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Poétique du traduire HENRI MESCHONNlC Paris: Verdier, 1999. "L'Europe est née de la traduction et dans la traduction" (32). Cette idée centrale du dernier livre de Meschonnic, Poétique du traduire, met des le début son livre sous une double appartenance idéologique: idéologie de l' identité culturelle européenne et idéologie de I'acte de traduire. D'un bout a l' a rtre de son livre il ne cessera de nous ramener a ce point de départ pour nous rappeler que derriére la pratique de I'acte de traduire se cache toujours non seulement une idéologie propre au traducteur, mais aussi un sujet historique dont l' identité culturelle sera forcément présente dans la traduction. L'idéologie ou la théorie du traducteur Meschonnic s'impose, elle aussi, du coup: il est clair que pour Meschonnic le traducteur ne doit pas s'effacer devant I'oeuvre qu'il traduit, comme certains traductologues l' affirment. Voilá ce que Meschonnic dit juste aprés la citation précédente: "Et elle [1'Europe] ne s ' est constituée que de l' effacement de cette origine toute de traduction" (32). Le contexte immédiat de cette affirmation porte sur l' effacement des textes fondateurs de la culture européenne, le grec pour la philosophie, et l'hébraique pour la Bible-avec I'accent sur lhébrarque, accent qui porte implicitement sur I'occultation de I'origine hébraique de la culture occidentale. L'effacement de I'origine "toute de traduction" de l'Europe n'est done pas négligeable, vu le fait qu'elle s'inscrit dan s une histoire "théologico-politique" ressentie jusque récemrnent, et, on le devine déjá, paree qu'elle préfigure une politique de la traduction l' altérité du texte d' origine est altérée au profit de la langue d'arrivée. Pour se convaincre de I'origine pluriculturelle de l'Europe, il n'y a qu'á considérer ce seul exemple: avant qu'on traduise Aristote en latin au Moyen Age, iI est d'abord traduit en syrien et en arabe. Le parcours d' Aristote est done: du grec en syrien, du syrien en arabe, ensuite en latin, et finalement dans les langues nationales européennes. L'Europe "invente" le rapport a l'autre, dit Meschonnic: toutes les autres grandes cultures (de l'Inde, de la Chine, du Japon, de l'Islam) sont des cultures "en continuité de langue avec leurs textes fondateurs" (35). Seule l'Europe connait ses textes fondateurs en traductions. Anclajes V.5 (diciembre 2001): 175-178 175

Poétique du traduire - UNLPam · littérature opere une transformation dans le schéma du signe, car elle integre le sujet dans le discours, "elle fait du langage un signifiant généralisé"

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Poétique du traduire

HENRI MESCHONNlC

Paris: Verdier, 1999.

"L'Europe est née de latraduction et dans la traduction"(32). Cette idée centrale du dernierlivre de Meschonnic, Poétique dutraduire, met des le début son livresous une double appartenanceidéologique: idéologie de l' identitéculturelle européenne et idéologiede I'acte de traduire. D'un bout al' a rtre de son livre il ne cessera denous ramener a ce point de départpour nous rappeler que derriére lapratique de I'acte de traduire secache toujours non seulement uneidéologie propre au traducteur,mais aussi un sujet historique dontl' identité culturelle sera forcémentprésente dans la traduction.L'idéologie ou la théorie dutraducteur Meschonnic s'impose,elle aussi, du coup: il est clair quepour Meschonnic le traducteur nedoit pas s'effacer devant I'oeuvrequ'il traduit, comme certainstraductologues l' affirment.

Voilá ce que Meschonnicdit juste aprés la citationprécédente: "Et elle [1'Europe] nes ' est constituée que del' effacement de cette origine toutede traduction" (32). Le contexteimmédiat de cette affirmation portesur l' effacement des textesfondateurs de la cultureeuropéenne, le grec pour laphilosophie, et l'hébraique pour la

Bible-avec I'accent surlhébrarque, accent qui porteimplicitement sur I'occultation deI'origine hébraique de la cultureoccidentale. L'effacement deI'origine "toute de traduction" del'Europe n'est done pasnégligeable, vu le fait qu'elles'inscrit dan s une histoire"théologico-politique" ressentiejusque récemrnent, et, on le devinedéjá, paree qu'elle préfigure unepolitique de la traduction oúl' altérité du texte d' origine estaltérée au profit de la langued'arrivée.

Pour se convaincre deI'origine pluriculturelle de l'Europe,il n'y a qu'á considérer ce seulexemple: avant qu'on traduiseAristote en latin au Moyen Age, iIest d'abord traduit en syrien et enarabe. Le parcours d' Aristote estdone: du grec en syrien, du syrienen arabe, ensuite en latin, etfinalement dans les languesnationales européennes. L'Europe"invente" le rapport a l'autre, ditMeschonnic: toutes les autresgrandes cultures (de l'Inde, de laChine, du Japon, de l'Islam) sontdes cultures "en continuité delangue avec leurs textesfondateurs" (35). Seule l'Europeconnait ses textes fondateurs entraductions.

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Daniela Hurezanu

Voilá pourquoi I'histoirede la traduction s'impose ---oudevrait s' imposer- cornme partieintégrante de toute théorie de latraduction. Cette histoire estrésumée de la sorte parMeschonnic: une vis ion de latraduction mot pour mot au MoyenAge, qui est la conséquence directedu fait que ce qu' on traduit sontgénéralement des textes sacrés,done des textes oú parle la voix deDieu-voix qu'on ne se permet pasde "changer,"- d'ou cette vis ionde la fidélité cornme équivalentexacte de chaque unitélinguistique, ce st-á-dire dechaque mot; une vis ion opposée acelle du Moyen Age au XVII~ et auXVIII~ siécles: la "belle infidéle" oula traduction libre qui "embeUit" lestextes anciens considérés parfoistrop répétitifs; un retour a la fidélitéou a la traduction littérale pendantle romantisme; et, finalement, auXX~ siécle, une pratique de latraduction qui essaie d'envisagerle texte entier comme unité detraduction, et non pas le mot ou laphrase.

Dans cette histoireeuropéenne de la traduction lesmornents-repéres sont ceux de latraduction de la Bible dans leslangues nationales modernes: laKing James Version (1611)accomplie a partir de la traductionde William Tyndale (I525), lestraductions de Luther en allemand(Le Nouveau Tes/amen/ en 1522,L 'Ancien Tes/amen/ en 1534), et enFrance, Le Nouveau Testament(I 667) et la Bible complete (1695)

du Maistre de Sacy.La convocation de ces

monuments culturels est unebonne occasion pour se demanderen quoi réside une bonnetraduction, et la réponse deMeschonnic est sans aucuneambiguíté: une bonne traductionest une traduction qui dure.L'exemple qu'il nous donne aplusieurs reprises est la traductiondes Milles e/ une nuits d' AntoineGalland au début du XVIIl~ siécle,traduction qui a précédé pour desraisons politiques, I'original lui-mérne. C'est a partir du texte deGalland que ce recueil de contesarabes a été fait connu partout enEurope, car presque toutes lesautres traductions ont été faites dela traduction de Galland. Unebonne traduction est done un textequi, tout en vieillissant, continue aétre lu, c'est un texte qui, loin d'étreune copie plus ou moins fidéled'un original supérieur, rassembleen lui-rnéme les caractéristiqueslittéraires d'une oeuvre en soi etpour soi. Le sujet qui se trouvederriére la traduction est done aussiimportant que le sujet qui écritl'original: sujet historique, social,culturel, aussi présent dans le textetraduit que l'écrivain I'est dans letexte original. Car, dit Meschonnic,"la traduction réussie est uneécriture" (85).

Ce que Meschonnicrefuse c' est la "science" de latraductologie, cest-á-dire une"science" de la langue et du signelinguistique, refus présent des letitre du livre, Poétique du traduire.

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Poétique du traduire

Poétique donc et non pastraductologie paree que lapoétique inclut la littérature, qui estexclue des théories linguistiquescontemporaines (et la traducto-logie opere avec les mémes notionsque la linguistique). En incluant latraduction dans la théorie de lalittérature, la poétique permet desituer la traduction dans unethéorie d'ensemble du sujet et dusocial. La poétique devient ainsi"une poétique du sujet, unepoétique de la société," aussi bienqu'une critique de la "théorie dusigne, et de son paradigmedualiste" (62; 63). En refusant lesconcepts linguistiques, Mescho-nnic refuse de penser le discoursavec les concepts de la langue, etpropose un nouveau prograrnmethéorique: "le programme durythme comme organisation del'historicité du texte" (64).

Le geste polémique deMeschonnic n'est donc pasgratuit, mais dirigé tres précisémentcontre des présupposéslinguistiques et culturels qui nousconfinent a une "traductologierégionale." On ne peut pasaccepter l' existence de deuxpoétiques, une poétique pour lalittérature et la poésie, et une autrepour la théorie de lacornmunication. La théorie de lacornmunication doit sortir de sonrégionalisme, et cela n'est possiblequ' en rej etant la pensée dudiscontinu, c'est-á-dire la penséebasée sur la binarité du signe, etqui a pour équivalent une visionde la traduction dirigée soit vers la

langue de départ, soit vers la langued'arrivée. Contre cette pensée,Meschonnic propose une penséedu continu qui, dit-il, apparait chezHumboldt, pensée qui unit lessavoirs du temps. Voilá pourquoi,Meschonic préfére parler dutraduire, et non de traduction ni detraductologie: le traduire cornmeverbe substantivé qui unit lapratique a la théorie.

La linguistique (ou latraducto-logie) part de la prémisseque ce qu'on traduit sont des motsou des unités de sens, c'est-á-direde la langue; or, dans la littérature,"il y a d'abord le prirnat empiriquedu discours sur la langue. Ce prirnatpasse par celui de la rythmique, dela prosodie," de sorte quel'essentiel n'est plus le référent (cedont on parle), comme dans lediscours scientifique (83). Lalittérature opere une transformationdans le schéma du signe, car elleintegre le sujet dans le discours,"elle fait du langage un signifiantgénéralisé" (84). Elle est doneessentiellement forme, image,c'est-á-dire écriture au sens fortdu mot. "La premiére et derniéretrahison que la traduction peutcornmettre envers la littérature estde lui enlever ce qui fait qu' elle estlittérature-son écriture-parI'acte mérne qui la transmet" (87).Si on traduit un poeme, le texte finaldoit étre un poéme aussi, et nonpas un message qui nous donne lesens du texte original.

Les exemples pris parMeschonnic le plus souvent sontdes exemples de la Bible, texte

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Daniela Hurezanu

exemplaire sous plusieurs aspects:cornrne texte fondateur de la cultureeuropéenne et comme texte quiprésente une organisation dudiscours par le rythme, commetexte qui ne peut étre rangé ni ducoté de la prose ni du coté de lapoésie, et qui, par son oralité,"neutralise l' opposition entre l' écritet le parlé" (100). Par sa résistancea la division entre vers et prose,entre oralité et écrit, la Biblemontre, selon Meschonnic, que"l'oralité, c'est la littérature," ouplutót, que la littérature c'est "laréalisation maximale de I'oralité"(118; 117). A partir de I'étymologietrouvée par Émile Benve-niste dumot "rythme" (ordre ou mise enor dre), Meschonnic prend lerythme comme "1'organisation et ladémarche mérne du sens dans lediscours" (99). Les traductionsfaites de la Bible lui semblenthautement significatives dans cecontexte, paree qu' ellestémoignent de la maniere dont lestraducteurs se rapportent al' autre:en I'occurrence, "l'allure sémiti-que orale" de laBible a été ramenée,dans la quasi-totalié destraductions, a "1 'allure indo-européenne écrite" (88).

En résumé, nouspouvons dire que la polémique deMeschonnic avec lestraductologues implique deuxarguments majeurs: l. Laméconnaissance desdits traducto-

logues de la spécificité de lalittérature; 2. L'emploi du conceptde "langue," tel que celui-ci estdéfini par la linguistique. SelonMeschonnic, la langue est "lesysteme du langage qui identifie lemélange inextricable entre uneculture, une littérature, un peuple,une nation, des individus, et cequ'ils font" (12). Il n'y a done de"langue" que lorsqu'elle est parléepar quelqu 'un (voir Humboldt quidéfinit le discours cornrne "I'activité[...] d'un hornrne en train de parler")(12). Si parler de la langue impliquedu coup, parler du discours dequelqu' un (idée présente chezBenveniste aussi), on peutcomprendre pourquoi Mechonnicrefuse de séparer le discours dusujet de l'énonciation, et la languede la littérature. Derriére ce gestese cache non seulement une autre"théorie," mais la seule maniere devraiment comprendre et la langueet la littérature (la "penséepoétique"), dans, et par letruchement d'une seule poétique."La pensée poétique est la maniereparticuliére dont un sujettransforme, en s'y inventant, lesmodes de signifier, de sentir, depenser, de comprendre, de lire, devoir-de vivre dans le langage" (30).

Daniela HurezanuArizona State University

178 Anclajes V.5 (diciembre 2001): 175-178