère ou, plus tard, métropolite de Moldavie, et choisit un nouveau lieu de paix ermitique au bord du Corbu ou du Voronetz, où, après des années, il a déterminé la construction d'un autre monastère, par le même prince (voievod) Etienne le Grand et Saint. Daniil sera le Père spirituel de ce monastère <selon les uns rien que spirituel, selon d'autres administratif, aussi). Son éloignement fut accompagné d'une présence permanente et majeure dans l'histoire de Moldavie, ce qui a contribué à co qu'il soit aussitôt reconnu comme saint et nommé dans le peuple comme tel. Il est, d'ailleurs, représenté sur la fresque du mur extérieur de l'église du monastère de Voronetz. Beaucoup avant d'etre canonisé officiellement, on lui offrait cette dévotion, avec l'accord ouvert de l'Eglise, qui en 1992 n'a fait que reconnaître "de jure" une situation qui existait depuis des siècles "de facto". C'est, d'ailleurs, le cas de la grande majorité des saints dans l'Orthodoxie, inclus les saints canonisés en l'année 1992. Il est naturel que ce soit ainsi parce que le peuple croyant est le premier à ressentir l'intuition de la sainteté et la saisir, conservant dans une mémoire assez vive les traces de cette sainteté. Une sainteté qui continue à travailler dans le monde après la mort du saint. Ceci est, assurément, aussi l'une des conditions formelles pour valider la sainteté dans 1 'Egli se.

D'un autre? ermite, cette fois-ci de Valachie, le Vénérable Antoine de Iezeru-Valcea, qui a vécu du temps d'un autre saint canonisé en 1992, Constantin Brancoveanu, nous

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apprenons le même balancement entre son ermitage?, creusé dans un rocher, et l'ermitage et les églises de là-bas, dans 1 ¿\ vallée, où i 1 descendait souvent pour officier la Sainte Liturgie et aider avec des dons à la construction de quelques églises. Les fidèles, en grande nombre, le cherchaient, essayant de trouver chez lui un autre? "à la maison" ("chez soi"), et, à son tour, il visitait les fidèles. Il v avait place un double chemin, entre "à la maison" ("cher: soi") et "à la maison" ("chez soi") , une arrivée à une maison sans 1'éloignement de l'autre maison. Il a renoncé, à la sollicitation de son évêque, de partir pour le Mont Athos, comme il en avait l'intention, comprenant que c'était plus utile de participer à cette extension du désert spirituel ermitique dans le monde, par ses fils spirituels, de simples paysans, mais comblés de zèle dans la foi. Remarquons que ce désert en est un profondément fécond.

Jean de Prislop, enfant de paysans, comme n'importe quel autre de son village, est regardé brusquement, après la manifestation de certains signes miraculeuses, comme appartenant à un autre état, comme n'étant pas comme tous les autres de la maison. De point de vue temporel il est un étranger, il demeure déjà, d'une certaine manière, dans un autre territoire, à connotations célestes. Il se retire dans une cellule, qu'il creuse seul, selon la tradition, avec un canif dans un rocher, près du monastère Prislop, fondé par les discipleîs du Saint Nicodème de Tismana, l'un des réorganisateurs du monahisme roumain à la fin du XlV-e siècle. Ses reliques, transportées, par des moines, en Valachie, sont disparu de même.

Théodore de Sihla s'a retiré du monde, s'éloignant dans les montagnes de Neamtz. La séparations d'avec le monde est, cette fois-ci, quasitotale (comme d'ailleurs dans le cas de Saint Jean Jacques le Hozevite, qui s'isola dans un creu;: de rocher, accessible seulement à l'aide d'un escalier en corde). Conservant un certain voisinage avec son pays natal et des monastères de la région, elle se voulait cachée et méconnaissable. D'ailleurs, dans la plus part des cas d'ascètes, 1'"éloignement" ne signifie pas autre chose que de devenir anonyme, inconnu au monde, en vue d'éviter toute honneur. Mais, tout à la fois, signifie, aussi, une participation discrète avec le monde, présence par de prières, aide par de bonnes pensés. L'errance de la Vénérable a continué, aussi, après sa mort, car ses religuéis ont été éloignées au temps du Règlement (Statut) organique? et transportées par les russes à Lavre Petcherska de Kiev. Le désir actuel des fidèles roumains de les ramener "à la maison" ne peut être réalisé pour le moment. Les moines-memes de Lavre Petcherska ont caché les reliques et prétendent qu'elles seraient perdues. On peut remarquer, d'ailleurs, une certaine trajectoire dramatique (dispersion, éloignement etc.) des reliques de saints des roumains, qui concorde s.vec leur histoire tourmentée. La cellule de la

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sainte est restée, dans un rocher, comme un saint témoignage et elle est devenue aujourd'hui lieu de pèlerinage-

Jean Jacques le Hoz evite est parti, en réponse à un certain appel intérieur, pour la Terre Sainte (1936), où il devient ermite dans la vallée du Jourdain où il a déployé diverses obéissances au monastère Saint Sava, dans 1 a fondation roumaine et au monastère Saint Georges le Hozevite. Les dernières huit années, il les a passées dans un total ormifano. dans une cellule creusée dans un rocher dans la vallée de Hozeve, dont l'accès était possible que par une escalier en corde. La cellule avait une petite chapelle où il pouvait officier tous les jours. Toutefois, pour les grandes fêtes il allait au monastère pour officier ensemble avec les autres moines. Il a passé, donc, une grande partie de sa vie parmi des étrangers. Ce qu'il a cherchait là-bas, c'était l'approche des lieux par où le Seigneur avait déambulé, le Christ,.Celui sans maison. Mais, à aucun moment, Saint Jean Jacques n'a cessé d'etre attaché aux lieux d'origine et au monahisme de là-bas. Vers la fin de sa vie il a trouvé un disciple proche roumain. Aujourd'hui, après que sa sainteté fut miraculeusement prouvée par la conservation intégrale de ses reliques, il est extrêmement désire et attendu "à la maison" par les siens, vers un autre sorte d'etre ensemble. Il est parti comme un moine assoiffé de vie ascétique et i 1 pourrait revenir dans son hypostase actuelle de saint, vainqueur.

Une autre situation relativement souvent rencontrée, est celle de ceux qui témoignent de leur foi, parfais au prix de leur vie. Quelques-uns des saints canonisés chez nous, aussi bien en 1955, qu'en 1992, sont les victimes de l'expansion catholique et des violences du pouvoir impériale de Vienne sur l'Eglise Orthodoxe de Transylvanie, pour des motifs religieux. Le sacrifice de ces hommes, le plus souvent des gens simples, prêtres, de. campagne, moines ou, même paysans, ont pu sauver une Église menacée, à un moment donné, de disparaître, aussi bien que des valeurs culturelles et nationales, tenant de cette Eglise. Le combat mené par eux a représenté une tentative pour éviter 1'éloignement de soi de la nation, une tentative de maintenir un "a la maison" ("chez soi") hérité et propre, le maintien d'une des principales caractéristiques d'identité du peuple: la foi orthodoxe. Leur démarche devait être accomplie devant, des étrangers, des autorités considérées comme adversaires et plus éloignées de Dieu.

Les prêtres de campagne, Moïse Macenic de Sibiel et Jean de Galesh, des villages de la région nommée Màrginimea Sibiului ont tenté de sauver leur foi et leur Eglise. Ils sont parti pour Vienne, pour intervenir auprès de l'impératrice Marie Thérèse contre l'uniation forcée (1'uniatisme) et les pressions conjointes de l'Église catholique et du gouvernement impérial. Ils vivent l'épreuve

lo

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de plusieurs détentions et de terribles tortures, pour finalement périr dans les ténèbres de la prison impériale de Kau-fstein. Ils étaient partis a l'étranger, où ils sont morts, en vue d'obtenir, pour les -fidèles de leur Église, la possibilité de rester "à la maison" ("chez soi") dans leur-foi .

Il y a des cas quand la profession (confessicn)de foi faite au prix de la vie, devient représentative pour le peuple entier. Le refus de 1'éloignement de la foi du peuple auquel on appartient, prend des connotations emblématiques et de stimule la profession implicite de beaucoup d'autres.

Constantin Brancoveanu a^/ec ses quatre fils, Constantin, Etienne, Radu et Matthieu, ainsi qu'avec son fidèle conseiller, Ianake Vacaresco, mourront entre étrangers, exécutés par des étrangers, dans une capitale d'empire éloignée de sa destination initiale et normale. Le témoignage terrible et épouvantable de Constantin Brancoveanu n'aurait pas pu avoir lieu s'il n'avait pas été confiant dans l'existence d'un autre "à la maison" ("chez soi") par dessus de celui d'ici.

Un cas á part, en quelque sorte inverse, est celui du métropolite Anthime d'Ivirie. Il arrive de l'Ivirie (Géorgie) natale et s'y accomplit, à tous le niveaux, ici, s'intégrant presque totalement (voir la maitrise de 3a langue roumaine) ¿\ un peuple, qu'il a connu relativement tard dans sa vie, mais qu'il a apprécié et l'a aimé sincèrement, auquel il s'est totalement dévoué. Il deviendra saint surtout par son oeuvre dans le coeur de ce peuple, mettant en valeur ses potentialités comme s'il avait été un fils naturel de ce peuple. Il 63st 1 '"étranger" qui perds son éloignement ayant trouvé l'environnement favorable á la communication et au foisonnement. Il trouve; sa mort dans un territoire étranger à cette nouvelle maison, par la main des étrangers. Quelques-uns de ses nouveaux compatriotes ont comploté contre lui, mais la plus part d'entre eux l'ont pleuré amèrement.

Enfin, Etienne le Grand, lorsque, à la suite de; la défaite de Ranboieni devant les turcs, perd son espérsince et a la tentation de renoncer à sa mission, en tant que défenseur de son peuple et de son Eglise, il devient un étranger, d'après une légende, reproduite dans l'ouvrage "Quelques mots" de Jean Neculce, reprise et développée par le poète Dimitrie Bolintineanu. Il n'est plus reconnu chez lui comme appartenant "à la maison", il est placé dans 1'hypostase douloureuse d'"étranger".

Il

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La simple appartenance génétique à un lieu ou sa possession ne transforment pas automatiquement ce lieu-là en un "à la maison" ("chez soi"), mais seulement la protection responsable et -fructueuse de sa dignité et de sa sainteté, dans sa qualité de don de Dieu, offert par Lui et qui nécessite continuellement d'etre traité comme tel. Pour regagner l'état d'autochtone, pour mieux dire le pouvoir d'y rentrer, le prince est forcé d'aller chez le grand père spirituel, 1 ' "homme de Dieu", pour reprendre l'expression utilisée pour le Saint Alexis, qu'il se purifie de ses péchés, qu'il obtienne bénédiction et conseil, qu'il prenne de nouveau la route en priant et spirituellement réconforté. Sans tenir compte du degré de la réalité historique que les scientifique accordent à cet épisode, il est remarqué et marqué par le peuple, considéré comme significatif et nécessaire, et c'est le peuple qui lui a donné le surnom de "Saint", et non une instance supérieure, fut-elle ecclésiastique ou laïque. D'autre part, il est évident, que le grand désir de Saint Etienne le Grand était de marquer le pays de "maisons de Dieu", plus que d'autres fondateurs, et d'essayer, ainsi, de le transformer entièrement dans un territoire de la correcte glorification de Dieu et de Son approché, dans un vrai "à la maison".

Au sujet des autres saints canonisés (le Vénérable Germain de Dobrudja - IV~V-e siècle; 1' Eveque Ghélasie de Rametz - XlV-e siècle; 1' Hiérarque Joseph le Confesseur de Maramures XVII-XVIII-e siècle) nous avons conservé moins de données. Toutefois, il faut mentionner que les reliques de Saint Ghélasie sont conservées et ont été très vénérées par­le peuple tout au long des siècles, même avant d'¿woir été canonisé. En même temps, au monastère Rametz on a découvert, avec des moyens modernes d'investigation, une inscription, qui atteste l'hiérarque Ghélasie et qui prouve l'existence d'un "à la maison" ("chez soi") roumain orthodoxe sur ce territoire, ^ec un document écri t antér i eur à tout autre.

L'antithèse. Loin d'etre un étranger dans ce monde, le saint est "à la maison" ("chez soi") partout et toujours, parce qu'il réalise, d'une manière plus prégnante, l'omniprésence de Dieu et se comporte? comme tel face à cette présence. Toutefois, il cherchera ces endroits-là où. la concentration à la présence du Dieu ne lui soit pas détournée, les endroits oCi il est un peu plus protégé da la chute de son "à la maison" ("chez soi") de plus en plus spirituel, sans hésiter, toutefois, de sortir dans le monde, quand les intérêts spirituels nécessitent cette sortie.

La synthèse. La vie du saint est un continu balancement entre "à la maison" ("chez soi") et 1'"éloignement", dicté par des motifs spirituels, tenant du but du salut, de l'entrée en communication et communion éternelles avec Dieu. Le saint se sentira d'autant plus "à la maison" (chez soi"), qu'il sera plus près de Dieu et d'autant plus "étranger"

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qu il sera plus loin de Lui. Et, inversement, 1 G saint se sent "étrange?r" de tout ce qui est corruption dans ce monde, mais "à la maison" ("che:: soi") dans la mesure dans laquelle ce monde exprime la sainteté. "Car de? la découle le fait que? quelqu'un devient "étranger" -face à ce monde, afin que 1 'ame passe en pensée dans un autre monde et dans un autre siècle, comme dit aussi 1 'Apotre: <<Pour nous, notre cité se? trouve dans les cieux» (Phi 1ippiens 3,20). Et de nouveau: <<Car, si nous vivons dans la chair, nous ne combattons pas selon la chair>> (2 Corinthiens 10,3). Il convient, donc, de dire que celui qui a abandonné ce monde croie fortement qu'il faut, dés cette vie?, passer mentalement, par l'Esprit dans un autre? siècle; là y vivre, là y trouver notre félicité, là notre réjouissance dans les biens spirituels..." (Saint Plaçai re l'Egyptien, "Les cinquante homélies spirituelles", La XLIX-e homélie).

D'ailleurs, la condition de la sainteté (re) devient, par­le. Christ, absolument ontologique, il est possible de la réaliser seulement dans l'Eglise du Christ et en abdiquer ne peut produire que? tristesse, comme le montre Saint Apotre Paul: "Ainsi donc, vous n'êtes plus des étrangers, ni des gens qui séjournent, mais vous êtes concitoyens des saints, vous êtes de? la maison de Dieu, bâtis sur la fondation des apotres et des prophètes, avac Christ Jésus Lui-même pour pierre angulaire. En Lui toute bâtisse trouve cohésion et grandit pour (former) un sanctuaire saint dans le Seigneur, en Lui aussi vous êtes-bâtis ensemble pour (former) une demeure de Dieu dans l'Esprit." (Ephésiens 2,19-22).

Comme il découle des paroles de 1'Apotre, 1'"éloignement" du monde déchu dans le péché est un appel général, pour tous les chrétiens, pour tous ceux qui tiennent réellement a appartenir à cette haute condition spirituelle et existentielle?. D'ailleurs, dès les premiers -te?mps chrétiens on a parlé clairement de? ce?la dans l'Eglise, comme on peut voir, aussi, dans ce texte de la fin du deuxième siècle: "(Les chrétiens) habitent dans les pays où ils sont nés, mais comme des étrangers; il participent à tout en tant que citoyens, mais ils endurent tout comme des étrangers; tout pays leur est patrie et toute patrie leur est étranger. (...) Ils habitent sur la terre, mais ils sont les citoyens du ciel." ("L'épître à Diognet" V,5.9).

Dans son sens maximal, de 1'"éloignement" comme un éloignement de Dieu, une rupture d'avec Dieu, Paul Evdokimov voit cette "éloignement" comme l'abdication de l'homme de sa nature sacerdotale et de 1'appel ontologique vers la sainteté.

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ENTRE LA GROTTE ET LE VOYAGE

Anca MANOLESCU, MUSEE DU PAYSAN

ROUMAIN, Bucarest

Le thème de "l'étranger autochtone" s'est imposée à moi lors d'un

terrain que nous avons fait d'ailleurs ensemble, en Transylvanie. Il

s'agissait là de l'effort de quelques jeunes moines, natifs du pays,

pour refonder un monastère que la politique religieuse des Habsbourgs

avait fait disparaître vers la moitié du XVIII-siècle. Originaires

d'une région où le monachisme orthodoxe avait été "arraché" de ses

racines, ces nouveaux fondateurs se proposaient de l'y reimplanter

selon son modèle premier, son modèle "fort" et pur: l'ermite dans sa

grotte. Ce modèle, ils n'avaient pas à le "réinventer" tous seuls: car

leur apprentissage s'était déroulé dans un monastère d'Olténie (à Tur-

nu en Vîlcea) dont la mémoire, sinon l'expérience actuelle, conserve

le prestige d'une forte tradition d'anachorètisme. Les grottes natu­

relles de Turnu, trous sombres dans un severe parois de roche, avait

été peuplés pendant de nombreux siècles par des hésychastes rigoureux

et même têtus qui s'étaient opposés à l'intention du metroplite

Varlaam de fonder un monastère sur les lieux de leur réclusion.

Nos héros contemporains revenaient donc dans leur pays d'origine

en tant que doublement étrangers: d'abord parce qu'ils avaient dû

s'éloigner pendant longtemps de leur terre natale, faute d'un foyer

monastique proche; mais étrangers surtout à cause de l'option monas­

tique même, qu'ils voulaient réaliser selon l'exemple "maximal"

découvert à Turnu. Leur future communauté s'organisera autour des

grottes qu'ils se s'ont creusé tous seuls, à Parva, en dépit du ter­

rain friable, tout à fait impropre pour obtenir de telles cavités.

Réalisés au prix d'un harassant effort, ces espaces ont pour eux sur­

tout une valeur symbolique: celle de la "fuite par rapport au monde",

de l'intériorité, de la pratique hésychaste, moelle du Christianisme

oriental.

if

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L'altérité, si fortement valorisée dans ce cas, sert en fait à la

restauration d'une "autochtonie" comprise selon plusieurs niveaux: on

retrouve ainsi, premièrement, "l'autre" autochtonie: la grotte en tant

qu 'espace originaire du moine, lieu clos, tout à fait séparé et

protégé, équivalent au "lieu du coeur", utilisé comme la matrice d'une

nouvelle naissance à travers la prière.

En même temps et selon l'intention explicite des fondateurs, ces

grottes sont une véritable "marque" du courant contemplatif orthodoxe,

marque de nouveau imprimée dans la terre transylvane. A travers elle,

cette région est comme réinsérée dans un territoire spirituel auquel

elle n'a jamais cessé d'appartenir en profondeur: "après 1990, il y a

eu une grande revivification, une reouverture vers la vie monacale sur

cette terre. Mais c'est beaucoup plus que cela: c'est la redécouverte

de la maison paternelle. Nous savons très bien combien d'ermitages et

de monastères nous avons eus ici. Pour le moine, il ne peut s'agir en

conséquence que d'un retour vers nous mêmes et d'un reétablissement du

peuple roumain dans ses anciens sillons" (p. staretz Paisie). Le nou-

veau monastère adoptera d'ailleur la règle de la prère ininterrompue,

propre au Mont Athos, afin de relier ljmrégion à ce pôle de l'Ortho­

doxie. Last but not least, les jeunes .fondateurs se croient tenus

d'affirmer, à travers leur entreprise, l^unité nationale. Rejoints par

des frères provenant des trois pays roumains, choisissant pour l'ar­

chitecture de leur église une synthèse des styles ecclésiaux de ces

mêmes régions, ils "espèrent obtenir - selon les paroles du staretz -

une unité de la nation toute entière, à travers ces modèles, ces lieux

et ces hommes qui se trouvent ainsi réunis".

Appartenance à une aire spirituelle ou renforcement du sentiment

national à travers la foi: ce sont là deux aspects d'autochtonie que

les "étrangers" de Parva se proposent d'accentuer dans la conscience

générale de la communauté. Ces deux usages de l'ermite ou du contem­

platif furent mis en oeuvre plusieurs fois au cours de l'histoire

roumaine; et il est probable que nos héros contemporains s'en sont

inspirés pour ce qui est de leur rôle. Un premier cas est celui d'E­

tienne le Grand et l'ermite inspirateur de Putna, tel qu'ils apparais­

sent dans le légendaire du voïvode. Pour fixer correctement le con­

texte où ce légendaire a surgit dans la conscience générale il nous

faut évoquer brièvement quelques données historiques.

?

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La fin du XIX-me siècle et le début du suivant, époque où la

Roumanie s'élaborait, de point de vue idéologique et politique, en

tant que nation regarda Putna comme un haut-lieux de ses idéals

patriotiques. Inclue à ce moment-là dans l'Empire austro-hongrois, la

nécropole d'Etienne le Grand fut le théâtre de plusieurs fêtes specta­

culaires des Roumains. Celle de 1867 (commémorant quatre cent ans de­

puis la fondation), celle de 1871 - organisée par la société des

étudiants "La Jeune Roumanie" dont M. Eminescu était une figure de

marque - et enfin le grand ressembleront populaire de 1904 (400 ans de

la mort du voïvode) célébraient "l'homme glorieux et ses haut-faits

immortels offerts sur l'autel de la patrie, de la nation et de la foi

de nos ancêtres"; "l'héros de la "roumanité" en Orient et le défenseur

de la civilisation chrétienne au XV-e siècle". Etienne était devenu,

pour les besoins du moment, non plus le seigneur du "pays de Moldavie"

mais "le roi de tous les Roumains". Un portrait peint en 1904 par Cos-

tin Petrescu fut diffusé si largement qu'il fixa 1'image courante du

prince: mais là, au lieu d'offrir, agenouillé, son église au Christ

comme dans le modèle qui inspira l'artiste, il se tient, majestueux,

devant son trône. Parmi les préparations de la grande fête de 1904, un

instituteur de Focsani - Stefan Teodorescu Kirileanu - réalisa, en

1903, un receuil de légendes: "Etienne le Grand et le Saint, histoires

et chansons populaires", qui connut plusieurs éditions augmentées jus­

qu'en 1924.

Le moment 1904, avec son effervescence nationale atisée par les

intellectuels patriotes, par des jeunes hommes adhérant aux mouvements

de l'Europe moderne a fixé dans un ouvrage écrit le légendaire du

voïvode; certaines développements de thèmes sont visiblement dû à des

collecteurs plutôt enthousiastes que rigoureux. Mais en grand, le vo­

cabulaire tient ici d'une ligne plus ancienne et plus tenace que les

inventions de la modernité: Etienne n'y est pas raconté comme "un

défenseur de la civilisation chrétienne" ou un "chef de tous les Rou­

mains", mais comme un "roi du monde": assisté dans les combats par

l'archange à l'épée enflamée, tel Constatin le Grand au pont Milvius

ou Charlemagne face à l'Islam, il n'a même pas à agir car ce sont les

armées celestes qui mènent, avec lui, la lutte du Christ contre les

infidèles, énemis des chrétiens; et puisque ceux-ci sont seuls vraie-

b

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ment humains, Etienne combat en fait tous les démons destructeurs :

les Tatares, les Turcs mais aussi les "capcîni", monstres mangeurs

d'hommes sont également terrassés par lui. De Putna, retiré de la vie,

mais non pas mort, Etienne continuera de veiller sur le devenir de la

Moldavie qu'il va restaurer à la fin des temps dans son intégrité et

dans sa gloire: il va châtier à ce moment final tous les juifs et les

"sales payens" qui opressent les siens. Cette fin de toutes les vicis­

situdes de son peuple, enfin libéré des étrangers extérieurs et

inérieurs, Etienne presse Dieu de le faire advenir et c'est son épée

s'élevant hors du tombeau qui l'annoncera.

Héros-symbole d'une nation roumaine en train de se construire

pour les patriotes "éclairés" du XlX-e, Etienne se dresse de son

légendaire tel un souverain perpétuel et sacré. Il y apparaît non com­

me "l'homme glorieux de sa nation", mais comme "l'empereur Çtefan"

pourvu d'une mission eschatologique. Il est, dans les deux cas,

l'embème d'une heureuse autochtonie qui reste à s'accomplir. Mais,

selon le second point de vue, ce projet s'enracine et aboutit dans un

autre plan de réalité que l'histoire faite de mains d'homme. L'anver-

gure de ce rôle demande, par conséquent, l'intervention d'un étranger

radical. Etienne doit son "investiture", dans le sens le plus rigou­

reux du terme, à un ermite caché dans la "cellule de pierre" au mileu

de la forêt. Cette figure tient dans le légendaire une importanceau

moins aussi grande que celle du voïvode: ils forment en fait une fonc­

tion à double face.

Je résume les moments de leur "conjonction": vaincu par la vague

des envahisseurs du pays, son "ost" détruit, le prince erre seul dans

les profondeurs nocturnes de la forêt. Il est en ce moment-ci démis,

dépouillé de sa fonction royale. Ses possibilités "naturelles" de

guerrier se sont épuisées; il fuit hors d'une terre dévastée, annulée

par les enemis. A ce moment, il perçoit une étincelle de lumière qui

le conduit vers la cellule de l'ermite. Après un bref dialogue d'iden­

tification, le vieux reclu accepte à y lui permettre l'accès et écoute

sa confession pleine de désarroi; hurlements effrayants de loups se

font entendre tout autour de l'abri mais le danger est nul puisqu'on

est là "comme dans un chateau-fort inexpugnable" selon les paroles du

propriétaire. Le prince a atteint donc un point caché, un point limi­

te, innaccessible à toute destruction. C'est là qu'il sera reinvesti

/f *

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dans sa fonction royale, mais cette fois-ci d'une manière trans­

historique, cf. à l'interprétation d'André Scrima, et au "sommet". A

mi-nuit, il est conduit par l'ermite sur la hauteur de sa cellule-

montagne d'où on peut percevoir les mondes celestes. L'ermite en sera

l'herméneute. Il désigne un arbre et reveille, par une transmission

directe, la capacité du prince de voir et d'entendre la liturgie des

anges qui s'y dévoile. Cet arbre ardent, ce temple angélique sera,

selon l'injonction de l'ermite, l'autel du futur monastère de Putna:

en s'engageant à l'édifier, Etienne reçoit la garantie de vaincre tou­

jours ses enemis et de sauver le pays. Son tombeau sera creusé en fait

sur un "lieu de vie" et de liturgie perpétuelle, qu'il "ouvre", qu'il

perce maintenant grâce au "gardien" du sanctuaire. Tel Frédéric Barba­

rossa, dans sa grotte-sepulcre, Etienne restera là tout le long des

temps dans la condition du "vivit-non-vivit" au centre de sa terre. Et

Putna assumera le rôle d'un "protège-pays", d'un mundgawî (terme pro­

posé par Anne Lombard-Jourdan en relation avec Montjoie et sur lequel

nous allons revenir):

Mormîntul lui îi la Mänästirea Putna din Bucovina si cîtâ vreme a

sta el în mänästirea asta, Bucovina n-ar sä fie supusä altei natu.

Dupa celea ce-a auzlt d. Const. Pal lue din Volová^ (Buco-

vina) (apud. S. Teodorescu-Kirileanu, 1904, p. 14) ce qui contredit

évidemment la réalité historique du moment.

Ces thèmes, courants, de la fondation sacrée - l'arbre

angélique, pilier du futur autel; l'ermite officiant dans un sanc­

tuaire celeste qu'il ouvre à l'héros fondateur et guerrier - n'ont pas

été consignés par les anciennes chroniques moldaves dans un cycle

légendaire concernant Etienne le Grand. Mais tous leurs éléments s'y

trouvent disséminés, liés à d'autres circonstances ou à d'autres per­

sonnages: le recours à l'ermite lors de la défaite d'Etienne à Rázbo-

ieni est rapporté par I. Neculce dans "0 samä de cuvinte" (IV) comme

légende de la fondation du monastère de Voronet. C'est toujours lui

qui transmet l'épisode du sycomore lumineux pendant les offices de

Dimanche et parle de l'ermite visionaire, enjoiniant Alexandru Läpus-

neanu à y fonder le monastère Slatina. Ce dernier chroniqueur moldave

témoigne déjà d'une période (1661 - 1743) où l'altérité commençait à

dominer la Moldavie: c'était l'instauration des règnes phanariotes,

f M

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décidés par la "Sublime Porte". Un siècle plus tard, en 1775, la Buko-

vine, arrachée à la Moldavie, est inclue dans l'Empire des Habsbourgs.

Le légendaire receuilli en 1904 porte la marque de cette rupture. Si

le Moldaves n'ont pas cessé de développer la figure de leur plus grand

voïvode, c'est dans cette région surtout, coupée de la terre-mère, que

la matière légendaire a coagulé l'éspérence d'une reintegration

centrée sur Etienne et son père spirituel, reclus dans la forêt. Il

nous faut encore remarquer que l'érémitisme et la prière contemplative

trouvaient en Moldavie, à la fin du XVIII-e siècle, une terre de re­

fuge et d'élection. Située en marge de deux puissants Empires - autri­

chien et russe - elle offrait une liberté considérable aux entreprises

spirituelles plus intériorisées, que ni la dure réforme monastique des

Habsbourgs, ni l'Église russe, organisée selon un modèle militaire ne

rendait possibles. De nombreux moines orthodoxes arrivèrent ici de

Bukovine et d'Ukraine et s'établirent dans les monastères moldaves.

Parmis eux, Paisie Velicicovsky, celui qui, après un appretissage

hésychaste à Poiana Màrului et un stage au mont Athos, revivifia le

cournat contemplatif orthodoxe et fit rayonner de nouveau sa tradition

à partir du monastère de Neamt- A son enseignement et son action est

due la ligne de la starcestvo, de la perenté spirituelle qui nourrit

et renouvela l'expérience moancale russe au XlX-e siècle. Ce renouveau

de 1'hésychasme, le florissement des ermitages et leur influence sur

la conscience générale du peuple contribua probablement à modeler,

d'une matière légendaire, la figure prestigieuse de Daniel l'ermite du

XIV-me siècle.

C'est sur lui que nous allons faire maintenant quelques succintes

observations: les traditions consignées par S. FI. Marian en Bukovine

le décrivent en permanente fuite du monde, dans une incessante "course

vers l'hésychia" selon l'expression du saint Nicodème de Tismana. Moi­

ne dans le monastère Laura, il enfreint une fois la décision de son

staretz: retardé par les services pieux que les laïques lui demand­

aient dans les villages, il dépasse le terme mis à sa mission hors du

monastère. Les remontrances de son chef et ses remords le décident à

s'enfoncer dans la forêt pour y vivre en radical ermite. Mais cette

séparation entraînera une ligne de fondations royales implantées sur

le territoire suscité par sa réclusion; elles aboutiront à Voronet,

lieu de son sépulcre. • Une dialectique de l'altérité et de l'autochto-

o

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nie le pousse toujours plus loin dans un désert transformé, sur ses

traces, en autant de "protège-pays". En étranger caché au milieu de la

forêt, il vit de la prière continue, en communion avec les anges; mais

ces sanctuaires angéliques, qu'il suscite par son effort ascétique,

seront utilisés, à travers le voïvode fondateur et guerrier, pour la

sauvegarde de son peuple; ils seront "actualisés" comme des sources sou­

veraines, trans-terrestres, des victoires du voïvode: celui-ci n'a-t-

il pas construit - dit-on - autant de monastères qu'il a eu de com­

bats? La légende renverse seulement la perspective: la fondation ne

rend pas grâce pour un combat réussi; il le garantit. Non-impliqué

dans l'histoire, l'ermite peut, selon la légende, lui assurer un cours

faste. Le pôle de son influence est Putna, là où la présence

perpétuelle du souverain s'enracine dans une liturgie angélique.

Nous espérons ne pas trop nous tromper en invoquant ici l'afinité

avec une construction hagiographique beaucoup plus élaborée, plus com­

plexe et plus longue: celle liée au monastère Saint Denis. "Depuis

Dagobert, les successeurs de Clovis avaient choisi ce sanctuaire pour

nécropole... C'était bien dans la crypte de Saint-Denis que

s'enfonçaient les racines du tronc souverain, du royaume de Clovis...

(G. Duby, 1966, p. 14). Selon l'analyse d'Anne Lombard-Jourdan, la

construction d'une haghiographie digne de cette abbaye royale eut plu­

sieurs mobiles. D'abord "faire oublier l'ancien lieu de culte et de

réunion druidique du Lendit". Les vertus du "mundgawî", tertre

funéraire et "protège-pays" incrusté au "Lendit" étaient transphérées

ainsi sur Saint-Denis et converties en valeurs chrétiennes. Si à Put­

na, Etienne réside jusqu'à la fin des temps en protecteur du pays, à

Saint-Denis c'est la fonction monarchique même qui se perpétue: "la

réunion des rois morts crée une sorte de généalogie qui dépasse et

annule la discontinuité des trois dynasties ensevelies ici" (J. P.

Albert, 1990, p. 303) . Mais le point commun le plus saisissant, nous

^ ' D'ailleur, dans la logique de la légende, Putna sert lui aussi de chiffre pour la continuité et la légitimité dynastique: l'ermite reti­ré sur l'emplacement du futur monastère aurait prédit, dit-on, l'avènement du jeune prince au trône. Ce qui veut confirmer en quelque sorte la prise violente du pouvoir par le prince qui chassa de Molda­vie son oncle, usurpateur et meurtrier du père d'Etienne, le voïvode Bogdan II. Afin d'assurer sa dynastie, le voïvode eut à faire prison­nier et exécuter, plus tard, ce parent incommode, décision imposée par

7 23

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semble-t-il, se réfère à la présence angélique impliqué par les deux

nécropoles royales. A saint Denis, martyre parisien et saint de

réputation locale, la hagiographie officielle superposa la figure de

saint Denys 1'Aréopagite, visionaire des Hiérarchies celestes. Les

ordres angéliques servirent à Suger pour "faire le modèle de la

société féodale, plaçant le roi au sommet de la hiérarchie des pou­

voirs terrestres, et comme à la rencontre de la terre et du ciel" (J.

P. Albert, 1990, p. 302). Un saint importé, "dont la renommée était

aux dimensions du monde d'alors" (A. Jourdan-Lombard), servit, par son

oeuvre, de point d'appui à l'édification d'un prestige de médiateur

universel pour un pouvoir en place. Le discret étranger de Putna, lui,

sert à nourrir les espérances d'un retour à l'autochtonie, fusse-t-

elle accomplie dans ce temps ou à la fin de celui-ci.

Nous essaieront d'évoquer maintenant une troisième et dernière

figure: celle de la "très pieuse Paraschiva" de Iasi. Sa hagiographie,

débutant peu après sa mort, dans la seconde moitié du Xl-e siècle,

transmise et enrichie par le diacre Vasilisc, le Patriarche Eftimie de

Tîrnovo, Démètre de Rostov, Nicodème l'Hagiorite et, dans l'espace

roumain, par le métropolite Varlaam et Mathieu des Myres rend compte

d'un destin d'itinérante, marqué par quelques significatifs moments

d'autochtonie. Sa vie terrestre est simple au maximum: né à Epivat

(signifiant lieu élevé), au sud-est de Constantinople, elle quitte à

dix ans la maison paternelle, poussée vers les "profondeurs du désert"

par le désir de suivre le Christ. Se dépouillant des vêtements et des

"parures féminines", qu'elle offre aux pauvres, Paraschiva s'efface,

absorbée dans une vie de réclusion et de prière. Une injonction

angélique lui ordonne après quelqeue temps de retourner dans son pays

d'origine afin de "laisser son corps à la terre et de passer vers Dieu

qu'elle a aimé". Elle se rend alors à Constantinople et, dans l'église

de Blacherne, invoque La Mère de Dieu qu'elle prie de lui preserver le

statut d'étrangère a ce monde. Armée de cette aide, Paraschiva passe

ses dernières années à Epivat, telle une inconnue ignorée des siens.

la "mission" annoncée à Putna.

it

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C'est tout! Les mérites apparents de cette sainte, honnorée par toute

l'Orthodoxie, se résument à une limpide et résolue altérité, convertie

en bénéfice pour son pays d'origine. Car ses reliques "purifient" le

sol qui les contient. Leur première manifestation est la requête, plu­

tôt violente, adressée aux habitants de la région d'éloigner "la cha­

rogne puante de pêchers d'un marin qui avait été enterré près de son

corps". Suivent les miracles communs à toute hagiographie.

Assez exceptionnel, en échange, est le trajet post-mortem de ce

corps-relique: exceptant la Russie, il a parcouru toutes les régions

de l'aire orthodoxe, résidant dans ses capitales au moment de leur

plus grand éclat. Après deux cent ans de très honnorée présence à Epi-

vat, les reliques sont transpherées à Tîrnovo, où elles restèrent de

1235 à 1395. C'était la période où l'Empire byzantin, croulant sous

ses propres déficiances et sous la passion des Croisés pour les lieux

saints, voyait ses chefs se fixer à Nicée et à Thésalonique. Le tzar

bulgare Jean-Assan II "tentait alors de réunir la population orthodoxe

de la presqu'île balcanique afin de former un nouveau Empire centré

sur Constantinople" (S. Porcescu). Son projet impérial avait besoin

d'une investiture: il obtint la translation des reliques d'Epivat à

Tîrnovo. Etienne Lazarovitch, chef des serbes libres après la mort de

son père dans la bataille de Kosovo fit venir les reliques à Belgrad.

Le grand empereur Etienne Douchan ne s'était éteint que depuis cin­

quante ans et Belgrad constituait encore une position forte devant la

pression otomane. Quand, en 1521, ce rempart orthodoxe céda à son

tour, la relique fut obtenue, contre une grosse somme versée au sul­

tan, par le patriarche de Constantinople qui l'emplaca dans la

Cathédrale patriarchale. Sous la domination musulmane, le chef de

l'Eglise orthodoxe était considéré un "étnarche", responsable pour

tous les peuples orthodoxe de l'Empire. Sa cathédrale étaJt donc le

centre reconnu des Orthodoxes et, de ce centre, Paraschiva continua de

rayonner sa force. Vint enfin la période roumaine - plus précisément

moldave - qui débuta en 1641. "Homme de haute nature", selon le chro­

niqueur contemporain Miron Costin, Vasile Lupu avait des propensions

de despote oriental: le nom adopté en tant que voïvode, le luxe

inoui de sa cour et son cérémoniel d' inspiration byzantine, les lois

qu' il conçut selon les codex de Byzance témoignent clairement du type

de royauté qu'il aspirait à copier. En son Temps, Iasi devint une

.25

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des capitales les plus marquantes de la Chrétienté orientale. Renouve­

lant le monastère Golia, il y fonda une école théologique où on en­

seignait le latin, le grec, le slavon et le roumain et, également, une

imprimerie d'où sortait un des premiers actes du "petit synode" tenu

en 1642 à Iasi, synode qui réunissait théologues russes et grecques

dans l'effort de combattre l'influence calvine présente en Pologne et

Ukraine. Selon l'expression de l'initiateur, le métropolite Petru Mo-

vilä, Vasile Lupu fut choisi comme hôte de la réunion

parce qu'ils nétait pas soumis à un souverain d'une autre religion,

à cause de la "vaillance" dans la défense de la vrai foi, mais aussi

pour sa généreuse prospérité. Généreux envers les institutions de

oikoumené orthodoxe, Vasile Lupu l'était vraiement: non seulement il

hébergea la conférence qui formula "Le Témoignage de la Foi ortho­

doxe", mais fut pendant son regne "celui qui nourrit abondemment

l'Orthodoxie". En l'appelant ainsi, le patriarche Théophane de

Jérusalème le désiga peu avant sa mort comme électeur, à côté du pa­

triarche de Constantinople, du futur hiérarque jérusalimitain. A une

époque où les pays orthodoxes sud-danubiennes étaient devenues des

provinces otomanes et la Russie n'avait pas encore assumé le rôle de

troisième Rome, Vasile Lupu soutint substentiellement la "grande

Église" et fut pour elle une sorte de chef économique qui assainit ses

lamentables finances. A ce magnanime bienfaiteur, à ce protecteur de

l'oikoumené chrétienne de l'Orient, à ce voïvode qui aspirait de pro­

longer le modèle des souverains byzantins et peut-être de le restau­

rer, la Patriarchie de Constantinople témoigna sa reconnaissence en

lui offrant les reliques qui avaient protégé, tour à tour, les points

forts de l'Orthodoxie. De son côté, le prince offrit à Paraschiva une

splendide demeure: le monastère "Les Trois Hiérarches", finement

sculpté en pierre, tel une châsse. Les vertus essentielles d'un

souverain orthodoxe se trouvaient ainsi affirmées, de manière

emblématique, dans la capitale de Moldavie: légitimé et soutenu dans

cette dignité par une "étrangère au monde, aimée par Dieu", Vasile

Lupu suivait l'exemple de charité, inspiré par la Sainte, et celui de

combat pour la vraie foi, symolisé par les trois docteurs de l'Église.

Le trajet de Paraschiva configure, pourrions-nous dire, un type

spécial d'autochtonie. Les hagiographes de chaque peuple qui l'a ac­

cueillie et les croyances des fidèles n'ont pas manqué de declarer, à

10 *

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un moment ou à un autre, qu'elle est native du pays: elle fut ainsi

bulgare, serbe et, finalement, roumaine. Dans chaque cas, la présence

de ses reliques témoignait d'un statut spécial du prince qui les obte­

nait: il n'était pas seulement un souverain chrétien parmi d'autres;

il se concevait comme le prince symbolique de tous les Orthodoxes.

Cette 'itinérance formule en fait l'aspiration, jamais abandonnée, de

restaurer politiquement un Empire oriental, que chacun avait la

prétention de réaliser à partir de sa propre terre. Puisque Byzance

planait au dessus de tous, en tant que tradition, chacun - tour à tour

- pouvait tenter de le reconstruire. Entre son universalité et les

tentatives de ses repliques nationales, Paraschiva était la

médiatrice. Car Paraschiva, aussi, offrait les traits exemplaires d'un

emblème, au delà des particularités incarnées, accidentelles d'une

individualité. Si Paraschiva avait réalisé un haut destin contempla­

tif, si elle avait atteint le but le plus prestigieux de l'expérience

orthodoxe, elle pouvait cristalliser, dans ce cadre, les essais de

reconstituer cette tradition sur le plan le plus concret.

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Se mettre à table avec les morts

Enquête sur le terrain roumain

Dr. Sanda Larionescu

La societée vilageoise roumaine a conservé j u s q u ' à nos jours, telles que les

enquêtes de terrain nous ont revelé, d 'ancien s rites dont le destinataire est la

communauté des morts. Certes, que le long du temps le scenario rituel, qui lui

a été consacré : le culte des morts, a subi de certaines modifications, mais celles

- ci n ' o n t pas engendré des coupures au niveau de son schéma. C ' e s t pour

cela on retrouve dans la pratique ce rémoniale, d ' a u j o u r d ' h u i toutes les

composantes du discours»dufàtuer\cult des morts, observés et évoqués à la fin

du XlX-e et au début du XX-e siècle par les folkloristes S. Mangiuca1, S. FI.

Marian2 et T. Pamfile\ En rapportant leurs descriptions* aux donées

recueillies par nous, au cours de plusieurs séjours effectués sur le terrain (de

1972 à 1993)*, on a pu constaté que l 'objet qui nous occupe et qui représente

une des composantes du discours ci-dessus mentioné: le coutume de se mettre

à table avec les morts, a conservé entièrement son sons. Même si de nos temps,

ce coutume est performé plus en vertu de la tradition que de la fois dans

l'efficacité du rituel, son enjeu peut être aisément décelé. Il se fait ressortir

par les réponses mêmes des paysans aux questions concernant notre sujet, par

la façon dont le discours est structuré et dont il se déroule ainsi que par les

connexions sur lesquelles s ' appu i la relation entre le culte der morts et les

fêtes calendaires, surtout celles qui tombent aux alentours des moments de

crise cosmique (au solstice d 'h ive r et d ' é t é , à l 'equinoxe de printemps et

d 'automme). C ' e s t donc de la qu 'émerge, tel q u ' o n va reveler dans les

pages qui suivent, le constat que le coutume de se mettre à table avec les

trépassés qui se sont agrégés à l ' a u delà a pour but d ' a s su re r la

communication périodique entre les vivants et les morts, au profit des uns et

des autres. Conformément aux croyances populaires,les morts, que les vivants

les attendent aux festins rituels pour les regaler, sont censés faire partie de

leur famille qui s'identifie soit avec tel ou tel groupe domestique, soit avec

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telle ou telle communauté villageoise. Ceux-ci les considèrent comme tel

puisque, bien qu ' i l s sont morts, ils représentent leurs párenteles: parents et

ancêtres. C ' e s t une conception qui ploge ces racines dans le monde des

anciens romains, pour lequel, dit J. T. Adison, " ....la famille comprenait les

morts non moins que les vivants. C ' é t a i t une corporation perpétuelle q u ' i l

incombait aux vivants de maitenir non seulement en produisant des

descendents, mais en offrant aux esprits ancestraux un cuit regulier6. Les

grecs de l'époque d'Homer ont considéré aussi les morts en faisant partie de

la famille7. En fait, on rencontre cette conception - ci à la plupart des anciens

peuple? ,mais elle a surveque notamment dans les croyances des pays de

l'orthodoxie du sud - est européen: des roumains de sud et de nord du

Danube, des bulgares, des serbes, des gracs et des albanés.

Pour les paysans roumains les liens de famille ne se rompent pas par le

trépas : les morts comme les vivants sont tout autant d ' anneaux d ' u n e

chaine familiale qui n ' a pas fin. De plus, les morts d ' u n village sont censés

à s 'apparenter non pas seulement avec tel ou tel groupe domestique mais

avec le village tout entier. Et cela puisque, selon la mentalité traditionelle,

forte encore parmi les plus âgés des paysans, le village représente une

communauté de lignages qui s 'apparentent par des liens consanguins,

matrimoniaux aussi bien que par d ' au t r e s formes de parenté spirituelle (le

parrainage, la relation avec la sage- femme, la fraternisation, l 'adoption)8 .

Par le trépas les gens ne quittent pas la famille, ils ne sortent pas de son

système. Ils continuent d ' y faire partie, car ils changent tout simplement de

place, en passant d ' u n niveau à l ' au t r e , de l ' i c i bas à l ' a u delà, de la

famille des vivante à la famille de morts. Donc, le village est concerné en tant

qu 'un ique grande famille qui enserre tant la famille présente, des párenteles

vivante^que la famille passée, des párenteles mortes. En faisant partie de la

même famille, du lignage, les vivante et les morts doivent avoir des relations,

des contacts rituels. C ' e s t justement le ritual de se mettre à table avec les

trépasses qui, dans le contexte en question, constitue l ' u n e des plus

significatives formes de communication, d ' en t r e les deux groupes, destiné a

mentenir et a resserer leurs liens de famille. Ainsi que la pratique

cérémonials de plupart des contrées la témoigne, le coutume s 'adresse au

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lignage des morts en tant qu'ensemble. Et cela ressort de formules

traditionnelles qui ont pour but d 'a t r ibuer les festins rituels à leur

destinataire. C ' e s t ainsi que l 'expression: " que ce soit pour l ' â m e des

morts" , proféré au début et à la fin de tout repas cérémonial, par ceux qui

s'y rassemblent, est destinée a faire connaitre aux morts que le rituel leur est

consacré en tant que groupe et non en tant qu' individus. Mais il

s 'accoutume aussi - surtout dans les villages de Moldavie et de Valachie -

d 'adresser les repas commemoratifs aux morts, en les appellant a mosi" . La

dénomination " mosi" ( forme de pluriel du nom " mos" ) designe, outre son

sens courent de a vieux", la série des ascendants plus lointains, des

générations anciennes, des aieux, en recouvrant, d ' a p r è s V. Scurtu " ...

presque entièrement les sens du latin proavus, abavus, ata vus, tretavus... " *.

Le fait q u ' a u j o u r d ' h u i le mot u mosi" . tel q u ' i l este utilisé dans le

contexte des coutumes consacrées aux trépassés, est arrivé à recouvrir un sens

plus large, en désignant tous les morts d ' u n e famille ou d ' u n e

communanté des familles, est du à la transformation mêmejau cours du temps,

du culte des ancêtres dans un culte des morts, qui a pour objet la vénération

des parents et des aieux. Cependant, la conservation de cette dénomination

dans le langage des coutumes mentinés témoigue que ceux-ci étaient consacrés

l 'origine au cuit des ancêtres. C ' e s t la présence des personnages portant

des masques de " mosi" , dans le contexte des rites funéraires, qui renforce ce

q u ' o n a dit avant. Ils représentent de façon symbolique les ancêtres

descendus à l ' i c i bas, afin d ' amener le trépasse et de l ' in tégrer dans leur

monde. Des masques figurant des ancêtres on rencontre aussi dans les

coutumes qui s 'a t tachent aux fêtes de la fin de l ' a n n é e et dw„ . début de

l ' a n n é e nouvelle, lorsqu 'on croit que les ames des morts reviennent sur la

terre en attendant d'être soutenus par les vivants.

Les " mosi" étaient pour nos aieux ce que pour les romains étaient les

" manes" ou les u lares", honorés enStant que gardiens des foyers

domestiques ou des cités. Et, autant que les romaine, les paysans roumains de

nos jours continuent à vénérer leurs morts - come on a montré ci - dessus-en

tant que masse, sous le nom de " mosi" ou tout simplement des morts et plus

rarement en tant qu'individus. Dans de certaines contrées de la Roumanie il

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y a le coutume de nomer, donc d'individualiser, le destinataire: tel ou tel

parents (père, mère, grands - parents, soeurs, frères), seulement quand on

donne à quelqun une offrande, mais jamais lo rsqu 'on organise des

repas.Ceux - ci sont toujours voués au lignage des morts, c ' e s t a dire aux

" mosi" du groupe qui soutien les festins rituels (telle ou telle famille, tel ou

tel voisinage, telle ou telle communauté villageoise).

Mais, comme on verra plus loin, la denomination " mosi" designe non

pas seulement les morts, mais aussi les fêtes qui leurs sont destinées (Les

" mosi" de Jeudi Saint) ainsi que les aljiments qu'on offre pour eux au repas

(pains rituels de u mosi" , pommes de " mosi" , etc). On s ' e s t rapporté ici

strictement aux sens qui se rattachent à l 'objet de notre lecture. C ' e s t pour

cela qu'on y a pas evoqué une autre utilisation,du mot " mosi" , à savoir pour

dénommer les offrandes.

D 'après les croyances populaires la rencontre avec les u mosi" a lieu

pendant les fêtes qui leus sont consacrées, c ' e s t a dire aux jours de leur

xetour temporaire à l ' i c i bas. Et, depuis l ' a r r ivée j u s q u ' a u départ, ils

requièrent que les vivants leur prêtent attention. C ' e s t pour cela on prépare

des repas rituels, dont le but est de regaler les morts pendant leur séjour sur

la terre. Les vivants se mettent à table avec les morts, en leurs donnant à

manger et à boire, tant puisqu ' i l s sont leurs parents: connus ou méconnus,

tels que les aiëux, que puisque, à leur tour, ils attendent de la part des défunts

des signes de bienveillance. Tel que nous a dit une vieille femme de village

d 'Orodelu " Les morts,bien accueillis et bien nourris, lors des festins

commémora tifs, ont le pouvoir de recompenser ceux qui les entretiennent, en

leur donnant de la santé, de la richesse et en les protégeant de tout

malheur" .,0 Par contre, les morts neglige's, oubliés seraient contraints par la

faimtet par le soif de se vanger contre leurs parents vivants. Ils penvent leurs

amener des malheurs: des maladies et même la mort, des inondations, de la

grêle et de la sécheresse. Donc, les morts sont, comme le fait très bien

remarquer Adison: " ...puissants pour le mal comme pour le bien et la façon

dont ils emploient cette puissance dépend de la façon dont on les traite." Il

s ' ensu i t - ajoute - t - il - q u ' u n des motifs pour lesquels les vivants

s 'unissent de manière à rendre leur soin:, aux trépassés est l ' espoi r q u ' i l s

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- J

les recompenseront en les préservant des malheurs et en assurant leur

prospérité.12

Afin que le coutume de se mettre à table avec les morts aboutisse à

atteindre sa finalité il faut q u ' i l soit accompli selon la bonne ordonance

traditionnelle, établie ab initio. Cela veut dire que tous les actants du

cérémonial ne peuvent pas agir q u ' e n se conformant à de certaines

prescriptions. Ce sont tant les prescriptions enserrées dans le code orale de la

tradition populaire, au nom de la quelle opèrent, en tant qu 'agents , les

membres d ' u n e telle ou telle famille ou communauté villageoise, que celles

imposées par l 'église orthodoxe, au nom de la quelle c ' e s t le prêtre qui

accomplit le rôle d'officiant. Les deux expressions du culte: familiale et

institutionalise s'entrecoupent, bien que l ' accent est mis sur la côté de

religiosité populaire.

Dans ce qui suit on va découper le code des prescriptions qui concernent

le coutume on question, en portant la lecture sur chaqune de ses composantes.

1. La condition de temps.

Suivant les croyances populaires les vivants doivent être prêt à

accueillir leurs morts aux repas commemoratifs pendant les jours qui leurs ont

été consacrés par tradition. Ce sont d ' abord les fêtes des morts ou des u mosi" , tel que les u Mosi" de Rameaux (de la veille du Dimanche des

Rameaux), les Pâques des Morts (du second lundi après les Pâques), le jour

des Morts ou les " Mosii" d 'automne ou de Sâmedru (da premier samedi du

mois de novembre ou de samedi qui précède la fête de Saint Démètre) et jadis

le deuxième ou le troisième jour du cycle des " Mosi'de Pentecôte, dont

aujourd 'hui s ' e s t conservé en tant que fête des morts seulement le samedi

des " Mosi" , auquel on ne se fait pas des repas, mais on offre pour les morts

des importantes offrandes. A celles - ci on ajoute autres deux jours

traditionnels: un samedi dufafeon de l ' au tomne, placé pendant ou à la fin de

la moisson, et la fête de la vendange qui, dans la plupart des régions de la

Roumanie, coincide avec le jour de la Croix, de 14 septembre. Il y en a ensuite

les jours qui se superposent aux grandes fêtes chrétiennes: les u Mosi" de

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Jeudi Saint ou les tt Mosi" de Jeudi - Grand (qui est célébré dans les milieux

ruraux en tant q u ' u n e des grandes fêtes des morts), le deuxième ou le

troisième jour des P â q u e s , ! « jour des héros de l'Ascension, laVeille et le

premier jour du Noël, l'Epiphanie, le jour d' Ovidenia (le 21 novembre), fêté

pour ceux qui ont péri d ' u n mort violente (par accident, noyés, suicidés,

foudroyés, etc.) ou qui ont succombé sans avoir parcouru tous les étapes de

l 'existence terrestre (les enfants morts sans avoir été baptisés, les enfants

ne-morts, les jeunes morts avant le mariage). Et enfin, les jours des grands

saints: Sainte - Marie, Saint Dëmètre , Saint Nicolas, Saint George, Saint Ilie,

célébrés soit en tant que fêtes patronales (de l 'égl ise ou de la maison), soit en

honeur des générations des morts qui ont porté les noms de ces saints. Mais il

ne faut pas entendre que les fêtes des morts se réduisent à la série ci-dessus

mentionné. Il y en a plus, mais on n ' y a evoqué que les jours auxquels on

pratique le coutume qui nous interesse.

Les morts sont attendus par leur famille, afin de s ' y joindre, aux fêtes

qui leurs appartiennent, parce que c ' e s t justement alors q u ' i l s peuvent

acceder a l ' i c i bas. Il y en a deux explications. La première, qui découle des

croyances chrétiennes, se réfère au fait q u ' au cours des fêtes mentionnées le

ciel se ferrait ouvrir, en permettant aux âmes de rejoindre temporairement le

monde dont elles se sont séparés par le trépas. La seconde, qui s ' appu i sur

une conception pré-chrétienne, s 'a t tache au fait que la plupart des fêtes

consacrées aux défunts sont enserrées dans les intervalles paradoxales entre

deux temps ou placées à leurs alentours: entre la fin de l'année et le début de

l ' a n n é e nouvelle (les jours de Noël, l 'Epiphanie), entre deux saisons ou

deux étapes de l 'évolution de la végétation ou des récoltes (Le Jeudi Saint,

Les Fêtes des Pâques, Le Samedi des Rameaux, Les Pâques des Morts ou des

Bienheureux, le cycle de Pentecôte, Le Saint George, les jours qui s ' a t tachent y

au début ou ¿jla fin de la période de moisson ou à la vendange, Les " Mosi"

d'Automne, l 'Ovidenia).

La suspension de l ' o rdre universal, de toutes les normes, et comme

telle l 'abolution de toutes frontières, même de celles qui séparent des deux

mondes, durant ces périodes - ci, donnent aux morts la possibilité de

s 'agréger temporairement au monde des vivants. La présence des masques

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qui figurent les âmes des morts dans les coutumes qui marquent le passage

d ' u n e anéei. à l ' a u t r e c ' e s t le signe que les frontières ont été annulées et

que donc le retour des morts s ' e s t justement produit. En cela les vivants sont

avertis q u ' i l faut se préparer tout suite pour les accueillir aux déjeuners

rituels. Cependant, la visite des morts durant les jours qui tombent au début

ou à la fin de la période de moisson ou de vendange ou aux alentours de celle -

ci, tel que la Pentecôte, le samedi des repas dites de reconnaissance envers les

morts, la fête de 14 septembre (qui coicide avec la fête de vendange), est du au

fait q u ' i l s sont attirés par l 'excès d 'énergie vitale de la nature et par

l 'abondance des produits alimentaires. Par les festins que les vivants

organisent pour leurs morts lors de ces jours - ci, ils espèrent non pas

seulement à satisfaire leur appétit, mais aussi a capter leur bienveillence afin

q u ' i l s bénissent et protègent les récoltes. Et cela en vertu de la croyance que

les morts ont la puissance de multiplier les plantes: céréales, arbres fruitiers,

vigne, puisque la terre qui les fait croitre et qui les nourrit se trouve sous leur

jurisdiction. Dans le même ordre d ' idées il faut souligner que les paysans

roumains (d'Oltenie, de Moldavie, et de Valachie) ont choisi - tels q u ' e u x

mêmes témoignent - la saison de l ' au tomne - surtout par un des samedis qui

tombe en plein moisson - en tant que saison des repas pour les morts, puisque,

en étant la plus significative période de l 'abondance, elle leur donne la

possibilité de regaler mieux les trépassés. Mais, comme cet état d 'abondance

est du - comme on a remarqué avant - aux morts , ils ont consideré q u ' o n

peut leurs remercier en les offrant, par l ' intermédiaire des repas, les signes

mêmes de cette abondance. Ils expriment aussi leur reconnaissance pour que

les morts les aident à obtenir de bonnes récoltes dans l'année prochaine.

2. Invitation et/ou guidage das morts pour participer aux

repas

Un des devoires qui incombe à la communauté de vivants dans leur

relation avec les " mosi" c ' e s t de les inviter aux repas et en même temps de

les guider afin q u ' i l s retrouvent le lieu où ceux-ci se déroulent. Les : deux

actes se perforaient soit conjointement et cela à a Mosii" de Jeudi Saint (en

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- * '

Oltenie , Banat et les villages de Dobrudja, colonisés avec une population

venue d'Oltenie), soit individuellement: l ' invitation aux a Mosii" de

Samedi de? Rameaux (en Oltenie) et au Samedi de la Reconnaissance (en

Oltenie et jadis en Moldavie) et le guidage à u Mosii" d 'Automne (en

Valachie, Oltenie et Moldavie).

L'invitation et/ou le guidage sont exécutés par une femme - parfois

secondée par ses enfants - qui agit au nom du groupe aux dépens duqel on

organise le repas.

Aux festins rituels de " Mosii" de Jeudi Saint et de u Mosii"

d 'Automne, qui ont lieu au sein d ' u n certain groupre domestique -

strictement familiale - c ' e s t la maîtresse de la maison qui accomplit, selon la

tradition (voir ce q u ' on a dit plus haut), les deux rituels ou seulement le

second. Dans le cas de " Mosii" de Jeudi Saint, (dont les paysans d 'Ol tenie

disent que c ' e s t le jour lorsque les morts entendent tout ce que les vivants

leurs apprennent) le senario rituel commence par l ' a c t e de la production des

signaux: l 'al lumage der feux, destines à guider les morts vers l ' endroi t de

rencontre avec la famille des vivants. On allume deux feux, dites " focurele"

(du feu)," luminuse" ou " luminiche" (de la lumière): le premier, dans le

centre de la cour de la maison, avant de se rendre au cimitière, et c ' e s t lui

qui indique aux trépassés où il faut s ' a r rê ter , pour se rejoindre aux vivants;

le second, au pied des croix des tombeaux et c ' e s t lui qui a la fonction

d'attirer les morts, de les signaler que le temps de leur retour temporaire sur

la terre est arrivé. Cette vertu du feu de servir aux défunts en tant que signal,

qui codifie le message lequel leur est adressé' par les vivants, est du au fait

q u ' i l a la puissance de monter, car il est du ciel." En outrepassant le seuil

d ' e n t r e les deux mondes il se fait messager du monde des vivante, à celui

des morts. Tel q u ' u n e vieille femme nous a dit " A Jeudi Saint les morts se

rendent en quête de la lumière, afin q u ' i l s puissent savoir ou il faut

descendre." Maison même temps, par sa valeur purificatrice, le feu ecarte les

esprits venus à des movaises intentions, c ' e s t à dire à nuire au foyer des

vivants et même à la relation d ' e n t r e les deux familles: des vivants et des

morts. Conformément aux croyances populaires, autour des feux demeurent

les esprits protecteurs des défunts. Ce sont ils qui se rendent au foyer de leurs

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<J>

parants vivants (apres l ' invitation faite par ceux-ci), en s 'asseyant sur les

chaises rangé» autor du feu et de la table dressée à côté de celui-ci, afin de se

regaler et en même temps de se chauffer. Mais, pour que le feu doit investi

avec les qualités auxquelles on s'est référé ci-dessus, il faut que l 'exécutant

respecte de certaines prescriptions concernant la façon dont il doit être

preparé. D ' u n e part il s ' ag i t de la matière qui sert à la production du feu,à

savoir les rameaux de noisetier (alior) ou les herbes (bozi) desséchées.

Pourquoi-t-il ? Parce que, d ' ap rè s les croyances populaires ce sont seulement

ils qui concentrent des vertus magiques, " en donnant aux morts la chaleur et

la lumière dont ils ont besoin, lorsqu' i ls se rendent en visite sur la terre" ."'

D ' a u t r e part il s ' ag i t de la manière proprement - dit de préparer la matière

destinée à la production du feu. C ' e s t ainsi q u ' o n ne coupe jamais les

rameaux de noisetier, mais on les casse à main. Et pour les préserver de tout

contact avec les forces qui peuvent les salir, en anullant ainsi leur puissance

magique, ils ne sont jamais disposés par terre, mais sur une table netoyée

avant.

Le rituel d 'al lumage des feux une fois accompli, les acteurs-femmes

exécutent le second acte: l ' invitation des páranteles mortes de se rendre en

masse au foyer domestique dont elles appartiennent. En disant " Venez,

venez, mes morts" " ou " Levez vous/ Et venez chez nous,17í(rj/adressaient

aux esprits des parents et des ancêtres pourque ceux-ci les suivent à la

maison. D 'après les croyances populaires les morts venus à Jeudi Saint

restent au sein de la parenté vivante j u s q u ' à Rusitori (le premier samedi

après la Pentecôte), quant ils sont poussés à quitter l'ici bas.

Quant à la production des signaux adressés aux trépassés à " Mosii"

d 'Automne ou de Sâmedru (dont le correspondent catholique serait la

commemoration générale des morts de 2 novembre, c ' e s t à dire le jour après

Toussant - Les défunts), celle-ci enserre les feux que chaque groupe

domestique allume dans la cour de sa maison, pour ses morts, à même titre

q u ' à Jeudi Saint, et les cierges q u ' o n dresse à la porte (en Moldavie) afin

que les défunts puissent retrouver le foyer de la famille avec laquelle ils

s 'apparentent. Bien qu ' au jou rd ' hu i , même chez nous, le rituel d ' a l lumer

les feux est en train de disparaître, jadis il a été connu non seulement par les

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- ¡ü -

pays de l'orthodoxie balkanique et slave, mais aussi par ceux qui

appartiennent à l 'espace catholique. C ' e s t ainsi q u ' a Toussant, les

bretons, les ecossés et les irlandés préparaient des feux, lesquels devaient

chauffer les morts qui revenaient en masse à leur ancien foyer, pour se joindre

aux vivants.18 De même;on y dresait une table pleine de produits alimentaires

et des chaises, mais sur cette question on va revenir plus loin. Donc, il est tout

à fait evident, que le cérémonial des feux pratiqué jadis à Toussant présentait

des ressemblances avec le notre, surtout avec celui de " Mosii" d 'Automne.

Lors des festins organisés en commun par plusieurs familles du village,

au Samedi de la Reconnaissance, ou par la communauté villageoise toute

entière, au Samedi des Rameaux, c ' e s t la plus âgée femme du groupe qui est

designée à supplier les morts de revenir. L'invitation est adressée aux ,pcK/XÇritS et ici

défunts qui représentent lesrancêtres du groupe de la part duquel on transmet

le message. Le même coutume, d 'appeller les morts aux repas se retrouve

aussi chez les bulgares, les serbes et les slaves du Bassin de Volga. Les romains

pratiquaient aussi ce rituel aux " Dies parentales" (de 13 à 21 février) et à

Rosalia, autant que les grecs à Anthesteria (à la fin du février)1*.

3. Ecar tement des esprits des morts à l'achèvement du

cérémonial (repas)

Si au début du cérémonial les morts sont supliés de revenir au sein de

famille des vivants, à l 'achevment de celui-ci ils sont priés ou on leur

requiert ou même on leur impose de s ' e n retourner chez eux. C ' e s t un

coutume qui se pratique surtout lors des fêtes dont le cérémonial commence

par l ' a c t e de l ' invitation: les " Mosi" de Samedi dexRameaux et le Samedi

de la Reconnissance. Il manque le Jeudi Saint, parce que - tel q u ' o n a dit

plus haut - les morts venus ce-jour-ci ne quittent l ' i c i bas q u ' à Rusitori.

Tout le long de ce délai ils restent sur la terre. C ' e s t pour cette raison q u ' à

Jeudi - Saint on ne leur impose pas de s ' e n aller. En échange, on retrouve le

coutume à l 'Epiphanie, fête qui clôt la période de passage d ' u n e année à

l'autre e±j par conséquent, le séjour des âmes sur la terre. Donc, c'est ça qui

explique pourquoi le rituel est performé aussi à l 'Epiphanie. Par ailleurs, tel

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q u ' o n va voir, l 'écartement des esprits des morts s 'opère aussi dans le

contexte de " Mosii" d 'Automne.

D 'après la conception populaire les morts doivent quitter l ' i c i bas au

moment où on considère que leurs besoins ont été satisfaits et que donc leur

séjour au sein de la communauté des vivants a pris fin:à l 'achèvement du

cérémonial. Le prolongement du séjour n ' e s t pas souhaité, pu isqu ' i l est

censé dangereux pour la société. De là la série d'opérations exécutées par les

différents membres de la famille décrivants de manière à pousser les âmes des

morts hors des limites de l ' i c i bas, c ' e s t à dire pour les renvoyer à leur

propre demeure. D ' u n e part, ce sont les opérations qui constituent des

demandes ou des prières faites à Moçii de Samedi der Rameaux et au Samedi

de la Reconnaissance, pour déterminer les morts de quitter la famille des

vivants, d ' au t r e part ce sont les opérations destinées à les chasser, q u ' o n

recontre à Mosii d 'Automne et à l 'Epiphanie. Les demandes et les prières

sont d 'habi tude proférées par la même personne qui a fait l ' invitation. Elle

suplie les morts de s ' e n aller mais sans oublier de leur rappeller q u ' i l s sont

attendus à revenir l'année prochaine.

Pour chasser les morte le soir de l 'Epiphanie on produit des bruits au

moyen de différents objets metaliques et à Mosii d 'Automne on escompte sur

la vertu purificatrice des feux. Si au début du cérémonial les feux devaient

attirer les âmes des morts, à l 'achèvement ils devaient accomplir une

fonction totalement opposé, de purifier l 'espace de l ' i c i bas de tous les

esprits venus de dehors.

Le coutume d 'écar ter les morts à la fin du cérémonial, par des

différents moyens magiques, nous renvoyé à un rituel semblable, pratiqué

également par les romains et par les habitants de l 'ancienne Athènes. C ' e s t

ainsi que pour exorciser les esprits des morts, le chef de la famille romaine

s 'adressai t aux trépassés à la dernière heure de la journé de Lemuria, en

criant M Partez ombres ancestrales" et, par ailleurs, les grecs proféraient à la

fin de l'Anthesteria des formules comme: u Hors d ' i c i , âmes! l 'Anthesteria

est finie" ".

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/ 1

4. La participation de la part des vivants et des morts aux

repas

Tel q u ' o n a précisé au debutóles festins commemoratifs rassemblent

autour de la table; les deux familles: les vivante et des morts, tant au profit de

l ' u n e que de l ' a u t r e . Par l ' intermédiaire de ceux-ci la famille qui les

préparent s'efforce à satisfaire les besoins de nourriture et de brevage qu/

éprouvent les défunts durant leur séjour au sein de la communauté des

vivants.

Mais(le regroupement de deux familles: des vivants et des morts n ' e s t

jamais fortuite. Il s ' appu i sur des règles précises qui visent la participation

des morts aux repas à titre d 'ensemble non-differencie' (les morts ou les

" mosi" ) ou bien à titre de groupe à de certaines particularités Oes enfants

morts non-baptisés, les he'ros, etc.). D ' o ù une première structuration des

repas au niveau de deux catégories: A) pour tous les morts du village; B) pour

de certaines categories de morts.

La première catégorie comprend les repas organisés par les familles du

village pour leurs morts, avec un regroupement suivant les liens de parenté.

La deuxième catégorie enserre les repas en tant que production des

familles des vivants qui ont des défunts*appartenant à un tel ou tel groupe de

morts. Le regroupement vivants/morts s ' appu i aussi sur les relations de

famille.

Comte tenu de ce q u ' o n a dit ci-dessus, il s ' ensu i t que les deux

catégories de repas sont structurés suivant le critère de la parenté de ceux qui

se mettent à table.

A. Repas organisés par les familles du village pour tous leurs morts

a) Repas soutenu par tel ou tel groupe domestique (la famille restreinte

composée d ' u n couple et ses enfants, parfois aussi des vieux parents de

l ' epou) pour ses párenteles mortes. Donc ceux qui se mettent à table: vivants

et morts sont des parents censés proches parce que tous appartiennent à la

famille restreinte. Ils se trouvent à l ' écar t l ' u n s des autres seulement du

point de vue du temps et non pas du point de vue des liens ou du degré de

parenté, car les morts sont les pères, les mères, les beaux parents, les grands

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parents, les aiëux de la famille présente. En se reunissant à table ils

recomposent le paradigme et même l 'histoire de la famille restreinte, fondée

sur des liens consanguins et matrimoniaux. Mais, en dehors de la famille

restreinte peuvent participer en tant qu ' invi tés des voisins ou d ' a u t r e s

parents. Tels repas, en usage encore, sont organisés lors de la fête de

l 'Epiphanie, du Jeudi Saint, de la veille ou du premier jour de Noël, des

" Mosi" d'Automne et de la fête patronale de la maison.

b) Repas mis en place par la contribution d ' u n voisinage (ensemble de

familles qui habitent le même rue ou le même quartier) au Samedi de la

Reconnaissance (en Oltenie), à l 'érection d ' u n e fontaine dans la rue ou

d ' u n e croix votive. Etant préparée par les familles qui apartiennent à un

certain voisinage cette catégorie de festins est consacrée à la rencontre avec

leur párentele morte. Elle ressere donc les liens entre tous les participants, qui

ne sont pas seulement des membres d ' u n voisinage ou des parents décédés

de chacun de ceux-ci, mais aussi des membres d ' u n e partie de la grande

famille du village, qui enserre également les vivants et leur morts. C ' e s t

ainsi q u ' o n refait le paradigme du voisignage conçu en tant que composante

du système lignager qui est le village.

c) Repas commemoratifs que le village en tant que famille élargie

apprête pour ses morts au Samedi des Rameaux, le deuxième et le troisième

jour des Pâques, aux Pâques des Morts, au Samedi de la Reconnaissance (en

Moldavie), à la Fête Patronale de l 'E l i se et jadis le premier ou le deuxième

jour de la Pentecôte. Ceux-ci rejoignent tout le lignage vivant du village avec

ses défunts. Donc on tente à ce niveau de reconstruir la structure

paradigmatique de la grande famille du village.à.Vaquelle apartiennent les

deux lignages: des vivants et des morts.

B. Repas organisés par les familles du village pour de certains groupes

de morts

a) Pour ceux qui ont succommbé à la suite d ' u n e mort violente (par

accident, noyés, suicidés, foudroyés) et pour ceux qui n ' o n t pas réussi à

franchir tous les seuils de l 'existance terrestre (les enfants nés-morts, les

enfants morts avant d ' ê t r e baptisés et les jeunes morts avant le mariage).

Tels repas sont organisés à la Fête de l 'Ovidenia (21 novembre) par les

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• ¡<1 -

familles - groupes domestiques - qui ont des morts lequels appartiennent à

l ' u n e de ces catégories-ci. En dehors du groupe domestique et des ses morts,

ce sont aussi des autres parents, des voisins et des amies qui y participent.

Dans le cas des repas consacrés aux enfants nés morts ou morts non-baptisés

ou bien aux jeunes morts avant le mariage, on invite surtout des enfants et

des jeunes. Il y en a deux raisons pourlesquelles ils y sont invités. D ' u n e part

ils remplacent de façonsymbolique les morts, en donnant à la famille

l ' impression q u ' i l s y sont présentent, et d ' a u t r e part ils sont considérés à

titre de partenaires dans le dialogue avec les défunts enfants ou jeunes.

b) Pour les héros du village à l'Ascension (dite jour des héros). Il

s ' a g i t de repas soutenus par les familles qui ont des morts héros, mais

auxquels participe le village tout entier.

c) Repas aux fêtes de grands saints (Saint George, Saint Pierre, Saint

Jean, Saint Michel, Saint Marie etc.), consacrés aux ascendents morts qui ont

porté le nom de ceux-ci. Le rituel de ces repas est accompli soit par famille (en

Valachie et Oltenie), soit par la contribution de plusieurs groupes familiaux

(Moldavie).

5. La condi t ion d 'espace

Il s ' ag i t d ' u n reseau d'espaces ou de lieux qui se prêtent au

rassemblement de deux groupes, surtout puisque la plupart d ' e n t r e eux sont

hantés par les âmes des morts durant leur séjour temporaire au village.

a) L'espace domestique de la maison: une pièce de celle-ci (pendant

l'hiver) ou la cour. Il est destiné à abriter les repas qui rejoignent les groupes

domestiques et leurs morts.

b) L'espace d ' u n voisinage concrétisé par les endroits situés à

proximité d ' u n carrefour, d ' u n e fontaine placée dans la rue où d ' u n e croix

votive. Ce sont des endroits consacrés au regroupement des familles en

appartenant au même voisinage .avec ses páranteles mortes.

D 'après les croyances populaires tous ces lieux sont bénéphiques pour

le rassemblement des vivants et des morts en raison du fait qu ' i l s sont

protégés par les croix élevées à leur proximité." " On n ' a r r ive jamais - nous a

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témoigné une femme - de faire des repas aux carrefours ou aux fontaines où il

n ' y a plus des croix, car c ' e s t dangereux." ** La presence de la croix fait de

ces lieux des véritables centres du monde, qui permettent le contact et la

communication entre les deux mondes, les deux familles: des vivants et des

morts. D'ailleurs, telle que l 'histoire des religions nous démontre, le

carrefour même accomplit le rôle d'un centre du monde, y compris d ' u n lieu

visité par les esprits des morts. C ' e s t parce q u ' i l est lié à la situation de

croisée des chemins.23 Même si aujourd 'hui nos paysans ne connaissent plus

ce sens-ci, pour les communautés anciennes il a constitué la raison pour la

quelle elles ont choisi les carrefours en tant que lieu de rencontre entre les

vivants et les morts. Les croix implantées a leur proximité renforcent leur

fonction de centre du monde et les préservent de l 'agression des mováis

esprits. C ' e s t donc en vertu du second sens de la croix que les villageois de

nos jours justifient pourquoi ils préfèrent le carrefour à titre d 'endroi t qui

leur sert de manière à se me à table avec les morts. Toutefois, le fait que ce£

endroit est utiliséjiurtout pour la rencontre du Samedi de la Reconnaissance,

lo rsqu 'au moyen des repas on remercie aux morts pour les récoltes obtenus,

nous renvoie à l ' ancien coutume, pratiqué par plusieurs peuples du monde,

de déposer des offrandes aux carrefours pour attirer la protection des âmes des

ancêtres dont on croyait que depend/la richesse de champs et la prospérité de

la société."

c) L'espace en tant que lieu de rassemblement de deux lignages qui

composent la grande famille du village: les vivants et les morts. Il est

représenté par la cour de l 'église, par le cimitière, par une clairière qui fait

partie du territoire du village et aussi par le carrefour.

Autant que le carrefour, auquel on s ' e s t référé ci-dessus, la cour de

l 'église (par le fait qu 'e l le appartienne à l 'église) et le cimitière sont

consideré^aussi en tant que centres du monde, par où passe l 'Axis mundi. En

se situant au centre du monde les deux espaces assurent à ceux qui s ' y

trouvent placés la possibilité de communiquer et même de se rencontrer avec

les morts auxquels les croyances populaires leurs ont attribué comme

logement soit les deux, soit le monde souterrain. Pour le rassemblement conçu

avoir lieu dans la cour de l'église convient mieux la croyance suivant laquelle

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- 16

Tic i bas se trouve aux deux. C ' e s t dans ce sens que le village tout entier y

déjeune rituellement, en s ' imaginant que les morts y sont presents. On fait

ça le deuxème et le troisième jour des Pâques, àl 'Ascension, à la Fête

Patronale de l 'église et aux jours de grands saints. Pour le déjener au

cimitière se prête mieux la croyance selon laquelle le monde de l ' a u t r e tombe

c ' e s t sous la terre. De nos jours, le déjeuner au cimitière est pratiqué

seulement aux Pâques des Morts. Mais, tels que témoignent les documents

historiques, jadis le cimitière a constitué le lieu préféré pour le déroulement

des banquets commemoratifs des maintes fêtes des morts, parmi lesquelles le

dimanche et le lundi de la Pentecôte. D'ai l leurs, les peuples anciens: les

roumains, les grecs et les slaves considéraient le cimitière en tant que lieu qui

sert mieux que les autres au rassemblement des vivants et des morts. En fait,

le déjeuner rituel de la Pentecôte, en usage chez nous j u s q u ' a u x alentours de

la deuxième guerre mondiale, présentait beaucoup de ressemblances avec le

cérémonial pratiqué par les romains dans l 'enceinte des cimitières lors de la

fête de Rosalia.25

On a consideré que le cimititière enserrse mieux les vivants et les morts pour

le fait même q u ' il a été perçu en tant que point de jonction entre la terre et

le monde souterrain des morts.

La tradition de déjeuner avec les morts, au cimitière, a été aussi

conservé jusqu'à nos jours par les paysans bulgares, serbes et bielo-russes.*

Quant à l 'espace de la clairière, celle-ci est utilisée pour les repas

commemoratifs du Samedi de la Reconnaissance (en Moldavie). Elle peut aussi

être assimillée à un centre du monde, en raison du fait qu ' e l l e représente un

espace plein de lumière, qui s 'ouvre vers le ciel, en permettant aux vivants

de prendre contact avec leurs morts.

6. Les façons de prendre le repas

Il y en a deux façons de prendre le repas: l ' u n e ordinaire, â table,

l ' a u t r e , particulière, à même la terre. La table-terre est spécifique pour le

rituel performé ou cimitière lors des Pâques des Bienheurex. On étend des

couvertures ou des serviettes par terre, sur les tombes et on y met les produits

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- / * -

alimentaires destinés au déjeuner. a On mange de cette façon donc à même la

terre: sur les tombes et à leur proximité - nous a témoigné une vieille femme -

afin d ' ê t r e plus proche de morts.27 Point d 'accès vers le monde souterrain

car c ' e s t par cette porte que les morts y ont pénétré, la tombe, autant que la

terre du cimitière toute entière peut mieux mettre en contact les deux

communautés, en transmettant aux trépassés, par la magie de la contiguité,

les produite aJtonentaires qui leur sont destinés. Ça explique aussi le coutume

de laisser sur les tombes les restes alimentaires du repas q u ' o n faisait le

dimanche de la Pentecôte. Chez les bulgares qui pratiquaient le même

coutume, le dimanche des Rameaux, on disait que les esprits absorberont tous

les restes pendant la nuit.28

7. Le déroulement du rituel

Pour le déjeuneijqui rassemble à Jeudi Saint, à Mosii d 'Automne, à

l 'Epiphanie, à la Fête patronale de la maison et aux Fêtes des Grands

Saints, le groupe domestique et ses parents morts, on dresse autant des

couverts que des personnes y participent. Au milieu de la table on met un

couvert à part, avec tous les mets qu> on sert au déjeuner, afin que les morts

invités puissant se régaler. Avant de se mettre à table la maitresse de la

maison exécute une lustration, en encensant la nourriture, et profère une

prière pour que les aliments puissent transcender chez les parents morts.

Dans le même sens, chaqun des vivants fait unclibation, du vin ou de l'eau de

vie. A Jeudi Saint et à Mosii d 'Automne, autant que jadis àToussant du

monde catholique,28 la table est dressée près du feu que la maitresse de la

maison allume dans la cour (à Toussant dans l ' â t r e ) . Dans ce contexte-ci le

feu accomplit une double fonction. Il doit chauffer les trépassés et, en même

temps, par sa vertu d ' e t r e véhicule, ou messager, du monde des vivants à

celui des morts30, il doit se charger de leur transmettre tous les mets du

déjeuner. Aussi pour les morts on dispose des chaises autour du feu et de la

table. C'est ainsi qu'on croit que les trépassés pouvant participer au repas à

côté des vivants.

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- iS~

La consécration des produits alimentaires, en tant que nourriture

destinée aux morts, a lieu par l'intermédiaire des formules dedicatrices telles

que u que ce soit pour nos morts" , " que ce soit reçu" , prononcées par tous les

participants.

Aux repas commemoratifs organisés par les familles d ' u n voisinage,

chaqun des participants amenne des produits alimentaires destinés au festin.

La rituel se déroule suivant les mêmes règles que le cérémonial décrit ci

dessus. Mais, dans ce cadre, c ' e s t le prêtre qui dit la prière et lit l 'obi tuaire

de chaque famille qui y participe.

Les repas de l 'église, du cimitière, des carrefours, ou ceux qui ont lieu

dans une clairière, consacrés à la famille des morts du village, sont réalisés

par la contribution de l 'ensemble de la communauté villageoise. Les familles

apportent des divers mets ou donnent de l ' a r g e n t à des femmes spécialisées

lesquelles ont le savoir-faire de préparer les déjeuners rituels. Afin que tout le

lignage des morts du village puisse bénéficier de déjeuner preparé pour eux, le

prêtre lit l 'obi tuaire qui leur est consacré et lequel les ramenade façon

simbolique à table, à côtés des vivants. C ' e s t ainsi q u ' o n a la conscience

d ' u n e participation totale, à partir des ancêtres j u s q u ' a u x descendent^.

Donc, a on sent - tel que nous a témoigné une vieille femme - que tout le

lignage est présent" ."

Jadis, à la fin du déjeuner performé au cimitière, on exécutait une

libation des aliments et des boissons, en les répandant sur les tombes, afin que

les morts puissent les emporter à l'au delà.

8. Produits alimentaires qui se consument aux repas.

Il y en a d ' abord les produits consacrés aux morts: les pains rituels

" colaci" et le gâteau de blé " colivä" , fait de gruau bouilli, de miel et de noix.

Il y en a aussi des autres, lesquels s 'a t tachent à la nourriture traditionelle

qui se prépare et se consume lors de certaines fêtes: des oeux teints et du rôti

d ' agneau aux Pâques, aux Pâques des Morts et à l 'Ascension, des mets

préparés de la viande de porc (rôti, saussisons etc.), des choux farcies à Noël et

au jour de l'Epiphanie.

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'13-

Pour le rituel des repas qui est pratiqué pendant les fêtes des périodes

qui imposent de certaines interdictions alimentaires, tels que le Samedi des

Rameaux et le Jeudi Saint (qui tombent au carême), on prépare des plats

maigres: haricot en puré, du blé écrasé et cuit, du choux fourré à riz etc.

Quant aux mets cuits " ceux-ci doivent être servis tout à fait bouillants,

afin que leur vapeur puissent acceder chez les parents morts.M

A la nourriture on ajoute bien entendu les breuvages: du vin, de 1 ' e a u

de vie et du lait. Ceux-ci doivent être tout frais, de manière a apaiser le soif

des morts.

Bien que notre lecture a tenté de surprendre et de déceler les aspects les

plus différents et les plus significatifs du rituel des repas commémora tifs, on

ne peut pas dire q u ' i l n ' y a plus des problèmes qui ont echapés à notre

analyse. C ' e s t sur q u ' i l y en a, mais on veut croire q u ' i l s ne sont pas

essentiels.

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UNE PERSONNE MIRACULEUSE: L'ICÛNE

Anca MANOLESCU

UN CORPS OU UNE PERSONNE ? (Le Toucher)

"Toute icône est miraculeuse" declare l'Église "car elle véhicule

la Grâce". En évoquant cette perspective, A. Grabar conclut son ou­

vrage sur 1'iconoclasme par l'observation que, à partir de 843, moment

final de la restauration des icônes, "c'est dans les mains de ces

"techniciens" (les artistes iconographes) que le Christianisme byzan­

tin confie son destin car dans leur possession se trouve le moyen le

plus efficace du lien immédiat avec la Grâce" (A. Grabar, ed. roumaine

1991, p. 503)1.

Si le miraculeux est posé, à travers la consecration, en tant que

norme (et, par conséquent, comme normalité) de l'image religieuse, le

sens commun des fidèles et même des représentants officiels de

l'Église ne reconnaît pas de manière explicite ce statut qu'à cer­

taines icônes seulement: celles qui témoignent de façon éclatante

qu'elles sont "chargées d'une présence" animée, "corporelle". Ce sont

des icônes qui, dans certaines circonstances, laissent couler des lar­

mes, du sang ou de la myrrhe, changent l'expression et la couleur de

leur visage, "réagissant", par ces changements mêmes, à la vénération

dont elles sont entourées, châtient les profanateurs, voyagent et dé­

clarent leur volonté en décidant du lieu de leur sanctuaire. Parmi de

nombreux cas analogues, Les Miracles de la Wère de Dieu rapportent

l'histoire d'une icône "martyrisée" par les soldats du dernier empe­

reur iconoclaste Théophile: à Nicée, une veuve possédait dans sa mai­

son une icône qu'elle tenait en honneur, en se prosternant devant el-

"Une image dont le prêtre a vérifié la correction dogmatique, la conformité à la tradition et le niveau suffisant d'expression artis­tique, devient, par la réponse divine à l'épiclèse du rite, "icône miraculeuse". "Miraculeuse" veut dire exactement: chargée de présence, son témoin indubitable et "le canal de la grâce à la vertu sanctifica­trice" (P. Evdokimov, s.a., p. 154)

1

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le. Frappée par les soldats au visage, le sang coula "comme si 1'icône

de la Mère de Dieu était vivante" (N. Mandila, 1994, Miracle 413. p. 2

399) . Le miracle réside ici, en premier point, dans le fait qu'une

plaque de bois se met à saigner, qu'elle se comporte comme "un corps",

doué de "liquides" et de réaction corporels. Une matière inerte se

dévoile comme porteuse de vie. Mais cette vie, manifestée de manière

"naturelle", n'appartient pas de toute évidence à une présence du même

ordre. Entre la plaque de bois et la manifestation de la Mère de Dieu

dans "l'espace invisible" de ce support, l'effusion de sang constitue

le point de rencontre, "l'opérateur" d'une communication entre deux

niveaux radicalement différents.

C'est une manière imagée de prouver "de façon Indubitable" qu'une

réalité supra-céleste peut s'incarner et s'incarne dans la matière la

plus concrète. Pour M. Albert Llorca, "le fait même que les images

miraculeuses "aparaissent" manifeste leur origine surnaturelle: tout

ce passe comme si l'image était une vision objectivée, une apparition

qui se serait en quelque sorte Incarnée" (M. Albert-Llorca, 1992,

p.123). Si "l'apparition", ou encore le flottement sur les eaux et le

vol en espace d'icônes, s'avérant inaccessibles à tous sauf à un cer­

tain personnaje élu, soulignent la condition surnaturelle de cette

personne incarnée, l'effusion du sang ou des larmes, le changement du

visage - propres au corps - suscite un émerveillement encore plus

grand. Car, selon un adage, "le miracle n'est pas tant que le Christ

2 "Les Miracles de la Mère de Dieu" publiées en 1994 par le moine

Nicodim Manditâ puisent leur matière de quatre sources: "Les Miracles" éditées au monastère de Neamtz (en 1924 et 1990) reprennant une partie de L' Amar to Ion Sot iría (compilation du moine greque Athanase Landos de sources occidental les et orientales, éd. en 1641); la collection du moine ukrainien Galeatovski (sources occidentalles et miracles en pays slaves ou de l'Orient orthodoxe, éd. en 1665 et reprise selon sa pu­blication en 1925 par Dumitru Stänescu); "Les Vies des Saints" éditées en 1905 par Iorgu Dumitrescu selon le modèle présent dans les livres liturgiques; des miracles plus ou moins récents, enfin, que l'auteur a receuilli dans l'aire roumaine soit par des témoignages directs soit par des documents écrits. Pour la circulation des "Miracles" dans les pays roumains, N. Cartojan, 1974, vol. II, pp. 141-162)

2

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est ressuscité, mais qu'il soit mort". L'étonnement surgit non pas

tant à cause d'une logique paradoxale - admise comme telle - de "l'in­

visible dans le visible", mais encore plus du fait que cette logique

peut inclure et se manifester justement à travers les "épreuves" du

naturel. Dans son étude introductive aux ouvrages anti-iconoclastes de

Théodore de Stoudion, loan I. Icä jr. Invoque la première replique

orthodoxe à l'hérésie, celle de Jean Damascene (+ 749), vivant dans la

Lavra de Saint Sabbas près de Jérusalem, en milieu musulman: "l'argu­

mentation de celui-ci se concentre sur une plaidoirie antlspiritua-

liste en faveur de la matière comme "bonne", donc capable de devenir,

à travers l'Incarnation, support de grâce et de sanctification. L'ac­

cent tombe sur la matérialité de l'icône, sur sa sainteté analogue à

celle du corps du Christ... On insiste surtout sur la participation

matérielle de l'icône au prototype et non pas tant sur la ressemblance

personnelle avec celui-ci. Il y a, d'une certaine manière, une ten­

dance d'assimiler les icônes aux reliques et de les considérer, à la

façon de celles-ci, comme des "matières pleines de grâce", des lieux

de la présence par la grâce, la présence énergétique de Dieu... Par

cette position, Jean Damascene se trouve le plus proche de la piété

populaire orientale crée autour des icônes et il est, dans ce sens, le

plus oriental des iconodules" (loan I. Icä jr. dans Teodor Studitul,

1994, pp. 22-23Î3.

Selon cette perspective, la matière est un "accroche-Esprit" (cf.

à l'expression du peintre Horia Bernea) et, peut, comme telle, servir

3 "Parmi tous les auteurs iconodules, Jean Damascene affirme de la

manière la plus appuyée une sorte de sainteté quasi-sacramentelle de l'icône, favorisant ainsi l'aspect du culte des icônes le plus diffi­cilement abordable pour le chrétien occidental" (Ch. von Scönborn, 1976, pp. 136, 137). En dépit de cette difficulté, l'étude déjà citée de M. Albert-Llorca nous montre que l'image sainte occidentale est vénérée, à l'époque moderne, d'une manière très proche de la relique, la première tenant lieu d'un corps absent (celui du Christ et surtout de la Vierge), la seconde représentant la "trace" corporelle d'un per­sonnage qui est monté au ciel (cf. chap. "L'image et la relique", en op. cit. p. 123)

3

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de canal de transmission et d'acquisition de la grâce . Le toucher, le

contact plus ou moins médié avec 1* icône sera, en ce sens, la tech­

nique la plus efficace pour participer au don, pour se mettre en rela­

tion avec les énergies focalisées par ce corps miraculeux. Parmi les

techniques qui assurent, "selon le plus strict respect de la tradi­

tion" une vraie copie de l'icône miraculeuse se trouve "l'eau bénite

répendue sur l'ancienne icône, puis sur la nouvelle et mêlée aux cou­

leurs" (récit concernant la copie de la Mère de Dieu Portaitissa

d'Athos pour la Russie - 1648, dans La nouvelle Icône miraculeuse d'I-

viron, s.a., p. 12). En dehors de la "ressemblance" , c'est la matière

même de l'icône qui est sollicitée, amalgamée et prolongée dans la

copie.

Au monastère de Neamtz (au nord de la Moldavie), les pèlerins ne

touchent pas seulement l'icône miraculeuse de la Mère de Dieu (avec du

cotton, du basilic, avec leurs propres vêtements ou ceux des personnes

en crise - comme ils le font à Iasi pour la relique de sainte Paras-

chiva); ils passent et repassent au-dessous du piédestal vide, pendant

4

"Une Icône avait pu faire pleurer Grégoire de Nysse, rappeler à

saint Athanase, en un moment crucial, le courage des martyres,

conduire le dévot mystique, d'une façon plus subtile, "par la main", à

la contemplation de l'incarnation du Christ; mais elle pouvait faire

plus encore. L'icône était un trou dans la digue qui sépare le monde

visible du monde divin, et par ce trou suintaient les précieuses

gouttes de l'océan de la grâce de Dieu: les icônes étaient actives"

(P. Brown, ??, p. 203).

Qui peut présenter quand même des variations: "l'aspect général (d'une copie peinte en 1981 au Mont Athos qui a "décidé" d'accompagner un jeune pèlerin dans la communauté chrétienne du Canada, en manifes­tant par la suite un don propre, non conforme au modèle: la myrrhe coule de ses mains), l'aspect général diffère cependant de l'original (Sainte Mère de Dieu Portaitissa du monastèe Iviron au mont Athos) dans le fait que les yeux de la Thétokos Portaitissa sont grands et "terribles", tandis que ceux de la copie sont empreintes d'une douceur qui irradie jusqu'au plus profond de l'âme" {ibid., p. 2)

4

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que 1'icône se trouve dehors, lors de la fête patronale du monastère

(l'Ascension). Ils y enfoncent les billets où sont inscrites leurs

requêtes, réalisant de cette façon, outre un veux adressé a la person­

ne, une liaison directe avec ce noyeau de grâce. Si l'espace entier du

sanctuaire, devient, comme le remarque M. Albert Llorca, un lieu où ce

pouvoir est présent, une légende roumaine de fondation mariale (celle

du "Monastère d'un seul tronc" - Mänästirea dintr-un lemn - en

Olténie) témoigne d'une diffusion encore plus large: selon cette

légende, la Vierge s'était présentée à un berger en songe, en lui ord­

onnant d'abattre un énorme chêne qui cachait son icône et de lui cons­

truire une église en utilisant le seul bois de cet arbre. Parcourant

en 1842 les monastères d'Olténie, "comme admirateur de la nature sauv­

age et des héros (les princes) qui ont construit ces saintes sanctuai­

res", le poète Gr. Alexandrescu, après avoir relaté cette tradition

orale de la fondation, la complète d'un signe plus récent: "en bas de

l'église se trouve un autre vieux chêne, petit-fils de celui qui avait

été abattu, car poussant de ses racines. Il fait aussi des miracles:

les nonnes nous ont raconté que, pendant l'occupation turque, en 1822,

un soldat voulut l'abattre pour se procurer du bois de chauffage. Au

premier coup, il tomba mort et les nonnes durent payer pour cet "acci­

dent" 300 lei. Dans leur dévotion, elles rompent des feuilles de cet

arbre en se signant et les portent sur elles" (Gr. Alexandrescu, 1985,

p. 226). Au delà de l'espace clôt, crée par la consecration autour de

l'icône miraculeuse, sa force déborde et se diffuse à travers une voie

"naturelle", non assurée par le rite; elle se transmet à travers une

parenté végétale. Le bois qui a reçu une "empreinte" innéffacable, car

tenant de l'Esprit, continue de la manifester. Selon les catégories de

Jean Damascene, on pourrait dire que cette transmission même constitue

une icône "cosmologique" (exprimant la relation entre les réalités

sensibles et les réalités intelligibles).

UNE ICÔNE EN COURS DE FABRICATION (Le Regard)

Les études les plus récentes sur la "querelle des icônes" accen­

tuent le fait que cette confrontation ne concerne pas tant l'alterna-

5

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tive image ou refus de l'image; le combat fut mené, au fond, entre

deux sortes d'images. D'une part, l'image conventionnelle de l'empe­

reur, emblème d'un pouvoir séculier qui essaiait d'annexer l'Église en

se substituant à la figure de son chef (le Christ) et en éliminant la

présence de ses proches (les saints). Et, d'autre part, une "icône

vivante" - le "saint homme" (cf. P. Brown, ???, chap. "Une Crise des

siècles sombres"). Ce pesonnage réalise d'ici-bas et de façon

éclatante le destin ultime des hommes: être une image de Dieu. Et 11

est recepté comme tel par la communauté .

Un des points les plus remarquable de l'affinité entre l'icône et

le saint homme regarde peut-être leur position inclassable par rapport

à l'institution ecclésiale: ils "se rejoignent à un niveau plus pro­

fond encore. Car tous deux étaient, techniquement, des objets non con­

sacrés. Non seulement le saint homme n'était pas ordonné prêtre ou

êveque, mais sa séduction venait précisément du fait qu'il se tenait à

l'écart de la hiérarchie officielle de l'Église bysantine" (P. Brown,

op. cit. p. 217). Si les achéiropoiètes, les icônes non faites de main

d'homme relèvent de l'autre monde, divin, elles et leurs "copies" se

placent, de ce fait même, au delà du rite. Même après le moment où

l'Église décide la consecration des images religieuses, l'icône mira­

culeuse continue à manifester la différence: elle n'est pas integra­

ble, elle ne peut être soumise à l'ordre rituel. C'est une des raisons

du refus qu'elle oppose à l'intention de la placer dans un espace ec-

clésial déjà établi. Apparue sur un arbre ou découverte à sa racine et

transportée dans l'église la plus proche, elle revient toujours à son

P. Brown analyse, tour à tour, les aspects "icôniques" du saint homme. Daniel le Stylite (+ 493) est exposé "comme une icône" à la vénération du peuple; de façon analogue, saint Antoine est contemplé en silence par un ermite. Comme l'icône, le saint homme intercède au­près de Dieu et peut donner la victoire à ceux qui se mettent sous sa protection; tous les deux émanent, tels les reliques, une force bénéfique ou terrifiante en fonction de celui qui les approche (op. cit. pp 209 - 217).

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premier emplacement. L'église ou la chapelle qui y sont construites et

consacrées sont "secondaires" par rapport à cette apparition. Car l'i­

cône fait présent un espace propre, son espace intérieur - qui est,

selon P. Evdokimov (s.a., p. 154) - "un scheme de rayonnement" des

énergies divines. La zone-limite (entre le communautaire et le sau­

vage) où elle s'installe est en concordance avec sa condition: non-

consacrée, elle s'offre à la vénération comme "naturellement" sainte.

Plus explicite encore, 1' icône de la Vierge Portaitissa venue sur

la mer, disparaît chaque nuit de l'église du monastère d'Iviron, au

mont Athos; on la retrouve sur le mur au dessus de la porte. Finale­

ment elle declare qu'elle n'a pas besoin d'être protégée par les moi­

nes; c'est elle qui les protégera. La porte est alors murée et on y

construit une chapelle pour l'icône: "une autre issue", orienté plus

efficacement vers l'au-delà est ménagé ainsi dans l'enceinte du

monstère.

Revenons à son pandant humain, "le saint homme" - "icône vi­

vante": ceux dont le but essentiel est de dévenir une telle image,

ceux qui mettaient en cause, au moment de 1'iconoclasme, un ordre ec-

clésial trop captif à sa propre "institution" officielle étaient les 7

moines . "Le mérite réel de la victoire contre les iconoclastes re-

Si l'analyse de J. Wirth (1989)sur l'image médiévale orientale met bien en évidence un parcours logique qui conçoit la figure humaine hiératique comme seule image possible des entités spirituelles ("l'an­thropomorphisme est également la limite de la formalisation dans la logique de Boèce" p. 104), il est, d'autre part difficile à admettre que l'image soit seulement "la Bible de l'illetré" (P. Brown demontre le contraire. Grégoire de Nysse, saint Athanase, Jean Damascene étaient tout sauf des illetrés). En ce qui concerne son utilisation de l'image pour imposer l'institution de l'Église (p. 106), au moment iconoclaste au moins, c'est plutôt l'inverse qui se produit: l'image sainte et ceux qui la soutiennent contestent une institution tentée par la sécularistation. La persistence de 1'icône miraculeuse - tant par des "inventions" des plus récentes (icône de Pródromos 18??, copie de l'icône Portaitissa 1962 parmi tant d'autres) que par la continuité de sa vénération - démontre qu'une alternative est toujours reconnue entre une institution religieuse (comprise en tant qu'instance capable de consecration) et une présence spirituelle immédiate, contenant l'Esprit qui régente cette institution.

7

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vient aux moines bysantins qui, par leur non-conformisme, ont résisté

aux empereurs et à leur cézaro-papisme declaré" (loan I. Icá, op.

cit., p. 29). Ceux sont eux qui témoignent pour l'icône à travers la g

parole théologique mais surtout par leur propre état . L'icône peut

être prouvée en tant que réalité de fait, elle résiste et s'impose à

travers une pesonne humaine qui "se travaille intérieurement" de la 9

même façon qu'une icône .

Théodore du monastère de Stoudion (+ 826) formule de manière fer­

me et définitive la réponse théologique à 1'iconoclasme en posant,

justement, la question dans les termes de la "nature" et de la "per­

sonne": l'icône participe de manière intentionnelle (orienté) à l'Hy-

postase du Christ, et non pas à sa nature. Si le Christ s'est incarné

(et a rendu ainsi possible l'icône), il l'a fait pour déifier l'homme,

pour activer Son image imprimée dans le coeur de celui-ci et lui don­

ner la possibilité de la réaliser pleinement. Par conséquent, "l'icône

confirme le mystère de la kenosis divine en tant que moyen paradoxal

de réaliser la théosis humaine" (loan I. Icá, p. 41).

L'image (et la lumière incrée) - le regard (et la contemplation)

deviennent ici les partenaires d'un effort orienté vers l'Eschaton :

g

Cf. J. Meyendorff, 1975, p. 71: "Après la victoire, auréolés par

le prestige des martyres et exerçant une autorité plus grande que cel­

le d'une hiérarchie compromise, les moines ont gardé la conscience de

leur responsabilité singulière envers la foi et celle d'un fondement

exisentiel de leur témoignage" et A. Grabar, 1991, p. 363.

"L*icônomachie en acte est une "monachomachie" (P. Brown, p. 225). g

Diadoh de Photicée fait l'analogie entre la peinture d'une icône et l'oeuvre de la Grâce dans l'homme qui restaure, par le Baptême, "l'image" première - l'image du Christ dans le coeur -, pour ensuite tracer , en fonction du désir et de l'effort de l'homme, la "ressem­blance" (Chapitres gnostiques 89, 1966, p. 149-150).

"L'image, ainsi rédimée en Christ, et consciemment retrouvée par une ascèse contemplative explique qu'un saint moine soit toujours ap­pelé "très ressemblant" (P. Evdokimov, s. a., p.158).

La technique de l'icône tient d'un parcours tout à fait analogue au travail intérieur qui fait pénétrer l'homme dans la lumière incrée

8

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"celui qui ne se prosterne pas devant l'icône du Christ ne verra pas

son image lors de sa Seconde venue" (canon 3 du Concile de Constanti­

nople, 869-870).

M. Albert Llorca insistait sur le fait qu'une sainte image est

soit "apparition incarnée", soit obtenue à travers une vision. Les

règles des iconographes demandent une condition tout a fait analogue:

prière, jeûnes et concentration de l'esprit sur le modèle qu'on veut

"faire présent" dans l'icône . La vue opère ici, simultanément, dans

les deux plan: si le modèle accepte de se montrer à l'intérieur du

peintre, celui-ci réussira son icône; autrement, il fera seulement "un

portrait" (cf. I. Bàlan, s. a., ouvrage en manuscrit).

Le débat iconoclaste et la théologie de l'image formulée à ce

moment-là ne regardent donc pas uniquement la "personne" du Christ.

C'est, en fait, aussi un débat sur la "personne" humaine en tant que

déifiable. Or celle qui participe aux deux volets de cette

problématique est la Mère de Dieu. Inclue dans l'aspect christolo-12

gique, parce que réceptacle de 1' Incarnation , elle est de ce fait

même, celle qui réalise de manière exemplaire le destin humain

"d'icône": elle reçoit dans son sein - par l'Esprit (que Diadoh de

Photicée invoque comme "le divin iconographe") - l'image réelle, ac­

tive, manifestée, du Fils. Une légende de Buckovine (S. FI. Marian,

1904, p. 22-23) soutient que Marie fut enceinte à cause "d'une petite

icône" qu'elle trouva au bord d'une fontaine et qu'elle mit dans son

de la Transfiguration: "même en termes techniques, le fond d'or de l'icône s'appelle "lumière" et la méthode picturale, "clarification progressive". Les couleurs sont tracées en commençant par la plus sombre, suivie de teintes de plus en plus claires. "L'apparition d'une figure suit un programme qui reproduit la croissance en l'homme de la lumière" (P. Evdokimov, s.a., p. 160).

Non seulement 1'iconographe (dans la plupart des cas un moine) doit faire cet effort; on le recommende aussi au destinataire. 12

L'icône de la Mère de Dieu figure toujours la Vierge avec l'En­fant: -c'est l'Incarnation même qui y est présente. La main de la Mère désigne l'Enfant comme la vraie Personne qui doit capter l'attention.

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sein. Ce n'est pas seulement une façon de dire que l'icône est coex­

tensive à l'Incarnation; on y relate l'intériorisation de l'image du

Christ qui se développera dans le sein de la Vierge, tel Son image

dans l'homme. En perspective "intérieure", c'est ce que représente

d'ailleur toute icône de la Mère de Dieu: surtout quand elle est fron­

tale, avec le Fils Emmanuel en médaillon, celui-ci représente une i-

mage dans le coeur.

La Mère de Dieu offre 1'indubitable garantie, la réalisation même

de l'homme déifié. L'icône de la Dormition montre son âme comme un

nouveau-né dans les bras de son Fils. Situation rigoureureusement in­

versée par rapport au Fils dans ses bras: la Mère naît maintenant de

son Fils, en son Fils. Mais la Théotokos est plus: pas seulement preu­

ve accomplie de la thêosis, elle est le lien intime qui unit tous

les chrétiens à cette possibilité: "acmé de l'intercession (et de la

déification selon la grâce n.n.),... elle avait l'infaillible effica­

cité d'un parent par le sang (P. Brown, op. cit., p. 211). "Une.seule

seule représentation de la parenté se développe (dans l'Orient

chrétien) jusqu'au XII-me siècle: c'est la Vierge à l'Enfant,

c'est-à-dire la génération du Verbe" (J. Wirth, 1989, p. 105). Encore

une fois, cette génération n'a de sens que parce qu'elle implique la

naissance de l'homme dans le Verbe (ou la croissance du Verbe dans le

coeur). Or, à cette fin, une filiation maternelle est inaugurée sur la

croix. Une des dernières paroles du Christ ne fut-elle pas: "femme

voilà ton fils"?.

UNE MÈRE AVEC D'INNOMBRABLES FILS

"Mère aimante de fils, nous désirant avec ardeur" - telle est la

célébration de la Mère de Dieu Portaitissa (N. Mänditä, 1994, p. 387).

Universelle et liée intimement à chaque homme, à chaque communauté,

celle "qui nous désire" offre la presque totalité des icônes miracu­

leuses.

Mais, en tant Mère pour une naissance dans son Fils, elle a un

rôle particulier concernant les moines. En conséquence, chaque

monastère du mont Athos - ce jardin de la Mère de Dieu - veut en

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posséder sa propre icône miraculeuse. En 1863, au moment où deux moi-13

nés fondent là un skite officiellement roumain , ils s'adressent à un

peintre de Iasi (pas moine, car celui-ci tend à être remplacé par

"l'artiste"). L'iconographe respecte toutes les prescriptions

nécessaires afin d'obtenir une "vraie" icône, mais, au moment final et

le plus important, quand il doit tracer les visages, il ne réussit

qu'à gâcher son ouvrage. Une nuit de prière et d'angoisse passée par

lui et ses solliciteurs s'achève avec l'apparition de la Mère de Dieu

sur le paneau en bois; "elle s'y était peinte elle-même" (ibid., p.

451). Avoir au milieux de la communauté une telle image revient à une

acceptation de la Mère de Dieu à être le vrai starets (maître et guide

spirituel) des moines

Tel est son rôle manifeste pour le centre monastique de la Molda­

vie, le monastère de Neamtz. Là réside depuis six siècles une icône de

"la Mère de Dieu la Lidienne", dont l'histoire est un summum d'exem­

plarité. C'est la copie d'une icône "impregée" en 35 sur un pilier de

l'église de la Mère de Dieu à Lida. Après l'avoir construite, saints

Pierre et Jean demandèrent à la patronne de bénir son église; elle les

assura que sa présence sera avec eux: la preuve, une image toute à

fait ressemblante s'était imprimée dans le corps même du bâtiment.

Malgré les riches donations des princes roumains et leur oeuvre de fondateurs athonites (le monastère Kutlumus sera connu durant cinq siècles - du XIV-me au XVIII-me siècle - comme "la lavra des pays roumains", ils ne manifestent, pas plus que la hiérarchie ecclésiastique, 1'intention de revendiquer le droit de posséder un monastère roumain à l'Athos. Leur dévotion envers la Sainte Montagne, déjà assililée dans la tradition populaire roumaine aux "Lieux Saints de T'Orient", l'emporte sur un sentiment national au demeurant peu différencié (A. Scrima, 1965, p. 149). C'est seulement au XIX-me siècle, quand une idéologie nationale est mise en place à "l'époque moderne" de la Roumanie, qu'un tel établissement est fondé. 14

Un des types les plus connus d'icône est "la Mère de Dieu Odigi-tria" (conductrice, qui montre la voie). Cette désignation, attribuée à une icône peinte par saint Luc, provient du fait que la Vierge est apparue à deux aveugles et les a dirigé vers l'église où se trouvait cette image qui leur redonna la vue (N. Mândita, 1994, p. 401) - une très claire parabole pour l'acquisition du regard intérieur.

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Copiée en 665 par le patriarche du Constantinople, Germain, un des

champions de la lutte anti-iconoclaste, cette nouvelle icône fut con­

fiée à la mer par son possesseur, en 714, avec une lettre dénonçant

l'hérésie, adressé au pape Grégoire III . Emplacée pendant 166 ans

dans la basilique de Saint Pierre, elle repart toute seule sur la mer

au moment où la dispute iconoclaste est close en faveur de l'Ortho­

doxie en revenant à Costantinople en 845, au temps du patriarche Métode

et de l'empereur Michel VII (N. Mänditä, 1994, p. 403-409). En 1401,

première année du regne d'Alexandre le Bon, elle est offerte par l'em­

pereur Michel Paléologue à Iosif Musat, premier métropolite de la Mol­

davie reconnu de Byzance. Lui offrir un tel trésor de sainteté reve­

nait à une véritable investiture de cette Fgllse et de son chef, en

même temps qu'à une inclusion du pays dans le monde byzantin. Aussi,

elle fut emplacée d'abord dans l'église où étaient sacrés les voïvodes

de Moldavie, pour ensuite être transportée à Neamtz, premier monastère

princier et nécropole voïvodale, d'où elle n'est jamais repartie (I.

Bälan, s. a.).

Cette "Impératrice des icônes" et "protectrice du monachisme rou­

main" relie le pays, et surtout ses moines, à toutes les origines et à

tous les centres de l'Orthodoxie. Copie d'une manifeste acheiropietos

des temps évangéliques, elle évoque l'Orient et l'Occident chrétiens

tant à travers leurs figures emblématiques (Jean et Pierre) et leurs

capitales, qu'à travers leur unité et collaboration au temps de la

crise iconoclaste. Envoyée par un empereur et un patriarche à un prin­

ce et et à un chef de l'Église locale, elle représente, comme eux, le

centre immuable de la communauté: "telle une empératrice qui ne sort

pas de son palais, cette icône ne part pas en procession dans les vil­

lages d'alentour, mais ce sont eux qui affluent vers elle" (I. Bälan).

Investissant de son prestige le pouvoir temporel et le pouvoir

spirituel, elle réside dans le lieu où ces deux pouvoirs se trouvent

Cette messagère avait été précédée par une icône du Christ. Non pas les hommes, mais les pesonnes outragées elle-mêmes faisaient con­naître les arguments contre l'errence par rapport à la vraie foi.

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au long du XIX-me siècle la paternité spirituelle, le startchestvo; en

Roumanie, son influence détermina en plus un important courant

théologique et culturel appelé le "courant païsien" (A. Scrima, 1965,

p. 151). "L'impératrice des icônes" n'apparaît pas seulement comme un

guide du chemin personnel; elle trace un repère sur ce chemin de la

tradition intérieure qui relie le "désert" (une des figures symbolique

de la virginité), le Mont Athos (un jardin mariai) et le "lieu" de

Neamtz.

Ce monastère, également actif à ce moment-là dans la recherche

d'une nouvelle iconographie (gravure), mit en circulation un thème

spécialement valorisé par 1'hésychasme: le Buisson ardent. Symbole du

feu divin qui pénètre la créature sans la détruire (seule la Mère de

Dieu est capable de le supporter et, à partir d'elle, ses "fils"), cet

aspect de la révélation de Sinai reçut un correspondant iconogra­

phique: la Mère de Dieu est représentée au centre de la couronne ár­

dante d'un arbre (Neamtz, 1832) . On retrouve des gravures similaires

en Maramouresh (reproduites dans M. Kiss-Grigorescu, 1970), dont le

modèle provient de Moldavie. Bénites et offertes aux pèlerins par les

monastères à fondation mariale, origines justement dans une appari­

tion de l'icône dans l'arbre, ces images évoquent ces deux thèmes,

réunis, de la hagiographie mariale: le Buisson ardant et la fondation 17 du monastère par une icône suspendue a un axe vegetal

L'icône miraculeuse offre par ce double symbole un "lieu" et une 18

attitude contemplative, "un programme" à ses disciples

Parmi les icônes miraculeuses, ce type d'apparition n'est pas rare: l'icône lumineuse ou ardente dans l'arbre, et toute icône qui reste saine et sauve au milieu des flammes envoie vers la situation de Sinai. 17

Les moines fondateurs de nouveaux ermitages suspendaient, courem-ment, une icône de la Mère de Dieu dans un arbre, au lieu qu'ils a-vaient choisi afin de s'assurer sa bénédiction et son accept en ce qui concerne l'emplacement. 18

0. Clément mentionne le rôle "d' initiateur" que la Mère de Dieu eut pour un moine roumain de l'époque moderne qui lui dédia un Acatiste du Buisson ardent (0. Clément, 1990, p.163).

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Éveil du monastère Fondation mythique, fondation actuelle en Transylvanie1

Anca Manolescu Musée du Paysan roumain, Bucarest

I RÉSUMÉ Une terre que l'Uniatisme et le régime communiste avaient mise en friche, quant à la vie monastique orthodoxe, commence, après

1989, à se réveiller. A Parva-Rebra, il s'agit moins de fonder que de vivifier un « déjà-là » (cf. M. Détienne), un ancien lieu monas­tique gardé dans la mémoire de la terre et des gens. Le désir des villageois de voir renaître « leur » ermitage suscite le personna­ge fondateur : un autochtone par naissance, devenu étranger par option monacale et par l'apprentissage dans les grands monas­tères de la Valachie revient chez soi afin d'éveiller le sanctuaire local. Et, à travers lui, affirmer une foi « nationale » et reprendre une expérience ascétique vécue dans un milieu moderne. Le même trajet de fondation se construit à Moisei, à quelques 60 km au nord de Par\-a-Rebra, en mode « mythique ».

Aux deux extrémités du temps on retrouve une même circulation entre des territoires emblématiques de la Roumanie : la Tran­sylvanie, créatrice d'histoire, de pouvoir politique et l'autre - la Moldavie et la Valachie - source de rayonnement du christianis­me oriental. Mots-clefs : Fondation de monastère, espace érémitique, territoires emblématiques. Eglise et modernité, foi et nation.

Anca Manolescu Le musée du Paysan roumain, 3 Sos Kiseleff, Secteur 1/71268 Bucarest, Roumanie

« Ce n'est pas pareil d'hériter une maison en pierre du XVU', en Ecosse par exemple, et d'hériter une impulsion : va dans la forêt, coupe du bois et fais une maison comme les tiens ont fait avant toi » Horia Bernea, Notes en marge de l'Exposition LA CROIX.

Comment une communauté utilise-t-elle le lieu saint qui, « au-dessus d'elle », rend possible la com­munication efficace avec la réalité ultime ? Comment retrouve-t-elle l'origine de ce lieu et comment s'en sert-elle pour l'actualiser ?

Au fond de la scène, une fondation perpétuée, conti­nuée. L'origine s'en trouve dans un autre temps. Au premier plan du discours, un recommencement : l'éveil d'un lieu investi par la tradition, d'un monastère « latent », subsistant dans la mémoire de la terre et des gens.

Les paysans ne sont pas de simples hôtes de ces espaces monastiques. Ce sont des participants essen­tiels, qui ont déterminé, ex parte humana, l'édification des monastères2 ; ce sont toujours eux qui ont cherché des moines pour les fonder. Dans les deux cas égale­ment, cette opération suppose une double préparation : du lieu et du personnage fondateur. Dans les thèmes proposés par Marcel Détienne (1990, p. 4) il s'agit d'un

Déjà-là - découvert ou préservé par la communau­té - et du héros fondateur qui passe de la condition du Même à la condition de XAutre.

C'est seulement en tant que symbiose entre l'Étran­ger et l'Autochtone qu'il acquiert l'autorité et la force nécessaires pour fonder : apparenté au sol et en même temps libéré, par option personnelle, des attaches inhé­rentes au sédentaire, il devient pour la communauté toute entière un gué entre différents niveaux de réali­té, un point de communication entre deux zones de la tradition, entre deux aires culturelles.

Moisei, repère monastique du Maramures, serait né de l'apparition miraculeuse d'une icône de la Mère de Dieu. Depuis le XVIe siècle, un grand « événement » liturgique, une procession, rassemble les villages du pays lors de la fête patronale : la Dormition de la Vier­ge. Une triple circumambulation du monastère, accompagnée des chants entonnés par le groupe de chaque village évoque cette fondation. À travers les nombreux actes liturgiques qui marquent le temps concentré de la fête (la veille, le long de la nuit et le matin du 15 août), on vise un triple ressourcement :

Ethnologie française, XXV, 1995, 3, Romania. Constructions d'une nation

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Eveil du monastère 437

origine réactualisée du lieu, du temps, de la commu­nauté.

À Parva-Rebra : à 60 km au sud de Moisei, deux communes ont décidé en 1990 de refonder l'ancien monastère, détruit vers 1760 par les Habsbourgs. Deux cents ans et demi d'inactivité et une triple trace : une croix en bois, trois sapins et un toponyme : « au monastère ». Après décembre 1989, ce terrain revient aux villageois désireux de le voir retrouver son ancien­ne fonction.

Pour lire correctement ces deux situations, en quelque sorte complémentaires, il est nécessaire d'es­quisser d'abord quelques repères, à travers le temps et l'espace, du monachisme roumain.

I Fractures, latences, continuités

Constituer une communauté monastique n'est pas aujourd'hui en Roumanie chose extraordinaire ou éton­nante. Dans les stations de métro, devant les portes des églises lors des fêtes, là où les gens passent ou affluent, on peut voir souvent des moines portant un discret écriteau ; ils demandent une aide financière pour la construction, l'achèvement ou la réparation d'un monastère. Ceux qui offrent de l'argent sont ins­crits sur une liste, la somme figure à côté du nom, afin

d'être inclus parmi les personnes mentionnées lors des offices. Ce phénomène illustre, d'abord, un sentiment général de l'après 1989 : le besoin aigu de restauration, de récupération, de compensation. Reprendre des pro­jets interrompus ou interdits. Réaliser, sans plus attendre, des vocations (de simples penchants parfois) que l'époque précédente avait rendu impossibles. De cette trop longue latence, jaillit aujourd'hui le désir de l'immédiatement accompli3.

Trente-cinq ans d'interdit ont créé aussi un front d'attente monacal. Le décret n° 410/28 octobre 1959 de « La grande Assemblée nationale » imposait le « nouvel ordre, socialiste » au monachisme roumain. Il tentait au fond de le détruire, en le plaçant au rang des institutions contrôlées par l'État. Déjà atteint par les condamnations, les emprisonnements et les persé­cutions, celui-ci n'avait plus le droit de « fonction­ner » que dans les monastères autorisés par le Dépar­tement des Cultes. Toute vie érémitique dans des lieux inconnus, donc soustraits aux contrôle du Pouvoir politique devenait une infraction. Symbole ultime de la liberté spirituelle, cette réclusion était dès lors une impossibilité. Autre restriction : à l'exception des licenciés accrédités par l'institution scolaire habilitant le clergé, seuls les retraités avaient le droit de peupler les monastères. À la suite de ce décret du 28 octobre 1959, dont l'application suivit les hauts et les bas de « la lutte contre le mysticisme », on a non seulement

1. Carte de la Roumanie avec l'em­placement des différents lieux monastiques invoqués. (Dessin de Constantin Pohrib.)

Ellvwhmie française. XXV. HW5, 3. Romania. Construction» d'une nation

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empêché l'entrée en mo nach i.s me (des intellectuels sur­tout), mais on a aussi expulsé les novices et les moines aptes à être intégrés dans « le champ du travail ». Le monachisme devenait un privilège accordé aux « tech­niciens » de la religion et à quelques vieillards sans disciples-4.

Essayer d'éliminer le monachisme n'est pas, à vrai dire, une invention du Pouvoir communiste. Pour l'É­tat moderne, le moine représente une aberration, un « type » antisocial, subversif refusant les principes mêmes qui définissent une société : continuité biolo­gique, propriété, prospérité matérielle. Il devrait par conséquent y être intégré, de gré ou de force. Ou éli­miné5.

Entrée dans la modernité, la Roumanie confronte le monachisme, avec cette perspective. Le 30 novembre 1864 déjà, l'État conduit par le prince Cuza avait adop­té un « règlement du statut monacal » qui anticipait de manière surprenante l'acte de 1959. La loi en question traitait les moines en organisme étranger, adversaire du Pouvoir. On présenta ce règlement comme une ini­tiative légitime afin d'entrer dans la famille des états modernes, critère suprême, pouvant justifier, selon ses adeptes, n'importe quelle décision : « Le prince n'a fait que suivre l'idée du progrès de l'époque ; en suppri­mant des biens monastiques inaliénables, il a fait usage d'un droit absolu : il a limité ce que, avant lui, ci peu près tous les états européens ont mis en pra­tique... » peut-on lire dans La justification de la Loi, adressée à la Sublime Porte6.

Sous l'influence de l'Occident à laquelle s'ajoutait l'exemple d'une Église russe organisée selon des prin­cipes militaires, on essayait de transformer la religion, ou du moins son institution, en un élément « normali­sé » de l'organisme social, géré par le Pouvoir laïque. Ce qui imposait l'élimination ou l'affaiblissement du noyau vivant de la Tradition de l'Église : « les propo­sitions préliminaires, initiées dès 1859, prouvaient l'intention d'étatiser, de laïciser, ifedémonachiser/'£'-glise... Le nouveau gouvernement des Principautés Unies montrait qu'il était disposé à traiter l'Eglise de la même manière que tout autre service d'État » (Iorga, 1932, p. 289).

Or dans le christianisme oriental, l'accent ne tombe pas sur l'autorité d'un pouvoir institutionnel. L'essen­tiel est dans le magistère de la liturgie et le respect de la Tradition. Ce point de vue fait du monachisme le cœur de Yecclesia : « sans ignorer, cela va de soi, les prescriptions institutionnelles et canoniques, l'état monastique se définit essentiellement pour l'Orient comme une transmission (paradosis) des réalités vivantes et personnelles communiquées précisément sous le mode d'une tradition organiquement rattachée à la tradition intégrale de l'Eglise... En lui, il faut

reconnaître, en premier lieu, une catégorie synthé­tique de vie spirituelle, un « style », un « esprit escha-tologique » au sens où ce terme exprime la destination essentielle de l'Église, sa présence toujours plus inten­sive dans le mystère du Dieu vivant » (Scrima, 1965, p. 305-306). Une conscience, parfois diffuse, de ce « style /> stimule un recours, jamais négligé, que la communauté laïque orthodoxe adresse de tout temps au monastère. Le moine ne cesse d'être sollicité en tant qu'« expert de la foi » (cf. Horia Bernea) et non en « technicien du rite » - , en tant que témoin direct, en raison de son vécu de la vérité spirituelle. De cette condition « véridique » découle son pouvoir de trans­mettre les prières du peuple ; de cette condition aussi, la tâche d'héberger et d'offrir à la vénération l'icône miraculeuse ou la sainte relique. Instance de média­tion, le moine travaille, selon une formule célèbre due à l'abbé Longin, et reprise par saint Séraphin de Sarov à « l'acquisition de l'Esprit ». Par cet effort, c'est la tra­dition de l'Église qui reste vivante, se développe et s'enrichit.

Or, l'autorité laïque du XIXe siècle n'est plus capable de reconnaître^cette fonction spécifique du monachis­me. Quant à l'Église, tentée de souligner des valeurs et des mérites qui la rendent légitime, ou pour le moins utile à l'état moderne, elle développe un patriotisme, par manque de finesse, transformée en caricature idéo­logique ou presque : elle affiche son,caractère natio­nal et populaire, en affirmant que l'Église représente le pilier le plus important pour la construction de la nation. Les expressions de cette idéologie (impliquant un rejet de toute autre aire spirituelle, même chrétien­ne, même orthodoxe) empruntent de nos jours les plus désolants clichés de la langue de bois7.

Faute d'une rencontre réussie avec « le nouvel ordre européen », l'Église se replie sur elle-même, en essayant de résister par isolement au courant de l'époque : son nationalisme est un des symptômes de la crise du monachisme transnational jusqu'au milieu du XIXe siècle, les échanges spirituels et culturels, courants jusqu'à cette époque-là, sont peu à peu oubliés8. Au-delà de son importance culturelle, le « courantpaisien » évoqué plus haut fut le dernier épa­nouissement culturel visible de l'hésychasme9. Ce moment offrit, à la jointure des temps, une expression concentrée de la Tradition orientale, capable de nour­rir souterrainement l'Église pendant la longue période de confrontations qui l'attendait.

À la mort du prince Cuza, l'Église ne fut plus atta­quée directement, mais l'agression déjà commise pro­duisait ses fruits. La fracture entre cet organisme tra­ditionnel et l'intellectualité bourgeoise se creusait toujours plus. Pour la nouvelle intelligentsia culturel-

KilmolnweJ'nimiiiif, X X V . I<W, 3. Romania. Constructions d'une nation

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le et politique. l'Église était un vestige des temps révo­lus.

L'Église, quant à elle, se murait dans une résistan­ce passive, incapable d'ouvrir son message au monde moderne. Pendant un siècle (fin du XIXe jusqu'au milieu du XXe), elle resta cloîtrée dans son propre monde. C'est seulement entre les deux guerres que des figures majeures d'intellectuels ont réouvert la pro­blématique orthodoxe en formulant de nouvelles inter­rogations théologiques et philosophiques sur l'expé­rience ascétique, sur le mode de connaissance propre au christianisme oriental, sur le rôle social et eschato-logique, national et universel de l'Église1".

Si, sur le plan social, l'Église est largement atteinte par la sclérose dont nous avons fait mention plus haut et par la collaboration de ses chefs avec le Pouvoir, il y a, en échange, une mission à laquelle elle n'a pas manqué : celle de perpétuer - à travers des commu­nautés discrètes et restreintes ou, encore, par de nom­breuses traductions de la littérature ascétique et patris-tique - l'accès à la tradition vivante de l'Orient orthodoxe.

I Une terre mise en friche

Si la crise générale du monachisme roumain remon­te à la seconde partie du XIXe siècle, il est un territoi­re où elle commence deux siècles plus tôt : c'est la Transylvanie. Incluse dès le XIe siècle au Royaume hongrois, la Transylvanie est une région où le catho­licisme, et plus tard les courants de la Réforme, sont associés à l'autorité politique des Hongrois. Les Rou­mains, orthodoxes, seront souvent confrontés à l'al­ternative de la conversion ou de la perte de leurs pri­vilèges. Moines et évêques, livres liturgiques et littérature ascétique leur arrivent surtout des presti­gieux centres monastiques de Moldavie et de Vaîachie. A l'exception de quelques grands monastères fondés par les princes roumains, le monachisme orthodoxe recouvre ici -jusqu'au XVIIe siècle - surtout un carac­tère paysan : des villageois, parfois des parents, pren­nent l'habit et se retirent en marge du village, formant de modestes et discrètes communautés monastiques.

L'Empire des Habsbourgs décide de combattre sys­tématiquement cette option pour une religion jugée étrangère à l'esprit de l'Europe centrale. Au début du XVIIIe siècle, deux mesures complémentaires sont énergiquement mises en œuvre. Une « Église uniate » d'abord, composant doctrine catholique (où primait la soumission à l'autorité papale) et rite orthodoxe. Y adhèrent d'abord quelques responsables ecclésias­tiques, qui espèrent obtenir ainsi des privilèges pour la population roumaine marginalisée ; en dépit d'une vio­

lente opposition initiale, le gréco-catholicisme finit par être adopté, au XIXe siècle, par de larges couches de Roumains". Une seconde mesure, plus agressive, visait à détruire le monachisme orthodoxe. 150 ermi­tages sont détruits à coups de canons en 1764, les moines sont bannis. Dès lors, les moines clandestins y font leur apparition. Ce sont des paysans qui vont prendre l'habit dans les grands centres de Moldavie et de Vaîachie, pour revenir ensuite vivre, au milieu de la communauté villageoise, leur destin monacal, une autre version du « moine dans le monde ». Les lieux de pèlerinage, les foyers de la foi se trouvent, pour les Roumains transylvains, en dehors de leur territoire. Orthodoxes et gréco-catholiques font chaque année de nombreux pèlerinages vers ces « lieux saints ».

Enfin, le communisme se charge d'offrir une réplique encore plus dure à la violence par laquelle fut instituée l'union avec Rome. En 1948, l'union est inter­dite. Les évêques et le clergé insoumis sont combat­tus : exécutions, emprisonnements. Ils partagent ce destin avec une grande partie des chefs et des moines orthodoxes. La mesure visait à rompre toute possible relation avec l'Occident et à obtenir en même temps une soumission de l'Église orthodoxe, déclarée Église d'État et mise en possession de tous les biens gréco-catholiques.

L'époque moderne témoigne donc d'un important déplacement d'accent : d'une ecclesiq qui participait naturellement à l'identité nationale, l'Église roumaine risque de devenir une Église nationalisée, et cela en un double sens, celui d'une hiérarchie ecclésiale à la remorque des autorités laïques, quel que soit le régi­me politique, et surtout, celui d'une Église captive de ses obsessions patriotiques. Le monachisme essaie de concilier aujourd'hui, souvent en mode déclamatoire, deux aspects : la mission nationale et la vocation pro­prement monacale de l'hésychasme, de la voie spiri­tuelle menant vers la plus haute liberté intérieure et, par conséquent, vers la capacité généreuse de recon­naître l'Autre.

La Transylvanie nous apparaît donc aujourd'hui comme un territoire « faible » du point de vue mona­cal, comme une terre délaissée, non cultivée, une terre « restée en friche », mais non point stérile. Une double latence y subsiste qui, dès que la rigueur des temps s'adoucit, fait surface. Dans la profondeur de ce terri­toire, persistent des lieux « scellés », les dépôts des anciens établissements monastiques, où la pratique contemplative a ouvert des gués vers un au-delà du temps. Conçus comme des repères métaphysiques, ces lieux peuvent être détruits certes, mais non annihilés. Ils deviennent des chiffres, des signes indélébiles qu'on peut rouvrir et déchiffrer. « Jusqu'à 1700, il y avait ici un ermitage, nous explique Nicolae Danciu,

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maire de Rebra, un ermitage de moines de rite ortho­doxe. Suivant l'ordre de Marie-Thérèse et de ses conti­nuateurs, on a détruit tout cela. Après la révolution, on a pensé à faire revivre la tradition du lieu, quoiqu'il y ait eu diverses pressions pour donner à cet emplace­ment une autre destination. Quelqu'un m'a offert 2 000 deutsche Mark pour obtenir la permission d'y construire un hôtel, et puis un profit mensuel. Mais moi, ensemble avec le père Nedelea et le père archi-prêtre Dîmbu, nous nous sommes rendus ici afin de marquer ce lieu pour le nouveau monastère, pour res­susciter la tradition que ce lieu avait. Nous devons nous élever un peu, après ces temps qui furent. L'hô­tel, on peut le construire n 'importe où ; ce lieu est lieu de monastère, le lieu du monastère ». N. Danciu, ex­responsable communiste, n'a aucune difficulté à conci­lier son ancien rôle, qu'il ne cherche d'ailleurs pas à cacher, avec la foi.

Le second terme de cette latence serait une com­munauté polarisée. D'une part, les paysans à vocation monacale passent au-delà des montagnes et s'établis­sent dans les monastères de longue tradition, de Mol­davie et de Valachie. D'autre part, la paroisse - privée d'un lieu saint proche - envoie ses pèlerins vers les mêmes sources. Cette circulation essaie de trouver aujourd'hui de nouvelles variantes, plus stables, qui visent à forger des trajets à l'intérieur de son propre ter­ritoire. « Nous avions décidé au monastère de Turnu (Olténie), le père staref (abbé de l'actuel monastère), le père secrétaire et moi de fonder une nouvelle com­munauté, retirée dans les montagnes » nous dit le frère loan. « Ce que nous n'avons pas trop réussi (les gens leur ont demandé de faire revivre l'ancien ermitage, proche du village). Mais c'est quand même mer­veilleux d'initier une nouvelle communauté.

« Nous avons réfléchi quel lieu choisir : l'Olténie est privilégiée car pleine de tels établissements ; la Mol­davie en est riche aussi ; nous nous sommes donc tour­nés vers les lieux natals. Pendant tout ce temps, nos pères et nos frères parcouraient des centaines de kilo­mètres jusqu'à nous, en Vîlcea, les larmes aux yeux. Par conséquent, notre sacrifice (renoncera une réclu­sion plus sévère), nous l'avons fait avec joie, pour faire renaître un foyer de monachisme. Car, en Tran­sylvanie, le monachisme croît d'une assez faible manière. Il n'est pas étonnant qu'il décroît ; mais s'il croît, il faut s'en étonner. Toutes les paroisses essaient d'attirer les moines vers elles. Le pauvre évêché de Cluj en était assez orphelin ; nous ne l'avons pas enri­chi, mais en trois mois, treize moines se sont réunis ici. » En 1994, ils sont trente-sept12.

On parle « d'une tradition qui doit être ressuscitée », d'une terre « où le monachisme croît d'une faible manière », de « communautés orphelines ». Ce sont les

termes d'une réalité qui relève de l'organique, du déve­loppement d'un lignage spirituel, plutôt que du projet géométrique d'une édification. « Les gens de la com­mune veulent faire ici quelque chose de très important pour eux, explique le père loan Dîmbu, ils ont besoin d'un revirement religieux. Le monachisme y a été dévasté, arraché par les actions des Habsbourgs. Les gens n'oublient pas le monastère qui s'y trouvait jus­qu'au XVIIIe siècle. Son église en bois fut transportée à Parva (le village voisin : entre Parva et Rebra se trouve « le lieu »). Les gens de Parva gardaient la liaison avec les monastères au-delà des montagnes ; ils s'y rendaient en pèlerinage. Alors, ils ont bien connu leurs moines et ont eu le courage de les inviter ici pour fonder le monastère. Ceux de Rebra ont offert le terrain. »

Il s'agit au fond d'une tradition vivante, mais exilée, « arrachée » de son sol. Ses formes visibles se sont résorbées dans le paysage (une croix périssable en bois et trois sapins, récemment disparus, marquaient enco­re récemment l'emplacement) ou ont été absorbées par la communauté villageoise. Mais l'exercice de cette tradition ne présente aucune fracture car il persiste dans la variante, assumée tant par les moines que par les laïques, du pèlerinage.

Par conséquent, plutôt qu'un revirement, c'est une fixation, une réimplantation du monastère dans son ancienne racine qui serait ici nécessaire. Plus specta­culaire que l'effort d'élever une construction, s'avère ici l'effort sur le substratum, sur le lieu en soi où le moine, revenu au point de son origine, devra greffer à nouveau le prototype de l'espace monacal.

I L'étranger autochtone

Le monastère d'où viennent les jeunes moines (d'où ils reviennent plus précisément, car ils sont nés à quelques kilomètres de Parva-Rebra, à Feldru) est un « lieu » essentiel de l'hésychasme roumain, un de ses noyaux d'origine pour la Roumanie. Le monastère de Turnu se trouve au bord de l'Oit, dans un fastueux paysage de hauteurs boisées, secrètes, renforcées par son reflet dans les eaux, maintenant calmes, de la gran­de rivière. Il est proche d'une célèbre fondation monas­tique voïvodale du XIVe siècle, Cozia, cité du mona­chisme oriental, très active dans la délimitation de l'aire roumaine de l'influence catholique. Turnu (la tour) désignait le point haut, situé au-delà de « la tour de garde » de Cozia qui unit au caractère de monastè­re princier la force d'une enceinte militaire. Cozia est un château-fort de la foi ; Turnu en est le surveillant.

En tant qu'établissement monacal, ce dernier se constitue beaucoup plus tard, en 1676, sur un site mar-

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qué par une intense expérience érémitique : « les grottes de Turnu furent probablement les premiers et les plus proches lieux de réclusion pour les ascètes qui essaimaient de Cozia. Mais je ne crois pas qu'il soit possible d'établir l'ancienneté de ces grottes quant à leur usage érémitique. Elles ont probablement pré­existé par rapport à l'ancienne Cozia et à la Cozia contemporaine ; parmi leurs ascètes, il est probable que certains aient répondu à l'appel des premiers voï-vodes et du saint Nicodème (l'organisateur, d'inspira­tion athonite, du monachisme communautaire en Rou­manie). Ce qui est certain, en tout cas, c'est que le fondateur, l'archevêque Varlaam a trouvé ici des ermites, que son intention d'y fonder un monastère s'est heurtée à leur résistance et qu'il a dû attendre la mort des deux derniers pour accomplir son projet ; la tradition orale des vieux moines de Tumu en garde le souvenir... D'ailleurs, quoique considéré monastère, Turnu n'a jamais dépassé les dimensions d'un ermita­ge » (V. Anania, 1990, p. 182-183).

Les jeunes personnages fondateurs amènent donc avec eux le modèle explicite d'un destin monacal com­plexe. Le modèle de Cozia d'abord : un centre que les grands voïvodes de la Valachie ont distingué par de riches donations, un monastère somptueux, partici­

pant de façon brillante à l'histoire, un haut-lieu de la foi, d'où l'expérience et la culture orthodoxe rayonnent jusqu'au-delà des montagnes, en Transylvanie (cf. Bälan, 1982, p. 253-255). Mais, surtout, le modèle de Turnu : l'option têtue pour la réclusion, pour l'altérité face au monde, pour la prière contemplative dont l'es­pace de prédilection est la grotte.

S'ils ont accepté de renoncer à leur projet initial, qui visait une réclusion encore plus sévère que Turnu, les trois jeunes gens ne renoncent pas à affirmer leur condition « d'étrangers ». « Les villageois ont mis à leur disposition quelques maisons. Mais ils entendent rester près du monastère. Ils désirent en assumer les difficultés ; ils y ont creusé quelques grottes, des trous dans la terre ; pour la Transylvanie, c'est un phéno­mène unique » (Père loan Dîmbu). Le paysage de Parva-Rebra ne présente pas la sévérité du rocher de Turnu, pourvu de cavités naturelles que l'ermite n'a qu'à façonner.

Ici, la grotte doit être créée, contre le paysage. Sa fonction symbolique s'accentue par conséquent, puisque ce geste vise à implanter dans le sol du futur monastère le sceau même de l'érémitisme, « l'enterre­ment par rapport au monde », l'intériorité absolue. Les données concrètes ne favorisant pas l'entreprise,

2. Grottes érémitiques du monastè­re de Turnu (Olténie) dont le modè­le est suivi par les moines fonda­teurs de Parva-Rebra. Dessin de Horia Bernea.

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cet effort devient une lutte avec le terrain, un affron­tement au cours duquel le moine doit « gagner » son espace, se faire accepter par son partenaire. « La struc­ture de la colline présente une stratification de pierre et d'argile et le sol est si humide que, dans ces cellules, même les livres sont toujours moites. Or, cette argile humide fait glisser le terrain. Au début, ils ne se sont pas rendu compte, mais après beaucoup de travail, une des grottes s'est écroulée. Ils ont essayé alors de construire au-dessus d'elles un système d'écoulement. Un de ces espaces est stabilisé par la racine d'un arbre assez vigoureux. Ils n'ont accepté personne pour les aider ; ce sont eux seuls qui ont créé les grottes » nous explique M. Lupse, conseiller de l'Inspectorat de Cul­ture de Bistrita.

Les moines auront bientôt la possibilité d'habiter dans un corps de cellules bâties par les villageois. Mais le fait de creuser les grottes par un effort absolument personnel, non partagé, constitue la garantie symbo­lique de la fondation. L'opération est analogue à l'édi­fication intérieure : la libération de l'espace du cœur de toute sollicitation externe afin que cet espace soit dédié intégralement à la prière. Dans la tradition hésychas-te, le « lieu du cœur » est, lui aussi, découvert au bout d'un difficile avancement vers les profondeurs ; il est lui aussi vidé, puis « fixé », fortifié par l'éveil (nepsis : vigilance, état éveillé de l'âme) pour éviter le péril des possibles écroulements. Par conséquent, creuser les grottes apparaît comme un « drame » tout à fait appro­prié à exprimer le programme contemplatif13.

Enfin, par ce geste, les moines de Turnu se mettent eux-mêmes « au fondement » de leur monastère14. Leur condition « d'étranger » est insérée dans le sub­stratum du lieu afin de ressusciter sa fonction initiale. L'emplacement des grottes, lui-même, témoigne de la valeur toute emblématique qu'on leur accorde : elles sont creusées dans l'immédiate proximité de la future enceinte, voire en son cœur. Plutôt que la réclusion effective, c'est son modèle qui y agit.

Autochtones par leur appartenance communautaire, ces moines sont devenus des « étrangers » par choix de vie. « Turnu a été un monastère extraordinaire, une merveille, nous dit le frère Jean. Moi, j'étais un jeune homme ordinaire, habillé de façon moderne, avec un travail, après onze années d'école à Bistrita. Et j'ai visité les monastères d'Olténie. Personne ne peut quit­ter sa famille et son destin par pur plaisir. Il faut un très grand effort : rompre d'avec le monde, y renon­cer est une chose terrible. Moi, j'ai senti queje devais me décider là, surplace, en quelques minutes. Ce fut comme une transfiguration. A ce moment, c'était le père abbé Paisie qui prenait l'habit. Et moi, je devais choisir : je vis pour le monde, ou pour Dieu, ou pour qui est-ce queje vis, moi ? Ce fut la décision d'un ins­

tant ; au fond, c'est pas moi qui ai décidé, c'est Dieu, je crois, qui a décidé à travers moi. Nous voudrions vivre avec tous les hommes de la terre, mais dans la prière. Physiquement, nous désirons vivre seulement entre moines. C'est pour cela que j'ai fui le monde. Ce fut une fuite hors du monde. Mais c'est pas moi qui l'ai fui ; pour tout dire, moi, je suis resté hors de sa fuite, le monde m'a jeté hors de sa fuite. La fuite (la course) du monde m'a jeté dans le monastère ».

Il s'agit de cette aliénation radicale par rapport au régime courant, thème familier à l'érémitisme et, au fond, à la condition monacale même, que les paroles des Pères du désert illustrent abondamment15. Ici, il joue sur les deux états de la course et de la stabilité. Un seul instant de profonde stasis suffit à l'homme (l'ins­tant de l'interrogation et du choix) pour que le courant unanime du passage le rejette comme élément étran­ger à sa course. Le candidat au monachisme est vio­lemment marginalisé, projeté hors du courant.

S'aliéner, fuir le monde ne signifie autre chose qu'enregistrer la fuite même du monde, sa périssabili-té, son incessante usure. Le jeune moine se transforme, change de perspective16. Délaissant les appartenances sociales, géographiques ou de parenté, il s'unit à la communauté globale des humains par le seul lien de la prière. Il dépasse les divisions, les identités parti­culières parce qu'il vit une condition qui est celle de l'unification : il est monakhos.

Si profond soit-il, ce changement existentiel n'est pas entravé par le retour dans la terre natale. Dans l'immédiat de ce territoire, l'étranger implante un pay­sage transcendant, non-visuel : « le premier qui a vu le lieu de l'ancien et futur monastère, ce fut moi. Et j'ai regretté alors le paysage de Turnu. Mais ensuite, j'ai pensé que le beau paysage signifie faire un sacrifice et que, de toute façon, le paysage ne compte plus puisque nous sommes enfoncés dans des grottes, dans des trous et dans la terre » (frère loan).

Perspective de l'étranger : l'effacement de tout contour limitatif, la dé-figuration17, l'acquisition d'une liberté spirituelle indépendante des formes. Un passa­ge au-delà de l'individuel, dont l'équivalent concret - et par conséquent d'autant plus efficace - est « l'entrée dans la terre »18. Un geste crucial qui trans­mue une réalité intérieure en capacité fondatrice : le monastère prend racine dans l'espace souterrain et vivifiant de la contemplation. C'est aussi un nœud par lequel l'étranger rejoint la condition de la plus évi­dente et de la plus forte autochtonie. Nés sur cette terre, les moines naissent maintenant de cette terre (cf. C. Fabre-Vassas, note plus haut), en faisant une matrice spirituelle.

Perspective de l'autochtone : la conscience qu'ont les moines de représenter la tradition originaire du

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pays. Cette tradition fortifiée par la résistance, consi­dérée comme fondatrice de l'identité nationale, déve­loppe aujourd'hui, des racines monastiques légitimes puisque subsistantes dans les profondeurs du territoi­re. « Les sectaires (appartenant aux sectes néo-pro­testantes : anabaptistes, témoins de Yehova) qui essaient d'y répandre leurs convictions sont effrayés justement par cela : que nous sommes originaires, que cette foi, nos pères et nos ancêtres l'ont eue aussi ; que nous, à notre tour, nous n'avons rien d'autre sous nos pieds que la terre donnée par Dieu, et le ciel au-des­sus de nous » (Père Paisie, abbé du monastère de Parva-Rebra). Le sectaire, prêchant une déviation de la foi véritable, diffusant sa propagande dans un territoi­re déjà chrétien, utilisant à cette fin d'importants fonds financiers venus de l'extérieur, représente l'étranger illégitime, trois fois étranger et illégitime.

En opposition imposée par la conjoncture ou valo­risée par le discours, avec le sectaire, l'autochtone mise sur un originaire valorisé de multiples manières : une foi orthodoxe, dépôt non altéré du christianisme initial, une foi des ancêtres, perpétuée dans « une terre don­née par Dieu ». « Après 1990, explique le père abbé Paisie, // y a eu une grande revivification, un revire­ment de la vie monacale sur cette terre. Mais c'est beaucoup plus que cela : c'est la redécouverte de la maison paternelle. Nous savons très bien combien d'ermitages et de monastères nous avons eu ici. Pour le moine, il ne peut s'agir, en conséquence, que d'un retour vers nous-mêmes et d'un rétablissement du peuple roumain dans ses anciens sillons ». La pau­vreté matérielle sera elle aussi vécue comme un avan­tage. Elle réduit le monde à ses données originaires, le ciel et la terre. Face aux entreprises morales ou de cha­rité, plutôt « utilitaires », des sectes, le moine porte le prestige d'une liaison autrement efficace, et plus direc­te entre la terre des hommes et le ciel de l'Esprit. Au lieu d'une variante religieuse importée et trop activis­te, il offre la figure objective de l'étranger radical, capable de communiquer le message de la vraie tradi­tion. En tant qu'étranger, il a le pouvoir de fonder ; en tant qu'autochtone, il fonde dans la terre où il est né.

I Un programme maximal

« Le plus merveilleux pour quelqu 'un est de ne pas être considéré par les autres. Le moine, si les gens ne le considèrent pas, c'est Dieu qui le considère » (frère loan). On s'attendrait à ce que cette humilité extrême amène les moines de Parva-Rebra à s'impliquer au minimum, et seulement par contrainte, dans des pro­jets extérieurs à la vocation érémitique. Or, au contrai­re, l'effacement de l'individualité propre entraîne les

jeunes fondateurs à assumer une véritable « mission ». Refusant le titre « d'exponents spirituels » par rapport à la petite communauté des villages d'alentour, ils se conçoivent tels, mais à une échelle nationale. Leur intention, présente en sous-texte du discours, est d'of­frir, ni plus ni moins, une solution aux grands pro­blèmes de l'Église contemporaine : combattre les sectes, affirmer l'identité nationale à travers la foi, éta­blir un dialogue avec les intellectuels, se libérer d'un enseignement théologique sclérosé par un retour vigoureux à la doctrine et surtout à l'esprit des Pères de l'Église, retrouver la prière du cœur qu'on a, disent-ils, « un peu perdue, nous regrettons de le dire ».

L'atmosphère générale de l'après 1989 les encoura­ge dans ce sens. Ne retrouve-t-on pas dans leur pro­gramme les anciennes et les actuelles ambitions « nationales » de l'Église ? Se manifeste aussi le mécontentement des jeunes prêtres et moines face à un enseignement théologique borné au traditionnalisme, suffoqué par le long isolement communiste, incapable de soutenir le dialogue sur les problèmes formulés par la théologie actuelle, incapable surtout de préparer des hommes spirituellement vivants19. On doit surtout prendre en compte ce que nous pourrions appeler une « mystique de la jeunesse », résultant du rôle presque exclusif que les jeunes ont joué pendant les événe­ments de 1989. Plus ou moins rhétoriques, les voix les plus diverses (journaux, discours parlementaires et jusqu'aux sermons dans de petites églises paroissiales) exaltaient, il n'y a pas longtemps, « les jeunes héros qui ont redonné une dignité au pays » où leurs parents ont eu la lâcheté de supporter le régime Ceaucescu. Et nombreux sont ceux qui déclarent que de cette jeu­nesse courageuse, non altérée par la duplicité, ils atten­dent la création d'une « nouvelle société ». Quant au renouveau spirituel, on le voit, évidemment, venir du côté des moines : « ce '90-isme, qu'on invoque à tout propos, dans tous les domaines de la vie contempo­raine, doit avoir aussi quelque chose à dire en ce qui concerne le monachisme » (Père abbé Paisie).

Les fondateurs de Parva-Rebra ont par conséquent tous les atouts des héros de notre temps. Ils sont d'ailleurs guidés dans leur initiative par une pléiade de personnalités, autorités spirituelles et figures d'excep­tion de l'Église. Le Père professeur docteur académi­cien D. Stäniloae (1903)20, originaire de Transylvanie est celui qui les a encouragés à refonder un monastè­re, en compensation des dégâts causés par les Habs-bourgs et l'Uniatisme. Le Père Cleopa (monastère de Sihästria, Moldavie), considéré comme une haute compétence en matière de tradition et d'organisation monacale, leur a communiqué, à son tour, son expé­rience. Le Père Teofil l'Aveugle, cas exceptionnel d'homme invalide investi comme prêtre, vu sa force et

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son aura, est le confesseur du jeune abbé et a accepté d'enregistrer une cassette vidéo où il offre des conseils et des réponses aux moines de la communauté. Le Père Bartolomeu Anania, personne cultivée, connu pour ses penchants littéraires, évêque de Cluj, a béni la fon­dation et l'intention de ceux qui ont opté pour une sévère réclusion. Le moine Ioanichie Bälan, enfin, écrivain prolifique et infatigable sur la vie monacale orthodoxe, a proposé Parva-Rebra comme troisième lieu du pays à côté des monastères de Sihästria en Moldavie et de Frásinei en Valachie, où le program­me de l'office et de la prière ininterrompus, spécifique pour le mont Athos, seraient observés.

On obtiendrait ainsi « une alliance du canon de l'Athos », un triangle de « projections » du pôle ortho­doxe, implantées dans les trois régions de la Rouma­nie. Le grand théologien, le grand gardien de la tradi­tion, le confesseur compétent, l'évêque et l'homme de culture distingué, l'exégète du monachisme roumain en relation avec la Sainte Montagne, telles sont les figures dont les moines de Parva-Rebra se réclament.

Motivés au maximum, ces jeunes fondateurs veu­lent faire de leur communauté un véritable exemplum. Lors de notre visite, quoique harassé par des pro­blèmes administratifs et communautaires, le père abbé sort de sa poche un volume de textes néo-kantiens commentés. Intrigués, nous lui demandons la raison de cette lecture. Il invoque son besoin d'être instruit sur la terminologie scientifique et philosophique moder­ne afin de pouvoir dialoguer avec les intellectuels. Imbu d'enseignement patristique, Père Paisie désire leur communiquer cette haute sagesse qui offre, selon lui, des solutions définitives dans le domaine de la connaissance. Il se félicite d'ailleurs de n'avoir pas été formé à l'Institut théologique, car ce genre d'instruc­tion l'aurait raidi mentalement en lui interdisant l'ac­cès à une compréhension vivante de la Tradition. Les jeunes moines, paysans d'un village voisin, sans études universitaires, préfèrent pénétrer dans la « théologie vécue », guidés par des pères spirituels de marque. Une expérience spirituelle directe, alimentée par l'en­seignement hésychaste et supervisée non par des pro­fesseurs, mais par des « hommes de l'Esprit », telle est la connaissance qui les attire.

Ce modèle a de respectables précédents, mais il exige toujours une force spirituelle d'exception, sans quoi on risque le plus grotesque des clichés. À cette Tradition, qu'ils entendent transmettre, les jeunes moines rajoutent le devoir national. « Le modèle de l'Église est Sihästria Raräului, au nord de la Molda­vie, nous dit le Père Paisie. Nous voulons amener ici la tradition moldave, afin de réunir certains courants du monachisme roumain. Les églises de Moldavie ont un style propre, tandis que celles du sud sont en style

byzantin. Nous avons du respect et nous aimons la tradition byzantine, mais il faut faire attention à notre nationalité, c'est très important. D'ici, quelques kilo­mètres plus loin, est parti Dragos (vers la Moldavie2*). De là, nous faisons venir quelque chose. Nous sommes arrivés ici avec quelques frères de Valachie ; on obtient donc une unité de la nation toute entière, à tra­vers ces modèles, ces lieux et ces hommes qui se trou­vent ainsi réunis. » Ces humbles moines fondateurs se conçoivent donc comme des récupérateurs, reconqué­rants de la position originaire des princes transylvains, éloignés eux aussi de leurs terres par la pression catho­lique du XIVe siècle, une position encore plus vio­lemment attaquée, en ce qui concerne la foi ortho­doxe, au XVIIIe siècle. Or, pour constituer une présence vigoureuse devant l'Occident catholique et la propagande des sectes, la foi doit se manifester sous l'habit de l'unité nationale.

Vivifier le modeste site monastique de Parva-Rebra signifie donc, pour ses fondateurs, reprendre les grands thèmes de l'Église et du monachisme roumain : thèmes actuels ou qui lui ont forgé une identité à travers l'his­toire, thème national et thème du passage vers l'uni­versel, thèmes de l'intériorité et du rayonnement social.

I Émergence du sanctuaire

Trois lignes se dégagent, nous semble-t-il, de l'ana­lyse de cette fondation : la ré-ouverture d'un sanctuai­re « latent » (le déjà-là actualisé), la figure de l'étran­ger autochtone (« le Même » et « l'Autre » réunis dans la personne du fondateur) ; la circulation, enfin (l'échange entre deux territoires dont le premier est source de pouvoir et d'organisation politique21, de « nationalité » et « d'histoire », et le second, source de rayonnement pour la tradition et l'expérience spiri­tuelle). Selon le philosophe C. Noica, la Transylvanie représente l'autochtonie même, « la mère patrie »22. Tandis que l'autre (Moldavie et Valachie) offre, dans ce cas, une voie contemplative, trans-nationale. Ces deux « stations » et le circuit qu'elles créent font appa­raître la figure spécifique du fondateur. Si à Parva-Rebra ce schéma se dessine au niveau de l'histoire, à Moisei il imprime ses trajets mythiques.

Je résume la légende de fondation du monastère de Moisei dans la variante que nous a communiquée l'ab­bé Ion Horea, le 3 août 199123 : Moise Coman et sa femme, riches propriétaires, possédaient sur le lieu de la future apparition miraculeuse, des terrains de forêts et de pâtures. Ne trouvant pas dans le pays une belle-fille qui convienne à leur état, leur fils doit partir vers la Moldavie pour trouver sa fiancée. Mais, arrivé au monastère de Putna, il prend l'habit et y reste. Les

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parents le croient perdu et élèvent un calvaire devant lequel ils pleurent leur enfant. Une icône de la Vierge apparaît, au même endroit, sur le tronc d'un tilleul ; en plus, des cloches souterraines s'y font entendre. Se rendant compte qu'il s'agit d'un lieu saint, les parents et les villageois décident d'élever un monastère et cher­chent des moines pour le peupler. En Moldavie, Putna est ravagé par des pillards et le fils revient au village, en moine, quêtant des aides pour la restauration du fameux monastère. En dépit de sa transformation et du refus de se laisser reconnaître, la mère identifie son fils d'après un signe particulier et la croix à son cou. Pour concilier la vocation monacale et l'amour des siens, le jeune moine rentre à Putna uniquement pour déposer l'argent recueilli et revient comme stare{ (abbé) du nouveau monastère.

La légende s'ouvre par un moment de calme : une famille riche, possédant un territoire et un héritier. Mais territoire et héritier ont un destin d'exception, développé selon une mutuelle influence : le premier abrite un sanctuaire « enterré », occulté24, qui fait signe par le son de ses cloches afin d'être ouvert et élevé. L'apparition de l'icône le confirme et en décide l'émer­gence, une émergence suscitée par le sacrifice de l'hé­ritier.

Pour lui, la quête, mythique, de la mariée, se trans­forme en mort. L'adolescent, sur le point d'atteindre l'état d'homme mûr, rompt avec la loi de la commu­nauté en se dédiant à la virginité et à la Vierge. Cher­chant épouse, il pénètre dans un « territoire de la Vier­

ge » bien connu (la Moldavie monastique se déclare comme telle) et ses liaisons terrestres sont provisoire­ment sectionnées ; le fils et l'héritier de la famille de Moisei disparaît, coupant ainsi la continuité de son lignage, le rendant stérile au niveau « naturel ». Dans le vide ressenti par la maternité « selon le sang » se manifeste alors la maternité « selon l'esprit » de la Mère de Dieu : l'héritier n'est pas seulement redonné à ses parents ; il est « ressuscité », transposé sur le plan d'une vocation préparée simultanément à Moisei et à Putna25. L'étranger, messager d'une forte terre maria-le, revient à Moisei pour inclure dans cette terre non seulement sa famille et sa communauté villageoise, mais une région toute entière : le Maramures.

Le sanctuaire caché, le dépôt de la sacralité autoch­tone obscurcie peut être éveillé, il peut rayonner à nouveau seulement s'il reçoit un partenaire humain sur mesure : c'est-à-dire un étranger, une personne qui a accédé à un autre niveau d'existence, parce que « deux fois né ». Ici, comme à Parva-Rebra, le héros fondateur compense « l'exode » originaire des princes transylvains et devient le gardien du sanctuaire autoch­tone. En tenant compte du fait que le monastère de Moisei fut le seul, au nord de la Transylvanie, à rester vivant depuis sa fondation jusqu'à nos jours, sans aucune solution de continuité, on peut considérer que sa légende garde et offre, pour ce territoire, le modè­le même de « l'éveil du monastère ».

A.M., Bucarest

I Notes

1. Cet article utilise les informations recueillies à l'occasion de deux terrains de recherche sur le religieux actuel en Roumanie : le premier, organisé par le Musée du Paysan roumain, à Moisei, en Maramures (1991) a porté sur « la pro­cession de la Vierge », lors de la Dormi-tion. Le second, entrepris dans le cadre des Ateliers franco-roumains d'Anthro­pologie du Christianisme, se déroula en novembre 1993, dans la région de Bistrit-za et, à côté du thème principal - la com­mémoration des morts -, nous offrit l'oc­casion d'observer le métabolisme d'une communauté monacale en cours d'organi­sation. Pour l'accès à ce lieu et à cette

communauté, nous tenons à remercier l'équipe de l'Inspectorat de Culture de Bistritza, animée à ce moment-là par Mir-cea Oliv. Nous sommes également recon­naissants à C. Fabre-Vassas et Paul Dro-geanu qui nous ont mis à disposition leurs interviews avec le frère Jean (monastère de Parva-Rebra) et le maire du village de Rebra. Les entretiens avec le jeune abbé du monastère, le père Paisie, avec l'archi-prêtre de la région, le père loan Dîmbu et le prêtre du village ùz Rebra, le père Nedelea nous appartiennent.

2. La présence des ermitages en marge des villages de Transylvanie - dénommés « monastères » dans le pays - constituait un phénomène courant jusqu'au XVIIIe siècle (voir chap. Une terre mise en friche, dans cet article). Désireux de

voir renaître « leur » ancien ermitage, les villageois ont sollicité l'accord de princi­pe des autorités ecclésiastiques, en les assurant de leur soutien - matériaux, tra­vail - nécessaire à la reconstruction. Sol­licités par les habitants, des jeunes moines ont accepté de s'installer dans la région et ce sont eux, assistés par les représentants du clergé local, qui ont fait ensuite toutes les démarches exigées à cette fin auprès des responsables de l'Église.

3. « Dans notre génération, chacun est la somme de ce qu'on lui a interdit d'être » (A. Pleçu, 1993, p. 83). « La vie religieu­se des Roumains se déroule, depuis trois ans, en régime d'explosion. Tenue sous pression pendant plusieurs décennies, elle est passée, brusquement, de l'austé-

Eihnologie française. XXV. 1995, 3, Romania. Constructions d'une nation

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446 Anca Manolescu

rite et la discrétion, à une non censurable luxuriance » (A. Plesu, 194, p. 3). 4. « ... D'autres personnes sont admises dans le monachisme seulement si elles ont dépassé l'âge de 55 ans, les hommes et l'âge de 50 ans, les femmes, si elles renon­cent au salaire et à la pension d'État, si elles ne sont pas mariées et si elles sont libres d'autres obligations familiales pré­vues par "le Code de la Famille " (décret déjà cité, art. 7). » En tenant compte du fait que, avant 1989, il y avait en Rouma­nie seulement deux Facultés de Théologie et quelques séminaires qui assuraient à peine les prêtres et les responsables ecclé­siastiques nécessaires, il est évident que les candidats légitimes au monachisme étaient à peu près inexistants.

Dans la mesure où la vocation était suffisamment forte, les exclus ou les reje­tés pouvaient devenir ce que, en Russie soviétique et ici d'ailleurs, on a appelé « un moine dans le monde ». Une sorte de moine « amateur », plus précisément clandestin, qui accomplissait son canon et consultait son confesseur en dehors d'une investiture rituelle, d'une discipli­ne, d'une communauté et d'une enceinte visibles. On essayait çà et là de préserver quelques repères : d'ex-collègues de monastère s'habillaient en moines et se réunissaient, lors de fêtes, dans une cer­taine église. Persistaient ou se formaient même - dans l'espace de cette liberté sur­tout intérieure - des communautés mona­cales virtuelles : « Le père Vasile de Runc était très connu pour sa compétence spi­rituelle. Quelques jeunes filles, de diffé­rents lieux du pays, avaient pris l'habitu­de de se rendre au monastère pour la confession. Après la révolution, nous nous sommes décidés c) prendre l'habit dans un nouvel ermitage, près de Runc » (jeune nonne de l'ermitage de Ciolpani, interview dans une station de métro, 15 déc. 1993).

5. Ce portrait reprend les termes, à peine paraphrasés, du célèbre discours du Pre­mier ministre français Emile Combes (1905), justifiant la séparation entre l'É­glise et l'État et l'expulsion des ordres reli­gieux. 6. L'épisode ne manque pas d'ironie. Un prince roumain, récemment élu en vue d'une intégration de la Roumanie dans « le concert européen » s'adresse à un suzerain musulman pour expliquer et implicitement obtenir la confirmation de son geste, visant à détruire une institution fondamentale de son peuple. Al. I. Cuza, connaissant le système juridique ottoman, n'ignorait certes pas que toutes les com­munautés religieuses de l'Empire se trou­

vaient sous la protection du padischah de Constantinople même, protection déduite d'un commandement coranique, et que personne ne pouvait y intervenir, par conséquent, suo jure. Ce fait de doctrine et de juridiction explique la situation, en quelque sorte exceptionnelle, d'une aire, incluant le Proche-Orient, les Balkans et les Carpates, où les Églises nationales se sont conservées intactes, conformes à leur génie propre, depuis le Moyen Age jus­qu'à nos jours. 11 faut noter ensuite que l'acte d'autorité du prince Cuza évoque un destin que le monachisme occidental avait déjà expérimenté à partir de la Révolution française, en passant par le Kulturkampf de Bismark et par le Febronianisme autri­chien. (La note appartient à Mgr André Scrima qui a eu la bienveillance de lire ce texte et de l'enrichir par certaines remarques). 7. « Le peuple roumain naît chrétien, de manière spontanée et naturelle, au moment où se forge sa latinité (« romani-té »), au parachèvement de laquelle le christianisme populaire apporte la plus haute contribution. Nous sommes Rou­mains parce que nous sommes chrétiens et chrétiens parce que nous sommes Rou­mains. Depuis sa christianisation et sa formation en tant que nation, le peuple roumain a eu dans son Église orthodoxe un guide permanent, non seulement en ce qui concerne les problèmes spirituels, mais aussi en ce qui concerne les pro­blèmes d'ordre culturel, artistique, social-humanitaire et national-patriotique... À travers ses serviteurs, l'Église de nos aïeux a soutenu le peuple, dont elle a été le pasteur dans toutes les luttes pour la libération nationale, pour la justice socia­le, et surtout pour la réalisation de son unité d'état » (Avant-propos du chef de l'Église roumaine, Téoctiste, dans M. Pácurariu, 1991. p. 5). 8. On ne doit pas ignorer que, jusqu'à la sécularisation des biens monastiques (en 1864), le monachisme roumain avait connu une période d'intense activité cul­turelle (fin du XVIIIe et début du XIXe), dont le nom - « le courant paisien » -vient du célèbre staref (abbé) du monas­tère de Neamtu (Moldavie) : Paisie Veli-cikovski. Pendant ce temps, s'est consti­tuée en langue roumaine une importante bibliothèque de traductions patristiques et ascétiques, sans que sa simultanéité avec la fameuse Patrologie de l'abbé Migne, à l'autre bout de l'Europe, soit remarquée.

Nous ajouterons, enfin, en ce qui concerne le caractère transnational de la tradition monastique roumaine que, au début du XVIIIe siècle, un autre moine

célèbre (d'origine géorgienne), arche­vêque de la Valachie par la suite - Antim Ivireanu - organisait ici la traduction et l'édition de nombreux livres scripturaires et liturgiques en langue arabe, à l'intention des fidèles du Moyen Orient (note André Scrima). Le généreux soutien que les princes roumains accordèrent, entre le XIVe et le XVIe siècle, aux centres ortho­doxes de l'Orient, et surtout à la Sainte Montagne d'Athos (pôle monastique de l'orthodoxie) en est une autre preuve : « Devant ces faits, je me plais à affirmer qu'aucun peuple orthodoxe n'a rendu à l'Athos autant de services que les Rou­mains (P. Uspensky, 1874, Istorija Afona, apud. T. Bodogae, 1941, p. 3). 9. L'hésychasme (dérivant du grec hésy-chia : tranquillité, paix profonde de l'âme) représente le courant ascétique et contem­platif essentiel de l'orthodoxie. Prénfigu-ré par les maîtres de la « prière intérieu­re » (la prière qui invoque intérieurement le Nom de Jésus-Christ) - Evagre du Pont (t 399), Macaire l'Égyptien (IVe siècle), Isaac le Syrien et Jean Climax (VIIe siècle) et autres - , vécu et enrichi par l'expérience de nombreux ascètes dans toute l'ère orthodoxe, l'hésychasme reçut sa principale expression doctrinaire au XIVe siècle à travers les écrits de Gré­goire Palamas, évêque de Thessalonique. La Sainte Montagne d'Athos devient, à partir des XII-XIVe siècles, le lieu essen­tiel du mouvement hésychaste. Sa pré­sence sur le territoire roumain est prouvé tant par l'activité des ermitages dédiés à la prière du cœur, que par le terme même qui, en roumain, désigne l'ermite et l'er­mitage : sihastru et sihastrie (adaptations roumaines du mot hésychia). L'abbé, d'origine russe, Paisie Velicikovski (men­tionné par Dostoïevski au début des Frères Karamaxof) fit son apprentissage hésychaste en Roumanie, fut investi moine à Athos et revint en Roumanie, au monastère de Neamfu, où il suscita « le mouvement paisien » qui, au-delà de ses efforts culturels, inspira la ligne des sta-retz (maîtres spirituels russes) des XIXe et XXe siècles. 10. Quoique le divorce entre Église et intellectualité s'alimente jusqu'à aujour­d'hui de réciproques reproches, il exis­te - même parmi les représentants du cler­gé - des voix qui reconnaissent ce renouveau dû aux intellectuels des années '20-'40 : « la période de cristallisation de l'orthodoxie roumaine a été directement influencée par le milieu intellectuel et phi­losophique créé par les piliers de la cul­ture nationale de l'époque : les historiens V. Pîrvan (1871-1927), N. lorga (1871-

Elluwlonie fruinai\e. XXV, 1995. 3. Romania. Constructions d'une nation

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Éveil du monastère 447

1940)... ; les écrivains philosophes L. Blaga (1895-1961), N. Crainic et M. Eliade, à travers ses études sur l'histoire des religions et sur le sens spirituel des symboles, publiées autour de la revue Zalmoxis (1939-1942) » (I. Bria - prêtre, professeur à l'Institut théologique de Bucarest, 1994, p. 391).

Mais la figure principale de ce courant novateur est le philosophe N. Ionescu, dont la « méthode socratique » a formé de nombreux jeunes intellectuels, parmi les­quels M. Eliade : « parler de christianis­me et de philosophie chrétienne à l'uni­versité était, vers 1921, une véritable révolution... Au moment où on écrira une histoire des problèmes de la philosophie roumaine, on constatera que, pendant quinze ans, nous avons été des contem­porains de l'Europe seulement par les cours du professeur Nae ionescu » (M. Eliade, post-face à Nae Ionescu, 1937, pp. 440-441). Ses cours de métaphysique (publiés en 1942, en Roumanie, et en 1978, à Paris), de philosophie de la reli­gion (édités en 1925), les ouvrages de ses disciples - M. Vulcänescu et C. Noica - redeviennent accessibles par les éditions de ces dernières années. Après 1989, le philosophe et historien des reli­gions A. Plesu reprend la philosophie de la religion et les problèmes de la spiritua­lité orientale (Angélologie et Hésychas-me) dans ses cours à la Faculté de Philo­sophie de Bucarest.

11. Par une compensation de l'histoire, cette entrée « forcée » dans le circuit de la culture occidentale suscitera, au XIXe siècle, une « pléiade » d'intellec­tuels transylvains qui, sensibles aux idées de l'époque, forgeront une conscience nationale roumaine, en préparant ainsi la Grande Union de 1918. Le gréco-catholi­cisme contribua donc, et c'est là sa plus importante, quoique lointaine conséquen­ce, à la formation, pour la première fois dans l'histoire, d'un état roumain incluant la Transylvanie. 12. Les monastères récemment fondés, ou refondés en Transylvanie choisissent leur fête patronale de manière à couvrir les grandes fêtes estivales, afin de doter ce territoire avec ses propres trajets de pèle­rinage. 13. « Force-toi de rentrer dans ta demeu­re la plus intérieure et tu trouveras ainsi la demeure céleste. Car l'une et l'autre sont pareilles et, en rejoignant l'une, tu rejoins les deux. L'échelle de ce Royaume est cachée aux profondeurs de toi, autre­ment dit en ton âme. Descends donc en toi-même, afin de sortir du péché et tu y trouveras des degrés pour ensuite mon­

ter » (Isaac le Syrien, dans Nicéphore le Solitaire, Traité sur la prière, Philocalie, VII, 1977, p. 22). 14. C'est un des thèmes développés par C. Fabre-Vassas, lors du séminaire du Centre d'Anthropologie historique de l'Europe, à Toulouse, où elle a présenté ce terrain : « le moine sous terre est en fon­dation au sens propre du terme ; au fur et à mesure que l'on retire la pierre de la grotte, le moine s'installe dans l'espace libre. Dans le mythe, il faut un sacrifice, une mort pour que l'édifice puisse être construit. Or, ici, il s'agit de la réalité vécue par les fondateurs d'une mort et d'une résurrection symboliques, dans la terre. Ils passent par une série d'épreuves initiatiques vécues individuellement et collectivement » (notes communiquées en manuscrit).

15. Un frère demande à son maître spiri­tuel « une parole ». La réponse :« Sur­veille ta langue et ton ventre et, où que tu sois, dis sans cesse : je suis étranger » (I. Moschu, 12, 1991, p. 36). « Dans les premiers siècles chrétiens, le thème de l'étranger était d'une fervente actualité. La vie monacale a commencé comme une sorte de modulation sur le thème : "deve­nir étranger au monde ", au moment où l'Église et le monde devenaient trop fami­liers l'un à l'autre, au moment où l'Eglise se sédentarisait et Constantin imposait au monde sa présence en tant qu'institution sociale, sinon même politique. Se produit alors une issue dans la dimension de l'étranger et de l'étrange : le moine était essentiellement un étranger pour ce monde » (A. Scrima, Entretiens autour d'un pèlerin étranger, publication en cours).

P. Brown développe le thème de « l'homme saint » de l'Antiquité tardive en tant que « étranger total » : il est celui qui refuse de se laisser classer, investir par une autorité sociale, soit-elle ecclésias­tique ou laïque ; cet homme est l'étranger par excellence car - non-humain - « il ne doit rien à la société ». Et c'est justement cette qualité d'exception qui lui confère son efficacité sociale (cf. P. Brown, pp. 75-79). 16. « Le moine est nature retournée », dit une sentence ascétique ; il est condition humaine orientée à nouveau vers son interlocuteur et son but d'origine. 17. « Être impersonnel (donc radicale­ment étranger), dans ce contexte et dans ce sens, signifie accéder à l'universel ; par conséquent, ne plus présenter — et donc ne plus être passible - de détermi­nations, de status, de localisations. Non seulement ceux officiels, juridiques,

sociaux, policiers, auxquels s'identifie dans la plupart des cas la personne occi­dentale, mais libéré même des détermi­nations diminuantes du statut religieux. Dans ce procès d'impersonnalisation, ce ne sont pas les traits de la personne, ses limites - qui la définissent en tant que personne - qui sont désappropriés, mais ses limitations » (A. Scrima, op. cit.).

18. L'affirmation de l'altérité adopte aussi la variante d'un « programme affiché ». Père Alexandra a la réputation d'un ermi­te irréductible : retiré clandestinement dans les montagnes « avant », il a souffert à cause de cette infraction, il a été nourri en cachette par les villageois. Ces derniers temps, les gens assiégeaient l'entrée de sa grotte, en l'accablant de leurs requêtes (prières et confessions) et de leurs dons. Rejetant le statut de « vedette », Père Alexandra a muré cette entrée, ne laissant qu'un espace minimum pour se faufiler dehors, et a fixé sur une verge l'écriteau suivant : mort pour le monde, et les morts ne parlent pas ; c'est la célèbre sentence d'Avva Poemen du désert égyptien (Apophtegma Patrum, p. 3). Dépassé enfin par le flot des requêtes pieuses, il s'est reti­ré dans un lieu inconnu afin de continuer sa prière, et cette absence même renforce son prestige et celui de sa communauté.

19. « Nos moines d'aujourd'hui ne sont pas préparés théologiquement au niveau de ceux d'autres pays chrétiens. Nous avons besoin de moines très bien prépa­rés du point de vue théologique et spiri­tuel. Surtout en ce moment, quand tout le monde étudie, apprend, désire connaître, invite au dialogue. Quand les sectes pro­lifèrent sous nos yeux et cherchent à convertir les orthodoxes dans leurs foyers mêmes, nous, les moines, nous ne pou­vons pas rester indifférents, incapables de leur répliquer sur le plan théologique et de défendre l'enseignement de la foi orthodoxe. On a besoin déjeunes moines bien préparés, tant par une vie monacale élevée que par des connaissances théolo­giques de qualité, à la mesure de l'époque que nous vivons » (Mgr. Iustinian Cre(u, monastère Rätesti, dans I. Bälan, 1988, II, p. 685).

20. « À coup sûr, la personnalité domi­nante de la théologie roumaine, depuis 1930 jusqu'à nos jours, le professeur D. Staniloae a non seulement abordé tous les sujets de la théologie dogmatique selon les critères créateurs de la patris-tique, mais il a aussi cristallisé en syn­thèses originales et représentatives l'ex­périence de l'orthodoxie, dans une époque de dialogue théologique œcuménique » (I. Bria, 1994, p. 393).

Eilmuhgie française, XXV. 1995, 3, Romania. Constructions d'une nation

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448 Anca Manolescu

21. Drago?, prince originaire du Mara­mures, est le fondateur mythique et presque historique de la Moldavie (début du XVe siècle). La légende de fondation -chasse rituelle de l'auroch - est commen­tée par M. Eliade dans De Zalmoxis à Gengis Khan. L'échange entre la Transyl­vanie - source de pouvoir politique - et la Moldavie - foyer de spiritualité ortho­doxe - constitue un lieu commun pour les Roumains. La légende de fondation du monastère de Moisei (proche de la « Sour­ce de Dragos ») met en scène un transfert analogue, que les fidèles du village ont l'ambition (dangereuse quant à la réussite esthétique) de traduire dans l'aspect de leur nouvelle église, en réunissant le style moldave et celui du Maramures.

« La Transylvanie est celle qui entraî­ne la nation roumaine vers l'histoire » (C. Noica, 1991, p. 106). En effet, non seule­ment la Moldavie, mais la Valachie aussi, voit son fondateur mythique, Negru-vodá - dont le reflet historique est Basa-rab I - descendant du sud de la Transyl­vanie. Un historien nationaliste comme D. Zamfirescu (1992, p. 106) regarde « l'exil » de ces deux chefs roumains de Transylvanie comme un repliement devant l'extension du catholicisme soute­nu par le royaume hongrois : la fondation

des deux pays est « une réaction face à l'Occident catholique ». Elle exprimerait par conséquent l'affinité des Roumains -même politiquement - avec le christia­nisme oriental. 22. «• // nous semble, à nous, que, dans un certain plan, la Transylvanie est la patrie mère... L'élément noble est passé de la Transylvanie dans les pays roumains, aux XIII et XIV' siècles, et y a constitué des noyaux d'états, en privant ainsi son lieu d'origine de ses classes dirigeantes. Et, pendant que la Transylvanie, privée de sa classe dirigeante, tombait plus facilement sous une domination étrangère, nos pays se constituaient en entités dans la mesu­re du possible indépendantes, justement avec l'aide des groupes dirigeants de Transylvanie » (C. Noica, 1991, p. 106).

23. Cette variante reproduit, avec quelques différences significatives, la légende notée par l'archiprêtre gréco-catholique Tit Bud (1911, p. 49 sqq). L'abbé actuel, orthodoxe, insiste sur les rapports avec Putna, que l'autre passait sous silence. 24. À côté du sanctuaire « éloigné » et de celui qui se dévoile à certains moments et à certains regards seulement, le sanctuai­re submergé ou enterré est une figure

« classique » du centre spirituel occulté. Une légende courante dans l'aire post­byzantine dit que « sous l'église de la Sainte Sophie de Constantinople, il y en a une autre. Quand les Turcs ont pris la ville, en 1453, les prêtres qui officiaient dans la Sainte Sophie, le peuple et l'em­pereur Constantin Dragases sont descen­dus dans l'église souterraine et se sont endormis. Ils se réveilleront quand Constantinople sera libéré ».

25. Putna n'est pas seulement un centre monacal de marque ; il représente aussi le dépôt de la sacralité guerrière de la Mol­davie. Putna est la première fondation de «§tefan eel Maresj Sfînt » (canonisé en 1992) et sa nécropole. Caché dans son tombeau, retiré de la vie mais pas mort, le plus grand voïvode de la Moldavie veille de là sur son pays et ressurgira de ce tom­beau à la fin des temps (cf. aux légendes dans S.T. Kirileanu, 1903). Suivant ces légendes, S. tefan est le dernier et le plus brillant des voïvodes investis avec une mission sacrée pour ce pays ; conscient peut-être qu'il clôt un cycle, il a transpor­té à Putna la première église de Moldavie, élevée par le fondateur Dragos (C. Para­dais, 1988. pp. 16-19).

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Jean-Pierre ALBERT. EHESS, Centre d'anthropologie, Toulouse.

Peut-on parler d'une mythologie chrétienne ?

L'assemblage de termes "mythologie chrétienne" est malsonnant - pour ne pas dire plus.

C'est qu'en effet, selon un usage des notions que la tradition chrétienne a d'ailleurs contribué

à forger, ce qui est de l'ordre du mythe est considéré comme étranger par principe à la

vérité: pour les premiers théologiens, la mythologie des Anciens s'oppose aux vérités de

l'Histoire sainte. Suggérer que le christianisme lui-même développe une mythologie revient,

dans cette optique, à le dénoncer comme erreur ou illusion, à lui appliquer le traitement que

lui-même a souvent fait subir aux autres 1.

N'étant pas partie prenante dans les débats théologiques concernant la vérité du

christianisme ou de la doctrine de l'une ou l'autre de ses Eglises, je m'autoriserai de la

distance qu'impose le regard de l'ethnologue pour tenter de dégager la question de ce contexte

polémique. Le but est d'améliorer la compréhension que nous pouvons avoir de notre culture.

Saurons-nous mieux ce qu'est le christianisme en faisant l'hypothèse qu'il a besoin, comme

toute autre religion, de développer des mythes ? Telle est la question. Encore devrons-nous

parvenir à cerner notre objet. Et s'il faut pour cela prendre du champ, l'analyse n'en reste

pas moins soumise à un impératif de bonne distance. A trop s'éloigner, en effet, on risque de

voir le christianisme se résorber dans les constantes disparates d'une "mythologie générale",

où les dieux qui meurent, les héros nés d'une vierge, les substances d'immortalité seraient le

lexique - inévitable et monotone- des universaux de Vhomo religiosus et surtout la fosse

commune des différences. A regarder de trop près, on risque à l'inverse d'être fasciné par la

spécificité du monde chrétien, qui se confond largement avec celle de la civilisation

occidentale. Peut-être la religion chrétienne est-elle, dès son origine, travaillée par des

modèles de rationalité. Peut-être faut-il voir en elle, comme le suggèrent Max Weber et,

plus radicalement, Marcel Gauchet (1985), un élément actif du "désenchantement du

monde", ou même "la religion de la sortie du religieux". Cela suffit-il pour conclure qu'elle

est à tous égards singulière ? Je ne le pense pas.

Une religion comme les autres ; une religion radicalement différente. Plutôt que des

décisions préalables et exclusives, ces propositions ne devraient être soutenues qu'en

conclusion d'une analyse, et l'on verrait alors qu'elles peuvent être nuancées. Etant donné

l'ampleur de la matière et la multiplicité des angles d'attaque possible, je ne proposerai ici

qu'un test très limité : il s'agira précisément de comparer le discours chrétien aux

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opérations -connues par ailleurs- de la pensée mythique. Nous verrons en même temps si la

notion de "mythologie chrétienne" est opératoire, si elle permet de reformuler utilement un

certain nombre de questions traditionnelles. Mais il convient en premier lieu d'apporter

quelques précisions sur les termes de mythe et de mythologie.

1. Mythe, mythologie

La notion de mythe a fait l'objet d'innombrables définitions qu'il serait trop long de

discuter ici. Il suffit de remarquer que l'on s'accorde à reconnaître que le mythe est la forme

d'expression la plus usuelle des représentations religieuses. Cela tient à leurs contenus : la

croyance religieuse et le mythe parlent des origines et mettent volontiers en scène des êtres

surnaturels. Le mythe est également en relation étroite avec les rituels, présents eux aussi

dans toute religion. Enfin, l'un et l'autre ont, pense-t-on, quelque chose à voir avec ce qu'il y

a de plus essentiel dans la condition humaine. Un thème littéraire parfaitement profane -

Faust, Don Juan - est désigné comme un mythe sitôt qu'il est supposé rejoindre ce fonds

universel. A fortiori on attend des mythes les plus anciens ou les plus répandus qu'ils

touchent en quelque façon à des questions essentielles -la mort, la sexualité, le sens de la vie

- celles que les religions prennent toujours en charge.

Dans le domaine de l'histoire des religions ou des civilisations, la présence du mythe

évoque aussi un certain archaïsme. On le rencontre, sous ses formes les moins équivoques,

dans le contexte du polythéisme, des sociétés sans écriture et sans mémoire historique. Ainsi

fait-il signe vers un ailleurs et, rapporté à l'Europe, vers un lointain passé. C'est pourquoi,

sitôt qu'une production culturelle de l'Europe chrétienne a suffisamment de ressemblance

avec ce que, rapporté à d'autres lieux ou d'autres temps, on identifierait comme un mythe, on

a recours à plusieurs démarches d'esquive pour se garder du sacrilège :

- l'invocation des "survivances du paganisme" : elle revient à affirmer que tout ce qui

est mythique est par nécessité pré-chrétien. Un seul exemple : la royauté que confère le

Graal, qui ne semble pas très catholique, doit être liée à une mythologie royale d'origine

celtique. '

- la coupure entre cultures (ou religions) savante et populaire. Il s'agit en somme de

faire la part du feu : il y a bien du "mythique" dans les légendes de saints, les récits

d'apparitions ou de voyages dans l'Autre monde, mais c'est le peuple -et lui seul- qui est

l'auteur et le consommateur de ce mervôilleux. Cette perspective a même été étendue par

certains théologiens à l'Ecriture sainte, qu'il conviendrait de "démythologiser".

On en arrive ainsi à une situation paradoxale : il ne s'agit pas de nier que la culture

chrétienne comporte, peut-être jusque dans ses textes fondateurs, des éléments mythiques.

Mais on se refuse en même temps à reconnaître à ce phénomène une quelconque importance,

comme si l'essentiel était, de droit, ailleurs. Cela soulève deux questions. Une question de fait:

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ce qui est "mythique" est-il seulement "populaire", n'est-ce que le vêtement contingent (ou

l'instrument pédagogique) d'une pensée chrétienne authentique indifférente à ses modes de

présentation ? Une question de droit : quel sens donner à l'affinité du mythe et du sacré

universellement constatée dans l'espace et dans le temps, pourquoi et comment le

christianisme, s'il est une religion, pourrait-il y échapper?

Que je précise encore ce que j'entends par mythe et mythologie. Ma référence théorique

est la pensée de Claude Lévi-Strauss, et je considère avec lui que la pensée mythique est une

manière particulière d'exprimer des significations, en particulier de concevoir un ordre

dans le monde qui nous entoure. Ses instruments intellectuels, au lieu de prendre la forme

abstraite du concept, relèvent de la "logique du sensible", c'est-à-dire : utilisent des réalités

naturelles ou sociales - animaux, constellations, comportements humains, liens de parenté

etc- comme des opérateurs logiques en les constituant en signes différentiels. L'emploi de ces

opérateurs concrets dans le cadre d'un récit met en relation différents niveaux de la réalité et

engendre des classifications. Le mythe manifeste une pensée spéculative de mise en ordre du

réel, qui se trouve ainsi doté d'un sens. Mais les opérations par lesquelles le sens vient aux

choses restent pour une large part étrangères à la conscience des acteurs : le sujet qui

l'impose ou le reconnaît est en même temps soumis à ses lois. Voilà pourquoi, en prétendant

découvrir dans un discours ou une pratique sociale des structures mythiques, on entre dans le

programme habituel des sciences humaines : la recherche des déterminations inconscientes

des comportements et des représentations.

Dans cette perspective, une mythologie est l'espace où s'articulent en un tout cohérent

les éléments de signification constitués par le jeu de la "pensée sauvage". On peut les repérer

dans les mythes, mais aussi dans les rituels, les prescriptions ou prohibitions, les

pratiques, les techniques. Une mythologie ainsi conçue tend à se confondre avec l'ensemble des

aspects symboliques d'une culture. De façon plus restrictive, on peut appeler mythologie tout

ensemble de récits tissant autour d'un objet ou d'une pratique un réseau cohérent de

significations : c'est en ce sens que M. Détienne (1972) a pu parler d'une "mythologie

grecque des aromates".

Parler de "mythologie chrétienne", c'est donc supposer que les textes chrétiens, la

liturgie, les pratiques de dévotion parviennent à instituer un monde chrétien : une

expérience chrétienne de la vie éprouvée bien au delà de la sphère des gestes explicitement

religieux. C'est chercher à comprendre comment le christianisme existe non seulement

comme religion, mais comme culture.

Tout cela reste bien abstrait. Je voudrais à présent montrer sur un exemple ce que peut

être une "mythologie chrétienne", et comment elle fédère des éléments très disparates de la

culture en passant par dessus les barrières souvent dressées entre le savant et le populaire,

l'écrit et l'oral, l'orthodoxie et l'hétérodoxie.

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2. Le Christ aux aromates

Je reprendrai ¡ci très brièvement ce qui a fait l'objet de mes recherches pendant

plusieurs années 2: l'analyse des légendes chrétiennes concernant les parfums. Prenons pour

point de départ un court chapitre de YEvangile de l'Enfance , dans sa rédaction arabe. Il s'agit

d'un épisode de la fuite en Egypte : " [La sainte Famille] se rendit au sycomore qui s'appelle

aujourd'hui Matarieh. Et à Matarieh le Seigneur fit jaillir une source où sainte Marie lui

lava sa tunique. Et la sueur du Seigneur Jésus, qu'elle égoutta en cet endroit, y fit naître le

baume" 3

Ce texte pourrait passer inaperçu si nous ne retrouvions ses échos, jusqu'au XVIe siècle,

dans la plupart des récits de pèlerinage en Terre sainte. Les pèlerins, en effet, visitaient

volontiers les lieux saints du Sinaï et d'Egypte et ne manquaient pas de se rendre à Matarieh,

près du Caire. Ils y découvraient la source miraculeuse, une sorte de chapelle construite à

proximité et le sycomore, au tronc fendu en deux, dont il est question dans le texte. Surtout,

jusqu'au XVe siècle au moins, ils visitaient le "jardin du baume" : une sorte de verger bien

clos où les dignitaires musulmans du Caire entretenaient des baumiers afin de se procurer

leur précieuse substance. Le baume de Judée est en effet, dès l'Antiquité, réputé le meilleur

des parfums et a de nombreux usages en médecine. La légende, dans une forme affaiblie,

rapporte que les baumiers ne donnent aucun fruit (ou refusent de pousser) s'ils ne sont

arrosés de l'eau de la source ouverte par l'Enfant Jésus. L'apocryphe cité allait plus loin en

faisant de la sueur du Christ l'origine même du baume -et cette version circule encore au

XIVe siècle. A noter enfin que, selon certains pèlerins, on ne trouve du baume qu'à Matarieh

et au paradis terrestre (celui-ci étant considéré, au moins jusqu'à la fin du XVe siècle,

comme un lieu de ce monde, relevant de la géographie autant que de la métaphysique).

Que retenir de ce texte ? Il s'agit bien d'un mythe d'origine du baume, comparable à des

mythes étiologiques présents dans toutes les cultures du monde. Ne s'agit-il que d'une

invention arbitraire, sans lien organique avec la pensée chrétienne authentique ? Je ne le

pense pas. Le baume est en effet, dans les anciennes Eglises, le parfum qui entre dans la

composition du saint chrême, l'huile sainte qui est utilisée dans le baptême, la consécration

des prêtres et le sacre des rois. C'est, par excellence, la substance des onctions sanctifiantes.

En situant son origine dans le corps même du Christ, la légende exprime cette sacralité. Mais

il y a plus. Par ses usages liturgiques, le chrême est toujours associé à l'union de la terre et

du ciel. Dans le baptême, il marque la réconciliation possible des hommes et de Dieu par-delà

le péché originel ; dans les autres consécrations, il rapproche en quelque sorte de Dieu la

personne qui reçoit l'onction. Or, c'est précisément le Christ qui est l'agent de la rédemption,

qui permet à une humanité séparée de Dieu par le péché d'Adam de retrouver le chemin du

salut. Le chrême baptismal symbolise en somme sa fonction, et ce d'autant plus que le nom

même de Christ -l'oint- évoque immédiatement les rituels d'onction. Dire que le baume

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trouve son origine dans le corps du Christ est une manière très expressive et très bien

motivée de dire à la fois le sens de la liturgie de l'onction et la mission rédemptrice du

Sauveur.

Le récit de l'origine des baumiers peut donc être rattaché sans difficulté à une théologie

et une liturgie parfaitement orthodoxes. On pourrait même penser qu'il s'agit là d'une "mise

en images" de la théologie tout à fait consciente, de l'ordre de l'allégorie. Je pense quant à moi

que le lien de Jésus au parfum finit par échapper à ceux qui le posent et à développer de façon

presque mécanique ses conséquences. Deux exemples :

- A Matarieh même, une autre légende que celle de l'origine des baumiers affirme très

clairement que Jésus est parfumé : les pèlerins viennent humer, dans une niche de la

chapelle, l'odeur délicieuse de l'Enfant Jésus que sa mère avait coutume de déposer à cet

endroit. Le parfum que l'on y respire "surpasse celui de l'ambre, du musc et de la civette",

écrit un pèlerin (A. Rocchetta, 1974). L'idée de la "bonne odeur du Christ", que l'on trouve

dans les textes médiévaux à titre de métaphore, est ici prise à la lettre. Elle est elle aussi

très bien motivée, comme nous allons le voir 4.

- Deuxième exemple, toujours emprunté au légendaire de Matarieh : on dit que les

baumiers meurent si des juifs entrent dans le jardin, à cause de leur "fétidité et puanteur,

précise un autre pèlerin. L'arbre "chrétien" semble donc allergique aux symboles vivants de

l'opposition la plus irréductible au christianisme et cet antagonisme trouve à s'exprimer

dans le registre de l'olfaction : les parfums sont du côté de la vraie foi ; les juifs sont accusés,

ici comme dans beaucoup d'autres sources, de sentir mauvais, de répandre des pestilences 5.

La possibilité d'exprimer identité et altérité religieuses à travers ce que Lévi-Strauss

appellerait le "code olfactif" n'est-elle pas typique du fonctionnement du mythe ? Et il faut

tout de suite préciser qu'il ne s'agit pas seulement de concentrer autour du Christ toutes les

épithètes laudatives (le dire beau, lumineux, parfumé etc.) et, sur ses adversaires -juifs ou

démons- toutes les malédictions. C'est que l'association du Christ aux aromates est encore

motivée à deux points de vue au moins :

- Notons tout d'abord le lien entre usages liturgiques et autres usages sociaux des

parfums. Concernant le baume, la référence la plus importante est la médecine. On peut

montrer que, de l'Antiquité au XVIIIe siècle au moins, les parfums et aromates sont utilisés

pour lutter contre les maladies associées à l'idée de putréfaction - la peste, par exemple. On

passe vite de la corruption du corps à celle de l'âme, et il n'est donc pas étonnant de trouver

un parfum parmi les "remèdes spirituels" que procure le baptême. Il faut aussi noter

l'emploi d'aromates dans les pratiques funéraires : la notion même d'embaumement est

construite sur le terme de "baume". Cette capacité d'immortaliser en quelque sorte les

cadavres explique que les aromates soient impliqués dans des cures destinées à éviter la

corruption des corps vivants - des cures d'immortalité que nous livre la littérature

5

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alchimique b. Or, nous l'avons vu, la légende veut que les aromates (et en particulier le

baume) soient issus du paradis terrestre. Certains textes précisent même que l'arbre de vie,

qui devait offrir à Adam et Eve les moyens de leur immortalité terrestre, était un baumier.

Comment concilier ces deux traditions -l'une faisant du corps du Christ l'origine du baume,

l'autre la découvrant dans l'Arbre de Vie ? La légende y a pourvu de longue date : on raconte en

effet qu'Adam à l'agonie ayant envoyé son fils Seth au paradis quérir de la substance

régénératrice issue de l'arbre de vie, l'Ange lui aurait répondu que celle-ci ne retournerait

parmi les hommes que dans 5500 ans -avec la venue du Christ 7. Le Rédempteur rend en

effet aux hommes, par le baptême, les moyens de l'immortalité. Mais il s'agit maintenant

d'une immortalité spirituelle et céleste, et non plus corporelle et terrestre. Il n'en reste pas

moins que le baume et les parfums en général se trouvent impliqués dans une mythologie de

l'immortalité.

- Seconde motivation : selon un système de représentations qui remonte à l'Antiquité

grecque (et qui est en grande partie repris par l'histoire naturelle médiévale), les parfums

sont associés à des situations de médiation, de contact entre le haut et le bas, le ciel et la

terre, les hommes et les dieux. Telle est, en particulier, leur fonction dans le sacrifice grec.

On retrouve des idées analogues à propos de l'encens -symbolisant les prières qui montent

vers Dieu- et, plus généralement, dans de nombreux aspects du légendaire chrétien. Par

exemple, le paradis terrestre, terre des aromates, est censé se trouver sur une haute

montagne, à la jointure des mondes céleste et sublunaire. Le Christ étant le médiateur par

excellence, l'Homme-Dieu qui bouscule les frontières du ciel et de la terre (comme le

montrent en particulier sa descente aux enfers et son Ascension), est ainsi logiquement

crédité de la qualité sensible qui exprime la médiation : c'est sa fonction même qui le désigne

pour être parfumé...

Impossible de dérouler plus longtemps les innombrables pans de ce tissu de légendes. Ce

n'est pourtant que dans une exploration minutieuse que se découvre la productivité de la

pensée mythique. Réduit à quelques idées simples, le réseau que nous avons survolé ne se

distingue pas d'une démarche allégorique. Il faut aller vers le détail pour voir comment les

thèmes s'articulent et s'engendrent les uns les autres.

Que conclure de cet exemple ? Peut-on juger du christianisme en général à travers des

exemples qui renvoient pour la plupart à une seule période, le Moyen Age ? Ce qui est vrai de

cette époque ne l'est peut-être pas autant (ou de la même manière) rapporté à notre temps.

Or, je ne considère pas le christianisme médiéval comme plus imparfait, ou plus impur que

le christianisme moderne. Bien au contraire. Sa capacité à se déployer en une vaste

mythologie traduit une position dans la culture qu'il n'a plus aujourd'hui : celle d'un

monopole dans les assignations légitimes de sens. Maurice Merleau-Ponty a dit de l'art qu'il

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avait vocation à rendre le monde habitable (et non, comme les sciences et les techniques,

manipulable). On pourrait dire la même chose de la religion. Au Moyen Age plus que de nos

jours, le christianisme a pu s'insérer dans toutes les dimensions de la culture et contribuer

à construire une expérience globale du monde. Cette capacité de synthèse est, à un premier

niveau, explicitement revendiquée : pensons aux bestiaires, aux lapidaires, qui sont autant de

manières de rendre indicernables les frontières entre histoire naturelle et théologie. On

pourrait dire la même chose à propos de l'histoire ou de la géographie : tout dans le monde

naturel et humain a un sens religieux. Ce qui est clair et volontaire dans certains types de

textes l'est beaucoup moins dans d'autres - ceux que je n'hésite pas à appeler des mythes.

Dans tous les cas, les mêmes réseaux permettent de penser toutes les dimensions de la réalité

-pour en rester à notre exemple : l'altérité religieuse, la valeur mystique d'une qualité

sensible (le parfum), une géographie (avec une valorisation particulière de l'Orient) etc..

Apporter ainsi une réponse unique à des questions qui à nos yeux relèvent de domaines

distincts, c'est là un des caractères les plus frappants de la pensée mythique. Et c'est donc

bien par cette forme d'expression que le christianisme est devenu une pièce essentielle de la

culture médiévale. Mais on ne saurait affirmer qu'il a entièrement cessé de jouer ce rôle

fédérateur. Citons par exemple les récits étiologiques de la faune et de la flore, qui, jusqu'à

notre époque, diffusent les catégories du sacré, de l'impur, du béni et du maudit au plus

profond du monde naturel8. Une tâche importante de l'anthropologie religieuse est de mesurer

ce qui, de ce pouvoir, reste actif, même sous des formes moins explicites que par le passé.

Un monde habitable, c'est d'abord un monde pensable, un monde doté d'un sens. Les

mythes chrétiens que nous avons rapidement entrevus sont justement l'effet de cette activité

intellectuelle qui permet d'ordonner le divers, de donner un sens concret aux catégories

religieuses, d'associer la nature et le surnaturel. Cette ouverture sur la diversité des êtres

et des choses est aussi la condition nécessaire à l'institution d'une expérience du sacré. On

s'en rend compte au moins en voyant son lien avec les rites : là où un discours mythique ne

viendrait pas fixer (en le faisant agir) le sens des substances et des qualités sensibles, un

rituel ne serait que manipulation et gesticulation insensées. Un christianisme

"démythologisé" 9 (comme le veulent certains théologiens) ne serait plus une religion, mais

une vague philosophie idéaliste sans prise sur le réel. Il serait le pauvre "supplément d'âme"

d'un monde par ailleurs radicalement désenchanté. A vrai dire, ce triste destin est fort

improbable. Le mythe est l'espace où s'élabore la vision d'un monde doté d'un sens. Aussi

va-t-il de pair avec l'activité d'une conscience religieuse qui, sur le fond, poursuit le même

but. Dire qu'il existe toujours, en quelque façon, une mythologie chrétienne, c'est donc

affirmer que le christianisme est bien une religion. Une religion vivante.

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NOTES 1. Concernant l'application de la notion de mythe à la littérature chrétienne ou, plus

généralement, aux productions narratives du Moyen Age, cf. J.-C. Schmitt, 1988 a et b et J -P Albert, 1990 a.

2. Cf. J.-P. Albert, 1990 b. Cet ouvrage comporte une bibliographie détaillée des textes auxquels je me réfère ici sans pouvoir tous les citer explicitement.

3. Edition citée : Peeters, 1914. Pour des récits de pèlerins, voir l'excellente collection des "Voyageurs occidentaux en Egypte" de l'Institut français d'archéologie orientale du Caire.

4. Cf. Jacques de Vorágine, I, 1874, pp. 482 et 416 (comparaison du Christ en croix avec un sac ou une réserve d'aromates). Les références à la bonne odeur du Christ sont innombrables dans la littérature mystique. Voir par ex. Gertrude d'Helfta, 1968-78, passim.

5. Auteur cité : Jean Thenaud (1884), qui fit le voyage d'Egypte en 1512. C. Fabre-Vassas (1993) présente une analyse anthropologique très complète et très riche de ce lieu commun de l'antijudaïsme.

6. Dès l'Antiquité, dans l'Histoire naturelle de Pline l'Ancien par exemple, les aromates sont considérés comme une nourriture d'immortalité et associés à la longévité fantastique des peuples mythiques de l'Orient.

7. On trouve en particulier cette légende dans l'Evangile de Nicodème, et elle constitue le fil directeur du récit, très répandu au Moyen Age, des tribulations du bois de la croix tel que le présente Jacques de Vorágine dans la Légende dorée, à la rubrique de l'Invention de la Sainte Croix.

8. Sur l'importance d'un symbolisme chrétien de la nature dans la littérature orale moderne et contemporaine, cf. M. Albert-Llorca, 1991.

9. Pour une analyse critique de ces tendances : M. Détienne, 1989.

BIBLIOGRAPHIE

ALBERT, J.-P. 1990 a "Destins du mythe dans le christianisme médiéval", L'Homme, Paris, n° 113. 1990 b Odeurs de sainteté. La mythologie chrétienne des aromates. Paris, Editions de

l'EHESS.

ALBERT-LLORCA, M. 1991 L'ordre des choses. Les récits d'origine des animaux et des plantes en Europe. Paris,

Editions du CTHS.

DETIENNE, M. 1972 Les jardins d'Adonis. La mythologie des aromates en Grèce. Paris, Gallimard. 1989 "Le mythe, en plus ou en moins", in L'écriture d'Orphée. Paris, Gallimard, pp.

146-166.

FABRE-VASSAS, Cl. 1994 La bête singulière. Les juifs, les chrétiens et le cochon. Paris, Gallimard.

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GAUCHET, M. 1985 Le désenchantement du monde. Paris, Gallimard.

Gertrude d'Helfta 1968 Oeuvres spirituelles . Le héraut, livre III, éd. P. Doyère. Paris, Editions du Cerf. 1978 Le héraut, livre IV, éd. J.-M. Clément, B. de Vregille et les moniales de Wisques.

Paris, Editions du Cerf.

Jacques de Vorágine 1874-1876-1880 Sermones aurei , ed. A. Figarol, Toulouse, 3 vol.

PEETERS, P., ed. 1914 Evangiles apocryphes, t. Il: L'Evangile de l'Enfance, rédactions syriaques, arabe et

arméniennes. Paris, Picard.

ROCCHETTA.A. 1974 Voyage en Egypte, 1599. Le Caire, Institut Français d'Archéologie Orientale.

SCHMITT, J.-C. 1988 a Religione, folklore e società nell'Occidente médiévale. Roma-Bari, Laterza & Figli

Spa. 1988 b. "Problèmes du mythe dans l'Occident médiéval". Razo. Université de Nice, n°8.

THENAUD.J. 1884 Le voyage d'outremer... éd. Ch. Scheffer. Paris, E. Leroux.

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Marlene ALBERT-LLORCA. Centre d'anthropologie (CNRS/EHESS), Toulouse.

Dieu et le diable

La question du dualisme dans les récits d'origine

européens

Les traditions orales de toutes les sociétés comprennent des récits qui expliquent

l'origine des hommes ou des êtres naturels en recourant à un événement situé dans un passé

indéterminé : l'Europe, comme en témoignent les travaux des ethnographes du siècle dernier

et du début de ce siècle 1, ne fait pas exception à la règle. Le monde, pour les conteurs

européens, n'a pas été créé en une seule fois : après le Déluge, pendant la vie du Christ ou

encore "un jour", "autrefois", des espèces nouvelles sont apparues, des astres sont nés, des

montagnes ont pris la couleur et la forme que nous leur connaissons aujourd'hui. Dieu, en

outre, n'a pas été le seul à façonner les contours de ce monde. Dans de nombreux récits, le

diable participe à sa manière à cette genèse indéfinie en opposant aux créations divines ses

propres créatures. Ces "créations dualistes" peuvent rendre compte de l'existence d'espèces

antagonistes : Dieu a créé le chat ou la brebis pendant que le diable faisait la souris et le loup.

Les couples opposés sont plus souvent des êtres qui se ressemblent en quelque manière -ainsi

l'abeille et la guêpe, le persil et la ciguë, l'homme blanc et le noir - mais dont l'un apparaît,

à cause de son caractère nuisible, de sa laideur supposée, etc. comme une mauvaise copie de

l'autre : le diable, en effet, est généralement présenté dans ces contes comme un concurrent

ou un imitateur malheureux de Dieu.

L'idée que Dieu est l'unique créateur de toutes choses est un dogme essentiel du

christianisme. On sait, en revanche, que bon nombre de religions ont pensé la Création

comme le résultat de la lutte de deux êtres antagonistes : c'est le cas, sur le continent

euro-asiatique, de la religion iranienne ou plus exactement de sa variante zurvaniste, où le

monde est issu de l'action de deux jumeaux ennemis. On sait également que le manichéisme, le

bogomilisme ou le catharisme accordent au diable un pouvoir démiurgique : nées au cours de

l'ère chrétienne, ces hérésies ont parfois été considérées comme des résurgences des

dualismes pré-chrétiens. On comprend donc que les ethnographes et les historiens des

religions aient été tentés d'y chercher les sources des récits transmis par les traditions

orales européennes, dès lors interprétés comme des survivances des hérésies chrétiennes ou,

au-delà, de conceptions dualistes plus anciennes. Notre but est de montrer les limites de cette

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approche et de proposer quelques directions permettant de conduire une analyse

anthropologique de ces récits.

1. Des avatars des dualismes religieux ?

L'interprétation en termes de "survivances" des récits de création dualiste s'est

appuyée, pour l'essentiel, sur l'existence d'un ensemble de narrations regroupées sous

l'appellation de "plongeon cosmogonique". Diffusées dans l'Europe du nord (Finlande, Estonie,

Lettonie) et dans l'Europe du sud-est, notamment en Bulgarie et en Roumanie, elles se

distinguent des autres contes où Dieu et le diable confrontent leurs pouvoirs démiurgiques en

ce qu'elles racontent, non pas la naissance de deux animaux, deux plantes, deux groupes

humains à l'intérieur d'un monde déjà constitué, mais l'émergence de la Terre : aussi a-t-on

voulu y reconnaître des mythes proprement cosmogoniques.

Si l'on voulait insérer les mythes du "plongeon cosmogonique" dans la chronologie de la

Genèse, il faudrait les inscrire presqu'au début du texte, au moment où "l'esprit de Dieu se

mouvait au-dessus des eaux" (ch. I, 1, 2). Les récits s'ouvrent, en effet, sur l'évocation d'un

temps où seuls existaient une masse d'eau illimitée, Dieu, et le diable. Dieu décide alors de

créer la terre et demande au diable (tantôt présenté comme son "contemporain" - les

circonstances de sa création n'étant pas évoquées - tantôt comme sa créature) de plonger au

fond des Eaux primordiales pour y chercher un peu de limon. Le diable obéit et la terre qu'il

ramène se met à croître. Lorsqu'elle est assez large, Dieu s'y couche, s'endort et, pendant son

sommeil, le diable le prend dans ses bras pour tenter de le noyer. Mais, où qu'il aille, il

trouve de la terre - elle a continué de s'étendre - et échoue donc dans son projet. Cette trame

narrative permet, dans certaines versions, d'expliquer non seulement l'émergence de la

terre, mais aussi celle des montagnes, issues du limon que Satan a gardé dans sa bouche pour

créer lui aussi un monde et qu'il est obligé de recracher parce qu'il augmente de volume.

D'autres versions, recueillies en Roumanies et en Bulgarie, proposent une étiologie un

peu différente des montagnes. Quand Dieu s'éveille de son sommeil, il s'aperçoit que la terre a

tellement grandi que le ciel n'arrive plus à la couvrir (qu'il n'y a plus de place pour les

eaux). Très ennuyé, il envoie l'abeille chez le hérisson (le diable) pour lui demander conseil.

Celui-ci refuse de parler, mais l'abeille réussit à lui dérober la solution : elle l'entend dire

qu'il faut tout simplement plisser la terre. Le hérisson, alors, la cingle de son fouet pour la

punir, au point qu'il la coupe presqu'en deux ; pour la dédommager, Dieu lui promet qu'elle

produira "le miel pour les hommes et la cire pour les autels". Dans d'autres récits, le

hérisson la condamne à manger ses propres excréments, mais Dieu les transforme en miel 2.

Tous les chercheurs qui se sont penchés sur ces mythes, J. Ivanov et M. Eliade

notamment, se sont interrogés sur leur histoire et sur l'effet des hérésies dualistes dans leur

constitution ou leur évolution. J. Ivanov publie en 1925 un ouvrage intitulé Livres et

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légendes bogomiles , où il tente de montrer la persistance des idées hérétiques dans la

tradition orale en confrontant les apocryphes bogomiles et les récits recueillis par les

ethnographes. Il émet, plus précisément, l'hypothèse d'une origine irano-babylonienne des

mythes du "plongeon cosmogonique" et d'une diffusion par les bogomiles, en s'appuyant sur le

fait que la Bulgarie, patrie du bogomilisme, est aussi une des zones où ces récits ont été

recueillis. Il s'attache en outre à souligner les influences directes des doctrines bogomiles

sur leur contenu, notamment le motif de la haine entre Dieu et le diable, ou celui de

l'extraction de la terre du fond des Eaux, qui se trouveraient dans les textes des hérétiques.

Ces hypothèses ont largement été critiquées, sur le plan des faits, par les historiens

des religions. H. C. Puech (1945) puis E. Turdeanu (1950) ont montré que J. Ivanov avait

attribué aux bogomiles des apocryphes (dont certains éléments sont en effet repris dans les

traditions narratives orales) qui n'ont rien d'hérétiques en eux-mêmes : les motifs où il

avait cru reconnaître la marque de l'hérésie n'ont en fait rien de vraiment hétérodoxe. C'est

•e cas, par exemple, de l'idée que le diable est "l'imitateur du Père" : présente dans tous les

récits de création dualiste et dans les doctrines hérétiques, elle caractérise tout autant le

christianisme "officiel". M. Eliade, par ailleurs, a souligné que l'aire de diffusion des mythes

du "plongeon cosmogonique" invalide l'hypothèse d'une filiation bogomile : on les trouve dans

des régions où le bogomilisme n'a jamais pénétré (l'Ukraine, la Russie, les Pays Baltes) ;

inversement, ils sont absents dans des régions où il a eu une forte influence, notamment la

Bosnie (1970 : 94).

Je soulignerai d'abord, pour ma part, qu'aucune des versions recueillies dans l'aire

européenne n'est strictement en accord avec les cosmogonies hérétiques. Celles-ci s'accordent

sur l'idée que le diable serait l'auteur du monde matériel, dès lors frappé d'une impureté

radicale. Or, même si l'on admet que ces doctrines ont inspiré le motif disant que le diable

cherche à devenir maître de la terre (en tentant de noyer Dieu) ou à créer un monde dont il

serait maître (en cachant un peu de limon dans sa bouche), force est de constater que la

tradition orale les contredit. Les récits, en effet, soulignent tous l'échec des tentatives du

diable : il ne réussit pas à noyer Dieu (parce que celui-ci, selon un récit bulgare, bénit la

terre pendant son sommeil) ; il veut se créer un monde, mais ne réussit qu'à faire les

montagnes. Sans doute leur existence marque-t-elle, comme le souligne M. Eliade,

l'imperfection d'un monde qui aurait pu être une plaine fertile. Faut-il dès lors parler,

comme on l'a souvent fait, de "manichéisme populaire" ? On entend généralement par là l'idée

que le monde serait fait de réalités massivement bonnes ou mauvaises. La philosophie qui se

dégage de ces mythes est plus subtile : l'existence des montagnes est présentée, dans toutes les

versions, comme un moindre mal (puisqu'elle témoigne de l'échec de la tentative du diable

pour créer un monde) ou comme un mal nécessaire. C'est le cas dans les versions roumaines

qui font intervenir l'abeille et le hérisson (ou le diable). Que s'y passe-t-il? La terre a

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tellement grandi que le ciel n'arrive plus à la recouvrir (qu'il n'y a plus de place pour les

eaux) et il faut donc la plisser pour la rétrécir, d'où la formation des montagnes. Celles-ci

apparaissent donc comme un mal nécessaire : une terre plus large que le ciel, ou privée

d'eau, aurait été invivable. Or, cette idée que le monde, sans être parfait, est le moins

mauvais possible, caractérise, comme j'ai essayé de le montrer ailleurs (M. Albert-Llorca,

1991, ch. VIII), l'ensemble des récits d'origine européens: ils nous livrent une théodicée qui

est parfaitement compatible avec l'orthodoxie chrétienne.

On peut donc montrer, de plusieurs manières, que J. Ivanov a considérablement

surestimé le rôle du bogomilisme dans la formation de ces récits. Il faut surtout souligner

que cette recherche des sources et des "influences" le conduit à un constat de syncrétisme :

"les légendes, écrit-il à la fin de son ouvrage, ont reçu dans leur nouvelle patrie des couches

non dualistes, de caractère populaire et chrétien, de sorte qu'elles présentent maintenant une

mosaïque bigarrée d'ancien et de nouveau, de dualiste et de monothéiste" (1976 : 331). Cette

conclusion était, à vrai dire, impliquée dans les prémisses d'une analyse axée sur la

recherche des "survivances" : toute culture se construit sur des emprunts et l'on est donc.

toujours tenté de la juger comme un ensemble composite, du moins quand on s'intéresse

uniquement à l'origine de ses éléments, sans s'interroger sur la manière dont ils sont

remotivés à l'intérieur de la nouvelle totalité où ils prennent place.

2. La fascination de l'origine

La problématique de M. Eliade peut sembler plus anthropologique : s'il s'interroge

comme ses prédécesseurs sur l'origine et l'évolution de ces récits, c'est dans l'intention de

montrer qu'ils répondent à des questions et résultent de schémas de pensée universels. Après

avoir dégagé les deux motifs constitutifs des récits : " 1 . le motif océanique des Eaux

primordiales du fond desquelles est apportée "la semence de la terre". 2. le motif dualiste de

la création de la terre par la collaboration de deux êtres antagonistes" (1970 : 82), il se

livre à une recherche comparatiste de plus en plus large visant à montrer que le premier

motif est répandu, non seulement en Europe, mais aussi en Asie, en Inde et en Amérique du

Nord. Cela le conduit à émettre l'hypothèse d'une origine asiatique, puis d'un passage du

mythe en Amérique à l'époque proto-historique. Constatant ensuite que, dans l'Inde

pré-aryenne, l'Asie du Sud-Est et l'Amérique du Nord, le mythe du plongeon cosmogonique

existe sans s'accompagner du motif de la création dualiste, M. Eliade reconstruit ainsi

révolution du récit, qui serait passé par trois phases successives : 1. plongeon du Créateur

au fond des Eaux primordiales. 2. plongeon de serviteurs du Créateur (notamment sous forme

animale) au fond des Eaux. 3. introduction de l'idée d'un antagonisme entre ces serviteurs et

le Créateur, et donc émergence de l'idée de création dualiste (¡d. : 127).

Commentant cette reconstruction dans sa conclusion, l'auteur souligne son caractère

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hypothétique et ajoute : "l'intérêt du mythe du plongeon cosmogonique n'est pas dans son

'histoire', d'ailleurs si difficile à reconstituer" mais dans le fait qu'il a été "constamment

réinterprété et revalorisé", cela prouvant qu'"il répondait à une nécessité profonde de l'âme

populaire" (¡d. : 128-29). Le mythe, à ses yeux, met en oeuvre des schémas de pensée

universels - l'archétype de la naissance à partir des Eaux primordiales, l'idée de la divinité

comme coexistence de contraires. D'autre part, il répond - en expliquant par l'intervention

du diable l'existence des montagnes - à une question également universelle : celle de la

justification du mal. C'est supposer - et il faudra revenir sur ce point - que tout dualisme

aurait pour fonction de poser et de résoudre cette question.

S'interrogeant sur la légitimité du comparatisme en matière de mythologie, C.

Lévi-Strauss écrit dans son dernier ouvrage : "Plus on élargit [le champ de l'enquête), plus

on découvre de ressemblances, mais qui signifient de moins en moins", par contre "plus on

restreint le champ, plus on trouve de différences ; et c'est au rapport entre ces différences

que s'attachent des significations" (1991 : 252). La démarche de M. Eliade tombe tout à fait

sous le coup de cette critique : il n'arrive à élargir le champ de son enquête qu'en

appauvrissant progressivement les mythes examinés, en négligeant les différences pour ne

retenir que les points communs, jusqu'à les réduire à un seul : le plongeon cosmogonique. Ce

motif étant présent dans tous les mythes examinés, il le pose comme originel et, partant,

comme essentiel. Mais cette "essence" livre une bien pauvre signification : qu'a-t-on dit

quand on a affirmé que le motif des Eaux primordiales est une image archétypale ?

Si ce qui est universel est aussi originel et essentiel, il s'ensuit que tout ce qui est

variable selon les cultures est second dans le temps et secondaire. Ce raisonnement, qui

sous-tend la démarche de M. Eliade, conduit à juger inessentielles toutes les différences qui

distinguent les mythes examinés, et interdit par conséquent de rendre compte des spécificités

culturelles. De là, le jugement porté par M. Eliade sur les récits roumains de tradition orale.

Les détails qui les caractérisent (notamment l'intervention de l'abeille et du hérisson)

montrent, écrit-il, que "ce mythe cosmogonique a circulé dans les milieux populaires et a dû

s'adapter à des audiences frustes" (1970 : 90).

Dire cela, c'est oublier qu'il ne manque pas de détails à première vue étranges dans

tous les mythes cosmogoniques, y compris ceux qu'ont produits les "grandes religions".

L'intervention de l'abeille et du hérisson dans les récits examinés n'est pas plus énigmatique,

par exemple, que celle du serpent dans le texte de la Genèse 3. Sans doute les théologiens

ont-ils rationalisé l'épisode de la tentation d'Eve en assimilant le serpent au diable. Mais, si

l'on prend le texte à la lettre, force est de constater qu'il contient une étiologie du serpent -

il explique le fait qu'il soit apode - comme les récits de tradition orale contiennent une

étiologie de l'abeille - cinglée par le fouet du diable, elle a, depuis, la taille étroite. Une

cosmogonie n'est pas seulement un récit de l'émergence du monde, pris dans sa globalité : elle

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comprend aussi une série d'étiologies des multiples réalités qui le peuplent. En ce sens, les

récits d'origine européens constituent, pris dans leur ensemble, une cosmogonie, y compris

si peu d'entre eux évoquent la naissance de l'univers.

Les caractéristiques de cette cosmogonie tiennent essentiellement, à mon sens, au fait

qu'elle a été élaborée dans un monde chrétien et on peut le montrer, au moins sur l'exemple

des versions roumaines du "plongeon cosmogonique", en revenant sur les points qui, selon M.

Eliade, relèveraient du "populaire". Prenons d'abord le cas du hérisson : le fait qu'il joue

dans certains récits le rôle dévolu au diable dans d'autres versions ne s'explique que si on

considère l'épisode comme une transformation du récit biblique de la Chute. Un détail invite à

rapprocher les textes : une des versions roumaines du "plongeon cosmogonique" précise que

le hérisson était "le plus avisé des animaux" ; la qualification du serpent dans la Genèse est

presqu'identique : c'était "le plus rusé des animaux des champs" (I, 3). Son rôle dans le

mythe biblique est bien connu : il cause volontairement le malheur des hommes. Le hérisson,

à l'inverse, permet involontairement à Dieu de faire leur bien, en lui apprenant comment

rendre la terre vivable. Or, ces deux animaux s'opposent de plusieurs manières : les

hérissons tuent les serpents ; ils sont ronds et piquants alors que leurs "ennemis" sont longs

et lisses. Mais, si le hérisson est considéré comme un animal utile, à la différence des

reptiles, il est en même temps classé parmi les créatures du diable pour une raison d'un

autre ordre : nourriture emblématique des gitans, il leur est, à ce titre, étroitement associé

(cf. M. Albert-Llorca, 1991 : 238-45).

Si le hérisson, dans les cultures européennes, est un animal extrêmement ambigu,

l'abeille, en revanche, est toujours classée parmi les "bêtes au Bon Dieu". Une des etiologies

comprises dans les versions roumaines du mythe du "plongeon cosmogonique" permet de

comprendre pourquoi. Pour la récompenser d'avoir dérobé au diable son secret, Dieu lui

promet qu'elle produira désormais "le miel pour les hommes et la cire pour les autels". La

cire est une des substances qui, dans les liturgies chrétiennes, assurent la médiation entre

les hommes et le Ciel : des cierges brûlent devant les images des saints, on en allume dans les

cérémonies funéraires pour aider le mort à passer dans l'au-delà, ils sont présents, enfin,

dans le sacrifice eucharistique. La crémation du cierge, nous avons essayé de le montrer

ailleurs (1988), peut y apparaître comme une figure du sacrifice du Christ et l'on

comprend donc que plusieurs récits d'origine européens établissent un rapport de filiation

entre l'abeille et Jésus : elle nacquit, selon des etiologies française et catalane, des larmes

qu'il versa au moment de sa mort ; ou, d'après un récit slave, d'une blessure occasionnée à sa

tempe par une méchante femme.

D'autres animaux, dans les mythologies chrétiennes de la nature, ont, comme l'abeille,

une fonction médiatrice : les oiseaux. De multiples croyances en témoignent : l'alouette,

dit-on, voyage continuellement entre ce monde et l'au-delà "pour raconter à Jésus et à toute

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la cour céleste ce qui se passe sur la terre, et elle rapporte ici-bas ce qui se produit au Ciel"

(J. Amades, 1988 : 65) ; l'hirondelle vole chaque jour jusqu'au Ciel pour porter à boire à la

Vierge (M. Cátedra, 1986 : 75) ; les grues vont y chercher les graines de blé (J. Amades,

1950, V : 290). Selon les conteurs catalans (J. Amades, 1988 : 59), la naissance du Christ

fut annoncée aux hommes par de petits oiseaux : l'alouette, la mésange, Vermità (litt

l'ermite). On raconte enfin que l'hirondelle, le rouge-gorge, le roitelet allèrent, à l'origine

des temps, chercher le feu au Ciel ou en enfer - ils dérobèrent au diable un tison enflammé

(0. Dähnhardt, I : 143 ; III : 92-96).

Un monde trop froid (par manque de feu) serait aussi invivable qu'une terre sans eau

(faute de montagnes) ou, peut-on ajouter, qu'une terre trop chaude. Un récit bulgare (cf. L.

Schischmanoff, 1896 : 7) raconte en effet que le soleil, un jour, demanda à Dieu la

permission de se marier. Ne sachant que lui répondre, Dieu envoya l'abeille prendre conseil

auprès du diable ; celui-ci refusa de parler, mais l'abeille l'entendit dire que Dieu aurait

tort de laisser faire le soleil : il aurait des enfants et la terre serait brûlée par cet excès de

chaleur. Le récit, très similaire aux variations roumaines sur le "plongeon cosmogonique",

inverse les mythes d'origine du feu : l'absence d'un feu terrestre et culturel aurait condamné

les hommes à mourir de froid ; ils auraient brûlé à cause d'un excès de feu céleste et naturel.

Les oiseaux et l'abeille jouent ainsi, dans ces récits, le même rôle : rendre la terre habitable.

M. Eliade, à la suite d'autres chercheurs, a voulu établir que les versions européennes

du "plongeon cosmogonique" reprenaient un noyau mythique antérieur au christianisme. J'ai

essayé, pour ma part, de montrer comment elles s'intégrent aux récits et croyances élaborés

à l'intérieur de l'Europe chrétienne. Cet effort pour restituer la relation des récits à la

culture où ils ont été transmis et transformés constitue, me semble-t-il, la spécificité de

rapproche ethnologique, et sa différence avec une perspective historique ou généalogique. La

question du dualisme dans les récits européens me paraît, plus généralement, devoir être

abordée dans cette direction.

3. Les créations dualistes

Le comparatisme, tel que le pratique M. Eliade, me paraît contestable, mais il a tout de

même pour vertu de ne pas prêter à des influences historiques localisées ce qui relève

d'exigences très générales de l'esprit. Si M. Eliade, comme on l'a vu, ne récuse pas l'idée que

les doctrines hérétiques aient pu influencer les traditions orales, il souligne aussi à juste

titre la nécessité de ne pas surestimer cette influence, notamment en rappelant l'importance

du dualisme dans toutes les cosmologies connues. Qu'il s'agisse des Dogons en Afrique, des

aborigènes d'Australie ou des indiens d'Amérique du Nord, on trouve partout des classements

de type dualiste, associant et opposant des animaux, des plantes, etc. Les récits européens

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sont certainement plus proches - dans leur principe - de ces cosmologies que des hérésies

dualistes dans la mesure où ils visent d'abord à classer les réalités naturelles et humaines. La

première fonction des récits de création dualiste, en Europe comme ailleurs, est en effet

d'ordre classificatoire : il s'agit de situer les êtres de la nature dans des classes exclusives du

point de vue de la pratique ou de quelqu'autre valeur : animaux et plantes sauvages ou

domestiques, mangeables ou immangeables, productifs ou stériles etc. L'opposition Dieu /

diable fournit donc un langage où s'expriment les multiples valorisations culturelles

attachées aux caractéristiques de ces êtres.

Les conteurs utilisent également la dichotomie créature bénie / créature maudite,

bénédiction et malédiction étant généralement formulées par le Christ ou, moins souvent, la

Vierge. La lecture des collectes montre que les créatures classées parmi les êtres du diable

sont le plus souvent situés, dans d'autres récits, parmi les créatures maudites. Ces deux

couples de catégories n'ont pas exactement la même portée, mais les recoupements qu'elles

autorisent suffisent au moins à montrer qu'il est inutile - pour ne pas dire plus - de référer

aux dualismes hérétiques ou pré-chrétiens des opérateurs classificatoires qui trouvent aussi

bien leur place à l'intérieur de la culture chrétienne.

En outre, les classements opérés se laissent difficilement penser à travers la catégorie

de "manichéisme" (même populaire) : les oppositions marquées sont en effet plus ou moins

"fortes" et n'ont pas toujours une dimension métaphysique. On trouve par exemple des récits

catalans qui opposent l'orange au citron, ou le melon à la citrouille, alors qu'un autre

distingue le persil et la ciguë. Dans les premiers cas cités, la création dualiste renvoie à une

distinction qui suppose une hiérarchisation plutôt qu'une véritable opposition : orange,

citron, melon et citrouille sont également comestibles, mais sont jugés plus ou moins

savoureux. La distinction du persil et de la ciguë implique une opposition plus forte : alors

que le persil est comestible, la ciguë est vénéneuse. Les dichotomies opérées par les créations

dualistes ne sont donc pas toujours de même nature et les classes définies ne sont pas

toujours homogènes. Aussi arrive-t-il qu'une même réalité soit située à "droite" ou à

"gauche" du tableau selon le terme auquel elle est opposée et le point de vue qui motive

l'opposition : le chat, par exemple, est créature de Dieu quand il est opposé à la souris,

créature du diable quand il est comparé au chien. Cela ne signifie pas, bien entendu, que la

pensée populaire soit incohérente, mais seulement que les catégories créatures de Dieu /

créatures du diable n'ont pas toujours exactement le même sens, ni la même portée.

Mais cela ne signifie pas non plus qu'elles n'aient aucun sens, ni qu'elles soient

appliquées de façon purement ponctuelle. Si certaines réalités peuvent occuper des places

variables dans ces classifications, ces variations restent cependant limitées et il est possible

de reconstituer des séries qui manifestent les principes de la mise en ordre des choses. Les

oiseaux de nuit, par exemple, sont toujours situés du côté "gauche" et opposés aux oiseaux

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diurnes ; il en est de même pour les animaux sauvages lorsqu'ils sont opposés aux animaux

domestiques ; pour les plantes puantes, toujours distinguées des plantes aromatiques et

médicinales ; pour les animaux ou les végétaux de couleur sombre, etc. Ce sont ces

oppositions entre nuit et jour, haut et bas, noir et blanc etc. qui permettent de "monter en

épingle" telle ou telle caractéristique des réalités naturelles ou humaines et de leur donner

une valeur signifiante.

Les classements opérés relèvent donc d'un exercice de la pensée symbolique : ils n'ont

pas seulement une portée naturaliste. Le but des récits est d'affirmer que le monde est en

ordre en établissant des liens entre des réalités d'ordre différent : ainsi, il est dans l'ordre

que le corbeau soit noir et charognard, que la rue - utilisée pour ses vertus abortives, et

donc située du côté du diable soit aussi une plante puante, alors que le romarin, doté de vertus

médicinales, est odorant. C'est pourquoi bon nombre de récits ont pour but de "résoudre" les

problèmes que pose la présence, dans un même être, de caractères contradictoires aux yeux

de la pensée symbolique : le fait, par exemple, que l'hirondelle - oiseau de Dieu - soit en

partie noire, ou que l'abeille pique. Cela permet enfin d'expliquer que la réalité empirique

soit parfois déniée - ou reconstruite - pour paraître cohérente au regard des exigences de la

pensée symbolique. C'est ainsi qu'un récit catalan affirme que la pie - oiseau charognard et

maudit - est toute noire, alors qu'elle est en partie blanche.

Mettre en ordre les réalités naturelles, c'est toujours donner un sens à leurs

caractéristiques sensibles, traiter la nature à la fois comme l'objet et le moyen de la pensée.

Ainsi, classer les animaux c'est aussi classer les hommes. Un récit catalan oppose le cochon

au hérisson, en présentant ce dernier comme une mauvaise copie du précédent. Cette

opposition tient sans doute compte d'une vague ressemblance entre les deux animaux, mais

elle s'explique surtout quand on sait que le hérisson est un mets de choix pour les gitans, qui

l'appellent eux-mêmes parfois "le porc des tziganes" : à une race jugée inférieure, il faut

une nourriture créée par le diable.

Il faut bien entendu, se garder de faire jouer les oppositions qui sous-tendent les récits

de manière rigide. Il apparaît, par exemple, que la couleur rouge peut être connotée

positivement ou négativement selon qu'elle est associée au sang du Christ ou au sang de Judas :

les oeillets rouges ou les violettes sont ainsi opposés aux fleurs vénéneuses du laurier rose.

Cet exemple montre parfaitement l'impossibilité de penser la valeur d'un terme en dehors du

réseau où il est inclus : le rouge ne signifie rien en lui-même. Il s'ensuit qu'on ne peut lui

donner tout son sens qu'en analysant la figure du juif dans nos cultures, les réseaux

symboliques tissés autour des humeurs du Christ, enquêtes dont les travaux de C.

Fabre-Vassas (1992) et J. P. Albert (1990) montrent la complexité. Mais seules de telles

recherches permettent de percevoir et de restituer les raisons des valorisations opérées dans

les récits, et donc les principes de la mise en ordre qui y est opérée.

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Un des apports essentiels de l'oeuvre de C. Lévi-Strauss est d'avoir réfuté l'idée d'un

symbolisme universel et d'avoir montré qu'un terme ne signifie jamais que par différence

avec un autre. L'universalité de l'usage d'oppositions binaires - et donc du dualisme - peut

être interprétée dans ce cadre : l'opposition est la condition minimale de la constitution d'un

objet en signe. Le dualisme a d'abord une fonction sémantique et c'est pourquoi on s'est heurté

à des contradictions chaque fois qu'on a essayé de subsumer les termes opposés dans les récits

européens sous les catégories du Bien et du Mal. Cependant, si le fait d'opposer est une

opération universelle, le contenu des oppositions réalisées est, lui, éminemment variable

selon les sociétés. De là, la nécessité d'une ethnographie attentive aux savoirs, usages,

croyances qui permet seule de restituer les raisons pour lesquelles on distingue deux

animaux, deux plantes, deux groupes humains.

C'est bien cette attention aux spécificités culturelles qui interdit de réduire les usages

européens du dualisme à ce qu'ils sont dans d'autres sociétés. Je disais tout à l'heure que les

catégories Dieu / diable ou béni / maudit sont, dans notre culture, le langage où s'expriment

les classements des hommes, des choses et des êtres vivants. Cela seul suffit à marquer

l'importance de la religion chrétienne dans l'appréhension du monde qui s'exprime - entre

autres - dans les etiologies : le christianisme, comme toute religion, tend à ordonner la

totalité du champ de l'expérience humaine et l'importance des créations dualistes dans les

récits d'origine européens en est une expression. Mais, s'il apparaît que la religion offre son

langage à la pensée de la nature, il s'ensuit aussi, qu'inversement, la nature donne à

l'expérience du sacré un langage qui lui permet de se dire concrètement. Dire que le diable a

créé le piment rouge, ou les plantes puantes, c'est à la fois parler des plantes et dire ce qu'est

le diable. De même, dire que le Christ a créé l'abeille, c'est à la fois penser la place de

l'abeille dans l'ordre des choses et exprimer concrètement - à travers les usages rituels de la

cire - ce qu'est la mission du Christ. C'est ce va-et-vient entre pensée de la nature et pensée

religieuse qui fait du christianisme une dimension essentielle de notre culture et un objet

privilégié de l'anthropologie de l'Europe.

Notes 1. Notamment Joan Amades pour la Catalogne (1988 et 1993 pour notre édition) et,

bien entendu, Florian Marian pour la Roumanie, que nous ne connaissons qu'en partie, grâce aux traductions de M. Gaster (1967) et O. Dähnhardt (1907-1912). Ce dernier a réalisé, à l'échelle européenne, une recollection de récits d'origine d'une ampleur inégalée.

2. Nous avons résumé, dans ce rapide exposé, quelques unes des versions citées par M. Eliade (1970 : 81-130), J. Ivanov (1976), M. Gaster (1967).

3. Cf. sur ce point, l'interprétation de J.-P. Albert (1990, ch. 2).

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Bibliographie

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