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Pour Introduire a La Psychanaly - Charles Melman

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

© Éditions de l'Association lacanienne internationale 25, rue de Lille 75007 Paris

I.S.B.N. : 2-87612-053-4

Charles Melman

POUR INTRODUIRE À LA PSYCHANALYSE

AUJOURD'HUI

SÉMINAIRE 2001-2002

DU MÊME AUTEUR

Aux éditions Denoël : L'Homme sans gravité, 2002

Aux éditions Folio Gallimard : VHomme sans gravité, 2005

Aux éditions de l'Association freudienne internationale : Nouvelles études sur Vhystérie (séminaire 1982-1983)

Structures lacaniennes des psychoses (séminaire 1983-1984) Nouvelles études sur l'inconscient (séminaire 1984-1985)

Questions de clinique psychanalytique (séminaire 1985-1986) La névrose obsessionnelle (séminaire 1987-1989)

Refoulement et déterminisme des névroses (séminaire 1989-1990) La nature du symptôme (séminaire 1990-1991)

Retour à Schreber (séminaire 1994-1995) Returning to Schreber (séminaire 1994-1995) Clinique psychanalytique (recueil d'articles)

Aux éditions de Y Association Lacanienne Internationale : Les paranoïas (séminaire 1999-2001), 2003

Refoulement et déterminisme des névroses (séminaire 1989-1990), 2e édition revue et augmentée en 2004

À PARAÎTRE

La linguisterie (séminaire 1991-1993)

Le séminaire prononcé par Charles Melman en 2001-2002 au siège de l'Association lacanienne internationale était resté confidentiel, l'auditoire ayant été volontairement limité. Notre transcription a tenté de rendre le caractère parlé de cet enseignement le plus fidèlement possible. Le texte n'a pas été relu par l'auteur,

Quelques articles cités difficilement accessibles ont été ajoutés en annexes,

Denise et Michel Sainte Fare Garnot, Jean-Paul Beaumont

Préface

Ce séminaire de Charles Melman retiendra l'attention à plus d'un titre. Pour le lieu de son adresse tout d'abord, puisqu'il est explicitement destiné en priorité aux plus jeunes, à ceux qui souhaitent se former à la psychanalyse comme discipline spécifique.

Le choix de la référence au texte de Freud Introduction a la psycha­nalyse est à cet égard significatif.

Ces conférences de 1915, les seules que Freud ait jamais prononcées dans le cadre d'un enseignement suivi, témoignent en effet du souci qui fut le sien de revenir sur l'ensemble du corpus théorique qu'il avait éta­bli, afin de mesurer à cette occasion auprès de son auditoire la pertinence et les limites de ses concepts au regard des exigences de la pratique, de ses difficultés voire de ses impasses.

Cette démarche, rigoureusement scientifique dans son principe, est également à l'œuvre dans Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui. L'auteur s'y emploie à mettre à l'épreuve de la clinique quotidienne les conséquences de l'écriture produite par Lacan de l'objet a, approché par Freud sous le terme d'objet perdu, et qui donne son statut original parmi les sciences à l'objet de la psychanalyse.

La méthode choisie est simple: elle consiste à procéder à une vérifica­tion expérimentale par des travaux pratiques, notamment sur les forma­tions de l'inconscient, que la lettre est bien dans notre culture cette «molécule de libido», signe du désir refoulé d'un sujet de l'inconscient, pas moins daté historiquement. Certains rêves de Freud, l'oubli du nom

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propre Signorelli sont examinés avec précision dans cette perspective qui s'avère heuristique.

À partir de la distinction lacanienne du Un et du a, de la différence déjà établie par Freud entre la réalité, le monde des représentations et le réel de l'Autre Scène, Charles Melman réarticule les lois qui gouvernent ce lieu Autre. Ce ne sont plus celles de l'espace euclidien, de la castra­tion, du semblant, de l'identique à soi, du même; elles relèvent bien plu­tôt d'une topologie des surfaces et du nœud borroméen, de la pure dif­férence, de la non identité à soi, du continu sans coupure.

Le lecteur appréciera lui-même, à partir de ses questions, ce que ce séminaire, soutenu durant toute l'année 2001-2002 au rythme d'une leçon par semaine, est susceptible de lui apporter. Cela dépendra égale­ment de sa disponibilité à se laisser solliciter par ce qui est ici avancé de décisif sur nombre de questions encore en suspens dans la psychanalyse : le transfert et la fin de la cure, le refoulement, le statut du symptôme, bref sur sa capacité à faire acte dans la civilisation.

Resterait à examiner les raisons pour lesquelles cette introduction, que l'on pourrait dire lacanienne, à la psychanalyse aujourd'hui est venue mettre un terme à un enseignement de plus de vingt ans qui fut précieux pour beaucoup.

Le moment était-il venu pour eux de prendre leurs responsabilités et de se déterminer sur un certain nombre de points, comme semble le sug­gérer la dernière leçon du 13 juin 2002 ? Notamment sur la question de l'interprétation du concept de refoulement, dès lors que ce mécanisme serait d'abord lié au fonctionnement du langage, à sa physiologie, à l'ef­fet d'une stochastique, ainsi que paraît le montrer le séminaire sur « La lettre volée » qui inaugure les Écrits, le mythe d'Œdipe ne faisant que donner une forme épique à la structure.

À chacun sur cette question et sur d'autres, soulevées par Charles Melman dans ce séminaire, de proposer une réponse, s'il le souhaite.

Claude Landman Juillet 2005

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Séminaire I

du 11 Octobre 2001

Bonsoir ! Je vais tenter ce que serait aujourd'hui une introduc­tion à la psychanalyse, en donnant le type d'éléments qui constituerait la propédeutique utile pour qui voudrait avancer

dans ce domaine à partir de quelques éléments stables et consistants. Le texte de Freud Introduction a la psychanalyse *, daté de 1915, a été

écrit durant la guerre, pour des raisons qui nous importent, le souci de se rappeler à l'attention d'un public qui, à vrai dire, en 1915 à Vienne, avait d'autres chats à fouetter et dont la première préoccupation n'était sûrement pas la psychanalyse, situation dont Freud éprouvait les incon­vénients au niveau de son activité quotidienne. Il tente donc de se rap­peler à l'attention d'un large public par un ouvrage qui conserve la digni­té et l'essentiel de ce que la psychanalyse peut apporter dans le champ aussi bien de la thérapie que de la culture.

C'est un ouvrage aujourd'hui éminemment touchant. Touchant parce que le souci de Freud est de faire entrer les manifestations de l'incons­cient dans le champ de l'évidence. On est aussitôt sensible à l'antinomie qui peut exister, à l'hétérotopie qu'il peut y avoir entre d'une part ce que nous appelons le champ de l'évidence c'est-à-dire de la réalité, et puis ce

1. Vorlesungen zur Einfiïrung in die Psychoanalyse, 1916, a été traduit dans la Petite biblio­thèque Payot, 1966, 2001, sous le titre Introduction à la psychanalyse, et aux éditons Gallimard, 1999, sous le titre Conférences d'introduction à la psychanalyse. Nous don­nerons les paginations de ces deux éditions.

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qu'il en est du statut de l'inconscient en tant qu'il est précisément ce qui, à ladite réalité, échappe.

Freud, pour se faire entendre, a donc le souci de trouver les manifes­tations spécifiques capables de faire paraître comme irréductible l'exis­tence de l'inconscient pour éviter la critique qui lui était volontiers faite, que son inconscient était une affaire de psychopathes, que c'était sans doute une formation qui existait dans le champ des psychopathies mais sûrement pas de la vie dite normale.

Le bouquin de Freud, que je vous invite cordialement à lire, compor­te trois grandes divisions, trois grands chapitres : premièrement les actes manques, deuxièmement les rêves en tant que témoignages de la pré­sence de l'inconscient chez le citoyen ordinaire et puis, dernier chapitre, la théorie générale des névroses. Autrement dit, on bascule de ces mani­festations, présentes chez chacun, à ce qu'il en est d'une conception non pas tant donc de la vie psychique que des névroses.

Vous trouverez dans La Science des rêves1 la citation par Freud d'un de ses propres rêves: il se voit sur une table d'anatomie en tant que cadavre, cadavre ouvert et disséqué qui, exhibant ainsi l'intérieur de son organisme, serait enfin capable de manifester au public que ce qu'il avance est bien authentique, est bien vrai. Il est clair, mais je ne vais pas le développer maintenant, que ce type de souci va entraîner dans la démarche de Freud, tant pour lui que pour le lecteur, un certain nombre de difficultés.

La méthode de Lacan sera différente. En aucun cas Lacan ne cher­chera dans ses adresses, dans ses textes, rien qui soit de l'ordre de l'évi­dence -bien au contraire ! Il se contente de chercher à donner à entendre, à faire basculer du côté, je ne dirai même pas du signifié, je dirai du côté de ce que les stoïciens appelaient le A,eia6v, c'est-à-dire précisément de ce qu'il y a à entendre dans une articulation, se contentant chaque fois de porter l'accent sur ce qui dans une formulation se donne à entendre tout en restant évidemment insaisissable.

Une part de la difficulté attribuée à l'étude de Lacan est liée évidem­ment à ce déplacement, à cette mutation qui à ses yeux est essentielle. Il met en œuvre une méthodologie qui lui paraît essentielle pour donner à

2. L'interprétation des rêves, 1900, trad. fr. I. Meyerson, Paris, P.U.F., 1926.

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entendre ce qu'il en est de l'inconscient à la place où il se tient. Son seul recours à ce qui est du registre de l'évidence tient à l'écriture de quelques mathèmes, sous la forme de ce qui s'avérerait inéluctable, écriture de quelques mathèmes auxquels il accorde un statut, un poids de vérité tout à fait particulier, et dont bien plus tard nous serons amenés à parler.

Je n'entrerai peut-être pas davantage dans cette introduction sur le fait que si Freud dans cet ouvrage, comme à l'occasion des précédents, La science des rêves, Psychopathologie de la vie quotidienne*. Le mot d'es­prit dans ses rapports avec l'inconscient, s'adresse chaque fois à un large public qu'il tente d'intéresser, sinon de séduire, on peut rappeler briève­ment que Lacan pendant de longues années s'est contenté d'une adresse réservée aux psychanalystes. Il n'y a de sa part pas le moindre écrit fai­sant appel au public. Une modification se produira lorsque, le milieu analytique lui manifestant la réticence que l'on sait, il tentera de s'adres­ser, à l'École normale supérieure, à ceux que leur formation philoso­phique et logicienne semblait prédisposer à entendre son propos. Et même, on l'a vu cet été avec le séminaire sur les Problèmes cruciaux4, il tentera manifestement d'éprouver les effets d'une psychanalyse par ce qu'il en serait simplement d'un enseignement. Il y a dans ces Problèmes cruciaux une gageure dans l'attaque permanente qu'il exerce dans ce texte sur les manifestations du transfert qu'il s'efforce en quelque sorte de nettoyer, d'expurger de ce champ, une tentative d'inviter, de conduire son auditoire à entériner les effets d'une psychanalyse en faisant l'éco­nomie d'une cure.

Le résultat, comme nous le savons, n'a peut-être pas parfaitement répondu à son attente... et ce sera encore après avoir été une seconde fois viré justement du champ des représentations, viré de l'École normale supérieure, qu'il s'engagera dans une adresse publique à la Faculté de Droit, adresse qui s'est faite au tout-venant et qui donnait à son audi­toire un aspect assez sympathique, qui sans doute ressemblait à celui des cours des Miracles autrefois, rassemblement parfaitement hétérogène.

3. Psychopathologie de la vie quotidienne (1901), Payot, 1922, 1943, 1969; Gallimard, 1997. Le mot d'esprit et sa relation à l'inconscient (1905), Paris, Gallimard, 1988.

4. Problèmes cruciaux pour la psychanalyse, Séminaire 1964-1965, H.C.

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Évidemment, cette diversité surprenante de formations, d'origines, de compétences, d'intérêts, de curiosités, etc., donnait là un auditoire fina­lement assez intéressant et, en tout cas, il a parfaitement réussi pour l'es­sentiel à le tenir, ce qui n'était pas évident.

Pour faire sur ce point une dernière remarque, je vous dirai que ce volume adressé au public, Écrits5, ce volume a rencontré un succès d'édi­tion qui semble évidemment s'être davantage focalisé sur le nom de l'au­teur qu'à proprement parler sur les textes de ce qu'il venait là enseigner. Bien plus tard encore, j'évoquerai avec vous ce que sans doute Lacan a pu espérer de la publication de ses Écrits à un moment où il y avait une telle dissociation entre ce qu'on pourrait appeler le symbolique, qu'il introduisait au cœur de son enseignement^ validité, l'acuité, la perti­nence du signifiant comme symbole d'une pure perte — dissociation donc entre l'acuité qu'il donnait au pouvoir du symbolique, et le réel qui se refusait parfaitement, complètement à son enseignement. Ce défaut complet de nouage entre ce qu'il en était du caractère symbolique, spé­cifique de son enseignement, et le réel qui se dérobait de façon assez radicale et le renvoyait assurément à une position où symbolique et réel étant dénoués, l'imaginaire par ailleurs dans sa conceptualisation ne tenant qu'une place, qu'une fonction éminemment critiquée, il est concevable qu'il ait pu hésiter sur la consistance tenable, possible de ce qu'il avançait. En tout cas le succès des Écrits est venu répondre à sa manière — je dirai plus tard de quelle façon, à mon sens — à ce qui était chez lui, sans aucun doute, une crise de son enseignement, la manifesta­tion vérifiée, patente aussi bien dans le milieu analytique que dans le milieu des jeunes normaliens, l'échec patent de ce qu'il enseignait, et le dernier recours qu'il faisait ainsi au public.

Je m'emploierai pour ma part à organiser cette introduction, après que nous aurons ensemble vu celle de Freud, en mettant au centre ce qui me paraît être aujourd'hui le préliminaire organisateur de toute intro­duction à la psychanalyse: les effets du symbolique. Vous verrez com­ment, et j'espère que cette façon vous paraîtra plus facilement être accep­table, être vérifiable que le long chemin difficile qu'a dû suivre Lacan.

5. Écrits, Paris, Seuil, 1966.

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Lorsque vous ouvrez cette Introduction a la psychanalyse, vous com­mencez donc par «Les actes manques». Actes manques dans lesquels Freud range aussi bien les lapsus, les oublis de noms que les actes man­ques à proprement parler. Mais « Les actes manques » est un très joli titre et je vous dirai pourquoi, et lorsque vous étudiez les exemples que donne Freud de ces lapsus, vous voyez tout de suite que leur rassemble­ment par lui-même a un indéniable effet d'enseignement et d'interroga­tion pour le lecteur.

Si vous prenez les trois premiers, vous en avez un qui concerne une erreur typographique dans un quotidien viennois -comme le dit la tra­duction, «une feuille social-démocrate», ce n'est sans doute pas par hasard- une faute donc typographique, un lapsus calami qui concerne le prince héritier6, Kronprinz, et que le journal a imprimé en l'appelant Kornprintz, ou même Konrprintz. Lorsque le journal a publié évidem­ment un rectificatif pour s'excuser auprès de cette altesse, il a écrit, natu­rellement: «Ce que nous voulions dire, ce n'était pas Konrprintz, mais Knorprintz. » C'est donc le premier exemple, banal, amusant, de lapsus.

Le second concerne une faute commise par un acteur7 qui, jouant La pucelle d'Orléans sur la selle -sur la scène ! devait prononcer une phrase plutôt pathétique en annonçant au roi que « le connétable renvoie son épée, Schwert» et a dû légèrement déraper pour dire que « le confortable envoie son cheval, Pferd». Et il est clair que ce lapsus a sûrement ren­contré auprès du public le succès que l'on imagine...

Tout autant que le troisième qui est ici cité: un employé souhaite invi­ter ses collègues à boire à la prospérité du chef, et au lieu de dire «je vous invite à anstossen, à boire à la prospérité de notre chef» dira «je vous invite à aufzustossen, à roter (au lieu de anstossen) à la prospérité de notre chef8».

Voilà, ce sont les trois premiers, et qui ont le mérite tout de suite de nous situer qu'il s'agit chaque fois de défaire le caractère solennel propre à ce qui est autorité, à le dégonfler au moment même où il s'agirait de lui rendre hommage, hommage à Son Altesse, phrase pathétique de La

6. Payot, p. 28, Paris, Gallimard, p. 38. 7. Payot, p. 28, Gallimard, p. 39. 8. Payot, p. 30, Gallimard, p. 41.

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pucelle d'Orléans, «le connétable renvoie son épée», ou bien «je vous invite à boire à la santé de notre chef», voilà le malheureux léger dépla­cement, ou léger parasitage par une ou deux lettres qui intervient, sub-vertit radicalement Pénoncé — et donne aussitôt à entendre que la véri­té se situe bien sûr ! du côté de cette énonciation-là.

Donc trois premiers lapsus concernant ainsi ce qu'on pourrait appe­ler la lèse-majesté.

Deux suivants vont concerner le sexe, le sexe déclaré, manifesté, avéré quand il aurait dû, sans doute rester tu, par exemple une phrase dite en allemand9 Wenn sie gestatten, Fràulein, môchte ich sie gerne begleit-digen avec une condensation entre begleiten qui veut dire "raccompa­gner": «Si vous le permettez, Mademoiselle, j'aimerais vous begleiten, vous raccompagner», c'est ce que voulait dire ce brave jeune homme, et voilà qu'il fait un condensé de deux mots pour introduire, dans beglei­ten, beleidigen, "offenser", et voilà : « Si vous le vouliez, Mademoiselle, j'aimerais bien vous offenser». Il a donc ce mot-valise, cette condensa­tion, begleit-digen où je suppose que chacun a pu retrouver son bien.

Autre cas d'irruption d'un vœu sexuel, et cela à l'occasion du propos d'un noble professeur qui parle de l'appareil génital de la femme10 et qui au lieu de dire « malgré les nombreuses recherches, les nombreuses ten­tatives, Versuche», modifie légèrement ce mot pour dire «les nom­breuses Versuchungen », autrement dit "les nombreuses tentations" et sa phrase devient donc, en ce qui concerne l'appareil génital de la femme « malgré les nombreuses tentations » au lieu d'être restée sur le terrain de l'exposé médical qu'il était en train de faire.

Donc ici deuxième série de lapsus qui concernent non plus directe­ment la lèse-majesté comme vous le voyez, la lèse-autorité, mais qui concernent l'irruption d'un vœu sexuel. Vous voyez, je spécifie, malgré leur apparente homogénéité, ils sont différents et impliquent un type d'analyse qui n'est pas forcément semblable.

L'autre type de lapsus concerne là l'incorrection commise non plus à l'endroit de l'autorité, non plus par l'expression d'un vœu sexuel, mais

9. Payot, p. 30-31, Gallimard, p. 41. 10. Payot, p. 31, Gallimard, p. 42.

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une pensée inconvenante à l'endroit du prochain. Il n'est pas indispen­sable de vous les détailler, mais par exemple l'orateur qui au lieu de dire11 «je ne suis pas autorisé à apprécier les mérites de mon prédéces­seur», "autorisé", geeignet, utilise le verbe geneigt, «je ne suis pas dis­posé à apprécier les mérites de mon prédécesseur», ce qui là encore est une déclaration assez claire. Mais elle repose ici, je ne vous explique pas tout ça au tableau parce que vous le trouvez dans vos livres, non plus sur l'introduction de lettres ou de phonèmes supplémentaires, mais au contraire sur la chute. La différence entre geeignet et geneigt concerne la chute et le caractère anagrammatique du verbe qui remplace le précé­dent.

Autre exemple tout à fait sympathique, inoffensif et propre à intéres­ser, à ne pas choquer le public, c'est la dame qui fait part à ses proches de ce que le médecin a dit à son mari avec qui elle est allée en visite12 : « Le médecin à dit à mon mari, "pas besoin de régime, il peut manger ce que je veux". » Là aussi, chacun l'entend bien sûr comme il convient. Le professeur d'anatomie qui dit «ceux qui connaissent l'anatomie des fosses nasales peuvent se compter sur un doigt d'une main », je crois que là aussi tout va bien, et puis évidemment de très nombreux lapsus, actes manques, etc. qui entourent le mariage.

Alors si l'on est fidèle aux manifestations qui sont ici évoquées, je vous abrège, je vous dispense des autres lapsus qui n'apportent rien de plus que ceux que je viens d'évoquer, si l'on est donc fidèle au matériel ici apporté, qu'est-ce que l'on voit ? Aujourd'hui je pense que, justement grâce à l'enseignement de Lacan, cela nous est transparent, pas besoin d'avoir suivi son enseignement pour le reconnaître. Qu'est-ce que l'on voit?

On voit qu'il y a, outre le sujet grammatical, le sujet appelé par les lin­guistes shifter, il y a à l'occasion donc d'une expression quelconque, banale, la manifestation évidente, irrécusable, écrite —c'est de l'ordre de l'écrit — d'un sujet qui là semble heureux de s'exprimer et qui, plus important encore, fait entièrement basculer la vérité de son côté. Si le doute est propre à toute énonciation, en revanche, la manifestation ici

11. Payot, p. 31, Gallimard, p. 39. 12. Payot, p. 33, Gallimard, p. 44-45.

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enregistrée, écrite, ne prête à aucun doute, la certitude est enfin acquise de ce qu'on peut appeler la formulation de compromis — le terme est chez Freud13, il est important — qui est à cette occasion réalisée. Compromis puisqu'il y a la possibilité à la fois de dire deux choses dif­férentes en même temps, deux choses éventuellement contradictoires, et puis évidemment de le dire sans l'avoir dit, de l'avoir donné à entendre sans l'avoir dit. Si l'on cherche dans le texte la place du sujet de cette manifestation, cette place n'est nulle part ailleurs que dans les quelques lettres en plus ou en moins qui ont été à cette occasion introduites, ou qui sont venues modifier leur agencement primitif, originel. Autrement dit, quelqu'un a dit là quelque chose qui assurément est de l'ordre de la vérité, dont la trace est éclipsée dès lors que cela a été articulé, et dont le seul reste manifeste est constitué par ce matériel physique, par ces lettres venues ainsi enrichir, si je puis dire, la banalité du propos, le caractère conventionnel du propos qui était ainsi promis, attendu.

Vous remarquez aussi bien sûr que cette manifestation nécessite à l'in­térieur du mot la possibilité d'un espace, la possibilité d'une ouverture et que toute la pointe de ce qui est là formulé tient, je le redis encore, simplement à la pauvreté du matériel ainsi impliqué.

Une question va surgir très vite, à propos de l'interprétation que va donner Freud de ces expressions. Il va dire14 qu'elles expriment une « tendance » ; le mot qu'il utilise à l'époque, c'est Tendenz, une tendance refoulée, unterdriïckt. Il suppose donc que l'intention de lèse-majesté préexistait à son articulation et simplement a profité de la circonstance pour se donner à entendre, que le vœu sexuel était là en train de som­meiller et là encore a profité de la situation pour se faire entendre, que ces deux traits constituaient des caractères propres au locuteur et que le lapsus a donc été la circonstance en autorisant l'expression.

À ce propos, deux remarques paraissent possibles. La première consistera à s'étonner sur le fait que finalement, ces pensées incons­cientes et supposées ainsi éminemment individuelles sont, après tout, bigrement collectives! Aussi bien la lèse-majesté que l'expression de désirs sexuels ou l'agressivité à l'endroit du prochain, on ne saurait pas

13. Payot, p. 71, Gallimard, p. 85. 14. Payot, p. 39, Gallimard, p. 51.

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dire que ce sont des traits spécifiquement individuels... Il faut donc nous interroger, de quelle façon cet inconscient, celui dont on attend juste­ment l'expression d'une singularité absolue est-il à ce point, je me servi­rai d'une expression de Jung mais pour la détourner de son sens, « col­lectif » ou généralisable ? Et d'ailleurs si cela a un effet d'humour, si c'est immédiatement compris, c'est bien entendu que celui qui l'entend est tout de suite dans le coup! Ça le concerne évidemment de la même façon.

Comment expliquer que des manifestations aussi intimes, aussi pri­vées, témoignent en fait d'une appartenance publique, générale, et trouvent aussitôt l'auditoire, l'oreille fine qui convient ? On pourra dire évidemment qu'il s'agit de traits propres à la culture considérée: dans notre culture, le pouvoir, le sexe, le narcissisme, les égards dus à autrui seraient traités d'une façon, valable pour tous, et du même coup on ne peut pas s'étonner si ces manifestations sont aussi... on a envie de dire, "anonymes". Qui parle, là ? D'autant que le sujet a tout à fait le pouvoir d'annuler ou de décrier ce qui là s'est dit en le mettant sur le compte de l'erreur, ou du trébuchement de langue, ou de ce que l'on voudra. Il peut parfaitement, comme le fait remarquer Freud, refuser de reconnaître son bien.

On peut donc parfaitement, à propos de certains de ces lapsus, mettre en cause ce fait que le refoulement est en réalité un trait propre à la cul­ture considérée, c'est peut-être également ce que Lacan veut dire, que l'inconscient est social, autrement dit que c'est la participation au groupe qui amène à partager les mêmes interdits et que l'inconscient de l'un a beaucoup de chances de ressembler à l'inconscient de l'autre. Un lapsus que cite Freud et que je ne vous ai pas donné parce qu'il n'a d'intérêt que maintenant: un orateur au Parlement15, le président de l'assemblée ouvre les débats en disant «je déclare la séance close», eh bien, fait remarquer Freud, tout le monde entend qu'il a bien envie que ce débat soit déjà terminé. Nous pouvons donc légitimement supposer qu'il y a chez lui ce voeu plus ou moins explicite, et pourquoi pas ? explicite, mais qui a trouvé ce type d'expression à cette occasion.

15. Payot, p. 32, Gallimard, p. 42.

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On peut s'interroger un peu plus en se demandant si indépendam­ment de ce qu'il en serait du pouvoir délibératif du sujet, du choix qu'il a pu faire, toute assertion, dès lors qu'elle implique forcément un rejet, un refus, toute assertion vient renvoyer à l'extérieur; je me sers pour le moment de ce terme. Par exemple, « tu ne tueras pas », commandement en tout cas dont on voit bien qu'il renvoie à l'extérieur. Quoi ? C'est là la vieille question déjà soulevée par saint Paul à propos du rôle de la loi, n'est-ce pas elle qui fait le péché ? N'est-ce pas la loi qui se trouve du même coup, de son propre mouvement, générer, mettre en place ce qui apparaîtra chez un sujet X comme étant justement le vœu de la contre­dire ou de la bafouer ?

Autrement dit, aurions-nous simplement affaire à ce qu'on appellerait une nature humaine avec des sentiments complexes, ambigus, contradic­toires ? Ou bien n'est-ce pas le dispositif propre aux assertions, aux com­mandements, de générer chez le sujet, chez un sujet, ce qui viendra émerger chez lui comme vœu, auquel il ne pensait peut-être aucunement comme vœu, cet interdit, de le transgresser ?

De vous le présenter ainsi ce soir, va nous permettre déjà, dès cette première soirée d'introduction à X Introduction^ de noter que les refou­lements ne sont pas du tout homogènes. Car celui que je viens de vous évoquer à l'instant est, de façon claire, propre aux dispositions obses­sionnelles, l'obsessionnel qui se découvre habité par un certain nombre de sentiments qui sont strictement négatifs, des impératifs moraux qu'il s'inflige, qu'il aimerait suivre. Le refoulement hystérique, par exemple, ne sera pas du même type et, plus tard, nous verrons de quelle manière il opère. Et quand je dis «pas du même type», nous pouvons déjà main­tenant évoquer, sans aller plus loin ce soir, des dispositions topologiques différentes. Nous avons pour le moment la possibilité de penser que le refoulement n'est pas un processus topologiquement semblable dans le cas de la névrose obsessionnelle, dans le cas de l'hystérie, dans le cas de la phobie, voire bien sûr dans le cas des perversions.

Nous pouvons également noter pour nous qu'en se manifestant de la sorte, l'inconscient opère une interprétation. C'est étrange ? Une inter­prétation parce que le dispositif propre à l'assertion lui permet en quelque sorte d'entendre ce qui, de ladite assertion, s'est trouvé rejeté et qui, de s'en trouver rejeté, va, c'est bien le paradoxe, le paradoxe insup-

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portable, en constituer la vérité. Vérité qui, c'est encore étrange, va cher­cher à se faire reconnaître. Parce que si vous relisez maintenant comme je le souhaite cette Introduction à la psychanalyse, ouvrage absolument adorable, ouvrage amical comme il n'y en a pas beaucoup, vous voyez que l'inconscient vient reprendre sous la forme négativée l'assertion qui en quelque sorte, cet inconscient, l'a constitué. C'est bien là encore l'un des traits propres à la disposition obsessionnelle, lorsque celui-ci se trouve dans l'impasse, dans la difficulté de savoir si ce qu'il doit entéri­ner, si ce qu'il doit retenir, si ce qu'il doit célébrer se trouve du côté du commandement qui a mis en place la vérité de l'assertion qui le nie, et qui du même coup passe à un degré supérieur tout en étant odieux et insupportable... ou bien si l'assertion qui elle, comme toutes les asser­tions et quel que soit le côté impératif que vous pouviez lui donner, reste soumise au doute.

Dans cette entrée de notre thème, Introduction à la psychanalyse, vous avez reconnu au passage plusieurs éléments qui risqueraient de vous paraître complexes chez Lacan alors qu'il s'emploie essentiellement à faire une analyse qu'on a envie de dire matérialiste des expressions de l'inconscient. C'est-à-dire le rôle de la LETTRE en tant qu'elle se trouve être le support des manifestations de l'inconscient, la façon dont son émergence éclipse le sujet — il y a un instant à peine, au moment de l'ar­ticulation, il allait se faire reconnaître, il n'est plus là ! — et introduit la dimension de la vérité du côté de cette expression.

Ici une brève digression qui tourne autour de ce que Lacan évoque lorsqu'il dit que le sujet de l'inconscient est celui de la science16. Moi j'admire qu'aujourd'hui la lecture de ces textes nous permette d'emblée d'éclairer des formules qui autrement vous paraîtraient purement arbi­traires ou étranges. En effet, en tout cas simple homologie, vous voyez là que la vérité n'est pas du côté du monde des assertions qui sont celles du doute, mais bien du côté de celui qui affirme penser, de la manifesta­tion d'une pensée en tout cas, et que c'est sans doute au prix d'une mise en doute de l'ensemble des assertions que le poids de la vérité se trouve déplacé du côté de ce qui exprime une pensée.

16. « La Science et la vérité», in Écrits, p. 858 par exemple.

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

Alors question inévitable, naïve mais incontournable, que se passait-il avant la science ? Ou bien que se passe-t-il dans les pays où, après tout, la science n'a pas opéré, ou dans les cultures où la science n'a pas opéré la même révolution qu'en Occident ? Comment était-ce avant ? Nous en avons, bien entendu ! tous les témoignages dans les textes de l'Antiquité, et dans les textes médiévaux. Y a-t-il là des traces d'un sujet de l'in­conscient ?

Pour ce qu'il en est de la littérature propre à l'Antiquité, il est clair qu'il n'y en a pas la moindre trace, pour une raison très simple. Aussi bien l'expression des désirs sexuels que les manifestations à l'endroit du pouvoir (en dehors des contraintes purement réelles qu'elles pouvaient avoir, les contraintes politiques, le fait d'avoir affaire à une dictature ou à une république, par exemple), étaient mais parfaitement libres, voire recommandées ! Lorsque vous lisez ces admirables textes que sont les dialogues de Platon, quand les deux éminents philosophes se rencon­trent, pour commencer leur propos, la première chose qu'ils se disent, c'est: «Ah, dis donc, hier soir, je t'ai vu avec le petit Machin. C'était bien ? Ça a bien marché, ça s'est bien passé, c'était agréable ? » C'est comme ça que commence le dialogue philosophique. Ça manque dans nos études philosophiques contemporaines... Parce qu'à partir du moment où vous engagez une construction intellectuelle en ayant au principe d'en écarter le sexuel, et en premier chef celui des intéressés, il est bien clair que vous êtes dans le péché, vous êtes dans la faute logique.

D'autre part, qu'est-ce qui se passait après l'Antiquité ? Il y a quand même ce grand bouleversement, la religion, les interdits propres à la reli­gion et qui étaient autrement pris au sérieux qu'aujourd'hui. Alors com­ment ça se déroulait ? Là, n'y avait-il pas du refoulement ?

Il y avait bien sûr du refoulement, et comment ! Mais ce qui était là refoulé ne trouvait aucun sujet pour s'en faire l'interprète, comme je le disais précédemment en parlant de l'interprétation, et encore bien moins pour chercher le locuteur qui l'entendrait. Ces manifestations étaient sans doute attribuées à des puissances diaboliques, à ce que vous vou­drez. Mais en aucun cas cela ne pouvait se trouver mis au compte d'un sujet sauf à engager, bien sûr! des procès en sorcellerie, qu'on a presque envie de dire légitimes. Et pourquoi cela ? Parce que l'index de la vérité, son fétiche se trouvant dans le champ de la réalité telle qu'elle était

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Séminaire du 11 octobre 2001

conçue, construite, pensée par le savoir qu'organisait la religion, il ne restait aucune possibilité d'accorder quelque crédit subjectivement assu-mable à quelque manifestation de l'inconscient, à la reprendre à son compte, mais surtout à la faire valoir, à tenir que ce déchet qui venait là s'exprimer, c'était ça le vrai.

C'est en ce sens que Lacan introduit sa remarque selon laquelle c'est à Descartes qu'on doit la mise en place du sujet de l'inconscient. « Le déplacement de cet index de la vérité, je l'exprime sous cette forme méta­phorique ou imagée, du monde des représentations, du champ de la réa­lité à ce qui est simplement \eje dont il est dit qu'il pense, c'est cette opé­ration-là qui met en place le sujet de l'inconscient. » Et nous avons tout lieu de retenir que du même coup ce sujet, dans un certain nombre de cultures qui n'ont pas connu cette révolution cartésienne, ce sujet de l'inconscient — on ne peut pas le dire autrement — n'existe pas, il n'y en a pas. Les expressions de cet agglomérat honteux et inconstitué, caché, qui dans ces cas-là s'organise, ne peuvent être subjectivement assumées. Je ne vais sûrement pas essayer d'apprécier ce soir les consé­quences de cette situation. Dans ces lapsus, en tout cas, et je conclus là-dessus, l'inconscient se caractérise d'abord par le dire que non, vous mettez le signe "non", le signe de négativation, il y a là un dire que non qui se donne à entendre, dire que non qui porte le poids de la vérité, qui dit: c'est pas ça ! et qui, je dis bien, nous interroge sur le dispositif topo­logique qui lui donne cette force, cette constance, ce caractère irré­ductible.

Il sort d'où, ce dire que non ? Vous trouverez à la fin de ce qui, dans ce texte, concerne « Les actes

manques » dont je vous disais que c'était un très beau titre, parce que tous ces lapsus, ils ont effectivement cette propriété de ne pas faire acte. Finalement, ça ne sert à rien ! Vous l'avez dit, vous vous êtes un peu sou­lagé, votre auditeur a pu en profiter, mais finalement, ça ne fait aucun acte. Celui qui a fait cette faute typographique, il n'a pas renversé la royauté. Madame qui a dit « mon mari n'a pas besoin de régime, il mange ce que je veux», ça n'a pas modifié la situation conjugale, celui qui a dit à la jeune fille «vous permettez que je vous offense ? », il y a tout lieu de penser qu'il s'est contenté de la raccompagner... etc.

Ça ne fait aucun acte, et de cela aussi nous avons à garder, pour le

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

moment, le souvenir en nous interrogeant du même coup, qu'est-ce qui ferait acte ? Y aurait-il un acte qui permettrait enfin à ce fameux sujet de... Je viendrait ici, et puis pourquoi tout ça ?/e parlerait d'inconscient à inconscient, ce serait tellement plus simple...

Vous trouverez à la fin de ce paragraphe sur les actes manques, donc, titre si bien choisi, un passage sensationnel qui est en général complète­ment oublié quand on étudie l'affaire qui figure dans la Psychopathologie de la vie quotidienne sur l'oubli du nom propre SignorellL Parce que comme d'habitude, Freud (qui n'était pas fou...) y découpe les mor­ceaux des interprétations de ses propres lapsus pour que ce ne soit pas quand même trop évident. Il y en a un morceau essentiel dans ces pages concernant Signorelli, je ne vous dis pas lequel pour vous laisser le plai­sir de le retrouver, et je vous propose que la prochaine fois, pour pour­suivre le tout début de notre travail, vous ayez, dans la Psychopathologie de la vie quotidienne, relu « L'oubli des noms propres », et en particulier l'affaire de Signorelli, que nous compléterons donc —je ne sais pas si ça a encore été fait, je suis persuadé que Lacan n'avait pas à l'esprit ce mor­ceau-là quand il en parle— avec ce morceau-là qui nous donnera l'occa­sion, je crois, d'effectuer un premier rapprochement intéressant dans ce que j'évoque là avec vous.

Merci pour votre attention et à la prochaine fois !

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Séminaire II

du 18 Octobre 2001

Je pense que vous avez été surpris comme moi de l'ampleur des conséquences qui s'imposent à simplement analyser ce «phéno­mène élémentaire de l'inconscient», on pourrait l'appeler ainsi,

que constitue le lapsus. Nous avons vu en effet la qualité des domaines que celui-ci d'emblée

pour nous met en place, la première de ces qualités étant de manifester l'existence d'un sujet actif à l'insu du parleur, d'un sujet qui se révèle porteur d'un désir et animé par lui, un désir qui a pour nous l'intérêt tout de même remarquable de ne pas se dire comme tel, puisque ce désir, il n'y a pas de signifiant en quelque sorte qui vienne le signifier. C'est un désir qui, simplement par la perturbation introduite dans un signifiant, vient se donner à entendre, sans plus de traces, un désir qui vient ici de s'exprimer.

Autre phénomène assurément remarquable, ce sujet qui est apparu avec la locution elle-même, locution qui a surpris le locuteur, ce sujet qui est donc un instant apparu, disparaît dès que la lettre est venue le mani­fester, en constituer le signe dans le signifiant qu'elle est venue ainsi per­turber. Autrement dit, une fois le lapsus commis, proféré, le sujet (l'au­teur) n'est plus là ! Et à vrai dire, il n'y a plus obligatoirement quelqu'un qui soit prêt à prendre la responsabilité, à l'endosser pour assurer une continuité avec ce sujet qui, un instant, a lui, comme s'exprime Lacan. Il a lui avant de s'effacer, avant de s'éclipser avec cette émergence de la lettre.

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

Nous avons vu aussi, et c'est tout de même un renversement excep­tionnel, qu'avec cet élément mineur surgissait brusquement la dimen­sion de la vérité:, puisqu'il ne viendrait à l'esprit de quiconque de mettre en doute ce qu'il en est de l'authenticité du désir qui a été ici manifesté. Dès lors le champ de la réalité où est apparu l'index de la vérité, ce champ de la réalité apparaît brusquement comme étant de l'ordre du semblant, puisque c'est la vérité, la vérité d'un sujet, la vérité d'un désir qui est venue, ce champ de la réalité, le subvertir, le perturber, le contra­rier, voire lui faire dire le contraire de ce qu'il pensait formuler.

Il est également surprenant —et je tire toujours les conclusions capi­tales de ce phénomène apparemment mineur— que ce qui est ainsi venu perturber le discours ronronnant du locuteur porte avec lui des signifi­cations, concerne des domaines qui sont limités, restreints d'une manière qui nous interpelle. En effet, qu'est-ce qui va venir s'exprimer à cette occasion ? Ce seront des préoccupations sexuelles mais, attention ! des préoccupations sexuelles illégitimes, en dehors de la loi. On n'imagine pas un instant que ce qui viendrait s'exprimer là, ce serait quelque chose, un désir sexuel concernant « la bourgeoise » qu'il y aura à retrouver à la maison au retour. L'appareil ne se donnerait pas toute cette peine... Mais ce qui sera exprimé à l'occasion de ce sexe qui brusquement ici émerge, c'est le sexe qu'il ne faut pas, c'est le sexe interdit, c'est le sexe prohibé. Prohibé au même titre qu'un autre domaine éventuellement défriché à l'occasion, celui de l'agressivité à l'endroit du contemporain, du sem­blable; et puis aussi le domaine du sacrilège, c'est-à-dire ce qui concer­ne non plus seulement le sexe ou le prochain mais ce qui vient s'adresser directement à Dieu, avec cette sorte de soulagement dans la relation au Tout-Puissant que peut procurer cette sorte de manquement qui n'a pas d'auteur et dont le coupable a aussitôt disparu dès lors qu'il s'est mani­festé.

Comme nous le mesurons, on peut dire que ce qui vient à cette occa­sion se manifester est systématiquement ce qui se trouve contraire au code social, au code social du licite et de l'illicite. Ceci nous ramène au caractère social de l'inconscient dont parle Lacan. Nous sommes tous persuadés évidemment d'être singuliers, ne serait-ce que dans notre névrose... On voit apparaître en cette occurrence que le domaine permis au lapsus est un domaine restreint, est un domaine limité. Il n'est pas

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Séminaire du 18 octobre 2001

inventif, il est peut-être inventif dans la forme mais dans le fond, il dit à peu près toujours la même chose et pour chacun la même chose. Cette chose, ce qu'il dit, c'est toujours un non, un non à ce que je rappelais tout à l'heure, à l'ordre fondateur de la réalité qu'il dévoile comme semblant.

Un non, et je rapproche pour nous ce non au semblant manifesté par le sujet de l'inconscient, de la façon dont Lacan voudra en lire la trace dans le ne explétif1. C'est étrange. Pourquoi Lacan va-t-il raconter que finalement, on peut avoir la trace du sujet de l'inconscient dans ce ne qu'il appelle le ne explétif, «je crains qu'il ne vienne», ajoutant pour sa part, à la suite de Damourette et Pichon puisque ce sont eux qui intro­duisirent le qualificatif d'explétif, ajoutant que ce ne donne à la phrase une pointe, une racine, une certitude sans laquelle la phrase perd de son tranchant. «Je crains qu'il vienne», d'accord... «Je crains qu'il ne vien­ne », formulation où l'on pourrait ne plus savoir si je crains qu'il arrive, ou si je crains qu'il n'arrive pas. En tout cas, voyez de quelle manière ce ne explétif trouve en cette occurrence sa place, son justificatif.

Je vous ai également fait remarquer tout à l'heure qu'avec la mise en place de la lettre, le sujet qui s'est ainsi fait entendre s'est volatilisé, il n'est plus nulle part. C'est venu et puis c'est reparti. Vous avez dans cette paraphrase que je vous propose, la formule du fantasme, $ () a, c'est-à-dire ce qui se passe pour le sujet de l'inconscient quand apparaît l'objet: le sujet est barré, il a disparu, il n'est plus là, il est éclipsé.

Je ne sais pas, moi... À la fois je me félicite et je m'inquiète que d'em­blée, avec l'examen des premiers textes de Freud et à propos de ce phé­nomène élémentaire des manifestations de l'inconscient qu'est le lapsus, nous en soyons déjà là ! Comme vous allez le voir, nous allons encore progresser. Puisque, pour être précis, nous allons dire que le lapsus, venant braver l'interdit social, contrevient à la castration, c'est-à-dire précisément à ce qui doit être retranché, ce qui ne saurait trouver place en l'interlocution, et c'est bien ce que ce sujet en cette occurrence vient ainsi défier. Pour être encore un petit peu plus précis, je vous demanderai d'admettre avec moi que ce que le sujet vient ici défier, c'est effective­ment le représentant de la castration, le phallus. C'est lui qui à la fois

1. «Les quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse», 12/2/64, ou Écrits, p. 800.

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

vient ordonner la mise en place du sexe et en même temps le situer, le mettre en position d'interdit, de ce qu'il ne faut pas, le phallus qui, en l'occurrence, se trouve bravé par cette apparition, cette émergence, cette irruption, ce défi proposé par le sujet de l'inconscient. C'est dire que le lapsus relève toujours plus ou moins de la lèse-majesté. Et c'est même pourquoi bien sûr ! cela fait rire. C'est toujours ce qui vient défier l'au­torité, ce qui vient défier le pouvoir. Et voilà que le sexe dont il va faire état ne sera pas du tout le sexe au service du phallus comme je l'évoquais il y a un instant, mais ce sera le sexe privé, celui qui n'a de comptes à rendre à personne, celui qui ne relève pas du devoir. Celui qui relève simplement du plaisir, de l'avantage que le sujet pourrait en prendre. Donc manifestations de lèse-majesté, défi donné à l'autorité, défi porté à la castration, à ce qui ne peut pas, à ce qui ne doit pas se dire. En réalité, le sujet ne le dit pas : ça se dit.

Aussitôt une question surgit, imparable. Ce désir-là qui apparaît et dont vous dites qu'il est un défi au phallus, quel est son réfèrent? Qu'est-ce qui le supporte ?

Avec tous les détours que nous avons pris déjà ensemble, il est immé­diatement facile de voir que ce qui fonde, ce qui met en place, ce qui organise pour lui le réfèrent, ce à quoi il se rapporte, ce qu'il désigne, c'est précisément cette lettre qui est là apparue, qui a surgi, qui a eu cet effet d'éclipsé, qui a porté avec elle cette signification indue.

J'essaie de progresser de la sorte pour vous rendre sensible le fait que l'introduction par Lacan de l'objet a dans sa conceptualisation n'est pas une introduction arbitraire, un coup de force, un coup de génie, ce que vous voudrez ! Il suit là une procédure qui est strictement conforme au matériel dont use l'inconscient pour se donner à entendre.

Autrement dit, le réfèrent de ce désir, nous allons encore le préciser. C'est l'objet qui, venant conjoindre le corps biologique au corps du signifiant, opère le trouage de l'un avec l'autre, permet le trouage par sa chute, le trouage du corps biologique par le corps du signifiant. C'est un point qui a été abordé à l'occasion de notre dernier séminaire d'été, que je ne vais pas vous développer ici. Mais je voudrais simplement vous rap­peler que nous en avons a contrario l'expression, la manifestation dans le champ de la psychopathologie, dans les divers registres de la psychose, où les trouages du corps, les orifices du corps sont éminemment ques-

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Séminaire du 18 octobre 2001

donnés, y compris bien sûr venant culminer dans cette forme magni­fique que constitue le syndrome de Cotard : le psychotique a un corps qui n'a plus d'orifices, que ce soit pour l'introduction d'aliments ou l'exonération d'excréments, il n'a plus qu'un sac, c'est dire d'ailleurs l'état de déréliction dans lequel il s'éprouve. Mais aussi, comme j'ai pu le rappeler à l'occasion, dès les premiers mois de la naissance, lorsque pour des raisons accidentelles que je ne développerai sûrement pas mainte­nant, le nourrisson ne trouve pas chez sa mère le type de trouage, de mise en place des orifices qui lui permettrait de venir érotiser les orifices naturels de son organisme, il va s'engager dans ce processus bien connu qui s'appelle l'autisme, il s'offre justement à la clinique comme étant ce corps dépourvu de centrage, dépourvu d'organisation, ce corps pure­ment mécanique, aurait-on envie de dire, en tout cas dépourvu de tout ce qui serait les signes de l'appétit exercé aussi bien, manifesté aussi bien au niveau oculaire, au niveau oral, ou au niveau excrémentiel.

J'en reviens donc pour nous à cette précision principielle, c'est bien parce qu'elle est principielle que Lacan l'a mise au départ de ses Écrits2, c'est la lettre chue du jeu du signifiant, chute liée au jeu propre du signi­fiant, qui donne son prix à la partie détachable du corps et qui va pou­voir constituer, être représentée par l'excrément, primordialement. Lacan y ajoute un certain nombre d'autres éléments qui s'avèrent fonc­tionner comme détachables du corps, dont la voix, le regard, le placenta — il faudra s'expliquer là-dessus — et un autre élément qui mériterait aussi que l'on s'interroge, le - cp.

Arrêtons-nous un instant sur l'importance, dans l'économie psy­chique et l'économie de l'échange social, de l'excrément. Il est clair que celui-ci ne prend cette importance privilégiée dans l'économie psychique que parce qu'il est explicitement, dans le champ du réel, l'objet attendu par la mère. Le don de cet objet, le cadeau, est celui qui provoque assu­rément l'un des premiers sentiments de bien-être chez l'enfant, c'est-à-dire d'être en accord par ce don, par ce cadeau, avec la mère. Tout ceci venant très vite s'organiser dans ce cercle où c'est au sein que l'enfant doit faire bonne réception. Il doit entrer dans la subtilité d'un échange où c'est lui qui doit faire bon accueil, comme enfant, au sein de la mère.

2. Le séminaire sur « La lettre volée», Écrits, p. 11.

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Pour introduire a la psychanalyse, aujourd'hui

Vous savez combien les mères peuvent souffrir dès lors que l'enfant refuse ou semble négliger le sein maternel et le type de complication que cela va pouvoir entraîner pour le couple... Donc la subtilité de ce pro­cessus où c'est lui qui doit faire bon accueil au sein de la mère, comme si ce bon accueil donnait dès lors à la mère la garantie que c'est elle qui est en accord avec cet Autre que lui représente, autrement dit qu'elle est bien une bonne mère. C'est fou qu'on puisse dire des choses aussi banales et puis en même temps surprenantes, qu'une mère heureuse, c'est la mère dont le bébé par exemple tête joyeusement. Dire ce genre de trucs, c'est stupide et en même temps, c'est significatif de la subtilité, je dis bien, de ce cercle, où en échange de l'acceptation par la mère comme cadeau de ses excréments, il y a en quelque sorte l'obligation pour lui en retour, en échange là encore, de recevoir, cordialement et sympathiquement le sein, le sein maternel. On sait bien que dans ces cas de figure, c'est le miracle qui se produit. Lequel ? Celui de ce sentiment que les gens qui passent et qui voient cela ne manquent pas d'envier et qui va laisser des traces ineffaçables pour le reste des jours, et quel que soit l'âge, celui de l'harmonie enfin réalisée entre deux êtres. Il est bien certain que c'est la traditionnelle image, à juste titre, de la possibilité d'une harmonie parfaite... Harmonie qui nous éclaire sur quoi, pour ne pas rester simplement au niveau de cette banale image ? Sur ceci, le sen­timent du bien-être ne s'exerce pour chacun d'entre nous qu'à partir du moment où il a les signes témoignant de son accord avec le grand Autre, c'est-à-dire qu'il sait ce que le grand Autre attend, il le lui donne, et qu'en échange il obtient ce signe de reconnaissance qui témoigne de la collusion, de la coalescence, de la parfaite réunion entre le grand Autre et le sujet.

L'autre soir nous parlions, à la Maison de l'Amérique latine de la question des sectes. Ce que j'ai proposé et que j'évoque là dans une brève digression, c'est que les sectes permettent à des individus, grâce à des mécanismes extrêmement simples, de se vivre dans un microcosme où l'on serait enfin en parfait accord avec les exigences d'un grand Autre, exigences clairement formulées et qu'il suffit dès lors de suivre. Il suffit d'obéir, obtenant du même coup le parfait accord avec soi-même et avec ceux qui partagent la même expérience. Ce que les sectes ont à vendre, et ce qui fait leur succès, c'est sans aucun doute cet état de bien-être psy-

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Séminaire du 18 octobre 2001

chique qui en psychiatrie — car c'est un bien-être qui relève de la psy­chiatrie — s'appelle Pélation, le sentiment d'élation : tout le monde vole, c'est le bonheur !

Pourquoi relève-t-il de la psychose ? C'est là que nous revenons à nos gentils moutons ; cela relève de la psychose parce que justement le seul élément susceptible d'assurer avec le grand Autre ce type de lien supposé établir une harmonie parfaite avec lui, c'est l'objet a, c'est par exemple primordialement cet excrément. C'est bien parce que l'objet a s'organise pour nous comme étant chu, perdu, et comme venant à manquer que finalement du même coup nous ne savons pas forcément ce que l'Autre attend de nous. Comment le satisfaire ? Le fameux Che vuoi ? de Lacan est bien sûr à entendre comme issu des deux côtés et c'est d'ailleurs ainsi que Lacan le présente, Che vuoi f du sujet adressé à l'Autre et retour de l'Autre, Che vuoi ?

Vous voyez la place effectivement déterminante que tient cet objet dans le rapport au grand Autre : animé par cette intention d'un accord à devoir être réalisé, dont il faudrait forcer la réalisation. Il est évident que la voix est susceptible de nous ravir parce qu'elle se prête particulière­ment à l'imagination d'être amboceptive, ou d'être issue aussi bien de la bouche qui l'émet que de ce qui, dans l'Autre, serait la grande cavité orale où elle trouverait sa résonance et ses ressources, le type d'union avec l'Autre... Je ne vais pas aller vous disserter pourquoi ces voix-là, on les qualifie de divas, mais il y a avec la voix cette potentialité magique d'imaginer ce qu'il en serait enfin d'un accord ainsi achevé. Le regard, pour le moment, je laisse tomber, ce n'est pas le sujet de ce soir.

Remarquons, au point où nous en sommes, l'hétérogénéité entre phallus et objet a. Parce que si le phallus est ce qui vient être le repré­sentant du sens sexuel que prend le signifiant, il se trouve qu'au jeu du signifiant de renvoyer à toujours autre chose et finalement à ce qui manque, à ce qui se dérobe, le signifiant prend inéluctablement sens sexuel. Si le phallus représente donc ce sens sexuel — ce que Freud appe­lait la libido —, ce n'est pas pour autant qu'il vient fermer la question de ce qu'est l'objet du désir ! Car après tout, on pourrait très bien concevoir que le réel prenne sens sexuel et néanmoins reste vide de tout objet. Autrement dit, il y aurait du sexuel et puis pas d'objet défini qui puisse y répondre.

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

Qu'il y ait des appétits sans objets, définis, pour y répondre existe et Lacan les pointe nommément, ces objets non définis, dans le champ de la demande. Aucun objet défini qui puisse répondre à la demande. Lacan dira aussi que dans son fond, la demande est demande de rien. C'est pourquoi les enfants sont toujours déçus par toutes les réponses que l'on peut donner à leurs demandes, ils en sont même souvent malheureux, ne serait-ce que lorsqu'il y a une volonté parentale de parvenir à les satis­faire, c'est-à-dire à venir leur fermer ce rien qui pour eux est essentiel. Tout ça, ce sont des truismes, des choses que vous connaissez bien. Je ne les souligne que pour vous faire remarquer que le réel pourrait très bien être libre de tout objet propre à répondre au désir sexuel, au même titre que la demande reste libre de tout objet susceptible de venir la satisfaire. Or tout ce que je viens avec vous ici d'évoquer montre que si le phallus a ce rôle très précis, c'est l'objet a qui vient répondre au désir, comme objet susceptible de le satisfaire.

Sur ce point, s'ouvre un grand embarras. Il est peut-être intéressant que nous ne le contournions pas et même que nous nous engagions bra­vement. Avec la bravoure qui nous caractérise, allons-y de l'embarras ! Cet embarras tient au temps passé, dans les colloques, congrès, confé­rences... à parler de l'objet comme «perdu» et puis comme «plus-de-jouir» et puis ce que procure «la saisie de l'objet a» (comme je l'ai fait par exemple tout à l'heure à propos de la formule du fantasme). Il fau­drait quand même essayer de s'entendre un petit peu...

— Il est perdu, me dites-vous, et puis vous parlez d'objet comme les excréments, la voix, le regard, le placenta... Tout ça ce sont des objets bien réels. C'est perdu ? C'est réel ? Comment faites-vous marcher cette bizarre affaire ?

Eh bien, d'une façon dont la simplicité, je dois vous dire, m'étonne moi-même et qui est la suivante : nous avons, là encore, le témoignage — il ne s'agit pas d'élucubrer, il s'agit chaque fois d'essayer d'être fidèle à la clinique, à ce sur quoi la clinique nous invite à réfléchir. Je ne dirai pas "ce qu'elle nous montre" puisque si on n'était pas capables de devancer la clinique, on ne verrait rien. Il faut donc attendre quelque chose de la clinique et elle nous montre qu'il y a effectivement dans le champ du réel des objets qui peuvent venir saturer le fantasme. Autrement dit, il peut y avoir des objets qui fonctionnent comme des objets ay bien réels.

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Séminaire du 18 octobre 2001

— Mais alors, il n'est pas perdu! me direz-vous... Puisqu'on peut remettre la main dessus, il suffit de bien chercher, ou bien... d'avoir des papiers bien rangés, en notant où on l'a mis et on est sûr de le retrou­ver.

Comme vous le savez, on passe parfois pas mal de temps à égarer des objets pour se donner le plaisir de les chercher et de ne pas les retrou­ver... Eh bien, dans cette affaire-là, ce que nous voyons, c'est que s'il y a des objets qui fonctionnent effectivement comme capables de saturer le fantasme, autrement dit de se comporter comme des objets d, cette dite saturation n'est jamais que temporaire et au bout d'un moment, il se rétablira toujours la dimension du manque, la dimension du défaut. À ce moment-là, si vous voulez vous en sortir, il faut augmenter la dose, et puis il faudra encore l'augmenter, encore l'augmenter, encore l'augmen­ter... Car le système, ce système qui nous agence est tel, même lorsque s'est opérée la saisie d'un objet capable de saturer le fantasme, que vient se rétablir inéluctablement ce manque fondateur, mais dans ce cas il est devenu assez intolérable pour que celui qui y est exposé ne voie d'autre recours que d'augmenter la dose jusqu'à l'issue que vous voudrez. Nous avons là un dispositif qui nous évoque très directement l'économie de la toxicomanie, bien sûr !

— Alors, me direz-vous, dans la toxicomanie, ce ne sont pas des objets détachables du corps. Parlez-nous plutôt de choses plus com­munes, plus générales.

Ce n'est pas moi (j'aurais trop peur de m'avancer sur ce terrain...) qui irais simplement vous inviter à penser à ces situations conjugales, parti­culièrement "réussies", si bien réussies que les partenaires, les protago­nistes ne peuvent faire autrement que d'introduire forcément entre eux le type de discord qui leur permettra de rétablir la dimension du manque, promesse, source d'agréments futurs à venir.

Puisque je parle de la lettre, je me permettrai de dire que ce que je raconte... c'est du b. a., ba. Ce type de situation est tout à fait ordinaire. C'est même évidemment le danger très précis de ce que l'on appelle la passion amoureuse, danger très précis parce que c'est comme pour la toxicomanie, ça peut aller jusqu'à l'extrême !

C'est dans ce contexte que vous trouvez le dernier point que je verrai

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Pour introduire a la psychanalyse^ aujourd'hui

avec vous de ces premiers chapitres de VIntroduction a la Psychanalyse avant de passer à ce que Freud nous rapporte sur le rêve. Auparavant je compte vous apporter — puisque tout ceci ne me sert que de mise en place, à vous le rendre acceptable — du nouveau sur ces questions, mais après vous avoir mis, je Pespère, dans des dispositions favorables à ce que je vous apporterai à ce moment-là. Nous verrons bien, d'ailleurs.

C'est donc, dans l'Introduction à la Psychanalyse, à la fin de ce cha­pitre sur ce que Freud appelle les actes manques qu'il évoque l'oubli des noms propres. Je vous avais invités, peut-être certains d'entre vous l'ont-ils fait, à reprendre cet oubli de Freud de ce nom propre du Maître d'Orvieto.

Tout de suite, une première remarque dont je ne suis pas certain que finalement elle ait été faite. Le nom propre ne sert absolument pas de la même manière à l'expression d'un désir inconscient que le nom com­mun. On pourrait dire pour aller vite que lorsqu'il se produit dans un nom propre une irruption ou un déplacement littéraux, qui viennent faire lapsus ou mot d'esprit, c'est toujours pour dégonfler cette autorité interne au nom propre, la dignité en quelque sorte qui lui est inhérente, et pour la ratatiner. C'est ce qui procure évidemment un effet comique au détriment de celui dont le nom en cette occurrence se trouve ainsi maltraité.

Dans les écoles, des gosses dont les noms propres ont l'inconvénient de se prêter à ce genre de processus sont parfois amenés à sévèrement trinquer, à sévèrement souffrir, étant justement atteints dans ce qu'il en est de leur dignité. C'est déjà une première remarque distinctive entre le lapsus, le mot d'esprit avec le nom commun et avec le nom propre (c'est le même mot en français et en allemand, Eigennamen, "nom propre").

Freud là-dessus va nous raconter un oubli3 qui lui est survenu, ce qui va prêter à une triple analyse et je viens m'inscrire dans une très noble lignée puisque celle que je vais vous proposer va venir après celle de Freud et après celle de Lacan. Vous voyez que ma prétention n'a pas de limites, mais l'affaire me paraît trop sérieuse pour pouvoir être laissée "aux mains des spécialistes"...

3. S. Freud, Psychopathologie de la vie quotidienne, Petite bibliothèque Payot éd., 2001, p. 8 et sq.

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Séminaire du 18 octobre 2001

Alors ? Ce qui d'abord frappe Freud, c'est que lorsqu'on recherche un nom propre que l'on a oublié, comme c'est le cas pour lui dans cette affaire — vous savez qu'il est dans un train, qu'il voyage de Raguse en Dalmatie (êtes-vous allés chercher sur une carte?) vers une station d'Herzégovine. Ça existe encore, l'Herzégovine ? Hélas ! Il voyage donc en train. Ce qui se passe dans les trains est toujours un peu spécial parce qu'on ne se trouve pas à sa place habituelle. On est en transit, ce qui fait que le lieu d'où s'exercent ses pensées n'est peut-être pas toujours très bien fixé. Ça se passe donc dans un train, il a un compagnon de voyage qu'il appelle "un étranger". Il veut lui évoquer les magnifiques fresques de la cathédrale d'Orvieto, qui représentent, ces fresques, les choses der­nières, non pas « le Jugement dernier » mais « Les choses dernières », Letzten Dirige, voilà le Ding ! « Les choses dernières », c'est le nom alle­mand donné à ce tableau et le nom du peintre lui échappe. À la place du nom cherché, deux autres noms de peintres, Botticelli et Boltraffio viennent à son esprit.

Cherchant à comprendre l'oubli de ce nom, il se souvient qu'il avait, peu avant, à cet étranger fait une remarque concernant les moeurs des Turcs habitant la Bosnie-Herzégovine. Il lui avait rapporté que

«... là-bas, les gens sont pleins de confiance en leur médecin et pleins de résignation devant leur sort. Et lorsqu'il faut annoncer à tel ou tel malade ou à ses proches que l'état de ce malade est désespéré, ils répondent: "Seigneur, Herr, n'en parlons pas ! Je sais que s'il était pos­sible de sauver le malade, tu le sauverais."»

Nous avons le Herr, le Seigneur, le Signor. Freud rapproche aussitôt le Bo de Botticelli du Bo de Bosnie et puis le

Herr, comme vous l'avez vu du Signor de Signorellu II se dit, mais alors pourquoi dans ces conditions plutôt sympathiques (ces Turcs qui font tellement confiance à leur médecin qui disent «ne t'en fais pas, je ne te ferai aucun procès, je sais parfaitement que tu as fait tout ce que tu pou­vais, tout va très bien »), il s'interroge, pourquoi l'oubli de Signorelli ?

Il se souvient alors qu'un peu plus tôt, il lui était venu un souvenir beaucoup plus scabreux que justement il avait tu, il n'avait pas voulu le raconter à celui qu'il appelle toujours "l'étranger" — c'est curieux, ce terme qui revient là! — un souvenir qui était beaucoup plus scabreux: ces Turcs qui sont prêts comme ça bravement à mourir, en revanche, il y

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

a quelque chose qu'ils ne peuvent pas supporter, c'est la perte de leur pouvoir sexuel. Alors là, si ça ne va plus... On lui avait rapporté la paro­le d'un malade à un confrère, disant:

«Tu sais bien, Seigneur, que lorsque cela ne va plus (Wenn das nicht mehrgeht), quand ça ne va plus, la vie n'a plus aucune valeur.» Alors, dit Freud, ce doit être ce souvenir, cette évocation que j'avais écartée.

L'avait-il refoulée ? Il l'avait mise à l'écart. Il n'avait pas voulu en par­ler, et d'autant, dit-il, que

«j'étais sous l'impression d'un événement dont j'avais reçu la nouvel­le quelques semaines auparavant, durant un bref séjour à Trafoi».

L'un de ses malades à lui qui lui avait donné beaucoup de mal s'était suicidé parce qu'il souffrait d'un trouble sexuel incurable...

«Je sais parfaitement que ce triste événement avec tous les détails qui s'y rattachent n'existait pas chez moi à l'état de souvenir conscient pendant mon voyage en Herzégovine. Mais l'affinité entre Trafoi et Boltraffio m'oblige à admettre que malgré la distraction intentionnelle de mon attention, je subissais l'influence de cette réminiscence.»

Donc, se dit Freud, «j'ai voulu oublier quelque chose, j'ai refoulé quelque chose.»

On ne voit pas pourquoi il l'aurait, à vrai dire, refoulé. Il aurait pu mettre à l'écart, ce n'est pas la même chose que refouler. Il y a beaucoup de choses que nous pouvons écarter de notre esprit sans pour autant que cela connaisse un processus de refoulement. Mais en tout cas, se dit-il, je l'ai refoulé et cet oubli du nom du peintre marque ce refoulement. Il ne concerne donc pas directement le nom du peintre Signor venant simple­ment commémorer le Herr de Herzégovine, ou le Herr de l'adresse faite par le malade, et n'accordant à elli aucune importance particulière, disant même à un endroit du texte que cette syllabe, du fait de sa constance dans Botticelli et dans Signorelli n'a aucune importance particulière.

Dans l'Introduction à la Psychanalyse, cet oubli de nom propre va se trouver repris avec un complément qui est celui-ci: en même temps qu'il avait oublié le nom de Signorelli, il y avait le nom d'une inoffensive ville morave4 qui s'appelle Bisenz et, dit-il,

4. Payot, p. 82-83, Gallimard, p. 96-97.

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Séminaire du 18 octobre 2001

«l'analyse a montré qu'il ne s'agissait pas du tout d'une hostilité de ma part à l'égard de cette ville, mais que l'oubli tiendrait plutôt à la res­semblance qui existe entre ce nom et celui du palais Bisenzi à Orvieto, dans lequel j'ai fait autrefois plusieurs séjours agréables.»

Quelques lignes plus loin, toujours à propos de l'oubli des noms propres, il ajoute :

«Nous en avons un exemple des plus typiques dans les noms propres de personnes qui, cela va sans dire, doivent avoir, pour des hommes différents, une valeur psychique différente.»

Autrement dit, on n'oublie pas les noms propres qui n'ont pas de valeur psychique particulière pour celui qui parle.

Et il poursuit (on est toujours dans la page où il a évoqué Orvieto, le palais Bisenzi, et la ville morave de Bisenz) :

«Prenez, par exemple, le prénom Théodore...» — On est ravi de voir surgir comme par hasard ce prénom, ce n'est pas rien, "don de Dieu", ça lui est venu comme ça... — «le prénom Théodore, il ne signifie rien pour certains d'entre vous. Pour un autre, c'est un pré­nom du père, d'un frère, d'un ami, ou même le sien. L'expérience ana­lytique vous montrera que les premiers (ceux pour qui ce prénom n'a pas de signification particulière) ne courent pas le risque d'oublier qu'une certaine personne étrangère porte ce nom tandis que les autres, ceux pour qui Théodore est le nom du père, d'un frère, d'un ami, ou même le sien, ceux-là auront toujours une tendance à refuser à un étranger un nom qui leur semble réservé à leurs relations per­sonnelles.»

C'est sur ce point de suspens que je vous laisse, parce que nous avons une réunion qui suit et que je ne veux pas trop la retarder, jusqu'au 8 novembre, pas la semaine prochaine, il y a une Assemblée générale qui ne permet pas que je fasse mon séminaire, la semaine suivante, c'est la Toussaint. C'est donc le 8 novembre que je vous donne rendez-vous pour la suite de cette passionnante histoire... !

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Séminaire III

du 8 Novembre 2001

Je reprends ce soir un exemple trouvé par Freud, dans un ouvrage classique sur les lapsus, qui a pour nous valeur exemplaire par sa simplicité et le caractère inéluctable de ce qu'il nous permet de

déduire1. Nous allons franchir un pas, en nous laissant reprendre de façon un peu différente la question laissée en suspens la dernière fois : Poubli des noms propres et notre questionnement sur la nature, sur ce qu'est un nom propre.

Je vous ai donc écrit au tableau cette phrase en allemand, Dann sind Dirige zum Vorschein gekommen,

autrement dit « C'est là que des choses sont venues zum Vorschein : en état d'apparaître, sur le devant de la scène ». Et le lapsus qui se glisse dans la bouche du locuteur,

Dann sind Dinge zum Vorschwein gekommeny ce qui crée un néologisme : Vorschwein n'appartient pas à la langue alle­mande, mais Schwein lui a toujours appartenu. Et voilà que la grossière­té et l'obscénité viennent s'introduire dans cette phrase qui dès lors pourrait se traduire «Et c'est ainsi que les choses en sont venues à la cochonnerie», quelque chose comme ça...

Le matériel porte — c'est ce qui nous intéresse et nous l'avons déjà vu — sur l'appui pris sur une lettre, ce w qui est venu ici s'inscrire à l'inté­rieur du mot Vorschein. Cette situation nous interroge sur ce qui serait

1. Payot, p. 41-42, Gallimard, p. 53.

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

la qualité particulière de cette lettre. Est-ce qu'au w viendrait s'attacher quelque valeur, quelque poids particulier d'obscénité ? Assurément pas ! S'il s'était agi d'un autre signifiant que Vorschein, une autre lettre de l'al­phabet aurait pu avoir le même usage, avoir le même effet. Cet exemple vaut d'introduire un phénomène élémentaire: nous sommes ici en mesure de spécifier que n'importe quelle lettre se trouve, comme telle, porteuse potentielle par son introduction dans un signifiant, du signifié qui aurait conventionnellement à s'en trouver exclu, autrement dit, l'obscénité qu'il s'agit, conformément à nos moeurs, d'exclure.

Voilà donc ce qui a pu se dire sans cependant être forcément entériné puisqu'il ne s'agit que d'un lapsus, le sujet lui-même ayant été amené à disparaître avec cette trouvaille susceptible de le faire rire, au même titre que ceux qui en partagent le plaisir.

N'importe quelle lettre, donc, et dont nous voyons ici le potentiel, absolument unique, admirable, d'être porteuse, en tant que lettre, non pas en tant que signifiant, du signifié qu'il ne faudrait pas, du signifié rejeté, du signifié interdit.

Alors, première remarque, pourquoi ne serait-il pas permis d'en user de façon qui ne serait plus aussi accidentelle, provoquant cet effet de sur­prise, mais de façon conventionnelle et naturelle? Autrement dit, de nous autoriser à exprimer ce qu'il en serait d'une certaine liberté d'ex­pression en parasitant régulièrement le propos de lettres venant y faire valoir ce signifié interdit. Il est avéré qu'à le faire, et c'est bien sûr fai­sable, on entre dans un tout autre registre que celui de la vérité qui là, par effet de surprise, surgit et se donne à entendre ; on entre dans le registre qu'on pourrait appeler celui de la pornographie, qui est évidemment d'un tout autre calibre...

Deuxième remarque. Pourquoi, si cette production est ainsi possible, parler de la lettre, du a, comme de ce qui serait perdu ? Comment en effet en parler comme de ce qui fonderait le statut de l'objet perdu, puisque je suis parfaitement capable de le faire revenir, je suis parfaitement capable d'en illustrer le retour ? Eh bien, on peut néanmoins en parler, parler d'un objet perdu que ces diverses lettres, par exemple le w ici, viennent représenter puisque la lettre qui, dans le jeu du signifiant me permettrait d'exprimer librement et volontairement ce qu'il en serait de mon désir, cette lettre-là fait défaut. Elle est donc bien perdue, même si un exercice

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Séminaire du 8 novembre 2001

comme celui du lapsus ou du mot d'esprit permet l'évocation, le retour, le moment de grâce: faire comme si cet objet était là. Mais ce jeu de mots, ce lapsus n'a que présentifié, justement, l'absence de ce dit objet, ce qui fait que je ne suis pas en état d'assumer ce qu'il en serait d'une expression directe, volontaire et permanente de mon désir, exprimé à mon insu grâce à ce glissement qui l'a ainsi, ce désir, fait valoir.

Dernier élément, qui va nous introduire à la question du nom propre, Eigennamen. L'introduction de cette lettre n'a été permise que parce qu'une césure ici s'avérait topologiquement possible, parce qu'il y a, dans la mise en place d'une chaîne littérale, la possibilité permanente d'un trou, sans lequel cette introduction se serait heurtée définitivement à un obstacle irréductible.

La validité de ce trou, ainsi virtuellement présent à chaque moment de la chaîne littérale, est pour nous essentielle. En effet, si on ramène ce trou à la dimension du signifiant, si on en fait valoir la place non plus seule­ment comme présence virtuelle permanente dans la chaîne littérale mais comme venant scander ce qu'il en est du signifiant, comme venant mar­quer le lieu sur lequel se fonde chaque signifiant pour faire valoir l'inci­dence sexuelle de son signifié, c'est à CAUSE, et j'utilise ce mot en insis­tant, en le mettant en majuscules, en caractères gras, c'est à cause de ce trou que le jeu du signifiant se trouve animer un désir permanent, celui toujours d'autre chose. C'est par cette opération dont la nature expéri­mentale est parfaitement vérifiable en pathologie, c'est par le dégage­ment de ce réfèrent organisateur de la chaîne signifiante et venant lui donner son sens sexuel, en n'étant rien d'autre, pur trou, que nous fran­chissons un pas qui va nous permettre d'avancer sur la question des noms propres.

S'il le fallait, les exemples de ce que je vous raconte là sont légion. Vous ne provoquez jamais d'effet plus significatif dans l'usage de la langue qu'à justement vous servir de ce trou. Vous n'y faites plus atten­tion parce que ça fait partie du langage ordinaire, mais si je vous dis « ça vous la coupe ! », personne n'a besoin d'un dessin et, cependant, vous le voyez, le signifiant ici qui porte le poids de la phrase n'est rien d'autre qu'un trou. C'est absolument limpide pour quiconque. Si je vous dis «celle-là, c'est une drôle de...! », pas besoin d'en dire plus, vous n'allez pas penser que c'est une drôle de cycliste, de philatéliste, de psychana-

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

lyste... Le renvoi à la connotation sexuelle de l'affaire est évidemment limpide. Je donne ces exemples bateau pour vivifier ce qui devient pour nous tellement ordinaire que l'on n'entend plus la façon dont cela fonc­tionne.

J'en reviens donc au nom propre, question que je trouve particulière­ment attachante et dont les conséquences pour nous, pour chaque sujet, sont de poids.

Partons de ce avec quoi Freud ouvre aussi bien sa Psychopathologie de la vie quotidienne que son Introduction à la psychanalyse. Bien avant, très tôt, dans un article écrit en 1898 sur la question de l'oubli des noms propres2, Freud nous montre de quelle façon il a poussé lui-même l'ana­lyse de son oubli beaucoup plus loin que nous n'acceptons de l'entendre. Les éléments de cette analyse, il les a dispersés à droite et à gauche parce qu'il ne souhaitait pas une exhibition un peu trop évidente de sa person­nalité, mais j'espère vous rendre sensible la qualité des questions qui sont soulevées à ce propos et qui sont toujours pour nous aussi pertinentes.

Il est donc dans le train allant de Bosnie, à l'époque la Dalmatie, en Herzégovine, avec un compagnon de voyage, une rencontre de compar­timent auquel il raconte, en traversant donc la Bosnie, à l'époque partie de l'empire ottoman, combien les Turcs finalement font confiance à leur médecin et que si son action n'a pu empêcher la mort du malade, ils lui disent : « Herr, nous savons que tu as fait ce que tu as pu ». Et puis voilà !

Là-dessus, il lui vient une seconde idée qu'il ne raconte pas, estimant que ce serait un sujet scabreux, dit-il — je n'ai pas eu le temps d'aller rechercher le terme allemand pour "scabreux", mais ce n'est pas bien grave — parce que les mêmes Turcs attachent un tel prix à la vie sexuelle qu'il leur arrive de penser que « si ça ne marche plus, la vie n'en vaut plus la peine ». C'est comme ça que Freud l'écrit: « Wenn das nicht mehrgeht, si ça ne marche plus, la vie n'en vaut plus la peine». Il ne va pas aller raconter ça à l'étranger qui lui sert de voisin !

On apprendra un peu plus tard par les associations d'idées que non loin de là, quelques semaines auparavant lors d'un séjour à Trafoï, il a

2. « L'Oubli de noms propres, du mécanisme psychique de la tendance à l'oubli. » (1898), résumé dans la Psychopathologie de la vie quotidienne, ch. 1, Payot, 1972.

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reçu la nouvelle qu'un de ses malades qui lui avait donné beaucoup de mal s'était suicidé parce qu'il souffrait d'un trouble sexuel incurable. C'est ce qu'il y avait dans mon esprit, dit Freud qui se sert des pho­nèmes, en particulier 'Boy inclus dans Botticelli ou dans Boltraffio; 'Herry inclus dans Herzégovine; 'Traffio* lui rappelant en même temps Trafoï. Il se sert donc de ces phonèmes pour mettre en place le réseau — c'est le terme mathématique exact —, le réseau d'associations sous-jacent au signifiant Signorelli, puisqu'il y avait dans Signor ce fameux 'Herr' qui marque ces divers termes ici évoqués. C'était donc ce réseau, le réseau des pensées, dit-il, qui tournaient autour de «mort et sexualité», qui ont causé l'oubli du nom de Signorelli et ont fait venir à la place Botticelli, Boltraffio, c'est-à-dire, dit-il, des Ersatznamen, des noms de substitution, des Ersatz. À propos de Boltraffio, il ajoutera une remarque que je vous livre parce qu'elle n'est accessible qu'en allemand. Autant il connaissait Botticelli, autant Boltraffio ne lui disait pas grand-chose, si ce n'est que c'était un peintre de l'École milanaise. Or l'École milanaise, en allemand, ça se dit Mailandischenscbule. Comme quoi, il faut toujours aller à l'original, puisque dans Mailandischenscbule, vous avez évidemment le Land, le "territoire", précédé d'un 'Mai' qui n'est pas loin de Meinland(ischen), "de mon territoire" comme si l'École mila­naise était "l'École de mon territoire" en allemand. Je ne force pas trop en vous faisant cette remarque.

D'autres éléments de ce même oubli de Signorelli se trouvent donc détachés et, bien plus tard dans Y Introduction à la psychanalyse, se retrouvent là sous deux formes, une forme où il dit qu'il lui est arrivé à Orvieto d'avoir une curieuse difficulté de mémoire, concernant un signi­fiant qui n'apparaît pas du tout ici, Bisenz3.

«Je n'arrivais pas, dit-il, à retrouver le nom de cette ville morave alors qu'il y a à Orvieto un palais qui porte le nom de Bisenzi.»

Toujours à Orvieto, il n'arrive pas à se souvenir — c'est magique, c'est formidable, il faudra qu'on retourne tous là-bas pour voir ce que « Les choses dernières» peuvent nous produire! — du nom de cette ville morave dont vous voyez que pratiquement, au i final près, c'est le même

3. Payot, p. 82-83, Gallimard, p. 96-97.

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Pour introduire a la psychanalyse, aujourd'hui

terme, Bisenz et Bisenzi. Et puis deuxième forme, au bas de cette page, c'est-à-dire quelques phrases plus loin, Freud invoque ce sur quoi j'ai attiré votre attention la fois précédente, le prénom Théodore. Par exemple, si quelqu'un s'appelle Théodore, si c'est un nom appartenant à une personne quelconque de votre entourage, il n'y a aucune raison pour que vous veniez à l'oublier. Mais si c'est le prénom d'un père, d'un frère, d'un ami, voire même le vôtre, vous vous rendez compte jusqu'où ça va !, dans ce cas-là, vous êtes dans une situation où vous pouvez être amené à l'oublier. Et il ajoute une formule qui est absolument remar­quable et que je vais vous lire:

« Le prénom Théodore ne signifie rien pour certains d'entre vous. Pour un autre, c'est le prénom du père, d'un frère, d'un ami, ou même le sien; l'expérience analytique vous montrera que les premiers (ceux pour lesquels il ne signifie rien), ne courent pas le risque d'oublier qu'une certaine personne étrangère porte ce nom. Tandis que les autres, pour qui donc ce nom est familier, auront toujours une ten­dance à refuser à un étranger un nom qui leur semble réservé à leurs relations personnelles.»

Vous comprenez, vous ? Ce n'est pas clair... si ce n'est que vous pou­vez remarquer que Théodore, c'est-à-dire "Le don de Dieu", ou "L'élu de Dieu" si vous voulez, c'est pratiquement la traduction de Signorelli... si vous accordez à EU sa valeur en langue hébraïque.

Où est-ce que je veux vous mener, avec tout ce dispositif? Vous remarquez en permanence le passage d'une langue à une autre, et en par­ticulier de l'italien à l'allemand, dans les manifestations ici de l'incons­cient. Et je vous propose que cette remarque à propos de Théodore témoigne que Freud avait parfaitement déchiffré en français ce que pou­vait vouloir signifier ce Signorelli, en particulier pour lui, c'est-à-dire, je l'ai déjà raconté au cours des Journées d'été, c'est-à-dire... Sig ignore Élu

Cela ne pourrait paraître un forçage de ma part, de dire que Sig (lui, Sigmund) ignore Élie, le dieu des Hébreux, que si premièrement il n'avait pas lui-même donné pour exemple ce Théodore dont je viens de parler à l'instant et qui est incompréhensible si vous ne passez pas par le chemin que je vous trace, que je vous propose. Et puis Sigmund n'était évidemment pas son prénom, ce n'était même pas son prénom germa­nique, qui était Sigismund.

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Cette spéculation autour des noms propres, autour de la mort et de la sexualité, cet oubli de Signorelli ouvre donc une question essentielle qui est celle du rapport du sujet au nom propre.

Je vais très rapidement, au cours de la demi-heure qui nous reste, la développer en vous faisant remarquer tout de suite que Freud ne régle­ra jamais cette question essentielle du rapport au nom propre, puisqu'il terminera son parcours sur cet ouvrage Moïse et le monothéisme4 où il sera amené à conclure que l'ancêtre, le Père, est toujours un étranger, y compris pour ce peuple qui est l'inventeur de cette affirmation d'une filiation directe et intime. Pour ceux-là mêmes, l'ancêtre, historique­ment, dit Freud, mais surtout avec un argument linguistique très proche de ceux que je viens d'évoquer (Moses, nom originel de l'ancêtre fonda­teur, est un nom égyptien), Moïse avait dû être un prince égyptien.

Or, Freud sortait de son tiroir cette histoire en 1939 — époque où l'Europe s'enflammait pour des guerres fondées sur l'affirmation par certains peuples de leur filiation immédiate et directe avec un ancêtre éponyme, au demeurant parfaitement imaginaire, historiquement parfai­tement farfelu, et pour cause ! — avec, bien entendu, l'idée qu'elle allait peut-être faire réfléchir sur le caractère abusif de l'affirmation d'une quelconque élection pour un peuple, quel qu'il soit, et donc peut-être constituer sa contribution à la tentative pacifiste qu'avec son ami Romain Rolland il avait par ailleurs essayé de mener.

Cette tentative, évidemment sympathique par elle-même dans ses objectifs, d'affirmer que l'ancêtre est un étranger, est par son statut même — et nous pourrons dire en quoi et pourquoi sans avoir besoin de nous référer à des arguments historiques qui au demeurant n'existent évidemment pas — assez erronée pour avoir des conséquences beaucoup plus fâcheuses que celles que Freud avait pu attendre et espérer. J'espère avoir le temps de dire tout à l'heure lesquelles.

Alors revenons à la question du nom propre. Peut-être auparavant une brève digression au sujet de ce qui intéres­

sait Freud à cette époque à propos de mort et sexualité. Nous savons que

4. S. Freud, Uhomme Moïse et la religion monothéiste, 1935, trad. 1993, Gallimard, Folio essais.

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peu de temps avant cet épisode, en 1886, il avait écrit à son ami Fliess que pour lui, maintenant qu'il avait accompli... son cycle reproducteur — il s'exprimait à peu près comme ça — la sexualité dorénavant n'avait plus beaucoup de sens ni d'attrait; autrement dit, ne tenait plus dans sa vie de place marquante.

Lacan ne voulait pas du tout y croire, ça ne lui plaisait pas du tout, ce genre d'idée et il préférait penser qu'il y avait, comme je ne sais plus quel anglo-saxon l'a raconté, des histoires avec la belle-sœur à la maison, Mina — un joli prénom! Il préférait penser ça. Pourquoi pas ? On ne va pas contrarier Lacan. Mais en tout cas Freud, lui, racontait à son copain Fliess qu'il avait quarante ans, que pour lui, de ce côté-là, c'était terminé. Et il faut dire que Freud était, je crois vraiment, uxorieux.

Moi, je me suis assez attaché à la personnalité de Freud. Un jour, au cours de cette année, je vous montrerai dans la Science des rêves, tous ceux que Freud glisse, attribue à des personnes très diverses et qui sont en réalité les siens, on les reconnaît très, très bien par leur densité, leur richesse et le fait qu'ils appartiennent au même réseau de préoccu­pations, de pensées, qu'ils ont tous une qualité vraiment... C'étaient des productions faites pour Freud chercheur, les productions de son incons­cient allaient vraiment au-devant, prêtes à fournir le matériel qui en quelque sorte lui faisait défaut. Je vous le montrerai, ça commence avec le rêve de l'injection faite à Irma, qui est un rêve d'une obscénité rare.

Donc, je suis persuadé qu'il était monogame et uxorieux, comme on l'a dit, dans la mesure où Madame Freud souffrait beaucoup des gros­sesses répétées que les cycles reproducteurs de Freud lui infligeaient, et que d'autre part il se refusait au coïtus interruptus puisqu'il affirmait, pour des raisons d'économie psychique, que c'était source d'angoisse. Il ne paraît pas du tout invraisemblable que ceci ait été le cas.

Mais, et cela donne à ce questionnement sur le nom propre une valence tout à fait particulière qui nous intéresse, Lacan remarque que le nom propre ne se traduit pas, un nom propre est le même quelle que soit la langue, les diverses langues qui pourront m'interpeller, qui pourront signaler mon nom, où je pourrai essayer de me faire valoir. Ce sera tou­jours le même nom.

Remarquez, c'est étrange, que ce n'est pas forcément la même chose pour les noms de villes. Et vous trouvez également ce témoignage dans

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Séminaire du 8 novembre 2001

l'Introduction à la psychanalyse, où là encore Freud vous raconte5 com­ment lui échappait le nom de Monaco, et alors toutes les associations où il se dit: je vais être fidèle à ma méthode, c'est-à-dire je vais me livrer à des associations libres, je vais laisser tous les signifiants que ce mot que je ne trouve pas, que cette absence, que ce trou provoquent — c'est pourquoi je vous parlais du trou tout à l'heure — avec ce sentiment de malaise particulier, je vais laisser venir les signifiants, je vais découper dans les signifiants qui viennent les phonèmes qui se répètent et je vais trouver le nom que j'ai oublié.

Il nous donne alors le développement, ce n'est pas la peine que je vous le reprenne, il se livre à ce T.P. et boum ! il arrive, au bout de quelques minutes, à 'Monaco*. Et il remarque tout de suite que Monaco, c'est le même mot que Miinchen — Munich. Voilà en tout cas l'exemple d'un nom de ville qui dans une autre langue se trouve transformé. C'est d'ailleurs très curieux, pourquoi London est-elle devenue pour nous la ville que vous savez, pourquoi les noms de villes américaines sont-ils inchangés pour nous, pourquoi Frankfurt a pris cette désinence natio­nale, etc. ? C'est quelque chose d'assez singulier. Pourquoi ne pas avoir adopté Roma en français, c'est bien plus joli! Pourquoi a-t-il fallu le franciser, pourquoi franciser Milano et ainsi de suite ? Mais laissons cette question des noms de villes, encore que, comme vous le voyez, Freud ait été sur la question.

Donc un nom propre ne se traduit pas. C'est la fameuse histoire de Ptolémée, la pierre de Rosette, Champollion, toute l'affaire : déchiffrage des hiéroglyphes grâce à la transcription d'un nom qui est resté inchan­gé. Sans cela, vous ne pouvez pas déchiffrer une langue, il y a des langues que l'on ne déchiffre pas parce qu'on n'y trouve pas de nom propre qu'on puisse isoler, distinguer.

Deuxième point. Un nom propre n'est pas un signifiant. Ce n'est pas un signifiant parce que le signifié d'un nom propre, ce n'est pas du tout l'équivoque alimentée par ce que j'évoquais pour nous tout à l'heure, le pur trou et qui prend sens sexuel. Un nom propre a un signifié parfaite­ment identifiable, tout à fait précis, parfaitement individualisé et qui est

5. Payot, p. 127, Gallimard, p. 129.

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

de venir non pas signifier mais connoter ou désigner, comme vous vou­drez, ce qu'il en est d'une lignée.

C'est pourquoi, en tout cas c'est ainsi que je l'interprète, Lacan par­lera non pas du signifiant Père, ce qu'il aurait pu faire, mais toujours du Nom-du-Père. Le Nom-du-Père en tant que ce qui vient là, constitué par la concrétion littérale qu'il représente, par sa matérialité littérale, représente en tant que tel ce trait constitutif de la lignée, la lignée n'ayant en dernier ressort d'autre support matériel que la constitution, que la concrétion littérale du nom lui-même.

J'avais un jour fait un travail sur le "théorème du point fixe"6, c'est-à-dire que dans tout ensemble, tous les éléments peuvent entrer en rela­tion avec les autres, mais il y en a au moins un qui entre en relation avec lui-même, c'est-à-dire qu'il est son auto-référent. Et c'est le statut que l'on aurait envie de donner au nom propre qui ne fait jamais que se dési­gner lui-même, lui-même en tant que constitutif — non pas représen­tant, il n'a pas une fonction de représentation, il a la fonction d'être l'or­ganisation matérielle qui constitue la lignée.

Et là, j'avance pour nous un petit peu. Le rapport du sujet au nom propre, c'est un rapport absolument remarquable. Pourquoi ? Parce que ce que l'on appelle la fidélité, c'est de n'avoir aucune division à l'endroit de ce nom propre, de n'être pas divisé — contrairement à ce qu'il en est du rapport à un signifiant — d'être en quelque sorte mortifié par ce qu'il en est de ce nom propre. Et si vous êtes divisé par rapport à lui, si sub­jectivement vous vous situez dans ses marges, ce sont toutes les que­relles, toutes les guerres propres aux familles, toutes les révoltes dont les familles sont si riches contre justement l'impératif catégorique que constitue le nom propre, impératif pour un sujet d'avoir à venir ranger sous ce nom aussi bien ce qu'il en est de sa sexualité que de sa mort. S'il va mourir sous un autre nom, s'il va avoir des enfants sous un autre nom... c'est une « faute majeure » — je le mets entre guillemets, je ne suis pas du tout en train de donner des leçons de quoi que ce soit mais de pointer simplement un certain nombre d'effets.

Donc la question qui se trouve ouverte, qui chemine pour Freud dans

6. Sém. du 16.6.94, in Bul. n°59 et Retour à Schreber, Sém. des 13 et 20.10.94.

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cet oubli de Signorelli, est, ce soir, pour moi : pourquoi un nom propre est-il intraduisible ? Pourquoi après tout faudrait-il que celui que Ton tient dans une langue ne puisse pas aussi bien fonctionner dans une autre ? Non pas le nom étranger mais un nom propre inscrit dans la langue elle-même comme ça a été pour lui le cas avec la transformation de son prénom hébraïque en un prénom doublement germanisé par exemple, et puis un patronyme qui lui permettait de s'inscrire parfaite­ment dans la germanité. Donc, pourquoi? Pourquoi un nom propre n'est-il pas traduisible ? Ce sera un devoir pour la prochaine fois que vous réfléchissiez à cela...

J'avance pour ma part qu'aussi bien les embarras sexuels de Freud à la quarantaine que toutes ces considérations sur le fait que « si la sexualité est éteinte, la vie ne vaut plus la peine», sa façon de faire jouer dans les associations de Signorelli les trois langues qu'il parlait parfaitement, l'allemand, le français et l'italien, qui étaient pour lui des langues cou­rantes, la remarque que je vous ai faite à propos de l'École milanaise et la façon dont ça se disait en allemand, Mailandischenschule, l'histoire du Bicenz, avec à la fois le '/?/' et en même temps le fait... Quelle différence y a t-il, je vous le demande, entre Bicenzi qui était sûrement le nom d'une riche famille italienne pour avoir fait bâtir un palais, et puis Bicenz, ville morave ? N'est-ce pas le même nom ? La désinence suffit-elle pour ainsi les séparer ?

Je vous ai fait remarquer encore ce curieux prénom Théodore, qui ne lui est pas venu soufflé par l'inconscient, qui est vraiment une petite pierre comme ça mise sur son chemin pour qu'on puisse éventuellement le suivre ou s'y retrouver... et cette conclusion qui fut la sienne : le carac­tère définitivement étranger du père, supposé ancestral — dont je dis bien que c'est une erreur, pour des raisons structurales, et que je pense pouvoir vous expliquer rapidement pour le temps qui nous reste, ce soir. En tout cas, la position propre au sujet est d'être justement organisé par la division, y compris éventuellement par une division à l'endroit du Nom-du-Père, ce qui est quand même une des grandes façons que nous avons d'exister... car sinon, nous serions tous des fanatiques.

Le fanatisme consiste précisément à venir radicalement mortifier sa subjectivité dans le respect du Nom-du-Père. C'est n'avoir à cet égard pas le moindre écart, pas le moindre espace, pas la moindre distance. Or

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il y a cet étrange phénomène qui veut que nous ne soyons pas tous des fanatiques. Il est certain que du fait de cette division à l'endroit du signi­fiant, un sujet s'organise dans ce qu'il faut bien appeler le poids de sa sin­gularité, c'est-à-dire de sa solitude. Vous tous qui êtes ici, vous êtes tous seuls, et vous le savez bien, en dernier ressort. Qui jamais vous com­prend ? À part un analyste, parfois ? Mais c'est bien seuls que vous vous baladez dans l'existence. Nous sommes dans l'existence, c'est un truisme, une multiplicité de singularités, chacun la sienne bien sûr! Toutes ces singularités se tiennent donc dans un lieu, ce lieu Autre où il n'y a pas de au-moins-Un susceptible de les organiser en une collectivi­té... sauf, et c'est là que ça peut s'arranger, si toutes ces singularités se trouvent, se découvrent brusquement des semblables, si quelque cir­constance morale, politique, ou historique fait que tous ces marginaux que nous sommes s'imaginent, en ce lieu où il n'y en a pas, relever d'un ancêtre commun, en ce lieu où il n'y a pas de castration, ce lieu propice à tous les totalitarismes du même coup... C'est le bonheur!

C'est aujourd'hui un dispositif très mode, l'attrait que peuvent consti­tuer ceux qui sont dans cette marginalité qu'ils attribuent à des raisons de migrations par exemple, ce qui leur permet d'estimer parfaitement légitime la référence à ce qu'il en serait d'un ancêtre commun dans ce lieu Autre qui n'en supporte pas et de pouvoir ainsi se constituer dans une collectivité qui n'est plus bridée par rien, si ce n'est évidemment par le caractère réel du pouvoir mondain qui peut leur être opposé — réel, pas symbolique. C'est un dispositif qui a beaucoup d'attrait et qui, comme vous le percevez peut-être n'est pas très loin, quoique ne le recouvrant pas, de ce dispositif qui a pu faire dire à Freud que Moses, l'ancêtre, comme finalement le Père, était un étranger. Pour en quelque sorte le rejoindre, il suffit de se mettre en position de marginalité afin d'opérer ce genre de rassemblement, d'identification, de communauté très parti­culière, très spécifique que cela permet.

C'est pourquoi j'attire votre attention sur ce genre de petits pro­blèmes dont les conséquences sont cependant très larges et surtout sur ce que nous devons au petit père Lacan, d'avoir apporté sur cette ques­tion ce qui nous permet de l'aborder, le type de mise en place — non pas des considérations morales, éthiques, tout ce que vous voudrez — qui permet de répondre de façon tout à fait différente à la question de ce qui

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serait la légitimité du rapport à un Père. Et, sûrement pas la prochaine fois, ce n'est pas mon thème, mais en cours de route, sans doute au cours du dernier trimestre, je serai amené à reprendre avec vous ce point-là.

Pour jeudi prochain, ce qui sera à développer, ce sera la suite de cette Introduction a la psychanalyse^ c'est-à-dire les chapitres qui concernent le rêve que je vous conseille évidemment de lire ou de relire. Et vous ver­rez là encore de quelle façon nous pouvons, je crois, nous proposer comme des lecteurs fidèles de Freud grâce à l'enseignement auquel nous nous référons — celui de Lacan.

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Séminaire IV

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Je vais revenir quelques instants sur cette question de la traducti-bilité du nom propre, compte tenu de la difficulté certaine de la question et des remarques que j'ai pu avoir de la part de votre

auditoire, de certains parmi vous sur cette question, pour essayer, si c'est possible, de faire la paix entre nous.

Matériellement, cette traduction ne soulève pas de difficulté. Un M. Boucher, je peux toujours l'appeler Sir ou Mister Butcher, M. Dupont, je peux fort bien l'appeler Mr Bridgeman, aucune difficulté. S'il porte un nom écrit en des caractères qui ne sont pas latins, je peux parfaitement le transcrire en caractères latins organisés à partir du phonétisme propre à ce nom. Donc, matériellement, aucune difficulté. La preuve en est que nos bureaux de naturalisation, par exemple, en France, ont une politique très large de traduction du nom du candidat à la nationalité française afin de franciser son nom. C'est aussi une pratique ordinaire aux États-Unis où les immigrants se voient offrir la faculté soit de traduire leurs noms à l'anglo-saxonne, soit d'y renoncer pour un nom qui soit à sonorité typi­quement anglo-saxonne. Donc, matériellement, aucune difficulté pour réaliser ce programme.

Le seul problème, c'est que du même coup, ce n'est plus un nom propre ! C'est quand même là qu'est l'os de l'affaire. Car ce n'est plus un nom propre mais ce qu'il faut bien appeler un pseudo, puisque ce nom ainsi traduit, par exemple M. Boucher qui devient Mister Butcher, ce pseudo va impliquer le renoncement à une histoire, une histoire fami-

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liale, nationale, voire religieuse, va avoir des effets qui seront inévitable­ment et physiologiquement des effets que l'on pourrait qualifier de dépersonnalisation puisque dans les interlocutions qui vont désormais s'établir, c'est un autre sujet qui sera invité à se faire entendre, celui qui dans Pinterlocution est susceptible de faire valoir et d'endosser le pseu-do qui est devenu le sien.

Cela va un tout petit peu plus loin si vous considérez que ce qui est en jeu dans l'affaire concerne, pas moins, l'exercice de la sexualité puisque celle-ci se trouve maintenant s'autoriser d'une référence nou­velle et concerne également la destinée finale de celui qui se trouve ainsi pris dans cette situation, qu'il a voulue ou pas, de porter un pseudo; des­tinée finale, c'est-à-dire le lieu de sa mort, car le pseudo le mènera à ne pouvoir en quelque sorte mourir de la façon qui vient perpétuer — comme semble l'exiger le renouvellement de la vie — ceux qui l'ont généré dans la lignée qui l'a causé, où sa mort vient s'inscrire dans le nécessaire renouvellement et la perpétuation de cette lignée. Or sa mort vient l'inscrire désormais en un lieu qui lui aussi s'avère pseudo.

« Mort et sexualité », ce sont les deux termes que Freud fait converger à propos de ce qui a motivé l'oubli de ce nom propre de Signorelli, c'est-à-dire la discussion qu'il avait un instant plus tôt avec ce voyageur et qui concernait à la fois la question de la mort et puis aussi cette question qu'il n'a pas voulu aborder avec lui, celle de la sexualité. « Mort et sexua­lité », c'est ce qui se trouve engagé pour chacun par ce qui concerne sa relation au nom propre.

À cet endroit, une remarque précieuse, qu'en est-il des femmes qui, dans nos cultures, dans nos zones, sont amenées à connaître ce change­ment de nom ? Bien que, grâce au Progrès qui caractérise nos élites poli­tiques, elles puissent maintenant faire valoir une double nomination, celle de leur origine, associée à celle, en second, de leur mari... Mais pour elles, qu'en est-il de ce changement de nom ?

Pour chacune, il vient illustrer ce fait que l'opération a des effets qui ne sont aucunement négligeables, que ce soient d'ailleurs des effets célé­brés, je veux dire le contentement de quitter son nom d'origine pour prendre le nom d'une autre lignée, autre lignée dans laquelle une femme est invitée justement à participer pour la perpétuation de ladite lignée, ou bien au contraire effet de retrait, de refus. Je ne vais pas reprendre à cette

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occasion ce pont aux ânes que j'ai déjà plusieurs fois évoqué, combien, dans nos familles, il est banal qu'une femme, même lorsqu'elle a pris le nom de son époux, veuille faire valoir, pour ce qui est l'inscription mora­le de sa descendance, son origine à elle. C'est d'une grande banalité, ce que je dis là, c'est source ou pas de conflit, ce n'est pas ce qui nous inté­resse, mais je n'évoque ce point que pour justement illustrer ce que je rappelle.

Cet effet lié donc à l'adoption d'un pseudo — serait-ce éventuelle­ment par la traduction du nom propre dans le pays ou dans la langue d'adoption — a été évidemment accentué depuis la constitution toute récente de l'état civil, il n'y a que deux siècles, constitution de l'état civil contemporaine de la constitution des nations et, il faut bien le dire, du progrès de la police, c'est-à-dire du souci d'assurer une identification qui soit plus rigoureuse des citoyens. Autrefois il y avait des serfs, on s'en foutait donc un peu... Maintenant qu'il y a des citoyens devenus des sujets politiques, il vaut mieux avoir les moyens de les avoir à l'œil. L'établissement des registres d'état civil et l'attribution de noms propres ont marqué l'appartenance non plus seulement à une famille mais juste­ment à un groupe national.

Je voudrais encore vous faire remarquer que l'échec de l'universalité dont se réclame pour nous le dieu organisateur de notre culture, c'est-à-dire le Dieu de la Bible, est assurément lié à ceci : son nom n'est pas iden­tique dans toutes les langues, ce n'est pas le même. Il a beau se référer au même, avoir le même index, c'est le même Dieu du même livre... Cepen­dant du fait d'avoir des noms différents, Deus, God, Allah, ou EU, donnés au même réfèrent mais qui néanmoins ne se traduisent pas, c'est-à-dire valent chacun par la matérialité littérale propre à ce nom, il s'ensuit des effets dont nous avons, semble-t-il, une certaine peine à nous extraire.

Le premier est assurément de garantir l'échec de l'universalité dont ce Dieu pourtant s'affirme. Vous concevez qu'il suffirait qu'il soit nommé dans les diverses zones, dans les diverses cultures, par le même nom — il est bizarre quand même d'en arriver à estimer qu'une si mince affaire peut avoir de telles conséquences — pour que justement un certain nombre de difficultés se trouvent du même coup résolues.

Ce qui est frappant dans la spéculation de Freud à propos de son oubli de Signorelli, c'est qu'il remarque que le phonème passe très bien d'une

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langue à Pautre. Par exemple, le 'Bo' de Botticelli, italien donc, peut par­faitement être le même que celui de Bosnie qui est pourtant, lui, musul­man. Pas de difficulté, c'est le même phonème. Bien qu'on change de langue, le même phonème fonctionne à l'intérieur d'une langue ou de l'autre.

On peut aussi remarquer, comme le fait Freud, que l'on peut traduire d'une langue à l'autre. C'est ainsi que le 'Her\ de Herzégovine, ou le Herr donné par ce patient turc au médecin disant «Herr (non plus seu­lement Monsieur, mais Seigneur), je sais bien que si tu avais pu le sauver, tu n'aurais pas manqué de le faire », eh bien, le Herr peut très bien se tra­duire en Signor. Là encore, pas de difficulté, Freud laisse tomber le fait que le EU, ce nom donc du Dieu des Hébreux se retrouve dans Botticelli absolument là encore inchangé. Donc spéculation de Freud: comment se fait-il que l'on puisse faire passer les mêmes phonèmes d'une langue à l'autre ? Comment se fait-il que l'on puisse éventuellement les traduire ? Et quand commence, c'est la question que nous poserons après lui, l'in-traductibilité ? Quand commence ce phénomène qui fait que ce nom propre constituera une entité telle que le traduire serait, pour me servir de cette facilité, le trahir ?

Je crois que nous sommes en droit de remarquer que la traductibilité cesse, s'arrête, ne devient plus permise, à partir du moment où la suite littérale du nom s'isole comme un, à partir du moment où cette suite lit­térale fait unité, s'arrête, comme Éli, par exemple, voilà une suite tout à fait simple, courte. Une fois que ça fait un, le changement de nomination amènera inévitablement à des changements d'une étendue, d'une pro­fondeur, d'une diversité que nous savons. C'est donc au moment, à mon sens, où la suite littérale — il ne s'agit plus du phonème — s'isole comme un qu'elle devient intraductible. Je n'aurai pas l'outrecuidance de vous rappeler qu'après tout, qu'est donc cette religion dont nous parlons à cette occasion, si ce n'est la religion du Un, précisément ? C'est bien ce qu'elle a inventé !

Le seul problème, c'est que du fait de la diversité des langues et donc des appellations, ce un va prendre un corps littéral différent. Il ne se passe rien de plus, le caractère magique et tout puissant de cette opéra­tion tourne autour de cette simplicité. Et si vous trouvez chez Lacan cette formule « La religion chrétienne est la vraie », c'est parce qu'elle lie

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ce un, l'individualisation du un, à l'isolement du trois. Autrement dit, il faut que le signifiant se répète, un et deux pour qu'entre eux surgisse ce qu'ils ratent, le réel qui vient s'imposer et qui fait trois. C'est à partir donc de cette trinité, dira Lacan, qui est assurément l'originalité de la religion chrétienne par rapport à la religion juive qui a inévitablement traité cette spéculation comme polythéiste, c'est en tout cas autour de ce point, l'émergence du un, que se dispose la matrice dont ensuite les conséquences vont comme ça, comme des champignons, cavaler dans toutes les directions.

L'oubli du nom propre, c'est quand même de cela que Freud s'inspire. Pourquoi oublions-nous si facilement les noms propres, et sans doute plus facilement que les signifiants qu'on aurait envie de dire quel­conques, ordinaires ? À chacun là de spéculer à sa façon. Remarquons simplement que cet oubli si facile du nom propre peut concerner ce qui, avec lui, vient lier la mort à la sexualité. Et, bien sûr, ce rappel n'est pas forcément le type de condition qui réjouisse, qui enchante...

L'oubli du nom propre concerne évidemment ce qui en pathologie — j'ai déjà été amené à évoquer ce terme les années précédentes — se tra­duit par Y amnésie d'identité. Vous vous rappelez cette sorte de jubilation parfois un peu maniaque d'un certain nombre de sujets ramassés dans des gares ou dans des aéroports ou bien errants dans les rues et qui avaient tout simplement perdu, oublié, d'où ils venaient, quels étaient leurs liens, leurs familles, s'ils étaient mariés ou non, s'ils avaient des enfants ou pas. Ils se trouvaient, de cette façon, libres. Évidemment, ils traînaient dans les rues, puisque ne sachant pas d'où ils venaient, ils ne savaient pas où aller. Mais l'arrivée à l'hôpital était marquée par le fait que, cette lacune mise à part, le plus souvent ils allaient très bien, n'avaient aucun signe de psychose, ou juste cette espèce de petite félicité secrète dont j'ai déjà dit qu'elle ne manquait jamais d'irriter le personnel médical et infirmier. Car il paraît toujours un peu trop, qu'on puisse, comme ça, avoir complètement oublié une femme, des gosses, des parents, des parrains, des cousins, des cousines, des tantes, des oncles, oublié son métier, et qu'on se porte très bien, qu'on ait des relations sociales et, je l'ai raconté aussi, qu'on ait éventuellement des relations amoureuses. Jusqu'au moment où ça revient... Ça revient et, à ce moment-là, c'est la fin du chapitre.

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Ce n'est pas loin non plus — et je vais arrêter là cette reprise de la question du nom propre — d'un point que je rappelle après l'avoir maintes fois évoqué, la question de l'anonymat que Lacan attendait de ses élèves lorsqu'ils écrivaient dans la revue Scilicet. C'est-à-dire l'invita­tion, pour chacun des auteurs, à se référer non pas à la singularité de ses appuis, de son appui, de cette identité que son article d'ailleurs pouvait chercher à faire valoir. Vous écrivez un article, il est bien évident que vous pouvez, d'une façon qui n'a rien apparemment d'excessif, attendre qu'on vous reconnaisse, qu'on reconnaisse que M. ou Mme Untel a écrit quelque chose de très bien, de très intéressant, qui reste un petit peu dans les mémoires, dans les esprits, qu'on le distingue. Et vous l'écrivez sans signer ? Allons, que faites-vous là, n'est-ce pas d'un masochisme pro­noncé ? En tout cas, masochique ou pas, c'est témoigner que l'analyste ne saurait se référer dans son écriture, dans sa pratique, dans sa spécula­tion, à ce qu'il en serait d'une autorité dans le champ du grand Autre, serait-ce celle de Freud, serait-ce celle de Lacan, mais qu'il a à se référer à ce à quoi tout sujet se trouve originellement affronté : dans le champ de l'Autre, il n'y a pas de Père Noël qui l'attende et qui soit disposé à assu­rer son contentement.

Ceux d'entre vous qui auriez envie de poursuivre ces divers points, car je ne serai plus amené à en parler au cours de l'année, pourraient le faire dans le séminaire de Lacan qui s'appelle Le Sinthome1, et qui concerne ce type de questions, entre autres la nécessité dans laquelle pouvait se trouver Joyce — puisque le séminaire tourne autour d'une analyse des écrits de Joyce — la nécessité pour ce fils d'Irlandais, « d'Irlandais ramolli », dit Lacan un peu rapidement, de faire une œuvre destinée à valider le nom propre que son ascendance ne lui permettait pas en quelque sorte d'assumer, dont il ne pouvait donc se réclamer, œuvre qui lui assure la possibilité de ne pas être trop fou.

Cette introduction de Freud qui commence donc par les lapsus, les actes manques, les oublis des noms propres se poursuit, dans son Introduction à la psychanalyse, avec l'analyse du rêve, analyse fort inté-

1. Le Sinthome, séminaire 1975-76, inédit.

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ressante puisque si la Traumdeutung a été écrite en 1898 et publiée en 1900, ce texte date, lui, de 1915 et comporte déjà une certaine distance, une réflexion plus élaborée par rapport à la Science des rêves.

Que vient faire le rêve à cette occasion ? Pourquoi le rêve ? Pourquoi le matériel du rêve serait-il ainsi susceptible de venir dans une introduc­tion à la psychanalyse ?

Pour une raison parfaitement pratique: à l'occasion de ses premières analyses2 et en particulier celle d'Anna O., Freud a été très surpris de constater que dans le flux de ce qu'Anna O. pouvait lui dire, dans les associations qu'elle pouvait faire, venaient prendre place des rêves noc­turnes qu'elle lui racontait et qui d'abord s'inséraient parfaitement dans le matériel qu'elle lui rapportait. Freud était très impressionné de voir que des productions nocturnes parfaitement inconscientes venaient ainsi se tisser sans aucun hiatus avec les libres propos que, par ailleurs, elle pouvait lui tenir. Autrement dit, ce matériel, non seulement n'était pas moins significatif que ce qu'elle pouvait lui dire mais même, à l'occasion, pouvait servir à l'interprétation de vœux, de désirs, de situations, de complexes, que par ailleurs elle n'aurait pas osé formuler.

Il y avait donc là une étrange voix qui se faisait entendre dans le rêve, une voix qui venait collaborer en parfaite harmonie avec ses associations diurnes et son discours explicite.

Le deuxième point qui n'a pas manqué de le surprendre, c'est que le matériel propre au rêve était fondamentalement de même nature et de même organisation que les lapsus, les actes manques, les oublis de noms qu'il avait pu isoler par ailleurs. C'était le même ordre matériel qui s'avé­rait agir dans la production de ces petites manifestations, lapsus, mots d'esprit, oublis de noms, dans le rêve et dans la formation des symp­tômes.

Imaginez ce que cela peut constituer au titre de la découverte, per­sonne n'avait jamais, avant lui, osé identifier le même matériel à la source de productions aussi diverses, et dont certaines étaient diurnes et d'autres nocturnes !

C'est à partir de cette découverte que Freud va progresser. Il écrira le

2. Études sur l'hystérie, en collaboration avec J. Breuer (1895), P.U.F., 2002.

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cas Dora3 parce qu'il y a dans l'analyse de Dora un rêve, le fameux rêve de la maison qui brûle, qui vient témoigner de ces dispositions inatten­dues de la vie psychique et donc de la constance, de la régularité, de l'unicité du matériel sollicité dans des expressions aussi diverses.

L'une des premières dimensions que Freud va apporter dans son ana­lyse des rêves, c'est ceci, quelle que soit leur diversité, chacun est la réa­lisation d'un désir.

Nous, nous sommes largement bassinés depuis cent ans par tout ça, et à cause de lui. Ça ne nous fait ni chaud ni froid. « La réalisation d'un désir», en tout cas, parfait! Cela nous rassure. Mais ce qui pourrait davantage nous réveiller (de notre rêve), c'est que ce désir, Freud le spé­cifie. Quel est-il ? Le désir qui anime le rêve, c'est le désir de roupiller. Vous voyez, on s'attendait à des trucs affriolants, coquins. Pas du tout ! Le rêve travaille pour, dans la nuit, nous assurer que nous n'allons pas rencontrer ce réel, le choc de ce réel qui justement nous verticalise durant la vie diurne, tout ce à quoi nous avons à nous affronter et qui fonctionne dans des domaines extrêmement variables pour chacun d'entre vous. Mais cette production psychique permet au dormeur de résoudre le risque de rencontrer dans le sommeil ce réel et donc de se réveiller.

Une petite digression généreuse pour ceux qui souffrent d'insomnie : il est avéré que l'insomnie est, le plus souvent, liée au sentiment que jus­tement les tâches réelles de la journée n'ont pas été réglées, accomplies, comme on aurait dû. Le sentiment au moment du coucher d'un inachè­vement de ce que ce réel pouvait exiger et qui du même coup maintient l'activité psychique dans un état qui ne lui donne pas cette sorte de tacite bénédiction : "Bon ! tu as fait ton boulot. Maintenant tu as le droit de laisser ce réel de côté". Le travail du rêve va permettre cette mise à l'écart. Il suffit par exemple que vous soyez dans une activité intellec­tuelle tendue, vous avez votre article à finir qu'il faut absolument rendre pour... l'avant-veille, vous avez beau estimer qu'il est temps de se repo­ser, vous avez de la peine à trouver votre sommeil, vous n'avez pas cette paix que procure l'accomplissement supposé de votre tâche.

3. «Fragment d'une analyse d'hystérie» (1901), in Cinq psychanalyses, P.U.F., 1984.

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Si le rêve réalise ainsi le désir de dormir, la question surgit aussitôt: la nuit, qui rêve ? Quel est celui qui rêve ? Est-ce le sujet que nous connais­sons, justement avec son nom propre, avec toutes ses attaches ?

Si dans la nuit survient un besoin organique, il est tout à fait habituel au travail du rêve d'organiser une suite de choses qui peuvent faire croi­re au dormeur que ce besoin organique va être satisfait. Il a besoin d'al­ler faire pipi, ou il a soif, le travail du rêve fonctionnera de façon juste­ment à protéger le sommeil. Mais celui qui fait ce rêve-là, qui est-il ? Simplement un X, un dormeur pris durant son sommeil par un besoin organique et qui se trouve, non pas volontairement, concerné par un agencement qui se met en place de dispositions oniriques lui permettant de continuer à dormir dans le meilleur des cas.

De même, et ça a été bien remarqué, un travail intellectuel peut par­faitement se poursuivre dans le rêve. Cette tâche qui a pu m'empêcher de m'endormir, j'y suis parvenu mais si elle reste pour moi obsédante, il n'est pas impossible que le rêve poursuive ce travail intellectuel ébauché et même puisse aboutir à des résultats qui peuvent ne pas être quel­conques, il arrive que des questions soulevées dans la journée, par des scientifiques par exemple, puissent trouver bizarrement dans le sommeil un type de réponse qui peut ne pas être négligeable.

Et puis il y a bien sûr aussi d'autres désirs, organiques ou pas, les désirs sexuels. Là encore le rêve est susceptible de protéger le sommeil par la mise en place de situations... X, qui peuvent avoir d'ailleurs un aboutissement réel — sauf que, en général, le dormeur, au moment où ça devient réel, se réveille.

La question est celle, en dernier ressort, de l'atopie du rêveur. Dans le rêve qu'il rapporte, où est-il ? Quel est là celui qui serait, si tant est qu'il y en ait un, le sujet de ces rêves ?

Il y a des rêves répétitifs et ce sont des rêves amusants parce qu'en général — vous me direz que c'est en contradiction avec ce que j'ai dit un instant plus tôt, mais pas tout à fait, je vous demande une seconde — ils aboutissent à mettre en place un réel. Comme si ce qui manquait à ce dormeur-là, c'était l'assurance que du réel, c'est-à-dire de l'impossible, il y en aurait toujours, malgré le rêve. Donc ce phénomène paradoxal, au moment où le désir, par exemple sexuel, risque d'aboutir d'une façon qui viendrait lever tous les barrages opposés par le réel, désir incestueux par

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exemple, justement, alors se produit, s'impose le réel. Ce qui nous témoigne que ces dimensions du symbolique, du réel et de l'imaginaire sont suffisamment présentes, permanentes dans la vie nocturne, pour que l'impossible, celui justement auquel on rêve, cet impossible reste barré. Vous avez tous expérimenté cette déception fondamentale du rêve qui vous fait croire que ça y est ! enfin vous y êtes ! Et puis juste à ce moment-là, au moment où ça allait y être, vous vous réveillez...

Le troisième élément impressionnant dans la production de ces rêves tient à ce qu'ils sont organisés essentiellement par des représentations figurées, par un cinéma ordinairement muet, les séquences parlées étant assez rares dans le rêve, les dialogues, les voix étant possibles mais rares. Le rêveur est pris par la figuration silencieuse, muette qui va évidem­ment nous amener à croire que c'est la dimension de Ximaginaire qui est prévalente dans le rêve.

Voilà un préjugé qui vous coûte cher et dont il importe de se défaire, car ce n'est justement pas le cas. Ce n'est pas d'imaginaire dont il est question mais, pour une raison qu'il y aurait à développer, il s'agit — Freud le spécifie — de rébus, c'est-à-dire d'une écriture idéographique. Ce n'est pas du tout de l'imaginaire, la dimension de l'imaginaire, je me permets de vous le rappeler, est celle qui vient justement mettre, à l'en­droit du réel, ce voile sur lequel se projette l'ombre de l'objet perdu qui alimente ce voile d'une qualité particulière, puisque les formes qui vien­dront s'y inscrire seront soutenues par une brillance spéciale, témoin de leur valeur d'être représentantes de cet objet perdu. L'imaginaire est cet écran tendu sur le champ du réel et sur lequel s'inscrivent les formes qu'investit notre désir à partir de la forme énigmatique et ignorée de l'objet primordialement perdu. Ce n'est pas du tout à cette dimension que nous avons affaire dans le rêve mais à la magie d'un monde d'événe­ments, de situations, de formes, qui sont tous significatifs, qui veulent tous dire quelque chose sans qu'on sache, bien entendu, quoi. Ils se trouvent tous en quelque sorte porteurs d'une signification, comme si celle-ci éventuellement attendait celui qui allait les décrypter. C'est une situation, la remarque en a été faite depuis bien longtemps, parfaitement analogue à celle de l'hallucination.

Alors la formation du rêve ne semble aucunement s'appuyer sur ce qu'il en serait de la dimension de l'imaginaire. S'appuie-t-elle sur la

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dimension du symbolique ? La dimension du symbolique, je me permets de vous le rappeler, est cette dimension qui, grâce à l'exercice du langage, renvoie le champ des significations en un lieu énigmatique mais qui entretient un sens sexuel. Si le signifiant est symbolique, c'est en ce que, au-delà de toutes ses significations, au-delà de tous les objets qu'il serait supposé désigner, connoter, au-delà de cette procédure, ils renvoient en un lieu énigmatique et support de la signification sexuelle que Freud avait découverte sous le nom de libido. Alors, dans le rêve, va-t-on dire que ce n'est pas la dimension imaginaire qui est là à l'œuvre mais la dimension symbolique ?

Justement pas ! Parce que chacun des éléments du rêve porte sa signi­fication avec lui-même. Chacun de ces éléments ne renvoie aucunement en une espèce de lieu, de lieu vide, qui serait celui entretenant le jeu des signifiants à l'œuvre dans le rêve, comme avec l'écriture idéographique, chacun de ces éléments fait signe. C'est donc essentiellement la dimen­sion du réel qui s'avère régir l'organisation du rêve.

Alors il est paradoxal de dire que la dimension du réel agence l'orga­nisation du rêve. Mais je n'y peux rien ! C'est sans doute paradoxal mais RIEN DE PLUS RÉEL QU'UN RÊVE.

Pour ce soir, une remarque encore: les rêves que Freud a étudiés étaient des rêves provoqués par une situation particulière, qu'on pour­rait dire rêves de laboratoire. Pourquoi ? Parce que c'étaient des rêves animés par une adresse à un interlocuteur. Autrement dit, les rêves d'un sujet, celui d'un désir non reconnu, essayant de se donner à entendre, de se faire valoir, de se faire reconnaître et si les rêves personnels de Freud ont ce caractère pathétique très particulier, une densité et une gravité particulières, c'est que celui qui était là, le rêveur, Freud en l'occurrence, produisait des rêves qui l'habitaient et qui étaient destinés à celui qui, le matin, allait se livrer à une auto-analyse et au déchiffrage de ce qui s'était produit dans la nuit.

Or la propriété essentielle du rêve, c'est de ne pas avoir d'interlocu­teur, et donc du même coup de se trouver organisé par un langage, par une création qu'on peut dire absolument individuelle, même si cette création se sert d'éléments empruntés bien sûr au langage courant, au langage partagé. Mais c'est une langue chaque fois singulière. C'est bien ce qui fait la bizarrerie du rêve, ce rêve-là, le rêve naturel, spontané, non

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

"pollué* par la psychanalyse, c'est un rêve entièrement dégagé du souci d'être lu, d'être déchiffré, d'être entendu. C'est un rêve qui correspond à la fonction physiologique que j'ai évoquée tout à l'heure, c'est-à-dire au souci de dormir. Et ce rêve connaît une transformation essentielle, à partir du moment où il est produit pour un interlocuteur, et dès lors habité par une adresse.

Cette petite remarque pour terminer ce soir: est-il nécessaire que l'in­conscient cherche à se donner à entendre ?

C'est depuis que la psychanalyse existe que l'inconscient cherche à faire reconnaître le sujet qu'il habite. Mais auparavant, me direz-vous, il y avait bien des lapsus, des actes manques, etc. Bien sûr ! Mais ça ne veut pas dire qu'ils étaient produits justement pour être analysés.

Ceci pour vous faire valoir la formule de Lacan qui autrement risque­rait de vous paraître énigmatique: «Le psychanalyste fait partie du concept d'inconscient ». Il est l'organisateur de cette voix qui par son opération va chercher à se faire reconnaître et permettre à un sujet s'il le souhaite d'identifier ce qu'il en serait de son désir.

Voilà donc ce que je souhaitais vous dire ce soir. J'apprécierais que vous poursuiviez la lecture de cette Introduction à la psychanalyse, puisque nous allons très vite et qu'une fois qu'elle sera terminée, je pour­rai à ce moment-là passer avec vous à ce qui constituera l'apport origi­nal de cette introduction que je tente avec vous cette année.

À la semaine prochaine !

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Séminaire V

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Je me régale de devoir vous faire cette introduction qui m'amène à revoir un certain nombre de textes de Freud avec des questions qui pour moi, il y a bien longtemps, étaient restées ouvertes, énig-

matiques. Il m'est possible aujourd'hui de les situer différemment et d'une façon qui, je le pense, peut vous éclairer.

Comme nous l'avons vu la dernière fois, le désir du rêve est donc désir de dormir. Désir de dormir, c'est-à-dire de se tenir à l'écart, à distance du réel qui serait susceptible de provoquer un réveil. L'exemple le plus immédiat, le plus simple, rapporté par Freud dans la Traumdeutungy est celui de l'étudiant qui transforme le bruit de la sonnerie de son réveil jus­tement ! pour en faire un rêve qui lui permet de continuer à dormir. C'est un exemple d'une simplicité et d'une fraîcheur sans détour. Les circons­tances, les modalités du réel susceptibles de pouvoir contrarier le som­meil sont diverses, un bruit extérieur qui s'il n'était pas métabolisé par le rêve serait susceptible de provoquer l'éveil, mais aussi, je vous l'ai rap­pelé, un besoin organique, une tâche intellectuelle, un désir sexuel. Dans tous ces cas, le travail du rêve est moins de provoquer la résolution de la tension ainsi existante que de parvenir en quelque sorte à la neutraliser et à la maintenir à l'écart. S'il commence à y avoir un début de réalisa­tion de ce que le réel spécifique donné vient solliciter — par exemple un besoin organique qui peut amener le rêveur jusqu'aux toilettes mer­veilleuses du plus bel hôtel de la ville pour enfin pouvoir se soulager, au moment où ce soulagement risquerait de se produire à sa grande honte — ce qui surgit en règle générale, c'est bien entendu le réveil, réveil au

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

moment précis où la rencontre avec le réel était susceptible de se faire. De même pour les désirs sexuels, ce qu'il en serait d'une réalisation

par exemple incestueuse ou interdite pour des raisons diverses s'inter­rompt également, même si c'est avec les signes manifestes d'une satisfac­tion, mais une satisfaction qui réveille; non seulement elle n'induit pas la poursuite du sommeil, mais en tant que satisfaction réelle, elle réveille précédant de peu en général le moment où l'irréparable aurait ainsi pu se produire.

De la sorte, le dispositif nous invite déjà à repenser de façon un peu différente ce que Freud dit au sujet de la censure du rêve. Freud met en place ce gardien qui justement viendrait contrarier, empêcher l'expres­sion de sentiments ou de désirs trop vifs susceptibles de gêner le som­meil, mais on peut voir une "régulation automatique", si je puis dire, du contrôle du contenu manifeste du rêve avec cette nécessité de maintenir à distance le réel risquant de réveiller, ce souci physiologique pouvant déjà suffire pour valoir un contrôle, une censure des éléments du rêve.

Le deuxième point que j'ai évoqué avec vous et qui me paraît mériter de notre part une plus large réflexion concerne ceci : si c'est le réel spé­cifique donné qui se trouve générateur du rêve, les lieux qui viennent ainsi provoquer, susciter le rêve peuvent au cours d'une même nuit être fort divers. Il n'est absolument pas assuré, on ne voit pas pourquoi ce serait le même réel qui au cours de la même nuit viendrait forcément sol­liciter et provoquer le rêve. C'est pourquoi on peut dire sans se tromper qu'il y a une polycéphalie du rêve, autrement dit, le rêve peut se trouver suscité à partir de plusieurs lieux.

Soulignons que le rêveur, du fait même de cette polycéphalie, peut se trouver représenté dans son rêve par des personnages fort différents, y compris, et il faudra, bien entendu, trouver des rêves qui nous le démon­trent, y compris des identités avec changement de sexe. Il n'y a dans le mécanisme propre du rêve aucune raison pour qu'il ne puisse pas en être ainsi. Donc pour notre émerveillement, si vous le voulez — en tout cas pour le mien — pas d'unité du sujet du rêve. Le rêveur ne vient pas là fonctionner comme un sujet unique, comme étant le même, comme étant le sujet qui en général a affaire avec lui-même.

Donc je souligne encore ce point, un même rêve peut être émis de plu­sieurs lieux différents et le personnage du rêveur peut être représenté

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dans cette affaire par des masques eux-mêmes différents. Dans l'analyse du «rêve de l'injection faite à Irma», le grand rêve qui ouvre la Traum-deutungy la Science des rêves de Freud, Lacan s'emploie à souligner com­ment plusieurs des amis de Freud qui apparaissent dans le rêve n'y figu­rent qu'au titre de représentations de Freud lui-même.

L'énigme la plus stimulante du rêve est bien évidemment représentée par la langue qu'il utilise. Avec cette remarque que je vous ai déjà faite et qu'il va falloir un tout petit peu tempérer: d'abord, c'est une langue pri­vée mais que le rêveur ne connaît pas pour autant, c'est sa langue dans le rêve, et la preuve en est évidemment qu'en tant que telle, elle n'est ordi­nairement pas communicable et ne pourrait servir de moyen de commu­nication, il faut un interprète pour transformer ce rêve en interlocution, voire en message.

Mais ce qui est encore plus magique et ne manque pas de surprendre Freud et de le tourmenter, c'est ce qu'il appelle la plasticité nécessaire à la figuration, à la représentation du rêve, le fait que des éléments appar­tenant au langage, des phonèmes par exemple, soient transformés en élé­ments plastiques et forment ainsi ce qu'il appellera des rébus, l'écriture du rêve étant semblable, nous dit-il, à celle des rébus1.

Ici, je franchirai volontiers un pas étrange, mais que j'essaierai de faire valoir pour vous ce soir. Si l'on est un peu conséquent avec nous mêmes, il faudrait dire que le rêve est organisé par une écriture spécifique de type idéographique, c'est-à-dire faite d'éléments figuratifs, d'idéogrammes qui, à l'instar de ce qui se passe dans des langues positives données, viennent se prêter à une double lecture. Ces éléments peuvent être déchiffrés soit pour leur valeur phonétique, soit pour le signifié qu'ils représentent, qu'ils désignent, qu'ils connotent.

Prenons un exemple absolument quelconque, la présence dans le rêve d'une maison. Vous pouvez être amené dans le même rêve à le déchiffrer soit comme ayant pour signifié une demeure, soit pour ses éléments phonétiques, aussi bien "mais on", ou même la "messe on" et il relèvera des possibles interprétations que le rêveur ou son interprète en donnera pour qu'il en soit ainsi ou autrement, et parfois double lecture du même élément, l'une ne venant aucunement exclure l'autre.

1. L'interprétation des rêves, p. 241.

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Pour introduire a la psychanalyse, aujourd'hui

Autre exemple, la présence dans le rêve, l'émergence, l'attention foca­lisée sur un nez. Il ne sera aucunement exceptionnel que l'émergence, l'attention du rêveur attirée sur un gros pif, ne soit qu'un problème concernant... une naissance. Ceci ne fait aucun problème, puisque c'est le langage même des symptômes. On pourra évoquer telle patiente connue autrefois et dont l'exigence était de se faire faire... un nouveau nez — elle y est parvenue d'ailleurs. Il vous suffit de l'entendre pour savoir de quoi il était question. Et il est clair que le rêve ne fonctionne pas en cette matière autrement que justement ce type de symptôme lui-même.

C'est très curieux de devoir dire que nous aurions ainsi dans l'incons­cient un type d'écriture dont la spécification serait d'être idéographique. Quand vous lirez attentivement ce que Freud raconte là-dessus, vous verrez qu'il ne cesse de tourner autour de cette question sans franchir le pas.

Par exemple, page 2072 de la petite édition Payot que j'ai entre les mains, il dit ceci concernant le travail d'élaboration du rêve :

«Nous connaissons déjà la "représentation verbale plastique" des élé­ments individuels d'un rêve. Il est évident que cet effet n'est pas facile à obtenir. Pour vous faire une idée des difficultés qu'il présente, imagi­nez-vous que vous ayez entrepris de remplacer un article de fond poli­tique par une série d'illustrations, c'est-à-dire de remplacer les carac­tères d'imprimerie par des signes figurés.»

Vous voyez que Freud l'envisage comme une sorte de travail spéci­fique du rêve qui serait de donner une représentation figurée à des carac­tères d'imprimerie. Il s'en faut de peu pour que s'évoque ce qui serait moins un travail spécifique de transformation plastique opéré par le rêve que l'existence première, immédiate dans l'inconscient de ce type d'écri­ture, ce qui rejoindrait la formule énigmatique de Lacan dans l'un de ses séminaires à propos de la genèse de l'écriture, il y a dans l'inconscient de chacun «une écriture qui attend son alphabétisation».

Or, réfléchissons un instant à ce que représente l'alphabétisation d'une telle écriture. On peut prendre l'opération à l'envers, une écriture de type idéographique qu'il s'agirait d'alphabétiser. Qu'est-ce que cela

2. Payot., p. 207, Gallimard, p. 225.

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change de passer d'une écriture idéographique à son alphabétisation ? Qu'est-ce que cela vient modifier? Cette écriture idéographique est exactement celle que pratiquent spontanément les enfants quand on les fait dessiner. L'interprétation des dessins d'enfants, tous les analystes d'enfants le savent, consiste à alphabétiser ce type d'écriture. Les enfants la connaissent parfaitement et la pratiquent sans problème.

Quelles sont les conséquences d'un passage à l'écriture alphabétique ? D'abord ce passage rompt complètement l'attache au signifié puisque,

avec l'alphabétisation, on n'a plus affaire qu'à un signe abstrait, détaché de tout ce qui serait un rapport immédiat, figuratif au signifié. Je ne peux plus dessiner une maison, il faut que j'emploie un certain nombre de lettres pour l'évoquer et d'ailleurs, à partir du moment où je l'alpha­bétise, son sens s'enrichit sûrement de façon considérable par rapport à ce qu'il en était simplement de sa figuration. Donc, d'abord le détache­ment à l'endroit du signifié de l'objet qui était là présent, tandis qu'il n'y avait pas de perte de l'objet avec ce type de figuration: il était là.

Deuxièmement, et je ne sais pas si ce point est si facilement identifié, ce détachement de l'objet, de la présence de l'objet dans l'écriture même a pour corollaire le rapport de l'ensemble des signes alphabétiques avec un tout autre objet que ceux tout à fait occasionnels qui pouvaient être là évoqués — cet objet, avec l'alphabétisation, étant la voix. Je veux dire la nécessité que cette écriture vaille phonétisation, rende possible, per­mette une phonétisation. Dans les langues sémitiques où celle-ci n'est inscrite que par une pure absence, elle est élidée, j'aurais tendance à dire que du même coup, elle n'en est que plus présente. Quelque chose donc comme le détachement de la batterie des objets qui peuvent être figurés par l'écriture idéographique au profit d'un mode d'écriture qui renonce à cette présence, au profit maintenant de la voix, contraintes d'écritures qui tiennent moins au rapport à un quelconque objet qu'aux exigences de la phonétisation.

Freud fait des remarques à ce propos tout au long de son texte. Il n'est pas nécessaire que je surcharge mon propos de ces références, vous les trouverez vous-mêmes3. Il évoque ce qu'il appelle «l'archaïsme du rêve» et «la régression formelle» qu'il implique. Cet archaïsme du rêve

3. Payot, p. 213-214, Gallimard, p. 232-233.

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

se marque par l'absence de code dans cette langue du rêve. Il n'y a pas de codage, le codage s'invente constamment, ce qui crée le caractère poé­tique du rêve, le rêve constamment invente, crée un système de codage.

Un type de codage existe cependant dans un seul domaine qui, lui, témoigne que l'organisation du rêve n'est pas seulement privée mais implique la présence d'un partenaire, sans qu'il soit spécifié comme tel, c'est ce qui apparaît sous la rubrique du symbolisme sexuel. Il y a dans cette figuration propre au rêve une série d'éléments que Freud déve­loppe, je ne vais pas vous les reprendre parce qu'ils sont aujourd'hui tombés dans le domaine commun, mais où n'importe qui peut aisément reconnaître un symbolisme sexuel4, une représentation par exemple des organes sexuels, ou du coït, etc.

Sur ce point aussi Freud se tourmente, comment se fait-il qu'il y ait d'un côté cette langue parfaitement privée, sans codage, et puis d'un autre côté des éléments qui eux relèveraient d'un langage qu'il pense même universel ? Monter un escalier, si tant est que les escaliers soient universels, par exemple, sens sexuel... Ce qui, je dois dire d'ailleurs, n'est pas assuré, mais peu importe ! On ne va pas chipoter les exemples de Freud — je dis chipoter parce qu'en réalité, il semble bien que ce soit le signifiant allemand, puisque chez nous on dit "un marcheur" et en allemand "un monteur", n'est-ce pas ? Mais peu importe ! en tout cas il y a des représentations, un vase sera forcément une représentation fémi­nine et un élément oblong et élancé sera forcément un élément masculin, et ceci vaudrait universellement. Ce qui est, en plus, vraisemblable.

Freud s'interroge donc sur l'irruption de ce qui serait un code, une langue universellement appliquée — quelles que soient les langues posi­tives parlées par les rêveurs —, langue qui concerne toujours le sexe. Quand il y a du symbolisme, c'est toujours un symbolisme sexuel. Je crois que le type de réponse que l'on pourrait faire à cette énigme, c'est que le rêveur ne fait que retrouver dans son inconscient des éléments figurés dont la fabrication était déjà riche d'un symbolisme sexuel. Il est bien évident que le pot, la possibilité de son contenant, la cuillère qui vient pêcher dedans... Il est parfaitement légitime qu'il y ait dans la fabrication des objets par des peuples divers, des peuples variés, des élé-

4. Payot, p. 181, Gallimard, p. 196.

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ments qui relèvent du symbolisme sexuel. Celui-ci ayant une certaine monotonie morphologique originelle, peu d'inventions sont possibles à cet égard, et il n'est pas surprenant de retrouver dans le rêve des éléments qui dans la réalité ne sont déjà que des figurations plastiques d'un sym­bole essentiel, celui du sexuel. Donc cette remarque sur le codage sexuel possible des rêves ne nous amène pas très loin.

En revanche, Freud nous permet d'avancer lorsqu'il évoque claire­ment l'organisation du rêve comme étant celle d'un discours. Il dit que les parties du rêve sont parfaitement agencées comme les parties d'un discours avec une introduction, une proposition principale, des subor­données, éventuellement une conclusion. Sauf que, et ce point sera pour nous important un peu plus tard, tous ces éléments peuvent se trouver en désordre, le préliminaire peut se trouver à la fin, la conclusion peut se trouver au milieu, etc. En tout cas, les parties du rêve sont organisées comme les parties d'un discours. Et ce qui nous accroche spécialement, c'est ce que Freud va dire sur les processus de condensation dans le rêve, c'est-à-dire de quelle façon une forme donnée est susceptible de venir recouvrir par exemple plusieurs personnages à la manière des photos d'un nommé Galton qui pour essayer d'isoler la morphologie d'une population donnée faisait se recouvrir une série de photos différentes5. Donc phénomènes de condensation. Et aussi bien sûr les phénomènes de déplacement6, l'accent principal par exemple du rêve pouvant parfaite­ment être déplacé sur un élément apparemment insignifiant.

L'importance pour Lacan, et pour nous, de ces mécanismes, c'est que nous les connaissons parfaitement à l'œuvre dans le discours effective­ment parlé où la figure de la métaphore vient supporter celle de la condensation, c'est-à-dire qu'en un même lieu, peuvent venir s'empiler des signifiants différents. Il est simplement remarquable que l'incons­cient en conserve la pile au lieu de faire venir simplement l'un à la place de l'autre. C'est comme une pile d'assiettes, il les conserve tous, de telle sorte que le rêveur peut se trouver devant la figure composite formée par cet empilage. Et puis le déplacement, soutenu par cette autre grande figure de la rhétorique que constitue la métonymie.

5. Payot, p. 202-203, Gallimard, p. 220-221. 6. Payot, p. 205, Gallimard, p. 224.

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Pour introduire a la psycbanalysey aujourd'hui

Cet hommage rendu à ce qui est venu soutenir l'assertion de Lacan selon laquelle «l'inconscient est structuré comme un langage», il importe que nous ne nous arrêtions pas sur ce qui peut tenir aujourd'hui pour nous comme évidences, et que nous progressions sur un point fort étrange et qui concernera ce que Freud dit page 2117, toujours de cette petite édition Payot dans le chapitre qui concerne l'élaboration du rêve :

«Une des constatations les plus étonnantes est celle relative à la manière dont le travail d'élaboration traite les oppositions existant au sein du rêve latent.»

C'est-à-dire au sein du contenu des idées qui sont à la source du rêve et qui vont pour Freud générer le contenu manifeste, ce que l'on en voit, ce que l'on en entend.

« Nous savons déjà que les éléments analogues des matériaux latents seront remplacés dans le rêve manifeste par des condensations.»

Quand i l s'agit d'éléments semblables, les métaphores, les condensa­tions permettent de mettre ensemble une pile d'assiettes, par exemple les assiettes à dessert sont toutes semblables, elles s'empilent et ça ne pose aucun problème.

«Or les contraires sont traités de la même manière que les analogies et sont exprimés de préférence par le même élément manifeste. C'est ainsi qu'un élément du rêve manifeste qui a son contraire peut aussi bien signifier lui-même que ce contraire, ou l'un et l'autre à la fois. Ce n'est que d'après le sens général que nous pouvons décider de notre choix quant à l'interprétation. C'est ce qui explique qu'on ne trouve pas dans le rêve de représentation, univoque tout au moins, du "non".»

Autrement dit, tout à l'heure on disait, pas de problème, toutes les assiettes à dessert forment une pile bien homogène, ça va bien. Eh bien pas du tout ! Parce qu'i l peut y avoir des assiettes dans cette pile homo­gène qui disent exactement le contraire de ce que dit la supérieure ou l'inférieure. Et c'est traité de la même manière.

«Cette étrange manière d'opérer qui caractérise le travail d'élabora­tion trouve une heureuse analogie dans le développement de la langue.»

7. Payot, p. 211, Gallimard, p. 229.

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Là il va nous ressortir l'article sur le sens opposé des mots dans les langues primitives8.

«Beaucoup de linguistes ont constaté que dans les langues les plus anciennes, les oppositions fort-faible, clair-obscur, grand-petit sont exprimées par le même radical.»

Et il donne un exemple : «C'est ainsi que dans le vieil égyptien, ken signifiait primitivement "fort" et "faible". Pour éviter des malentendus pouvant résulter de l'emploi de mots aussi ambivalents...

Vous voyez, des mots «ambivalents». Là, l'exemple vient de l'égyp­tien, ceux d'entre vous qui ont pratiqué la langue arabe, j'attire leur attention sur ce point.

on avait recours dans le langage parlé à une intonation et à un geste qui variaient avec le sens qu'on voulait donner au mot et, dans l'écriture, on fai­sait suivre le mot d'un déterminatif, c'est-à-dire d'une image qui, elle, n'était pas destinée à être prononcée. On écrivait donc ken signifiant "fort" en fai­sant suivre le mot d'une image représentant la figurine d'un homme redres­sé, et on écrivait ken signifiant "faible" en faisant suivre le mot de la figurine d'un homme nonchalamment accroupi. C'est seulement plus tard que l'on a obtenu à la suite de légères modifications imprimées au mot primitif une désignation spéciale pour chacun des contraires qu'il englobait. On arriva ainsi à dédoubler ken, mot ambivalent en "/cen-fort", et "/cen-faible". Quelques langues plus jeunes et certaines langues vivantes de nos jours ont conservé de nombreuses traces de cette primitive opposition de sens. Je vous en citerai quelques exemples, d'après Abel.»

Et je ne vous donne pas tous les exemples qu'il donne et qui pour un étymologiste sont assurément critiquables, par exemple:

en allemand, Stimme, la voix et stumm, muet... en latin, siccus, sec et succus, le suc.

Le passage aussi d'une langue à l'autre: en anglais, to hck, fermer, en allemand, Loch, le trou ou Lûcke, la lacune.

8. «Sur le sens opposé des mots originaires» (1910), in L'inquiétante étrangeté et autres essais, Gallimard, 1985.

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

en anglais, to cleave pour fendre, et en allemand, kleben pour coller. Il y en a comme ça toute une série qu'en général les étymologistes

rejettent mais Lacan, pour des raisons tenant justement à la phonétique, les a toujours retenus.

Il y a donc dans le rêve un traitement des contraires qui refuse de les considérer justement comme des opposés et qui fait que grand — comme dans le langage ordinaire, j'ai déjà joué avec ça, le grand, on l'ap­pelle "mon petit" et inversement, le petit, on l'appelle ale grand" et ainsi de suite...

Cette possibilité, dans le rêve, de signifiants dont le sens soit aussi irréductiblement ambivalent — Freud remarque à cette occasion, que le "non" n'est en général pas figuré dans le rêve — cette possibilité nous contraint à interroger les conditions de sa réalisation. Comment, si je dis 'grand', se peut-il que cela veuille dire "petit", si je dis 'petit', que cela veuille dire "grand", et si je dis 'bon', que cela veuille dire "mauvais" ? En général cela hérisse le poil de façon irréductible à tout linguiste! Comment est-il possible à cette langue des rêves d'utiliser des signifiants qui font intervenir, si on prend 'grand' et 'petit', la dimension de la taille mais sans spécifier si c'est grand ou petit, ou la dimension de la qualité, bon-mauvais, mais sans spécifier si l'élément dont il est question est bon ou mauvais, comment pouvons-nous concevoir la mise en place de signi­fiants d'une telle portée? Encore que, comme je l'évoquais tout à l'heure, il y ait des langues sémitiques et en particulier l'arabe, où cet exercice n'a rien d'exceptionnel.

Ce que je vous propose pour essayer de rendre compte de cette situa­tion particulière, c'est que dans cette écriture du rêve, il n'y aurait aucune chute de la lettre. Ce serait une écriture parfaitement continue, sans aucune perte. Dès lors, non seulement les éléments de cette écritu­re ne peuvent renvoyer qu'à eux-mêmes — qu'il s'agisse de leur valeur phonologique ou du signifié qu'ils représentent — mais encore il n'y a dans cette écriture rien d'où puisse aussi bien s'originer un "non", c'est-à-dire le lieu d'une chute à partir duquel peut s'organiser la contestation, le dire que non, et lieu d'une chute qui semble en outre appelé pour introduire dans la langue ce type de clivage familier qui fait que quand on dit "le bien", on rejette le mal ou que, quand on dit "le mal", ça veut

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dire qu'on a renoncé au bien. Ce jeu introduit dans la langue ce type de dichotomie dont il faut croire qu'elle n'est pas pure fantaisie ou pure spéculation hasardeuse puisque comme certains d'entre vous s'en sou­viennent peut-être, lorsque Platon voudra procéder à la définition d'un concept, en l'occurrence celui de pêcheur, il ne pourra opérer que par une série de retranchements successifs, une série de dichotomies succes­sives. Ce qui va permettre de définir le concept, en l'occurrence du pêcheur (je parle du pêcheur à la ligne), ça va être tout ce qu'il n'est pas. Et chaque fois Platon descend, il amène un couple de termes opposés, antithétiques et il faut en retenir un et on laisse tomber l'autre, et on des­cend comme ça progressivement jusqu'à la définition parfaite de ce qu'est le pêcheur, à partir de tout ce qu'on a émondé.

Mais essayons d'imaginer un type d'écriture où rien ne se trouverait émondé, retranché, coupé. Vous pouvez très bien dès lors penser des signifiants qui se trouvent irréductiblement, pour nous, ambivalents, pouvant signifier l'un ou l'autre, quand, par exemple, je ne peux évoquer que la taille (la taille d'un objet, d'une montagne, de ce que l'on voudra) ça peut être grand, ça peut être petit, mais ce n'est pas spécifié, et l'un n'est pas opposé à l'autre. C'est cette taille-là, c'est de la taille dont je parle, sauf à faire éventuellement comme dans l'écriture égyptienne: s'il s'agit de la force d'un individu, je spécifie par ce petit bonhomme debout ou bien « nonchalamment accroupi » comme s'exprime Freud, s'il s'agit d'une référence à la vigueur, ou à la faiblesse.

Tout de même, me direz-vous, sur quel terrain sommes-nous ici ? Sur le terrain d'une expérience qu'il est permis à chacun de vérifier, sur le terrain de l'expérience la plus commune et la plus générale qui soit. Et a priori elle nous intéresse pour des raisons qui ne sont pas seulement théoriques mais pour répondre à ce qui va beaucoup tourmenter Freud et va l'entraîner dans des conclusions qui pourront nous paraître discu­tables et qui sont les suivantes. Freud s'étonne que le rêveur puisse avoir des vœux, des désirs aussi méchants, aussi mauvais, aussi criminels, aussi incestueux, aussi cupides. Et il s'interroge, bien entendu, sur la nature de cette créature qui, à l'occasion du sommeil, donne ainsi libre cours — un cours à peu près libre puisqu'il y a la censure, mais avec des déforma­tions que l'interprète peut déconstruire — libre cours à des penchants aussi abominables...

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

Freud est à cet égard plutôt horrifié. Dans Pâme humaine, dit-il, mais qu'est-ce qu'on trouve! Qu'est-ce qu'il y a! Il essaie de se justifier auprès de son lecteur dans ce bouquin. De toute façon, dit-il, première­ment c'est archaïque — et là on ne sait pas très bien ce qu'il entend par cet archaïque — et deuxièmement, c'est de l'infantile, ça date de l'époque de l'enfance, au moment où l'être humain n'a pas un grand jugement moral, et il se trouve qu'il a conservé dans son inconscient des vœux aussi abominables. Voilà ce que nous dit Freud là-dessus, par exemple page 2519:

« L'inconscient de la vie psychique n'est autre chose que la phase infan­tile de cette vie.»

Donc il conclut que l'inconscient est ce qu'il y a d'infantile en nous. Quand il parle de la névrose obsessionnelle, il va jusqu'à dire : l'incons­cient, c'est le mauvais en nous, c'est l'archaïque, l'infantile et le mauvais. Avec, bien entendu, cette idée que les effets de la cure seraient d'amélio­rer la race humaine en permettant à l'infantile, l'archaïque et le mauvais en chacun d'entre nous, une fois que c'est exposé et éventé — je vous rappelle son exemple avec les tanagras, petites statuettes de terre cuite qui se conservaient dans le sable sec et chaud, mais une fois mises à jour, ne peuvent que s'effriter, que s'effondrer. Donc l'idée de faire de la cure psychanalytique ou de la théorie analytique ce qui permettrait ce grand progrès de la civilisation.

Je ne vais pas avoir besoin de vous rappeler que ces espoirs n'ont pas été forcément vérifiés autour de lui. Cette situation semble être la spéci­ficité de la langue à l'œuvre dans l'inconscient. Lacan dit bien, l'incons­cient est structuré comme un langage, c'est dans le comme que réside pour nous justement toute l'interrogation et c'est ce comme qui appelle toutes les remarques, tous les développements.

Mais ce statut particulier qui fait donc de l'inconscient cet horrible dépotoir qui viendrait ensuite parasiter notre existence consciente en venant la pourrir, la pervertir, la traverser de sa méchanceté, de la haine, de désirs incestueux, de violences, etc., ce dispositif appelle de notre part

9. Payot, p. 251, Gallimard, p. 269.

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une reprise, un examen un peu plus attentif des particularités de cette langue, de ce langage qui structure Pinconscient. Afin que nous puis­sions mieux apprécier d'abord ce que Freud va développer sans arrêt, il y a un mot qui va revenir tout du long de son texte, c'est « l'égoïsme » du rêveur. Vraiment ce rêveur se croit tout seul au monde! Il ne tient compte de rien ni de personne. Nous aurons donc à spécifier entre autres ce que Freud entend par l'égoïsme du rêveur. Comment pouvons-nous, nous, cet égoïsme, le mettre en place, lui donner sa juste place, et égale­ment comment pouvons-nous comprendre, saisir ce qu'il en serait de cette méchanceté fondamentale, foncière de l'inconscient ? D'où sort-elle ? Il n'est que trop avéré qu'elle domine effectivement nos conduites, aussi contrôlées soient-elles, et au prix de toutes les névroses que nous savons.

La prochaine fois je poursuivrai avec vous sur ce thème mais en me servant et je vous invite à les relire, d'une part des exemples de rêves, «Analyse de quelques exemples de rêves», chapitre xn, page 21910 de cette petite édition. Vous verrez tout de suite quels sont les rêves spéci­fiques de Freud, même quand il les présente comme étant ceux d'un personnage quelconque, vous verrez très vite comment vous les recon­naissez comme étant les siens, et comment ils vont à l'essentiel, comment ils ont un poids, ils ont une densité tout à fait particulière. Et puis égale­ment le chapitre suivant, «Traits archaïques et infantilisme du rêve».

Nous pouvons, avec l'enseignement auquel nous nous référons, répondre bien mieux à ce problème essentiel.

Voilà pour ce soir !

10. Payot, p. 219, Gallimard, p. 237.

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Séminaire VI

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J 'ai donc abordé avec vous la dernière fois, parmi des questions de fond qui nécessiteront d'être reprises, la question de l'existence d'une écriture spécifique pour la formation du rêve, thèse qui

appelle, bien sûr, vérification. Je me contenterai ce soir de vous donner des arguments pour aider

votre réflexion. Commençons par ceci, il est bien connu que le dessin d'enfant, l'expression figurative spontanée de l'enfant est organisée pré­cisément sur ce mode. Tous ceux d'entre vous qui vous occupez d'en­fants savez que leurs dessins se déchiffrent comme un rébus. L'enfant trouve très spontanément ce mode d'expression.

Je vous signale aussi qu'il y a dans l'histoire de l'art cette énigme de l'écriture des textes sacrés semés d'enluminures dont on peut imaginer que leur présence ne répond pas à un simple souci esthétique mais, je n'hésiterai pas à le dire, à un souci métaphysique: présentifier, rendre immédiatement sensible, mais cette fois-là au regard, à la vue, ce dont le texte peut traiter.

Je laisse pour le moment ceci en attente avec d'autres éléments fort importants, essentiels, comme ce qu'il en serait de la méchanceté parti­culière de l'enfant, ainsi que ce type d'assertion de Freud localisant le mauvais en nous, le situant également dans l'inconscient, notamment à propos de l'analyse de l'Homme-aux-rats, où il dit très clairement: « L'inconscient, c'est le mauvais en nous ». Et je trouve, peut-être comme vous, que ceci nous fait énigme...

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

Ce soir, laissant cette question presque en attente, je l'aborderai quand même un peu, je vous propose de réfléchir avec moi à quelques thèses que j'ai apportées ce week-end, à l'invitation de Y Association pour la psy­chanalyse et la psychothérapie irlandaises, pour essayer de leur fixer les idées, de les accrocher, de faire qu'ils aient des points fixes dans leurs spéculations. Comme ces idées sont étroitement branchées, éminem­ment dérivées de ce que je fais ici le jeudi soir, il me semble qu'il est juste que je vous les restitue. Même si certaines paraissent à quelques-uns une anticipation sur les développements à venir, je crois que cela sera néan­moins pour vous éloquent.

Le thème général de cette rencontre était le séminaire de Lacan Venvers de la psychanalysa. Je faisais remarquer à ces collègues et amis irlandais que nous avions tous des soucis particuliers, mais que néan­moins nous avions une angoisse que l'on peut dire commune. Les sou­cis particuliers subsumés par une angoisse qui nous rassemble, voilà au moins un point que nous partageons, que nous le voulions ou pas !

Quelle est cette angoisse? Elle est tout à fait aisée à repérer. Elle consiste en ce besoin que notre désir soit conforme à celui de l'Autre, du grand Autre. Autrement dit, nous avons besoin que notre désir soit repéré comme étant celui de ce que Lacan appelle le grand Autre, ce lieu occupé par la chaîne signifiante. Nous avons besoin de cette conformité pour que notre désir se sente autorisé. C'est au prix de cette légitimation que nous passons de l'angoisse à la paix.

De façon plus précise, il convient que nous mettions en place, avec le grand Autre, un objet qu'il reconnaîtrait comme désirable et qui du même coup viendrait organiser notre propre désir. Autrement dit, que nous venions nous conjoindre à lui, nous réunir, nous rassembler sur ce qu'il en serait de la communauté d'un objet ainsi ensemble désigné comme désirable.

Dans l'expérience de l'enfant, avec ce premier grand Autre que consti­tue pour lui la mère... pourquoi premier grand Autre ? Parce que pour l'enfant, c'est de ce lieu, incarné par la mère que viennent aussi bien les

1. Uenvers de la psychanalyse, séminaire 1969-1970.

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Séminaire du 29 novembre 2001

chaînes langagières que, justement, l'expression des désirs. Eh bien, dans cette expérience assez remarquable, le nourrisson partage avec sa mère un objet, qui vient constituer le support de ce qui va être du même coup un désir réciproque. Cet objet, qui occupe une place si particulière dans la vie psychique, ce sont les FÈCES, ce sont les excréments. C'est là le pro­totype des objets d'échange. Vous savez toutes les assimilations que fera ensuite l'inconscient des objets d'échange fiduciaires avec l'objet anal, pour être précis. D'où cette situation remarquable première où la mère et le nourrisson s'accordent sur ce qu'il en est de cet objet désiré par l'une d'abord, et du même coup par l'autre ensuite. Toutes les mamans et tous les pédagogues savent combien les troubles de Panalité dans un sens ou dans l'autre, rétention ou profusion, sont directement liés à la qualité de l'échange que l'enfant va avoir avec sa mère, ce qu'il va isoler là comme étant le désir de la mère et donc du même coup le désir pour lui d'en jouer. Je ne vais pas gloser sur tout ce que nous savons sur les troubles de l'excrétion des enfants abandonniques, ce qui se passe pour eux à partir du moment où il n'y a plus d'Autre qui fasse pour eux, de cet objet, un objet de désir. Du même coup, le fonctionnement intestinal se réduit à une physiologie qui se trouve en même temps réfractaire aux tentatives d'éducation. Tout ceci, ce sont des truismes.

Mais ce qui l'est moins, c'est l'accent que je mets sur la réalité, l'exis­tence de cet objet d'échange avec le grand Autre réel que constitue la mère. Du même coup, nous n'avons pas à nous étonner si d'abord l'en­fant va être, comme le dit Freud, un «pervers polymorphe», c'est-à-dire quelqu'un dont le désir et l'intérêt seront organisés par le type d'objet qui aurait à être retranché, à être éliminé, à être évacué, ce qui sera son investissement sur justement ce type d'objet qu'il ne faudrait pas.

Et puis aussi ce trait de caractère qui a été depuis longtemps, dès les premiers temps... — c'est bizarre, la psychanalyse à son aurore (je n'ai pas dit à son horreur !) a tout de suite été captivée, elle est la seule, la pre­mière à avoir repéré ces manifestations et leur importance pour la vie psychique ultérieure — ce trait de caractère qui est la méchanceté chez l'enfant, c'est-à-dire un traitement de l'objet qui vise à son élimination, à son exonération, à sa destruction, et du même coup, ce qui a été repé­ré comme étant son sadisme. Pas besoin de vous illustrer tout cela qui est bien connu et que la première génération des analystes a parfaitement su

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

accorder à ce qu'ils appelaient une fixation au stade anal, une fixation à l'analité. Remarquez aussi, c'est connu, la place, l'importance, le relief, qu'elle prend dans la névrose obsessionnelle, bien sûr !

Pour revenir à l'objet, y en a-t-il d'autres dans ce qui serait ce premier échange avec la mère ?

Il y a un objet qui a été rêvé comme l'intermédiaire possible, le sup­port possible d'un désir commun, le SEIN, le sein comme source d'une fixation réciproque des deux partenaires. Mais la clinique vient contra­rier cette idéalisation puisque si pour la mère il peut y avoir ce vœu que le sein soit un objet réciproquement désiré par les deux — par elle parce qu'il la met en position de bonne mère, pour l'enfant — on sait que ce genre de vœu maternel, lorsqu'il est un peu trop accusé, va entraîner à notre surprise un certain nombre de dysfonctionnements. Il ne peut pas répondre au vœu maternel dans la mesure où pour lui le sein, en tant qu'il vient étouffer sa demande, étouffe du même coup ce qui subsiste chez lui d'existence, car il ne subsiste après tout comme existant que dans la mesure où il reste habité par une demande, une satiété perma­nente qui ne peut que séduire la mère, ne peut qu'être désavouée par l'enfant qui, lui, a un désir qui vient contrarier ce désir de nourrissage.

C'est pourquoi, à la place de ce qui était généralement envisagé comme sein, Lacan va mettre le PLACENTA, objet intermédiaire entre la mère et l'enfant et en tant que effectivement, physiologiquement, il assure entre eux une harmonie parfaitement établie, un accord enfin idéal, un accord enfin réalisé.

Un troisième objet repérable dans ce qui peut être support d'un inves­tissement commun entre le sujet et le grand Autre est sans aucun doute la voix, puisqu'il m'est toujours possible de m'exprimer sur le ton du commandement, et dès lors de sembler autoriser ma position d'une réfé­rence acquise chez l'Autre, chez le grand Autre. Autrement dit, si je parle dans le registre du commandement, c'est que vraiment j'ai avec moi l'accord, l'insigne du grand Autre. Et dans la mesure où il y a dans le grand Autre un pouvoir de commandement, un pouvoir d'impératif propre au signifiant, l'exercice, par ma voix, du commandement peut parfaitement supposer que celle-ci est l'objet d'une réciprocité réussie avec l'Autre. Mais je peux aussi parler en prophète, exercice qui n'est pas du tout exceptionnel dans nos cultures, c'est-à-dire là aussi sembler faire

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de mon propos ce qui est directement branché sur la voix du grand Autre, et s'en autorise.

Et puis il y a ce qui pour moi s'évoque comme étant la beauté et la réussite du chant, c'est-à-dire dans l'interprétation que j'en donne, que j'en fais, ce qui serait l'accord réussi avec le grand Autre. Si bien réussi qu'il n'y aurait plus entre les éléments de la chaîne sonore un accord marqué par le hiatus, mais un rapport justement dit harmonique, un rap­port mathématique, et qui assurerait donc en quelque sorte la réussite de cette réciprocité.

Alors je ne vais pas non plus m'étendre sur le lien du chant avec le sacré. Je laisse tomber ceci, mais je vous fais remarquer notre fascination, notre séduction, notre sensibilité à ce que peut être la beauté de la voix, du chant qui, lorsqu'il est réussi, nous donne le sentiment d'un accom­plissement dans la relation avec un Autre, avec un ordre général du monde, sentiment qu'on ne saurait ni en ajouter, ni en retrancher quoi que ce soit. Troisième objet, la voix.

Quatrième objet, le REGARD. Le regard en tant qu'il est susceptible de mettre en place un monde de représentations dont il est imaginé qu'elles séduisent et captent le regard dans le grand Autre, et en particulier bien évidemment la forme humaine. Donc, par le biais du regard, objet inter­médiaire cédé à l'Autre, la possibilité d'une idéalisation de la forme humaine en tant que celle-ci constituerait précisément ce qui serait l'ob­jet désiré par l'Autre et du même coup ce que mon narcissisme vient investir en retour. Il n'y aurait pas de narcissisme s'il n'était imaginé que le grand Autre se réjouit de me voir aussi beau et, dans ce cas, je ne peux que venir partager avec lui le plaisir qu'il aurait ainsi à m'admirer.

L'énumération de cette liste étrange des objets dits par Lacan «petit a » ne nous permet absolument pas de savoir pourquoi il les appelle ainsi, ni finalement comment ils se mettent en place. Si vous faites un peu attention à ses séminaires, à ses Écrits, vous avez la surprise de voir qu'il y a des moments où il a un peu hésité, il s'est demandé s'il fallait mettre le rien comme objet d, et puis aussi il a hésité à propos de ce qu'il appelle le - cp, c'est-à-dire ce qui est retranché de la forme humaine sous la forme du pénis, disposition que je ne développe pas pour l'instant, ce n'est pas l'essentiel, mais qu'en tout cas, il a secondairement écartée.

Remarquons que ces quatre objets, les fèces, le placenta, la voix, le

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

regard, peuvent être considérés comme des parties du corps et, quant au placenta et aux fèces, comme nommément des parties réelles du corps. Je ne vais pas rentrer dans la pathologie, ni la psychopathologie des troubles de la vision, mais ceux qui s'y intéressent peuvent savoir qu'il y a assurément des troubles de la vision quand le rapport du sujet au regard est mal fichu, mal agencé. Mais qui nous permet de dire que ces objets bien réels vont être des objets "perdus" ? Quel est le sens du rap­port de ces objets avec cette qualité particulière qu'ils auraient d'être des objets perdus ? Puisque après tout, la voix est éminemment présente, de même le regard. Bon ! Le placenta, ça a marqué le moment initial de l'or­ganisation de la vie, les excréments, on ne voit pas ce qu'il y a de spécia­lement perdu... Donc quel est le sens d'une telle affirmation ?

Le sens de cette affirmation tient en ceci : il n'y a en réalité aucun objet qui puisse venir nous garantir d'une conformité des désirs du sujet avec le grand Autre, pour la mesure très simple que si primordialement la mère est venue incarner ce grand Autre, c'est une incarnation suffisam­ment transitoire pour nous rappeler que dans le grand Autre, il n'y a personne ! Ni pour nous attendre, ni pour nous prescrire ou nous dési­gner ce qui serait cet objet assurant notre conformité avec son désir. Nous fonctionnons ainsi avec le mythe d'un objet définitivement perdu en tant que cet objet-là aurait éventuellement eu cette possibilité de nous mettre vis-à-vis du grand Autre dans ce type d'accord qui assurerait notre bien-être et notre paix.

Il y a donc bien un objet perdu, sans que quiconque puisse évidem­ment en donner ni la forme ni l'être, puisque nous n'avons rien, je le redis, du côté du grand Autre qui ici vienne nous servir de guide. Sauf évidemment le type d'objets que je viens d'énumérer, ces quatre objets qui, par les "interprétations" que nous faisons du grand Autre, les sup­positions qui nous font situer dans le grand Autre un sujet susceptible de se réjouir de ce que nous viendrions lui céder pour son désir, consti­tueraient ainsi l'intermédiaire entre nous et ce que nous aurions à dési­rer à notre tour. Ces quelques objets viennent ainsi servir à cet usage.

Mais alors, me direz-vous, le sujet n'existe, ne se maintient qu'en tant que son vœu, qu'en tant que sa demande, qu'en tant que son désir restent inachevés. C'est-à-dire qu'un accord parfait avec le grand Autre, celui que nous espérons tous, ne pourrait valoir que la mort du sujet.

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Séminaire du 29 novembre 2001

D'ailleurs la rencontre éventuelle, fortuite, de ce qui pour un sujet constitue son objet a (je vais m'expliquer sur ce a\ de cet objet qu'il quête, cet objet cédé au grand Autre et qui se trouve le support d'un désir commun, cette rencontre entraîne effectivement Wphanisis du sujet, l'éclipsé du sujet. Il me paraît clair que ce que Ton appelle la pul­sion de mort, a une partie qui est directement liée à ce souci d'une réali­sation parfaite du désir, de la jouissance, et donc du même coup de ce qui peut donner le sentiment d'une collusion, le sentiment de venir se colla-ber au grand Autre avec pour effet la disparition du sujet.

Dans cet ordre, ce type de spéculation, je vous dirai qu'il me semble vraisemblable que le plaisir spécial procuré par l'alcool, est lié à cet effet, à ce sentiment de se trouver transitoirement ainsi en état d'accolement avec le grand Autre, d'être habité par lui, de ne plus en être séparé, de venir faire un avec lui, sentiment que sa propre parole est directement branchée sur ce qui vient du grand Autre comme si à la limite, c'était le grand Autre qui parlait par la voix de celui qui ainsi a bu. Je ne vais pas m'engager dans toutes les spéculations et remarques faciles sur le fait que la boisson a toujours, elle aussi, eu un rapport avec Y enthousiasme y c'est-à-dire le sacré, le sentiment dans les moments d'ivresse d'être justement habité par les dieux.

Nous situons donc cet objet tf, je crois, avec simplicité et clarté, comme un objet réel du corps, détaché de lui et qui vient organiser le fantasme, c'est-à-dire ce qui anime la quête, le désir d'un sujet dans un rapport parfaitement mythique avec le grand Autre.

Là aussi je pourrais vous rappeler que notre plus grand désir — il ne faut pas se tromper là-dessus — ce n'est sûrement pas d'être libre mais d'avoir un guide. Chaque fois qu'il s'en pointe un, qu'il a un peu de talent, un peu de charisme et qu'il sait trouver les mots que l'époque pri­vilégie, il a beaucoup plus de succès, de suivants et d'adeptes que ceux qui viennent prôner cette valeur absolument impossible à supporter qui s'appelle la liberté. Qui a envie d'être libre ? Enfin ! il faut être sérieux avec ça...

Un jour, je l'ai déjà raconté quelque part, je ne sais plus dans quelle conférence, on avait posé à Lacan la question «et vous, Monsieur, qu'est-ce que vous pensez de la liberté ? » C'était à Louvain. Il est parti...

Alors comment expliquer cette mise en place de l'objet a ?

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

Revenons à ce que je développe avec vous à propos de cette Intro­duction à la psychanalyse. Dans le jeu du signifiant, il y a cette perma­nence d'un jeu de la lettre qui en organise la chute et qui, comme nous Pavons vu avec le lapsus, le mot d'esprit, l'acte manqué, devient le sup­port physique, le support matériel du désir exprimé, du voeu exprimé. Donc, disons-le simplement de cette façon, l'ordre du langage vient imposer sa loi à l'ordre du corps, car l'ordre du corps c'est se référer à un organisme animal. Or je n'ai pas besoin de vous rappeler combien notre corps relève d'une physiologie qui n'a plus rien d'animal. L'animal a le bonheur de savoir sans aucune fatigue, sans aucune difficulté quels sont les objets de son désir, il sait reconnaître les formes du partenaire sexuel. Tout le monde a pu observer chez lui que l'accomplissement de ses besoins, de ses appétits était extrêmement limité, qu'à aucun moment il n'avait ce type d'excès, d'enflure, cet aspect dévorant que cela peut avoir pour nous et que la sexualité était elle-même ordinairement réduite à des phases tout à fait courtes, avec je dis bien, là encore, un partenaire parfaitement identifié et donc des conduites dans l'espace qui ne néces­sitent pas plus d'apprentissage que de délibération, ou de libre-arbitre, ou de volonté.

Il n'est pas nécessaire de vous rappeler combien notre propre physio­logie est complètement dénaturée — c'est le terme dont je me sers sou­vent — par notre rapport au langage et devient d'une complexité assez étrange, puisque, je le dis pour la vingtième fois, ce qui va servir de sup­port à l'objet de notre désir, c'est l'objet que nous aurons perdu. C'est ça, l'œdipe, c'est en tant que j'aurais perdu, pour le petit garçon, une femme, qu'une image féminine va devenir le support de mon désir. Ça passe beaucoup moins par une identification de l'image que par la prio­rité, la primauté de sa perte. Avouez que c'est un mécanisme, j'attire sou­vent l'attention là-dessus, qui témoigne d'un dysfonctionnement essen­tiel, majeur. Et il en est de même pour l'autre sexe.

Lacan va jusqu'à faire remarquer quelque part que si, après tout, les premiers soins donnés à l'enfant le sont par un partenaire masculin, par exemple pour le garçon, il va prendre ultérieurement comme image fon­datrice, support de son désir, une image masculine. Il y aura là un type d'homosexualité tout à fait particulier, étranger aux déterminations habi­tuelles de l'homosexualité.

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Sans trop m'engager dans cette voie, je vous rappelle, pour que l'en­trée du nourrisson dans le désir soit possible, la nécessité pour lui d'avoir affaire à une partenaire qui soit désireuse de la chute de ces objets. C'est toute la différence évidemment entre l'éducation et le soin maternel. Et s'il a affaire à un Autre qui manifestement n'investit pas les objets qu'il peut proposer, qu'il peut offrir, il en advient des résultats, des carences qui sont parfaitement... désagréables et peuvent conduire à l'autisme infantile.

J'en viens maintenant avec vous à la question suivante : pourquoi cet objet est-il appelé a ? Certes a est une lettre, et là nous saisissons parfai­tement pourquoi, mais pourquoi la lettre a ?

La thèse que j'avance, à cet égard, est que c'est à la fois en hommage et en miroir à l'écriture que fait Cantor de l'infini, c'est-à-dire du aleph, K, dans la mesure où cet aleph vient noter un objet qui n'existe pas, pas plus que n'existe l'objet qui serait capable d'assurer notre accord avec le grand Autre. C'est un objet qui est toujours plus loin, qu'aucune forme, ou qu'aucun signifiant — aucun signifiant, je dis bien — ne peut venir représenter. Mais cet objet qui n'existe pas, pas plus que n'existe l'infini, cet objet, je peux l'écrire, il y a une écriture qui peut en rendre compte. À partir du moment où je l'écris, cet objet qui n'existe pas, je le fais ren­trer dans une série d'effets essentiels, puisqu'à partir de cette écriture de l'objet a> je vois, si je me mets à cette place-là, les types de discours qui organisent les rapports humains et dont cet objet-là est la cause. À par­tir de cette place, je vois comment s'organisent ces trois discours qu'évoque Lacan, le discours du maître, le discours de l'universitaire, le discours hystérique.

Remarquez à ce propos que le discours hystérique veut dire que l'hys­térie que l'on espérerait novatrice, c'est au fond un scénario à l'égal des autres, pas moins conformiste que les autres. Mais en tout cas, c'est à partir de cette écriture de l'objet a que je vois se mettre en place les dis­cours, c'est-à-dire ce qui nous lie les uns aux autres et nous prescrit des rôles ou des fonctions, et puis des scénarios parfaitement ordonnés dont cet objet est la cause. Mais il faut que, cette cause, je l'aie repérée, que je l'aie identifiée, écrite, pour situer dès lors ce qui est l'envers de la psy­chanalyse, c'est-à-dire ces discours. Remarque adjacente qui vous inté­resse, le discours psychanalytique qui vient donc constituer le quatrième

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

des discours, non seulement ne casse rien, il n'est absolument pas sub­versif, mais il vient simplement fermer le cercle des autres discours. Autrement dit, le discours psychanalytique dans cette conceptualisation de Lacan fait que, comme il dit, «ça continue de tourner en rond». Je crois que ceci vaut la peine d'être repéré, d'être noté.

Alors, à cet endroit, surgit une autre question, mais que ma remarque, le rapport que j'établis entre a et X, vient nous faire subodorer. J'évo­quais avec vous cette question, la fois précédente, du rapport du Un, du trait unaire, avec le a. Quel est le rapport entre eux, si ce n'est que, comme Lacan l'avance, le rapport n'est pas commensurable ? Il isole à ce propos, je ne vais pas le développer ce soir mais bien plus tard, la ques­tion du nombre d'or. Mais nous sommes déjà en mesure de nous inter­roger là-dessus, quel est le rapport du Un avec l'objet a ? Ce qui revient aussi à se demander quel est le rapport du phallus avec l'objet a.

On peut remarquer à ce propos que le Un nécessite une fondation, nécessite pour exister d'être fondé, et c'est le zéro qui est fondateur du Un, Lacan y insiste beaucoup. Pour qu'il y ait du signifiant Un, ce signi­fiant Un que nous adorons puisque dans l'ensemble, nous sommes tous plus ou moins monothéistes. Être monothéiste veut dire être adorateur du signifiant Un. Quand je rencontre un Un, je me mets à l'adorer, un Un d'exception, bien sûr! pas un énième..., le au-moins-Un, ou le Un-en-plus, comme vous voudrez. Donc le Un est fondé par le zéro, c'est-à-dire fondé par une limite, fondé par un impossible, fondé par un réel.

L'objet a n'est absolument pas fondé par un dispositif du même genre. C'est bien pourquoi je dirai que l'objet a se présente, tel que nous le voyons dans l'inconscient, comme organisé par une suite qui ne connaît aucune limite, qui ne connaît aucune césure, qui a une compa­cité absolument remarquable, sauf lorsque les idées brassées dans le rêve risqueraient de franchir une limite, mais que la chaîne elle même ne demande qu'à opérer, qu'à faire, et à ce moment-là, comme je vous l'ai déjà fait remarquer, c'est le réveil.

Alors je me permettrai au point où nous en sommes d'ajouter encore quelque chose. D'où vient-il, ce Un ? Vous opposez le Un et l'objet a...

L'objet #, ceux d'entre vous qui ont ouvert des ouvrages élémentaires de mathématiques peuvent l'assimiler à la suite des nombres réels, à la série des nombres situés entre zéro et un, avec ceci que jamais, aussi loin

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que vous poussiez cette suite, vous ne pourrez atteindre les limites, c'est-à-dire soit le zéro, soit le un. Si vous écrivez 0,001 et une suite, vous ne pourrez pas arriver à zéro. Vous pourrez toujours passer vos années à accumuler, à avancer dans cette suite, elle sera toujours à distance du zéro. Et de même, si vous avez 0,999999... aussi longue voudrez-vous faire cette suite, vous pouvez poursuivre autant que vous le voulez, vous n'arriverez pas au 1. Donc vous pouvez, si cela vous amuse, si ça vous sert de support, assimiler l'objet a à la suite des nombres réels.

Mais alors, d'où vient ce Un ? d'où sort-il ? Est-ce qu'il y a eu un Créateur justement qui a tranché puisqu'il faut trancher pour qu'il y ait du Un ? Nous avons affaire à une suite compacte, qui va trancher ? Quel est le trancheur, quel est le tranchoir, quel est le méchant qui est venu là opérer des césures dans la chaîne ?

C'est le jeu même de la chaîne signifiante, je vous le redis et vous ren­voie toujours à ce texte qui ouvre les Écrits, « La lettre volée », texte fon­dateur, essentiel, c'est le jeu même de la suite des lettres qui fait qu'il y a des endroits où il y a une lettre qui tombe et où il y a une séquence qui du même coup s'isole comme Un, comme Une.

Je voudrais vous faire remarquer qu'il y a des gens qui ont le talent et l'impudence de se proposer justement comme des objets intermédiaires, au même titre que l'objet <z, entre vous et le grand Autre, des gens qui vont venir incarner cet objet. Ce sont des gens très familiers, et pas tou­jours sympathiques... Un prophète se présente comme celui qui va vous permettre par l'enseignement qu'il transmet de faire l'accord entre vous et le grand Autre. Il vous dit ce qui est désiré par le grand Autre, il vous assure que si vous vous comportez conformément à ce que désire le grand Autre, vous trouverez la satisfaction la plus grande, il y a toujours là un bénéfice. Dans le même registre aussi, tous ceux qui participent d'une cléricature comme des membres d'un clergé venant faire ce joint entre la créature humaine et le grand Autre, se proposant comme tels, ce qui leur vaut du même coup un statut d'exception dans la collectivité. Peut-être, pour bien assurer leur fonction d'objet d, vaut-il mieux qu'ils soient dispensés de sexualité, parce que cela pourrait les inciter à une jouissance dont la complexité viendrait déranger la simplicité que pro­pose l'objet a.

Vous avez peut-être déjà observé un phénomène étrange autour de

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

vous : il y a des psychothérapeutes qui vont être l'objet par le patient d'un investissement, comme si justement ils étaient dépositaires de ce savoir qui permettrait au sujet de s'accorder avec le grand Autre, c'est-à-dire qu'il y a des innocents engagés dans une activité psychothéra­pique qui se voient mis, du fait de leur exercice, dans une position sin­gulière, celle d'être ceux qui permettraient de réaliser l'accord avec le grand Autre. C'est bien pourquoi, dans ce cas-là, le patient — qu'on appelle aussi, à l'occasion, un analysant! — se demande ce qu'on lui veut. Que faudrait-il qu'il donne, que faudrait-il qu'il cède pour que cet accord soit conclu ? Et il explore, l'analysant, un certain nombre de pos­sibilités, un certain nombre de virtualités.

Là se séparent la pratique freudienne et la pratique lacanienne quant à ce qu'il en est de la fin de la cure. La pratique freudienne, fondée sur un élément du bon sens de Freud, a toujours été de répondre à la question du patient en lui disant que ce que le grand Autre veut, c'est qu'il baise, qu'il ait une famille, qu'il travaille et qu'il laisse la paix aux autres, qu'il n'embête pas son monde... Réponse qui a évidemment le poids d'être socialement vérifiée, de venir s'accorder avec les valeurs sociales et en même temps de venir réintégrer la psychanalyse dans le champ de ce qu'on pourrait appeler les psychothérapies. Ce qu'on attend d'un psy­chothérapeute, c'est qu'il vous donne quelques bonnes recettes, qu'il soit un bon guide pour votre vie, qu'il vous dise ce qu'il y a à faire.

Sur ce point, Lacan se sépare de Freud, puisque pour des raisons qui ne tiennent pas à la personnalité de Lacan mais à l'appareil structural qui lui semble à l'œuvre et être le maître de toute cette affaire, il vient bien souligner que dans le grand Autre, il n'y a justement pas de prescripteur ni du désir, ni des conduites. En dernier ressort, pour vos désirs et vos conduites, vous ne pouvez que vous autoriser de vous-mêmes. Je dois dire que c'est un thème qui a fait couler beaucoup d'encre. C'est très exactement cette mise en place qui fait qu'il n'y a d'autre guide que cet objet a venu organiser notre fantasme mais qu'il n'y a aucun sujet pour venir le valider, personne pour venir vous dire, c'est le bon, c'est celui-là et pas un autre !

C'est cette mise en place-là que Lacan appelle la passe. Tout simple­ment ! Le dire aujourd'hui peut se faire en toute innocuité, ce n'est nul­lement gâcher le progrès de ceux qui réfléchissent là-dessus. Près de

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trente ans après que Lacan ait théorisé cette question de la passe, il est tout à fait légitime que nous puissions aujourd'hui répondre très sim­plement sur ce qui la constitue. Lacan avance souvent masqué, il a bien raison, parce qu'il veut se faire entendre à sa manière, il avance masqué mais il est tout de même fondamentalement simple et je crois que le type d'aperçu que je vous donne ce soir l'illustre assez bien.

Pour conclure, cette dernière aporie que le discours psychanalytique serait «un discours sans paroles». Ça c'est étonnant! Que veut dire un discours sans paroles ? Vous avez lu ça ? Oui ? Eh bien, c'est le moment où votre invocation à l'Autre, au grand Autre pour qu'il vous réponde, cette invocation ne rencontre que l'écriture de ce qui organise votre fan­tasme. Si l'analyste est assez habile, ou en a le chic, ou en a le talent, ou je ne sais pas... ou si vous-même avez peut-être aussi le chic pour rece­voir le patient et la possibilité d'isoler dans son propos rien d'autre que le jeu littéral qui organise pour chacun son affaire, alors l'analyste effec­tivement se dispense de la référence à une parole qui, elle, ne peut que s'appuyer sur le sens. Car il ne s'agit pas là de sens, il s'agit de littéralité.

Voilà ce que j'ai raconté à nos amis irlandais. Je dois vous dire que c'est presque comme à vous, ça leur a assez plu... C'est vrai ! Et dans la mesure où nos amis irlandais ont de fortes attaches, une forte tradition religieuse, il ne m'a pas paru superflu de taper sur ce genre de clous.

Voilà! Alors à bientôt...

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Séminaire VII

du 6 Décembre 2001

Vous aurez droit pour les vacances de Noël à une surprise, j'es­père qu'elle vous sera agréable. Mais vous verrez de quelle manière nous pourrons capitaliser, comme on s'exprime

aujourd'hui, ce que nous avons dispensé au cours de ce trimestre et fran­chir un pas qui nous intéressera, les uns et les autres.

En attendant ce cadeau qui est donc à l'emballage, je vais vous propo­ser de nous intéresser aux rêves de Freud tels qu'ils figurent dans cette Introduction à la psychanalyse. C'est dans le chapitre xn, «Analyse de quelques exemples de rêves». Il y en a douze dont trois sont des rêves personnels de Freud, bien qu'il ne les présente pas ainsi. Néanmoins je mets là-dessus un cachet d'authenticité absolument indiscutable, dans la mesure où ces trois rêves concernent une question, la question fonda­mentale de Freud : qu'est-ce qu'un père ?

Le premier, c'est d'ailleurs le premier de ces douze exemples. Quand vous les lisez, vous voyez tout de suite la différence de densité entre ces rêves qui lui appartiennent et les autres qu'il cite et qui sont des rêves à vrai dire amusants, mais dont aucun n'a cette sorte de gravité, cette sorte de poids, n'exerce cette sorte de fascination que peuvent avoir les rêves de Freud.

Le premier est tout simple1 :

1. Payot, p. 221, Gallimard, p. 239.

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

Son oncle fume une cigarette bien que ce soit un samedi, une femme l'embrasse et le caresse comme son enfant

Freud commente : «À propos de la première image, le rêveur, qui est juif, nous dit que son oncle, homme pieux, n'a jamais commis, et n'aurait jamais été capable de commettre un péché pareil. À propos de la femme, il ne pense qu'à sa mère... Comme le rêveur [Freud] exclut formellement la réalité de l'acte de son oncle, on est tenté de réunir les deux images par la rela­tion de dépendance temporelle. "Au cas où mon oncle, le saint homme, se déciderait à fumer une cigarette un samedi, je devrais me laisser caresser par ma mère."»

Ceux qui se sont un peu intéressés à ce genre de raisonnement savent qu' i l est absolument typique des raisonnements talmudiques. Freud n'était aucunement versé dans ce genre de science, mais i l est amusant de voir, à l'occasion d'un rêve, ce type de raisonnement...

Vous voyez comment Freud a introduit le au cas où, puisqu'il dit de manière hypothétique :

«Au cas où mon oncle, le saint homme, se déciderait à fumer une ciga­rette, s'il fait ça, je devrais me laisser caresser par ma mère.»

Or nous savons que Freud avait effectivement un oncle, frère de son père, qui a causé beaucoup de chagrin à sa famille et en particu­lier au père de Freud, dans la mesure où il s'est trouvé mêlé à des malversations commerciales et a vraisemblablement été condamné. Il dit ailleurs de cet oncle que c'était un homme faible. Quels qu'ils soient, les déguisements que Freud vient ici introduire sont bien légitimes, on ne lui demande pas d'exposer son anatomie (comme il le fait justement dans un de ses rêves...) pour bien prouver à tout le monde combien ce qu'il raconte est vérifiable et vérifié. Donc il est vrai que son oncle a été amené à ne pas respecter la loi, la loi tout court.

Du même coup, vous voyez que je vous propose d'entendre ce rêve différemment: si celui qui est en position d'ancêtre ne respecte pas la loi, comment, lui, pourrait-il être à l'abri, comment pourrait-il connaître l'interdiction de l'inceste ? Questionnement après tout fort ordinaire qui va nous éclairer sur le second de ces trois rêves concernant le père. Il est manifeste qu'ils faisaient partie d'un ensemble de rêves de Freud, qu'il

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avait colligés, concernant tous la question du père. Ils s'éclairent ainsi les uns les autres.

Je vous lis rapidement le bref texte du second rêve qui va nous intro­duire à des développements tout à fait remarquables2:

Le père est mort, mais il a été exhumé et a mauvaise mine. Il reste en vie depuis son exhumation et le rêveur fait tout son possible pour qu'il ne s'en aperçoive pas. «Ici, reprend Freud, le rêve passe à d'autres choses, très éloignées en apparence. »

Il ajoute que c'est le rêve d'un homme qui a perdu son père depuis plusieurs années, et vous savez que Freud a commencé son auto-analyse à partir de la mort de son père.

« Le père est mort, nous le savons. Son exhumation ne correspond pas plus à la réalité que les détails ultérieurs du rêve. Mais le rêveur raconte: lorsqu'il fut revenu des obsèques de son père, il éprouva un mal de dents. Il voulait traiter la dent malade selon la prescription de la religion juive : "Lorsqu'une dent te fait souffrir, arrache-la". Et, appli­cation remarquable de la prescription juive, il se rendit chez le dentis­te. Mais celui-ci lui dit: "On n'arrache pas une dent comme ça, il faut avoir de la patience. Je vais vous mettre dans la dent quelque chose qui la tuera. Revenez dans trois jours, et j'extrairai cela". « C'est cette extraction, dit tout à coup le rêveur, qui correspond à l'ex­humation.».

Freud demande alors : «Le rêveur avait-il raison ? Pas tout à fait, car ce n'est pas la dent qui devait être extraite, mais sa partie morte. Mais c'est là l'une des nom­breuses imprécisions que, d'après nos expériences, on constate sou­vent dans les rêves. Le rêveur aurait alors opéré une condensation en fondant en un seul le père mort et la dent tuée, et cependant conser­vée. Rien d'étonnant s'il en résulte dans le rêve manifeste quelque chose d'absurde, car tout ce qui est de la dent ne peut pas s'appliquer au père. Où se trouverait, en général, entre le père et la dent ce ter-tium comparationis un terme intermédiaire, un terme de comparaison,

2. Payot, p. 224, Gallimard, p. 242.

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

qui a rendu possible la condensation que nous trouvons dans le rêve manifeste?»

Quel est ce troisième terme qui a permis à la dent de servir de méta-ore du père ?

« Il doit pourtant, ajoute Freud, y avoir un rapport entre le père et la dent, car le rêveur nous dit qu'il sait que lorsqu'on rêve d'une dent tombée, cela signifie que l'on perdra un membre de sa famille. «Nous savons que cette interprétation populaire est inexacte, ou n'est exacte que dans un sens spécial, c'est-à-dire en tant que boutade. Aussi serons-nous d'autant plus étonnés de retrouver ce thème derriè­re tous les autres fragments du contenu du rêve. «Sans y être sollicité, notre rêveur se met maintenant à nous parler de la maladie et de la mort de son père, ainsi que de son attitude à l'égard de celui-ci. La maladie du père a duré longtemps, les soins et le traite­ment ont coûté au fils beaucoup d'argent. Et pourtant lui, le fils, ne s'en était jamais plaint, n'avait jamais manifesté la moindre impatience, n'avait jamais exprimé le désir de voir la fin de tout cela. Il se vante d'avoir toujours éprouvé à l'égard de son père un sentiment de piété vraiment juive, de s'être toujours rigoureusement conformé à la loi juive. «N'êtes-vous pas frappés de la contradiction qui s'exprime dans les idées se rapportant au rêve ? Il a identifié dent et père. À l'égard de la dent, il voulait agir selon la loi juive qui ordonnait de l'arracher dès l'instant où elle était une cause de douleur et de contrariété. À l'égard du père, il voulait également agir selon la loi qui, cette fois, ordonne cependant de ne pas se plaindre de la dépense et de la contrariété, de supporter patiemment l'épreuve et de s'interdire toute intention hos­tile envers l'objet qui est cause de la douleur. L'analogie entre les deux situations aurait cependant été plus complète si le fils avait éprouvé à l'égard du père les mêmes sentiments qu'à l'égard de la dent, c'est-à-dire s'il avait souhaité que la mort vînt mettre fin à l'existence inutile, douloureuse et coûteuse de celui-ci. »

Et là — je vous l'abrège un petit peu : «Je suis persuadé que tels furent effectivement les sentiments de notre rêveur à l'égard de son père pendant la pénible maladie. [...] Dans les situations de ce genre, on fait généralement le souhait de voir venir la

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mort, mais ce souhait se couvre du masque de la piété : la mort, se dit-on, serait une délivrance pour le malade qui souffre. [...] Avec plus de certitude encore, nous pouvons affirmer la même chose concernant d'autres idées latentes qui ont contribué à constituer le contenu du rêve. On ne découvre dans le rêve nulle trace de sentiments hostiles à l'égard du père. Mais si nous cherchons la racine d'une pareille hosti­lité à l'égard du père en remontant jusqu'à l'enfance, nous nous sou­venons qu'elle réside dans la crainte que nous inspire le père, lequel commence de très bonne heure à réfréner l'activité sexuelle du gar­çon... Et c'est également vrai de l'attitude de notre rêveur à l'égard de son père. Son amour était mitigé de beaucoup de respect et de crainte, qui avaient leur source dans le contrôle exercé par le père sur l'activi­té sexuelle du fils. «Les autres détails du rêve manifeste s'expliquent par le complexe de l'onanisme. "Il a mauvaise mine" ( i l semblerait que l'onanisme donne mauvaise mine), et selon une inversion ordinaire à l'élabora­tion du rêve, cette mauvaise mine a été transférée sur l'apparence du père —Il continue à vivre —. Cette idée correspond aussi bien aux souhaits de résurrection qu'à la promesse du dentiste que la dent pour­ra être conservée. Mais, et on arrive au bout de ce que dit Freud sur ce rêve et que nous allons reprendre ensemble, la proposition, «le rêveur fait tout son possible pour qu'il [le père] ne s'en aperçoive pas » est tout à fait raffinée, car elle a pour but de nous suggérer la conclusion qu'il est mort. La seule conclusion significative — c'est très obscur, ce que Freud dit là — découle cependant du "complexe de l'onanisme" puisqu'il est compréhensible que le jeune homme dissimule au père sa vie sexuelle.»

Quelques remarques terminales sur les mécanismes d'élaboration du rêve que nous connaissons, condensation, déplacement, création de for­mations substitutives, etc.

Qu'est-ce qui, dans ce rêve, mérite de nous fasciner à notre tour ? La question de Freud dans ce rêve est de savoir comment le père mort

peut néanmoins être conservé. Et lorsqu'il s'interroge sur le terme inter­médiaire entre le père et la dent, ce terme, vous le devinez. Je vous l'ai lu

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

rapidement car il est une page plus loin, de façon indifférente, je veux dire servant à un autre usage. Il est évident que le terme intermédiaire est tout bonnement celui de racine*. On va pouvoir extraire la dent, et néan­moins conserver la racine.

Autrement dit, est introduite ici la distinction entre le père réel, sus­ceptible effectivement de mourir, et le père symbolique en tant que déjà mort, promis bien sûr à l'immortalité.

Je vous ai lu le texte du rêve: le père est mort, mais il a été exhumé et a mauvaise mine. Il reste en vie depuis son exhumation, etc. La référence à Hamlet est ici très probable, c'est exactement comme ça que commence Hamlet. Il reste en vie depuis son inhumation, c'est bien le problème, et le rêveur fait tout son possible pour qu'il ne s'en aperçoive pas, on ne sait pas de quoi il ne devait pas s'apercevoir, mais il y a quelque chose dont il ne devrait pas s'apercevoir...

En tout cas, nous avons toute légitimité, sachant l'intérêt de Freud pour Shakespeare et la connaissance qu'il en avait, de penser que juste­ment, pour lui, ce père mort continue d'errer. Je veux dire qu'il y a là un devoir que le fils n'a pas su ou n'a pas pu lui rendre. Au lieu de venir prendre place, de venir reposer au lieu naturel qui devrait le conserver dans son immortalité, il traîne... il est toujours là, on ne s'en est pas débarrassé.

Le terme 'racine', Wurzel en allemand, dont le champ sémantique est identique à celui du français, désigne aussi bien la racine dentaire. Ce terme figure une page plus loin lorsque Freud dit:

«on ne découvre dans le rêve nulle trace de sentiments hostiles à l'égard du père, mais si nous cherchons la racine d'une pareille hostilité», etc.

De quoi Freud, le rêveur, aurait-il été coupable ? Le poids est mis sur l'onanisme, autrement dit ce qui est très ordinai­

rement lié à la culpabilité que peut susciter la masturbation, service sexuel égoïste et qui n'est pas mis au service du père, un gaspillage de la matière séminale.

Vous voyez autour de ce rêve comment Freud appelle ce qu'il en sera d'une distinction que Lacan mettra bien plus tard en place et qui sera la

3. Payot, p. 226, Gallimard, p. 244.

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distinction entre le père réel, le père symbolique, le père imaginaire, puisque ici on voit bien que la mort du père réel, le père du rêveur, aurait dû lui permettre de venir en ce lieu où repose le père imaginaire, le père de la horde, le père de la tribu. Il est question, tout au long, de loi juive, sans cesse Freud y fait référence sous toutes les formes, y compris sous celle des dictons populaires et, en tant que cette même instance, sous les traits du père symbolique, vient organiser cette loi dont le respect par le fils ferait que son père cesserait ainsi de se balader, tel un fantôme comme celui d'Hamlet.

Si le rêveur fait tout son possible pour qu'il ne s'en aperçoive pas, il s'agit sans aucun doute du souci que le père mort ne s'aperçoive pas ainsi de la faute du fils.

Mais la question reste ouverte de savoir si le comportement du père lui-même lui a donné en quelque sorte les clés du repos éternel. Il y a quelque chose en tout cas, là, dans ce que dit le rêveur, «il fait tout son pos­sible pour qu'il ne s'en aperçoive pas» qui, comme à l'accoutumée, ne per­met pas que nous sachions exactement qui est cet il.

Donc sans aucun doute, Freud a mal au père... C'est le lieu de sa dou­leur!

C'est une localisation tellement commune, au point même de nous ré­interroger, mais je ne vais sûrement pas le faire ce soir, comment se fait-il qu'elle soit aussi commune ? Et comment cela devrait-il être pour que ce genre de localisation du mal ne soit pas aussi répandu ?

En tout cas, le rêve nous apprend comment, ce père-là, il aurait voulu l'arracher comme on arrache une dent, une dent qui fait mal, tel que le prescrit le dicton, mais également comment le père continue de vivre, de vivre dans ce qui est le tourment du rêveur, sans qu'il puisse, lui, s'exé­cuter de telle sorte que ce père puisse rentrer, réintégrer sa tombe.

Vous voyez que nous ne sommes pas très loin ici d'Hamlet, la culpa­bilité portant là toute entière non pas sur la mère, mais sur le fils.

Et voilà le troisième rêve4, d'une grande crudité, sur lequel je mets aussi mon cachet certifiant que c'est un rêve de Freud. Au cours de cette

4. Payot, p. 231, Gallimard, p. 249.

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année, nous profiterons de ce travail d'introduction pour faire l'analyse de la position de Freud à l'endroit du père. Vous verrez par la suite la légitimité de ma thèse à propos du rêve que je vais maintenant vous lire.

C'est un rêve qu'il donne comme exemplaire et se prêtant particuliè­rement à l'interprétation symbolique, c'est-à-dire à la « clef des songes », autrement dit, le premier venu est là capable d'interpréter ce dont il est question.

Freud dit: «Ce rêve est remarquable et probant par le fait que c'est le rêveur lui-même qui a traduit tous les symboles sans posséder la moindre connaissance théorique relative à l'interprétation des rêves, circons­tance tout à fait extraordinaire et dont les conditions ne sont pas connues exactement.»

C'était exactement sa situation à lui ! I l s'est trouvé devant ce rêve sans rien connaître, sans connaître grand chose à l'interprétation des rêves et i l y est allé tout de go, ça coulait de source.

Que dit donc ce rêve ? // — le rêveur — se promène avec son père dans un endroit qui est cer­tainement le Prater — vous voyez la condensation, c'est donc le bois de Vienne, la condensation pater,frater. En tout cas, /'/ se bala­de avec son père dans un endroit qui est certainement le Prater car on voit la rotonde, et devant celle-ci une petite saillie à laquelle est attaché un ballon captif qui semble assez dégonflé. Son père — son père — lui demande à quoi tout cela sert; la question rétonne, mais il n'en donne pas moins l'explication qu'on lui demande — on ne sait pas laquelle. Ils arrivent ensuite dans une cour dans laquelle est étendue une grande plaque de fer-blanc. Le père voudrait en détacher un grand morceau, mais regarde autour de lui pour savoir si personne ne le remarque — autrement dit, i l voudrait en dérober un morceau. //, le rêveur, lui dit qu'il suffit de prévenir le surveillant, il pourra alors en emporter tant qu'il voudra. De cette cour, un escalier conduit dans une fosse dont les parois sont capitonnées comme, par exemple, un fauteuil en cuir. Au bout de cette fosse se trouve une longue plate-forme après laquelle commence une autre fosse. «Alors le rêveur, nous dit Freud, interprète lui-même: «La rotonde, ce sont mes organes génitaux. Le ballon captif qui se trouve devant

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n'est autre chose que ma verge dont la faculté d'érection se trouve diminuée depuis quelque temps». Et, ajoute Freud, pour traduire plus exactement, la rotonde, c'est la région fessière que l'enfant consi­dère généralement comme faisant partie de l'appareil génital, la petite saillie devant cette rotonde, ce sont les bourses. Dans le rêve, le père lui demande ce que tout cela signifie, c'est-à-dire quels sont les buts et la fonction des organes génitaux. Nous pouvons, dit Freud, sans risque de nous tromper, intervertir les situations et admettre que c'est le fils qui interroge. Le père n'ayant jamais, dans la vie réelle, posé de questions pareilles, on doit considérer cette idée du rêve comme un désir, ou ne l'accepter que conditionnellement: "Si j'avais demandé à mon père des renseignements relatifs aux organes sexuels..." Nous retrouverons bientôt la suite et le développement de cette idée. « La cour dans laquelle est étendue la plaque de fer-blanc ne doit pas être considérée comme étant essentiellement un symbole, elle fait par­tie du local où le père exerce son commerce. Et par discrétion, j'ai rem­placé par le fer-blanc l'article dont il fait commerce sans rien changer au texte du rêve. Le rêveur, qui assiste le père dans ses affaires, a été dès le premier jour choqué par l'incorrection des procédés sur lesquels repose en grande partie le gain. C'est pourquoi on doit donner à l'idée dont nous avons parlé plus haut la suite suivante : «(si j'avais demandé à mon père à quoi servent les organes génitaux), il m'aurait trompé comme il trompe ses clients. Le père voulait détacher un morceau de la plaque de fer-blanc, on peut bien voir dans ce désir la représenta­tion de la malhonnêteté commerciale — c'est étrange, n'est-ce pas — mais le rêveur lui-même en donne une autre explication : il signifie l'onanisme. Vous voyez, on y revient. Cela, nous le savons depuis longtemps, mais en outre cette interprétation s'accorde avec le fait que le secret de l'onanisme est exprimé par son contraire (le fils disant au père que s'il emporte un morceau de fer-blanc, il doit le faire ouverte­ment en demandant la permission au surveillant). Aussi, ne sommes-nous pas étonnés de voir le fils attribuer au père les pratiques ona-niques comme il lui attribue l'interrogation dans la première scène du rêve — c'est-à-dire quand le père veut enlever, dérober un mor­ceau de fer-blanc. Quant à la fosse, le rêveur l'interprète en évoquant le mou capitonnage des parois vaginales, et j'ajoute de ma part que la

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descente, comme dans d'autre cas, la montée, signifie l'acte du coït. «La première fosse, nous disait le rêveur, était suivie d'une longue plate-forme au bout de laquelle commençait une autre fosse: il s'agit là de détails biographiques. Après avoir eu des rapports sexuels fré­quents, le rêveur se trouve actuellement gêné dans l'accomplissement de l'acte sexuel, et espère grâce au traitement recouvrer sa vigueur d'autrefois.»

J'aurais pu vous le dire en passant à propos du rêve de l'arrachage de la dent, c'est Freud qui le cite dans la Traumdeutung : une formulation courante de l'onanisme en allemand se disait sich einen ausreifîen, "s'en arracher un". Comme vous l'avez vu, effectivement, le ausreifien va se retrouver dans le rêve des dents, et vous l'avez ici à propos de cet arra­chage d'un morceau de fer-blanc — en allemand, ça se dit Blech. J'ai cherché sur ce substitut au mot originel, puisqu'il s'agit du commerce exercé par le père que Freud ne veut pas ici mentionner, je n'ai, à cet égard, rien trouvé d'intéressant.

Mais si nous revenons à ce rêve où nous voyons le fils qui se promène avec le père devant des figurations architecturales qui sont donc assimi­lées à des organes génitaux, et où c'est le père qui demande au fils à quoi ça sert. Après tout ! Acceptons l'interprétation pieuse du renversement que Freud suppose, c'est-à-dire qu'il s'agirait en réalité du fils qui vou­drait demander au père à quoi ça sert et des explications sur la vie sexuelle. Retenons néanmoins que c'est bien Freud qui s'est engagé à aller expliquer ce qu'est la vie sexuelle, y compris bien entendu à ce père même mort, même in absentia.

Si le rêveur a quelques difficultés dans l'exercice de ses activités, peut-être cela tient-il justement au fait que le père, sur la question, n'était pas forcément... le plus compétent et qu'il fallait bien que ce soit le fils qui vienne lui expliquer. Là aussi peut-être, la question d'un rapport à la loi se dégage-t-elle de cette histoire: le père veut dérober un morceau de n'importe quoi, veut voler ce qui pour lui compte et le fils lui dit, «pas besoin de voler ! /'/ lui suffit de prévenir le surveillant, il pourra alors en empor­ter tant qu'il voudra. » Ainsi vous voyez comment ressurgit à cette occa­sion la question du rapport du père à la loi, en tant que ledit rapport est en cause, est interpellé, eu égard à ce qui est la difficulté réelle du fils. Dans cette activité qui anime Freud, dans laquelle il est engagé, il s'agit

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au fond de faire savoir au père comment ça marche — au père, puisque ce serait sans doute le chemin pour que le fils lui-même puisse s'en auto­riser.

Ce qui est évidemment très amusant aussi dans l'analyse de ce rêve, c'est lorsque Freud nous raconte que les derniers détails du rêve sont biographiques, alors qu'à l'évidence, il y a la répartition, la disposition anatomique des organes féminins. Ça il veut bien le dire, mais il met une longue plate-forme, longue, longue, qui sépare cette fosse-là d'une autre, n'est-ce pas, qui est au bout, et dont il dira simplement que là ce sont des problèmes biographiques qui se posent... Interrogation donc faite par Freud à sa production onirique, sa façon d'attendre les messages de l'in­conscient, la manière dont l'inconscient viendrait ici l'informer sur la façon dont le désir se met en place. Et, sans doute du même coup, la richesse de ses propres rêves, ce que j'appelais tout à l'heure leur densité.

Freud durant tout ce travail est, comme je vous l'ai déjà fait remar­quer, très surpris par la méchanceté, l'égoïsme des désirs portés par l'in­conscient. Il attribue cette méchanceté, ce caractère mauvais, au fait que c'est l'infantile en nous qui serait conservé dans l'inconscient et que ces traits seraient propres à l'âge infantile5. C'est complètement énigma-tique car si effectivement nous savons qu'il y a chez les enfants des mani­festations de cruauté, de méchanceté, etc., néanmoins il faut quand même bien avouer que c'est peu de chose, eu égard à ce qu'ils feront plus tard ! Vraiment, ce sont des douceurs ! D'autre part, comment imaginer que l'inconscient serait aussi, forcément, l'infantile. Pourquoi ? Pour­quoi serait-ce l'infantile en nous ? Avec à la clé la grande idée thérapeu­tique que, si nous arrivons grâce à la cure à nous débarrasser de l'infan­tile, de l'égoïsme, de la méchanceté, etc., vous voyez le progrès évident qui nous attend dans une société enfin réconciliée ! Or non seulement nous n'avons pas le moindre témoignage en clinique de ce genre d'amé­lioration, mais nous avons sûrement à nous demander pourquoi, dans l'inconscient, cet égoïsme donnerait la facilité avec laquelle nous nous débarrassons de nos prochains : nous les exécutons, nous les éliminons, et ce y compris les plus chers.

5. Payot, p. 237, Gallimard, p. 255.

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Pour introduire a la psychanalyse, aujourd'hui

Là aussi, il va y avoir une interprétation que nous donne Freud et qui se trouve dans le chapitre suivant, « Réalisation des désirs » 6, une inter­prétation qui nous retient parce qu'elle nous met, tout de même, sur la voie. Freud insiste sur le fait que les premiers vœux de mort s'exercent à l'endroit des proches, des plus proches, en tant que ceux-ci sont respon­sables d'un obstacle mis à la satisfaction, par exemple la naissance du petit frère ou de la petite sœur. Freud ne remarque pas qu'il s'agit en cette occasion d'une blessure essentiellement narcissique, car après tout il arrive, ce n'est quand même pas rare, que la mère continue de s'occu­per de son gosse même si elle a un petit. C'est essentiellement au niveau narcissique qu'avec la naissance d'un frère ou d'une petite sœur se situe le déficit et puis, dans la même série et c'est encore beaucoup plus inté­ressant parce qu'il le met dans la même série, le père en tant qu'il consti­tue l'obstacle à la réalisation des premiers vœux sexuels portés sur la mère.

Vous pouvez avoir une idée de la façon dont, là encore, la distinction faite par Lacan entre le réel, le symbolique et l'imaginaire — c'est ma lec­ture — est justement fondée et organisée à partir de ces textes de Freud. Ce n'est pas sorti comme ça chez Lacan tout armé de son cortex, c'est justement à la lecture de ce genre de passage chez Freud que Lacan est bien frappé par le fait que dans la famille, le frère ou la petite sœur, en tant qu'obstacle à la réalisation du désir, n'a pas du tout la même place que le père.

Alors on rétorquera que pour le frère et la petite sœur, ce ne sont pas les désirs sexuels qu'ils contrarient, que pour le père, ce sont des désirs sexuels...

On ne voit pas en quoi ce type de distinction serait pertinent pour l'enfant. En revanche, on voit bien que le frère ou la petite sœur consti­tue un obstacle réel. C'est parce qu'il est là et qu'effectivement il suffi­rait de l'éliminer, cet obstacle réel, pour que les privilèges antérieurs soient rétablis. Le père aussi constitue assurément un obstacle réel et donc, bien entendu, l'enfant va être amené à penser que s'il pouvait être zigouillé, celui-là, bon débarras ! Mais le véritable obstacle que repré­sente le père est bien évidemment d'une autre nature, bien qu'il ne soit

6. Payot, p. 255, Gallimard, p. 273.

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Séminaire du 6 décembre 2001

ni de Tordre de l'évidence, ni de Tordre du sensible. C'est pourquoi l'évidence, c'est ce qu'il y a de plus critiquable. Rien de plus critiquable que l'évidence! Et c'est bien pourquoi le cognitivisme ne tient pas debout...

Si le père est un obstacle, c'est parce qu'il est représentant de cet ordre symbolique, qu'il constitue un obstacle fécond puisqu'il va lui donner justement la possibilité des identifications et des moyens propres à faire valoir son propre désir.

Sur ce point, le vœu de mort du père, présent avec l'histoire de la dent à arracher, ou encore ce qu'on entend si aisément dans nos milieux, « il faut tuer le père » (on ne savait pas qu'il y avait parmi nous tellement de parricides en puissance), en réalité c'est un vœu absolument... rigolo! C'est sans doute comme beaucoup de vœux, c'est fait pour s'entretenir à l'état de vœu car les parricides sont quand même relativement rares — les vrais.

Mais vous voyez que cela a l'avantage de nous interroger sur la poly­sémie du terme de "parricide". Que veut dire «il faut tuer le père» ?

D'abord comment tuer le père puisque celui qui fait qu'il y a du père, il est déjà mort ? Alors évidemment, on peut tuer les morts, bien sûr ! C'est même une opération qui se fait banalement et couramment quand, par exemple, on va profaner un cimetière ou quand on va en araser les tombes et faire que ce lieu n'en garde plus jamais le souvenir. Ou bien quand, dans sa propre existence, on se détache et renonce à cette racine.

J'entendais mardi soir quelqu'un de très bien proposer comme titre à un numéro de revue, Comment se débarrasser des racines ? Ce n'était pas un dentiste...

Ainsi vous voyez de quelle façon, si vous ne faites pas la distinction entre ces trois dimensions que vous apporte Lacan, vous êtes là-dessus complètement paumés, comme Test Freud qui, on sera amenés à conclure là-dessus à la fin de la première année de ce séminaire, ne s'en est jamais tiré.

Donc si le père est un obstacle, ce n'est pas tout à fait du même ordre que celui que représente la naissance, dans la famille, d'un enfant.

Je vous le signale, parce que c'est rare chez Freud, que c'est dans le chapitre xm, «Traits archaïques et infantilisme du rêve », qu'il a une page sur le complexe d'Œdipe et sur le complexe de castration. Je vous le

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Pour introduire a la psychanalyse, aujourd'hui

signale parce que vous risquez autrement de passer pas mal de temps dans un index pour savoir où il en parle... C'est à cet endroit-là, c'est dans ce chapitre qu'il vient à en parler.

Mais ce que je viens d'ébaucher, introduction à ce que je vous appor­terai la prochaine fois, nous permet quand même de comprendre pour­quoi l'inconscient tel que Freud l'entend, c'est le mauvais et l'infantile; et pourquoi effectivement le passage par l'œdipe modifie radicalement la relation à autrui en y introduisant la possibilité d'une coexistence, là où il n'y avait jusqu'à ce moment qu'exclusion réciproque, ou toi, ou moi ! Processus où la destruction d'autrui semblait constituer le mode normal de réaliser le vœu, le désir — y compris le désir en tant que soutenu par un érotisme qu'il est légitime dans ce cas d'appeler anal.

Je crois que ce ne sera pas mal non plus de parvenir à spécifier ce qu'il en est de cet érotisme, pourquoi il est fondé sur la destruction, et pour­quoi donc l'inconscient est organisé par un système, un système COMME un langage, système régi de telle sorte qu'il ne laisse pas d'autre recours.

Pour essayer de vous inciter à la lecture de toutes ces pages et de vous émoustiller un petit peu avant de m'arrêter, je vous montrerai la pro­chaine fois comment il y a en réalité deux types de lecture possibles d'un texte, deux types de lecture complètement différents : un type de lecture organisé, régi par le fonctionnement du signifiant, et un autre type de lecture qui est régi par le fonctionnement de la lettre. Ces deux types ne s'excluent pas l'un l'autre, ils peuvent parfaitement coexister. Et si j'y parviens (je l'espère, quand même !) je vous montrerai la prochaine fois, bien que je ne sois pas du tout malheureusement versé dans les langues sémitiques, j'essaierai de vous montrer comment le fonctionnement de la langue arabe s'avère particulièrement propice pour illustrer cette double lecture et le type de problèmes qu'elle pose, en premier lieu dans ce qui est notre fonctionnement psychique.

Voilà. Merci pour ce soir et à la semaine prochaine !

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Séminaire VIII

du 13 Décembre 2001

Je commencerai par une très brève séquence recueillie de la bouche d'une patiente qui vient depuis un certain temps en analyse et qui est amenée à dire «de toute façon, mon histoire commence un

jour de neige». Dans la mesure où je commence à être... un peu familiarisé avec le

procès de l'analyse, je lui demande en retour comment elle orthographie ce cneige' qui se prête parfaitement à une petite combinatoire élémentai­re entre neige, n'ai-je, je nie, je haine, la gêne tout court. Cette petite séquence introduit assez bien ce que j'évoquais la dernière fois pour conclure: nous sommes en fait capables d'exercer une double lecture. L'une, celle que l'on appelle la lecture courante, concerne notre rapport au signifiant, celui qui nous donne le sens et dont nous voyons à cette occasion, qu'une fois de plus, ce sens « mon histoire commence un jour de neige », ce sens n'est pas le bon. Et puis cette autre lecture, bien sûr ! qui s'exerce au niveau de la LETTRE et qui nous rappelle ce que dit Lacan, c'est-à-dire que le psychanalyste n'est pas celui qui écoute mais celui qui est introduit à une lecture.

Ce que je vous rapporte ne vous est pas du tout étranger puisque cela vous rappelle certainement cette autre formulation de Lacan, «l'inter­prétation est un discours sans paroles». Dans ce cas, il n'y aura eu effec­tivement pas la moindre parole intervenue dans cette invitation qui lui était faite de lire elle-même avec ce 'neige' ce qu'elle était en train de dire. Vous remarquez qu'il s'agit bien d'un discours sans paroles, c'est-à-dire

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

d'une possibilité qui n'est mise en place que par la faculté d'une adresse faite à un autre, à un autre éventuellement assez averti, l'analyste, pour­quoi pas elle-même, pour venir lire ce qu'elle était en train de dire.

Une objection ici apparaît. Après tout, cette lecture de la lettre n'aura fait que substituer un certain nombre de sens, d'autres sens, à celui qui se présentait dans le contenu manifeste. Autrement dit, l'opération se solderait simplement par l'adjonction d'autres sens à celui qui était ini­tialement proposé mais nous resterions finalement dans une promotion du sens.

Remarquons toutefois qu'il y a une différence de statut entre cette neige supposée marquer le jour où commençait son histoire, et ces autres sens que ce type de lecture permettait ainsi non pas d'inaugurer, mais de donner à entendre. En effet, ces autres sens révélaient leur pertinence du fait d'être, non pas éléments d'une articulation faite par l'inconscient, mais les éléments d'une mise en acte par l'inconscient, tous ces sens qui se donnaient ainsi à lire étaient effectivement mis en acte par elle dans sa conduite et, du même coup, ils se présentaient absolument comme exclus de tout doute possible.

Si la neige qui marquait le jour du début de son histoire se prêtait à venir romancer une existence, le type de lecture qui ainsi se dégageait venait rendre cette existence effective, la mettre en acte d'une manière qui lui était parfaitement insoupçonnée. Et je dirais que la vertu de la combinatoire mise en place par cette neige se retrouvait dans le fait que toutes les lettres de ce mot font partie du patronyme de l'homme qu'elle a épousé.

Alors, me direz-vous, quel est dans l'inconscient, à ce titre, le statut de cette petite concrétion littérale ? Ce statut s'avère constituer le signi­fié inconscient de ce que par ailleurs elle passe son temps à articuler de façon consciente. Ce petit élément et sa combinatoire viennent organiser le signifié insu d'elle-même bien qu'elle passe son temps dans son exis­tence à l'articuler et l'agir.

À ce titre, et il est étrange de le penser ainsi, on pourrait dire que cette petite concrétion littérale est un équivalent phallique - puisqu'elle vient constituer le signifié insu d'elle-même, de ce qui l'agit et de ce qu'elle dit. Mais il est facile de remarquer que ce signifié inconscient est, dans ce cas-là, éminemment mortifère, ne serait-ce d'ailleurs que parce que juste-

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Séminaire du 13 décembre 2001

ment il est incarné, il a un corps, ce signifié, un corps littéral. Il renvoie à un réel dûment incarné et du même coup éminemment prescriptif.

Alors on pourrait reprendre à cette occasion la question du nom propre inconscient, soulevée par Lacan dans le séminaire que nous avons étudié cet été *, à la suite du bouquin de Leclaire2. Mais en faisant remar­quer, à propos de l'hypothèse d'en faire un nom propre inconscient que si le nom propre est ce qui vient inscrire le sujet dans la lignée, c'est-à-dire lui donne une ligne de vie et bien sûr de mort — mais une mort qui passe par cette trajectoire — en revanche ce nom propre "inconscient" est ce qui vient le couper de la lignée, ce qui vient l'en retrancher, ce qui vient faire qu'à cette lignée, il dit non.

Une autre question surgit aussitôt, mais pourquoi est-ce cette batte­rie-là, pourquoi est-ce ce petit minimum qui chez elle vient tenir cette place ?

Nous pouvons proposer, pour tenter de répondre à cette question, que ce mot neige que nous avons vu au départ («de toute façon, mon histoire commence un jour de neige »), peut aisément, sans trop tordre la vraisemblance, s'entendre comme la métaphore de cette énigme. Un cer­tain jour, et à cause sans doute d'une privation partagée par le couple de ses parents, un n'ai-je réciproque réparti à leur manière (il ne nous appartient pas de le situer, peu importe!), ce n'ai-je est venu constituer le signe sous lequel ses parents ont pu se rencontrer pour lui donner jour, faire commencer son histoire. Et tout ce que l'on peut en conclure, c'est qu'elle a passé et elle passe son existence à en vouloir sans relâche à cet X énigmatique à qui elle doit la naissance, ce défaut partagé par le couple de ses parents qui les a fait se rencontrer et qui lui a donné nais­sance.

Tout de la conduite de son existence, ce qui se présente pour elle comme symptôme et qui ravage sa vie vient admirablement se ranger parmi les effets de cette combinatoire. Au point que la tentative chez elle d'éradiquer cet X qui a pu causer sa naissance — je veux dire l'instance phallique bien sûr ! — a failli la mener à la folie et c'est dans l'appréhen-

1. J. Lacan, Problèmes cruciaux de la psychanalyse, séminaire 1964/65. H.C. 2. là., leçon du 27/1/65, texte de S. Leclaire sur le nom propre, repris dans Psychanalyser,

Seuil, 1968, p. 112.

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

sion de ce qui à ce moment-là se manifestait chez elle qu'elle est venue à l'analyse.

Ceci fait introduction, qui ne vous semblera peut-être pas immédiate, à la surprise de Freud quand il constata que dans l'inconscient, les signi­fiants susceptibles d'être isolés, étaient à déchiffrer de façon quasiment régulière en faisant appel à leurs sens opposés, antonymes3. Il trouvait le moyen de mettre en rapport ce phénomène qui l'étonnait beaucoup, avec l'idée que ce qui se découvrait dans l'inconscient, c'était l'archaïque, non seulement de l'individu, mais de la lignée phylogénétique. Il vivait avec l'idée que dans l'inconscient une langue archaïque était là présente.

Cette interrogation est venue rencontrer l'ouvrage d'un linguiste, ouvrage paru dix ans plus tôt à Leipzig, sous la signature de Karl Abel, Sur le sens opposé des mots primitifs, Ûber den Gegensinn der Urworte4

— c'est curieux d'ailleurs comme titre, Urworte... Ce travail, aujour­d'hui, la majorité des linguistes s'accorde à le reconnaître comme nul. Dans la revue La Psychanalyse, n° 1, Emile Benveniste ajoute une pierre à toutes celles que cet auteur a reçues5 et affirme qu'il n'est pas possible que dans une langue positive, parlée, puissent se manifester des signi­fiants ayant des sens opposés. Cet article était sa contribution aux pre­miers travaux de la nouvelle société que venaient de fonder Lacan, Lagache, Favez, Dolto, etc. Lacan l'a publié dans cette revue, bien qu'il n'ajoute absolument rien à ce qu'on savait déjà, le refus des linguistes d'accepter une telle hypothèse.

Alors, me direz-vous, à propos de cette patiente dont vous nous par­liez tout à l'heure, pourquoi ne pas suivre l'invitation de Freud, de lire tous les signifiants inconscients doublement, dans un sens et puis dans l'autre ? Ce neige, ce je nie, ce je-haine, cette gêne, ne trouvez-vous pas un confort trop rapide à vous fonder là-dessus alors que vous nous pro­posiez vous-même l'opportunité, l'intérêt de cette reprise ?

3. S. Freud, «Sur le sens opposé des mots originaires» (1910), trad. B. Féron, in L'inquiétante étrangeté et autres essais, Gallimard, 1985.

4. K. Abel, Uber den Gegensinn der Urworte, Leipzig, 1884. 5. É. Benveniste, « Remarques sur la fonction du langage dans la découverte freudienne »,

in La Psychanalyse, 1956,1, 3-16.

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Séminaire du 13 décembre 2001

Je dois vous dire qu'à suivre la prescription de Freud, j'ai pu vérifier que cette patiente dont la vie était organisée autour de ce n'ai-je, ne man­quait effectivement... de rien! Autrement dit, ne cessait de faire valoir son autosuffisance. De telle sorte que ce nyai-je pouvait à la limite s'en­tendre comme une nostalgie, un regret, «pourquoi n'ai-jeï»

D'autre part cette haine que j'évoquais un peu plus tôt ne s'était pas manifestée de façon isolée. Il y avait eu (comme il se doit) au départ un grand amour, un grand amour qui (comme il se doit) avait été déçu. Et la question se pose de savoir s'il avait été déçu à cause de cette inscrip­tion dans l'inconscient, ce qui est vraisemblable, ou bien si cette inscrip­tion dans l'inconscient était venue prendre toute sa virulence après cette déception.

Quoi qu'il en soit, on comprend parfaitement le refus du linguiste de traiter sérieusement cette question sauf quelques exceptions, en général en allemand, et la recherche des textes en est moins aisée. Mais l'une d'elles que j'ai entre les mains est en français, c'est le travail d'un éminent linguiste islamisant, paru dans la revue Arabica, signé par David Cohen. C'est le développement d'une communication qu'il fit à l'Institut d'Études Islamiques en 1960 en présence de Berque et de Blachère, et qui s'intitule, comme vous venez de le prononcer, Addàd — ça signifie éga­lement les contraires et c'est en ce sens que le linguiste le prend —, les signifiants qui ont un sens opposé, et l'ambiguïté linguistique en arabe6.

Pourquoi le linguiste ordinairement refuse-t-il de s'intéresser à ce genre de manifestations ? Parce que cela vient contrarier la théorie qui fait du langage un moyen de communication : si vous pouvez entendre ce que je vous raconte, ou le lire dans deux sens opposés, cela va intro­duire quelques perturbations entre nous. Essentiellement à mon sens, on le voit bien dans cet article de David Cohen qui était prof à Paris III, si j'ai bien compris, et aussi pour des raisons éthiques parce que rendez-vous compte, si une langue pouvait se servir d'un même mot pour signi­fier aussi bien le bien que le mal, la vertu et le vice !

À suivre ce travail, l'auteur, avec toutes les précautions, essaie de prendre la plus grande distance. Il passe une grande partie de son temps à essayer de déplacer ces signifiants, de les annuler, de les expliquer.

6. D. Cohen, « Addàd et ambiguïté linguistique en arabe», in Arabica, 1961, 8,1-29.

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

Pourtant ceux-ci sont éminemment présents, pas seulement dans la for­mulation par antiphrase qui semble en arabe une figure de rhétorique appréciée et où ces signifiants de sens opposé apparaissent particulière­ment nombreux. Une recension qui en a été faite les situerait au nombre de quatre cents, ce ne peut pas être tenu pour un accident ! Y compris dans le Coran, ce qui, bien sûr, oblige les exégètes à des interprétations qui sont parfois directement antonymes avec le sens explicite du signi­fiant: pour que la formulation prenne un sens correct, il faut lire le signi­fiant dans un sens contraire de celui qui figure dans le texte. Je serai sûre­ment amené à vous en donner des exemples.

Mais je me suis rendu compte en préparant ce travail qu'il me fallait opérer un détour pour essayer de faire valoir comment s'organisent dans les langues sémitiques les incidences de la racine et de la forme. Pour vous le rendre sensible, j'ai pris dans cette autre langue sémitique, l'hé­breu, quelques éléments tout à fait simples. Nous allons pouvoir assez rapidement les déchiffrer ensemble, et nous rendre sensible la façon dont ces langues fonctionnent.

Ce que j'ai écrit au tableau, c'est aleph, N, beth, H, les deux premières lettres de l'alphabet.

Si vous arrêtez à cet endroit la suite des lettres de l'alphabet par une césure, vous avez un premier signifiant qui se lit Ab, 3N, et veut dire "père", voilà quand même qui est... ! "chef", "maître","inventeur".

Au-dessous les mêmes lettres, mais avec une signalisation différente de la voyelle, ne se lisent plus Ah mais Eb, 3K. Là vous aviez "père", et ici, avec Eb, vous avez "la verdure". Nous allons en français écrire... "le pré" ! Je vous l'écris comme ça pour m'amuser, n'imaginez pas que je fasse dériver le français de l'hébreu — j'ai un dictionnaire qui fait ça mais ce n'est pas celui qui m'inspire ! Mais il suffira d'une modification de la voyelle pour que vous ayez ce qui est le témoignage de la vie, de ce qui pousse, de ce qui nourrit, vous avez "le pré".

Et vous avez tout de suite après un nom que certains d'entre vous connaissent sûrement, Abib, 3*ÔX, c'est "l'épi". Pour m'amuser et pour rester dans cet esprit, je vais vous l'écrire "Prairial". Vous voyez que la gerbe de Booz, de Booz endormi n'est pas loin !

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Séminaire du 13 décembre 2001

Et puis alors ici, ça devient un peu plus distractif. Parce que nous avons Abah, i"I3K, et alors ça, on ne s'y attendait pas du tout ! Ça veut dire "vouloir".

Alors je ne sais vraiment pas comment vous l'écrire en français cor­rect mais, pour néanmoins vous rendre sensible comment cela s'organise dans ces langues, je vais forger le verbe français à l'image de celui-ci, je vais écrire que c'est le verbe pèrer (je père, tu pères, il père, etc.), n'est-ce pas ?

D'autant que si Abah veut dire "vouloir", "pérer", Abionah, rT3l*3K, qui est donc fait à partir de la même racine, veut dire tout simplement "désir" .

Ici un mot que je donne parce qu'il témoigne justement de la richesse sémantique sollicitée à l'occasion, Eben, ]3N, construit toujours avec aleph beth, et qui veut dire "la pierre". Rôle de la pierre dans ces pays...

Un peu plus haut ici, un mot très sympathique, aleph beth et puis, vous avez un 5 au bout, Abas, D3N, qui veut dire "s'engraisser", autre­ment dit en français "prospérer" ! C'est charmant, ça !

Et puis toujours aleph beth mais avec une désinence différente, Abaq, pIlK. Là aussi, c'est inattendu, ça veut dire "disperser".

Ici, bon ! je vous ai passé Abar, "QK, qui veut dire "être fort"... ... Mais jusque-là, nous sommes (j'espère que vous êtes comme moi)

dans l'euphorie. Vraiment, tout va bien, tout est sympathique, le père, l'épi, la verdure, le désir, la concupiscence, prospérer et même disperser — après tout, distinguer, séparer, ça peut parfois être utile ! Nous serions vraiment dans le meilleur des mondes s'il n'y avait, avec toujours la même racine, Abad. Abad, *HN, ça veut dire, comme en français, "périr", "passer", "errer".

Et Abdah, TTllX, ça ne vous dit rien ? C'est "l'objet perdu." Abadon, 1ÏT3N, "l'extermination" que je traduis par "le /Crissement", etAbdan, n?K, a la perdition".

Et puis il y en a un dernier que j'ai gardé, toujours dans la même série, mais il n'y en pas beaucoup plus dans cette série-là, faits à partir de la racine aleph beth, ces deux premières lettres de l'alphabet qui font le signifiant Un, Abir, T3N, et alors là, la grande surprise ! Parce que Abir, qu'est-ce que c'est? C'est le "tyran", le "taureau", le maître absolu...

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

Alors, pourquoi faire ce genre de détour ? Pour nous permettre d'en­visager comment tous ces signifiants sont des métaphores, des créations, il faut bien le dire, poétiques. Et des métaphores qui tournent autour de quoi ? Quel est là encore, comme pour la patiente de tout à l'heure, quel est le X à la place duquel viennent ces signifiants ?

Il faut, bien sûr, toute la batterie de cette métaphore pour que nous en ayons quelque idée. Je pense que vous ne me trouverez pas trop hardi ou excessif si j'avance que tous ces termes sont les métaphores d'une ins­tance parfaitement innommée — dont Lacan dit qu'elle devrait le rester, et ce n'est que par le tour de force qu'il opère qu'il lui donne un nom. Ladite instance ne peut être abordée que sous forme métaphorique et c'est, je crois qu'on l'entend assez dans l'énumération de ces signifiants, PlNSTANCE PHALLIQUE.

Intelligence de la langue qui, à cette occasion, ne conte pas une bluette mais sait parfaitement voir dans la même racine ce qui vient marquer la mort, l'extermination, la perdition, la séparation, la division. Et puis, ce qui est encore beaucoup plus surprenant dans une religion dont on sait l'effort qu'elle a fait pour se dégager de la représentation animale de ladi­te instance phallique, le fait que dans la langue, l'image du taureau n'est pas moins présente.

Sens opposés, sens antinomiques, mis en place à partir d'une racine unique et dont je pense qu'avec cet exemple nous saisissons, si j'ose dire, la pertinence. Car après tout, cette langue a existé avant que la religion ne vienne y faire fonctionner ce type de clivage — et c'est bien ce par quoi commence le Texte, séparer le jour de la nuit, la terre des eaux, etc., et si nous étions un petit peu astucieux, il nous suffirait d'entendre cette possibilité à partir d'une langue qui, ce clivage, ne le vivait aucunement et qui était parfaitement capable de réunir ainsi sous un même signifiant, des significations antonymes.

Je ne veux pas là ce soir intervenir sur les problèmes liés à la lecture du Coran — pardonnez-moi, j'interviens dans ce domaine sans être un spécialiste, je le dis, je l'avance à partir des lectures que j'ai pu en faire. L'Islam avait affaire à une langue où l'usage des antonymes, la réunion des contraires était parfaitement courante et où il s'agissait, à l'occasion d'un verbe, d'exprimer davantage la relation que la distinction des pro-

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Séminaire du 13 décembre 2001

tagonistes telle que cette relation l'opérait. Par exemple, possibilité don­née qu'un même signifiant veuille dire "vendre" et "acheter", par exemple, où il s'agit moins de spécifier le caractère de l'opération que l'échange, le commerce qui ici se trouvaient évoqués.

En français, quelques rares verbes portent encore cette ambiguïté mais ils sont trop isolés pour avoir beaucoup de portée, de sens. Quand vous parlez de "louer", vous ne savez pas si vous êtes le loueur ou le locataire. "Hôte", c'est aussi le type de situation où vous ne savez pas si vous êtes l'invitant ou l'invité, ce qui est toujours très sympathique, c'est très gra­cieux de recevoir son invité comme s'il était l'invitant, puisqu'il est votre hôte, c'est vraiment très chic !

En arabe, le jeune garçon qualifie (par un mot que je ne prononcerai pas) une jeune fille de "jolie", shata et c'est le même mot qui signifie qu'elle est "frappée de malédiction" shata, "rejetée". Et ce que relève David Cohen, c'est que les jeunes garçons interrogés (c'est une enquête), pour qui m^shût, participe passif de shat, ne veut dire que "joli", "bien conformé", "gracieux", connaissent parfaitement ce mot, shat> dans le sens bien attesté de "frapper de la colère divine", "maudire", "pétrifier".

Un autre mot, fayma, dont le sens propre est "nourriture" n'est plus utilisé qu'au sens de "poison", le même signifiant.

Nazir Hamad - Même racine que pour le "vaccin". Ch. M - Il y en a toute une flopée... mais c'est à propos du Coran que

je vous le reprendrai. Ce sur quoi je veux surtout attirer votre attention, c'est que ces deux

lectures sont essentiellement différentes en ce sens que le signifiant est supporté par le doute et par l'équivoque de ce qu'il signifie, puisque ce qu'il est supposé signifier pourrait parfaitement être abordé par une autre métaphore et, d'autre part, le signifiant renvoie à un réel qui est investi par le sens.

Je me permets de rappeler là encore une fois, et c'est Lacan qui le cite7, Frege avec sa distinction entre Sinn et Bedeutung, où il fait remar­quer que la même étoile, en l'occurrence Vénus, peut être appelée "étoile

7. J. Lacan, D'un discours qui ne serait pas du semblant^ séminaire 1970/71. H.C., leçon du 16/6/71.

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

du soir" ou "étoile du matin." Voilà deux signifiants qui ont l'air de dési­gner deux objets aux antipodes l'un de l'autre, ou tellement différents et voilà que ces deux signifiants renvoient au même objet — ici il s'agit d'un objet.

En tout cas, le réel est occupé par le sens. Or, si le sens, comme nous le savons, relève de l'imaginaire, le réel est occupé, pas moins, par tout ce que ce signifiant a écarté, a rejeté. Et je reprendrai avec vous la façon dont Platon situe la définition du pêcheur à la ligne, comment s'est construit à partir de dichotomies successives, de tout ce que le signifiant écarte pour arriver à être un concept, le concept de pêcheur à la ligne. C'est ce que Lacan reprend à propos du graphe sur le désir qui se pré­sente lui-même évidemment comme cette sorte d'hameçon tendu pour attraper... quel poisson? dit Lacan. Celui que j'évoquais un petit peu plus tôt...

En attendant, le signifiant, lui, en tant que tel, prend sa vertu (quoique marquée par l'équivoque que je viens de dire) d'écarter, de renvoyer dans le réel ce qu'il rejette.

Le pas que nous avons ici à franchir, c'est de concevoir que, par un mécanisme qui est purement celui du langage, le paradoxe du jeu du lan­gage est que ce qui est matériellement rejeté sert de support au sens que le signifiant voudrait affirmer.

Tous ceux d'entre vous qui vous êtes intéressés à la névrose obses­sionnelle savez que c'est justement là le tourment de l'obsessionnel. Plus il exerce sa vigilance morale pour rejeter, écarter de lui tout ce qu'il ne faudrait pas, plus ça vient constituer le signifié et corrompre le signifié dont il voudrait se réclamer. Est-ce que c'est clair, ce que je raconte ?

Autrement dit, le paradoxe du jeu du langage, c'est que si le signifiant fonctionne sur le principe du doute, de l'équivoque, de l'incertitude. La seule certitude qu'il ait vraiment se situe dans ce qui a été rejeté et qui le nie, qui nie son sens, qui lui est parfaitement antonyme.

Dans l'inconscient, ce qui nous intéresse, et c'est ce que Freud essaie de faire valoir dans cette Introduction à la psychanalyse, il y a une sorte d'étoffe langagière. L'inconscient n'est pas linéaire, mais il est fait d'un TEXTILE LANGAGIER, et constitué de telle sorte qu'il n'y a dans cette tex­ture pas le moindre accroc, il n'y a, de l'inconscient, rien qui soit rejeté, qui soit refusé. Je crois que c'est ainsi que nous pouvons comprendre de

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Séminaire du 13 décembre 2001

quelle façon le sens antinomique est, si je puis dire, interne au signifiant qui peut s'isoler dans la chaîne inconsciente et sans aucunement faire scandale, mais comme témoignage simplement de ce qui est la physiolo­gie du langage.

Pourquoi cela nous intéresse-t-il ? Est-ce que cela a pour nous quelque conséquence ?

Mais oui, bien sûr ! Celle de savoir que ce qui prévaut n'est pas l'affir­mation ou la négation portant sur le signifiant et sur son sens mais la latéralité du signifiant. C'est elle que nous avons à prendre en compte sans aucunement nous préoccuper de savoir si c'est du côté de l'affirma­tion ou du côté de la négation, dont par ailleurs vous avez noté que, bien entendu, elle est absente dans l'inconscient. Pourquoi absente ? Parce que dans l'inconscient, dans cette étoffe dont je parlais tout à l'heure, il n'y a aucun lieu, aucun réel d'où pourrait venir se manifester une contra­diction, un "dire que non".

Ce qui là nous importe, c'est la prévalence non pas du sens, mais de la littéralité du signifiant comme organisateur de la psyché, et je crois que ce n'est pas négligeable quant aux conséquences diverses, y compris éthiques, que nous avons à en tirer.

Voilà ce que j'ai essayé ce soir de vous faire passer. Le 10 janvier au soir, je ne serai pas présent, la semaine prochaine

commencent les vacances de Noël, donc notre prochaine rencontre aura lieu le 17 janvier.

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Séminaire IX

du 17 Janvier 2002

L 'inconscient se tient donc sur ce que Freud appelle une Autre scène d'autant plus essentielle, sûrement, que nous passons une partie de notre vie à l'oublier.

Le sujet, celui auquel nous avons affaire, le sujet commun, se trouve ainsi régulièrement pris entre deux scènes. L'une est celle qui est consti­tuée par le MONDE DES REPRÉSENTATIONS. NOUS savons, après un certain nombre de travaux dont ceux de Lacan, qu'il est organisé, ce monde des représentations, à partir de cette image primordiale qui est la sienne, la sienne en tant qu'elle se trouve reprise de celle d'un autre — y compris la sienne reflétée par le miroir — fonctionnant néanmoins pour lui dans ce dispositif duel comme idéal. Dans ce dispositif duel, dès lors qu'elle se trouve sur cet axe imaginaire et vient fonctionner comme idéal, il s'éprouve comme en état de défection, d'insuffisance, par rapport à ce qui se présente à lui, sa propre image, mais fonctionnant pour lui dans le champ de l'Autre. Le monde des perceptions, des représentations vient s'organiser à partir de cette représentation primordiale qui est sa propre image, c'est-à-dire sur le modèle de cette image. Aussi Lacan a-t-il pu avancer que la connaissance, ce champ où l'enfant découvre le monde des représentations, est d'abord une méconnaissance, méconnaissance puis­que le moi est là le prototype des représentations à venir, et aussi, dira Lacan, une connaissance paranoïaque du monde puisque c'est en tant qu'autrui, autre, que moi est amené à connaître le monde. C'est dire que dans cette connaissance que je fais du monde, je suis ainsi possédé et guidé par un autre et il sera légitime que j'attribue à cet autre les insuffi-

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

sances, les défections, les dommages dont mon parcours dans ce monde des représentations va pouvoir être la circonstance.

Ce qui est pour nous à retenir toujours, c'est que dans ce champ, dans ce monde des représentations, la jouissance se présente comme essen­tiellement narcissique puisque le moi est le modèle des objets à venir et que ceux-ci ne sauraient me convenir qu'à la condition d'une certaine conformité avec ce moi, et ce n'est pas moi (c'est le cas de le dire) qui vais vous apprendre de quelle façon les choix amoureux viennent s'inscrire de façon si régulière sur cet axe imaginaire du moi et de l'autre, du petit autre.

Mais il est peut-être encore plus prometteur pour nous de rappeler que ce qui est marqué de la dignité, qui porte un titre d'admissibilité pour venir figurer dans ce monde des représentations, tient à ceci: il convient que cette représentation soit marquée d'un index phallique, autrement dit c'est là le paradoxe, soit marquée par la castration. Ne vous étonnez plus si vous trouvez chez Lacan cette façon de venir découper au niveau de l'image du corps la zone du sexe, de l'inscrire en pointillés, puisque cette image ne sera investie, n'aura accès dans le monde des représentations qu'à la condition de porter la marque de la castration, et d'être ainsi vectrice de l'index phallique.

On pourrait dans un autre registre, non plus l'imaginaire mais le sym­bolique, rappeler le processus remarquable décrit par Freud comme celui de la Bejahung1, le fait que l'enfant ne vient à accepter, à recevoir que des éléments choisis, et à récuser, à refuser les autres. Il est vraisem­blable que le procès de cette Bejahung, cette opération de bénédiction qui introduit dans le monde de la parole un certain nombre de signi­fiants, de personnes, d'objets, alors qu'il en rejette d'autres, que ce pro­cessus de la Bejahung a à voir avec le même mécanisme, la distinction si précoce et si remarquable faite par l'enfant entre ce qui est phallique, autrement dit marqué par la castration donc "admis dans le club", et puis le reste qui ne peut qu'être rejeté2.

1. S. Freud, « La dénégation » (1925), in Résultats, idées, problèmes II, P.U.F., 1985. 2. J. Lacan, Les écrits techniques de Freud, séminaire 1953-54, leçon du 10/02/54.

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Séminaire du 17 janvier 2002

Vous voyez tout de suite de quelle façon la question de la féminité va effectivement se poser très tôt à l'enfant, et de quelle façon il découvre avec surprise que la petite fille se trouve phalliquement marquée comme son petit copain ou son petit frère. Dans la mesure où elle se trouve admise du fait de processus familiaux, sociaux, etc., intégrée dans le monde des représentations, elle ne peut être pensée que comme phalli­quement identique au petit garçon. Toutes les expériences ultérieures, toutes les investigations scopiques ultérieures tiennent à la vérification non pas de l'anatomie mais d'un paradoxe : l'index peut apparemment manquer (apparemment...) et cependant l'admission être acceptée — sauf évidemment tous ces processus que vous connaissez parfaitement, tout ce qui enrichit si agréablement la vie des sociétés enfantines, je veux dire le fait qu'elles se constituent immanquablement sur des processus d'exclusion. Toujours un groupe d'enfants se constitue primordialement sur celles ou sur ceux qu'il écarte et, comme on le sait, il y en a qui ont la vocation à venir supporter ce rôle, à qui cela peut finalement, pour­quoi pas, convenir.

L'autre point essentiel qui se dégage aussitôt comme moteur dans ce champ des représentations qui est celui de la connaissance, c'est qu'il est évidemment soumis au regard. Ce monde vit pour un regard, et quand je dis "vit pour un regard", ça veut dire qu'un certain nombre de conduites s'y déterminent pour le regard et qu'on pourrait dire la majo­rité des propos, des paroles, être organisées pour un regard, regard qui est évidemment primordialement celui venu habiter le champ du grand Autre mais qui se trouve relayé, bien entendu, par celui du contem­porain.

Il est encore, pour nous, notable que cette situation paradoxale, qui fait que le phallicisme est à la mesure de la castration, entraîne cette représentation à hésiter quant à l'excès possible qui pourrait l'amener, pour atteindre le comble du phallicisme, à sacrifier l'index même qui a été gagné, obtenu par le processus de la castration. Autrement dit, aller jusqu'au bout du processus et en venir à restituer à l'Autre, à rendre à l'Autre, cet index même, dans l'attente d'un phallicisme cette fois-ci accompli.

Ce processus a un nom, il s'appelle la sublimation. Le paradoxe qui s'attache à ce processus, c'est qu'il aboutit à une virilité à ce point

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accomplie, réussie, qu'elle bascule dans le champ de la féminité, c'est-à-dire dans le champ de l'Autre. De telle sorte que rien ne nous empêche et n'empêche une femme — et elle ne se prive pas éventuellement de le penser sans qu'on ait besoin de le lui enseigner — de se vivre, de se pen­ser comme un mâle sublimé, celui qui aurait été jusqu'au renoncement de l'index phallique, cela dans ce qui est supposé être l'attente du grand Autre.

Nous avons encore à retenir, me semble-t-il, dans ce monde des repré­sentations qui occupe l'essentiel de notre spéculation, de notre vie, de nos rapports, qu'il se passe de toute participation subjective puisque la parole s'y énonce à partir du moi. Il n'est absolument pas indiqué de se revendiquer d'une position subjective et tout à l'heure, je viendrai avec vous la définir.

Qu'est-ce qu'un SUJET ? À quoi reconnaît-on que ce n'est pas un moi, mais que c'est un sujet ?

Eh bien, la parole est émise à partir d'une position moïque, et l'ensemble des réparties, des propos qui peuvent être là tenus, c'est-à-dire l'en­semble des situations possibles dans les échanges entre mois, ce nombre de situations semble limité. De telle sorte que l'on peut dire que, dans ce monde des représentations, il y a pour chacun un rôle à tenir et que ce rôle lui est en quelque sorte écrit, lui est prescrit, on lui demande sim­plement de l'articuler avec un peu d'à-propos. Mais c'est un monde sans surprise, en général on n'y aime pas les surprises (on les réserve aux scènes de spectacle où on les attend), c'est un monde où évidemment on peut avoir tendance à s'ennuyer...

Ce monde des représentations est aussi celui où, comme le souligne Lacan, le phénomène de la castration est le plus voilé. Il est clair que c'est au niveau de l'image que nous pouvons avoir le sentiment de l'idéal, grâce à ce pouvoir de sublimation, d'approche ou de réalisation, ne serait-ce que de façon partielle ou momentanée, que nous avons le sen­timent d'un accomplissement de soi-même ou d'autrui, ou des situations qui seraient allées à terme. Ce qui nous permettra de situer l'Autre scène par rapport au monde des représentations.

Comme je l'ai fait remarquer là tout du long, si on est admis dans le monde des représentations à la condition d'être marqué de l'index phal­lique, c'est aussi, là est le paradoxe, à la condition de le réserver à cet

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Séminaire du 17 janvier 2002

usage narcissique, comme si celui-ci en quelque sorte avait à suffire. Mais c'est là un espace, un monde qui, du fait de cette opération de la castration, indique que si l'index phallique marque les représentants ou les objets admissibles dans le monde, ce n'est pas pour autant pour avoir à s'en servir. C'est le passeport, si j'ose ainsi m'exprimer, que l'on peut avoir à montrer.

En dehors de circonstances au demeurant assez limitées, assez réduites par rapport à l'ensemble de la vie sociale, de la vie amoureuse, les échanges sociaux sont dominés par le fait que chacun retranche de ses relations, dans le domaine des représentations, son activité libidinale. Enfin... il y en a qui se livrent à l'exploit de faire qu'elle occupe entière­ment leur existence, mais on les retient en littérature comme des créa­tures fascinantes parce qu'exceptionnelles. Dans ce domaine des repré­sentations, l'activité libidinale passe plus par le souci de la présentation et de la représentation, un monde comme ça d'apparat, que par ce qui serait à proprement parler la mise en oeuvre, la mise en activité de la sexualité qui est retranchée des propos propres à soutenir l'échange avec autrui. Cette émergence de la sexualité n'est permise, prévue, que dans des temps, espaces et conditions qu'il ne m'importe absolument pas de développer... mais dont on sait qu'ils sont réduits, qu'ils sont limités.

Avant de laisser ce monde de la représentation qui constitue donc l'un des deux entre lesquels se soutient le sujet, une remarque encore qui concerne l'organisation logique de ce champ. Dans ce monde des repré­sentations, la causalité, la cause est forclose. Ce qui fait cause pour nous ne vient aucunement figurer dans le champ des représentations — la cause est dans le réel mais ne vient pas dans le monde des représenta­tions. Du fait d'être ainsi forclose, elle vient faire porter son ombre sur le procès que j'appellerai de la consécution. Autrement dit, elle vient laisser penser que la cause se situe dans la chaîne, dans la chaîne verbale par exemple, du côté de ce qui fonctionne comme antécédent, c'est l'élé­ment antécédent qui se trouve cause de celui qui le suit. Ce qui m'a tou­jours fasciné dans l'étude de la logique formelle, c'est de voir de quelle manière, ce qui est la cause se trouve rejeté pour ne plus fonctionner que dans la qualité de ce qui est l'antécédent. Toutes les mises en place de la logique classique sont de ce type. Autrement dit, c'est ce qui est avant qui est cause.

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Pour introduire a la psychanalyse, aujourd'hui

Et je vous le signale en ce point parce que nous aurons dans quelques instants la surprise de retrouver ce processus en un lieu où justement on ne Pattendait pas, c'est-à-dire au niveau de l'Autre scène.

Ce que je vous ai dit concernant le lieu d'émanation, d'articulation de la parole, comme étant repérable dans ce champ des représentations au niveau du moi, vous le retrouvez, bien entendu, dans le graphe de Lacan dit "du désir" où tout ceci est parfaitement formalisé, où vous voyez comment tout un circuit de la parole peut effectivement se mettre en place, de moi à l'autre et sans aucunement concerner le passage par l'Autre scène, c'est-à-dire par le sujet. Je peux parfaitement venir fonc­tionner dans ce monde des représentations sans que mon ex-sistence soit le moins du monde assurée, ni démontrée. Il suffit de se laisser porter par le processus, ça tourne, ça marche tout seul et fort bien puisque, pour­quoi ne pas le dire, cette modalité, ce privilège accordé au monde des représentations est quand même le privilège le mieux partagé, on pour­rait dire à juste titre.

Car I'AUTRE SCÈNE, elle, échappe à l'évidence. Nous étions jusque-là dans le domaine de l'évidence, de tout ce qui s'offrait à la connaissance et puis voilà qu'il y a des gens qui parlent d'une Autre scène, comme Freud. Là, sur cette Autre scène, le problème de l'évidence subitement se dissout, disparaît, il n'y a plus rien d'évident — sauf une qualité tout à fait singulière, dont brusquement la problématique émerge, et qui est celle de la vérité. On n'est plus dans le champ de l'évidence, mais dans le champ de la vérité et il faudra bien dire pourquoi.

Cette Autre scène, évidemment, c'est celle de la nuit, on n'y trouve pas cette luminosité qui se dégage du regard. Vous savez ou vous ne savez pas la thèse aristotélicienne selon laquelle les rayons lumineux sortent de l'œil. C'est pourtant, comme tout ce qu'il a fait, une thèse qui nous convient parfaitement parce que justement l'Autre scène, étant celle de la nuit, est celle où on se repose enfin, du fait que le regard s'éteint, que l'obscurité se fait et que le "devoir" de représentation, de se présenter et de se représenter, trouve là un terme. Sur cette Autre scène, pas d'imaginaire, pas la dimension de l'imaginaire car les représentations y ont la bizarrerie — celles du rêve — de ne plus être centrées ni orga­nisées par la projection d'un moi, c'est précisément ce qui fait leur étran-

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Séminaire du 17 janvier 2002

geté. Elles n'ont plus cette homogénéité, cette familiarité d'être organi­sées par une matrice originelle qui était celle du moi, d'où leur aspect interrogeant et étrange.

La logique spontanée que nous devons à la dimension de l'imaginaire est une logique très forte, l'idée par exemple du haut et du bas, de la bila-téralité, de la symétrie bilatérale, du droit et du gauche, de ce qui est des­sus et de ce qui est dessous. Voilà un type de logique qui intuitivement nous est immédiatement sensible et peut nous paraître déterminant: l'in­conscient, par exemple, c'est ce qui doit être dans les dessous. Où vou­lez-vous que ce soit? C'est pourquoi on les cache, les dessous... Alors cette façon d'organiser logiquement le monde où la tête — ce qui com­mande — est forcément en haut, caput, K£cpaXr|, etc. Cette logique intui­tive très forte, très puissante dans les raisonnements, est celle que vient complètement subvertir la topologie. Et la difficulté de la topologie, c'est qu'elle ne répond absolument pas à cette géométrie intuitive très forte, cette représentation très forte de l'espace qui est la nôtre, liée à ce que je viens d'évoquer. Sur cette Autre scène il y aura donc une incohé­rence des représentations qui sera pour nous assurément liée à ce défaut, à cette absence de la dimension de l'imaginaire.

Autre remarque pour la singulariser, pour la caractériser, je vous le disais il y a un instant, sur cette scène, il n'y a pas de regard. Il n'y a pas de point à l'horizon qui vienne organiser le champ ni l'espace, il n'y a pas de point focal d'où jaillisse la lumière et qui donnerait leur répartition, leur place, aux éléments qui peuvent venir se représenter dans ce champ avec leurs profondeurs, leurs distances, leurs positions réciproques. Voilà une Autre scène, à cet égard, étrange, nous avons à en dire que s'il n'y a pas de regard sur cette Autre scène, cela veut dire que du même coup la chaîne, qui y est présente, n'organise pas, n'est pas limitée par un réel, c'est une chaîne, aurait-on envie de dire, continue et sans limites. Rien en tout cas dans ce champ qui vienne se singulariser comme étant le point fixe — je parlais à l'instant de point à l'horizon, de point focal, de lieu d'où jaillissait la lumière — point fixe qui vient organiser l'en­semble du tableau. Ainsi sans doute éprouvons-nous toujours ce charme devant les représentations picturales d'avant la mise en place de la pers­pective, des xne et xme siècles, tous les trucs sont là sur la toile, sans ordre ni forcément de hiérarchie, mais on y a vraiment tout mis, tout

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

tient ensemble et cela a pour nous évidemment une saveur et un côté rafraîchissant qui, je crois, sont sensibles.

Donc pas d'imaginaire, présence d'une chaîne que nous pouvons véri­fier par l'organisation du rêve mais qui ne semble pas limitée par un réel.

Y aurait-il, sur cette Autre scène, du symbolique ? Ce qui définit pour nous le symbolique, c'est que chaque symbole,

chaque signifiant est représentant du rien qu'il signifie. Ce n'est pas le "symbole" identique à celui du drapeau qui représente cette entité abs­traite que constitue la patrie, représentation abstraite mais néanmoins incarnée, ne serait-ce que justement dans la chair de ceux qui seront prêts à se sacrifier pour elle. Ce n'est pas non plus le symbole religieux en tant qu'il renvoie à une entité bigrement réelle. Ce n'est donc pas le symbole pris dans son sens trivial. Le symbole pour nous ne vaut qu'en tant qu'il est l'index de ce rien dont précisément chaque signifiant est le représentant.

Alors allons-nous dire que, sur cette Autre scène, il y a du symbo­lique ? Évidemment non ! Nous ne pouvons pas le dire car sur cette Autre scène, on a plutôt le sentiment qu'il ne manque absolument rien et que, si la question de ce qui vient à manquer peut se poser de façon anecdotique à l'intérieur de tel ou tel rêve, on ne peut absolument pas dire que le manque y est constitutif, organisateur de l'ensemble des représentations et du cheminement du rêve.

Il faut, là, tout de même nous décider. Car si nous nous fions aux caté­gories que nous reprenons de Lacan, quel statut allons-nous donner à ce qui fait corps ainsi sur cette Autre scène ?

Ne soyons pas embarrassés, je ne le présente ainsi qu'avec un faux embarras. Car en réalité, ce que nous savons, c'est que la lettre en tant qu'elle est l'élément constitutif de la chaîne organisatrice de cette Autre scène, cette lettre se distingue dans le champ de l'inconscient du fait d'être bien réelle. Qu'est-ce que cela veut dire ? À quoi le reconnaît-on ? Quelles propriétés singulières la lettre tire-t-elle du fait d'être réelle ?

Si je ne souhaite pas trop m'étendre, je peux vous renvoyer bien sûr, et je ne manque jamais de le faire, au séminaire d'introduction aux Ecrits de Lacan, le séminaire sur « La lettre volée » où il n'est question que de ça. Le seul problème est que, comme nous fonctionnons dans le champ de la connaissance et dans le domaine des représentations, nous passons

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Séminaire du 17 janvier 2002

radicalement à côté de ce que veut dire ce texte. Nous n'arrivons abso­lument pas, justement pour des raisons de familiarité avec le champ qui nous absorbe, à piger la simplicité de ce que dit Lacan dans ce texte à propos de « La lettre volée».

En tout cas, entre autres faits, entre autres caractères, il fait remarquer ceci. D'abord la lettre est indestructible. Indestructible, elle résiste à tous les métabolismes, elle résiste au fait d'être amenée à se déplacer, d'être froissée, d'être jetée. En tant que réelle, elle résiste à toute prise par le symbolique comme par l'imaginaire, elle est in-des-truc-tible !

Autre remarque faite dans ce texte, peu importe son sens ! Lacan le souligne à propos de la missive, objet de l'histoire du conte d'Edgar Poe. Son sens, le sens de ce qu'il y avait dans cette lettre que la Reine a été amenée à dissimuler au ministre qui l'a dérobée et que le préfet de police est venu dérober au ministre pour la restituer à la Reine, le sens, tout le monde s'en fout ! Ça n'a aucune importance, c'est la lettre en tant que lettre, en tant que telle.

C'est aussi, et voilà qui est quand même encore plus intrigant, la lettre en tant qu'elle ne devrait pas être là, c'est-à-dire en tant qu'elle n'aurait pas à apparaître dans ce monde des représentations dont je parlais tout à l'heure. Sa simple représentation, sa simple apparition, émergence dans le monde des représentations, est en soi-même un scandale, une obscé­nité. La lettre doit rester dissimulée comme telle.

Remarque encore, et que nous retrouverons à propos de ce que j'évo­quais la fois précédente, cette lettre dont le sens importe peu, pourra en tant qu'écrite prendre toutes les valeurs et Lacan datera la naissance de la science de cette possibilité. Ce n'est pas le cas d'un signifiant, vous ne pouvez pas lui faire prendre toutes les valeurs, un signifiant se trouve forcément ligoté par ce qu'il signifie, par ce qu'il est supposé signifier. Mais la lettre, vous pouvez lui attribuer toutes les valeurs. Lacan dira que, de cette écriture, naîtront la logique formelle et les mathématiques — pas le calcul, qui est concerné par le 1 — les mathématiques, la possi­bilité d'écrire dans une équation la lettre sans que vous sachiez, ou puis­siez lui attribuer de valeur, mais le dispositif vous permettant de lui en fixer une, aussi bien éventuellement positive que négative, et cela en même temps par exemple, aucune importance! Voilà ce qu'un type

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

d'écriture peut permettre, peut introduire dans un agencement mental. Dans ce que nous avons vu jusqu'ici à propos de XIntroduction de la

psychanalyse, nous avons eu la surprise de constater d'ailleurs que ces lettres qui venaient faire irruption dans le champ de la représentation avaient toujours sens sexuel.

Poursuivons sur les bizarres caractéristiques de cette Autre scène. Ce monde n'est vraiment pas organisé comme l'autre! Sur cette Autre scène, autre surprise, il n'y a pas un sujet. Vous ne pouvez que dans des cas tout à fait précis, occasionnels, identifier dans le rêve ce qui serait le sujet émetteur du rêve. Il n'y a pas un sujet, il y aurait plutôt une poly­phonie, un tas d'émissions, des émissions susceptibles de s'agencer, de venir de lieux inattendus, surprenants, mettant en cause d'ailleurs des figures tout à fait différentes, et cependant, dit Freud, où en général le rêveur pourra se reconnaître lui-même, mais sous des figures différentes. C'est ce que Lacan appelle aussi la pluralité des sujets dans le rêve. Lacan là-dessus va plus loin que Freud puisque ce dernier dit que le rêveur peut se reconnaître derrière les diverses figurations, alors que Lacan invoque ce qui est la pluralité des sujets dans le rêve.

Autre remarque, ce qui s'articule ici se dispense de tout interlocuteur. Cela peut très bien se formuler quasiment à la cantonade. Dans le rêve, ce n'est pas comme dans le monde des représentations, une adresse réglée par le choix de l'interlocuteur, et celui-ci peut éventuellement faire radicalement défaut.

S'il nous faut admettre qu'il peut y avoir ainsi sur cette Autre scène des articulations qui s'agencent sans que ni l'émetteur, ni les destinataires ne soient repérables, nous pouvons très bien convenir que finalement, cette Autre scène n'occupe dans la vie psychique qu'une place, en der­nier ressort, accessoire, même si les hommes de l'Antiquité ont voulu lui accorder l'intérêt de pouvoir être prémonitoire ou messagère d'inter­ventions divines, etc. Mais vous pouvez très bien concevoir là un incons­cient sans propriétaire, ou même, si vous le préférez autrement, sans locataire...

La question surgit alors pour nous, quand est apparu dans l'incons­cient ce qui fait qu'aujourd'hui nous disons, nous parlons tranquille­ment, comme si c'était une donnée naturelle, de "sujet de l'inconscient"

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Séminaire du 17 janvier 2002

ou de "sujet inconscient" ? Puisque ça a très bien pu fonctionner diffé­remment et, je le dis bien, dans tous les rêves qui sont recensés dans l'Antiquité, on voit mal qui serait venu endosser l'un de ces rêves comme étant justement l'expression de ce qui serait son for intérieur. Impen­sable ! Donc première question, quand s'est mis en place ce que nous appelons bravement et sans plus réfléchir sujet de l'inconscient ?

Deuxièmement, qu'appelle-t-on "sujet" ? Encore, "objet", on se fait une vague idée, ça se palpe, ça se flaire..., ça vous tombe sur les pieds, vous le heurtez, parfois ça parle (alors là, ça se complique !) mais "sujet" ? Vous avez déjà vu, vous, un sujet ? Qui a vu un sujet ? Et pour­tant on en parle tranquillement...

Je me trouvais l'autre jour à une table avec le président de l'I.P.A. «Moi, le sujet, disait-il, je ne sais pas ce que c'est, il faudra que vous m'expliquiez, je ne sais pas ce que c'est.» C'est chez Freud, le Ich inconscient, Freud en parle ! Mais enfin, il avait raison de dire qu'il ne savait pas ce que c'était... puisqu'il ne l'avait jamais vu. Vous voyez ?

Sur ces deux points, je vais juste vous donner quelques rapides aper­çus et je serai amené à y revenir, non pas la semaine prochaine car nous ferons un peu de travaux pratiques, comme c'est nécessaire de temps en temps, et nous examinerons ensemble, comme je vous l'ai promis, le rêve de Freud qui ouvre la Traumdeutung, c'est-à-dire le rêve de l'injection à Irma. Nous verrons de quelle manière le parcours que nous avons fait en un trimestre, quelques soirées qui ont porté quelques fruits, me semble-t-il, nous verrons de quelle manière nous sommes en mesure de lire ce rêve de Freud avec ce que jusque-là nous avons appris.

Mais ce soir, sur cette question de la naissance du sujet dans l'incons­cient et celle de la nature du sujet, je vous donne déjà quelques premiers aperçus. Pour Lacan — vous n'êtes pas du tout obligés de partager sa position, si vous en avez une meilleure, si tant est qu'il y en ait de meilleures... peu importe! — pour Lacan, ce sujet est apparu à un moment.

C'est pour cela que j'ai développé pour vous le monde des représen­tations. Il est apparu au moment où ce monde des représentations, grâce à l'opération menée par Descartes, a perdu toute certitude. Ce monde où je m'avançais, certain de mon identité et dont j'expliquais de quelle

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Pour introduire a la psychanalyse, aujourd'hui

manière elle était constituée, le poids que pouvait prendre ma parole du fait de ce moi validé, tamponné, diplômé, qui se trouvait articuler mes propos, ce monde des représentations est frappé par Descartes d'un doute radical: je ne suis plus sûr de rien. Et donc du même coup, évi­demment je ne suis plus sûr de moi-même sauf du fait que ce doute, je l'exerce. Si ce je est marqué de cet indice de certitude, c'est qu'il est lui-même forclos du champ des représentations — puisque s'il y figurait, il serait lui-même frappé de doute — pour ne plus se tenir que où ? S'il est un élément, lui, de certitude, c'est qu'il est venu habiter le réel; où d'ailleurs la présence, le voisinage de Dieu constitue pour Descartes évi­demment la garantie que cette existence, après tout, ne s'est pas faite de son propre chef. Elle gagne son aplomb du fait qu'elle vient trouver sa légitimité de Dieu lui-même. C'est pour cela que la remarque qui a été faite concernait la façon dont Descartes avait besoin de Dieu pour vali­der ce sujet, opération radicale qui fait que le lieu d'émission de ce qui vaut comme certitude, de ce qui vaut la qualité non plus de représenta­tion mais d'être, est forclos, est situé dans le réel.

Deuxième propos rapide sur le second point: oui, mais alors, subjec-tum, iJJtoKEt̂ EVov, ce qui est foutu, ce qui est jeté dans les dessous ? C'était nommé comme ça avant l'opération de Descartes. C'est étrange d'ailleurs que ça ait été nommé ainsi, mais enfin ! Subjectum, c'est la tra­duction de xmoKEt|jiEVOV, ce sujet, c'est quoi ? Puisque personne de vous n'a voulu me dire qu'il l'avait vu, et que le président de l'I.P.A. ne l'a pas vu non plus, alors, c'est quoi ?

Le sujet, c'est d'abord un signifiant. On ne va pas tout de suite lui chercher un être, on va d'abord constater que c'est un signifiant. Et ce signifiant renvoie au lieu où s'articule une parole vectrice d'une demande ou d'un désir, c'est-à-dire témoigne d'une insatisfaction, d'un désir qui sera toujours désir d'autre chose, et demande d'autre chose. Et c'est pourquoi ce subjectum ou imoKEljxEVOV dérange toujours l'ordre social, parce que l'ordre social est évidemment conçu sur le principe de la satis­faction assurée que les membres dudit groupe sont susceptibles de par­tager dans la communauté concernée. D'où le fait qu'il y a un subjectum, une voix qui s'exprime sur une Autre scène et pour dire qu'il y a quel­que chose de fondamental qui ne va pas, c'est-à-dire qu'il y a de la demande et du désir qui ne parviennent pas à se satisfaire, voilà qui ne

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Séminaire du 17 janvier 2002

fait plaisir à personne! Pas plus en famille que dans les cercles plus larges.

Et dernier point là-dessus, ce dont parle ce subjectum, c'est du lieu même où dans l'Autre, dans le champ de l'Autre, se trouve cette place vide, ce défaut dans le grand Autre, ce manque dans le grand Autre à ce qu'il soit complet. Ce dont parle le subjectum, c'est du lieu vide où jus­tement il se tient. D'une certaine manière, il est tautologique, il parle de lui-même. Et non seulement il parle de lui-même et je vais conclure là-dessus, mais ordinairement il s'attribue la faute de venir ouvrir dans le grand Autre ce manque, du fait d'exister, du fait d'être subjectum, et donc d'être coupable de ce qui par un effet purement mécanique et propre au signifiant est ce manque dans l'Autre.

Je reprendrai la suite non pas la prochaine fois, je vous invite amicale­ment à lire le rêve de l'injection faite à Irma dont je dis bien qu'il nous servira de mise à l'épreuve de notre savoir tout récent. On va voir, véri­fier si nous ne nous sommes pas trop égarés et si nous sommes vraiment aussi savants que nous en avons l'air. Pour ceux qui ont besoin d'agen­cer leur venue à Paris ou leur planning, les séminaires du jeudi soir se poursuivront jusqu'au jeudi 14 février (à partir de ce moment-là, j'aurai avec quelques collègues à m'absenter pour un voyage) et reprendront le jeudi 7 mars. Ce sera déjà, de toute façon, après les vacances.

Voilà pour ce soir, merci !

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Séminaire X

du 24 Janvier 2002

Je vous propose que nous tâchions de raffermir les positions que nous avons gagnées depuis que nous avons commencé, c'est-à-dire depuis pas très longtemps, puisque ceci est notre dixième ren­

contre. Nous avons, je crois, pas mal avancé. Tâchons de rendre plus fermes les acquis de ces premiers séminaires et, à cette occasion, d'élargir et de diversifier notre démarche.

Avant de nous engager dans l'analyse du rêve de l'injection faite à Irma je vous rappelais cette formule de Freud selon laquelle «l'inconscient se déroule sur une Autre scène1 ». Soulignons ici cette dimension Autre pour dire aussi bien que c'est de cette assertion de Freud que Lacan est venu isoler pour nous ce qui est, non plus la scène Autre, mais le lieu de l'Autre.

Lieu puisque, comme j'ai essayé de vous le faire remarquer, cet espace ne s'y trouve pas ordonné par ce qui est spécifique d'une scène, le souci de la représentation, de la profondeur, et de l'identité des personnages. L'inconscient au lieu de l'Autre. Que signifie cette altérité ? Comment l'entendre ? C'est quoi, Y altérité ?

Ce lieu est Autre par rapport à la scène des représentations, assuré­ment, en tant que celle-ci se trouve régie par le principe du même, de l'identique. Le monde des représentations s'y déplie dans cette organisa-

1. S. Freud, L'interprétation des rêves, P.U.F., 1967, p. 50.

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

tion en miroir que Lacan a relevée comme formatrice de l'identité ima­ginaire, ce même premier quoique conçu à l'image d'un autre. Une iden­tification en miroir, c'est-à-dire de l'ordre de l'imaginaire, est constituée par une projection entre les deux images, une projection qui vaut point par point. Je vous le rappelle pour vous spécifier combien, du fait de cette identification imaginaire, en miroir, réglée par le principe du même, de l'identique, il convient que je me fasse semblable à cette image idéale première. Nous avons vu de quelle façon ce principe allait ensui­te régler la connaissance, la méconnaissance, la connaissance faite à par­tir de ce moi. Cette identification imaginaire réglée ainsi par une projec­tion point par point est différente évidemment de l'identification sym­bolique en tant que celle-ci est le trait unaire, le einziger Zug. Ce terme encore repris par Lacan chez Freud dans son chapitre sur l'identification dans la Psychologie des masses2 la caractérise. Le trait unaire caractérise donc l'identification symbolique alors que l'identification imaginaire procède sur le principe, je le redis encore, d'une projection point par point.

Il est étrange que dans cette mise en place, on retrouve une spécula­tion très ancienne, qui a marqué la philosophie à son départ, et que vous retrouvez dans le Timée de Platon, où tout le système d'acquisition des connaissances est réglé par cette démarche qui va du même au même, de l'identique à l'identique, l'autre se caractérisant par le fait de faire pro­blème à cette reconnaissance.

Ici, vous pouvez parfaitement évoquer un paradoxe. Pour Lacan, cette image première i(a) prend son caractère séducteur d'être support de l'objet a, objet a que nous avons à entendre comme Autre, comme éminemment Autre, c'est-à-dire comme s'avérant réfractaire, je déve­lopperai ce point un peu plus loin, à ce qu'il en serait d'une fixation par la mêmeté.

Une lettre est susceptible, on l'a déjà dit la dernière fois, de prendre toutes les valeurs. Ne serait-ce que cette faculté de la rendre réfractaire à une identification de type imaginaire. Or, cette image première i est sup­portée par l'objet a, chez Lacan et, remarquez-le, pas du tout par l'objet

2. S. Freud, Essais de psychanalyse, Paris, Petite bibliothèque Payot, 1981.

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Séminaire du 24 janvier 2002

phallique par exemple. Car on pourrait très bien supposer que l'identi­fication humaine passe par l'individualisation et l'investissement d'une image soutenue par un trait phallique puisque l'animal humain se dis­tingue en ce que, chez lui, l'anatomie ne suffit pas pour décider de l'iden­tification sexuée. Ce simple point devrait faire bouillir, ou du moins rendre perplexes tous ceux qui s'occupent d'anthropologie ou des théo­ries de la connaissance. Le trait anatomique, nous le savons par toute notre expérience subjective et la clinique, le trait anatomique n'a jamais suffi pour faire ni un homme, ni une femme. Si Freud a pu dire « l'ana­tomie, c'est le destin», c'est dans la mesure où le sexe de l'enfant à la naissance va générer une reconnaissance où imaginaire et symbolique vont s'avérer nécessaires, indispensables pour que cette identification soit acquise.

Ne prenez pas comme allant de soi ou comme une facilité, ou comme un coup de force de Lacan, cette notation i(a), le fait que l'image pre­mière est soutenue — ce qui va être à l'origine du même, de la mêmeté — est soutenue au départ par un objet qui est Autre, l'objet a. Ayez à l'esprit que Lacan veille à cet endroit à ne pas faire justement de la marque phallique ou de l'objet phallique le support de l'image.

Est-ce que ça n'arrive jamais, est-ce qu'il ne se produit pas des cas où l'image, au lieu d'être soutenue par l'objet a est soutenue par l'objet phallique ? Cela arrive en clinique, et je vous le signale au passage parce que vous pouvez vérifier la fécondité de ces aperçus qui semblent stric­tement théoriques. Si vous voulez comprendre quelque chose à l'homo­sexualité masculine, voilà! L'homosexualité masculine, c'est ce qui se produit pour l'enfant lorsqu'il perçoit très bien que ce qui, pour sa mère, vient soutenir l'image et la rend séductrice, rend l'image masculine séductrice à la semblance d'une image féminine — à la semblance, en mettant l'image masculine dans la position de l'image féminine — c'est l'objet phallique.

En tout cas, ce qui justifie la notation de Lacan i(a) tient plus simple­ment à ceci : l'image première séductrice pour l'enfant est une image qui vient du réel, et c'est à ce titre d'ailleurs qu'elle est séductrice, celle de la mère comme réel. Et c'est en tant qu'elle vient du réel qu'elle est soute­nue par cet objet qui lui-même appartient au réel.

Nous sommes à ce stade dans une multiplication de semblances qui

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Pour introduire a la psychanalyse, aujourd'hui

sont cependant fort diverses les unes des autres. Chacun a la sienne. Ce qui constitue l'unification de cette diversité d'images constituées à la semblance d'une image originelle Autre, c'est évidemment le einziger Zug, le trait unaire en tant que symbolique, en tant que phallique. Comme je vous l'avais fait remarquer, sur la scène, dans le monde des représentations, ce qui est admis — c'est une formulation dont les consé­quences, hélas ! vont extrêmement loin et sont très lourdes — ce qui est admis nécessite pour passeport, comme ticket d'entrée, cette marque phallique. C'est elle qui fait valoir la forme, l'introduit dans une exigence à la fois de complétude et de beauté, et puis également soumet ladite forme à la référence d'un ancêtre imaginaire. Vous le savez, les groupes humains — c'est Totem et Tabou, c'est Psychologie collective et analyse du moi — sont constitués par la référence à un ancêtre commun au groupe, et qui ne vaut, bien sûr, que d'être purement imaginaire. Il conviendra donc que cette forme trouve les moyens, purement imagi­naires eux aussi, de rappeler cet ancêtre. Ce peut être la moustache, ce peut être ce que vous voulez, cela n'a évidemment aucune importance !

Alors cette scène des représentations, ce monde des représentations exclut évidemment ce qui est en défaut par rapport à cette identification phallique. Question qui est éminemment posée à chaque femme — je ne vais pas développer ce point-là ce soir — mais qui est sensible à chaque femme et est ordinairement socialement résolue par la maternité, mater­nité qui semble être ici la garantie d'une appartenance phallique. Je laisse de côté, mais vous pouvez les développer vous-mêmes, toutes les inci­dences de cette condition.

Une autre circonstance, plus moderne et que j'ai déjà évoquée, est liée aux migrations. Cela concerne l'ancêtre en cause, dont le trait est recon­nu comme identificateur, c'est un ancêtre commun au groupe mais pas à tous les groupes. La question de l'étranger, de celui qui n'a pas à être là, va donc régulièrement se trouver posée. Ce n'est pas non plus ce soir ni maintenant que je développerai la question de cette xénophobie intuiti­ve et spontanée qui saisit les meilleures âmes, ce n'est pas mon propos. Mais en tout cas, c'est tout simplement et tout bêtement, dirais-je, pour un dispositif inconscient de cet ordre, que l'étranger constituera de façon inévitable une forme de menace et qu'il sera présent par excès.

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Au point où nous en sommes, je développe ceci pour vous rendre sen­sible, dans un instant, toute la différence qu'il peut y avoir entre cette scène des représentations avec ses exigences, avec ses règles — condi­tions tout à fait strictes, pire que la "règle des trois unités" —, et l'Autre scène où la question de Paltérité va revenir, et sous une autre forme que celle de l'étranger ou de l'étrangeté.

Nous sommes pour le moment dans ce mouvement où il s'agit que le réel constitué par cette image de la mère, que cette image primordiale de la mère soit dans un premier temps imaginarisée y compris par l'identi­fication à laquelle procède l'enfant et, dans un second temps, symboli­sée. Le processus, là en cours, est donc celui d'une symbolisation de l'imaginaire du réel,

Lacan a donné une conférence assez stupéfiante3 dans les années 1952 ou 53, où il a essayé de faire entendre à ses élèves la diversité de ces pro­cessus. Ici, celui que j'évoque est celui d'une symbolisation de l'imagi­naire du réel mais, dans cette conférence qu'il faudra peut-être un jour reprendre dans notre groupe, toute la combinatoire des possibilités est évoquée de manière restée complètement opaque.

L'exigence faite aux représentations propres à ce monde est de faire état de leur complétude et de leur participation à une satisfaction accom­plie. En effet, toute entame portée ici à la représentation et à la satisfac­tion viendrait mettre en cause le trait identificatoire phallique et donc toute la chaîne des responsabilités, aussi bien celle de l'ancêtre que l'ac­complissement de ses devoirs par la créature. Il s'agit donc dans le monde des représentations de témoigner d'une image accomplie, mar­quée, je le répète, par la complétude sans faille, sans défaut et soutenue, d'autre part, par le tonus d'une satisfaction heureuse, car là aussi l'insuf­fisance ou le défaut viendrait mettre en cause la validité de cet espace.

Ce monde des représentations est donc un monde organisé par ce qu'il faut bien appeler la négation de la castration, le narcissisme foncier du désir, narcissisme foncier du désir puisqu'il s'agit avant tout de veiller à sa propre représentation, au fait que le désir se montre conforme à ce

3. J. Lacan, Le symbolique, l'imaginaire et le réel, in Bul. de VA.EL n° 1 ; et M. Darmon, Essais sur la topologie lacanienne, Éd. de PA.L.I. (2e éd., 2004).

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

qui semble exigé par les devoirs à rendre à l'ancêtre, autrement dit, qu'il s'accomplisse dans les voies consacrées, rituelles, ordinaires, prescrites pour la reproduction de l'espèce. De telle sorte que l'idéal de ce monde des représentations dans lequel nous sommes, par cette exigence de corn-plétude de l'image de soi et de satisfaction accomplie, manifestée, cet idéal normal^ on aurait envie de le qualifier de "petit bourgeois". Car une définition du petit bourgeois, c'est précisément celui qui se met à l'abri des avatars de l'existence et du désir et témoigne donc de sa parti­cipation heureuse et close au monde des représentations.

Il est intéressant de noter, faisant la liaison avec la scène Autre, avec le lieu de l'Autre, qu'aujourd'hui cette satisfaction va chercher à s'accom­plir sur l'Autre scène mais dans ce qui sera beaucoup moins un souci de représentation qu'un souci de réalisation. Vous verrez qu'il est étrange de pouvoir dire que d'une certaine façon et malgré ses aspects héroïques, le toxicomane est une figure renouvelée du petit bourgeois, celui dont la complétude de la satisfaction règle la conduite même si quant au narcis­sisme, dans ce champ, il y est renoncé.

En effet, sur l'Autre scène, rien qui soit de l'ordre des représentations. Rien de l'ordre du visible. Si l'inconscient est une dimension, ou plutôt un lieu si difficile à faire reconnaître, c'est que fondamentalement, il n'est pas de l'ordre du visible. Il s'agit de l'Autre scène. Lorsqu'il vient se manifester sur la scène des représentations, cet inconscient, c'est sous quelle forme? Il vient déranger la scène des représentations sous la forme d'incidents de rien du tout que vous connaissez: lapsus — j'étais là bien tranquille dans mon monde, et paf ! je commets un lapsus qui vient déranger la certitude de mon propos — mot d'esprit, acte manqué, tous éléments sur lesquels Freud s'est appuyé pour montrer que l'in­conscient n'était pas une production pathologique mais bien un élément fondateur de la subjectivité humaine. Pas besoin d'être névrosé pour avoir ces manifestations qui viennent comme ça faire un petit bruit dans le monde des représentations, un petit bruit parce que ce n'est pas visible, c'est audible. Lacan fait remarquer que ces manifestations, lap­sus, mot d'esprit, acte manqué, se présentent volontiers comme des failles dans le monde des représentations, failles de la parole, failles du geste, failles de la pensée, une coupure, une césure, et le soupçon qu'il y a une Autre scène ! Incidents donc dans le monde des représentations et

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Séminaire du 24 janvier 2002

puis bien sûr! ces accidents que l'on appelle tout simplement les névroses et qui, dans ce qui devrait être un espace dominé par la com-plétude et la satisfaction, viennent introduire l'inhibition, l'obstacle, la demande qui hurle son insatisfaction.

Est-il besoin de rappeler la valeur des névroses pour nous rappeler à l'ex-sistence ?

Parce que dans le monde des représentations, on peut dire que tout est fait pour que nous l'oubliions, l'ex-sistence. Si la psychanalyse est cette discipline que sans cesse il faut recréer, c'est parce que l'exigence sociale, la complicité sociale veut que nous trouvions notre assise accomplie, parfaite, dans le monde des représentations, que l'on règle son compte à tout ce qui est susceptible de venir le déranger ou y introduire quelque dramatisme comme celui du désir qui provoque mise en doute, per­plexité, interrogation, désordre, bref! tout ce qui ne peut manquer de contrarier l'ordre social. Et il est peu évitable que les psychanalystes par­ticipent eux-mêmes à cette pression sociale.

Je recevais l'autre jour l'invitation pour aller à une Journée, à laquelle certains d'entre vous sont peut-être allés. Je crois bien que le titre était, je vais le dire approximativement mais c'était l'esprit, Faut-il maintenir la différence des sexes ? Vous avez vu ça ? Un titre comme ça ? Question réunissant des psychanalystes... C'est formidable, c'est génial! Si ce n'est que cela montre bien les effets de la pression sociale qui va forcé­ment dans le sens de tous les compromis et de tous les arrangements. À partir du moment où il y a inégalité, celle-ci étant réputée source de conflits, de désordres, peu importe dans quel sens, posons-nous la ques­tion, faut-il maintenir ce qui est source d'inégalité ? Comme si d'ailleurs tout ceci relevait simplement de notre décision, comme si nous étions les maîtres du monde. Nous sommes déjà, bien sûr en partie, les maîtres du sexe et, évidemment, si nous sommes les maîtres du sexe, de la repro­duction, pourquoi est-ce que... ?

Je suis parti de cette question pour nous, qu'est-ce que Paltérité ? Je la rejoins avec celle de la distinction des sexes puisque c'est la question qui supporte le problème de Paltérité.

Eh bien, dans ce lieu Autre, il n'y a aucun élément qui relève de la caté­gorie du même, la mêmeté, ce principe que l'on avait vu à l'œuvre comme organisateur du monde des représentations à partir de la phase du miroir,

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Pour introduire a la psychanalyse, aujourd'hui

l'identité, le monde des perceptions organisé à partir d'une répétition de l'image du même. Dans le champ de l'Autre, au contraire, pas un élément qui soit identique à l'autre, aucun principe de l'ordre de l'imaginaire qui viendrait les disposer dans une symétrie qui leur permettrait de se miroi­ter, ou de s'admirer, ou de se fondre l'un à l'autre. Dans le champ de l'Autre, nous sommes dans ce domaine qui nous est impensable et qui est celui de la différence pure, chaque élément y est différent des autres. Ce champ de l'Autre est le règne de la pure différence.

Que sont ces éléments dans le champ de l'Autre ? D'où viennent-ils ? Pourquoi y a-t-il dans le réel, puisque nous sommes là dans l'espace du réel, pourquoi y a t-il des éléments ? Qu'est-ce qu'ils viennent y faire ? Qu'est-ce qui les y a propulsés ?

Ce point, je ne pourrai pas le développer, je ne perdrai pas mon temps là-dessus parce que le texte de Lacan est à cet égard précis, rigoureux à la condition que vous le lisiez en le prenant au sérieux, ce texte que j'évoque tout le temps et qui est l'introduction aux Écrits, le séminaire sur «La lettre volée», ou plus précisément la lettre "en souffrance". Il y essaie de faire valoir que c'est la physiologie même du langage — je ne parle même pas de l'écriture — qui veut que dans la chaîne sonore, à intervalles périodiques, certains éléments littéraux se trouvent momen­tanément exclus, impossibles, chassés — je vous renvoie à l'appui qu'il prend sur cette organisation mathématique qu'est la chaîne de Markov une fois encore — chacun de ces éléments chassés, se trouve venir dans le réel et à partir de cet instant-là, devenir une molécule de libido. C'est étrange, ça, c'est extrêmement bizarre.

À partir du moment où elle a été évacuée, "exonérée" pour prendre une image organique et parlante, où elle a été chiée dans le réel, elle se trouve le support d'une charge libidinale. Et là Lacan franchit ce pas remarquable et dont il serait temps qu'il cesse pour nous d'être énigma-tique : c'est la chute de cette lettre qui se trouve organisatrice du désir inconscient. Formule du fantasme, c'est-à-dire le sujet barré en tant que lui-même se tient dans le réel : $ () a. Il est barré parce qu'il n'est pas dans le champ de la représentation, parce que ce n'est pas le sujet de la phrase, parce que ce n'est pas le shifter, parce que ce n'est pas le moi. Mais il y a là, dans le réel, un sujet qui va se trouver mis en place non seulement dans son existence mais dans l'expression de son désir, de son désir nos-

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talgique de l'objet qui a été perdu, cet objet a qui a chu et dont la retrou­vaille va alimenter ses rêves.

Ce qu'il y a là à penser, c'est la façon dont une opération purement mécanique du langage, qui tient à la physiologie du langage — c'est en tout cas ainsi que Lacan l'apporte — est susceptible de venir organiser la libido et de faire de la lettre, en tant que dans la chaîne, elle est ce qui est venu choir, le support du désir inconscient.

Remarquez ceci. Ce n'est pas parce que Papa a empêché le petit gar­çon d'avoir sa maman que le désir inconscient se met en place. Le désir inconscient se met en place par une détermination qui est indépendante aussi bien de Papa que de toutes les générations passées, présentes, futures et est un mécanisme purement physiologique. Il n'y a pas là d'in­terdit qui ait jamais été articulé et prononcé, il y a là ce qui de la physio­logie du langage a pu entraîner cette singulière conséquence.

Lisez attentivement ce texte sur « La lettre volée ». Il n'est demandé à personne d'y adhérer, ce n'est pas un manifeste politique qui a besoin de partisans... Mais ce texte est essentiel si vous vous intéressez à Lacan et si vous voulez accorder quelque validité aux conséquences de l'affaire, lui-même les signalant tout de suite, immédiatement, à propos de la créa­tion littéraire et refusant ce qu'il appelle « la carte forcée de la clinique », alors que la névrose obsessionnelle est exemplaire de cette mise en place.

Pourquoi Lacan refuse-t-il ce qu'il appelle « la carte forcée de la cli­nique » ?

Pour une raison extrêmement simple, ce que je recueille de la clinique n'est jamais naïf ni innocent, ce que je peux en percevoir, c'est grâce à l'appareil conceptuel qui est le mien. Donc je ne peux pas prétendre véri­fier par la clinique un appareil conceptuel qui a déjà été à l'origine de cette trouvaille clinique elle-même. C'est un cercle... C'est pourquoi il ne fait pas de la clinique ce qui viendrait soutenir cette position originale et qui, chez Freud, reste en suspend. Le point ultime chez Freud en est donné dans cet article qui concerne la singulière équivalence libidinale entre certains objets, le pénis, les fèces, l'argent, et l'enfant. Coup de génie de Freud de s'apercevoir qu'il y a là une batterie parfaitement hété­roclite d'objets — est-ce que quelqu'un a jamais osé les ficher dans la même bassine, dans la même catégorie ! Il y a chez Freud cette remar­quable intuition et que vous ne pourrez honorer théoriquement qu'à la

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

condition de passer par ce que Lacan ici nous souligne à l'occasion. Dans d'autres circonstances, cela pourra être montré.

Mais alors, dans l'inconscient, dans ce lieu de l'Autre, quel désir représente chacune de ces lettres ? Chaque lettre se trouverait-elle en quelque sorte vectrice de ce qui serait un événement traumatique ou his­torique particulier ou encore un désir spécifique qui, avec la lettre, se trouverait enfoui dans les sables de l'inconscient? Autrement dit, à chaque lettre se trouverait-il attaché un désir qui serait spécifique ? Je passe sur le fait que connaissent tous les psychanalystes d'enfants, la façon qu'ont les enfants de sexualiser l'alphabet: il y a des lettres qu'ils aiment bien, il y en a d'autres qu'ils n'aiment pas beaucoup. Mais ce n'est pas ce dont, là, il est question, ce n'est pas la sexualisation imaginaire de la lettre, ni même le fait que le A ait pu autrefois représenter la tête de taureau...

Ce que ces lettres, ces molécules de libido vont venir supporter, vont venir permettre d'articuler, c'est le désir en tant qu'il a été refoulé. Ce que le rêveur retrouve dans ses rêves, ce n'est pas n'importe quel désir, ce n'est pas le désir de n'importe qui ! Quand cela devient le cas, c'est plutôt gênant... Mais dans les rêves, quel que soit leur caractère étrange, bizarre, il a malgré tout, avec tout ce tissu, toute cette étoffe, une fami­liarité liée au fait que ce ne sont jamais que ses désirs refoulés qu'il peut connaître ou ne pas connaître mais, en tout cas, ce ne sont jamais que les siens qui viennent là s'exprimer. C'est-à-dire que dans cette position libidinalisée, érotisée, qui est la leur, ces lettres servent de support à l'expression du désir refoulé, éventuellement inconscient — il peut être refoulé et ne pas être inconscient, il y a des refoulements qui sont tout à fait volontaires et qu'on peut retrouver dans ses rêves; il y a, bien enten­du, un grand nombre de refoulements qui se font de façon parfaitement inconsciente.

Et cette articulation n'est en quelque sorte permise qu'à la condition que le rêve suppose, stipule un interlocuteur. Je vous montrerai, à pro­pos du rêve de l'injection faite à Irma, à qui s'adresse Freud avec ce rêve de façon tellement touchante — c'est à vous, à nous qu'il s'adresse — au niveau de ce qui est pour lui l'énigme fondamentale qu'il met en tête de sa Traumdeutung, et qu'il n'aura jamais résolue. Et il s'agira d'apprécier de quelle façon, après Lacan, quelques réponses ont pu y être apportées.

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Séminaire du 24 janvier 2002

Il est adressé, ce rêve. De cette espèce de magma incréé que constitue là l'inconscient, une adresse est rendue possible par la stipulation d'un interlocuteur et la possibilité donc de venir inscrire, entre rêveur et inter­locuteur, l'espace d'un langage mutuel partagé. Si vous allez à l'étranger et ne parlez pas la langue du pays, vous pourrez être surpris de consta­ter que vous rêvez éventuellement avec des bribes de cette langue étran­gère. N'est-ce pas à entendre comme tentative d'établir la connivence et la complicité d'une adresse telle que le rêveur peut le souhaiter avec l'in­terlocuteur ?

Autrement dit, la formule de Lacan « l'analyste fait partir du concept d'inconscient» risquerait de vous paraître énigmatique. Si l'inconscient n'est pas une espèce de magma, constitué d'éléments dont aucun ne peut prendre sa valence, ne peut s'accomplir... il faudrait l'envisager non pas du tout comme parole muette ou étouffée mais comme parole qui rêve­rait de pouvoir exister, le rêve d'une parole qui pourrait exister. Et donc la possibilité que là se dise le désir inconscient, possibilité qui fait que celui qui s'est ainsi déplacé dans le monde des représentations peut par­faitement aller se coucher avec l'idée qu'il va pénétrer enfin dans le vrai espace, celui où pourrait enfin s'exprimer ce sujet qui dans la vie diurne s'est trouvé barré, s'est trouvé obstrué, déblayé, forclos, exclu. Enfin il pourra vivre sa vie, non pas celle de l'autre, du moi qu'il est dans le monde des représentations avec les exigences qui sont impliquées, mais enfin sa propre vie, ne serait-ce que sous cette forme éminente qui est la forme rêvée.

Alors une petite avancée rapide. Quel est le rapport spatial entre ces deux scènes, ou plutôt entre la scène constituée par le monde des repré­sentations et puis le lieu Autre ? Freud évidemment — je vous parlais des incidences de l'imaginaire sur la logique — n'a pu situer ce lieu que dans les dessous, ce qui est caché, ce qui est profond, l'archéologie, les souve­nirs sont là enfouis, etc.

Chez Lacan, une invitation aux conséquences là aussi considérables bien que nous ne les ayons même pas encore mesurées, c'est que conscient et inconscient sont sur les deux côtés d'une unique bande de Môbius. Non seulement le retour du refoulé est inévitable, mais en outre, le refoulé pour Lacan n'a pas de bord à franchir, il se trouve dans un autre lieu, mais qui est la doublure permanente du monde des repré-

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Pour introduire a la psychanalyse, aujourd'hui

sentations et, sans aucun doute, il informe le monde des représentations ou le dérange par ses propres messages.

À ce propos, Lacan fait une remarque qui vaut ici d'être reprise. Je voudrais la reconstituer correctement. Toute phrase suppose qu'elle soit déjà accomplie et conclue au moment où le locuteur la commence, autre­ment dit, il la commence par la fin. Tout l'agencement des mots, des pro­positions, des circonstancielles, n'est possible qu'à la condition que la fin ait été anticipée, je ne commence à parler qu'alors que la conclusion, pour moi, est déjà là. Et ce mouvement se supporte admirablement de ce qui se passe sur la bande de Môbius à quoi l'on peut prêter cette qualité du fait que le message que je reçois de l'Autre est déjà conclu au moment où je l'entame, avec ce mouvement de réversibilité qui lui est propre: je commence, grâce à elle, par la conclusion.

Ce sujet du désir inconscient $ vit entre ces deux mondes, entre ces deux espaces, celui des représentations et ce lieu Autre. C'est pourquoi Lacan dira que ce sujet toujours boite, car il marche avec deux pieds qui vont d'une allure inégale parce que ce n'est pas la même logique qui les règle. Et c'est donc entre ces deux mondes que le sujet subsiste avec si vous le voulez, si vous en avez besoin cette démonstration hurlante d'évidence — c'est bien le cas de le dire — c'est que le sujet va pouvoir privilégier l'un ou l'autre de ces mondes. Il pourra privilégier le monde des représentations en cherchant à radicalement oublier le lieu Autre, surtout si, dans ce monde des représentations, il se trouve bien, s'il s'y trouve favorisé, avantagé, s'il estime être parfaitement à sa place et est soucieux de ne pas être dérangé par tout ce qui pourrait venir du lieu de l'Autre. Il peut aussi négliger le monde des représentations ou le récuser, le refuser, le dénoncer pour ne plus vouloir se soutenir, se maintenir que du lieu Autre, c'est-à-dire, c'est là le paradoxe, vivre dans la jouissance sans restriction, sans contrainte, sans retenue.

C'est un problème qui, d'une certaine manière, concerne les analystes eux-mêmes et il est intéressant à cet égard de voir la manière dont ils règlent leur rapport entre le monde des représentations et le lieu Autre. On attend d'un analyste en réalité qu'il ne se propulse pas trop dans le monde des représentations, qu'il garde comme ça un certain goût pour l'ombre. Mais en tout cas, ce qui est plus intéressant que cette anecdote,

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Séminaire du 24 janvier 2002

c'est le privilège qu'il peut accorder au lieu de l'Autre en tant qu'abon­nement à une jouissance que n'assure pas le monde des représentations.

Je vous livre cela pour que vous réfléchissiez à la façon dont on peut parfaitement aboutir presque à une forme de dépendance, devenir un accro, qu'on soit analyste ou pas d'ailleurs ! Lacan a fait un jour cette très curieuse intervention, disant que l'inconscient mis à jour, il fallait aussi savoir le retourner, le réintégrer, autrement dit qu'on ne pouvait pas se contenter de vouloir substituer au monde des représentations le lieu Autre et en faire ce qui serait le monde non pas des vraies représenta­tions — il n'y en a pas ! — mais le monde de la jouissance accomplie, en tout cas d'une jouissance plus sûre que celle des représentations et débarrassée de tout narcissisme.

C'est pourquoi j'évoquais tout à l'heure la toxicomanie dont on sait justement la caractéristique: envoyer balader ce qu'il en est du monde des représentations — ils ne sont pas dans cet espace-là, le regard de l'Autre, ils n'en ont rien à faire, comme le buveur d'ailleurs, ça ne les concerne pas — pour être entièrement dans une jouissance qui n'est pas phallique et qui permet un type de complétude, un type de complétion, un type de réussite qu'en aucun cas les limitations propres au monde des représentations n'autorisent.

Je garde encore une minute, bien que l'heure ait tourné, pour vous rappeler et conclure sur ceci avant donc d'entamer la semaine prochaine ce superbe rêve, non pas de L'annonce faite à Marie mais «de l'injection faite à Irma» ! Ce n'est pas loin, d'ailleurs, vous verrez...

Après ce parcours, nous pouvons être beaucoup plus simples sur la question que j'ai essayé de mettre en place, celle du sens antinomique des mots dans le langage. Cette question nous interroge très directement sur ce que Lacan appelait Y étendue de la métaphore.

Qu'est-ce qui fait limite à l'usage de la métaphore ? Est-ce que, par exemple, quelque règle m'interdirait de me servir de la métaphore 'bonté' pour signifier son antonyme, la méchanceté ? Aucune loi dans le langage qui m'empêche d'opérer ainsi. C'est la langue qui ne me le per­met pas. Parce que la langue, elle, celle que je partage avec mes conci­toyens, exige que nous nous rencontrions, que notre propos soit soute­nu par ce qu'ensemble, nous rejetons, nous refusons. Pas de lien social possible, ni de discours possible, sans complicité sur ce qui est commu-

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

nément, par les deux locuteurs, rejeté. Et si je me sers d'un mot, c'est un artifice que le langage permet, si je me sers d'une métaphore pour expri­mer un sens opposé, je me heurte à cette espèce de répugnance, cette espèce d'interdit, "Alors qu'est-ce que tu racontes ? Tu ne sais pas ce que tu dis", "Tu ne sais pas ce que tu veux" ou "Mais c'est quoi, ça ?", cette sorte d'horripilation. Je vous renvoie à cet article de Benveniste qui ouvre le numéro 1 de la revue La psychanalyse* sur l'article d'Abel, article dépassé que cite Freud — mais il n'en avait pas d'autre.

Donc c'est le discours qui exige qu'une limite soit imposée à l'usage de la métaphore. Mais si je vous parle dans une langue qui, à l'exemple des langues sémitiques que j'ai essayé d'illustrer l'autre jour à propos des premières lettres de l'alphabet hébreu, langues organisées sur le principe de racines, c'est-à-dire où il suffit de la chute ou de l'adjonction d'une lettre pour que le sens tourne et devienne opposé — c'est la particulari­té de ces langues sémitiques — vous voyez bien de quelle manière lorsque je me sers de cette langue, le signifié peut certes être constitué par ce qui de façon conventionnelle répond à ce terme. Mais dans la mesure où le signifié est soutenu matériellement par cette lettre chue qui fait qu'il a pris ce sens-là, le signifiant, ce signifiant peut très bien venir signifier la lettre qui est chue et se trouver soutenu dans son exigence d'être lu comme opposé, dans le sens antonyme.

Je ne sais pas si mon explication est claire... Pas du tout? Alors que c'est d'une simplicité... ! Donc c'est moi qui m'exprime mal pour vous. Mais un jour, on y reviendra, parce que je ne vais pas m'étaler là-dessus indéfiniment.

Il faudrait que je reprenne les exemples que j'ai pris à propos du père, et où vous voyez comment ia prospérité', ça peut devenir par un simple déplacement d'une lettre, 'la perdition'. Vous étiez dans 'la prospérité', vous faites tomber une lettre ou vous en rajoutez une, paf ! vous êtes dans 'la perdition' ou 'la destruction'. Le signifiant qui conventionnelle-ment est lu comme exprimant, disant "la prospérité", ayant pour signi­fié "la prospérité", dans la mesure où il est constitué, si je puis dire, par cette lettre qui lui manque, et qui viendrait (si elle était là) dire "la per­dition", je peux parfaitement, lorsque je lis cet ensemble, prendre pour

4. La Psychanalyse n° 1, P.U.F., 1956; rééd. Bibliothèque des Introuvables, Tchou éd.

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Séminaire du 24 janvier 2002

signifié soit le sens conventionnel, le sens convenu, soit prendre pour signifié cette lettre qui a été extraite de ce signifiant — je le dis parce que je ne vous ai pas repris tout à l'heure le problème des chaînes de Markov — et qui vient donner à ce mot le sens non plus de "prospérité" mais de "perdition". N'oublions pas que le signifié est toujours dans le réel, et si ce réel est occupé de façon un peu trop évidente, un peu trop claire, un peu trop massive, un peu trop présente, par ce qui est le support, par la lettre qui est le support de ce qui vient lui donner un sens opposé, ou bien je fais une lecture où le réel est limpide, transparent, et j'ai mon sens conventionnel, ou bien je lis ce réel comme occupé par la petite lettre dont l'adjonction ou la soustraction ferait qu'il prendrait un sens opposé et je peux lire ce signifiant comme un antonyme.

Je vous reprendrai ça de façon plus précise mais, je termine là-dessus, l'un des mots qui est donné comme exemplaire des antonymes, et qui est donné par Freud et par Abel, c'était évidemment le mot csacré' en tant que c'est aussi ce qui peut désigner ce qu'il y a de plus infâme. Dans tous les développements, dans tout le développement que je vous ai fait aujour­d'hui, on le situe parfaitement. Car c'est ce qui est rejeté, le plus infâme, qui est aussi le support de ce qu'il y a de plus noble, c'est-à-dire du désir, de la libido. Et donc du même coup, de ce qui relève du sacré. Il y a donc de toute façon, inhérente au jeu du signifiant, une duplicité de significa­tions qui est, je dirais, généralisée. Et il y faut la vigilance de cette police sociale que constitue l'interlocution, pour que cette duplicité soit voilée, soit masquée. Autrement dit, je ne veux pas vous faire passer de mau­vaises nuits, autrement dit qu'on ne prenne pas Dieu... pour un salaud!

Il y a dans UHomme-aux-rats un passage remarquable où toute sa trouille, c'est pourquoi il est un grand constipé devant l'Éternel, toute sa trouille, c'est que s'il cédait son objet tf, cela risquerait d'abominable­ment souiller Dieu. Abominablement ! Et comment pourrait-il se livrer à une chose pareille ?

Eh bien, pour avoir des idées aussi folles et aussi connes, il faut assu­rément avoir rapport au langage et à ses effets bizarres, que nous réex­plorons. Car autrement ce genre de manifestations chez l'Homme-aux-rats, c'est de la stupidité ! Ça a pour chacun de vous un côté éloquent, il reste simplement, à chacun de vous, à expliquer pourquoi...

Bonne nuit quand même, et à la prochaine fois !

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Séminaire XI

du 31 Janvier 2002

Je me suis aperçu de nouveau cet après-midi qu'il fallait un certain courage pour parler de psychanalyse. Un certain courage parce que, comme nous le mettons chaque fois à l'épreuve, l'objet dont

il s'agit, dont il est question, a cette particularité qui fait la singularité de notre champ, cet objet, il se dérobe... Ce qui ne peut manquer, au bout d'un certain temps, d'induire un petit sentiment dépressif puisqu'on passe son temps à tourner autour avec le risque, bien entendu, de se rat­traper en positivant, d'une manière ou d'une autre, la métapsychologie, c'est-à-dire en ossifiant les concepts, pour, là au moins, tenir quelque chose, l'avoir dans la main, pouvoir le montrer ! Tenir dans la main, pou­voir le montrer, ce n'est pas rien, ça, comme on le sait en clinique !

Alors cette introduction, non pas pour vous parler spécialement de moi, mais de ce rêve superbe de Freud dont nous allons voir que ce bref préambule est précisément au centre de cette question et s'y trouve même déjà conceptualisé sous la forme de l'ombilic \ Nabel en allemand, cet «ombilic du rêve». Une fois que vous avez étalé le réseau des asso­ciations, puisque l'inconscient est constitué par cette espèce de mycé­lium, ce tissu, ce réseau au sens mathématique du terme, qui va s'éten-dant dans toutes les directions et avec des couches, en plus, superposées, une fois que vous avez fait tout ce travail, vous devez constater que la conclusion, le sens ultime, ce port dans lequel vous espériez, enfin ! péné-

1. L'interprétation des rêves, p. 446.

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

trer, eh bien... c'est plus loin, ou bien il est dans la brume, ou bien c'était un mirage, etc. Je vous le dis en admirant le courage de Lacan de tenir pendant tant d'années dans cette situation qui fait évidemment le scan­dale des autres disciplines — puisque les autres disciplines, leur objet est bien là.

Mais, me direz-vous, Lacan, cet objet, il l'a conceptualisé, il l'a bien appelé « l'objet a » ?

Oui, bien sûr ! Mais cet objet a ne fonctionne qu'en tant que chaque fois, vous vous retrouvez en plan au bout de votre élaboration. Il vous laisse choir.

Voilà donc ce superbe rêve, ce superbe document par lequel Freud ouvre la Traumdeutung, à traduire Signifiance des rêves. Nous allons voir de quelle manière la singularité de ses problèmes vient se nouer à l'universel de la question. Nous verrons également, comme je vous l'ai promis, à qui s'adresse ce rêve et de quelle manière nous sommes, plus de cent ans plus tard, invités, chacun de ceux qui s'estiment concernés par ce rêve, invités à devoir y répondre. C'est-à-dire qu'il s'adresse, ce rêve, à un lecteur futur. En faisons-nous partie ou pas ? C'est à voir...

Nous sommes donc en 1895 et Freud vient de soigner par la psycha­nalyse une jeune femme qui est non seulement une amie mais qui est très liée à sa famille. Et tout ceci, dit Freud, ne facilite pas, bien entendu, le traitement puisque

«un échec peut compromettre une amitié et puis cette psychanalyse a abouti à un succès partiel : la malade a perdu son anxiété hystérique mais non pas tous ses symptômes somatiques.2 »

Et puis, dit-il : «À l'époque, je ne savais pas très bien quels étaient les signes qui caractérisaient la fin du déroulement de la maladie hystérique et j'ai indiqué à la malade une solution qui ne lui a pas paru acceptable.»

Alors je vous invite à inscrire sur vos tablettes le mot de "solution" et en particulier dans le terme allemand qui le spécifie, Lôsung. Elle n'a pas accepté sa solution, Lôsung. Lôsung a à peu près le même champ séman­tique qu'en français, c'est aussi bien "la solution d'un problème" que la

2. L'interprétation des rêves, p. 99.

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"solution chimique". Freud utilisera une formule, un aphorisme disant que Lôsung ist auch Auflôsung,

«la solution, c'est aussi le soulagement, la levée du symptôme, la réso­lution des symptômes.»

Vous verrez de quelle manière cette Lôsung, la solution, dans cette ambiguïté sémantique d'être aussi bien solution chimique, organique que solution purement spirituelle de résolution d'un problème, organise ce rêve. Cette solution, bien qu'il ne nous la dise pas, nous la connais­sons par les autres textes. Pendant longtemps, pendant toute la période qui va jusqu'en 1925 où l'économie psychique est dominée par le prin­cipe du plaisir, la solution qu'il donne, c'est que les hystériques devraient enfin consentir à avoir une vie sexuelle, puisque leur anxiété est liée à une rétention de libido, à la libido qui s'accumule, vous prend à la gorge, vous tord l'estomac, vous contracte. Si les hystériques veulent guérir, il importe qu'elles aient le courage d'avoir une vie sexuelle. C'est une solu­tion qui est d'autant plus admirable, une Lôsung d'autant plus admirable que c'est la solution traditionnelle et qui existe dans la médecine hippo-cratique depuis 2 500 ans. Les médecins hippocratiques disaient exacte­ment la même chose, les hystériques — puisqu'on est ici entre nous, on va utiliser le mot — ce sont des "mal-baisées" et il importe donc tout simplement d'humidifier correctement un utérus qui s'est ratatiné et, à la condition que cet arrosage soit répété et de bonne qualité, l'efflores-cence de la personne ne saurait manquer de s'ensuivre...

Cette Lôsung dont Freud dit que sa patiente n'a pas voulu, c'est la même que celle qu'il donne à Dora3. Il lui dit: «Monsieur K. s'intéresse à vous, c'est un charmant homme. Évidemment, il est marié, mais enfin, il ne faut pas non plus être bégueule... Qu'est-ce qui fait que vous éprouvez du dégoût à ses avances ? Il est bien sous tous rapports ! »

Irma a donc refusé sa solution, Irma, qui est une veuve va-t-on apprendre un peu plus tard, vous voyez qu'elle est dans les cas de figure considérés. Donc, dit Freud:

«Nous avons interrompu le traitement dans cette atmosphère de désaccord.»

3. « Fragment d'une analyse d'hystérie », in Cinq psychanalyses, P.U.F.

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

Et puis il reçoit la visite de son ami, le Docteur prénommé Otto, éga­lement ami d'Irma qu'il a rencontrée au cours des vacances et Freud lui dit:

«Comment va-t-elle ?» Otto répond :

« Elle va mieux mais pas tout à fait bien. » En allemand, c'est plus intéressant. Ce n'est pas la peine que je vous

le dise en allemand, mais ça se traduirait par « ça va mieux pour elle, mais ce n'est pas parfait». Ce n'est pas «elle va mieux», mais «ça va mieux», il y a un impersonnel là qui est intéressant. Ça va mieux pour elle, mais ce n'est pas tout à fait ça. Et alors, dit-il,

«Je reconnais que les mots de mon ami Otto, ou peut-être le ton avec lequel ils avaient été dits m'ont agacé.»

Vous y voyez une susceptibilité tout à fait intéressante. «J'ai cru y percevoir le reproche d'avoir trop promis à la malade. Et j'ai pensé que c'est la famille d'Irma qui avait toujours vu le traitement d'un mauvais œil qui avait influencé la réponse d'Otto.»

Je vous signale au passage le fait que «cette famille n'avait jamais regardé ce traitement d'un œil favorable»

Mettez en attente cet "œil favorable". En allemand, Meine Behand-lungy mon traitement, nigern gesehen hatten, elle ne l'avait pas regardé favorablement, pas d'un bon œil.

«Cette impression que j'ai éprouvée, dit Freud, ne s'est pas précisée. Mais le soir même, donc, j'ai écrit l'observation d'Irma pour pouvoir la communiquer, en manière de justification, à notre ami commun, le DrM.»

Vous voyez, en manière de justification. Freud est seul, et avec ce qu'il a fait là, sans autre appui que justement ce qu'il va faire avec ce rêve, c'est-à-dire son auto-analyse, il a besoin de se justifier auprès du Dr M. On le reconnaît facilement, c'est Fliess, c'est-à-dire ce cinglé de première classe qui joue un rôle majeur dans l'élaboration de cette affaire: le DrM.

«qui était alors la personnalité dominante de notre groupe.» Remarquez que sa théorie, c'est-à-dire celle du rôle des formations

nasales dans la vie sexuelle, l'existence d'une périodicité masculine, les indications de traitement des troubles sexuels par des attouchements

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nasaux, des cornets, des muqueuses nasales, remarquez que cette théorie n'est pas plus stupide qu'un certain nombre de théories contemporaines. Il ne faut pas là-dessus faire la fine bouche. Il y a chaque jour des mil­liers de gens qui vont consulter des professionnels de méthodes qui ne sont pas fondamentalement plus arbitraires que celle de Fliess.

Donc voilà le rêve qu'après avoir écrit cette observation d'Irma pour la transmettre à Fliess au titre de justification, voilà le rêve qu' i l fait4 :

« Un grand hall — beaucoup d'invités, nous recevons. Parmi ces invités, Irma que je prends tout de suite à part, pour lui reprocher, en réponse à sa lettre, de ne pas avoir encore accepté ma «solution », Lôsung. Je lui dis : «Si tu as encore des douleurs, c'est réellement de ta faute. » — Elle répond: «Si tu savais comme j'ai mal à la gorge, à l'estomac, au ventre, cela m'étrangle. » —je prends peur et je la regarde. Elle a un air pâle et bouffi, je me dis : n'ai-je pas laissé échapper quelque symptôme orga­nique ? je l'amène près de la fenêtre et j'examine sa gorge. Elle mani­feste une certaine résistance comme les femmes qui portent un dentier. je me dis : pourtant, elle n'en a pas besoin. — Alors elle ouvre bien la bouche et je constate, à droite, une grande tache blanche et, d'autre part, j'aperçois d'extraordinaires formations contournées qui ont l'ap­parence des cornets du nez et sur elles de larges eschares blanc grisâtre. —j'appelle aussitôt le Dr M. qui à son tour examine la malade et confir­me. Le Dr M. n'est pas comme d'habitude, il est très pâle, il boite, il n'a pas de barbe. Mon ami Otto est également là à côté d'elle et mon ami Léopold — c'est le troisième médecin de l'affaire, quatrième avec Freud —, mon ami Léopold la percute par-dessus le corset, il dit : elle a une matité à la base gauche. Et il indique aussi une région infiltrée de la peau au niveau de l'épaule gauche (fait que je constate comme lui malgré les vêtements). M. dit: «il n'y a pas de doute, c'est une infection, mais ça ne fait rien, il va s'y ajouter de la dysenterie et le poison va s'éli­miner». Nous savons également, d'une manière directe, d'où vient l'in­fection. Mon ami Otto en effet lui a fait récemment, un jour où elle s'était sentie souffrante, une injection — injektion, ça s'écrit de la même façon en allemand avec un k —, avec une préparation de pro-

4. L'interprétation des rêves, p. 99.

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

pyle, propylène... acide propionique... triméthylamine (dont je vois la formule devant mes yeux imprimée en caractères gras)... Ces injections, il ne faut pas les faire à la légère... et il est probable aussi que la seringue n'était pas propre.

Voilà donc le rêve dont Freud va procéder à l'analyse, de la manière qui est toujours recommandée, détacher chaque élément et voir quel est le réseau d'associations qui s'organise à partir de lui.

Le hall — beaucoup d'invités, nous recevons. Le hall, je vous dis tout de suite qu'en allemand, ça se dit Halle, et que

la gorge qu'il va examiner, c'est Hais. Vous voyez qu'il s'agit là d'une cavité dans laquelle tout se joue. Alors ce qu'il nous dit à propos de ce hall, beaucoup d'invités, nous recevons, c'est:

nous habitions cette année-là à Bellevue, vous pouvez remarquer ce 'Belle vue', nous avons vu un instant plus tôt que la famille n'avait pas vu d'un abon œil" le traitement qu'il avait opéré sur Irma,

... une maison, sur l'une des collines qui se rattachent au Kahlenberg. Kahlenberg, si ça vous amuse, c'est "Le mont chauve" mais enfin ! ça

ne nous mène pas spécialement ailleurs. Cette maison qui avait été bâtie pour être un local public avait des pièces extraordinairement hautes en forme de hall.

"Local public", en allemand, c'est Vergniigungslokal, c'est-à-dire très précisément "local de satisfaction", Vergniigungslokal, c'est le "local des satisfactions". Vous voyez qu'on est là effectivement dans une cavité qui, grande ou petite, devient de plus en plus intéressante. Et ce rêve, nous dit Freud,

«a eu lieu à Bellevue, quelques jours avant l'anniversaire de ma femme.»

"Anniversaire" en allemand, c'est Geburtfeste, l'organisation séman­tique n'est pas la même qu'en français, Geburtfeste, c'est la fête de la naissance, c'est autre chose, sémantiquement que anniversaire. Il s'agis­sait donc de la fête de la naissance de sa femme. Et donc sa femme lui avait dit, avant qu'il fasse son rêve,

«qu'elle s'attendait à recevoir à son anniversaire plusieurs amis et entre autres, Irma. Mon rêve anticipe», dit-il,

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Séminaire du 31 janvier 2002

Nous sommes déjà dans le rêve, à la fête de la naissance organisée pour la femme dans cet Halle, et Irma est là.

Il analyse la suite: le reproche à Irma de ne pas avoir accepté ma solution. «J'aurais pu, dit-il, lui dire cette phrase à l'état de veille... Mais cette phrase donne surtout l'impression que je ne veux pas être responsable des douleurs qu'elle a encore. C'est la faute d'Irma, ce ne peut être la mienne.»

Et de poser tout de suite la question : « Faut-il chercher dans cette direction la finalité interne du rêve ?»

Autrement dit, ce rêve est-il autre chose qu'un rêve de disculpation ? Je pose la question tout de suite. C'est un rêve fait pour témoigner que vraiment je n'y suis pour rien, j'ai fait ce que j'ai pu.

Les plaintes d'Irma, maux de gorge, de ventre et d'estomac, sentiment de constriction, «il y a là, dit-il alors, des symptômes qui ne sont pas ceux d'Irma, que je ne comprends pas très bien, le choix des symptômes du rêve me sur­prend, je ne me l'explique pas pour le moment.»

Je vous le signale tout de suite, vous verrez qu'il y a dans le rêve plu­sieurs verbes, je vous les soulignerai en allemand, qui semblent intro­duire cet élément de constriction, le retrait de la femme, par exemple, d'Irma à l'examen, est comme s'il y avait une sorte de constriction, qu'elle se fermait, qu'elle se resserrait. Elle ne s'ouvre pas, elle se ferme.

Elle a un air pâle et bouffi. Tout ça est étrange, parce que

«ma malade est toujours rose. Je suppose qu'une autre personne se substitue à elle.»

Et nous savons par d'autres textes que la personne pâle et bouffie, c'est tout simplement Madame Freud, quand elle a ses périodes. Vous voyez là la première substitution. Le terme de substitution est également à retenir car il est l'une des clés du rêve et va souvent revenir, une per­sonne pour une autre. Et si Irma est pâle et bouffie, il le dit tout de suite, il y a une autre personne qui se cache là derrière dont il ne parle pas pour le moment.

Je m'effraie à l'idée que j'ai pu négliger une affection organique. C'est évidemment la peur spécifique du psychanalyste, bien sûr!

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Pour introduire a la psychanalyse, aujourd'hui

Et puis, dit-il, après tout, c'est peut-être aussi une façon de me dis­culper. Si elle a quelque chose d'organique, alors vraiment, doublement, je n'y suis pour rien.

Je ramène près de la fenêtre pour examiner sa gorge. Je vous signale que "gorge", ici, n'est plus le terme dont il s'est servi

tout à l'heure, c'est-à-dire Hais, mais c'est Mundhôhle, le "trou de la bouche". Sur vos papiers, soulignez le Mundhôhle, puisque ce Mund nous intéresse, puisqu'il nous suffirait d'être victorieux sur ce Mund pour devenir des... Sigmundl En tout cas sa gorge est ici Mundhôhle.

Elle manifeste une certaine résistance comme les femmes qui ont de fausses dents.

Tout à l'heure, c'était un dentier, je vous passe des détails, je ne vous donne pas tout le réseau parce que ça nous amènerait beaucoup trop à distance, là il se sert d'un autre terme, ce n'est plus le dentier, c'est falsche Zàhne, fausses dents.

Je me dif, elle n'en a pourtant pas besoin. C'est une jeune femme. Comme vous le savez sûrement, Freud a déjà

plusieurs fois repéré que les dents qui tombent dans le rêve évoquent la castration, le fait d'être châtré, de ne plus avoir de mordant, de ne plus être incisif.

Il a l'habileté de détacher de ces fausses dents la formulation du rêve : elle n'en a pourtant pas besoin,

«Elle n'en a pas besoin, semble être au premier abord un compliment à l'adresse d'Irma, puisqu'elle est jeune, elle n'a pas besoin d'un den­tier, mais j'y pressens une autre signification. Quand on s'analyse atten­tivement, on sent si on a épuisé les pensées amassées sous le seuil de la conscience. »

Et donc i l perçoit que "elle n'en a pas besoin" peut concerner un autre objet que ce dentier. Elle est jeune, "e//e n'en a pourtant pas besoin".

«La manière dont Irma se tient près de la fenêtre me rappelle brus­quement un autre événement. Irma a une amie intime pour qui j'ai une très vive estime. Et un soir où j'étais allé lui rendre visite — à cette amie intime pour laquelle j 'ai une très vive estime — je l'ai trouvée comme dans mon rêve, debout devant la fenêtre et son médecin, ce même Dr M. (il est partout) était en train de dire qu'elle avait un dépôt diphtérique.»

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En français, ce sont "de fausses membranes", en allemand, c'est Belag, un "dépôt".

« Le docteur et ce dépôt diphtérique vont bien apparaître l'un et l'autre dans la suite du rêve. Je songe à présent que j'étais arrivé à la conclu­sion que cette dame — pour laquelle j'ai une très vive estime — était également hystérique. Et d'ailleurs Irma elle-même me l'avait dit. Mais, que sais-je au juste de cette hystérie, sinon qu'elle a des sensations de constriction (constriction !) hystérique tout comme l'Irma de mon rêve [...] J'ai donc remplacé en rêve ma malade par son amie. Je me rappelle que je me suis souvent dit que finalement cette amie — pour laquelle j'ai une très grande estime — aurait pu m'appeler pour la guérir de son mal, de son hystérie. Mais cela me paraissait invrai­semblable, car elle est très réservée. Elle se raidit, comme dans le rêve. Et puis une autre explication serait qu'elle n'en a pas besoin — qu'on retrouve, n'est-ce pas ? — elle est jusqu'à présent assez forte pour dominer ses états nerveux sans aide étrangère. «Quant aux mauvaises dents, les fausses dents, je me rappelle alors une autre personne à qui cela peut s'appliquer (pâle, bouffie, fausses dents...), je ne l'ai jamais soignée, je ne souhaite pas avoir à le faire, elle est gênée avec moi et doit être une malade difficile. Elle est habi­tuellement pâle et à un moment, dans une bonne période, elle était bouffie...»

C'est sa femme ! À titre de distraction, puisqu'il en faut, de toutes ces constrictions que

nous rencontrons en cours de route, je vous signale que la sphinge, celle qui nous fascine tant, cette créature dont la tête et le buste sont ceux d'une femme et le corps celui d'une lionne, sphinge, en grec, veut dire "constriction". C'est le même mot que "sphincter". Comment cette charmante créature que personne n'a jamais rencontrée, à tête de femme et à corps de lionne, a-t-elle pu s'appeler Mademoiselle Constriction ? Je ne sais pas. Mais en tout cas, dans ce rêve énigmatique où Freud, je fais là de la poésie, interroge vraiment la sphinge, cette constriction est sans cesse présente chez ces femmes qui ne veulent pas s'ouvrir, qui ne veulent pas se donner, et au fond de la gorge, on ne sait pas très bien ce qu'elles ont...

Quoi qu'il en soit,

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Pour introduire a la psychanalyse, aujourd'hui

«j'ai donc comparé, dit Freud, ma malade Irma à deux autres per­sonnes —l'amie intime dont il ne donne pas le nom, et sa femme —qui ont toutes deux manifesté quelque résistance contre le traite­ment. Pourquoi ai-je substitué l'amie à Irma? Sans doute parce que c'est une personne qui est plus intelligente qu'Irma. Irma, je la trouve sans doute sotte parce qu'elle n'a pas accepté ma Lôsung, ma solution. L'autre serait plus intelligente, elle suivrait donc mieux mes conseils.

Et il y a dans le rêve cette phrase : La bouche s'ouvre bien, alors : Elle me dirait plus que Irma.

Et il y a là une petite note, où il dit : j'ai l'impression que je n'ai pas poussé ce fragment d'analyse tout à fait au bout pour qu'on en comprenne toute la signification secrète. Si je poursuivais la comparaison des trois femmes (il est formidable!), je risquerais de m'égarer... Et puis il y a dans tout rêve de l'inexpliqué.»

"L'inexpliqué", en allemand, c'est "l'ombilic du rêve", c'est traduit à la va-vite.

« Il y a dans tout rêve un ombilic, un inconnaissable, on a vu qu'on était à Geburtfeste, la fête de la naissance,

et cet ombilic participe de l'inconnaissable.» Il continue toujours, prend chacun des fragments et poursuit son ana­

lyse, il ne résiste pas spécialement, sauf qu'il y a des choses qu'il ne veut pas dire, et on peut le comprendre.

Ce que je vois dans la gorge, une tache blanche et des cornets couverts d'eschares.

Alors il se souvient de la grave maladie de sa fille aînée, qui a dû faire une diphtérie :

«il y a deux ans, et toute l'angoisse de ces mauvais jours. Les eschares des cornets... (puisque curieusement dans la gorge, il voit ces muqueuses nasales, ces formations), les eschares des cornets sont liées à des inquiétudes à propos de ma propre santé. J'avais à la même époque utilisé fréquemment la cocaïne pour combattre un gonflement douloureux de la muqueuse nasale et il y a quelques jours, on m'a appris qu'une malade qui avait appliqué le même traitement avait une nécrose étendue de la muqueuse. D'autre part, en recommandant, dès 1885, la cocaïne, je m'étais attiré de sévères reproches. Enfin un

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très cher ami, mort dès avant 1895, avait hâté sa fin par l'abus de ce remède. »

Culpabilité donc du médecin Freud quant à l'efficacité, la justesse de ses conduites et de ses traitements.

Là sans doute, cela concerne un point à relever au passage, cette diffi­culté spécifique de l'analyste à pouvoir transformer le réel, et en parti­culier bien sûr le réel de son patient. Car toute activité pratique et en particulier scientifique a pour but d'agir sur le réel, et de le transformer. Un médecin, si son traitement est correct, est capable d'agir sur le réel du corps. Mais l'analyste se trouve dans une position parfaitement ori­ginale pour la raison suivante. Lui a affaire, contrairement aux autres disciplines, à un réel qui ne se contente pas, comme pour le physicien, le mathématicien ou le technicien, de répondre, quand on le sollicite, par oui ou par non, c'est-à-dire ça marche ou ça ne marche pas. Le psycha­nalyste a affaire à un réel où il y a un petit bonhomme et ce petit bon­homme ne répond pas selon la correction de l'instrumentation qui est exercée sur le réel où il se tient, mais il répond à sa fantaisie, oui ou non. Il peut même répondre non d'autant plus que l'instrumentation utilisée est plus jolie, est plus sympathique...

C'est là le problème du caractère parfaitement spécial de la scientifi-cité propre au champ psychanalytique. Évidemment, les scientifiques ne peuvent aucunement le comprendre et les psychanalystes non plus d'ailleurs ! Parce que comment s'allier le concours du petit bonhomme qui se tient là dans le réel et qui regarde avec plus ou moins de sympa­thie les tentatives faites pourquoi ? Pour le déloger, pour le déranger, pour le déplacer, pour le critiquer, pour le mettre en cause, pour lui cas­ser ses joujoux ! Cette question donc de l'efficace de la méthode psycha­nalytique et de ses problèmes particuliers à cet égard, cette question se trouve sous-jacente d'emblée, dès ce rêve de Freud, «Au fond, pourquoi n'a t-elle pas voulu ma solution ? » Et nous verrons que cette solution dont je dis bien que c'était la même que la solution des familles, la solu­tion traditionnelle, du genre, il faut la marier, c'est une jeune veuve, évi­demment, elle ne se porte pas bien, il faut la marier et puis voilà ! Il n'en dit pas plus si ce n'est qu'ensuite ce sera évidemment le mari qui aura à supporter des inconvénients... Mais vous voyez comment nous débou­chons là sur des questions qui restent effectivement essentielles et qui

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

font l'énigme, celle de la sphinge qui est là présente dans ce rêve et qui se ramène à : que veut-elle ? qu'a-t-elle au fond de la gorge ? Et qu'au moins elle le dise, que la bouche s'ouvre, qu'elle le dise !

j'appelle le Dr M. qui à son tour examine la malade. «Ceci peut répondre simplement à la place que le Dr M. tient parmi nous. »

L'angoisse de Freud a constamment été de ne pas avoir de prédéces­seur, de ne pas avoir d'autorité sur laquelle s'appuyer, y compris dans ce cas, bien sûr! Pendant longtemps, il dira que le prédécesseur a été Breuer, par exemple, alors qu'il suffit de lire les Études sur l'hystérie pour savoir combien Breuer était à distance de la procédure freudienne et comment il a traîné les pieds. Finalement, c'est par amitié, pour sou­tenir le docteur Freud qu'il a consenti à ce volume, mais la psychanalyse, il n'en avait rien à faire !

En tout cas, on appelle le Dr M. et cela lui «rappelle encore un épisode pénible de son activité médicale: une intoxication qu'il a causée en administrant des doses excessives de sul-fonal — vous voyez, tout y passe, toutes ses fautes -, et la malade qui a succombé à l'intoxication — ce n'est quand même pas rien et il le dit, il est quand même... il raconte! — la malade qui a suc­combé à l'intoxication portait le même prénom que ma fille aînée», celle qui a eu la diphtérie dont on parlait tout à l'heure. «Jusqu'à présent je n'avais jamais songé à cela, cela m'apparaît à pré­sent comme une punition du ciel. Tout se passe comme si la substitu­tion de personne se poursuivait ici dans un autre sens, cette Mathilde-ci pour l'autre, œil pour œil, dent pour dent. Il semble que j'aie recher­ché toutes les circonstances où je pourrais me reprocher quelque faute professionnelle.» Le Dr M. est pâle, imberbe, il boite. «C'est vrai qu'il a souvent mauvaise mine, dit Freud, mais imberbe et le fait de boiter appartient à quelque autre personne, et je songe brus­quement à mon frère aîné, imberbe, qui vit à l'étranger.»

C'est le fameux Philippe qui vit en Angleterre, et, pour ceux d'entre vous que cela peut là encore intéresser, je dirai l'ambiguïté avec Fliess d'un rapport qui hésite entre le rapport filial et le rapport fraternel. En tout cas dans le rêve, c'est tout à fait net et ce n'est pas du tout la même

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chose. Un rapport filial et un rapport fraternel, ce n'est pas du tout du même ordre.

Et puis il donne la raison pour laquelle il les assimile : «tous les deux avaient repoussé une proposition que je leur avais faite. »

Autrement dit, tous les deux le rejettent. Charmant, ce rêve, n'est-ce pas ? Vous voyez, je vous parlais de dépression au départ, avouez, quand même!

Mon ami Otto est à présent à côté de la malade et mon ami Léopold l'examine et trouve une matité à la base gauche.

Ce sont deux médecins qui ont travaillé avec lui, qui étaient ses assis­tants à la Clinique Neurologique et,

«il s'est souvent produit des faits analogues, ils discutaient d'un cas et pen­dant qu'ils en discutaient, Otto était brillant, échafaudait des théories, mais Léopold était plus rigoureux, plus prudent, plus scientifique, et pendant qu'ils discutaient comme ça, Léopold, lui, examinait ou réexaminait le malade ou la malade et puis il découvrait des symptômes qui étaient passés inaperçus. La matité à la base gauche, dit Freud — du poumon, sous-entendu — doit être le souvenir d'un cas où la solidité de Léopold m'avait particulièrement frappé. »

C'est SOLIDE, ce n'est pas du vent. Je passe ce qui peut sembler acces­soire,

Une région infiltrée de la peau au niveau de l'épaule gauche. «Je sais immédiatement qu'il s'agit de mon propre rhumatisme de l'épaule que je ressens régulièrement chaque fois que j'ai veillé tard.»

Freud travaillait, restait à son bureau jusqu'à deux, trois heures du matin et, je l'ai déjà raconté, c'était assurément l'une des modalités qu'il avait choisies pour... mettre un terme à l'accroissement de sa famille qui devenait un peu trop nombreuse. Alors il restait à travailler mais du même coup... Voilà!

... malgré les vêtements. Léopold et tous les autres médecins perçoivent cette infiltration mal­

gré les vêtements. «Ce n'est qu'une incidente, dit Freud, nous faisions déshabiller les enfants, mais on était obligés de procéder autrement en clientèle avec les malades femmes.

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

À Vienne, au début du siècle, on était obligé de les examiner à travers la chemise ou le corset.

La suite me paraît obscure. À parler franchement, je n'ai pas envie de l'approfondir.»

C'est tout le problème de "l'approfondir", ou bien on reste en surface ou bien, justement, ce qu'il appelle sa psychologie des profondeurs : on va chercher ce qu'il y a derrière les apparences, derrière la vêture. Et puis «je n'ai pas envie de l'approfondir», laissons-le, ne soyons pas indis­crets.

Le Dr M. dit, «c'est une infection, cette matité de la base gauche, mais ça ne fait rien, il va s'y ajouter de la dysenterie et le poison va s'éli­miner. » «Cela me paraît ridicule au premier abord, mais je pense qu'il y a lieu de l'analyser attentivement comme le reste. À y regarder de plus près, on y découvre un sens. Je me rappelle avoir discuté lors de la maladie de ma fille des relations entre la diphtérie locale et la diphtérie géné­rale, l'atteinte locale est le point de départ de l'infection générale. Pour moi, je ne crois pas que ces sortes de métastases apparaissent lors de la diphtérie, elles me feraient plutôt penser à la pyohémie.»

À cette théorie ridicule qui est que ça ne fait rien, il va s'y ajouter de la dysenterie, et ça va s'éliminer, c'est une théorie qui est très proche... de la théorie même de Freud. Ce qui fait rétention est cause du mal, et il suffirait que ce soit éliminé comme la libido, pour que la santé revienne. Il est frappant de voir que dans le rêve, il met dans la bouche de Fliess une théorie qui, d'une certaine manière, se rapproche de la sienne et que, dans le rêve, il trouve ridicule sa propre théorie...

Il y a un certain nombre d'associations qui ne nous mèneraient pas beaucoup plus loin, qui sont charmantes, mais je vous donne la fin qui, elle, est essentielle pour que nous puissions nous-mêmes conclure sur ce rêve. Pourquoi dans le rêve savons-nous de manière immédiate

d'où vient l'infection ? Mon ami Otto lui a fait, un jour où elle s'était sentie souffrante, une injection.

"Injection", c'est la traduction française qui dit "sous-cutanée". «Otto m'avait raconté qu'on l'avait appelé dans un hôtel un soir pour faire une piqûre à quelqu'un qui n'allait pas bien.»

et Freud va incriminer comme cause de l'infection, la négligence du

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camarade Otto, et le fait qu'il avait mal désinfecté sa seringue. C'est un petit malpropre, il fait aux femmes des injections, sans prendre de pré­cautions, et avec un instrument douteux !

Injection avec une préparation de propyle... propylène... acide pro-pionique. «Àquoi cela peut-il correspondre?»

Et alors il lui vient à l'esprit que quelques jours plus tôt, le camarade Otto est venu à la maison et a offert à Martha, sa femme,

«un flacon de liqueur sur lequel on pouvait lire le mot "ananas" et qui à l'ouverture dégageait une odeur de riquiqui —je ne sais pas ce que ça vous évoque... — (odeur amylique).

Il faut regarder là le terme une "odeur de riquiqui". En allemand, ce n'est pas une "odeur de riquiqui", c'est la traduction française, c'est Fuselgeruch. En français, c'est devenu ça, mais c'est charmant. Donc ce serait une odeur amylique, on est là dans une série chimique et, dit-il,

«j'ai fait évidemment une substitution, j'ai rêvé le propyle après avoir senti l'amyle, mais c'est, pourrait-on dire, une substitution, vous retrouvez la substitution, de l'ordre de celles qui sont permises en chi­mie organique.

Je signale à tous ceux d'entre vous qui ont le souvenir de leurs éven­tuelles études classiques, que propyle, propylène... les propylées, c'est ce qui est devant la porte. On retrouve à l'occasion de cette série chimique la question de la surface et de la pénétration. Vous voyez la façon dont le rêve reprend là un certain nombre d'éléments.

Et puis avec Martha, il pense que le camarade... «Otto offre tout le temps des cadeaux à tout propos. Ça lui passera quand il se mariera.»

En allemand, c'est beaucoup plus joli: il sera guéri grâce à une femme, de faire des cadeaux à tout le monde, comme ça.

Triméthylamine. Le reste maintenant est très bref, est très simple. La triméthylamine

est une formule chimique qui figure parmi les produits du métabolisme sexuel.

«Cette substance me fait ainsi penser aux faits de sexualité, j'attribue à ces faits le plus grand rôle dans la genèse des affections nerveuses que je veux guérir. Irma est une jeune veuve. Pour excuser l'échec de mon

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

traitement, je suis tenté de le mettre sur le compte de cette situation que son entourage voudrait voir cesser. Comme ce rêve est d'ailleurs curieux! L'amie d'Irma — cette amie pour laquelle il a beaucoup d'estime —, est également une jeune veuve. Je devine pourquoi la formule de la triméthylamine a pris tant d'im­portance. Elle ne rappelle pas seulement le rôle dominant de la sexua­lité mais aussi quelqu'un à qui je songe avec bonheur quand je me sens seul de mon avis. C'est le fameux Dr M., toujours. Cet ami qui joue un si grand rôle dans ma vie, vais-je le rencontrer dans la suite des asso­ciations du rêve? Oui, il a étudié tout particulièrement le retentisse­ment des affections des fosses nasales et de leurs annexes et publié des travaux sur les relations curieuses entre les cornets et les organes sexuels de la femme.»

Là il y a une petite note curieuse où on apprend que ce qu'il a vu au fond de la gorge, c'est trois formations contournées — c'est là qu'on apprend qu'il y en a trois. Dans le rêve, il y a trois femmes, il y a trois amis, voilà que nous apprenons qu'il y a trois formations contournées au fond de la gorge d'Irma.

«Cet ami, lui-même souffre de suppurations nasales, ce qui me préoc­cupe beaucoup.» Ces injections, il ne faut pas les faire à la légère.

Je passe. // est probable que la seringue, die Spritze, n'était pas propre,

un reproche fait à Otto à propos d'une histoire où il a causé vraisembla­blement une phlébite à une malade à l'occasion d'une injection intravei­neuse.

En conclusion, Freud veut rappeler, souligner que le rêve est l'accom­plissement d'un désir, le désir de ce rêve, nous dit-il, est celui de la dis­culpation.

Et c'est là qu'il y a l'histoire du fameux chaudron, la façon dont le couple qui avait emprunté un chaudron se disculpe pour finalement ne pas le rendre. Et pour ceux d'entre vous que ça amuserait, je vous signale qu'à la fin du chapitre consacré à ce rêve, il y a cette phrase intéressante :

«Otto m'avait dit en somme, en disant qu'Irma n'allait pas très bien : "tu ne prends pas assez au sérieux tes devoirs médicaux, tu n'es pas consciencieux, tu ne tiens pas ce que tu promets".»

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et en allemand, cette phrase, « tu ne tiens pas ce que tu promets », ça se dit Du halts nicht was du Verspricht, ce qui, avec à peine un glissement, pourrait s'entendre «tu ne retiens pas ce que tu injectes mal».

De quoi s'agit-il dans ce rêve ? Si ce n'est de l'énigme qui va durer jus­qu'à la fin du parcours de Freud, premièrement, de ce que veut une femme, et deuxièmement, pourquoi ce qu'elle veut, ne le dit-elle pas ? Avec cette conception très sympathique, se fonder sur ce que serait une réciprocité des désirs. Ce que tu demandes, je l'ai, premièrement, que ne le demandes-tu ! et deuxièmement, pourquoi ça ne te satisfait pas ?

Car le sel de ce rêve, c'est qu'Irma souffre peut-être de troubles hys­tériques du fait d'être veuve, mais Léopold lui a trouvé des troubles qui sont liés directement à une injection faite avec un instrument malpropre, sans soin. Durant tout ce parcours, Freud se heurte de la même façon — ce n'est pas pour rien que l'on voit Martha, la figure de Martha interve­nir dans ce rêve — à l'énigme que présente Martha, pour Freud, puisque s'il cherche à la satisfaire, ça ne va pas sans inconvénients, en particulier ces grossesses répétées qui épuisent Martha. Et s'il s'abstient, comme il s'y est engagé très tôt, il y a les risques de l'hystérie. Ce que Freud à cette date, en 1895, ne peut pas découvrir, ce à quoi il n'a pas accès, c'est à l'énigme que peut représenter la présence de l'Autre avec un grand A au fond de la gorge d'une femme. Qu'est-ce qu'il veut, celui-là ? Car si elle ne sait pas ce qu'elle veut, c'est bien qu'il n'y a pas davantage dans l'Autre de prescription à cet égard.

L'adresse de ce rêve, rêve de disculpation, se fait forcément pour celui qui, quelque part, serait en mesure de calmer Freud, de le soulager, de dire que non seulement il a fait au mieux, mais qu'il a finalement bien fait comme ça. Si la question de l'adresse du rêve est toujours fondamentale dans son organisation, cette adresse, on h voit bien ici, elle se fait au témoin à venir, qui n'est pas là, il n'est nulle part. Ni le Dr M., ni Otto, ni Léopold, ni toutes ces activités médicales peccamineuses, ni le fait qu'il ne réussit pas comme il le voudrait avec son traitement psychana­lytique.

Par ce rêve, Freud demande au témoin de venir le disculper et lui dire qu'il n'est pas passé à côté, tout en se trompant, en se fondant sur la puis­sance du Père. Car si le Père est bien ce que nous croyons, il n'y a pas de raison pour qu'une femme reste insatisfaite par l'ordre qu'il établit. Je

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

dis bien, ce rêve est un appel à témoin, à témoin à venir, et avec toute la franchise que nous lui voyons, car vraiment, il se déshabille, lui, il ne se fait pas examiner derrière ses vêtements, il se dévoile.

Ce rêve inaugural a donc ce côté pathétique et qui mérite que les éven­tuels témoins, présents ou à venir, se donnent un petit peu de mal, se décarcassent pour calmer Freud. Ce serait gentil de le faire !

Voilà pour aujourd'hui et, la prochaine fois, nous reprendrons VIntro­duction à la psychanalyse, qu'on essaiera maintenant de terminer assez vite.

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Séminaire XII

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La veille de ce rêve, Freud a rencontré son ami Otto, et à la ques­tion de savoir comment va Irma, celui-ci a répondu : « Ça va mieux pour elle, mais ce n'est pas tout à fait ça». Freud s'en

console en se disant: «Il est vrai qu'elle n'a pas accepté ma solution, Lôsung». Cette "solution" à entendre avec l'ambiguïté propre au terme, son interprétation, ce qu'il lui a dit, mais aussi la solution chimique représentée par ces substances sexuelles qui figurent dans le rêve avec la triméthylamine. Cette solution est aussi bien cette interprétation qu'à Irma fait défaut une vie sexuelle ou, pour être plus cru, qu'il lui manque sa dose de pénis.

Je vous faisais remarquer que la démarche de Freud s'inscrivait dans une sagesse ancestrale, en vous signalant qu'un manuscrit égyptien daté de 2 500 ans avant Jésus-Christ décrit chez les femmes une symptomato-logie constituée de troubles fonctionnels divers sans lésions organiques — il faut dire qu'ils étaient forts ! — et aboutit à la même conclusion. Ces conclusions sont reprises par la médecine hippôcratique et c'est d'eux que le terme grec d'hystérie, c'est-à-dire de localisation de ces troubles sur l'organe génital féminin comme supposé en état de manque, va se transmettre au cours des siècles.

J'attire votre attention sur le fait remarquable que toute cette période ait été ainsi traversée par un message, message hystérique, absolument inchangé, pérenne, immuable, et que cette symptomatologie, somatique-ment aussi diverse, ait chaque fois été très clairement entendue par ceux qui avaient affaire à elle. Je crois qu'il n'y a pas d'exemple dans l'histoire

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

d'une manifestation subjective dont le message traverse ainsi les siècles, les cultures, les religions, avec ce type de fidélité et de fixité. Ainsi, lorsque Freud se trouve confronté à ce cas, à ces cas, il est clair que sa Lôsungy sa solution, ne constitue pas une réponse originale, d'autant qu'il reçoit, comme il se doit, son propre message de l'Autre, c'est-à-dire de l'hystérique, et il ne fait que lui renvoyer ce qu'elle signifie.

Contrairement à ce qui s'est passé dans l'histoire et qui a fait de ces manifestations l'expression d'une voix diabolique, clairement entendue comme appel, appel sexuel impudique venu de la femme, appel sexuel indécent et débordant manifestement ses facultés de maîtrise — d'où leur interprétation comme présence diabolique — le progrès de Freud, pour le moment car il va se préciser, c'est d'écarter radicalement l'inter­prétation alors classique, celle de la simulation. Bien au contraire, il affir­me l'origine qu'on pourrait appeler organo-psychique de l'hystérie puis­qu'il l'interprète comme liée à une rétention d'excitation sexuelle, une excitation sexuelle qui ne trouve pas son juste ou libre écoulement, rétention liée d'autre part au refus de la femme de reconnaître cette exci­tation, de la respecter, et donc de l'admettre en lui donnant un sort convenable.

Il est facile encore de remarquer la fausse symétrie qui, dans l'affaire de l'hystérie, vient se mettre en place entre le désir sexuel mâle et la demande qui se fait jour dans le symptôme hystérique. Fausse symétrie, pourquoi ? Parce que cette demande se présente volontiers comme beau­coup plus impérieuse que le désir de l'homme, beaucoup plus irrépres­sible et refusant toute limite, refusant toute maîtrise alors que le désir sexuel de l'homme passe par des chemins qui supposent une organisa­tion venant, ce désir, le canaliser et l'organiser en même temps.

Alors quelle est la différence ? Pourquoi après tout ne pas dire que ce qui s'exprime ainsi dans l'hystérie serait un désir sexuel féminin ? Eh bien, pour une raison qui peut, je crois, nous intéresser, le désir sexuel tel qu'il se manifeste chez un homme est dialectisé, c'est-à-dire passe par un cheminement de langage, verbal, qui laisse en suspens sur l'objet expli­citement visé, même si cet objet est supposé incarné par telle ou telle femme vers qui ce désir s'exprime. Mais ce qui reste clairement visé par ce désir reste énigmatique. D'ailleurs une femme le renvoie volontiers à celui qui lui manifeste de l'intérêt: «Que me veut-il ? Qu'est-ce que j'ai,

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Séminaire du 7 février 2002

qu'il me veut?» D'où ce désir sexuel comme dialectisé, alors que la demande, telle qu'elle s'exprime justement en cette occasion avec le symptôme hystérique, est directe, immédiate, impérieuse, et dessine sans aucun biais, sans aucun détour l'objet qui est visé.

C'est à cet endroit que ce type de demande féminine s'apparente à la pulsion, en se présentant comme ce qui, venant du corps, ne supporte ni dialectisation, ni maîtrise mais seulement exige satisfaction. Il est certain d'ailleurs que si une femme en venait à exprimer son désir sur un mode dialectisé — cela peut se produire — cela ne manquerait pas, dans ce qui serait dès lors justement l'incertitude de l'objet recherché, de provoquer chez son compagnon quelque perplexité...

En tout cas, ce symptôme qui nous intéresse en tant qu'hystérique se manifeste de telle sorte que la femme se présente comme débordée par lui, c'est-à-dire n'y étant pour rien, ça demande en elle, elle assiste à sa propre demande, et c'est à cet endroit que l'on peut sans doute insérer ce symptôme hystérique qui a toujours intrigué les médecins, ce qu'ils appelaient sa "belle indifférence". Autrement dit, elle est la spectatrice de son propre symptôme comme s'il lui était étranger, et donc comme si son corps lui était étranger. Cette demande se présente à l'égal d'un besoin organique, la faim, la soif, la respiration, et je crois qu'on saisit aisément à partir de là pourquoi ces manifestations organiques chez une femme hystérique (la faim, la soif, la respiration, par exemple, mais il y en a d'autres) peuvent être perturbées par le symptôme dans la mesure où il s'agit de besoins et qu'il s'agirait pour elle de s'engager dans la ten­tative de les réfréner, de les corriger, de s'en défendre, faute de se défendre de cette demande sexuelle, se défendre au moins de ces besoins organiques que l'on dit naturels. Donc chez elle, ce que l'on sait, c'est-à-dire cette sexualisation des besoins organiques.

Une question à cet endroit survient, cette demande a-t-elle un sujet ? Ou encore, question plus générale, y a-t-il un sujet de la demande? Nous parlons du sujet du désir, mais peut-on dire qu'il y a un sujet de la demande ?

Freud en tout cas, là-dessus parle d'un proton pseudos1, un premier mensonge hystérique, c'est-à-dire la volonté d'y faire entendre ce qui

1. Esquisse d'une psychologie scientifique (1895), P.U.F., 1956, p. 363.

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

serait un sujet, alors que cette demande se trouve soutenue par ce qui à l'évidence est un pur manque. Du même coup, prenons encore en paral­lèle cette question que nous tranchons par l'affirmative dans la mesure où nous nous référons à Lacan: qu'en est-il du sujet du désir ?

Quand nous parlons de "sujet du désir", entendons-nous par là celui qui vient agencer ce désir, ou bien celui qui se trouve là quelque part et qui, de ce désir qui surgit du corps, va devoir s'accommoder, s'arranger ? Et que veut dire qu'il va devoir s'en accommoder, s'en arranger ? Pour­quoi cela ne se traiterait-il pas justement à l'égal d'une demande, d'un besoin ? Parce que, contrairement à la demande ou au besoin, ce désir qui vient ainsi du corps et vient surprendre et embarrasser un sujet qui, peut-être, d'ailleurs, se révèle à cette occasion, ce désir ne peut être mené à bien, ne peut aboutir, ne peut arriver à son terme qu'à la condition pré­cisément d'être subjectivement assumé. C'est dire que — s'il n'y a pas des moyens artificiels, drogues ou ce que l'on voudra — l'expérience cli­nique que chacun peut avoir montre que ce désir ne peut s'accomplir, ne peut se satisfaire qu'à la condition d'être subjectivement endossé, et donc d'être dialectisé selon des chemins qui sont propres à la subjectivi­té concernée. De ce fait justement, en général, toute femme n'est pas pour un homme en mesure de venir satisfaire pour lui ce désir. En géné­ral. Il y a des exceptions, évidemment. Mais il faudra pour que ce soit possible qu'elle vienne s'inscrire justement dans un schéma, dans un schème congruent avec cette dialectisation qui, pour un homme, est en général toujours la même. À cet égard, il n'invente pas grand-chose dans ses façons d'arriver à satisfaction sexuelle. Il y a même des femmes qui finissent par s'amuser de ce qui, au bout d'un moment, peut leur paraître les rituels obligés de leur compagnon.

En tout cas, le progrès qu'introduit Freud dans cette affaire et que lui-même ne met pas en relief dans ses écrits sur l'hystérie, pas plus dans l'analyse de ce rêve, ce progrès qui change tout et tient à si peu de chose, c'est d'avoir découvert que ce symptôme hystérique était construit comme un rébus, qu'il était articulé comme un discours, et dès lors à déchiffrer. C'est là l'essentiel, l'origine, la matrice de tout le progrès et de tous les changements à venir, dans ce petit rien du tout ! Sauf que ce rien du tout va se compléter très vite pour Freud avec la découverte, pour lui évidemment et encore pour nous, surprenante, que cette structure en

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rébus rend compte de la particularité du symptôme de cette femme qui souffre d'astasie-abasie2. Cette astasie-abasie répond très directement à la formulation qu'elle emploie après la mort de son père, «je n'ai plus personne pour venir me soutenir». Et voilà que ce «je n'ai plus person­ne pour venir me soutenir» se traduit par une astasie-abasie. Cette découverte, à sa grande surprise, s'enrichit de ceci: cette structure en rébus est la même pour le rêve.

Je vous rappelle que l'analyse de Dora concerne l'hystérie et le rêve, c'est le sous-titre de l'analyse, et la place centrale qu'occupe ce rêve de l'incendie de la maison familiale3, la mère ne pense, ne songe qu'à sau­ver sa boîte à bijoux au détriment de ses propres enfants dont elle se fout de savoir s'ils vont ou non périr dans l'incendie et c'est papa qui vient sauver les enfants. Freud remarque que ce rêve fait par Dora est venu s'insérer très exactement dans le cours de son analyse, il ne marque aucune rupture et ce qui s'est rêvé dans la nuit fait partie du dialogue qu'elle a ouvert avec Freud, ce rêve a la même organisation, a la même structure que le symptôme lui-même.

Irma refuse la Lôsungy la solution de Freud. Lorsqu'il dit à Irma « au lieu de rester comme ça dans ton coin et de vivre seule, décide-toi à prendre un mari et à avoir une vie normale », cette solution se fonde de toute évidence sur un idéal qui est celui de la toute-puissance paternelle, c'est-à-dire cette idée que du phallus, il y en a pour tous à la condition qu'ils en veuillent, qu'ils l'acceptent et que, dès lors, cette fameuse demande qui se manifeste comme souffrance sera parfaitement satisfaite si l'intéressée cette fois-là y consent.

Il y a une remarque à faire à ce propos, une remarque qui vaut tou­jours pour nous aujourd'hui et qui concerne la valeur de l'interprétation. On voit bien, dans ce cas, combien l'interprétation que propose Freud est elle-même phallique, fait référence à une autorité phallique — puis­qu'elle se veut résolutive, autrement dit guérir par l'interprétation, par la Lôsungy par l'exercice de ce savoir tout puissant — qui donne à cette opération de l'interprétation une équivalence qu'il faut bien dire redou­table. Je dirai tout de suite pourquoi. En tout cas, dans l'idée de Freud,

2. Cas d'Elisabeth von R., in Études sur l'hystérie (1895), P.U.F., 1956. 3. «Fragment d'une analyse d'hystérie » (1905), in Cinq psychanalyses, P.U.F., 1967, p. 46.

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comme il s'exprime, Lôsung ist auch Auslôsung, « la solution, c'est aussi la résolution ». Qu'Irma accepte sa solution, et c'est du même coup la résolution de son symptôme. On voit bien là l'équivalence.

Or ledit symptôme hystérique est déjà une protestation, une contes­tation de la puissance paternelle, une convocation de la puissance pater­nelle au tribunal de ce malheur, de ce malaise, de cette demande à jamais insatisfaite. On ne saurait évidemment méconnaître que c'est régulière­ment la figure paternelle qui est visée dans l'adresse du symptôme hys­térique à cause de l'injustice, de l'inégalité, de l'impossibilité à laquelle il condamne les filles.

Si le sexe est si souvent vécu à l'origine comme traumatique, c'est bien parce que son dispositif subjectif ne lui laisse pas de sujet pour l'assumer, ce désir sexuel, et que donc elle se trouve bien confrontée à ce qui est chez elle un pur manque et ne peut se traduire que par une demande et une pulsion qui seront forcément maladives puisque insatisfaites.

Pourquoi insatisfaites ? Freud s'avance en témoignant sans cesse qu'il est toujours possible à une femme, si elle en a le courage, malgré les difficul­tés morales ou culturelles de son temps, de faire valoir ses désirs, d'échap­per à la maladie. Pourquoi donc ce désir devrait-il rester insatisfait ?

Lacan vient inscrire là le progrès qui change radicalement cette confi­guration spontanée, intuitive, que nous avons de l'hystérie depuis tant de millénaires, en y marquant cet élément entièrement nouveau et essen­tiel que la pratique analytique et ses références théoriques lui permettent d'apporter: ce que l'hystérique veut, comme certains d'entre vous le savent fort bien déjà, c'est de pouvoir être insatisfaite. Insatisfaite comme le garçon, elle veut une insatisfaction fondatrice, pas une insatis­faction qui reste toujours aléatoire, accidentelle, historiquement dépen­dante. Non ! une insatisfaction originelle comme le garçon, c'est-à-dire que ce qu'elle veut, c'est comme lui être castrée, et pas châtrée.

À cet endroit, je vous renvoie à l'analyse que fait Lacan du rêve que cite Freud de « la belle bouchère », cette femme fort avenante et désirable d'un boucher qui ne demandait qu'à la combler, y compris des mets les plus rares, le saumon, le caviar, ce que vous voudrez4. Elle rêve, devant

4. Uinterprétation des rêves, p. 133, commentaire par exemple dans «La direction de la cure », in Écrits, p. 620 et sq.

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une soirée qu'elle doit donner, que du saumon, elle n'en a pas. Lacan opère évidemment là-dessus ce retournement essentiel pour tout traite­ment possible de l'hystérie, c'est-à-dire l'insatisfaction de l'hystérique devant toute idée de satisfaction possible puisque ce qu'elle veut, c'est bien une insatisfaction, comme je la qualifie, fondatrice.

Poursuivons la question. Pourquoi pas ? Pourquoi, après tout, l'insa­tisfaction génératrice donc du désir sexuel, pourquoi cette insatisfaction serait-elle réservée au garçon, et pourquoi est-ce que quelque arrange­ment familial, social, moral, éthique, politique ou ce que vous voudrez ne permettrait pas à une femme de partager la même déviation ?

C'est que, comme nous pouvons aujourd'hui très simplement le véri­fier, il n'y a pas de Lôsungj il n'y a pas de solution à cette configuration puisque cette castration qui opère sur les parlêtres, met en place inévita­blement un réel, un réel qui se trouve être le lieu d'abri, le lieu de recel où les femmes trouvent leurs qualités et leur talent de venir supporter, représenter le désir pour un homme. Dans ce réel, il n'y a pas de castra­tion. Elles y sont parfaitement à l'abri de la castration et il faudra un jour, peut-être en fin de parcours cette année, nous donner au moins une heure pour disserter sur les conséquences cliniques remarquables de cette situation et le divorce fondamental que cette situation introduit entre homme et femme, puisqu'elle les condamne à ne plus penser de la même manière, à ne plus relever de la même logique et du même coup évidemment à ne plus pouvoir s'entendre. Pour s'entendre, le moindre est qu'on relève de la même logique... À partir du moment où le dérou­lement, où le support de la chaîne est organisé par des logiques diffé­rentes, on ne voit plus comment il serait permis à l'un et à l'autre de se reconnaître autrement que dans l'imaginaire, bien sûr, mais surtout d'en­tendre ce que l'autre dit.

Je vous le signale donc au passage, l'obstacle ici rencontré n'est pas d'ordre culturel, historique, familial, religieux, ce que l'on voudra. Il y a là un problème de STRUCTURE, ce qui ne veut pas dire qu'il est éternel, mais en tout cas dans notre configuration, il se présente de la sorte. Et notre évolution sociale, l'évolution des moeurs cherche à résoudre cette hétérogénéité. Le mot ici a toute sa justesse et tout son mérite. Cette hétérogénéité, même si ces créatures naissent du même père, il n'est pas capable de faire qu'elles ne soient hétérogènes, c'est-à-dire qu'elles ne se

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

trouvent dans des lieux différents et avec des logiques différentes. La solution moderne tentée pour pallier ce divorce va évidemment dans le sens de l'égalité recherchée de l'homme et de la femme, c'est-à-dire de leur présence égale sur la scène des représentations, trait de la tendance fortement homosexuelle, c'est le moins qu'on puisse dire, qui régit depuis bien longtemps ce que l'on appelle l'humanité. S'ils sont à égali­té sur la scène des représentations, on ne voit plus effectivement ce qui vient les différencier. Dans le domaine du travail (j'enfonce des portes ouvertes) et de plus en plus dans le domaine de la vie familiale, l'égalité, c'est-à-dire la rupture avec cette hétérogénéité, est devenue une revendi­cation qui socialement aujourd'hui paraît juste et avance de façon inexo­rable.

Je crois que nous avons la dernière fois été sensibles au fait que Freud cherche l'autorité qui viendrait le valider, l'autorité dont, dans sa démarche, il pourrait se réclamer. D'où la place accordée dans le rêve à ce fameux Dr M., c'est-à-dire à Fliess qui, après Breuer, a été cette auto­rité qui lui a permis de faire son auto-analyse, qui était le réfèrent de son effort, de son travail. Freud est là à chercher l'autorité qui viendrait vali­der sa démarche, bien que dans le rêve, comme nous nous en souvenons, il tourne au ridicule les conceptions de Fliess sur le rôle des muqueuses nasales dans la génitalité. Mais pour l'analyste, pour Lacan par exemple, il est certain que le ciel où se tient ordinairement l'autorité à laquelle on se réfère, ce ciel est obstinément vide, ce qui évidemment aurait à conduire à ce qui s'appelle la liquidation du transfert, et rend en même temps la plainte hystérique parfaitement vaine, puisqu'en dernier res­sort, elle s'adresse en un lieu qui lui-même est vide et elle l'éprouve bien dans ce qui supporte ses propres symptômes, c'est-à-dire cette vacuité dans l'Autre.

Mais alors — et c'est bien la question de Freud comme c'est la ques­tion de Lacan, comme c'est la nôtre toujours — qu'est-ce qui peut faire autorité, donner autorité à la conception de l'analyste ? À ses concep­tions théoriques, mais aussi bien à ses interprétations ? Il a beau, bien entendu, dire "je suis l'élève de ceux-ci, d'Un tel ou pas Untel", ce type de référence ne peut avoir que les plus mauvais effets dans la cure. Car s'il intervient parce qu'il se protège en venant épingler dans son ciel tel ou tel maître, du même coup il ne peut qu'engager son analysant dans la

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voie de ce qu'il faut bien appeler une crédulité ou une foi qui ne sont pas spécialement les vertus recherchées dans la cure.

Qu'est-ce qui peut donc faire que dans les relations, par exemple, entre psychanalystes eux-mêmes, un accord puisse s'établir sur les conceptions, sur les théorisations, sur les formulations proposées ? Car, nous venons de le voir, il n'y a pas de Législateur, la castration n'est pas l'effet d'un Législateur... La seule référence susceptible d'établir un peu de paix dans le milieu des analystes lui-même, c'est évidemment la réfé­rence à ce que l'on appelle les lois du langage. Les lois du langage, nous savons qu'elles ne sont pas immuables, elles ne sont pas à l'équivalence des lois physiques — qui d'ailleurs elles-mêmes évoluent, on en trouve d'autres, de meilleures formules — mais les lois du langage peuvent rele­ver d'effets historiquement ou culturellement marqués. Ces lois étaient-elles les mêmes, par exemple, au temps de Socrate et au temps d'Augus­tin ? Sûrement pas !

J'attire votre attention sur ce texte de Lacan, qui peut toujours vous paraître surprenant, et qui s'appelle Le temps logique et l'assertion de certitude anticipée1*. Qu'est-ce qui fait que les trois bonshommes se mettent d'accord ? Aucun ne cherche à tromper l'autre sur ce qui est leur vœu commun, pouvoir sortir de taule. Non pas la contestation, non pas la protestation, non pas la revendication, l'accord entre ces trois person­nages n'est possible qu'à partir d'un choix dont on ne va pas dire qu'il est utilitaire (car on peut très bien souhaiter rester en prison et être tran­quille...) mais à partir d'un choix éthique: il faut avoir envie d'en sortir, c'est-à-dire à partir de cette sortie s'exposer à un certain nombre d'en­nuis, de problèmes, d'inconvénients, de difficultés, vivre, quoi !

Vous vous souvenez qu'il y a trois prisonniers. Lacan rappelle facile­ment à l'occasion que la psychanalyse n'est pas, contrairement aux appa­rences, une affaire duelle. On n'est pas à deux dans le cabinet de l'ana­lyste, mais il y a toujours la présence de l'Autre, du grand Autre. S'il s'agit ainsi de se mettre d'accord à trois c'est, bien entendu, en passant par ce qui ne devient plus un Réfèrent, le grand Autre, mais un parte­naire dont il y a à reconnaître le manque, à l'égal de celui que partagent les autres prisonniers.

5. « Le temps logique et l'assertion de certitude anticipée» (1945), in Écrits, 1966.

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

Je vous ai déjà fait remarquer que tout Pagencement social consiste à masquer, à refuser, à refouler ce qu'il en est de la castration. L'accord par­tagé que j'évoque à la suite du discord fondamental introduit par l'hys­térique — c'est l'hystérique qui est évidemment la partenaire essentielle et qui dit "non, je ne veux pas, je ne veux pas des accords que l'on me propose pour me faire marcher, je suis trop lésée dans l'affaire" — cet accord partagé ne peut que passer par l'acceptation de la jouissance sexuelle, ce dont la névrose se défend obstinément. Il n'y a névrose que parce qu'il y a défense contre la jouissance sexuelle. C'est bien pourquoi Lacan a pu être amené à dire que s'il y avait une éthique de la psychana­lyse, elle pouvait se dire, ne cède pas sur ton désir. Cette formule a fait évidemment des gorges chaudes, dénonciation de perversité, etc. En réa­lité, il est amusant qu'à cet endroit-là, Lacan rejoigne d'une certaine façon Freud. Céder sur sa jouissance, c'est du même coup accepter la névrose et donc récuser l'éthique psychanalytique. Donc, accord sur le fait de ne pas récuser la jouissance sexuelle, quitte à en payer le prix, puisque prix il y a, toujours. Il faudra, je ne sais pas où ni dans quelles circonstances, que je vous parle de cette pièce absolument sensationnel­le de Shakespeare, Le Marchand de Venise, qui tourne entièrement, avec un génie et une prescience impressionnante, autour de la question du prix à payer.

Comme nous l'avons vu dans ce rêve de Freud, Irma résiste, elle se contracte, elle ne se laisse pas pénétrer, elle se resserre, elle ne se livre pas toute entière. Et c'est ici qu'on peut évoquer de nouveau cette figure de la Sphinge dont la présence, après tout, dans l'analyse, est mémorable et datée puisque c'est avec elle qu'Œdipe vient au jour, elle est sa mère, si j'ose dire. La Sphinge — le terme, je vous le rappelle, évoque la striction, l'étranglement — faite d'une tête de femme et d'un corps de lionne. C'est une représentation, cette créature mythique, assez sensationnelle, dans la mesure où elle postule cette division, chez une femme entre cette part d'elle-même qui figure dans le champ des représentations — par exemple au titre d'élément supposé maître, situé inévitablement du côté de la tête — tandis que son corps, le corps d'une femme, occupe, lui, l'Autre scène. De telle sorte qu'il y aurait chez elle cette étrange Spaltung, cette étrange division entre cet élément de maîtrise, qui lui est donné, lui permettant de figurer dans le champ des représentations et

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puis ce corps qui, lui, occupe un espace Autre, qui est Autre à elle-même. Si ce corps est ici figuré par celui d'une lionne, évoquant l'animalité — qui a pu inquiéter à certaines époques les témoins des accès hystériques — c'était bien que l'expression de cette pulsion violente, directe, non dialectisée, et dont l'objet se laissait clairement entendre évoquait, bien sûr, la démarche animale, immaîtrisable en plus, résistante au dressage.

J'introduis ici une question, pour vous faire remarquer la force de la conception lacanienne qui ne fait qu'anticiper sur des développements ultérieurs. Entre cette tête et ce corps Autre, Autre à elle-même, quel rapport ? Y aura-t-il, par exemple, césure ? Ou bien nouage ? Césure, c'est à l'évidence ce dont l'hystérie donne la plus claire expression, avec une femme assistant à ce corps qui se met à parler tout seul, à se balader tout seul, à faire des siennes, et puis elle est là, elle a affaire avec lui, il envoie des messages... Et puis le nouage, terme qui reprend, ici, la for­mulation lacanienne concernant le nœud borroméen. Nouage, autre­ment dit le raccord, l'accord entre la tête et puis ce corps, qu'ils fassent bon ménage ensemble. Lacan faisait remarquer comment, dans les pays totalitaires, la danse classique, c'est-à-dire cette remarquable maîtrise du corps féminin, était parallèle à la force du régime politique. À quel prix, là aussi, cet accord possible entre Sb cette tête, et puis S2, ce corps ?

Le rond à quatre, je l'anticipe, bien que pour certains d'entre vous, il est certain qu'il paraîtra énigmatique. Le quatrième rond est justement le rond du sinthome, en tant que c'est le Nom-du-Père qui vient lier les trois ronds du réel, du symbolique et de l'imaginaire. Et nous savons dès lors le type de symptôme qui s'en déduit, l'hystérique par exemple.

Dans la question du nœud à trois ronds, c'est simplement le nouage propre au nœud borroméen, non pas l'intervention de ce rond quatriè­me, qui suffirait pour faire tenir réel, symbolique et imaginaire, faire tenir ce corps avec le symbolique, avec la maîtrise qui dans son inspira­tion fondamentalement sexuelle lui est adressée. Lacan discutait la pos­sibilité de ce rond à trois et il n'a pas tranché sur le fait de savoir si c'était de l'ordre du possible ou de l'impossible. Ce rond à trois, de qui tien­drait-il son autorité ? Puisque là, le quatrième qui vient ficeler tout ça fait défaut, de qui pourrait-il tenir son autorité si ce n'est justement du fait que les prisonniers dans leur petit F4 auraient envie de prendre un petit peu l'air ? Car ce rond à trois, je dis bien, ce nœud à trois, rien d'autre ne

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

peut le fonder que ce qui serait la reconnaissance partagée de ce dont se paie la jouissance, puisque seule la jouissance sexuelle est en mesure d'unir le réel, et en particulier le réel du corps, au signifiant-maître, et de les accorder, c'est-à-dire de leur offrir cette prime que représente la jouissance sexuelle.

Voilà à propos donc du rêve de notre camarade Irma, voilà les impli­cations qui dès l'origine de la Traumdeutung se trouvent ici encloses, en germe. Je dois dire que pour ma part, chaque fois, je suis émerveillé par la façon dont Lacan n'a pas laissé tomber tout ça, la façon dont Lacan est effectivement freudien — parce que tout ce qui est là, c'est l'embarras que Freud expose — et que lui essaie, avec ses moyens, de voir justement si nous sommes condamnés au sinthome, ou si...

Oui, mais comment ? Est-ce que la structure le permet ? Parce qu'il ne suffit pas d'être volontariste, ni d'aller faire de la propagande, ni d'an­noncer un nouvel évangile, ce n'est aucunement ce qui se passe avec les trois prisonniers dans leur taule, n'est-ce pas ?

Il y aura donc encore pour ce mois un séminaire jeudi prochain. Pour le faire, nous avons (et c'est vous dire combien on vous aime !), nous devions avec quelques collègues partir jeudi prochain pour de lointains pays, nous avons provoqué... un incident diplomatique en retardant notre départ de 24 heures, ce qui veut dire que nous pourrons nous voir jeudi prochain avant les vacances.

Voilà ! À bientôt !

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Séminaire XIII

du 14 Février 2002

Nous allons, ce soir, prendre quelques chemins de traverse afin de nous donner un jour un peu latéral sur ce que nous fabri­quons depuis le début.

Nous pourrions, si vous le voulez, refaire quelques exercices pratiques en soumettant à notre examen la situation même dans laquelle nous sommes. On ne peut pas être plus direct et plus loyal, n'est-ce pas ? Examiner justement ce qui se passe à l'occasion de ce que nous faisons...

C'est une situation fort simple qui consiste en ceci: Je vous parle. C'est de l'ordre de l'évidence. Aucun de vous n'en doute, j'espère ! La question pourtant qui aussitôt peut surgir et mérite de surgir, c'est qui est Je ? Qui ëtes-vous ? Et que véhicule cette parole qui vous est adressée ? Si l'on sus­pend un instant les évidences, on va dire : Je> ce n'est pas un problème, c'est clair, il s'appelle Melman et puis c'est lui qui parle. Or ce nom propre ne spécifie aucunement ce que je suis en train de vous adresser. Et à le prendre, comme c'est ordinaire, dans ses acceptions imaginaires, Melman, avec ce qu'on croit savoir de lui, ses machins..., on est sûr à tous les coups de se tromper. C'est l'erreur habituelle de ce qui est conçu sur le principe de l'imaginaire ou même du nom propre. Parce que ce nom propre, après tout, de quoi est-il, en cette occasion, le représentant ?

Donc ce/e, moi je trouve que déjà, il nous interroge. Le vous est beaucoup plus simple. Vous, c'est tout à fait clair. Je ne sais

pas très bien en quoi, d'ailleurs... Mais en cette occurrence, vous à qui je m'adresse, dans votre diversité, comment vous reconnaître en vous par­lant ? À qui m'adressé-/e ?

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

J'ai souhaité, comme vous l'avez vu, inaugurer une certaine sélection pour votre rassemblement dans cette salle, et également des témoignages de votre intérêt, mais ça ne suffit pas. Ce vous que vous êtes ici est pour le moins aussi énigmatique que ce/e qui vous interpelle. Qui vous inter­pelle pour vous raconter quoi ? Alors, direz-vous, là non plus, ce n'est pas un problème, c'est résolu, il nous parle de psychanalyse.

Je vous parle de psychanalyse, certes! Mais cette psychanalyse est abordée à partir d'une position qui est singulière. Je ne la traite pas ici pour vous comme sont susceptibles de le faire des collègues dans une pièce à côté ou appartenant à d'autres groupes. Cette singularité est assu­rément essentielle dans l'organisation de ce que je vous adresse. Après tout, ce qui est déterminant, est-ce le savoir sur la psychanalyse, ou jus­tement cette singularité dans sa façon, ce savoir, de l'interpeller ? Il ne paraît donc pas du tout excessif de faire valoir que ce qui se donne à entendre dans ce que je vous adresse, c'est assurément une singularité, la mienne en l'occurrence, interrogeant la psychanalyse.

Ceci étant, il faut remarquer tout de même ceci, dans cette démarche, je ne suis absolument pas libre, non seulement à cause des détermina­tions qui me sont personnelles et que je connais ou pas, car après tout, il ne serait pas surprenant que, comme tout le monde, je puisse avoir un inconscient..., mais parce que la parole que je vous adresse est forcément déterminée par ce que je suppose que vous pouvez en entendre. Ça, c'est très ennuyeux, c'est cependant tout à fait déterminant, votre présence dont j'ai bien dit qu'après tout elle est rassemblement ici d'une certaine façon hétérogène (et heureusement, vous n'êtes pas une troupe) et ce que je vous suppose de capacité à entendre organisent mon propos. Autre­ment dit, comme l'écrit Lacan en toutes lettres, c'est bien de vous que je reçois mon message, de vous dont, remarquez-le toujours, je ne sais pas très bien ce qu'il est, ce message.

Ce qui reste néanmoins déterminant dans la possibilité de ma parole, c'est la limite que je vous prête, ce que vous êtes capables de supporter. C'est audacieux, il y a sûrement des fois où pour certains ou pour cer­taines j'apparais outrancier et, dès lors, la communication est terminée, on raccroche le récepteur. En tout cas, c'est cette limite que je vous ima­gine, qui vient organiser mon propos. Pour le dire de façon crue, c'est votre castration qui organise mon propos.

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Séminaire du 14 février 2002

Si je ne partageais pas la vôtre, nous ne pourrions pas nous entendre, parce que ce qui serait l'écoute possible de l'un ne viendrait aucunement coïncider avec ce qui est la possibilité d'élocution de l'autre. Ce qui organise le propos que je vous tiens, c'est ce déficit qui nous est suppo­sé commun. S'il ne nous est pas commun, rien ne peut être valablement dans le champ analytique, énoncé. Ainsi ce déficit est organisateur de l'adresse que je vous tiens, non seulement il en est le moteur, mais il est en réalité ce dont mon adresse parle. Elle parle de ce déficit qui nous est commun, de cette limite qui nous est commune et qui fait que nous pou­vons, peut-être, "nous entendre".

Voilà une situation très curieuse, curieuse parce que nous sommes partis d'une évidence, Je vous parle, pour constater que, dans les trois termes élémentaires de cette phrase, aucun d'eux n'était en réalité évi­dent. Ce dont il est parlé à l'occasion, de la psychanalyse et de façon pas mal venue puisque c'est central dans la psychanalyse, ce qui se donne à entendre, c'est évidemment cette limite supposée nous être commune. Cette petite matrice que je vous propose, tout à fait simple — j'espère que ce que je vous ai raconté ne vous a pas paru obscur — une fois que vous vous en servez pour en étendre les conséquences, vous êtes surpris par ce que cela implique.

Prenons un exemple immédiat, qui j'espère va vous choquer, parce que je trouve cette conséquence absolument intolérable et révoltante. Entre nous, il y a donc ce lieu, ce lieu vide où peut se faire entendre une voix et en même temps un sujet. Un sujet. Il ne peut pas y en avoir deux parce que, s'il y en avait deux, cela introduirait aussitôt un décalage, une espèce de doublage produisant quelque confusion à propos de ce lieu ici supposé, mis en place, et qui se prête à ce qu'un sujet, une voix se fasse entendre.

La conséquence absolument révoltante (et contre laquelle il faut défi­nitivement protester!) c'est que dans cette adresse, dans cette interlocu­tion, il n'y a pas d'intersubjectivité. Ce n'est pas un sujet qui s'adresse à d'autres sujets, c'est un sujet qui trouve son lieu de recel, son abri, sa vir­tualité dans ce déficit, dans ce trou, dans ce manque qui nous rassemble, qui nous permet de nous entendre et ne supporte pas qu'on vienne lui répondre d'une autre position subjective. Car une autre position subjec­tive supposerait un autre agencement et donc du même coup la discorde;

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

ce serait la bataille, la confrontation, le conflit, la guerre, la querelle de ménage... Cela veut donc dire que dans ce qui rassemble deux interlo­cuteurs, il n'y a jamais place que pour une voix, et pour un sujet dans ce lieu qui, à la fois, les réunit et les sépare.

Le problème auquel nous sommes régulièrement confrontés, ce que veut ce sujet, ce qu'il demande, ce sujet inconscient — je ne parle tou­jours pas du sujet grammatical, nous sommes bien d'accord — c'est tou­jours la même chose, il demande à être reconnu. Avouez que c'est las­sant, c'est monotone (on ne peut pas être charitable tout le temps !).

Pourquoi, lorsqu'il parle ainsi, ne demande-t-il qu'à être reconnu ? Eh bien, parce qu'il est dans un lieu qui, justement comme je le faisais remarquer les fois précédentes, est extra mondain, n'appartient pas au monde des représentations. Étant ce sujet d'un désir, ce qu'il demande c'est, ce désir, en tant que sujet qui le supporte, il demande l'impossible, c'est-à-dire qu'il soit reconnu.

Alors, me direz-vous, dans le monde des représentations, il est quand même légitime de faire état de ses désirs. Pourquoi y en aurait-il un qui se trouverait ainsi hors champ, en souffrance, et dont la litanie serait "écoute-moi, entends-moi, reconnais-moi!" Il est banal, il est courant d'exprimer des désirs et des désirs aussi bien honnêtes que malhonnêtes (heureusement!) dans le monde des représentations. Mais lesquels ? Évi­demment, des désirs prescrits par l'impératif phallique. Ce qui est atten­du de votre participation au monde des représentations, c'est l'indexa­tion phallique dont vous voudrez faire état, d'une manière ou d'une autre. Elle peut certes être sublimée, mais en tout cas, c'est l'index, c'est la référence qui autorise, supporte, permet l'expression d'un désir dans le monde des représentations.

Mais, me direz-vous, ça ne suffit pas... Qu'est-ce qu'il vous faut de plus ? C'est là que j'essaie de vous rendre sensible ce qui est la découverte

propre au champ analytique et surtout la façon dont Lacan est venu le conceptualiser: ce sujet de l'inconscient, ce qui précisément l'anime, c'est la division subjective qu'introduit le commandement phallique, le commandement phallique met en place, par l'effet de division qu'il pro­voque, un sujet, un sujet inconscient et animé par un désir dont l'objet n'est plus, en rien, phallique.

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Séminaire du 14 février 2002

C'est ce que je vous ai rappelé par l'écriture lacanienne $ (} a> sujet de l'inconscient et objet a. Ce désir inconscient, c'est le désir illégal, c'est le désir d'autre chose, c'est-à-dire évidemment le désir qui compte, et s'il cherche à se faire reconnaître, c'est que dans le monde des représenta­tions organisé par l'index phallique, ce sujet-là et ce désir-là n'ont pas leur place, ne peuvent pas être reconnus. Le désir dans le champ des représentations n'a qu'à s'exécuter conformément à l'impératif phallique et à son service, un point c'est tout ! Et pour le reste, tenez-vous tran­quille. .. Mais il se trouve qu'il y a un reste, que ce reste ne laisse pas l'in­conscient tranquille, qu'il anime le désir d'un sujet en souffrance puis­que, bien qu'il cherche à se faire entendre, il n'est pas reconnu.

Ici, on peut revenir sur la question de ce curieux objet a, l'invention lacanienne. Je ne sais pas comment on peut comprendre quoi que ce soit à l'évolution de notre société si on n'a pas une idée de l'objet d, puisque vous voyez bien la déshérence dans laquelle tombent les valeurs phal­liques, et que ce sont, au contraire, les objets de l'échange qui prennent la première place. Les indexations phalliques aujourd'hui paraissent rin­gardes, politiquement incorrectes, réactionnaires, etc.

D'où sort cet objet a ? Revenons sur cette question. Le problème qui se pose, je dirais, à tout amateur entrant dans le champ de la psycha­nalyse, est le suivant. Premièrement il n'y a pas d'objet naturel et pré­destiné à notre satisfaction. Premier point. Autrement, ce serait bigre­ment facile et tout irait bien... Deuxièmement, le désir est organisé par un défaut, ce fameux trou dont je parlais tout à l'heure, qui organise une quête entretenant précisément le désir. Si chez un parlêtre ne se met pas en place ce défaut, il n'y a pas de désir.

D'où vient ce défaut ? Quel est le mauvais sort, le dieu méchant qui nous a ainsi condamnés à cette espèce d'absurdité, à cette intranquillité foncière ? C'est quand même aberrant ! D'où est-ce que ça nous vient ?

La réponse freudienne est essentielle, mais très marquée par ce que Lacan appelle, appelait ou aurait appelé la confiance démesurée que Freud, lui, portait au père. Freud attribue ce défaut, ce manque, à l'in­terdit par le père de l'inceste avec la mère car il n'y aurait que celui-là qui serait effectif, qui serait effectivement un inceste. Freud donc situe dans Pœdipe, dans le complexe d'Œdipe la cause de ce défaut dont j'ai essayé de montrer tout à l'heure qu'il était finalement ce qui nous rassemblait,

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

ce qui nous permettait peut-être de nous entendre; finalement c'était de ça que nous parlions, à l'occasion bien sûr de la psychanalyse, et c'était aussi bien ça qui nous faisait parler. Si, en ce qui me concerne, par quelque hasard, ce défaut se trouvait réparé, je n'aurais strictement rien à vous dire, et rien à dire à personne d'ailleurs, je serais tranquille... Freud l'attribue donc à un accident culturel, ce défaut, un accident cul­turel puisque lié à l'organisation patriarcale de la famille.

Lacan s'interroge, d'où vient pour le parlêtre ce défaut ? Assurément le signifiant y tient une place prépondérante pour l'organiser, puisqu'à tous les détours, dans les manifestations désirantes de l'inconscient, c'est lui qu'on trouve à l'oeuvre.

Alors allons-nous dire que ce défaut est lié à l'organisation signi­fiante ? Au fait qu'un signifiant ne fait jamais que renvoyer à un autre signifiant, et que donc finalement l'ensemble de ces renvois ne saisit jamais rien de réel mais se heurte à l'impossible d'une saisie réelle ? Plus le signifiant approche de ce réel qui, du même coup, devient pour moi intéressant — puisque c'est lui qui semble animer le mouvement des métaphores et des métonymies — moins il est capable de le saisir. Je peux évidemment le conceptualiser, je peux, sur ce réel, mettre autant de centaines de milliers de noms de concepts, de signifiants que je le vou­drai ! Il reste que je n'en serai pas pour autant le maître.

Allons-nous dire que ce défaut est lié à l'organisation signifiante et à cette particularité qui fait que le monde est organisé pour nous par un système lié au renvoi indéfini des signifiants ? que du même coup est engagée pour le sujet une quête, toujours repoussée où le père n'inter­vient que pour marquer une limite, une barrière, cette barrière étant celle d'un objet désiré ? Désiré du fait qu'il est l'objet du désir du père. Ce n'est pas seulement parce que maman peut être charmante, séduisante, coquine, coquette (tout ce que l'on voudra...) mais c'est avant tout parce qu'elle est désignée comme étant l'objet du père.

Le mouvement propre au signifiant rend-il donc compte de ce défaut ?

Cette conclusion est déjà complètement dégagée de ce mythe que constitue l'œdipe et de toute intervention paternelle. Là, nous ne sommes plus dans le mythe, nous sommes dans la structure. Le pro­blème est qu'on ne voit pas très bien — puisque si je manque de signi-

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Séminaire du 14 février 2002

fiants pour saisir le réel, je peux toujours en apporter d'autres, je peux toujours en fabriquer d'autres — comment le mouvement propre du signifiant est capable de mettre en place une limite puisque j'ai toujours cette possibilité de nommer, ce dont on ne se prive pas d'ailleurs.

D'autre part, les manifestations de l'inconscient ont pour support non pas le signifiant mais la lettre. J'ai sans cesse attiré votre attention là-des­sus chez Freud, le type veut dire Vorscbein, c'est-à-dire "présentation", et il dit Vorschwein, il met là un w, et ça devient "la cochonnerie" qui se présente, la représentation devient cochonne... Ça porte sur ce w qui est venu là se glisser dans le signifiant.

Lacan en vient donc à cette conclusion, ce qui fait trou dans le signi­fiant, ce sont les conditions d'établissement de la chaîne littérale. C'est donc, je redis ce que j'ai sans doute déjà évoqué pour vous précédem­ment, ce trouage de la chaîne par la lettre qui met en place un réel, un irréductible, un impossible. Là, aucun signifiant ne peut venir obstruer ce qu'il en est de ce trou qui toujours sera à l'oeuvre, et c'est de la sorte que Lacan fait, de l'objet rf, cet objet qui est cause du désir inconscient, dont le manque creuse la place, le trou, où un sujet trouve son abri. De telle sorte que, s'il a le bonheur extrême de venir rencontrer ce qui est l'objet de son fantasme, comme sujet, du même coup il disparaît. Alors, me direz-vous, ça, c'est très théorique... Absolument pas, lorsque cela se produit, ça ne se produit pas tous les jours ni toutes les nuits, mais quand ça se produit, cela a chez le sujet des effets qui peuvent, dans certains cas, être dramatiques.

J'évoquerai par exemple cet épisode extrêmement bizarre et qui s'ap­pelle la psychose puerpérale, ce moment de confusion absolue qui peut durer quelques jours ou quelques semaines, capable de frapper une jeune mère à partir du moment où ce qui était pour elle manifestement son objet d, l'objet de son fantasme, un baby, il est là ! C'est la déréliction...

Je me souviens d'un autre cas — je ne sais pas pourquoi je vous raconte des trucs comme ça. C'était un brave homme très épris d'une jeune dame qui, à l'occasion d'une soirée où les gens étaient affalés un peu par terre après s'être généreusement imbibés, est venue passer en fai­sant un pas pour franchir son corps qui était là allongé sur un coussin, sur un tapis, et dans ce passage, il a vu, durant un instant, un éclair, une illumination, ce qui pour lui aurait été le plus sacré, le plus extraordi-

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

naire, le plus... Et ce brave homme s'est retrouvé à l'hôpital des Quinze-Vingt, avec une hémorragie rétinienne bilatérale! C'était trop...

Je vous raconte ces joyeuses anecdotes pour que vous soyez sensibles au fait que tout ceci, c'est de la clinique, c'est comme ça que ça fonc­tionne.

Mais ce n'est pas tout, il y a mieux encore, de plus en plus fort ! Ceci : je vous ai fait remarquer tout à l'heure qu'entre ceux que l'on appelle des "interlocuteurs", il n'y a en réalité de la place que pour un sujet, et que l'autre ne peut que soit la boucler, soit faire des réponses qui viennent dans le meilleur des cas simplement s'emboîter dans ce qui lui est dit. Celui qui ici parle, s'exprime, peut prendre appui dans l'exercice de sa parole, soit sur Si, soit sur S2, l'un ou l'autre représentent aussi bien le sujet pour l'autre signifiant. Selon le côté qu'il choisit, ce n'est pas du tout la même parole. C'est bien ennuyeux parce que le fait que ce ne soit pas la même parole met en cause cette communauté du déficit, du manque supposé originel et supposé les rassembler tout en les séparant. Ce n'est pas la même parole parce que de part et d'autre, ce n'est pas la même logique qui est à l'œuvre.

Commençons par ce qui mérite, si je puis dire, le plus d'honneur, par S2, et non pas bêtement par S^ S2 appartient à cet espace dont je vous ai fait remarquer que, relevant du réel, il se supporte d'une chaîne langa­gière dont on ne dira pas qu'elle ignore le déficit, mais simplement que ce déficit n'est pas matérialisé par une limite, c'est-à-dire que dans cet espace, dans cette chaîne, le désir s'entretient non pas d'une limite, mais j'espère que je vais être assez imagé pour que vous m'entendiez, toujours le désir s'entretient d'un coup supplémentaire, un coup, c.o.u.p., un coup de plus, s'il vous plaît! Ne vous endormez pas trop vite...

C'est un lieu, par la logique qui le supporte, passionnant. Pourquoi ? Parce que, comme je vous l'ai fait remarquer à propos de la négation et de la contradiction, c'est un lieu où il n'y aucune contradiction, aucun espace d'où l'opposition, d'où la contradiction pourrait trouver sa justi­fication, pourrait se tenir. Dans ce lieu, on peut donc assembler des pro­positions dont l'enchaînement est complètement inconséquent ou contradictoire, ça ne gênera absolument pas, on y est fondé en droit. On n'a aucun besoin d'y chercher une cohérence du sens et des enchaîne­ments logiques, tout peut s'y dire, y compris son contraire, on y béné-

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Séminaire du 14 février 2002

ficie d'une liberté, à cet égard, absolument remarquable, et l'on ne peut avoir qu'un peu de pitié condescendante pour les petits camarades qui sont embarrassés par le souci de la rationalité, ennuyeuse comme chacun sait...

Prendre la parole depuis ce sujet qui s'autorise de cet espace, de celui que S2 symbolise, c'est vraiment la belle aventure, et en même temps le défi permanent, la provocation permanente faite au signifiant maître pour qu'il montre justement son incapacité à venir, dans ce lieu, intro­duire une limite.

Prendre appui sur Su c'est évidemment beaucoup plus banal, et c'est... mesquin, c'est mesquin parce que c'est évidemment vouloir prendre appui sur l'autorité du concept, sur la consistance du sens, sur la rigueur des enchaînements, ce qui, comme le savent bien tous les pratiquants, n'obtient pour prime qu'un très médiocre plaisir. Ce n'est pas très satis­faisant comme opération puisque ça ne fait jamais, finalement, que mettre en place un impossible, d'où ce côté dérisoire que celui qui parle en prenant appui sur S2 met largement à profit, de prétendre saisir le réel alors que S2 sait bien que ce n'est que pour rire... La preuve étant que si S] tenait ses promesses, il n'y aurait pas de S2, il n'y aurait que du S\. S'il y a du S2, S2 se tient justement dans cet impossible dont Si s'autorise. Ce serait enfin la paix puisque l'universel pourrait enfin s'établir.

Alors, me direz-vous, n'y a-t-il pas des circonstances, des conditions où Si peut effectivement valoir et réussir à récuser radicalement S2 et à refuser aussi bien l'impossible que toute résistance du réel ?

Oui, ça se voit. Ça se voit dans une circonstance très particulière, et que l'écriture de Lacan et ses formulations ne permettent pas forcément de saisir de façon claire. C'est possible, non pas dans le discours du maître, parce que le discours suppose comme organisation le S2, mais dans la parole du maître en action, du vrai maître, pas celui du discours, mais le vrai maître.

Je vous dis ça parce que nous partons demain matin, quelques-uns, dans des contrées post-coloniales, et c'est ce à quoi nous allons nous trouver confrontés, confrontés à ce que j'ai mis en scène pour vous durant cette soirée, confrontés à des populations marquées par l'effecti-vité de la politique du maître, c'est-à-dire de celui qui n'est capable de reconnaître que le semblable en tant que maître lui-même, société des

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

maîtres, récusant toute altérité. Il n'y a pas d'altérité, il n'y a pas d'Autre. Il y a des serviteurs, des esclaves, des boys, des nounous, il y a tout ça. Mais ce ne sont pas des Autres, ce sont simplement des gens qui ont à faire leur travail, c'est la société des maîtres et ça, je dois dire, que c'est vraiment une société drôlement... drôlement quoi, d'ailleurs ?

Que va-t-on dire à propos de cette société ? Parce que le problème de la différence des sexes^ laissez-moi vous dire qu'il est résolu! Les maîtres, qu'ils soient hommes ou qu'ils soient femmes, sont du même côté. Ce qui donne évidemment aux relations conjugales dans cet espace un charme... tout à fait spécial. Puisque là vraiment, on y parle d'égal à égal. Alors évidemment les esclaves permettent de se délasser un peu de tout ça mais...

Je n'ai pas donné de qualificatif à propos de ces sociétés, mais je vais en donner un: c'est évidemment un monde stupide. Stupide puisque, à part le culte du narcissisme qui est évidemment recommandé, voire indispensable, il n'y a pas grand-chose à faire, ni à penser, ni même à tra­vailler puisqu'il y a pour ça de la main d'œuvre, ce qui fait qu'on ne peut pas dire que ce soit, que le résultat, dans l'Histoire, de cette société... Moi, quand j'essaie de l'évaluer, je vois essentiellement les trous, par exemple, qui désolent cette grande province brésilienne qui s'appelle le Minas Gérais, trous laissés par toutes les exploitations minières qui ont vidé ce qu'il pouvait y avoir d'intéressant dans le sous-sol, ça laisse ces trous au titre de cicatrices, mais sans qu'il y ait rien à en faire, de ces trous-là, c'est stérile, c'est aride et il n'y a rien que le souvenir laissé par ce type d'exploitation.

Le problème évidemment est celui de la possibilité du rapport à l'ana­lyse de ceux et de celles qui sont d'une façon ou d'une autre concernés par ce dispositif. Car il est évident qu'il laisse des traces. Mais ce dispo­sitif ne peut — comme nous essayons de le faire à l'occasion de ces soi­rées — que nous inciter à montrer et à vérifier si nous-mêmes sommes également stupides, ou bien si nous sommes capables de penser un petit peu tout ça et si nous aurons, ou pas, le mode d'adresse, savoir ce qui peut se mettre en place pour rendre l'audition possible, savoir ce qu'il y a à partager. Car si, dans ce contexte, des analystes peuvent apparaître comme les maîtres qui sont venus établir, ensemencer leur savoir, les récoltes seront plutôt fâcheuses.

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Séminaire du 14 février 2002

Voilà! J'ai cru bon ce soir de prendre ce chemin de traverse pour revoir un petit peu ce que nous avons fait jusque-là. Notre prochaine soirée ici aura lieu quand ? Le 7 mars.

À bientôt !

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Séminaire XIV

du 7 Mars 2002

Vous êtes sûrement sensibles au type d'adresse qui s'inscrit dans l'oeuvre de Freud. Un type très original d'adresse, en effet, il ne viendra à l'esprit, je pense, d'aucun d'entre nous de dire que

c'est le style de quelqu'un qui cherche à imposer ses idées ou ses concepts, même s'il les défend avec fermeté. Ce n'est pas du tout un pro­pos de maître, ni de guide. D'ailleurs, comme vous l'avez vu dans cette Introduction à la psychanalyse, lorsque démarre la troisième partie que nous aurons l'occasion de parcourir rapidement — il l'intitule «Théorie générale des névroses » — le premier exemple clinique qu'il rapporte afin de séduire son lecteur ne peut que prendre celui-ci à rebrousse-poil. Il cherche à attirer l'attention sur des exemples de symptômes, puisque là, il n'est plus dans les rêves, ni dans les actes manques, ni dans les lapsus, il entre dans la clinique et la clinique ne peut pas être l'affaire du lecteur, c'est la sienne. Il cherche donc à le rendre sensible à ce qu'est un symp­tôme.

Le premier exemple *, c'est de dire: «Eh bien voilà ! Il y a des patients qui rentrent chez moi, j'ai pris la peine de mettre une double porte entre la salle d'attente et mon cabinet, et ils ne prennent même pas la peine de refermer la porte derrière eux, témoignant par là que comme ma salle d'attente est vide, il n'est pas nécessaire qu'ils se donnent la peine de chercher la tranquillité en refermant la porte derrière eux. »

1. Payot, p. 295, Gallimard, p. 315-316.

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Je crois que ce premier exemple qu'il donne est assez original, puis­qu'il vise ce qui est un acte symptomatique du patient lui montrant son dédain pour le fait que la salle d'attente n'est pas celle d'un Professeur coté, mais celle d'un analyste peu fréquenté.

Ce petit fait est exemplaire de ce qui est d'emblée cette démarche de Freud. Avec la question, comment allons-nous la caractériser ? Allons-nous dire qu'il va chercher à nous captiver par ce que serait son savoir ? Si ce n'est pas par sa maîtrise que manifestement il laisse de côté, serait-ce par son savoir ?

Là encore, pas du tout, puisqu'il fait état de ceci : la conceptualisation qu'il propose est éminemment provisoire et révisable. Ce qui ne l'em­pêche pas — c'est aussi ce qui est pour nous touchant et frappant — de l'avancer et de la défendre avec une certitude, une assurance, une fer­meté, un souci de ne pas transiger qui nous interrogent en retour. Alors qu'il ne se présente ni en maître, ni en possesseur d'un savoir, d'où prend-il, dans son adresse, cette force-là, qui reste en même temps émi­nemment sympathique ? Tous ceux qui ont pu ouvrir un livre de Freud sont sensibles à cette originalité du ton, qui n'est sûrement pas, par exemple, celui de Lacan.

Alors comment allons-nous repérer ce que j'évoquais pour vous la dernière fois, ce que Freud propose à ses lecteurs de mettre en commun, de partager ? Que veut-il là ? Qu'est-ce qu'il voudrait que ses lecteurs et lui viennent à partager, quel est le type de convivialité qu'il propose ?

Je crois que nous pouvons avancer qu'il prend son lecteur à témoin. Il veut en faire un associé, un complice dans ce qui serait la recherche com­mune et dans l'intérêt de tous, de ce que nous pouvons bien appeler, après tout, "l'objet thérapeutique". Ce qu'il propose à ses lecteurs, c'est de s'engager avec lui dans la recherche de l'objet thérapeutique. Qu'est-ce qui serait là susceptible de soigner, à partir de cette vérification qu'on ne peut pas guérir tout seul ? Si on doit guérir, ce ne peut être que col­lectivement, qu'ensemble, en se mettant d'accord sur un certain nombre d'effets, de conséquences, de règles, de lois, et c'est sans doute de cette communauté où, je dis bien, il n'intervient jamais en prêcheur, ni en guide, ni en chef, ni en savant, mais en technicien, et en invitant son lec­teur à assister à sa pratique.

Je fais appel ici à cet objet thérapeutique, où il engage cette quête com-

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Séminaire du 7 mars 2002

mune. Vous voyez que d'une certaine façon, ce n'est pas loin du texte de Lacan sur «Le temps logique2», mais je ne le développerai pas ce soir. Ce temps logique, c'est-à-dire le fait qu'on ne puisse s'en sortir qu'à condition justement d'un consensus et d'un consensus sans tromperie ni tricherie, sans que personne ne cherche à ce qu'il y ait un premier et un dernier; il faut sortir ensemble, et il faut faire les découvertes ensemble, s'il y en a un qui les fait avant les autres, c'est foutu ! Il faut donc que ça se fasse collectivement, autrement tout le monde reste en taule. Cet objet thérapeutique donc, nous savons chez Freud ce qu'il est et cela nous intéresse éminemment. Nous ne pouvons pas hésiter, il a un nom, c'est le phallus. Et Freud s'efforcera de montrer que la névrose est éventuel­lement présente chez ceux et chez celles qui refusent de participer au type d'activité, de jouissance que cette instance recommande. Selon une tradition très ancienne, cet objet est guérisseur par excellence. Je vous l'ai évoqué à propos des textes antiques sur l'hystérie et son traitement où l'on comprend aisément comment cet organe érigé — Lacan le dit quelque part dans une très jolie métaphore, en tant que « représentant du flux vital» —, peut être susceptible de valoir comme l'instrument gué­risseur par excellence.

Freud est non seulement médecin mais aussi, dira Lacan, soucieux de sauver le Père car, en faire l'objet guérisseur, c'est évidemment s'engager à sanctifier le Père. Voilà ce que sera la démarche freudienne, invitant à estimer, vous pouvez le vérifier dans ses Cinq psychanalyses comme dans toute son œuvre, que ses patients névrosés cèdent trop aux impératifs de leur enfance, c'est-à-dire à la manière où, dans l'enfance, ils se sont défendus du sexe. Et Freud leur dit «vous êtes maintenant à l'âge où vous avez parfaitement le droit, il est légitime que vous renonciez à ces craintes de l'enfance, il est légitime que vous exerciez votre activité sexuelle, et c'est la condition de la levée de la névrose».

Il va même jusqu'à en faire la force du bien, et le séparer de Thanatos, la pulsion de mort, et à construire là-dessus une opposition, un antago­nisme qui reprend un type d'opposition qui n'est pas rare dans les reli­gions antiques — Schreber l'évoque dans son délire — autrement dit, la référence faite par une société à une double divinité, l'une chargée de la

2. « Le temps logique ou l'assertion de certitude anticipée», in Écrits, 1966.

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Pour introduire a la psychanalyse, aujourd'hui

vie, de sa fructification, et l'autre représentante de la mort. C'est là un dualisme qui n'a rien d'exceptionnel dans l'histoire de la culture.

Je vous évoque ce point, toujours autour de l'interrogation, mais qu'est-ce qui fonde la convivialité ? Je pourrais dire aussi bien, mais qu'est-ce qui fonde le tissu social? Qu'est-ce qui fait que l'animal humain s'agglomère, qu'il ne saurait vivre si ce n'est dans la compagnie de ses semblables, au point, comme vous le savez par le développement industriel, de montrer qu'il trouve son bien, moins dans l'exploitation de la nature que dans l'exploitation de son semblable, c'est son semblable qui semble receler des richesses, des ressources, une mine qu'il s'agirait de savoir exploiter. Donc je tourne à partir de cette adresse de Freud et de la question de savoir ce qu'il met en commun entre lui et ses lecteurs. Je tourne autour de ce qui fait référence à une communauté pour qu'elle tienne ensemble, puisque ceux d'entre nous qui se sont rendus, là pen­dant quelques jours, dans un très beau pays d'Amérique latine ont pu le constater, le tissu social n'est absolument pas une contrainte naturelle. Ce n'est pas une loi de la nature, nous ne sommes ni des abeilles, ni des fourmis et, si nous tenons ensemble, c'est qu'il y a là une force d'aiman­tation, si j'ose m'exprimer ainsi. C'est ce que Mesmer avait très bien compris avec son baquet et ses activités de magnétiseur, qui ont eu beau­coup de succès. Ça en a toujours d'ailleurs, ce genre d'affaire...

Qu'est-ce qui fait qu'il y a un tissu social ? Autrement dit, une collec­tivité, une communauté qui tient moins par la force de la police que parce qu'il y a là une aimantation qui s'exerce et qu'avec des révoltes, des protestations, parfois des insurrections, il reste que fondamentalement, ça tient. Mystère ! Comme nous avons pu le vérifier, il y a des pays où ce tissu social est déchiré, autrement dit, il y a des isolats au sein d'un même pays, des isolats aux intérêts divergents, évidemment conflictuels les uns avec les autres, et ce éventuellement sous une forme belliqueuse, et don­nant le sentiment qu'on ne voit pas le type d'intervention qui serait sus­ceptible de réparer cette dislocation. D'ailleurs ceux qui vivent dans ces contrées, eux-mêmes ne voient pas quel type de force serait capable de corriger ce déficit qui nous intéresse, qui nous concerne, qui nous inter­pelle.

Allons-nous dire qu'il s'agit là de pays qui, du fait de leur histoire, ne peuvent se référer à ce qui aurait été un état national originel, ou reli-

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Séminaire du 7 mars 2002

gieux originel, que l'histoire de la colonisation est venue perturber ce qui aurait été un ordre primitif ? Il n'y en a jamais eu, il y a toujours eu dans ces contrées, justement, des isolats dont le commerce et les conflits entre eux étaient sûrement fréquents. Mais comment allons-nous entendre, comprendre ce qui là est en cause et qui nous intéresse très directement, non pas comme observateurs mais parce qu'il s'agit là de règles générales et dont nous dépendons aussi bien ?

Puisqu'il n'y a pas eu dans ces contrées d'état originel, on va dire que ce qui fait défaut serait la référence commune à l'ancêtre, avec la valeur phallique qui lui est attachée, et que c'est ce défaut qui rend compte de la dislocation du tissu social. Or ce développement en vient très vite à cette conclusion : l'instance phallique capable de réunir est aussi celle qui sépare, et qui sépare radicalement.

Elle sépare radicalement d'abord le couple, elle l'unit et le sépare, et pour des raisons qui ne sont pas sentimentales ou pathiques, mais logiques puisque l'instance phallique est ce qui d'un côté met en place le signifiant-maître, et de l'autre côté met en place la dimension de l'Autre, avec un grand A. Et avec la difficulté majeure suivante, si la maîtrise s'autorise de la castration et donc du même coup de la référence à un ancêtre, la dimension Autre qui est générée par ce processus, ignore la castration. Nous avons ainsi à l'échelle élémentaire cet effet de sépara­tion, de division qu'opère le phallus entre d'une part ceux qui vont se réclamer de l'indexation phallique, s'autoriser en quelque sorte, se voir autoriser leur maîtrise et puis les autres, en position Autre, relevant d'une autre logique, puisqu'elle n'est pas marquée par la castration, par exemple une logique qui ignore parfaitement les règles du tiers exclu ou de la contradiction. Dans cette logique Autre, il n'y a aucune raison pour que A et non A soient exclusifs l'un de l'autre, il n'y a aucune raison pour qu'ils ne coexistent pas, par exemple.

Cette première séparation qui existe dans le couple va diviser la famil­le puisque, comme nous le savons trop bien, la guerre va s'installer entre les enfants pour savoir qui est l'héritier de ladite instance, puisqu'elle ne se divise pas, qu'il n'y en a jamais qu'une seule qui puisse se transmettre, on ne peut pas en donner un petit bout à chacun. Donc la guerre, des plus ordinaires, des plus banales entre les enfants pour savoir qui en est l'héritier, la guerre sociale, puisqu'on retrouve dans le tissu social la

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

même division entre ceux qui seront dans une position de maîtrise et les autres. Et puis, ce qui est vraiment une autre banalité, la guerre entre les nations, puisque cette référence phallique a pour vertu de donner à la collectivité qui s'en réclame un corpus, un corps, dont la sensibilité et les revendications sont éminemment paranoïaques, autrement dit, qui per­çoit tout ce qui est étranger comme une offense faite à la qualité de l'Ancêtre. Et ce n'est pas moi qui vais avoir à développer pour vous le fait que l'histoire des nations est l'histoire de cette folie sociale agencée par ce qu'il peut y avoir de plus noble dans une nation, c'est-à-dire le sentiment d'appartenance à la collectivité, et du même coup les consé­quences paranoïagènes immanquables que cela a sur les meilleurs.

Je vous raconte tout ça pour témoigner, toujours dans le progrès que j'essaie de faire avec vous à l'occasion de cette Introduction à la psycha­nalyse, et pour faire qu'elle ne soit pas une redite de ce qui depuis cent ans se moud sur la question, mais voir si nous sommes capables de fran­chir un pas. C'est ça l'enjeu de nos petites soirées...

Nous voyons donc en tout cas le prix dont Freud paie l'élection de l'instance phallique comme l'instrument salvateur par excellence, déjà par la nécessité où il est d'isoler une instance maléfique comme Thanatos par exemple, ce qui est quand même un peu fort ! Parce qu'après tout, on croyait grâce à lui que la libido était une, et ça, c'était très fort... et voilà maintenant qu'il y en a deux ! Une qui vous veut du bien, et l'autre qui voudrait vous amener au trou !

Là-dessus, il faut Lacan pour, avec beaucoup d'efforts, d'explications, de justifications biologiques, ce qui est toujours dramatique, essayer de rappeler que la mort est attachée au sexe, que c'est la reproduction sexuée qui amène l'individu à la mort au profit de la perpétuation de l'es­pèce, mais que la mort n'est pas détachable de l'instance sexuelle. Le jour évidemment où, grâce à nos savants, nous nous reproduirons par dicho­tomie, nous pourrons continuer à discuter de ces graves problèmes dans quelques centaines d'années, ce qui montrera que... bref! je ne sais pas ce que ça montrera.

Certes Freud fait de cette instance le réfèrent convivial, ce qui est vrai, mais au prix d'un certain nombre de symptômes. Le premier, celui qui intéresse Lacan, comme il nous l'a développé tant de fois, c'est que du même coup dans le couple, ça ne va pas, et je reviendrai évidemment là-

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dessus pour que ce soit net, si possible. Or dans la mesure où Freud fait de cet instrument le guérisseur, la panacée, il s'engage dans une utopie. Une utopie, c'est ce qui se produit chaque fois que l'on croit avoir trou­vé le moyen de la guérison, c'est ça, une utopie, le moyen de résoudre les difficultés. Et ce serait une utopie définitive, c'est-à-dire une psychothé­rapie. Une psychothérapie, c'est ce qui vous guide, c'est ce qui vous met sur le bon chemin, c'est ce qui vous guide vers la bonne solution et vers la jouissance qu'il faut. La psychanalyse resterait une psychothérapie si Freud, comme là aussi Lacan le fait remarquer, n'avait mis au centre de son système théorique ce qui ne peut se soutenir que d'un mythe, c'est-à-dire le complexe d'Œdipe, mais qui, en tout cas, introduit ce défaut organisateur de l'ensemble du système psychique, l'objet d'élection du désir est un objet perdu et que vous ne sauriez trouver.

Il y a les accidents, évidemment ! Il y a toujours des accidents, l'inceste ça peut toujours exister, le seul d'ailleurs structuralement valable étant celui du fils avec la mère. D'un point de vue structural, c'est le seul valable, puisque c'est le seul où effectivement l'objet du désir initial de l'enfant se trouverait dans ce cas pour lui, accessible. Donc les accidents sont possibles, avec d'ailleurs des conséquences psychiques qui ne sont jamais négligeables. En tout cas, s'il n'y avait chez Freud cette organisa­tion de l'ensemble du système autour du complexe d'Œdipe, Lacan nous dit que la théorisation freudienne serait de l'ordre du délire et qu'il y faut donc le poids de ce qui est là irrécusable pour que l'ensemble subsiste, tienne et nous guide.

Là surgit une question que nous allons traiter avec une certaine pru­dence. Jusqu'ici, pour organiser aussi bien le tissu conjugal, familial, social, national, j'évoquais le registre de ce qu'il faut appeler le bien com­mun. Le tissu social ne peut tenir qu'à la condition que ses membres soient réunis par un bien commun. Alors certains ont plus de ce bien et d'autres en ont moins, il y en a qui en souffrent, d'autres en jouissent, mais enfin ! il y a un bien commun.

Dans ce pays où nous étions, j'ai été amené à plancher sur une ques­tion qui m'a été imposée et qui était « Le public et le privé3 ». Le public,

3. Cf. Annexe I, p. 339, « Le Public et le Privé».

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

c'est le bien commun, c'est ce qui fait justement qu'on se retrouve ensemble, plus ou moins gratifiés, les uns et les autres, mais autour de ce bien commun. J'ai fait remarquer à cette occasion que dans une société, ce bien commun s'exprime dans la réalité, comme on le voit dans les démocraties, sous la forme du droit de tous à l'enseignement, à la santé, à la justice, aux transports, quels que soient le statut social, le sexe, la condition: l'accès de tous à ce bien commun. Cette façon de penser que tous les membres de la collectivité ont droit, du fait même de leur exis­tence, à une participation à ce bien commun, c'est justement ceci, cette participation qui fait le lien social.

C'est bien le témoignage de la façon dont ceci nous concerne car notre évolution sociale va vers la privatisation de ce qui pouvait être là repré­sentatif du bien commun, réellement mais aussi symboliquement — cela veut dire naître dans une collectivité et savoir que quelles que soient les conditions de votre naissance, vous avez droit à l'accès à l'enseignement et donc à vous élever dans l'échelle sociale, vous avez le droit à la santé, vous avez le droit à la justice, etc. La privatisation qui semble être la nou­velle règle de notre progrès va vers la dissolution de ce bien commun, et donc nous laisse penser que cette dislocation du tissu social que j'évo­quais tout à l'heure est notre futur, elle est notre avenir — si au nom de l'efficacité, de la rentabilité, tout ceci devait se poursuivre.

Qu'est-ce qui resterait si le phallus est ce qui nous vaut toute cette symptomatologie, la guerre dans le couple, dans la famille, dans la société, entre les nations ? Si c'est là notre bien commun, l'autre face de notre bien commun, le prix dont nous le payons, resterait-il alors une autre instance susceptible de faire tenir la collectivité sans avoir à le payer de ce qu'il faut bien appeler une certaine débilité ? Débilité au sens de méconnaissance des lois qui agencent tout cela, parce que je ne sais pas si vous l'avez bien remarqué, les discours... Je vous ai dit que l'uto­pie freudienne ne tient que parce que Freud n'a articulé la panacée phal­lique que comme venant proposer une jouissance sexuelle là où le sys­tème ne montre qu'un pur défaut, un pur trou, un pur manque, un pas de réponse. Seule la castration permet donc que tout ceci ne soit pas de l'ordre du délire, mais que cet investissement phallique puisse être consi­déré comme une défense, peut-être la meilleure, peut-être la pire, mais en tout cas une défense contre ce rien qui puisse nous être prescrit dans

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l'Autre. Les discours que Lacan a isolés, discours du maître, discours universitaire, discours hystérique, discours psychanalytique, ne vous paraissent-ils pas un peu hétéroclites ? C'est quand même extraordinaire de pouvoir dire que pour faire lien social, il n'y a que quatre discours possibles ! Hétéroclites, ces discours, ne serait-ce que parce que la psy­chanalyse viendrait constituer l'un deux, ce qui vraiment ne paraissait pas évident...

Ces discours, remarquons-le tout de même, masquent la castration. Car après tout, la chute de l'objet a, la chute du plus-de-jouir, n'est pas du tout évidente dans les discours effectivement articulés, et il faudra le discours psychanalytique pour faire valoir cet objet a en position articu-lable, et encore ! je ne vais pas le développer maintenant, articulable à condition justement de se taire. Quant à ces discours... dans le discours du maître, vous ne voyez aucunement la place de la castration. Le dis­cours universitaire, rien qui soit plus horrifié par la castration, c'est-à-dire par le fait que tout savoir est amputé et ne saurait aboutir à une for­malisation accomplie ! C'est pourquoi il y a toujours des difficultés pour les psychanalystes du côté universitaire. Le discours hystérique, si l'hys­térique était un peu informée de ce qu'est la castration, elle ne prendrait pas mal à la gorge, à s'érailler la voix pour réclamer ce qui ne se peut, elle ferait des économies, elle se consacrerait au chant...

Le remarquable est que ces discours qui font notre tissu social sont des discours, on aurait envie de dire psychotiques. C'est dingue ! Mais, me direz-vous, heureusement a pointé le discours psychanalytique qui va nous enseigner... Enseigner quoi ? Il va nous enseigner que nous nous étions trompés quant à l'objet de la jouissance, nous pensions que c'était le phallus, avec cette espèce de machisme qui caractérise notre pensée, et aussi bien celle des dames, je ne voudrais pas accuser seulement la partie adverse. Mais oui !

Donc le lien social est construit à partir des discours sur la mécon­naissance de la castration, et seul, le discours psychanalytique vient dire qu'il y a un objet, pas le phallus que notre amour pour le Père voulait après Freud et nos traditions religieuses mettre en place, mais un objet tout à fait inattendu que seule la psychanalyse viendrait révéler, un objet qui ne doit rien à personne, et qui serait donc l'objet a.

Ce faisant, remarquez-le encore, la psychanalyse ne permet pas pour

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

autant de faire valoir le jeu de la castration dans ce qui serait une orga­nisation du rapport entre participants à quelque collectivité que ce soit. Elle dit simplement: il y a un objet de jouissance, ce n'est pas celui que vous croyez, c'est ce truc bizarre qui s'appelle l'objet a. Et, avec cette question aussitôt formidable qui inévitablement surgit pour nous, est-ce un objet universel ? Autrement dit, est-ce que là, pour les participants, hommes, femmes, enfants, milieu social, milieu national, est-ce le même? Là-dessus, Lacan est d'une grande discrétion et, pour le moment, j'en ferai autant. Mais nous aurons à réfléchir sur ce point.

Quoi qu'il en soit, remarquez, quand même j'y reviens un peu, les conséquences de cette petite affaire, inscrite, supportée par quelques lettres, par une algèbre qui se ramène à quelques lettres. Vous vous réfé­rerez à l'écriture des quatre discours.

Reprenons. Le discours du maître : Si rencontre l'altérité de S2. Car S2 est en position d'altérité, c'est la dimension Autre, et en tant que dimen­sion Autre, S2 est un défi à Si, puisqu'il est ce qui marque la limite du pouvoir de Si. Le maître peut être très puissant mais plus il est puissant, plus il génère de l'Autre et cet Autre est ce qui le borde. Ce qui fait donc qu'il y a une exigence de la part de St, le signifiant-maître, à témoigner de son contrôle sur ce qui se trouve en position Autre. Et comment témoigne-t-on de son contrôle quand on est en situation de maître ? En le rendant identique à soi-même, en le phallicisant. Autrement dit, cette exigence bien connue des hommes vis-à-vis des femmes, qu'elles en aient... Sinon, ce n'est pas rassurant.

Le problème se retourne parfaitement. L'exigence de celles qui se trouvent en S2 : que le maître témoigne assez de son pouvoir pour les faire sortir de cette position d'altérité, autrement dit justement leur donne définitivement ce qu'elles réclament. Et donc la dénonciation si banale, par celles qui se trouvent en position de S2, de l'insuffisance caractéristique du maître qui n'arrive jamais — évidemment, que peut-il faire ? — à résoudre la différence.

Car le problème, je l'ai évoqué, cela a fait question pour quelques-uns d'entre nous là-bas, c'est qu'une femme peut bénéficier d'une recon­naissance réelle, reconnaître son corps réel comme étant celui d'une femme. Elle peut bénéficier d'une reconnaissance imaginaire, c'est-à-dire ce corps comme support du désir. Mais elle ne peut pas bénéficier

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en tant que femme d'une reconnaissance symbolique, parce que si elle bénéficie d'une reconnaissance symbolique, elle passe de l'autre côté, et ce n'est plus une femme, c'est un copain, ce qui est évidemment une solution élégante parmi d'autres, n'est-ce pas ?

Je ne sais pas si nous mesurons bien l'efficacité dramatique de ces petites lettres de rien du tout, mais ce genre d'effets est quand même au cœur de la vie de nos couples, ces déterminations à protester contre on ne sait quoi, puisqu'on ne sait pas où ça s'agence. Une femme peut être reconnue symboliquement — comme mère, évidemment. Puisque là l'index phallique est clair, là, elle en relève. Mais à ce moment-là, c'est une mère, c'est au titre de mère qu'elle est adoptée.

Prenez cette autre condition qui nous a été particulièrement sensible à l'occasion de ce voyage, toujours à partir du discours du maître. La possibilité que ce tissu social se désagrège en mettant en place une société des maîtres. Société des maîtres ! La société des maîtres ne se soutient pas d'un discours, elle se soutient de la pure force et du rapport de forces. Qu'est-ce que la société des maîtres ? C'est extrêmement simple : ceux qui ont le droit à une participation mondaine sont ceux qui sont phalli-quement marqués, les maîtres. Phalliquement marqués, les maîtresses le sont exactement de la même façon. La distinction des sexes ne joue pas au sein de la société des maîtres, ce que les serviteurs savent parfaite­ment. Et puis de l'autre côté... Justement, il n'y pas d'Autre côté, il y a simplement les détritus, le reste, les déchets. Mais il n'y a pas d'Autre côté car tout se joue à l'intérieur de la société des maîtres. Autour il y a le rebut, les favellas, tout ce que vous voudrez, mais en tant justement que leur reconnaissance d'un quelconque droit à l'existence n'est abso­lument pas manifestée. Ils le rendent bien d'ailleurs, car la réciproque est du même coup parfaitement vraie. Toujours dans ce pays où nous étions, lorsque la voiture s'arrête à un feu rouge, apparaissent de façon assez ordinaire, régulière, aux portières, les estropiés, avec des malheurs phy­siques que nous ne sommes plus accoutumés à connaître, ni à voir, ni à imaginer, des hommes qui se déplacent sur le macadam au milieu des voitures sur les coudes parce qu'ils n'ont plus de jambes, et se hissent à la portière pour avoir une aumône... nous ne sommes plus accoutumés, évidemment à ce genre de situation, ce genre de participation sociale.

Discutant avec les collègues qui avaient l'amabilité de veiller sur nous

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un petit peu, il apparaissait de la façon la plus évidente que ces personnes qui surgissaient à la vitre quand vous arrêtiez votre voiture (portières fermées comme vous vous doutez) étaient des espèces de figures, je me souviens de cette femme au visage complètement brûlé, de ce qu'est l'ob­jet. Alors là, l'image du déchet, du rebut, vous l'avez, présente dans la société des maîtres, exemplifiée et réclamant à juste titre l'obole qui ferait qu'elle consentirait à disparaître du champ visuel. Pour qu'elle dis­paraisse du champ visuel, il faut payer, ou alors accélérer. On a le choix mais...

Pour vous rendre tout ceci sensible, toujours pour vérifier l'efficacité de ces formules lacaniennes, et afin de déboucher sur ce qui sera un thème central de la suite de cette Introduction a la psychanalyse, je vou­drais vous parler, à propos de ce qui constitue le bien commun, d'une autre société, compagnie, rarement, me semble-t-il, bien individualisée comme telle. C'est celle des buveurs. Voilà une collectivité dont vous savez qu'il y a diverses formes cliniques mais en général qui appelle à la communion, à la participation collective. Il y a des gens qui boivent seuls, mais le plus souvent, ça se fait en collectivités et pas toujours orga­nisées, volontiers improvisées, au hasard de ce qui se passe devant le zinc, des gens qui se trouvent là ou pas, etc. La question est de savoir ce qui fait justement bien commun entre eux. Ce n'est rien dire, de répondre que c'est l'alcool. C'est une collectivité bien singulière puisque d'abord fondée sur une stricte égalité, et sur une remarquable applica­tion de la réciprocité et du partage, ce qui est à toi est à moi, on échange, on se paye des tournées réciproquement... avec, comme dans la société des maîtres, une indistinction de la différence sexuelle. Quand une femme fait partie de cette collectivité, ce n'est pas en tant que femme. Si bien qu'il arrive que la fête puisse être suivie de passages à l'acte, homo­sexuels par exemple, qui ne semblaient pas du tout prévus dans l'affaire. Mais c'est la loi du partage et vraiment de la convivialité réussie, c'est la fête d'avoir pu abolir enfin, contrairement à ce que le signifiant impose, cette distinction et cette altérité, pour établir cette fraternité, on est tous du même bord, on est tous du même clan, on est tous de plain-pied, quelles que soient les différences sociales.

Ce qui me paraît intéressant dans cette affaire, c'est qu'il y a une espèce de revanche phallique prise à cette occasion. C'est évidemment

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une fête phallique, je ne vais pas aller évoquer Dionysos et tout le reste, une fête phallique et une exaltation narcissique à cette occasion, c'est l'un des bienfaits sûrement de ce puissant médicament qu'est l'alcool. Je dis fête phallique et revanche phallique parce que justement, il s'agirait souvent de ceux qui pouvaient s'estimer écartés de l'appartenance phal­lique, dans une situation sociale où ils seraient confinés à cette position d'altérité. Là, il y aurait ce moment donc de réalisation, de conquête. Mais ce qui paraît également intéressant à mes yeux, c'est en même temps une sorte de goût — tous ceux d'entre vous qui avez travaillé avec des buveurs le savent — une sorte de goût justement pour l'excrément, le déchet, le détritus, goût qui témoigne que cette exaltation phallique n'est pas séparée de ce qui est une jouissance de cet objet a. On aurait envie de le dire ainsi, il existe une espèce de réussite provoquée par ce médicament, une espèce de réussite de la jouissance, de pouvoir ainsi conjoindre — c'est sûrement susceptible de provoquer cet état semi-maniaque de l'alcool, ce sentiment de triomphe, de réussite —, à la fois accomplir cette revanche phallique et en même temps jouir de l'objet a, dans des relations où là encore la réciprocité est la règle.

J'espère que ce petit parcours n'a pas été pour vous trop violent. La question qui aura à se poser à nous et à se développer sera de savoir si la castration est susceptible d'être en position organisatrice d'une commu­nauté humaine, non pas la défense contre la castration mais la castration reconnue comme telle, dont je vous redis encore qu'elle ne figure aucu­nement dans les quatre discours tels que Lacan les a si génialement indi­vidualisés. Cette question, je crois, méritera d'être filée, au cours des séances du séminaire qui nous restent. Est-ce que cela est pensable, pos­sible ? Non pour verser moi-même dans les utopies, ce n'est pas du tout au titre de nouvelle panacée que je l'aborderai, bien au contraire ! Il s'agi­rait de rejoindre ce que Lacan a tenté, pour ceux d'entre vous qui s'y sont intéressés, avec le nœud borroméen à trois, c'est-à-dire justement un nœud borroméen qui n'a pas besoin de cette référence phallique pour pouvoir tenir et rendre la vie psychique possible. Possible, c'est-à-dire compatible avec l'échange social.

Voilà donc pour ce soir ! Et à bientôt !

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Séminaire XV

du 14 Mars 2002

Je voudrais ce soir que nous regardions ensemble le second cas cli­nique que Freud nous propose dans son Introduction à la psycha­nalyse^ le premier étant celui que je vous ai dit. Il va les chercher

chez ses patients, essayant de montrer par là que les manifestations de Pinconscient ne sont pas réservées aux psychotiques, qu'elles sont banales dans les conduites ordinaires.

Le second cas qu'il va nous proposer est encore plus intéressant, puisque c'est un cas de jalousie féminine. Je vais vous l'aborder par un biais qui peut nous instruire, je crois, et qui concerne l'abord topolo­gique de la question. Voilà ! ce sera la première fois où nous entrerons dans ce domaine, ne serait-ce que pour saluer cette Journée qui doit avoir lieu samedi, consacrée à la topologie et qui est, le fait est notable, la pre­mière de ce type dans notre Association. C'est la première fois que nous abordons la topologie de façon frontale, je ne sais pas si le "frontal" est lui-même un positionnement topologique — justement pas ! Avec un titre que j'ai proposé pour cette Journée, qui en souligne assez bien l'en­jeu, La topologie, ça ne fait pas croix1 (non pas crôa-crôa...) puisque jus­tement la figure de la croix n'est pas une figure topologique et peut se ramener sans dommage à un point.

1. Journée du 16.3.02. Le texte a été publié dans le n° 111 du Bulletin de VAssociation laça-nienne internationale, janv. 2005.

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Ça ne fait pas croix. Soulignant ainsi un enjeu explicite du séminaire auquel nous nous référons à cette occasion, dernier séminaire étudié à l'occasion des Journées d'été, les Problèmes CRUCIAUX pour la psychana­lyse2, je pensais m'être un peu aventuré dans ce titre, avec toujours cette espèce d'utopie subversive prêtée à la psychanalyse, au point de penser que peut-être bien, après tout, la "taupologie", c'est peut-être bien la dernière des taupes qui viendrait circuler dans notre sous-sol et remuer suffisamment le macadam dont nous le recouvrons.

Alors... Je trouve une phrase à la fin du séminaire de Lacan du 20 jan­vier 65, séminaire n°vi. Ce séminaire est d'un style absolument sensa­tionnel, car vous ne savez jamais où est le point final des phrases, il est fait d'emboîtements incessants, de circonstancielles qui ne cessent de se dédoubler, de se décompléter, de se compléter. Je crois qu'il n'y a pas chez Lacan d'équivalents à ce texte et cette réticence à mettre un point à la fin de ses phrases est indiscutablement liée, justement, à la suspension, à la mise en suspension du sens telle, je vais l'éclairer dans un instant, que la topologie le propose. Vous voyez, moi aussi, j'entre dans les circons­tancielles et les incidentes...

Ce qu'il dit, à la fin de ce séminaire n° vi, c'est « Le désir introduit une quatrième catégorie après les autres, qui sont indétermination, tromperie, certitude. » C'est un rassemblement assez remarquable. « Le désir nous introduit la quatrième catégorie qui commande tout et qui est notre posi­tion même, qui est celle même du désir en tant qu'elle détermine dans la réalité la catégorie de l'impossible, cet impossible que nous trouvons par­fois le moyen de franchir en résolvant ce que j'ai appelé la partie, partie construite, construite de façon à ce qu'elle soit en tous les cas et assuré­ment, perdue. Comment cette partie peut-elle être gagnée ? C'est là, me semble-t-il, le majeur problème, problème crucial pour la psychanalyse. »

Ceci évidemment, tel que je l'extrais, ne peut se présenter à vous que sur un mode énigmatique, mais intuitivement, nous saisissons bien que l'enjeu ici avancé est effectivement essentiel.

Alors pourquoi jusqu'ici, chez nous, cette résistance à la topologie, je l'appellerai comme ça ?

2. Séminaire d'été, août 2001, consacré au séminaire xn de Lacan, 1964-65, Problèmes cru­ciaux pour la psychanalyse. H.C.

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Je me suis interrogé, peut-être comme certains d'entre vous, je n'en sais rien, sur la question de cette résistance. Pas chez tous mais chez un grand nombre, et je me situe sûrement entre ce grand nombre et ceux qui s'y sont mieux engagés. Je dirais que cette résistance à la topologie me paraît directement liée au fait qu'elle met en cause l'espace constitutif de notre moi, c'est-à-dire l'espace plan, l'espace euclidien. S'engager dans la topologie, c'est accepter de laisser son narcissisme au vestiaire et de décrocher de tout ce qui ferait idéal, de tout ce qui ferait bonne forme, et cela pour un procès dont la justification n'est jamais, par Lacan, clai­rement donnée, clairement apportée. En particulier cette question : avec la topologie, entrons-nous dans le réel, l'ordre réel déterminant l'in­conscient, organisant la vie psychique par exemple ? Aurions-nous accès à la logique, à la science nous permettant de saisir les articulations de la vie psychique ?

Eh bien justement pas ! Cela qui s'ajoute sans doute à cette difficulté initiale dont je parle, pour produire des réticences. Justement pas. Lacan ne cesse de dire qu'avec la topologie, il s'agit de modèles. Il ne dit pas à propos de la psychanalyse qu'elle est un modèle mais de la topologie, il dira qu'elle est un modèle, une métaphore, un support imaginaire. Sa validité pour nous ne peut manquer de s'en trouver interrogée.

Or, si nous faisons un petit pas de côté, nous constatons quoi ? Que notre imaginaire imposé, si je puis dire, celui du PLAN EUCLIDIEN, de l'es­pace à deux dimensions tel qu'il nous est prescrit, dans lequel nous nous déplaçons, et qui est donc un espace purement imaginaire, cet imaginai­re-là a des conséquences immédiates, directes et essentielles sur notre mode de pensée.

Notre imaginaire intuitif et constitutif est fait d'un espace qui est d'abord orienté. Il y a un haut et un bas, il y a une droite et une gauche, il y a un devant et un derrière, il y a deux côtés, un espace orienté divisé par la bonne forme humaine, qui détermine un intérieur et un extérieur. Toutes les dispositions de cet imaginaire qui nous est à tous donné "gra­tuitement" avec la phase du miroir, toutes ces dispositions ont la plus grande incidence sur notre façon de penser. Le haut et le bas, la droite et la gauche... le bon est dedans, à l'intérieur de la bonne forme, et le mau­vais est dehors. Tout ce qui se passe "derrière", sur l'autre côté, qui nous est caché est supposé agencer ce qui nous est dissimulé. Avec également

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Tidée que ce qui relève de Pérotisme se situe soit en bas, soit de l'autre côté... Chez Freud lui-même, il y a cette idée que l'introjection consis­te à absorber tout ce qui est bon et à rejeter, à envoyer à l'extérieur ce qui est mauvais, à l'extérieur de la forme, donc conception qu'il faut bien dire parfaitement paranoïaque de l'espace. Il serait facile de montrer que le fameux syllogisme aristotélicien qui est au départ de toute sa logique, c'est-à-dire la détermination de ce qui appartient à l'être ou bien de ce qui a à en être retranché, que le syllogisme aristotélicien est commandé par une distribution imaginaire de la sorte.

Pourquoi vous faire cette remarque? Outre, bien sûr, que nous voyons constamment chez Freud cet embarras pour essayer de localiser l'inconscient, cette façon qu'il aura de faire ce gâteau feuilleté, incons­cient, préconscient, conscient, où l'inconscient est évidemment supposé être en bas. Ensuite sa seconde topique va elle-même prendre une allure, une forme plutôt bizarre, mais avec également cette espèce de hiérarchie et d'étagement. Nous pouvons être sensibles au fait que ce qui est là de l'ordre du pur imaginaire a des conséquences qui peuvent être directrices sur la façon de penser, et règle pour nous tout ce qui est de l'ordre de l'évidence et de l'intuition. Ce que nous saisissons aussitôt et qui nous paraît ne pas mériter démonstration prend appui sur cette espèce de logique naïve, intuitive qui se dégage, qui sourd de cet imaginaire dont la présence est attestée dans la grande majorité... de nos propres travaux. Ceci pour faire valoir que, à supposer que Lacan veuille nous introdui­re dans un autre imaginaire, c'est une démarche qui ne s'en trouve aucu­nement, du même coup, dévalorisée.

Nous voudrions toujours, bien sûr, avoir accès à ce qui serait le réel, ce qui a déterminé tout le système. Mais comme nous le savons, ce réel n'existe que dans la mesure où il est noué à un symbolique et à un ima­ginaire et le problème qui peut nous concerner ici à l'occasion, c'est la force et la puissance créatrices déterminantes de cet imaginaire. C'est, en tout cas dans un premier temps, ainsi que je le situe. Avec aussitôt une seconde question: oui, mais s'il faut substituer à ce plan euclidien la BANDE DE MÔBIUS, de quel droit? À quel titre, avec quelles justifica­tions ? Pourquoi spécialement l'espace môbien ?

Il est vrai, comme je le faisais remarquer à l'entrée, que nous n'avons pas de la part de Lacan de justificatif quant à la référence môbienne, à

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l'introduction dans le champ de la psychanalyse de cet espace. Sommes-nous en mesure, nous, à part le crédit ou le discrédit que nous faisons à Lacan, d'évaluer cette référence ?

L'espace môbien est extrêmement facile à définir, c'est simplement ce plan euclidien, mais dont les bords sont collés, cousus, de telle sorte que ce qui était derrière passe devant, devant-derrière, et de telle sorte que l'on se retrouve avec une surface qui n'a plus qu'un bord, et qui n'a plus qu'une seule face, même si cette face a deux côtés. D'où la fameuse his­toire de la petite fourmi, les fourmis que nous sommes, qui se prome­nant ne savent pas qu'elles sont passées de l'intérieur à l'extérieur.

Que pouvons-nous avancer quant à la présence, à la validation de cet espace dans le champ psychanalytique ? Si ce n'est ceci, point sur lequel après tout chaque psychanalyste est convoqué et dans la majorité des cas ne répond absolument pas, se garde de répondre, le problème du statut du refoulé. Car il faut bien que vous donniez au statut du refoulé sa condition logique et aussi bien, appelez-le comme vous voudrez, topo­graphique, ou en l'occurrence topologique. Ce refoulé qui semble se manifester avec cette insistance et surtout le fait qu'il fera toujours retour, il faut bien que vous le localisiez. Où est-il parti, ce refoulé, où est-il ?

Il y a bien longtemps, j'avais fait un travail qui concernait le mur mitoyen3, le «mur mitoyen» pour montrer que dans la psychose, les phénomènes hallucinatoires étaient toujours situés pour le patient de l'autre côté d'une cloison commune, il n'y avait aucun espace entre le malade et puis ses hallucinations, il n'était pas possible de créer un sas. Les phénomènes hallucinatoires étaient toujours situés de l'autre côté d'une commune cloison et il fallait toujours un mur mitoyen pour sou­tenir l'organisation des manifestations hallucinatoires, ou un plafond éventuellement, mais en tout cas, un plan commun et indissociable. Vous ne pouviez pas le couper dans le sens de l'épaisseur, pour séparer ce qui serait la partie de l'un et la partie de l'autre et ce travail témoignait que ce qui se passait pour les psychotiques se trouvait topologiquement organisé non pas par une bande de Môbius mais par une bande ordi-

3. « De l'aventure paranoïaque : le cas Schreber », 1963 (cité dans Scilicet n° 1, p. 131).

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naire, une bande à deux bords et à deux faces, et que si l'on se trouvait dans un rapport à l'Autre, au grand Autre, dans un dispositif régi par ce type d'organisation topologique — la bande, avec d'un côté l'Autre, et de l'autre côté, le patient — on se trouvait dans le cadre de manifesta­tions hallucinatoires.

Intuitivement, on le saisit tout de suite, cela n'est absolument pas invocable dans le cas de la bande de Môbius, puisque ce qui se trouve d'un côté est dans la continuité parfaite avec ce qui se trouve de l'autre.

Mais je suis parti de la question du refoulement. Car cet espace môbien, Lacan s'en sert pour des usages très divers et il est sûrement, dans sa conceptualisation, support de manifestations différentes, surtout quand cette bande, on la coupe.

Au sujet du refoulement, ce support que constitue la bande de Môbius permet parfaitement d'envisager de quelle manière ce qui se trouve sur l'une des faces, unterdriïckt, renvoyé en profondeur, vient émerger sur l'autre face et va se trouver inévitablement repris, du fait même de la circulation du langage. Autrement dit, ce qui est refoulé se trouve localisé sur la même bande, sur l'autre côté de l'unique face de la bande, absolument comme des caractères d'imprimerie qui viennent marquer, entamer l'autre côté, créer d'un côté cette sorte de blanc, de l'autre côté émerger et se trouver ainsi organiser un système qu'il faut bien appeler de type typographique et susceptible de rendre compte du procès du refoulement. Si vous en avez un autre ou un meilleur, vous êtes sûrement invités à le proposer. Mais y en a-t-il un autre ?

Ceci pour essayer de valider la bande de Môbius — c'est ce à quoi je me livre — comme étant effectivement cet espace spécifique au jeu du signifiant, tel que le jeu du signifiant, dans sa matérialité, l'organise.

Mais, me direz-vous, s'il l'organise, ce n'est pas de l'imaginaire... Si! Au même titre que la phase du miroir organise l'espace plan avec son orientation, orientation dont je ne vous ai même pas fait remarquer com­bien, dans l'espace plan, elle est marquée par tout ce qui est de la maî­trise. Notre espace, notre espace plan imaginaire est entièrement domi­né par la maîtrise, le haut doit dominer le bas, la droite doit dominer la gauche, l'intérieur doit dominer l'extérieur, etc. C'est un espace, il fau­drait trouver un adjectif qui soit ici original (et que je n'ai pas pour le moment) entre le "métrique", le "maîtrisable" et le "maîtrisé", et qui

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donne ce caractère toujours très orienté. Dans l'espace, cet espace-là, nous nous repérons de cette manière.

Vous n'avez rien de tel dans la bande de Môbius, évidemment. Mais l'accès à la bande, l'accès à ses propriétés passe déjà par l'acceptation de ne plus chercher dans sa démarche logique cette vérification de l'ordre de l'évidence que donne la participation moïque, comme si elle était là dans mon raisonnement et venait du même coup le garantir.

Donc malaise dans la topologie, parce que voilà qui nous extrait de ce qu'il faut bien appeler le familier, nous ne sommes plus dans le familier.

Nous y sommes encore moins avec la seconde grande figure qui est celle du CROSS CAP, qui vise explicitement, elle aussi, à nous défaire de l'imaginaire de la sphère, de la complétude que peut nous procurer le caractère très satisfaisant de l'image de la sphère. Je ne vais pas évidem­ment m'engager ici dans l'histoire des sciences et rappeler combien la figure de la sphère a pu régler la pensée dans son appréhension du monde, et bien sûr de l'astronomie. Lacan en parle tout le temps, l'idée du microcosme et du macrocosme, etc. Le Moyen âge, l'époque médié­vale nous paraît tellement heureuse, du fait que ses habitants ne pou­vaient avoir que la certitude de vivre à l'intérieur d'une espèce de grande bulle dans laquelle ils se trouvaient à l'abri et protégés. C'était absolu­ment délicieux, formidable, de se déplacer dans son couffin, comme ça...

Le cross cap, ce n'est pas là que je vais en dire quoi que ce soit d'autre, sinon pour vous conseiller la lecture de cet excellent ouvrage qui s'ap­pelle Les métamorphoses du cercle, écrit par un Monsieur Poulet4, et qui témoigne de la façon dont notre pensée se trouve aimantée par l'image du cercle.

Et enfin cette BOUTEILLE DE KLEIN dont je serai pour ma part amené à parler au cours de cette journée de samedi. Elle est tout simplement faite de deux bandes de Môbius soudées l'une à l'autre, c'est le principe de la constitution de la bouteille de Klein. J'essaierai justement de faire valoir de quelle manière cet imaginaire-là a la potentialité de faire que la partie ne soit peut-être pas définitivement perdue — ce que j'évoque tout au long de cette introduction que je fais avec vous cette année. Y a-

4. G. Poulet, Les métamorphoses du cercle, Pion, 1961.

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Pour introduire a la psychanalyse, aujourd'hui

t-il un moyen d'en sortir ? Entre autres, de ce destin masochique qui est notre lot ordinaire en tant qu'il règle notre rapport à l'idéal ?

Donc, ces remarques pour vous les faire valoir et tout de suite les mettre à l'épreuve de ce que Freud rapporte comme cas clinique et qui concerne une dame, une dame de cinquante-trois ans qui brusquement se trouve saisie par la jalousie. Voilà ce qu'il raconte, je vous le rappelle très brièvement:

«Un jeune officier en permission me demande de m'occuper de sa belle-mère qui, quoique vivant dans des conditions on ne peut plus heureuses, empoisonne son existence et l'existence de tous les siens par une idée absurde.5»

C'est donc le gendre qui vient voir Freud avec la belle-mère. «Et je me trouve avec une dame de cinquante-trois ans, bien conser­vée, d'un abord aimable et simple. Elle me raconte volontiers l'his­toire suivante : elle vit très heureuse à la campagne avec son mari qui dirige une grande usine.»

Tout va bien, tout est épatant, c'est formidable ! «Elle n'a qu'à se louer des égards et prévenances que son mari a pour elle. Ils ont fait un mariage d'amour, il y a trente ans et, depuis le jour du mariage, nulle discorde, aucun motif de jalousie ne sont venus trou­bler la paix du ménage. »

Ce n'est pas épatant ? «Ses deux enfants sont bien mariés et son mari, voulant remplir ses devoirs de chef de famille jusqu'au bout, ne consent pas encore à se retirer des affaires. Mais un fait incroyable, à elle-même incompréhen­sible, s'est produit, il y a un an. Elle n'hésita pas à ajouter foi à une lettre anonyme qui accusait son excellent mari de relations amoureuses avec une jeune fille. Depuis qu'elle a reçu cette lettre, son bonheur est brisé. Une enquête un peu serrée révéla qu'une femme de chambre que cette dame admettait peut-être trop dans son intimité poursuivait d'une haine féroce une autre jeune fille qui, étant de même extraction qu'elle, avait infiniment mieux réussi dans la vie. Au lieu de se faire

5. Payot, p. 297, Gallimard, p. 318.

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Séminaire du 14 mars 2002

domestique, elle avait fait des études qui lui avaient permis d'entrer à l'usine du mari en qualité d'employée. La mobilisation ayant raréfié le personnel de l'usine — nous sommes là dans les années 1915 — cette jeune fille avait fini par occuper une belle situation. Elle était logée à l'usine même, ne fréquentait que des Messieurs, et tout le monde l'appelait Mademoiselle. Jalouse de cette supériorité, la femme de chambre était prête à dire tout le mal possible de son ancienne compagne d'école. Un jour, sa maîtresse — cette brave dame de cin­quante-trois ans — lui parle d'un vieux monsieur qui était venu en visite et qu'on savait séparé de sa femme et vivant avec une maîtresse. Et notre malade ignore ce qui la poussa à ce propos à dire à sa femme de chambre qu'il n'y aurait pour elle rien de plus terrible que d'ap­prendre que son bon mari avait une liaison. Le lendemain, elle reçoit par la poste la lettre anonyme dans laquelle lui était annoncé, d'une écriture déformée, la fatale nouvelle.»

Avouez que Freud, c'est toujours délicieux... «Elle soupçonna aussitôt que cette lettre était l'œuvre de sa méchante femme de chambre car c'était précisément la jeune fille que celle-ci poursuivait de sa haine qui était accusée d'être la maîtresse du mari. Mais bien que la patiente ne tardât pas à deviner l'intrigue, et qu'elle eût assez d'expérience pour savoir combien sont peu dignes de foi ces lâches dénonciations, cette lettre ne l'en a pas moins profondément bouleversée. Elle eut une crise d'excitation terrible, et envoya chercher son mari auquel elle adressa dès son apparition les plus amers reproches. Le mari accueillit l'accusation en riant et fit tout ce qu'il put pour calmer sa femme. Il fit venir le médecin de la famille et de l'usi­ne qui joignit ses efforts aux siens. L'attitude ultérieure du mari et de la femme fut des plus naturelles, la femme de chambre fut renvoyée, mais la prétendue maîtresse — la jeune fille qui travaille dans l'usi-ne — resta en place. Et depuis ce jour, la malade prétendait souvent qu'elle était calmée et ne croyait plus au contenu de la lettre anony­me, mais son calme n'était jamais profond ni durable, il lui suffisait d'entendre prononcer le nom de la jeune fille ou de rencontrer celle-ci dans la rue pour entrer dans une nouvelle crise de méfiance, de dou­leur et de reproches.»

Telle est l'histoire de cette brave dame.

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Pour introduire a la psychanalyse, aujourd'hui

«Il ne faut pas posséder une grande expérience psychiatrique pour comprendre que contrairement à l'autre malade nerveux, elle était plutôt encline à atténuer son cas, ou comme nous le disons, à dissi­muler, et qu'elle n'a jamais réussi à vaincre sa foi dans l'accusation for­mulée dans la lettre anonyme.»

Donc Freud reconnaît parfaitement qu'elle a beau se présenter comme quasi-normale, en réalité, elle y croit, elle y croit dur comme fer ! Là i l y a un paragraphe qui ne nous intéresse pas, dans ce chapitre, i l compare la psychiatrie à la psychanalyse, i l y a là un développement sans impor­tance sur la psychiatrie qui va invoquer des motifs héréditaires.

«Mais, di t- i l , pouvons-nous attendre davantage de la psychanalyse que de la psychiatrie dans l'étude de ce cas ? Certainement ! Et j'espè­re pouvoir vous montrer que même dans un cas aussi difficilement accessible que celui qui nous occupe, elle, la psychanalyse, est capable de mettre au jour des faits propres à nous le rendre intelligible. Veuillez d'abord, dit Freud, vous souvenir de ce détail, insignifiant en appa­rence, qu'à vrai dire la patiente a provoqué la lettre anonyme, point de départ de son obsession. N'a t-elle pas notamment dit, la veille, à la jeune intrigante que son plus grand malheur serait d'apprendre que son mari a une maîtresse ? En disant cela, elle avait suggéré à la femme de chambre l'idée d'envoyer la lettre anonyme. L'obsession devient ainsi dans une certaine mesure indépendante de la lettre, elle a dû exister antérieurement chez la malade à l'état d'appréhension (ou de désir?). Ajoutez à cela les quelques petits faits que j'ai pu dégager à la suite de deux heures d'analyse.»

I l a vu, en tout, cette femme pendant deux heures, i l Ta reçue pendant deux heures.

« La malade se montrait très peu disposée à associer, elle prétendait qu'elle n'avait plus rien à dire et, au bout de deux heures, il a fallu ces­ser l'expérience, la malade ayant déclaré qu'elle se sentait tout à fait bien et qu'elle était certaine d'être débarrassée de son idée morbide. Il va sans dire que cette déclaration lui a été dictée par la crainte de me voir poursuivre l'analyse mais, au cours de ces deux heures, elle n'en a pas moins laissé échapper quelques remarques qui autorisèrent, qui imposèrent même une certaine interprétation projetant une vive lumiè­re sur la genèse de son obsession. Elle éprouvait elle-même un profond

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sentiment pour un jeune homme, pour ce gendre sur les instances duquel je m'étais rendu auprès d'elle. De ce sentiment, elle ne se ren­dait pas compte, elle en était à peine consciente. Vu les liens de paren­té qui l'unissaient à ce jeune homme, son gendre, son affection amou­reuse n'eut pas de peine à revêtir le masque d'une tendresse inoffensi­ve. Or, l'affection qu'elle éprouvait était trop monstrueuse et impossible pour être consciente, elle n'en persistait pas moins à l'état inconscient et exerçait ainsi une forte pression. Il lui fallait quelque chose pour la déli­vrer de cette pression et elle dut son soulagement au mécanisme du déplacement qui joue si souvent un rôle dans la production de la jalou­sie obsédante. Une fois convaincue que si elle, vieille femme, était amoureuse d'un jeune homme, son mari en revanche avait pour maî­tresse une jeune fille, elle se sentit délivrée du remords que pouvait lui causer son infidélité. L'idée fixe de l'infidélité du mari devait agir comme un baume calmant appliqué sur une plaie brûlante. Inconsciente de son propre amour, elle avait une conscience obsédante allant jusqu'à la manie du reflet de cet amour, reflet dont elle retirait un si grand avanta­ge. Tous les arguments qu'on pouvait opposer à son idée devaient rester sans effet, car ils étaient dirigés non contre le modèle, mais contre son image réfléchie, celui-là communiquant sa force à celle-ci et restant caché, inattaquable, dans l'inconscient.»

Dans cette très jolie histoire, dans cette étude, Freud fait du méca­nisme de la projection le ressort de cette jalousie délirante. Il est clair que nous ne pouvons aucunement nous en satisfaire et cela pour des raisons où justement la topologie, la référence à la topologie peut nous éclairer, nous venir en aide. Cette histoire, c'est un graphe, ce qui se passe entre les personnages, le mari, la jeune fille, cette femme, la femme de chambre, la fille de cette malade dont on ne parle pas, son gendre... Il y a là un réseau. Alors vous écrivez sur votre papier ce réseau, et puis à partir de là, vous vous mettez à tracer des flèches et la façon dont elles vont venir réunir, rassembler les membres de ce réseau.

Au départ vous trouvez la jalousie de la femme de chambre pour sa copine qui a mieux réussi qu'elle. C'est ce qui se trouve en réalité au départ de cette affaire, c'est dans le contexte de la relation de cette femme avec sa femme de chambre que vient s'inscrire la remarque que si elle

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Pour introduire a la psychanalyse, aujourd'hui

avait à être jalouse de son mari, ce serait l'événement le plus dramatique de sa vie. Or les références que nous avons nous permettent d'insister pour décortiquer le cas et faire ressortir le point que Freud laisse de côté et qui est le point essentiel, pourquoi cette jalousie est-elle aussi obsé­dante ? Car au fond, ce n'est pas un problème qu'elle soit jalouse, le pro­blème, c'est qu'elle ne pense qu'à cela qui occupe tout le champ de sa conscience, toute sa vie, au point que le gendre qui en a marre l'amène à Freud parce que, dit-il, elle rend la vie impossible à tout le monde. C'est quand même là le vrai symptôme, pourquoi ne peut-elle pas se détacher de ce que pourraient être des sentiments de jalousie banals, convention­nels, ordinaires ?

Quel est le dispositif que nous avons dans ce réseau ? Nous avons un dispositif en miroir, où c'est l'autre qui se trouve pos­

séder ce que je voudrais, ce que du même coup, je désirerais. Pour la femme de chambre, c'est sa copine qui a ce qu'elle désirerait

et du même coup, pour la patiente, ce serait le mari qui se trouverait en position d'avoir une jeune maîtresse, comme elle-même pourrait éven­tuellement désirer ce qu'elle n'a pas, de la part du jeune homme, ce brillant jeune permissionnaire que représente son gendre. Disposition en miroir où c'est l'autre qui possède l'objet de mon désir, avec toute l'am­biguïté bien connue d'ailleurs dans toutes les manifestations de la jalou­sie, où l'homosexualité constitue une alternative toujours possible, tou­jours évocable. Aussi bien, ne serait-elle pas jalouse de son mari de pou­voir éventuellement avoir des relations avec cette jeune fille aussi bril­lante ? Sa fille dont on ne parle pas dans l'affaire, n'est-ce pas d'elle dont elle est jalouse dans la mesure où sa fille est l'heureuse élue de cet offi­cier?

Disposition en miroir où c'est l'autre qui possède l'objet du désir et qui prend sa force du fait que ce dispositif est constitutif de la genèse du désir. Je désire ce que l'autre a, ce dont le désir de l'autre se satisfait, le petit autre d'abord. C'est ce qui organise mon propre désir, c'est l'autre qui a ce que je désire et il l'a, soit parce qu'il le possède, soit parce que c'est l'instrument qui lui permet, je dirais, d'agir.

Puissance ici de la jalousie dans ce qui est cet affrontement régi par ces espaces plans dont je vous parlais tout à l'heure, moi contre moi, moi idéal ï(a) contre i(a). C'est l'autre dans le miroir qui l'a, et la symétrie

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Séminaire du 14 mars 2002

mise en place dans ce réseau est à cet égard suffisamment évocatrice pour nous éclairer sur le fait qu'il n'y a pas de recours, pas d'issue, pas de dia-lectisation possible à l'intérieur de ce mécanisme, si ce n'est celui du culte rendu à la privation et à la frustration.

Dans le dispositif lui-même, aucune porte de sortie, aucun moyen d'en sortir. Qu'allez-vous lui proposer pour en sortir ?

Dans la genèse psychique, au cours de l'évolution psychique, la sortie qui s'est faite — elle ne se fait pas toujours, car il y a bien des existences, en particulier féminines, qui restent constituées autour, accrochées, organisées sur ce dispositif où dominent la frustration et la privation et où c'est l'autre, le petit autre idéal qui possède ce dont je suis privé — dans la genèse psychique, la seule sortie possible s'est faite par cette réfé­rence tierce et quaternaire, mais tierce d'abord, à un grand Autre. Je vous renvoie ici au schéma L de Lacan qui vient soulager la tension dans le couple aa', par la référence à un grand Autre qui introduit un point d'in­terrogation sur ce qu'il en est de cet objet ici désiré. Puisque, après tout, est-ce le vrai, est-ce le bon ? Car il y a dans la jalousie cette idée que l'autre possède le vrai, référence au grand Autre en tant qu'il vient inter­roger la qualité de cet objet et, sur le même axe en retour, met en place un sujet qui peut interroger son désir sans être enfermé dans la dualité constituée par sa confrontation avec le moi idéal, possesseur, lui, de l'ob­jet, du véritable objet de la jouissance, l'objet a.

L'évocation que fait ici Freud du mécanisme de la projection, au moment où il l'introduit, constitue évidemment un énorme progrès par rapport aux interprétations propres à la psychiatrie. Évidemment, sur une jalousie, que peut-elle dire ? Mais premièrement elle n'est pas, n'est en aucun cas suffisante et, d'autre part, elle est sans issue si nous ne sommes pas en mesure de défaire ce qu'impose cet imaginaire de l'espa­ce plan, cet affrontement duel, de le défaire par le biais de références tierces et quaternaires qui appellent, invitent à un autre espace.

La topologie, c'est la théorie mathématique des surfaces, dont fait par­tie aussi, bien entendu, l'espace plan. Or l'inconscient, on l'a vu en ana­lysant les rêves, c'est un réseau, ce n'est qu'un tissu, ce n'est qu'une sur­face, et organisée autour d'un nombril, c'est-à-dire un trou. Avec donc cette question que j'essaie d'illustrer pour nous par cette analyse de ce que nous propose là Freud, dont nous voyons aussitôt les limites qui

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

persistent aujourd'hui pour de très nombreux analystes. Que faites-vous dans un cas comme celui-là? Comment traitez-vous un cas comme celui-là ?

Comme vous le remarquerez, j'ai laissé sous silence ce qui reste la question majeure, pourquoi cette affaire occupe-elle tout le champ de la conscience ? Pourquoi cela ne la lâche-t-il pas ? Ce que Freud va noter tout de suite, elle a beau minimiser, dire qu'elle va bien, elle y croit dur comme fer. Pourquoi est-ce que ça n'arrête pas ? Eh bien, il y a là aussi une réponse possible et qui est pour nous essentielle, c'est qu'elle pense, elle est persuadée, elle est dans le domaine de la certitude d'avoir trouvé la vraie cause. Et quand on a trouvé la vraie cause, il se produit ce phé­nomène très bizarre, c'est tellement vrai que ça ne vous lâche plus, c'est-à-dire que la pensée est désormais alimentée par cet étrange moteur que constitue la vraie cause, vous ne pouvez plus rien penser qui ne soit ordonné par ce qui est la vraie cause.

On le voit très clairement dans ce dispositif, cette vraie cause est pour elle celle d'une privation, celle d'une frustration, là où nous pouvons sans doute le mettre en hypothèse, là où elle espérait une castration, c'est-à-dire ce qui serait venu organiser son désir à l'égal de celui de son mari ou de celui de son gendre. Annulant tout ce qui fait cause, la cas­tration, du même coup, renvoie à l'incertitude créatrice, créatrice de la pensée, et au mouvement possible de la pensée.

Donc la petite taupe que j'évoquais tout à l'heure nous sert sans doute, malgré nos résistances, malgré nos réticences à imaginer cet espace, je vais me servir d'un mot, "déshumanisé". C'est l'espace orga­nisateur de l'humanisation, mais où cependant la bonne forme, la forme idéale, celle qui nous réconforte sur le sentiment profond d'inexistence qui nous habite, cette bonne forme, la bonne bouille, fait défaut. Si elle fait défaut, et ça on le verra sans doute à l'occasion de cette Journée, c'est justement la condition pour que, peut-être, la partie puisse ne pas tou­jours être perdue. Mais on verra de quelle façon, pour que le désir soit peut-être autre chose que l'effet de concurrence qui se trouve aujour­d'hui définitivement constituer son assise, de concurrence, d'agressivité, de jalousie, de conflit, et évidemment d'impossibilité à penser quoi que ce soit d'autre.

Voilà ! À la prochaine !

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Séminaire XVI

du 21 Mars 2002

Au titre de ce qui n'est même pas un intermède, je vais vous pro­poser ce soir quelques réflexions qui viennent d'autant mieux que cette question, objet d'un certain nombre de travaux

actuels dans notre groupe, est remarquablement absente dans cette Introduction à la psychanalyse. Or il se trouve qu'elle est essentielle, non seulement en ce qui concerne notre organisation subjective, mais égale­ment en ce qui concerne la direction de la cure, et la fin de la cure. Il est donc assez admirable, après tout, de constater que, dans cette Introduction à la psychanalyse, et pour des raisons que l'on peut penser liées à son embarras - nous sommes en 1915 -, cette question que je commence à évoquer pour vous, Freud la reprendra dix ans plus tard avec Massenpsychologie1. Cette question, c'est celle de l'identification.

Cette question de l'identification, certains d'entre nous la travaillent afin de mettre au point le numéro qui doit paraître de La Célibataire, revue pour laquelle j'avais préparé un texte qui, à vrai dire, quand je suis arrivé à son terme, m'a plutôt effrayé. Je me suis mis à en avoir peur, de telle sorte qu'avec sans doute certaine sagesse, je l'ai moi-même écarté. Mais comme nous sommes là dans l'intimité... vous allez avoir droit à ces remarques exclusives, autocensurées et interdites, sur la question de l'identification.

1. S. Freud, Essais de psychanalyse', Payot, nellc éd. 1989, p. 167, «L'identification».

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Pour introduire a la psycbanalysey aujourd'hui

Dans le chapitre vu du texte qui porte le titre « Psychologie collective et analyse du moi », Freud fait cette remarque fondatrice, fondamentale, de constater qu'il y a une espèce d'identification primaire au père, qui se fait très vite, dès la naissance, et qui est une sorte de préalable, une sorte de préliminaire, sans doute matrice des identifications à venir et détaché de tout contexte œdipien. Il y a au départ, souligne Freud, une espèce d'identification originelle au père.

Les deux autres identifications dont il parle dans ce chapitre sont complètement différentes, puisque l'une est hystérique, celle des identi­fications collectives dans l'hystérie, le partage des symptômes dans une collectivité de jeunes filles, ou encore cette identification, déjà plus inté­ressante, à l'objet perdu.

Donc, premier état de la question, cette identification primordiale au père. Pour l'aborder sereinement, nous fait défaut le séminaire de Lacan qu'il n'a pas tenu sur Les noms du père. Mais cela ne nous empêche pas, bien entendu, d'avancer notre propre réflexion, à partir de ce que nous tirons de notre pratique sur la question, identification au père, en tant qu'elle témoigne qu'une étape primordiale, essentielle dans la constitu­tion, dans le développement de la psyché est l'isolement du réfèrent phallique par l'enfant — qu'il soit garçon ou fille, dans cette étape-là, il n'y a pas de différence — isolement du réfèrent phallique en tant que son trait, l'un des traits perceptibles par l'enfant, va être retenu comme constitutif de sa propre identité, de sa propre appartenance.

Ce n'est pas l'objet de ce soir, mais il faudra peut-être y consacrer des rendez-vous de travail particuliers. Le problème va se complexifier pour la petite fille qui, après une étape, a le sentiment qu'elle est lâchée, qu'elle est abandonnée, qu'on la laisse tomber à partir de cette identi­fication première qu'elle a réalisée comme le petit garçon. Autrement dit, elle ne peut pas ostensiblement, publiquement, collectivement, s'en réclamer comme lui. En tout cas, c'est bien le message qui lui est envoyé. Mais laissons cette complexification et restons à ce cas premier de l'identification au réfèrent phallique en tant que l'enfant l'a repéré chez le père. Cette identification va être essentielle pour le devenir de cet enfant. Je passe sur toutes les perturbations qui peuvent se produire pour lui quand les conditions familiales ou de milieu viennent à changer.

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Séminaire du 21 mars 2002

J'ai vu l'autre jour chez moi un enfant de trois ans que l'on m'amenait, pour ce symptôme aujourd'hui devenu brusquement épidémique qui est î'hyperactivité. À l'école, en maternelle, la maîtresse a des problèmes avec ce gosse qui est très intelligent et qui ne peut pas s'empêcher d'être en mouvement en permanence, y compris chez moi, dans une espèce de dépense cinétique et motrice assez impressionnante et qui devait sûre­ment être épuisante, avec des gestes qui n'étaient pas tous forcément coordonnés, qui impliquaient aussi bien les mouvements du tronc par exemple, dans des phénomènes d'enroulement moteur sur lui-même, qui évidemment impressionnent.

Je ne lui ai pas prescrit de la Ritaline tout de suite... Mais ce qui appa­raissait aussitôt, évidemment, à l'histoire, c'est que cet enfant n'avait pas de place. Voilà! Ce n'est pas très compliqué. Du fait de son histoire familiale, il n'avait pas de place où subjectivement se tenir, il n'avait pas de place, d'index auquel il aurait pu subjectivement s'attacher, s'identi­fier. Ainsi il était livré, à trois ans, à la contrainte d'avoir à se faire lui-même. Cette motricité avait également le sens d'une espèce de travail permanent pour manifester une maîtrise de l'espace et d'autrui, et je dois dire qu'il s'est livré chez moi à des exercices physiques qui m'ont impressionné, à sauter dans l'escalier en franchissant plusieurs marches... il était évidemment très content, il regrimpait, et c'était vrai­ment de l'ordre de l'exploit, de l'épreuve à réaliser, à surmonter pour jus­tement, je dis bien, arriver à se faire lui-même.

Donc cette identification première, en tant qu'essentielle, ne va pas quitter, dans le meilleur comme dans le pire des cas, ne va pas quitter le sujet, avec des effets dont on n'a pas, semble-t-il, mesuré toutes les conséquences. Si on ne les a pas mesurées, c'est bien évidemment lié à la fois à l'effet salutaire, salvateur, organisateur de cette première identifi­cation, mais aussi, bien entendu, au respect que nous avons pour cette instance, y compris lorsqu'elle est représentée par l'imagerie phallique, au respect que nous avons pour cette instance qui garantit et qui orga­nise la vie.

Or si vous y prêtez un peu d'attention, vous êtes obligé de constater que cette instance est à la fois organisatrice du développement psychique et garante de la vie et qu'elle est en même temps criminogène. C'est ça qui est surprenant, criminogène! Comment peut-on dire une chose

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

pareille ? Effectivement, ne vaut-il pas mieux filer le papier à la poubelle au lieu de l'envoyer à l'imprimeur? Criminogène? Criminogène de quelle façon ?

L'ennuyeux, c'est que cela opère dans toutes les directions, d'abord à l'égard de cette instance elle-même, représentée dans la vie psychique par le père mort et avec la culpabilité qui se trouve ordinairement atta­chée à ce meurtre que les fils auraient commis sur le père pour pouvoir exercer leur activité sexuelle, cf. Totem et Tabou.

Que veut dire "le père mort" ? "Mort", c'est une métaphore. Qu'est-ce que nous qualifions par ce terme de "mort"? Qu'appelons-nous mort?

C'est extrêmement simple. Nous appelons mort précisément tout ce qui dans le champ de la réalité se trouve privé de l'activité sexuelle, des possibilités sexuelles, pas besoin pour cela que l'activité sexuelle soit effective, mais en tout cas privé de l'aptitude toujours possible à l'acti­vité sexuelle. C'est ce dont nous disons que c'est mort. Il est évident qu'une pierre, que le minéral, c'est mort.

Comment pouvons-nous le dire de ce père ? Si ce n'est justement que la place qu'il vient prendre dans le réel, hors du champ de la réalité — celle de l'ancêtre fondateur, mythique ancêtre fondateur — la place qu'il vient prendre dans ce lieu, pour « notre mythe religieux à nous », signi­fie qu'il est privé d'activité sexuelle. Je dis «notre mythe religieux à nous » parce que je n'ai pas besoin de vous rappeler que, par exemple, les Grecs avaient toutes facilités pour situer leurs dieux dans le réel et que ceux-ci menaient plutôt joyeuse vie, de même pour les Romains. C'est donc une affaire qui nous est vraiment très personnelle, et qui date de notre religion. Il est donc privé d'activité sexuelle, ce père, en tant que justement il l'a laissée à ses enfants, il l'a distribuée à ses enfants au prix d'être lui-même châtré, châtré par amour pour ses enfants et, du même coup, mort. Vous savez combien, dans les mythes, avoir tué le père est proche de l'avoir châtré, et à la limite, ça ne se sépare pas. Donc quand je parle d'effet criminogène, je dirais que le premier qui est là présent est celui de ce crime abominable, de cette culpabilité abominable qu'endos­sent les fils du fait de devoir leur vie et de devoir leur sexe à ce meurtre qu'ils auraient commis sur le père.

Je ne vais pas m'engager dans des digressions là-dessus, mais je peux

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Séminaire du 21 mars 2002

vous dire que dans les mouvements collectifs que l'on peut voir s'opérer autour des vieux quand ils se trouvent justement chefs de bande, ou chefs de collectivités, ou chefs d'école, etc., il est de la plus grande bana­lité de constater la permanence de ce vœu chez les fils, que l'ancien, là, évacue, afin que les fils puissent enfin s'en donner à cœur joie ! Comme si tant qu'il était là, leur cœur se trouvait réprimé, constricté, limité. Je vous dis cela pour souligner, simplement, vous rappeler la banalité, la permanence banale de ce mouvement dans la psyché.

Combien de fois, j'ai pu le voir ou l'entendre autour de Lacan, par exemple, du genre « déménage ! afin que nous puissions enfin déconner tranquillement ! » Lacan ne le prenait pas mal d'ailleurs, ça ne l'impres­sionnait pas tellement.

En tout cas, première manifestation qui, comme vous le voyez, est bien criminelle.

Mais la deuxième ne l'est pas moins, et me paraît même, par ses consé­quences, plus grave. Celui qui s'identifie ainsi aboutit à quoi ? Tout sim­plement à annuler sa subjectivité. Car l'identification réussie veut qu'elle ne supporte aucune division, que le fils y soit tout entier. Évidemment, c'est une vue idéale, mais pas toujours... Il y a tous ces mouvements col­lectifs que nous voyons où les fils manifestent à l'évidence qu'ils y sont tout entiers et effectivement, jusqu'à la mort, c'est même ce qu'ils demandent !

Donc pour celui qui est là le sujet de cette identification, celle-ci implique justement sa disparition en tant que sujet. Cela veut dire sim­plement que sa parole est déjà devant lui, écrite à l'avance, et qu'il n'a rien d'autre à faire dans l'existence qu'à réciter, qu'à être le récitant du rôle qui lui est prescrit et à appliquer les règles morales qui sont inhé­rentes à cette identification. C'est dire que cette identification soulage admirablement de l'angoisse, et au contraire investit ses tenants de la cer­titude, du sentiment du bien-fondé, du sentiment du droit, de la légiti­mité, et évidemment dispense et libère de tout travail personnel de réflexion et d'analyse, il n'y a qu'à se laisser collectivement porter et mener. En dehors donc de ces appels, dont je soulignais qu'ils pouvaient périodiquement se poursuivre dans des circonstances historiques parti­culières, appels à ce que le fils vienne effectivement, dans la réalité, mou­rir pour le père, il y a comme je viens de le dire, de toute façon, cette

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Pour introduire a la psychanalyse, aujourd'hui

oblitération subjective, ce dédain porté à la subjectivité au profit du res­pect porté ainsi à ce qui est là demandé et attendu.

Au cours de cette Journée sur la topologie, a été posée la question du message que le sujet reçoit de l'Autre sous une forme inversée. Dans les cas les plus simples et les plus fréquents, le message que le sujet reçoit de l'Autre sous une forme inversée, c'est de venir s'inscrire au titre de fonc­tionnaire dans le sexe et la mort. Voilà ! Et s'il fait son boulot de fonc­tionnaire — fonctionnaire puisqu'à la limite, ce n'est pas pour lui qu'il le fait, ce n'est pas pour lui qu'il vit, c'est pour la pérennité de l'idéal, pour assurer la pérennité de l'ancêtre — il pourra s'estimer avoir une cons­cience tranquille, être en paix comme on dit, avec lui-même, c'est-à-dire avec l'idéal.

Donc deuxième effet de meurtre mais celui-là sur le sujet. Troisième effet qui n'est pas moins délicat, c'est évidemment la récu­

sation de Paltérité car, dans ce dispositif, Paltérité constitue une offense, en tant que telle, au pouvoir qu'aurait le père de fonder une réalité homogène, c'est-à-dire marquée sur toute son étendue par justement son empreinte, son signe. Je ne parle même pas ici de l'étranger, je parle de Paltérité en tant qu'elle suffit pour constituer un lèse-idéal. Ce qui fait que ce type si ordinaire d'identification amène inévitablement à récuser non seulement ce qui est étranger (laissons ça tomber, ce n'est même pas la peine de le dire !) mais également Paltérité, c'est-à-dire d'abord d'exi­ger de la femme qu'elle participe pleinement, que son engagement soit entier dans le partage des tâches que cet idéal commande, et donc un refus d'accepter ce qu'il pourrait en être de son altérité. L'exigence est ici d'une homogénéisation. Le terme d'homo dit bien ce qu'il veut dire, qui fait d'elle, là aussi, dans les cas les plus ordinaires, une fonctionnaire — dans le champ, dans le domaine qui lui est réservé, celui de la maternité.

Donc cette situation étrange de constater que nous sommes, dans le meilleur des cas, constitués, référencés par une instance criminogène, c'est-à-dire qui met le meurtre, que ce soit celui d'autrui ou celui de la subjectivité au centre de sa visée, de son objectif, et que nous estimons ce type de salut, ce type de sauvegarde, absolument normal, nous esti­mons évidemment que c'est la norme. Là aussi, c'est bien le cas de dire que c'est la norme, puisque c'est ce qui a à être partagé par tous.

Comme vous le voyez, la question de l'identification est pour nous

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Séminaire du 21 mars 2002

centrale non pas seulement pour les considérations hygiénistes que je suis en train d'évoquer, mais par le fait que dans la mesure où elle est mise en cause par le transfert, la question est évidemment de savoir ce que l'analyste va lui trouver comme réponse.

Et ce n'est pas moi qui vais ici vous rappeler combien justement les analystes freudiens ne sont pas arrivés à se sortir de cette affaire. Freud le premier, pas davantage... J'ai déjà plusieurs fois raconté de quelle manière il a essayé de s'en sortir avec son Moïse et le monothéisme2. Je ne vais pas reprendre ça encore, mais il a essayé de casser cette idée d'une filiation directe entre le fils et l'ancêtre imaginaire en essayant de mon­trer qu'à l'origine, il y a une hétérogénéité, voire une étrangeté entre ce père mythique et ses enfants. C'est ce qu'il a tenté au moment où les carottes étaient déjà cuites, en 1939. Tout commençait à péter en Europe, et de toutes façons, ce n'est pas son bouquin qui allait renverser le cours des passions. Freud, donc, ne s'en est pas tiré. La question de l'identifi­cation terminale, en fin de cure, est restée parfaitement en suspens. Lacan en parle à tant de reprises, et pour venir à marquer combien celle explicitement formulée par Balint de l'identification à l'analyste pouvait paraître abusive et saugrenue.

Est-ce tout ce que l'analyste a à offrir à son patient, de s'identifier à lui-même comme s'il était, lui l'analyste, le modèle d'une humanité réus­sie ? Donc je ne saurais qualifier autrement que de sensationnelle la façon dont Lacan essaie de traiter cette question, et manifestement sans arriver à la résoudre, puisque justement on peut dire que l'état qu'a manifesté l'École Freudienne après la mort de Lacan a témoigné dans les faits que la question pour ses membres de leur identification n'était sans doute pas parfaitement résolue... Néanmoins, il est avéré que la procédure de la passe qu'il a tentée, tournait autour de la recherche d'une possible sor­tie honorable pour les analystes, de cette affaire.

Là-dessus, dans ce contexte que je vous rappelle, a eu lieu cette Journée dont je vous parlais la dernière fois, consacrée à la topologie. Justement le maniement, l'engagement dans cette mathématique est agencé essentiellement par Lacan pour tenter de répondre à la question

2. S. Freud, Uhomme Moïse et la religion monothéiste, 1939, Gallimard, 1986.

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Pour introduire a la psychanalyse, aujourd'hui

de savoir s'il est possible, pour des raisons qui ne seraient pas d'ordre simplement éthique mais de structure, de permettre à l'analysant une sortie de la cure qui ne l'encombre pas et ne le pétrifie pas, qui ne le mor­tifie pas avec l'indexation à ce qui serait soit le même réfèrent que celui de départ, soit celui qu'à l'occasion il se serait construit dans l'opération analytique et maintenant lui servirait de support.

C'est pourquoi la question de la topologie est la tentative de donner une solution conforme à une possible représentation de la structure, de donner une solution à cette instance qui, dans le grand Autre, nous semble la condition nécessaire au maintien de notre unité. Est-il possible donc que de ce genre d'opération, l'analyste au moins puisse se dispen­ser ? Un analyste peut-il fonctionner sans avoir besoin de prendre appui dans le champ de l'Autre sur un idéal, imaginé valider son action ? Ou bien son action ne Pamène-t-elle pas à concevoir le caractère justement imaginaire de cette instance qui fonctionne comme idéal et qui invite l'analyste à ne s'autoriser que de lui-même «et de quelques autres», comme l'ajoute Lacan ?

C'est la question qui chemine depuis la bande de Môbius dont je vous soulignais qu'elle avait pour particularité de nous soulager du caractère tellement obsédant, et limité, et itératif, et ennuyeux de l'espace eucli­dien, avec la distribution que j'évoquais pour vous à cette occasion, le haut, le bas, le droit, le gauche, le devant, le derrière, le présent, le caché, enfin toute cette mentalité primitive que supporte le plan euclidien. Donc y substituer le type d'espace qui pourrait être celui qui s'imagine — car le plan euclidien, c'est aussi un effet de l'imaginaire, c'est avant tout un effet de l'imaginaire — le type d'espace qui s'imagine à partir de la physiologie du signifiant. Puisque la bande de Môbius, on en parlait à l'occasion de cette Journée, implique, dans la mesure où elle est au départ détachée du cross cap, la chute. Elle porte avec elle la chute de l'objet a spécifique de la physiologie du signifiant, et elle témoigne que l'érotisation de la lettre, de la lettre qui est unterdruckt, que cette éroti-sation concerne cette lettre en tant qu'elle appartient à l'autre côté, mais à la même face, elle n'est pas cachée, elle est de l'autre côté mais sur la même face que celle qui porte le message conscient. Autrement dit, que ce qui est inconscient ne va pas se nicher dans les dessous.

Dans ce texte de Y Introduction, Freud reprendra la métaphore spa-

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Séminaire du 21 mars 2002

tiale, parlant de "l'antichambre", l'inconscient comme antichambre de la conscience et entre les deux, un gardien qui s'appelle le préconscient. C'est charmant évidemment, c'est sympathique, mais malheureusement cette distribution de l'espace, le petit appartement sympa avec une anti­chambre, un salon et entre les deux le gardien qui surveille pour que tout se passe bien...

Car vous le savez et Lacan le développe tellement à propos du tableau des Ménines de Velâzquez, la perspective vient parfaitement s'inscrire dans le plan euclidien sous la forme de ce point à l'infini qui organise le monde des représentations avec toutes les déformations propres à l'effet perspectif. Autrement dit, ce qui se trouve dans le champ de la réalité peut avoir une représentation parfaitement déformée mais elle se trouve néanmoins entièrement fondée par ce point à l'infini qui donne, qui fonde la validité de ces figurations, qui en donne la certitude. Or, depuis cet espace môbien, jusqu'au plan projectif que constitue le cross cap, comme je l'ai fait remarquer lors de cette journée, celui-ci se substitue à ce point à l'infini, qui est habituellement imaginé comme habité par le regard divin (et quelles que soient les cultures, qu'elles soient maghré­bines ou de ce côté-ci de la Méditerranée, c'est quand même l'œil qui là nous fixe, nous surveille, nous observe) ; eh bien, le cross cap vient don­ner là au regard sa véritable nature qui est celle de n'être nullement là où vous pensiez que venait se nicher un regard divin. Ce qu'il y a là, ce n'est que cet objet, cet objet a qu'une opération est venue détacher. Je sou­ligne encore la remarquable et inattendue laïcisation de l'opération enga­gée à cette occasion par Lacan.

Quant à la bouteille de Klein, qui était la troisième figure étudiée à l'occasion de ces Journées, le problème essentiel était celui du type de coupure opéré sur la bouteille, puisque selon son type, la coupure pou­vait avoir des effets complètement différents. Alors, me direz-vous, une coupure ? Qu'est-ce que cette coupure dont Lacan joue d'ailleurs, et déjà avec la bande de Môbius ? On n'opère pas dans l'analyse avec une bande de papier, et un petit ciseau... Qu'est-ce que cette curieuse analogie ?

Cette coupure ne nous intéresse que dans la mesure où, si vous vou­lez être conséquents avec vous-mêmes, il faut que vous puissiez répondre des effets propres à l'interprétation. Comment une interpréta­tion agit-elle quand elle agit ?

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

Dans ce texte de Freud, Y Introduction à la psychanalyse, vous voyez tout de suite de quelle manière pour lui l'interprétation est venue s'or­ganiser et de quelle façon elle est venue fourvoyer l'issue possible. L'interprétation, c'est donner le sens du symptôme. Freud est très content, et on le comprend, de montrer que si le rêve a un sens, si le lap­sus ou les actes manques ont un sens, le symptôme se laisse déchiffrer de la même manière que ces autres formations de l'inconscient et qu'il a lui-même un sens à l'égal des autres, à l'égal du rêve, à l'égal du lapsus, à l'égal de l'acte manqué. Freud en cette occasion ne souligne pas que ce sens propre, qui peut être déchiffré dans le symptôme, illustre le fait que le symptôme est constitué de la même étoffe que rêve, acte manqué, lap­sus, etc., de cette étoffe qui est celle du langage. C'est bien pour ça que le symptôme peut avoir un sens. Mais Freud ne disposait pas ou ne vou­lait pas, peu importe ! ne disposait pas de l'outillage linguistique lui per­mettant de s'engager sur ce chemin, encore qu'il ait commencé sa car­rière par un ouvrage sur l'aphasie, c'est dire que les problèmes du lan­gage l'ont captivé très tôt. Mais il abordait la question d'un point de vue de neurologue.

Freud donc nous dit qu'interpréter un symptôme, c'est lui donner son sens, les symptômes ont un sens, il ne faut pas les prendre pour des manifestations qui seraient d'ordre purement mécanique, dégénératif, biologique, ce que vous voudrez, ils ont un sens. Vous le donnez au patient et le symptôme s'évanouit. La prise de conscience du sens du symptôme le guérit.

Il est avéré tout du long que, malheureusement, il n'en est rien. Vous pouvez toujours interpréter à un patient le sens de son symptôme, dans le meilleur des cas, il peut trouver ça amusant, et dans l'autre cas, il se dit que vous êtes un peu... un peu trop travaillé par vos théories, et que vous manquez de distance. Je vous renvoie aux Cinq psychanalyses3 de Freud, il y en a quatre qui relèvent de sa propre pratique. Vérifiez pour voir si à un seul endroit vous voyez qu'une interprétation de Freud a eu un effet salvateur, vérifiez-le. Et ce que je vous dis est (comme d'habi­tude) tellement vrai que, lorsque vous reprenez cette Introduction, vous

3. S. Freud, Cinq psychanalyses, P.U.F., 1967.

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Séminaire du 21 mars 2002

voyez combien après avoir avancé la possibilité de ce geste thérapeu­tique, il accumule des pages pour vous expliquer que, malheureusement, ce n'est pas si facile parce que le malade résiste, parce qu'il refoule, il continue de refouler. Il en arrive à dire : il y a plusieurs sortes de savoirs, plusieurs niveaux de savoir. Il peut savoir, et puis cela ne lui fait rien, ça ne change rien. Donc là aussi vous avez, à la suite de Freud et surtout à la suite de Lacan, puisque c'est bien lui qui a reposé la question des modalités du pouvoir de l'interprétation, à vous interroger sur la manière dont une interprétation pourrait avoir un effet qui vienne modi­fier la donne névrotique. Comment ?

La démarche lacanienne consistait justement à s'écarter de ce qui était interprétation par le sens donné. Il n'empêche que nous puissions, les uns et les autres, ne pas y résister et être là-dedans. Mais en tout cas Lacan récuse l'interprétation par l'offre de sens pour privilégier ce qu'il en est de l'équivoque, de l'équivoque du signifiant et du jeu de la lettre.

Alors vous allez aussitôt, je l'espère, demander, mais, et la coupure là-dedans ? Comment cela peut-il faire coupure ? Ce type d'interprétation vient sûrement casser ce qu'il en est d'une référence au sens, et renvoie à ce qui est la brutalité et la banalité de l'agencement littéral de la chaîne signifiante. Là où tu croyais te déplacer dans le champ du sens, tu découvres soudain non pas l'envers du décor mais l'étoffe même qui te constitue, c'est-à-dire ce réseau — puisque c'est de réseaux et de surfaces dont il est question en topologie — ce réseau qui te tisse, par lequel tu es tissé.

Peut-on dès lors envisager ce type d'interprétation comme introdui­sant une coupure? Et s'il s'agit d'une coupure, d'une coupure dans quoi?

C'est peut-être à partir de cette remarque que je vous propose, que vous pouvez reprendre toutes les spéculations de Lacan concernant les effets de la coupure, aussi bien sur la bande de Môbius, sur le cross cap où c'est plus limité puisque cela aboutit au détachement de l'objet a, et surtout sur la bouteille de Klein. Là, comme il le signale, il est un type de coupure qui permet d'établir que cette bouteille est organisée non pas par deux bandes de Môbius suturées, que ce soit du fait de leur disposi­tion symétrique ou asymétrique (puisque les deux positions sont pos­sibles), mais qu'il y a un type de coupure qui permet d'isoler une bande

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

de Môbius de la bouteille de Klein, et ramener la bouteille de Klein à ce qu'il en serait de sa constitution par une bande, avec un reste où vous pouvez retrouver justement cet objet a qui cavale dans l'affaire tout du long. C'est dire qu'avec ce type de coupure est susceptible de se mani­fester au sujet que le grand Autre, celui d'où il reçoit son message — l'une de ces deux bandes de Môbius accolées pour former la bouteille de Klein —, que ce grand Autre n'existe pas. Il n'y en a pas. Là où il met­tait un grand Autre comme lieu d'écriture de ses messages, il n'y en a pas. En revanche ce qu'il y a, c'est l'objet a qu'il a délégué pour servir d'objet de jouissance à ce grand Autre. Et puis ce qu'il y a, c'est son amour, son amour pour celui que dans le grand Autre il s'est dépensé à essayer de faire exister par cet amour. Vous vous doutez bien qu'avec ce terme d'amour, nous sommes en plein dans la question du transfert...

Remarquez combien ce type de parcours peut être stimulant pour le travail intellectuel, pour vous donner quelques petites ailes, et du zèle en même temps, pour laisser les semelles de plomb et les conséquences cri-minogènes de cette identification essentielle fondatrice tant aimée, et dont vous voyez chaque jour les conséquences folles.

Mais laissons ces conséquences que je viens d'évoquer pour en rester à la responsabilité du psychanalyste dans sa cure, c'est-à-dire du point où il peut mener son patient si cela intéresse ce patient. Il y a là des dis­positifs qui permettraient un affranchissement dont on ne voit pas enco­re qu'il y ait eu de précédent. Notre rapport au signifiant et à ses consé­quences l'a rendu en tout cas possible à ce bonhomme qui s'appelait Lacan et qui nous a laissé ses grimoires. Je crois que nous n'avons pas tort d'y porter quelque intérêt.

D'ici les vacances de Pâques, nous avons encore trois soirées durant lesquelles je terminerai rapidement ce parcours, ces remarques sur Y Introduction à la psychanalyse de Freud et, dans le dernier trimestre, comme promis, j'essaierai pour vous de montrer la démarche originale et rendue possible par ce travail que nous aurons ainsi accompli.

À bientôt !

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Séminaire XVII

du 28 Mars 2002

Ce soir nous allons pouvoir passer un moment très agréable sur le chapitre consacré par Freud à la RÉSISTANCE et au REFOULE­MENT1.

Freud s'étonne de constater que «lorsque nous nous chargeons de débarrasser le malade de ses symp­tômes morbides, il nous oppose une résistance violente, opiniâtre, et qui se maintient pendant toute la durée du traitement.»

Ça, c'est une surprise, quand même ! « Le fait est tellement singulier que nous ne pouvons nous attendre à ce qu'il trouve créance. Le malade manifeste tous les phénomènes de la résistance sans s'en rendre compte, et l'on obtient déjà un gros succès lorsqu'on réussit à l'amener à reconnaître sa résistance et à compter avec elle. Pensez donc ! Ce malade qui souffre tant de ses symptômes, qui fait souffrir son entourage, qui s'impose tant de sacrifices de temps, d'argent, de peine et d'efforts sur soi-même pour se débarrasser de ses symptômes, comment pouvez-vous l'accuser de favoriser sa maladie en résistant à celui qui est là pour l'en guérir? Combien invraisemblable doit paraître à lui et à ses proches votre affirmation ! Et pourtant, rien de plus exact, et quand on nous oppose cette invraisemblance, nous n'avons qu'à répondre que le fait que nous affirmons n'est pas sans

1. Payot, p. 345, Gallimard, p. 365.

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

avoir des analogies, nombreux étant ceux, par exemple, qui, tout en souffrant d'une rage de dents, opposent la plus vive résistance au den­tiste lorsqu'il veut appliquer sur la dent malade l'instrument libéra­teur.»

La comparaison vaut ce qu'elle vaut, mais... Surprise de constater cette situation paradoxale.

«Nous lui disons bien de ne s'en tenir qu'à la surface de sa conscien­ce, d'écarter toute critique, quelle qu'elle soit, dirigée contre ce qu'il trouve, et nous l'assurons que le succès et surtout la durée du traite­ment dépendent de la fidélité avec laquelle il se conformera à cette règle fondamentale de l'analyse. Nous savons déjà par les résultats obtenus grâce à cette technique dans l'interprétation des rêves que ce sont précisément les idées et souvenirs qui soulèvent le plus de doutes et d'objections qui renferment généralement les matériaux les plus sus­ceptibles de nous aider à découvrir l'inconscient.»

Le premier point était cette résistance. Le second que, dans le matériel fourni, ce qui compte n'est pas tant ce dont le patient s'avère sûr, mais au contraire ce qu'il discute, ce qui lui paraît soumis au doute et aux objections2.

«Le premier résultat que nous obtenons en formulant la règle fonda­mentale», c'est-à-dire associer librement, «consiste à dresser contre elle, contre la règle, la résistance du malade.»

On lui dit ce qu'il faut faire, et la première chose que l'on obtient, c'est le contraire, il se dresse contre la règle.

« Il prétend tantôt ne percevoir aucune idée, aucun sentiment ou sou­venir, tantôt en percevoir tant-qu'il lui est impossible de les saisir et de s'orienter. Nous constatons alors avec un étonnement qui n'a rien d'agréable qu'il cède à telle ou telle objection critique, il se trahit notamment par les pauses prolongées dont il coupe ses discours. Il finit par convenir qu'il sait des choses qu'il ne peut pas dire, qu'il a honte d'avouer, et il obéit à ce motif contrairement à sa promesse. Ou bien il avoue avoir trouvé quelque chose, mais cela regarde une tierce per­sonne et ne peut pour cette raison être divulgué, ou encore ce qu'il a

2. Payot, p. 347, Gallimard, p. 367.

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Séminaire du 28 mars 2002

trouvé est vraiment trop insignifiant, stupide ou absurde, et l'on ne peut vraiment pas lui demander de donner suite à des idées pareilles. Et il continue, variant ses objections à l'infini, et il ne reste qu'à lui faire comprendre que tout dire signifie réellement tout dire... »

Ça, si vous voulez, c'est le troisième point. Le quatrième point nous permet de mettre en place ce que seront nos

propres remarques sur ces questions : «On trouverait difficilement un malade qui n'ait pas décidé de se réserver un compartiment psychique, afin de le rendre inaccessible au traitement. »

Il est subtil, ce Freud, il est fort ! Il a très bien repéré qu'il n'y a pas de malade qui ne privilégie une zone — qu'il appelle un "compartiment"-, afin de le rendre inaccessible au traitement.

«Un de mes malades, que je considère comme un des hommes les plus intelligents que j'aie jamais rencontrés, m'avait ainsi caché pen­dant des semaines une liaison amoureuse. Et lorsque je lui reprochai d'enfreindre la règle sacrée, il se défendit en disant qu'il croyait que c'était là son affaire privée. Il va sans dire que le traitement psychana­lytique n'admet pas ce droit d'asile» — droit d'asile ! — et alors là, délicieux: «Qu'on essaie par exemple de décréter dans une ville comme Vienne qu'aucune arrestation ne sera opérée dans des endroits tels que le grand marché ou la cathédrale Saint-Étienne, et qu'on se donne ensuite la peine de capturer un malfaiteur déterminé. On peut être certain qu'il ne se trouvera pas ailleurs que dans l'un de ces deux asiles. J'avais cru pouvoir accorder ce droit d'exception à un malade qui me semblait capable de tenir ses promesses et qui, étant lié par le secret professionnel, ne pouvait pas communiquer certaines choses à des tiers. Il fut d'ailleurs satisfait du succès du traitement. Mais je le fus beaucoup moins et je m'étais promis de ne jamais recommencer un essai de ce genre dans les mêmes conditions.»

Tout ceci est du miel, pour nous. Parce que cela nous invite évidem­ment à ne pas traiter ce fait majeur, et je n'oserais pas dire universel mais si bien partagé, nous ne pouvons pas le traiter comme étant lié à ce qui serait simplement la volonté du patient de résister. Nous devons, bien au contraire, pour qu'il soit aussi général, aussi constant, aussi permanent,

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

le tenir lié à un fait de structure, et qui dès lors implique un tout autre traitement que le genre de harcèlement auquel on peut être légitimement enclin pour obtenir un aveu. Quel est ce fait de structure que nous pou­vons ici incriminer ?

Il est très simple. Il consiste en ceci, le sujet ne peut pas tout dire devant cette exigence qui lui est faite, pour des raisons que nous connais­sons et qui sont celles de la limitation qui supporte quelque dire que ce soit. Il n'est donc pas question qu'un sujet puisse tout dire.

— Mais, me direz-vous, ce dont il est question dans cette affaire, ce sont des événements factuels, ce sont des circonstances qui se sont pro­duites, des associations, des pensées, des digressions, que le patient a préféré refouler plutôt que les exprimer. Il s'agit donc là d'une limitation beaucoup moins structurale que volontaire et opérée par le patient sur ce qui lui paraît son privé.

La question de ce "privé" est essentielle parce que c'est de ce "privé" (que le patient refoule ou s'interdit, ou dénie, ou annule) que se supporte quoi ? Justement cet espace qui résiste à tout dire que ce soit et dont se supporte sa subjectivité inconsciente, dont se supporte le sujet de l'in­conscient. Ce sujet de l'inconscient, comme nous l'avons déjà remarqué plusieurs fois, il n'est au pouvoir de quiconque de le faire intervenir et de le faire parler à la guise du locuteur.

D'ailleurs, on pourrait dire que ce sujet de l'inconscient est sans voix, il ne parle pas. Il envoie des messages, ce qui est autre chose, et des mes­sages qui peuvent se prêter au décryptement. Mais ce sujet de l'incons­cient, par définition, échappe à toute maîtrise, il n'en fait qu'à sa tête, il envoie les messages qu'il veut, qui lui plaisent et quand il veut.

Pourquoi ce dispositif? Parce que ce sujet inconscient, ce sujet du désir inconscient habite le réel et qu'il n'est pas au pouvoir des appareils symboliques ou imaginaires que nous avons à notre disposition de com­mander à notre guise ce qui se passe dans le réel. C'est bien pourquoi ce sujet de l'inconscient ex-siste et résiste aussi bien aux aveux qu'aux inter­prétations.

Lacan attire notre attention avec beaucoup de précision sur ce qui habite le réel et qui se trouve constitué par ce qu'un parlêtre est venu for-clore, rejeter, refuser; ce qui habite ce réel n'a pas forcément un sujet prédestiné à venir le donner à entendre, se prêter à en supporter l'ex-

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Séminaire du 28 mars 2002

pression, l'écriture en messages. Il n'y a pas forcément dans ce que nous appelons le matériel inconscient, c'est-à-dire ce qu'un parlêtre a pu for-clore, il n'y a a priori pas de raison pour qu'il y ait là un sujet désireux de faire reconnaître par le biais de ce matériel un désir interdit, le désir de ce qu'il ne faut pas, car c'est ça, l'inconscient. Il n'est pas écrit dans l'inconscient, le désir de son légitime ou de sa légitime. C'est bizarre ! Ce serait drôlement bien, si c'était écrit dans l'inconscient! Ce qui est étrange, c'est que ce qui est écrit dans l'inconscient, c'est toujours le désir de l'illégitime, le désir de ce qu'il ne faudrait pas. C'est ça qui est embêtant...

D'où vient ce sujet qui semble avoir la faculté de mettre en musique ce matériel inconscient, c'est-à-dire de le mettre en message, de chercher à se faire connaître et à se faire reconnaître ? D'où sort-il, celui-là ?

Lacan opère là cette mise en place que nous n'avons pas coutume de critiquer mais, après tout, elle pourrait l'être parce que, me direz-vous, c'est un problème culturel. Notre religion justement est fondée sur une éthique rigoureuse et qui tranche, interdit des désirs illégitimes. Il y a ensuite une voix satanique qui quelque part se met à les animer... Ce qui est formidable, c'est que Lacan ne dit pas ça du tout! Il dit, le sujet de l'inconscient, c'est le sujet de la science, la mise en place opérée par Descartes, c'est-à-dire la substitution à l'ordre signifiant de l'ordre mathématique pour rendre compte des phénomènes du monde. Des phénomènes mathématiques dont dès lors je peux toujours douter, puisque dans le meilleur des cas ce sont des modèles, alors que le signi­fiant a son pouvoir d'affirmation propre et en outre, lorsqu'il a des réfé­rences religieuses, le signifiant, on ne peut pas en douter.

Ce que dit Lacan sur ce point ne me semble pas avoir été essentielle­ment discuté par ses élèves. Il dit: non, c'est l'opération cartésienne, c'est la mise en place de la science qui fait que le sujet, comme d'ailleurs le dit Descartes, est forclos. Ce seul point de certitude que j'ai en tant que je pense, c'est en tant que j'échappe au doute qui recouvre le champ de la réalité, c'est en tant que je doute que j'existe, mais le lieu de cette exis­tence est devenu extra-mondain puisque le mondain est le monde offert au doute. Par cette opération, voilà donc un sujet qui, de son nouveau logis, trouve ainsi le matériel propre à l'envoi de ses messages, à l'envoi de ce type de formulation.

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Pour introduire a la psychanalyse, aujourd'hui

Cette assertion de Lacan, qu'il a longuement développée, est pour nous capitale, ne serait-ce que pour justement répondre, avancer, reprendre cette formulation: le sujet de l'inconscient, c'est le sujet de la science. Autrement dit, il n'y a pas opposition entre la psychanalyse et la science, puisque le sujet auquel la psychanalyse a affaire, c'est le sujet de la science.

Cela veut-il dire que dans des cultures qui n'ont pas connu cette révo­lution scientifique — ça existe — il en est différemment. Il faudrait inter­roger ceux qui vivent de l'intérieur ces cultures qui n'ont pas connu la mutation scientifique ni l'opération cartésienne, il faudrait les interroger, en particulier pour savoir si pour eux, l'expression "sujet inconscient" a un sens. Ce qui ne veut pas dire qu'il n'y a pas d'inconscient, bien sûr, mais ça peut parfaitement être un inconscient qui n'est pas ordonné par l'expédition de messages et qui ne cherche aucunement à se faire recon­naître.

Tout ceci à partir de la question que soulève Freud, et qui est celle du phénomène de la résistance. Il est parfaitement clair que je, ce sujet qui nous intéresse, n'existe qu'à la condition que soit défendu, protégé, ce matériel qui le lie, qui lui donne vie, réciproquement a-t-on envie de dire. Ceci donc pour souligner combien la résistance est le mode abso­lument physiologique propre à notre parole.

C'est pourquoi Lacan va le formuler de façon étonnante, il n'y a de résistance que chez les analystes. La résistance, c'est celle de l'analyste. Mais oui, c'est celle de l'analyste, si l'analyste s'obstine à vouloir lever ce qui ne peut l'être et s'il refuse de donner accès à la seule façon dont s'ex­prime la vérité inconsciente, c'est-à-dire entre les lignes, sans voix, sous la forme de ces messages codés ayant ce support littéral que nous savons et qui s'offre au décryptement, pas moyen pour l'inconscient de se pro­duire !

D'ailleurs, ne seriez-vous pas un peu effrayés que brusquement cet inconscient, ce sujet inconscient vienne se mêler délibérément à la par­tie ? Lorsque cela se produit, car il y a des circonstances où cela se pro­duit, on est plutôt soucieux de faire que ça se calme...

Donc cette très jolie question de la résistance, avec en outre cette remarque qui vaut du point de vue logique : ce n'est pas ce qui est avan­cé avec certitude qui est à retenir, mais ce qui est présenté comme dou-

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teux, ou avec objection. Autrement dit, ce qui comporte avec lui cette part de réel qui vient relativiser toute certitude, cette part de réel qui témoigne que ce qui est là avancé sous la rubrique du doute et de l'ob-jection est à prendre en compte avec sérieux. Ce point, connu, mérite d'être ici repris.

Alors ce qui va être très intéressant, c'est que, dans les phénomènes de résistance, le transfert vient dans ce texte de Freud occuper une place centrale.

Le transfert, c'est toujours ce qui nous paraît tellement évident et qui reste en même temps peu pris en compte, en général négligé. Je suis tou­jours étonné quand, par exemple en contrôle, on entend dans le récit d'un cas de quelle façon, avec quelle rapidité, l'analyste oublie que ce qui est dit dans la cure est mis en place moins par la réalité subjective du patient que par son adresse transférentielle, que par le fait qu'il le dit à quelqu'un dans le transfert, et que ce quelqu'un n'est pas forcément évi­dent.

L'intelligence de Freud va être d'isoler ce qu'il appelle les névroses de transfert, c'est-à-dire les névroses dans lesquelles se manifeste, à l'occa­sion de la cure, le transfert. Il en distingue trois, l'hystérie de conversion, l'hystérie d'angoisse et la névrose obsessionnelle. L'hystérie d'angoisse, c'est une appellation qui lui est propre, que je ne vais pas discuter main­tenant. Mais en tout cas, retenons ici, névroses de transfert: l'hystérie, la névrose obsessionnelle. Il aurait pu, bien entendu, ajouter la phobie, je ne sais pas pourquoi il ne le fait pas, il aurait pu également ajouter ce qui n'est plus névrose, mais les perversions. Il reste qu'il y a des patients, et c'est toujours ce qui donne à réfléchir — quand on a envie de réfléchir, évidemment — il y a des patients qui ne manifestent, à l'évidence, lors­qu'ils s'adressent à autrui, aucune référence tierce.

Que veut dire le transfert? Cela veut dire simplement que toute adresse est toujours tierce, qu'on n'est jamais à deux, et que lorsqu'il y en a deux qui parlent, il y a forcément entre eux un tiers et qui est aussi bien ce que Lacan appellera le grand Autre.

Ce tiers du transfert, Freud va systématiquement l'incarner dans les figures parentales qui furent celles du patient. Les reproches qu'il est en train de faire s'adressent en réalité à la mère avec la demande d'amour qu'elle n'a pas satisfaite, là c'est la révolte contre le père, etc.

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Pour introduire a la psychanalyse, aujourd'hui

Là aussi, le pas décisif que fait Lacan par rapport à Freud, c'est de montrer que ces figures parentales traditionnelles n'interviennent là qu'au titre de fétiches, pour venir protéger contre le fait que dans l'Autre, il n'y a pour servir de référents... que ceux que je veux bien y déléguer. En réalité, je ne sais pas qui j'y délègue, dans ce grand Autre. C'est important que ce soit là, au moment de la résistance et du refoule­ment que Freud fasse intervenir le transfert. Puisque cela signifie qu'au moment même où la parole, ou l'adresse peut se croire libérée, par exemple lorsqu'elle s'effectue à l'intention d'un analyste, elle se trouve en fait ordonnée par une résistance que je prête à celui qui dans l'Autre viendrait me l'imposer, ce que je dois sacrifier pour cet Autre, la façon de lui convenir, la façon de lui plaire, la façon de l'interpeller aussi, de l'agresser... Donc, le phénomène de la résistance n'est pas séparable de l'instance imaginaire mise en place par le transfert, instance imaginaire située dans le grand Autre.

Il y a un instant, je soulignais de quelle façon la résistance était liée à la protection, pour le parlêtre, de ce privé où se maintient pour lui le sujet d'un désir essentiel. Et le second temps est de voir de quelle façon cette censure est ordonnée par le transfert dans le rapport au grand Autre et de quelle façon cette résistance suppose un appui pris auprès du grand Autre.

Alors Freud ? Je vous ai, au passage, raconté l'histoire du grand mar­ché et de la cathédrale Saint-Étienne. C'est ça, l'inconscient. Qu'est-ce qui fait que, sous la plume de Freud, les exemples qui lui viennent pour décrire les terres d'asile sont le grand marché et la cathédrale Saint-Étienne ? C'est sensationnel parce que, la cathédrale Saint-Étienne, nous voyons bien le type de résistance que peut là opposer l'éthique religieuse et puis le grand marché, c'est évidemment le triomphe, le marché, le lieu de l'échange, c'est le triomphe de l'objet a. Admirons comment — on ne peut lui prêter ici quelque malice et qu'il ait su ce qu'il était en train d'écrire car il savait énormément de choses mais ça... —, admirons quand même (et c'est ça, Freud!), quand viennent sous sa plume des métaphores, elles sont invinciblement d'une espèce de justesse incons­ciente: alors les lieux d'asile, les lieux protégés, les lieux d'interdit, la cathédrale Saint-Étienne, et puis le grand marché.

Je ne vous ai pas jusqu'ici, dans le problème de la résistance, parlé de

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l'objet a qui n'a pas été encore introduit dans ce séminaire comme il fau­drait, mais l'objet cause du désir, chacun peut entendre de quelle façon sa mise à distance, le souci de le maintenir à distance constitue une résis­tance majeure, majeure contre ce qui serait sa révélation, contre ce qui serait son surgissement, puisque son surgissement se paierait d'une aphanisis du désir et donc, la résistance dont j'évoquais tout à l'heure le caractère éminemment physiologique, ce phénomène de résistance est lié à la défense de l'ex-sistence du sujet, et aussi bien parallèlement celle du désir.

Alors pour le transfert, voilà par exemple ce que Freud va nous dire3 : «Les résistances intellectuelles ne sont pas les plus graves. On en vient toujours à bout. Mais tout en restant dans le cadre de l'analyse, le malade s'entend aussi à susciter des résistances contre lesquelles la lutte est excessivement difficile, au lieu de se souvenir, il reproduit des attitudes et des sentiments de sa vie qui, moyennant le transfert, Ûber-tragung, se laissent utiliser comme moyens de résistance contre le médecin et le traitement. Quand c'est un homme, il emprunte géné­ralement ses matériaux à ses rapports avec son père dont la place est prise par le médecin, il transforme en résistance à l'action de celui-ci ses aspirations à l'indépendance de sa personne et de son jugement, son amour-propre qui l'avait poussé jadis à égaler ou même à dépas­ser son père, la répugnance à se charger une fois de plus dans sa vie du fardeau de la reconnaissance. On a par moments l'impression que l'in­tention de confondre le médecin, de lui faire sentir son impuissance, de triompher de lui l'emporte chez le malade sur cette autre et meilleure intention de voir mettre fin à sa maladie. Les femmes s'en­tendent à merveille à utiliser en vue de la résistance un "transfert" où il entre à l'égard du médecin beaucoup de tendresse, un sentiment for­tement teinté d'érotisme. Lorsque cette tendance a atteint un certain degré, tout intérêt pour la situation actuelle disparaît, la malade ne pense plus à sa maladie, elle oublie toutes les obligations qu'elle avait acceptées en commençant le traitement. D'autre part la jalousie qui ne manque jamais ainsi que la déception causée à la malade par la froi­deur que lui manifeste, sous ce rapport, le médecin ne peuvent que

3. Payot, p. 349, Gallimard, p. 369.

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

contribuer à nuire aux relations personnelles devant exister entre l'une et l'autre, et à éliminer ainsi un des plus puissants facteurs de l'ana­lyse. » «Les résistances de cette sorte», celles liées au transfert, «ne doivent pas être condamnées sans réserve. Telles quelles, elles contiennent de nombreux matériaux très importants se rapportant à la vie du malade et exprimés avec une conviction telle qu'ils sont susceptibles de four­nir à l'analyse un excellent appui si l'on sait par une habile technique leur donner une orientation appropriée.»

Alors c'est ici que Freud va poser la question du refoulement de la manière suivante :

«Si le malade se défend avec tant d'énergie contre la suppression de ses symptômes et le rétablissement du cours normal de ses processus psychiques, comment expliquons-nous ce fait? Nous nous disons que ces forces qui s'opposent au changement de l'état morbide doivent être les mêmes que celles qui, à un moment donné, ont provoqué cet état. Les symptômes ont dû se former à la suite d'un processus que l'expérience que nous avons acquise lors de la dissociation des symptômes nous permet de reconstituer. »

J'attire votre attention sur ce qui suit4: «Nous savons, depuis Breuer, que l'existence du symptôme a pour condition le fait qu'un processus psychique n'a pu aboutir à sa fin nor­male de façon à pouvoir devenir conscient. Le symptôme vient se sub­stituer à ce qui n'a pas été achevé.»

C'est génial ! Parce que comme je viens, il y a un instant, de vous le faire remarquer, le désir n'est supporté que par l'inachèvement, c'est l'écriture du fantasme. Et l'on pourrait dire que dans cette formulation Lacan n'a eu qu'à prendre son bien, en soulignant de quelle façon le symptôme était entretenu par l'inachèvement du désir. Et je vous ren­voie, pour ceux d'entre vous que ça amuse, à son séminaire sur Le sin-thome.

En tout cas, le symptôme, c'est «ce qui vient se substituer à ce qui n'a pas été achevé.»

4. Payot, p. 353, Gallimard, p. 373.

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Séminaire du 28 mars 2002

« Il a dû se manifester une violente opposition contre la pénétration du processus psychique jusqu'à la conscience. [...] Et nous donnerons le nom de refoulement...»

—Je crois qu'il utilise là le terme de Unterdriickung, mais je vous le pré­ciserai la prochaine fois —

«nous donnerons le nom de refoulement au processus pathogène qui se manifeste à nous par l'intermédiaire d'une résistance.»

Et il va s'engager dans la tentative de dire de façon plus définie ce qu'est ce processus de refoulement.

J'ai évoqué pour vous la dernière fois le mode de représentation spa­tiale qui lui servait à organiser l'appareil psychique, c'est-à-dire5

«l'antichambre habitée par l'inconscient, où se pressent les tendances psychiques, tels des êtres vivants» — c'est formidable ! «À cette anti­chambre est attenante une autre pièce plus étroite, une sorte de salon dans lequel séjourne la conscience. Mais à l'entrée de l'antichambre, dans le salon, veille un gardien qui inspecte chaque tendance psy­chique, lui impose la censure et l'empêche d'entrer au salon si cette tendance psychique lui déplait.»

À cet endroit, il nous faut faire une remarque. Le refoulement ne peut en aucun cas être considéré comme un processus individuel. Le refoule­ment est avant tout un processus collectif et culturel. Ce qui caractérise une culture, c'est ce qu'en son sein, on rejette, on refuse, on dénie, on forclôt. De telle sorte que vouloir faire porter le mécanisme du refoule­ment sur ce qui serait la responsabilité du sujet paraît un peu rapidement franchi.

Qu'est-ce que c'est qu'une éducation ? Bien évidemment l'apprentis­sage du refoulement. Comme cet apprentissage se fait, en général, au sein de la famille, il arrive que, pour des raisons qui tiennent à la névrose familiale, ce mode d'apprentissage soit tellement radical qu'il ne prépare pas l'enfant à sa future participation sociale. Il est étrange que ce que l'on méconnaît, c'est que la famille, notre famille, c'est tout de même le lieu du refoulement sexuel par excellence. C'est bien pourquoi l'enfant est là à dresser l'oreille et à chercher à comprendre ce qui se passe, et puis dans

5. Payot, p. 355, Gallimard, p. 375.

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Pour introduire a la psychanalyse, aujourd'hui

le meilleur des cas, à noter qu'il y a pour ses parents des moments réser­vés, ou des zones réservées, comme leur chambre par exemple, où juste­ment on passe à l'acte avec ce qui autrement est à refouler.

Une famille qui ne serait pas organisée sur ce mode paraîtrait forcé­ment perverse. Je veux dire que les choix sont difficiles. On a vu, ou revu à l'occasion de Mai 68, un certain nombre de tentatives, d'essais de renouvellement de l'éducation donnée par les familles, et en particulier la plus grande liberté que pouvaient prendre les parents à cet égard. Moi, j'ai vu à cette occasion des choses absolument admirables. Admirables! Par exemple des parents... mais ils ne faisaient là qu'inventer ce qui avait déjà été inventé, il y a bien longtemps à l'occasion des révolutions de 1917 par exemple: il y avait eu un grand mouvement d'éducation sexuelle où les parents, pour éviter la névrose de leurs enfants, prenaient le parti de se balader à poil dans la maison pour protéger l'enfant de la névrose, du refoulement, etc. Les résultats n'ont pas été évidents... Cela a rendu les enfants plus frileux qu'autre chose, mais cela n'a pas été autrement extraordinaire.

Mais puisqu'il est question ici de refoulement, je suis bien obligé de rappeler que ce que l'on considère comme éducatif du milieu familial, c'est bien d'exercer, de conduire l'enfant à partager le refoulement du sexuel. Toute une littérature existe sur la stupidité des familles, l'horreur qu'elles inspirent, le mensonge... bien sûr! Mais je me permets de vous faire remarquer encore une fois que la tentative de faire mieux est immanquablement vécue par l'enfant comme une manœuvre perverse. Pourquoi ? Parce qu'il le vit comme un manquement à des faits de struc­ture et que, loin d'être une liberté, c'est une violation de règles qui s'im­posent.

L'éducation donnée à l'enfant à cet égard est essentielle. Elle est nor­malement ce qui l'introduit à l'échange social, c'est-à-dire que l'éduca­tion du refoulement donnée à l'enfant ne peut manquer de lui désigner du même coup l'objet qui est à forclore, l'objet constitutif du désir. Si l'on considère que notre milieu social est dominé par les règles de l'échange, nous savons, nous vérifions que si pour un enfant n'a pas opéré cette éducation familiale, c'est-à-dire l'introduction à ce premier échange originel, primordial que constitue le renoncement à l'objet d, ce qu'on appelle aussi pour le premier temps de la vie, par exemple, l'édu-

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Séminaire du 28 mars 2002

cation de la propreté et ça ne se fait pas toujours sans histoires, si l'en­fant n'a pas été introduit à ce genre de mécanisme, c'est toute sa partici­pation aux échanges sociaux qui va s'en trouver grevée.

J'entendais l'autre jour une personne qui travaille dans un tribunal pour enfants et qui me racontait de quelle façon les jeunes auxquels elle avait affaire n'étaient plus capables de distinguer entre donner et prendre, s'ils avaient arraché un objet, un téléphone, un sac, la différence entre le fait de prendre et le fait que c'ait pu être donné était une diffé­rence qui n'était pas en place, qui n'était pas enregistrée. On voit parfai­tement, à propos du refoulement dont je vous parle chez Freud, à quel endroit ce défaut s'est organisé, l'incapacité pour l'enfant d'être intro­duit à ce qu'est pour lui cette perte de l'objet ay où effectivement la dimension de la perte n'est pas séparable de celle du don, mais permet justement leur distinction.

Pour conclure ce soir, le symptôme est toujours «l'indice d'un proces­sus psychique qui n'a pas été achevé» et devrait nous rappeler, bien que dans ce texte, Freud le traite comme étant le même chez l'hystérique et chez l'obsessionnel, que cet inachèvement du processus psychique n'est pas du tout du même type chez l'obsessionnel et chez l'hystérique, c'est-à-dire que le symptôme, malgré la généralité avec laquelle Freud le traite ici, appelle d'être aujourd'hui nettement distingué.

Par exemple, de quoi souffre d'abord l'obsessionnel ? Il ne souffre pas d'un excès de refoulement, l'obsessionnel souffre du fait que c'est le refoulement, chez lui, qui est raté, il souffre d'un excès de levée du refoulement, avec cette multiplication de ces désirs qu'il ne faudrait pas et qui sont là, qui l'assaillent et qu'il ne parvient pas à refouler pour des raisons qui ne sont pas à reprendre ici maintenant.

Quant à l'hystérique, son symptôme est d'une certaine façon, là aussi on aurait envie de dire d'un refoulement qui a échoué.

Alors vous voyez, c'est amusant, le refoulement cause du symptôme et une possibilité de reprendre ces symptômes particuliers en témoi­gnant que finalement ce dont souffrent là les névrosés, c'est de refoule­ments qui n'ont pas opéré.

En tout cas chez l'hystérique, présence de cette demande adressée à une figure parentale et il y aurait à préciser pourquoi cette demande n'a jamais trouvé la moindre tempérance, pourquoi elle est cette sorte de

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

béance qui occupe l'organisation psychique de l'hystérique. Il y aurait à répondre à propos de ce symptôme hystérique pourquoi chez elle n'a pas opéré ce qui ordinairement permet de mettre à la demande — qui structuralement se justifie d'être impossible, toujours ouverte, toujours présente, allant sans cesse croissant... — quel est le mécanisme, le jeu qui a manqué pour que soit mis à cette demande le type de tempérance qui du même coup la calme.

Voilà ! Donc vous voyez comment la lecture aujourd'hui de ce texte de Freud, remarquable, « la résistance et le refoulement », chapitre xix de son bouquin, nous témoigne d'une avancée de la psychanalyse, et c'est celle-là qui nous intéresse.

Merci beaucoup !

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Séminaire XVIII

du 4 Avril 2002

Je vais vous entretenir ce soir de «La vie sexuelle de l'homme1 ». C'est en tout cas le titre du chapitre xx de Freud dans Y Intro­duction à la psychanalyse. Chapitre remarquable mais qui mérite

sans doute d'être actualisé puisqu'un observateur qui arriverait parmi nous serait sûrement surpris qu'un psychanalyste poursuive ainsi tran­quillement son enseignement habituel alors que les clameurs et les vio­lences de la cité entraînent les cœurs et les esprits et que, du même coup, la légitimité de ce qu'il avance se trouve interrogée par ce réel qui aujour­d'hui nous absorbe.

À cet observateur, il est légitime de faire remarquer qu'un psychana­lyste est malheureusement à son aise pour faire état de ces violences et de ces clameurs dans la mesure où, comme le savent la plupart d'entre vous, ces clameurs sont anciennes. Dès 1935, notre même Freud avait essayé d'y répondre — avec la vague ambition, sûrement un peu mégalomane de vouloir les apaiser — par cet ouvrage resté complètement méconnu ou rejeté, y compris par les psychanalystes, Moïse et le monothéisme2\ ou plutôt L'homme Moïse, roman historique.

Je crois que je suis l'un de ceux qui ont osé reprendre cet ouvrage, il y a déjà pas mal de temps, et après Lacan qui l'évoque longuement dans l'un de ses séminaires, mais peut-être pas avec la pointe qui me paraît

1. Payot, p. 365, Gallimard, p. 385. 2. S. Freud, L'homme Moïse et la religion monothéiste, 1935, trad. 1993, Gallimard, Folio

essais.

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

nécessaire. J'ai même essayé de populariser ce texte, qui est un texte à la fois d'une remarquable fausseté historique et d'une terrifiante vérité structurale, avec ce que j'ai appelé le complexe de Moïse3 qui fait pendant au complexe d'Œdipe dont nous nous accommodons avec délices, autre­ment dit ce hiatus qui nous sépare à jamais de l'objet cause du désir. J'ai essayé d'en montrer l'équivalent dans le champ du narcissisme, tel que ce livre l'introduit, l'instaure, en montrant qu'après ce livre, nous ne devrions plus pouvoir vivre notre narcissisme avec cette belle assurance qui, d'après le mythe ou les mythes religieux sur lesquels nous nous appuyons, nous garantit une filiation divine.

Or il est remarquable de constater que l'objet, on l'admet, à la limite, on s'en moque! Mais le narcissisme... pas touche ! Ce texte de Freud dont je rappelle combien il a hésité pour le publier — resté près de quatre ans dans son tiroir, il l'a publié très peu de temps avant sa mort — ce texte de Freud est la mise en cause la plus radicale de cette préten­tion de notre narcissisme telle que nous n'autorisons notre existence que de l'appui, que de l'autorité, de l'autorisation qu'elle prendrait en Dieu.

Radicalement refusés tous les deux, puisque l'ouvrage de Freud et aussi bien mon malheureux complexe de Moïse n'ont guère trouvé d'au­dience, bien que j'aie pu le proférer devant des autorités religieuses émi-nentes. Pourtant je n'ai converti personne, cela va de soi. Je vous fais remarquer tout de suite, même si c'est un raccourci, que Freud termine son parcours au point même où Lacan terminera le sien. C'est assez sur­prenant de rappeler que son séminaire sur Le sinthome, la possibilité d'une consistance assurée du réel, du symbolique et de l'imaginaire sans avoir besoin de l'appui pris dans ce rond quatrième qui est celui du sin-thome, c'est-à-dire de la référence, de l'appui pris sur le Nom-du-Père, ce sera le point sur lequel Lacan va lui-même laisser son... — j'allais dire son message, ce n'est pas le terme qu'il aimerait et ce n'est sans doute pas non plus ce qu'il aurait encouragé comme interprétation — néanmoins on ne peut s'empêcher de le prendre comme un message. Ils en arrivent tous les deux, ils débouchent tous deux sur cet attachement que nous avons pour ce type particulier de symptôme qui fait de notre narcissisme

3. Cf. Annexe II, p. 349, « Le Complexe de Moïse ».

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Séminaire du 4 avril 2002

et de cette référence prise dans le Père « le roc » qui nous sert à nous défendre de la castration.

Tous les développements à partir de cette mise en place affluent. Tout cela, à partir de cette double instance, le narcissisme et son appui pris dans la référence au Père, nous submerge, par exemple ce que Lacan a pu dire — là on ne peut pas dissimuler que ça avait bien valeur de message, d'une prémonition — en annonçant à venir la société des frères.

Qu'est-ce que la société des frères ? Ce à quoi elle s'oppose, c'est à la société des fils. Ce n'est pas du tout

la même chose, puisque la société des frères organise entre ses membres un type de relation nullement fondée sur Paltérité, éventuellement l'am­bivalence et la concurrence que celle-ci suscite, mais sur une multipli­cation en miroir du même, étant supposés dès lors entre eux une égalité et un transitivisme réussis. Car cette collectivité vient mettre en place l'autorité de référence comme appartenant elle-même, dans le même registre, dans le même plan, à ladite communauté — je veux dire elle-même étant avec ladite communauté dans un lien qui abolit Paltérité. L'autorité n'est pas davantage Autre, mais elle est elle-même directement confondue, mêlée à cette communauté de frères. Ce sera sans doute celui qui paraîtra le plus courageux, le plus brillant parmi les frères, enfin ce qu'on voudra, qui viendra occuper cette place.

Cette société des frères a énormément d'avantages, elle est extrême­ment agréable, c'est ce qu'on appelle avoir des camarades. Est-ce que quelqu'un est contre le fait d'avoir des camarades ? Et de pouvoir échan­ger avec eux, avec ce naturel, cette simplicité, cette transitivité — ce qui est à toi est à moi, et ce qui est à moi est à toi, il n'y a plus là les petites combines de la concurrence, on fait partie de la même équipe — et avec la force que cela donne à chacun, puisque le défaut d'altérité dans la structure de cette organisation implique que cette force n'a plus de limites. Autrement dit, chacun des membres de cette joyeuse confrérie (c'est le cas de le dire!) est absolument dégagé de tout scrupule ou de toute retenue dans ce que peut être son action. Ceux qui eurent l'occa­sion, d'une façon ou d'une autre, de partager la vie de communautés de ce type en ont toujours gardé une nostalgie comme étant celle d'un âge d'or.

L'inconvénient, je le fais remarquer au passage, c'est évidemment que

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Pour introduire a la psychanalyse, aujourd'hui

le sujet, on ne peut même pas parler de "sujets", on ne peut dire que les "individus ", les membres de cette communauté, ont évidemment perdu toute division par rapport à eux-mêmes. Quel bonheur, d'ailleurs, de pouvoir enfin vivre dans une intégrité, totalité subjective, sans être sans cesse séparé de soi-même! Du même coup la réflexion et l'analyse viennent à leur manquer et bien sûr la soumission à ce qui paraît messa­ge de l'Autre — mais qui ici n'est plus en position d'Autre puisque son message n'est plus à analyser ni à interpréter, il est parfaitement décodé, clair. Ils sont à l'endroit de ce message dans la position de ce que la Bible appelait le Golem, c'est-à-dire de celui qui est mis en marche et qui ne peut plus être arrêté.

Ce qui intéresse le psychanalyste et ce qui justifie la poursuite de son entreprise, c'est que son étude porte sur la façon dont le parlêtre est machiné par le langage. Il est clair que nous avons sans cesse les témoi­gnages de cette machination.

Qu'est-ce que Freud apporte dans son bouquin sur Moïse et le mono­théisme qui soit à ce point insupportable ?

1) Le monothéisme n'est pas une invention juive. C'est une invention égyptienne, c'est Akhenaton qui a introduit le monothéisme.

2) 'Moïse', c'est cMoses'. Le nom nous indique que c'est un prince égyptien.

3) Jéhovah, c'est une figure complexe. Sans doute, dit Freud, dédou­blée entre ce qui était un dieu local et le dieu des volcans, un Jéhovah rencontré dans le Sinaï et aboutissant à cette figure complexe.

4) Moïse exécuté par les juifs comme c'est le sort de tous les fonda­teurs. Avis aux fondateurs, qu'ils se méfient !

Voilà ce que raconte Freud d'une façon qu'il va reprendre dans une conceptualisation dont il est bizarre de constater que là aussi elle est négligée. On la laisse tomber en se disant, mais qu'est-ce qu'il raconte ! Qu'est-ce qu'il veut dire ?

Je me souviens très bien, pour en avoir parlé avec lui, de la perplexité de Lacan devant cette opposition que fait Freud entre pulsions sexuelles et pulsions du moi. Il les met en opposition avec ce dualisme qui lui est cher, c'est-à-dire que les pulsions de préservation, les pulsions du moi viendraient faire barrière, viendraient faire limite aux pulsions sexuelles.

Or cette opposition, je dois dire, n'est pas évidente en clinique, même

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Séminaire du 4 avril 2002

si vous y faites attention, ce n'est pas si facile à isoler, mais vous pouvez très facilement la saisir avec ce que je vous signalais au préalable : ce qu'il s'agit avant tout de préserver, c'est le moi, le narcissisme. Et comme notre système, notre façon de nous faire aimer par le Père implique le passage par la castration, nous en connaissons le résultat: plus je suis saint, plus je suis aimé par le Père. Ce n'est pas un hasard si Lacan a appelé son séminaire Le sinthome. Et il est vrai qu'aujourd'hui, nous n'avons plus affaire qu'à des saints partout...

Qu'est-ce qu'un saint ? La définition est trop évidente, c'est celui qui renonce aux biens de ce monde, au sexe, à la vie, à sa propre vie, pour être fidèle au Père et être aimé par le Père. Sans vouloir caricaturer, il est bien certain que le monde occidental vit sûrement ce qui est sa chute par rapport à l'idéal de sainteté éminemment présent parmi lui mais que, par évolution culturelle, par évolution des moeurs, il a renoncé à trop entre­tenir. Mais cette nostalgie de la sainteté reste évidemment une tentation, y compris aujourd'hui dans les milieux laïques, les tas d'organismes cari-tatifs laïques, médicaux éventuellement à l'occasion, qui sont peuplés de saints qui font leur stage de sainteté. Avant d'entrer dans la politique, ils font un petit stage...

La question aujourd'hui posée aux uns et aux autres est de savoir si, sur ce type d'événements que nous voyons se produire, il existe ou non un point de vue universel. Y a-t-il une place où l'on peut avoir sur ces événements un point de vue universel ? Ou bien faut-il se rabattre sur le fait, les uns et les autres appartenant à telle ou telle tradition, qu'il n'y a d'autre choix, en dernier ressort et pour ne pas trop s'égarer ni trop se tromper, que de venir s'inscrire dans les conséquences qu'implique l'engagement voulu par cette tradition ?

C'était la position que défendait Hegel — on ne le lit pas assez, il fau­dra peut-être un jour que nous le mettions en lecture parmi nous, on ne lit pas assez sa Phénoménologie de l'esprit — lorsqu'il souligne, je crois que c'est dans la préface, qu'il n'y a pas de Droit International. Il n'y a aucune autorité qui puisse dire le droit entre des États. Autrement dit, il n'y a qu'à constater que c'est l'intérêt de l'un et de l'autre qui sont là engagés, qui sont en jeu, mais on ne voit pas de quelle place pourrait venir s'exercer un jugement qui viendrait dire le droit entre ces États puisque, fait-il remarquer, il n'y a jamais d'autre droit que celui de

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

chaque État. Hegel ne souscrirait sûrement pas à ce qui s'est constitué depuis sous la forme d'un pseudo Droit International. Je dis "pseudo", mais je ne veux pas rentrer dans les détails, puisque le Droit Interna­tional n'a jamais servi évidemment que les puissants, mais peu importe ! ce n'est pas ici notre problème.

Ce qui est en revanche notre problème, c'est ceci : peut-il y avoir sur ce type d'événement un point de vue qui vaille pour tous, quels que soient leurs traditions, leurs sentiments, les mouvements de leur cœur, leurs informations, etc. ? Puisque le grand échec, c'est que le Père n'a pas pu être universel, et il ne peut l'être puisqu'il constitue lui-même l'ex­ception, c'est dire que lui-même par sa place constitue l'entame à la tota­lité qui voudrait ici se constituer.

Il n'a pas été assez souligné que parler, non d'une collectivité en se référant à sa supposée origine, toujours mythique, mais en se référant aux membres de cette collectivité comme constituant une totalité... "Les Anglais", je vais prendre un exemple sympathique, le fait que nous puis­sions dire une telle chose suppose ce qui serait un être anglais, c'est ce que ça veut dire; si je dis "les Anglais", ça signifie qu'il y a une collec­tion d'individus qui sont caractérisés par un être, le fait d'être anglais. Le problème est que si j'appartiens à cette collectivité, si je suis anglais (en deuil d'ailleurs aujourd'hui4), si je suis anglais (en deuil), la question de mon être reste pour moi dans le meilleur des cas, ouverte, si je ne suis pas un abruti. Qu'est-ce que c'est pour moi anglais, que d'être justement anglais ? Est-ce le fait de me référer à cette identité qui est pourtant très typée, est-ce que ça suffit pour répondre à la question de mon être, de ce que je suis? De ce que j'ai à faire, de ce que j'ai à penser? De ce qui modèle ma conduite, de ce qui me donne des responsabilités, de ce qui mobilise mes engagements, mes travaux, mes recherches, ma conjuga-lité ? Si j'appartiens à cette collectivité, le fait d'être anglais — c'est le fameux usage toujours du verbe être, tellement désolant, dans notre langue en tout cas — pour moi la question de l'être reste ouverte, et dans le meilleur des cas, je reste divisé par rapport à cette anglicité, c'est la division propre au sujet.

4. Allusion au décès de la reine mère Mary, le 31 mars 2002.

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Autrement dit, je suis dans une position qui est à la fois celle du res­pect de cette tradition mais en même temps de cette distance, de cette extériorité interne qui fait que je suis dans une position d'analyse, de réflexion, d'interrogation, d'amour, de dénonciation, de tout ce que l'on voudra... Mais, bref, que je suis vivant! À supposer que je devienne un Anglais parfait (ça existe !), à ce moment-là j'ai le bonheur de me réaliser comme indivis c'est-à-dire individu mais du même coup, je suis mort. Qu'est-ce que cela veut dire ? Être mort, ça veut dire être machiné, ça veut dire fonctionner selon les rouages, je n'ai plus qu'à laisser tourner la machine, je n'ai plus rien à faire, que je sois né ou déjà défunt, la machine continue à tourner, que ce soit avec moi, que ce soit avec d'autres, ça n'a aucune espèce d'importance.

Donc, on ne peut dire "les Anglais" que d'une position d'extériorité. On dira «Ah ! les Anglais ». Mais c'est une position qui relève de ce qui caractérise notre paranoïa sociale. C'est de la paranoïa parce que l'être anglais, pour les Anglais, n'existe ordinairement pas, il n'y a pas d'être anglais. Pour moi qui suis extérieur et qui rencontre, là, la figure non pas de l'Autre mais de l'étranger, je vois apparaître ce qui ne devrait pas apparaître, c'est-à-dire cette unité, cette entité qui fait l'Anglais, ce qui devrait rester dissimulé dans le réel et qui là surgit et me met dans une position paranoïaque, une position de paranoïa sociale, puisque je suis capable de dire "les Anglais" et dès lors évidemment de les traiter selon leur indignité, parce que Dieu sait s'ils sont fourbes ! Ils ne respectent pas les traités, ce sont des brigands sur les mers, on les a vus à l'oeuvre dans un certain nombre de zones dans le monde. C'était quand même la première puissance mondiale, il n'y a pas très longtemps et ce n'est pas la distribution de friandises qui permet d'occuper cette place...

Cette façon de dire "les Anglais" a un nom, cela relève d'un méca­nisme mental très précis, je vais en diminuer là force en le nommant, mais je n'y peux rien. Vous savez de quelle façon Lacan distingue l'im­bécillité et la connerie. L'imbécillité, c'est ne pas être capable de comp­ter jusqu'à 1. Ça, c'est grave. La connerie, comme son nom l'indique, c'est de penser qu'il n'y a que le 1, rien d'autre, c'est ça la connerie. Vous voyez tout de suite la différence majeure qu'il y a à faire entre ces deux démarches dans le fonctionnement des esprits, ce ne sont pas du tout les mêmes.

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

Est-il au pouvoir de la psychanalyse de... ? De quoi ? Ce que Freud a raconté sur le sexe, je suis en train de vous en parler

ce soir mais sous sa face inattendue, parce que c'est du sexe dont il est question dans tout ça, sous sa face criminogène. Là aussi cette surprise de constater qu'on ne remarque pas assez que la référence au Nom-du-Père... c'est une référence d'amour? Il ne faut pas charrier! Où avez-vous vu ça ? C'est une référence criminogène. Et je vous le rappelle dans ses trois directions essentielles :

D'abord à Y endroit du Père lui même, qui donc n'existe que parce que les fils l'auraient tué, en portent la faute et le poids de la faute d'une manière qui fait qu'ils se traînent et estiment normal de se traîner... Il paraît que c'est Yhomo erectus ? Il se traîne de culpabilité. La première dimension subjective qui peut marquer le parlêtre, c'est bien la culpabi­lité à l'endroit de la figure paternelle, de ce crime, je raconte souvent de quelle façon l'obsessionnel passe son temps à aller rechercher le cadavre et n'arrive jamais à savoir où il gît.

C'est criminogène à Y endroit du sujet puisqu'il a à se mortifier comme ex-sistant pour accomplir la prescription paternelle. Il paraît que les gens veulent être libres. Qui a jamais vu une chose pareille ? Où avez-vous rencontré cela ? Les gens veulent avoir, j'allais dire des ordonnances, des prescriptions, ils demandent qu'on leur dise ce qu'il convient de faire, prescriptions médicales ou pas, des prescriptions ! Et nous savons tous en tant que psychanalystes que, faute de ces prescriptions, ce qui surgit, c'est l'angoisse. La liberté, la vraie liberté, c'est-à-dire quand vous ne savez pas, vous ne pouvez pas même imaginer ce que l'Autre voudrait de vous, ce qu'il attendrait de vous, et même s'il s'intéresse à vous, si votre existence lui importe ou s'il s'en balance... mais c'est l'angoisse! Vous arrive-t-il dans votre périple, dans votre parcours de rencontrer beau­coup de gens qui effectivement se tiennent debout, sur les deux pieds, verticaux, sans justement prendre appui dans quelque leçon, dans quelque transmission, dans quelque direction ? Et s'ils ne l'ont pas, ils vont le chercher évidemment dans ce qui est partagé par la communauté. Criminogène en ce sens que le sujet demande sa mort.

Et criminogène à Y endroit d'autrui, puisque autrui est une offense à la toute puissance du Père. En tant qu'autrui, cette toute-puissance, il la défie, du seul fait qu'il est là. C'est bien pourquoi les femmes sont si mal

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Séminaire du 4 avril 2002

traitées et qu'on leur demande de faire semblant, de faire comme tout le monde, c'est là le grand succès de notre évolution culturelle, elles font tellement comme tout le monde qu'on n'arrive même plus à les distin­guer ! C'est génial !

Il y aurait, donc, tout de même à faire valoir ce qu'il en est de cette puissance criminogène et de l'appui que nous prenons dans la figure paternelle.

Si la psychanalyse a pénétré dans la culture sous la forme de cette vul­garisation du droit au sexe, en revanche nous assistons bien à la vérifica­tion de ceci : en ce qui concerne le narcissisme et l'appui qu'il prend pour nous sur la filiation divine, de ce côté là, pas touche ! Cela peut-il changer ? Et qu'est-ce que ce serait si ça changeait ? Répondre est diffi­cile... Mais si nous n'étions pas des barbares, nous serions sur ces points depuis longtemps assurés, rassurés, ça ferait partie des lieux communs. J'ai l'impression ce soir de ne vous rappeler que des lieux communs...

La question des origines, qu'est-ce qui nous cause, qu'est-ce qui cause le parlêtre ? Là aussi le narcissisme en reçoit un sérieux coup, de consta­ter que ce n'est pas la geste héroïque d'un ancêtre fondateur, mais un objet. Ce qui cause le parlêtre dans son ex-sistence c'est un objet ! Voilà une référence qui n'est pas tellement glorieuse. « D'où sortez-vous ? » On ne peut pas mettre ça sur sa carte de visite ou à la boutonnière. Pourtant, c'est bien ça ! Et si vous voulez épiloguer, si les parents se sont retrouvés un beau soir et ont eu l'aberration de procréer, c'est bien parce que ce qui était la cause, c'était encore un objet, un objet entre eux qu'ils partageaient, un objet cause de leur désir. C'est bien ça qui les a suffi­samment émoustillés pour que l'étincelle se produise...

Le savoir, malgré tout ce qu'il veut négliger, écarter, refuser, met donc à notre disposition un certain nombre d'éléments qui nous épargnent toutes les sottises monstrueuses, les fausses indignations, avec leur exploitation sordide auprès de populations, puisque tout ça se diffuse dans le monde entier, qui sont tellement heureuses d'avoir enfin quelque chose à quoi elles peuvent assister et qui les remue un petit peu! Heureuses, parce que finalement, on s'ennuie un peu, les chiffres de la production n'amusent pas forcément tant que ça... Nos médias sont les vampires qui en vivent, c'est-à-dire transforment le sang coulé pour le passer directement dans cette exploitation médiatique telle que les gens

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

sont accrochés, achètent des journaux, le tirage monte, ils sont accro­chés, fixés devant les écrans. Et tout cela, comme ça, s'entretient, avec toute une série de jugements tellement effarants puisque ce sont des jugements d'occasion, alors que le moindre respect pour nous-mêmes serait de rappeler que l'histoire est une histoire au long cours, que ce qui nous horrifie, c'est ce que nous avons sous nos yeux, l'histoire en train de se faire. Nous oublions, nous avons oublié. Les zones où elle conti­nue de se passer, que ce soit l'Afrique ou des régions reculées, ça ne nous intéresse pas, cela nous intéresse dès lors que les mythes qui sont en cause sont les nôtres et, dès lors, que ça devient une histoire de proximi­té. Mais on s'en fiche quand ce n'est pas une histoire de proximité, c'est-à-dire quand les mythes en cause nous sont indifférents.

Il y a de l'autre côté de la Méditerranée un pays qui est quand même cher à la France, et où se passent des événements cruels et abominables. En dehors de la minorité qui vit en France, quelqu'un s'intéresse-t-il au genre de situation de ce pays, l'Algérie ? Ce qui se passe à si faible dis­tance de nos côtes intéresse-t-il les bons cœurs nationaux ? Absolument pas, ce n'est pas un article qui peut se vendre, ça ne fera pas acheter les journaux, on s'en moque! Et la communauté algérienne qui vit en France souffre assez de ce désintérêt pour ce qui se passe dans son propre pays et est de la plus haute cruauté: ça n'existe pas. En revanche, dès que ce sont nos mythes qui sont sollicités, et dans des régions hau­tement symboliques puisque c'est de là que notre histoire est partie, alors là évidemment, ça commence à prendre de l'intérêt et de l'impor­tance. Vous voyez de quelle manière là encore le narcissisme est en cause, et comment notre humanité est bien limitée, bien restreinte, bien recro­quevillée. Je ne parle même pas de l'Afrique...

Lorsque Lacan avait préparé son séminaire Les noms du Père, il avait, sur le mur de sa bibliothèque d'énormes cartes du Proche-Orient. Ce séminaire, il ne l'a pas fait, il a estimé que puisque ses élèves le traitaient de la façon que l'on a vue... qu'ils restent dans leur crotte et puis voilà! Mais je me souviens qu'il m'avait dit qu'il y avait trois ouvrages qui lui servaient de référence, l'un, c'était la Bible, et il en avait toutes les édi­tions, il avait fait toutes les recherches philologiques, l'autre, c'était Joyce, et le troisième... pas moyen de m'en souvenir ! Ça figure quelque part dans ses papiers, ces papiers dont on refuse de nous communiquer

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Séminaire du 4 avril 2002

quoi que ce soit, et dont on dit même qu'ils doivent être brûlés. Joyce est revenu, à l'occasion du séminaire Le sinthome. Pourquoi

Joyce? Parce que Joyce, qui s'était installé à Trieste — c'est-à-dire, comme certains d'entre vous le savent, la zone la plus polyglotte que l'on puisse rêver, c'est là qu'il est allé se fourrer — Joyce démonte la langue anglaise en jouant sur ce que sont les origines, les racines de tel mot, l'histoire de tel mot, il démonte la langue anglaise de telle sorte que Lacan sera amené à dire que, après Joyce, la langue anglaise n'existe plus. C'est dire que l'anglicité n'existe plus après Joyce puisque ce n'est jamais qu'à partir d'une langue que l'on s'imagine la nation qu'elle porte avec elle. La langue va transformer les locuteurs en natifs. Aujourd'hui, dans nos écoles et dans nos universités, pour enseigner les langues, on fait appel à des "locuteurs natifs", ça s'appelle comme ça. C'est à partir évi­demment de l'idiome, du patois, pour l'appeler de son vrai nom, propre à chaque groupe que s'organise ce fantasme des natifs, fantasme de la nation et de tout ce qui suit.

Alors pour terminer par un mot qui sera bien dans la note de notre temps, je vous conseille vivement de demander chez votre libraire le pro­chain numéro de La Célibataire5 dès qu'il sera prêt, ce n'est pas encore le cas. Il porte sur l'identité comme symptôme. C'est là-dessus qu'un certain nombre de collègues et de non-collègues, et de non-natifs ont travaillé depuis des mois. Il y a dans la livraison de la revue un papelard6, je vais me permettre de me citer, qui m'avait été demandé par une très bonne revue qui s'appelle Autrement. Ils préparaient un numéro sur la Guadeloupe et ils m'ont demandé un papier, que j'ai fait, bien sûr! Et qui m'a été refusé malgré, était-il dit dans la petite lettre, malgré ses qua­lités littéraires. C'est vrai d'ailleurs, je l'ai relu, il est très bien écrit !

Mais ce que je dis dans ce papier à nos amis créoles, c'est que s'ils le voulaient, grâce à eux, pour une fois le soleil pourrait se lever à l'ouest, montrant comment est possible l'établissement de communautés sociales qui nous épargneraient le passage par ce pouvoir criminogène représenté par la mise en place d'un réfèrent parfaitement mythique,

5. La Célibataire n° 6, printemps-été 2002, «L'identité comme symptôme», Éditions EDK.

6. «Soleil, lever à l'ouest», que l'on trouvera dans La Célibataire n°6.

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

national, avec toutes les conséquences qui aussitôt s'enchaînent: c'est la machine qui se met en marche, c'est le Golem qui démarre, que plus rien ne peut arrêter, c'est parti ! Ce serait tellement formidable, ce serait tel­lement en avance, au lieu de courir toujours après, si ayant bien fait leurs comptes, ils prenaient la mesure de ceci, une collectivité, une vie sociale peut et doit se constituer sans nécessairement passer par cet accident cri-minogène que constitue cette référence que Freud avait essayé de tam­ponner, que Lacan a essayé de tamponner, comme on le voit et comme on le vérifie, évidemment sans grand succès...

Voilà pour ce soir et la prochaine fois ce sera, sous son aspect originel, ces merveilleuses pages de Freud sur la vie sexuelle de l'homme qui enri­chiront de façon directe et immédiate ce que j'ai évoqué pour vous ce soir.

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Séminaire XIX

du 11 Avril 2002

J 'ai évidemment reçu après le dernier séminaire des reproches très amicaux, évidemment contradictoires, du fait que j'avais mis tout le monde dans le même sac, que je n'avais pas respecté ce qui

devait être la bonne cause... Comment dire? Longtemps, j'ai beaucoup apprécié l'attitude tout à

fait remarquable de Lacan à l'endroit des passions sociales, qui mar­quèrent tout son parcours. Je l'ai connu en 1957. C'était une époque marquée par la guerre froide, en France, les conflits politiques étaient particulièrement vifs, l'extrême gauche était forte et entraînait la plus grande partie de la jeunesse pensante. Lacan a toujours traité ces passions de la Cité sans aucun recul, mais en essayant de faire valoir ce qu'appor­te, en ce domaine, un point de vue dont on peut dire, pour une fois légi­timement, qu'il est celui de la raison. Car en aucun cas on ne peut rele­ver les engagements qui se manifestent d'un côté ou de l'autre comme relevant de la raison. Ils ne relèvent même pas du prêt à penser, mais de ce qui se présente comme un message venu directement de l'Autre et qui s'impose à la pensée, qui évite d'avoir à penser. Ce type d'engagement n'implique pas le recours à la pensée, à la façon de poser un réel et d'en tenter une analyse. Puisque ces engagements ont l'agrément extrême d'être des messages qui viennent directement de l'Autre et dès lors confortent l'attitude, lui donnent évidemment une justification radicale, et sont en même temps reçus, pourquoi ne pas le dire ainsi ? comme une "bénédiction". C'est tellement agréable de recevoir un message de l'Autre, il vous téléphone d'un seul coup — alors qu'habituellement il est

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

aux abonnés absents, on a beau l'interpeller, le prier, l'invoquer (la fameuse pulsion invoquante), il ne dit pas grand-chose ! — tandis que là, dans une circonstance de ce type, il est injonctif, direct et, je dis bien, ne tolère pas qu'on se dérobe. C'est assurément vécu comme un envoi, une adresse privilégiée. Celui qui reçoit ce genre de courrier figure évidem­ment parmi les inspirés...

Il est chaque fois sensationnel de vérifier à quel point l'expérience à cet égard ne change rien. Je veux dire par là que les expériences poli­tiques et historiques ont beau se poursuivre et montrer qu'il n'y a pas eu d'engagement, pour la bonne cause évidemment, qui ne se soit révélé fautif... Si l'on veut bien m'en citer un, je m'empresserai de le noter. Ce qui ne veut pas dire que cela implique le désengagement, il n'en est pas question. Mais on ne peut pas s'empêcher de vérifier, et surtout pour tous ceux de ma génération, qu'il n'y a pas eu une seule juste cause qui ne se soit révélée mauvaise.

Je l'ai peut-être déjà raconté, je me trouvais un jour avec un homme politique, aujourd'hui un peu éclipsé, mais qui était tout à fait respec­table, éminent dans notre pays, et qui avait longtemps bénéficié d'une cote de popularité surtout parmi les jeunes. Je n'ai pas pu faire autrement que lui demander: «N'êtes-vous pas amené à vérifier au moment où votre carrière politique touche à son terme que vous, l'un des meilleurs, vous vous êtes toujours trompé ? Comment expliquer cela ? » Je vous assure qu'il s'agit d'un homme intelligent, cultivé... Comment est-ce possible ? Alors c'est à ce "comment est-ce possible ?" que le psychana­lyste a justement l'opportunité d'essayer de répondre.

Lacan s'est montré sage presque tout le temps — pas tout le temps ! Son seul moment d'exaltation, le seul moment où il a dérapé, c'est Mai 68, il a vraiment cru qu'il était le responsable. Il faisait à l'époque son séminaire sur L'actepsychanalytique. On a beau être un esprit bien posé, de constater précisément que ce qu'on est en train de raconter à son séminaire, la réalité sociale vient l'illustrer en se mettant brutalement à bouger, cela fait évidemment un choc. Comme en outre, il y avait dans son auditoire les grosses têtes des mouvements qui animaient Mai 68, il avait de bonnes raisons d'imaginer que, sans l'avoir voulu, il était le déclencheur de cette affaire. Nous reprendrons un jour son séminaire sur Uacte psychanalytique, interrompu justement au mois de mai et vous

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Séminaire du 11 avril 2002

verrez de quelle manière effectivement c'est troublant. C'est donc le moment où la réalité est venue coïncider d'un peu trop près avec le fan­tasme qui fait qu'il y a cru. Ça n'a pas duré trop longtemps, mais enfin, il y a cru.

Autrement dit, il savait comment répondre aux circonstances, non pas de façon frontale, mais par exemple en faisant son séminaire sur les quatre discours en réponse directe à ceux qui venaient de le chasser de l'École normale supérieure parce qu'il se permettait d'émettre des cri­tiques contre le marxisme. C'est pour ça qu'il a été viré de Normale, et les quatre discours sont ainsi la réponse à cette éviction, c'était sa manière à lui d'intervenir.

Ce qui sera plus modestement la mienne ce soir, et puisque nous sommes avant les vacances de Pâques, sera de vous proposer des T. D. Nous en ferons quelques-uns, c'est nécessaire en psychanalyse, à partir de ce que l'autre jour je voulais étudier avec vous, c'est-à-dire les deux chapitres de Freud consacrés, dans Y Introduction à la psychanalyse, à la vie sexuelle, « La vie sexuelle de l'hommex » et « L'évolution de la vie sexuelle2». Ce sont deux chapitres qui, on peut le dire — c'est bien là tout de même que se pose la question du cheminement des idées et de leur action sur le réel — ce sont deux chapitres qui ont assurément chan­gé la face du monde. Nous ne vivons plus dans le même monde après ces deux chapitres, mais leur intérêt pour nous n'est pas essentiellement dans cette constatation, il est plutôt dans ce qui est à la fois le génie de Freud engagé dans cette affaire et en même temps les impasses absolument remarquables qu'il tente d'esquiver. Si vous lisez attentivement, plume à la main, ces deux articles, vous voyez la nécessité dans laquelle Lacan fut pris d'avoir à introduire l'objet a. C'est effectivement chez Freud, qui ne l'a jamais formalisé comme tel, que Lacan trouve ici cet objet.

Freud fait d'abord remarquer ceci: si je vous demandais, dit-il, de me donner une définition de la sexualité, qu'est-ce que vous me répondriez ? Moi je vous pose la question, elle est tellement facile ! C'est tellement évident, définition de la sexualité, c'est quoi ? Vous en avez tous enten­du parler... Alors, qu'est-ce que c'est ?

1. Payot, p. 365, Gallimard, p. 385. 2. Payot, p. 387, Gallimard, p. 407.

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

Il est déjà admirable qu'il démarre par une question de ce type. Puisque vous ne répondez pas et que vous semblez éviter le problème, il répond à votre place en disant:

«On pourrait dire qu'est sexuel tout ce qui se rapporte à l'intention de se procurer une jouissance à l'aide du corps... »

Ça n'a l'air de rien, mais c'est déjà pas mal ! Et il ajoute «et plus particulièrement à l'aide des organes génitaux du sexe opposé. »

C'est ce genre de formulation qui permettra à Lacan, bien plus tard, de renverser la question et de demander à son auditoire: «Un corps, à quoi ça sert ? »

[Murmure dans la salle: «à jouir... »] Maintenant, vous êtes informés ! Un corps, ça sert à jouir. Vous voyez

que Lacan ne se donnait même pas la peine de préciser, puisqu'il n'en est plus besoin, qu'il pouvait s'agir d'une jouissance sexuelle. Mais vous voyez l'extension ! Toute jouissance procurée à l'aide du corps, c'est du sexuel. Vous pouvez faire de la bicyclette, ce que vous voudrez... Voilà. Et il va très vite tomber dans ceci, cette jouissance du corps se manifeste très tôt chez l'enfant (c'est aujourd'hui donnée publique) et sur un mode pervers, pervers puisqu'il s'agit de jouir nommément de l'objet chargé de satisfaire un orifice du corps, voire sur le mode auto-érotique de jouir directement de cet orifice. Donc présence de la sexualité. Vous vous dou­tez bien qu'à l'époque, tout ceci présentait quelques difficultés, mais courage et simplicité de Freud pour le faire valoir et bien dire qu'en aucun cas on ne saurait confondre sexualité et reproduction.

Mais la sexualité, cette fois-là spécifiquement génitale, celle qui passe par les organes sexuels, vient couronner cette évolution marquée par une organisation en jouissances partielles. La jouissance génitale vient les couronner et marque, avec la faculté de reproduction, la normalisa­tion de l'activité sexuelle chez Freud. Donc une évolution psychique et organique qui aboutit à un culmen venant marquer le terme, l'achève­ment, la normalisation, l'organisation adulte de la sexualité en tant que génitale. Je passe très vite car les points sur lesquels il insiste, au grand scandale évidemment du lectorat de l'époque, ne nous intéressent plus, la jouissance orale, la jouissance sadique-anale, etc. Tout cela fait partie aujourd'hui des lieux communs, ce n'est pas la peine de revenir là-des-

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Séminaire du 11 avril 2002

sus. En revanche, ce qui continue de nous intéresser, c'est que Freud puisse parler d'une jouissance normativée même si, dit-il, des manœuvres perverses peuvent préparer cette jouissance génitale et donc normale.

Freud conclut là où, en réalité, aujourd'hui la question s'ouvre. Elle s'ouvre sur ce postulat d'une jouissance sexuelle génitale achevée. Il fau­dra Lacan pour avoir le courage social de reprendre, sans craindre le scandale public, la question qui est vivante chez chacun, le fait que cette jouissance génitale témoigne d'un défaut, témoigne d'un ratage, aussi réussie puisse-t-elle être, question qui est au cœur du malaise du parlêtre et de son organisation aussi bien conjugale que sociale. Ce n'est pas dire grand chose que de rappeler l'insatisfaction au cœur de toutes les orga­nisations sociales, privées ou publiques... Si nous avions le privilège, au même titre sans doute que l'animal, d'avoir une satisfaction sexuelle achevée — je ne vais pas divaguer sur ce que serait une éventuelle orga­nisation sociale sous cet éclairage, ce n'est pas ça qui compte — il est clair que nous aurions un tout autre rapport à nous-mêmes, au monde, à autrui; entre autres, l'agressivité y perdrait sans doute beaucoup de ses raisons d'être.

Donc cette idée, chez Freud, que son école dite orthodoxe va reprendre avec le plus grand enthousiasme : il y a une maturité sexuelle à atteindre, à accomplir, à réaliser, ceci se proposant par exemple comme étant l'un des buts de la cure.

Un autre point ne manquera pas de vous arrêter, comme ça a été le cas pour moi à l'occasion de cette relecture. Freud isole très bien les divers objets partiels qui organisent, la jouissance orale: le sein, la jouissance sadique-anale: les fèces, il parle aussi, mais alors bizarrement sans le jus­tifier, d'un désir de voir et de savoir. C'est très étrange que ça vienne ainsi. Le désir de voir peut encore se centrer sur un orifice du corps, encore que l'on ne comprenne pas très bien ce qui peut le faire naître. Quel serait l'objet qui le ferait naître, ce désir de voir ? Connaissez-vous l'objet primitif organisateur du désir scopique chez Freud ? Il faudra Lacan pour raconter des histoires qui effarouchent... Le désir de savoir, c'est encore mieux ! On ne voit pas pour le spécialiste de l'anatomie, quel est au niveau du corps l'orifice qui serait justement chargé des fonctions

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Pour introduire a la psychanalyse, aujourd'hui

gnoséologiques... Alors d'où sort, le désir de savoir chez Freud, et quel serait l'objet premier organisateur du désir de savoir ?

En tout cas, Freud met en place l'organisation des jouissances par­tielles du corps à partir d'objets bien répertoriés et il avance cette jolie petite phrase que vous avez sûrement repérée, vous n'avez pas pu faire autrement :

«Les processus qui aboutissent au choix de tel ou tel objet sont assez compliqués et n'ont pas encore été décrits d'une façon satisfaisante. Il nous suffira de faire ressortir le fait que lorsque le cycle infantile qui précède la période de latence est dans une certaine mesure achevé, l'objet choisi — entendez ça ! — se trouve à peu près identique à celui du plaisir buccal de la période précédente3.

Vous n'avez pas compris, n'est-ce pas ? Alors moi non plus, je n'avais pas compris parce que ce chapitre est introduit de la façon suivante:

«Le développement sexuel pour aboutir à l'étape finale génitale, implique premièrement de renoncer à l'auto-érotisme, c'est-à-dire à la jouissance des orifices, deuxièmement d'unifier les différents objets des diverses tendances et les remplacer par un seul et unique objet.»

Nous sommes d'accord... «Ce résultat ne peut être complet, semblable à celui de son propre corps. Il ne peut également être obtenu qu'à la condition qu'un certain nombre de tendances soient éliminées comme inutilisables.»

Or, comment se met en place, puisqu'il faut tout vous expliquer, le choix de l'objet génital ? Nous avons parlé de l'objet oral, ou plutôt on n'en a pas parlé, de l'objet anal, on a parlé du désir de voir, du désir de savoir. Comment se met en place, qu'est-ce qui détermine le choix de l'objet génital ? Et c'est là qu'il répond de la manière suivante:

« Il nous suffira de faire ressortir le fait que lorsque le cycle infantile qui précède la période de latence, c'est-à-dire six-huit ans, est dans une certaine mesure achevé, c'est-à-dire a abouti au stade sadique-anal, l'objet choisi se trouve à peu près identique à celui du plaisir buccal de la période précédente,»

C'est-à-dire la période orale,

3. Payot, p. 365, Gallimard, p. 385.

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Séminaire du 11 avril 2002

«Cet objet, s'il n'est plus le sein maternel, est cependant toujours la mère. »

C'est quand même un tour de force incroyable pour s'efforcer de rendre compte de quelle façon, à partir de ce qui était jusque-là des choix objectaux, s'isole la figure qui sera le support de la jouissance génitale ! C'est-à-dire la mère, avec le sein, disons, sur le mode métonymique. Si ça ne vous surprend pas ou si ça ne vous fait pas dresser les cheveux sur la tête, moi, je vous trouve bizarres... parce qu'une telle assertion est évi­demment insoutenable, ou alors elle est éminemment névrotique, de penser que l'amour de la femme n'est possible que parce qu'elle est por­teuse des appendices mammaires qui furent ceux justement... de ma mère!

Tout ceci pour vous montrer de quelle manière la démarche de Lacan a suivi Freud pas à pas. Freud fait intervenir là le complexe d'Œdipe, c'est-à-dire le fait que la mère en tant qu'interdite va constituer le sup­port du désir génital. Je vous signale que c'est à cet endroit, dans le cha­pitre xxi que vous trouvez les rares pages de Freud consacrées au com­plexe d'Œdipe. Il n'y en a pas beaucoup, là-dessus, ce qui veut donc dire de quelle façon c'est bien la séparation avec l'objet désiré qui se trouve agencer, susciter, être le moteur du désir et cela aussi bien pour les jouis­sances dites "partielles" que pour la jouissance génitale.

Alors Lacan interroge, qu'est-ce qui fait de la mère la figure centrale dans l'organisation du désir ? Sa réponse est tout à fait différente de celle de Freud. S'il fait porter la valeur génératrice quant au désir, de la sépa­ration, s'il la fait porter sur l'objet, Lacan ne la fait pas pour autant por­ter sur la séparation d'avec la mère. C'est cela, dans sa théorisation, qui est étrange, et il faudra quand même qu'un jour, vous m'expliquiez pourquoi... Il dit que si l'image maternelle est venue supporter pour l'enfant son désir, c'est que c'est la première image à laquelle il s'est trou­vé affronté, autrement dit, c'est dans un dispositif qui est davantage celui du stade du miroir, de la phase du miroir, qu'il met en place le caractère captivant de Y imago féminine, de Y imago maternelle. Il ira même jusqu'à évoquer le fait que s'il se trouve que pour des raisons domestiques diverses, l'enfant a été élevé par des figures masculines par exemple, comme cela s'est pratiqué dans quelques circonstances coloniales, cela a forcément des incidences sur le choix de l'objet sexuel.

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

Je vous signale cela au passage parce que je trouve que c'est un point particulièrement délicat de la théorie et qu'il mérite de votre part plus et mieux que simplement le suivisme ordinaire, je veux dire répéter, avan­cer des arguments d'autorité, etc. Ce point-là et la question de savoir pourquoi Lacan ne donne pas à la phase œdipienne la place centrale dans l'organisation de la génitalité que lui donne Freud — je préciserai une autre fois laquelle — cela justifie aussi bien votre attention que votre réflexion. En tout cas, Freud conclut ce chapitre en disant que la névrose consiste dans le fait de n'avoir pu accéder, pour un sujet, à la génitalité, autrement dit d'être resté coincé au niveau des étapes antérieures, à par­tir de craintes qui sont justement organisées par le complexe d'Œdipe, et en particulier la crainte du Père. Il dira donc que le complexe d'Œdipe peut être considéré comme le noyau des névroses, elles sont donc un échec de l'aboutissement du complexe d'Œdipe puisqu'il nous dit que

«La grande tâche de l'individu consiste à se détacher de ses parents et que c'est seulement après avoir rempli cette tâche qu'il pourra cesser d'être un enfant pour devenir membre de la collectivité sociale.4»

Alors je ne sais pas si c'est très répandu, si cette grande tâche qui consiste à se détacher de ses parents est accomplie d'une façon générale — d'ailleurs il faudra également que vous me disiez ce que vous enten­dez par "adulte", ce qui vous permet de distinguer un enfant et un adulte. Mais à partir de ce point, c'est-à-dire le caractère organisateur du complexe d'Œdipe sur les névroses, je vais essayer très rapidement de vous montrer de quelle façon aujourd'hui ce dispositif se trouve renou­velé et démenti.

Je vais vous en parler à partir de ce qui pouvait sembler un fait divers, qui est forcément venu à vos oreilles, un fait divers jusqu'au moment de constater que le Journal réputé sérieux de la presse parisienne en faisait son titre de première page comme s'il s'agissait d'un événement de société majeur, cela concernant cet acte meurtrier commis au cours d'une session du conseil municipal de Nanterre, dans la nuit du 26 au 27 mars, il y a quinze jours, vous avez tous vu ça ! et de la part de ce garçon qui s'est pointé à cette réunion avec des armes, a descendu plusieurs

4. Payot, p. 408, Gallimard, p. 427.

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Séminaire du 11 avril 2002

membres de l'honorable société et a décidé de se supprimer lui-même, ce qu'il a finalement réussi à faire, comme vous le savez, une fois qu'il a été entre les mains des policiers.

Une question se pose à tous ceux que ce genre d'événements interro­ge, qu'est-ce qui peut se passer, pour qu'un homme jeune se livre à un tel acte ? S'agit-il de l'acte d'un psychotique, ce qui du même coup ferme la question puisque s'il est fou, s'il est aliéné, son geste ne nous concerne plus ? Donc, question, cet homme jeune est-il un aliéné ? Ou bien est-il prototypique, exemplaire d'une disposition subjective dont il ne serait lui-même qu'un modèle, un représentant ? Cas qui serait évidemment pour nous tous beaucoup plus intéressant... Comment est-ce qu'on en vient là ? Dans la mesure où la presse a cru devoir donner à ses carnets et à son histoire une telle place — pour une raison d'ailleurs que j'évoque­rai dans quelques instants — on est tout à fait capable de voir de quelle façon cet œdipe que Freud repérait comme organisateur des névroses se présente aujourd'hui sous un jour qu'il n'avait assurément pas soup­çonné.

La première constatation que vous avez pu faire, ceux d'entre vous qui ont lu ces documents, c'est qu'il ne s'agit assurément pas d'un psy­chotique, on peut dire qu'à aucun moment, on ne trouve, dans ce qu'il écrit ou dans ce qu'il a déclaré, la trace de ce qui serait une psychose. En revanche, on voit se mettre en place un dispositif psychique extrême­ment classique et tout à fait simple qui est une relation binaire qui le lie à sa mère et une autre relation binaire qui le lie à un ami, son seul ami. On voit ainsi, cela se dessine au tableau évidemment, le double axe d'une relation avec un grand Autre et la relation avec un semblable, un petit autre.

Il passe son temps à s'accabler, à accabler sa nullité, il se déprécie, il s'auto-déprécie et se plaint entre autres de ce qui est, à l'évidence, son incapacité à assumer un statut viril, à être un homme; et tout porte à croire que ce propos qu'il s'adresse à lui-même, auto dépréciatif, lui vient de ce grand Autre, c'est-à-dire lui vient directement de sa maman. Car après tout, on connaît d'autres dispositifs psychiques du même type, mais dont le résultat est modifié du tout au tout lorsque la maman au contraire traite son produit avec suffisamment d'éloges, de compli­ments et d'amour qui lui garantissent un narcissisme blindé — il aurait

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

pu se tirer dessus, il ne lui serait rien arrivé ! — et à toute épreuve. Si vous faites attention à la façon dont il se parle à lui-même, dont il se traite lui-même, vous pouvez sans grande difficulté entendre la voix maternelle, pour des raisons qui ne nous importent pas, et on ne sait pas non plus pourquoi, elle avait vraisemblablement contre lui un grief qui était peut-être... peu importe! Mais en tout cas, ce que je vous avance ici se tient avec la plus grande certitude.

De la même façon, cette relation binaire avec son seul ami, un ami qui vraisemblablement se trouvait comme lui dans cette quête d'une assomption virile. Je vous passe, mais vous avez pu le voir, toutes les aventures picaresques de ces deux personnages, tous les champs de bataille sur lesquels ils ont essayé de se rendre afin de venir s'inscrire dans ce qui aurait été enfin une action collective héroïque, cet ami, effrayé par l'investissement transitiviste qu'opère sur lui Richard, effrayé par l'intensité de la demande, de l'appel qui lui sont adressés, finit donc par se dérober, disparaître. Le seul ami !

C'est peu de semaines après la rupture avec cet ami que Richard va se livrer à son entreprise. Cette entreprise a-t-elle un nom ? Elle a un nom, elle s'appelle un acting out. Elle s'appelle un acting ouï dans la mesure où il s'agit de faire voir, où il s'agit de montrer, où il faut qu'il y ait du spectacle, il faut qu'il y ait des spectateurs. D'ailleurs, comme c'est rap­porté, deux ans plus tôt il en avait fait voir également à sa psychothéra­peute exhibant un pistolet devant elle, ce qui avait été signalé.

Pourquoi ceci nous intéresse-t-il ? Et très précisément dans le cadre de ce que je suis en train de reprendre avec vous, en particulier sur cette place centrale qu'accorde Freud au complexe d'Œdipe comme organisa­teur des névroses ? Puisque dans ce cas, ce dont souffre Richard, ce n'est en rien de la présence d'un père puisqu'il n'y en a pas. Ce n'est pas non plus, ce qui l'aurait rendu psychotique, de la forclusion du Nom-du-Père, bien que dans son parcours — mais est noté, publié ce que les jour­nalistes jugent intéressant — on ne voit pas ce qui aurait été à un moment donné chez lui la fixation transférentielle sur une figure mascu­line. On ne le voit pas, mais enfin ! cela a pu peut-être exister.

Ce que l'on voit avec la plus grande netteté, c'est chez lui le défaut du réfèrent dans l'Autre qui lui aurait sûrement permis par un effet identi-ficatoire de tenir tête à sa mère, de ne pas être aussi captif et livré au pro-

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Séminaire du 11 avril 2002

pos maternel. Autrement dit, ce cas peut, et je le crains, être considéré comme exemplaire, exemplaire d'une situation, d'une disposition psy­chique où aujourd'hui fait défaut ce réfèrent qui aurait permis l'organi­sation d'un complexe oedipien, voire d'une névrose répertoriée, car celle-ci ne l'est pas encore très bien. Les psychiatres vont avoir tendance à ranger ça dans les psychopathies, ou dans les borderline, ce qui ne veut pas dire grand chose. Ce cas mérite évidemment beaucoup mieux et beaucoup plus, beaucoup mieux et beaucoup plus parce que son geste s'inscrit évidemment dans une série très contemporaine, très actuelle, où il s'agit de se faire exploser pour se faire reconnaître, comme si, faute de pouvoir être reconnu par autrui, respecté, apprécié, honoré, d'être aussi virilement capable — il semble se plaindre justement de son incapacité sexuelle, il est vraisemblablement impuissant — faute de cette possibili­té, l'issue qui vient là se présenter est celle de l'action spectaculaire par laquelle on montre comment, supprimant une vie inutile, en même temps se trouve validé, mais pour qu'aussitôt cette validation s'annule, s'étouffe, disparaisse dans l'explosion, se trouve validé celui qui aurait pu être.

Lorsque pour ma part j'ai entendu cette histoire, à la radio d'abord, je me suis posé deux questions. La première, lui avait-on prescrit du Prozac, qui est, comme nous le savons, le grand produit qui permet de lever les inhibitions ? Je n'ai donc pas été surpris de vérifier qu'il avait du Prozac dans le sang, pas beaucoup mais ça témoigne qu'il en prenait.

N. Majster - Il en avait absorbé deux tablettes juste avant de passer à l'acte...

Merci, Nathanaël, je ne m'étais pas trop trompé là-dessus... La deuxième question. Je me suis dit, voyons, quel va être le suivant ?

Dans le journal, moi il m'arrive de lire un peu le journal, plus beaucoup mais je le lis quand même : « Un policier a été tué par un forcené dans les locaux du commissariat de Vannes, il a tiré une rafale de Kalachnikov après un accrochage avec des automobilistes. » Lui était sous alcool

Je me suis dit qu'en accordant cette place à cette histoire, qui est évi­demment dramatique et hautement instructive mais qui serait supposée rester une histoire singulière, en lui accordant cette place sur la première page, la vedette ! Loft story ! je me suis dit que c'était vraiment une pro­vocation pour que ça continue.

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Pour introduire a la psychanalyse, aujourd'hui

Je peux dans ma pratique entendre ce que la lecture de ces propos peut évoquer, susciter comme sympathie. Peut-être y aura-t-il bientôt un club au nom du gars, il le mérite, je trouve, hein ? La question pour ne pas trop nous laisser fasciner par les circonstances régionales ou très locales {N'enterre^ évidemment le signifiant est lourd mais quand même !) pour ne pas nous laisser fasciner par ces conditions locales, nous ne pouvons pas méconnaître qu'aujourd'hui le nombre d'existences ainsi inutiles, en surnombre, sans vocation, sans destination, que ce nombre, du fait du progrès scientifique, va effectivement grandissant, en dehors, je dis bien, de toute autre considération, et que nous allons être ainsi amenés à reprendre du complexe d'Œdipe une disposition par défaut que Freud n'avait évidemment pas du tout prévue.

Bon. Alors, à après les vacances ? À bientôt !

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Séminaire XX

du 2 Mai 2002

Il y a des informations qui déferlent sur vous. La question est de savoir ce en quoi elles vous incitent à penser, ou pas, de savoir en quoi elle vous permettent, ou pas, de vous faire un jugement sur la

situation. Ces dites "informations" témoignent d'une appréciation du lecteur, de l'auditeur, du voyeur, une appréciation qui n'est pas très flat­teuse pour lui. Je crois que des psychanalystes peuvent s'interroger sur ce qui reste notre fragilité, voire notre débilité à l'endroit de tout ce qu'ainsi nous recevons, et dont le rapport avec la réalité des faits n'est pas toujours facile à entendre ou à comprendre.

Dans une précédente soirée, j'avais évoqué ce que j'appelle le prêt à penser. Autrement dit, il y a un degré zéro de la pensée. Il n'est pas néces­saire de penser pour avoir des idées, surtout bien sûr si elles sont parta­gées ! Mais ce soir, dans le cadre de cette introduction, ce à quoi je vou­drais vous rendre sensibles, c'est qu'il y a non seulement du prêt à pen­ser chez chacun d'entre nous, bien sûr, mais de façon beaucoup plus pré­cise et qui me paraît plus intéressant, il y a contrainte à penser.

Il y a chez chacun d'entre nous ce que Freud a relevé à propos de la névrose obsessionnelle : des pensées imposées. C'est dire que tout être normalement constitué, c'est le cas de le dire, se voit ainsi le dépositaire de pensées qui lui viennent. Certaines, tout à fait à l'exemple de l'ob­sessionnel, risquent de lui paraître déplaisantes, pensées qu'il rejette, qu'il refuse ou dont il s'étonne, pensées qu'on aurait envie de dire ano­nymes, mais qu'il est invité à endosser, à assumer, et avec assurément un certain sentiment de réconfort lorsqu'il les assume, sentiment de récon-

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

fort lié à l'idée d'être en accord avec l'Autre, avec le grand Autre. Ces pensées imposées, comme je veux essayer de vous le faire valoir, ne serait-ce que justement pour faire que la vôtre soit peut-être plus déga­gée de ce type de contraintes, ces pensées imposées peuvent revêtir deux aspects qui, je crois, n'ont pas été jusqu'ici bien individualisés. C'est important, les pensées imposées. Vous n'avez rien à faire! Ça vous arrive tout cru et vous vous sentez plutôt mieux lorsque justement vous les endossez.

Je voudrais d'abord attirer votre attention sur le fait que le signifiant a par lui-même, et Lacan insiste beaucoup là-dessus, un caractère maître. Nous n'aurions pas affaire à des maîtres, qu'il s'agisse du champ poli­tique ou religieux, s'ils n'étaient introduits par le fait que le signifiant s'impose à chacun d'entre nous avec ce caractère d'impératif, de com­mandement, dont l'expression la plus élémentaire, la plus simple s'ex­prime dans le registre de "tu vas maintenant faire ceci, ou faire cela", forme de dialogue intérieur si banal mais où il est de règle que le sujet ne s'interroge aucunement sur le lieu d'où lui vient cette adresse impérati-ve avec laquelle il peut discuter, ou vis-à-vis de laquelle il se dérobe.

Cette remarque nous introduit à la question qui nous intéresse, celle des pensées imposées. Ces commandements venus ainsi du champ de l'Autre, du grand Autre, ont un caractère d'autant plus abusif et impé­rieux que, c'est l'expérience clinique qui le montre, le grand Autre n'est pas bridé par la castration. Toute l'expérience des psychoses, aussi bien celle de la névrose obsessionnelle, nous montre que ces impératifs venus du grand Autre et qui s'adressent à un sujet qui n'en peut mais, sont d'autant plus virulents, impérieux, harcelants, voire absurdes qu'ils ne sont pas bridés par la castration qui, en quelque sorte, pacifie cet aspect impératif du signifiant en ménageant un réel, le réel faisant ici limite, fai­sant bord, faisant obstacle, ménageant l'espace autorisé à ce qui vient brider le pouvoir du signifiant. Ce réel, donc, marque la limite du pou­voir du signifiant, sans pour autant par la castration lui faire offense, il vient le brider dans la mesure où ce réel est du même coup celui qui va se prêter à abriter les objets de la jouissance sexuelle.

Me référant toujours à la clinique des psychoses, je vous rappelle cette opération de pacification introduite par la castration, j'ai déjà évoqué cette image que Lacan donne du phallus comme étant cet os qui vient

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empêcher la gueule du crocodile de claquer, de se refermer sur le sujet, de telle sorte que cet impératif ménage, respecte par le biais de la castra­tion, la place d'un sujet en tant que divisé. Cette division, nous le véri­fions chaque jour en clinique, n'est pas du tout une opération obliga­toire. Un sujet peut être complètement absorbé, sans retrait, sans recul, sans aucune division, eu égard aux signifiants qui viennent le concerner ou l'assaillir. Je le souligne ici, je fais ce rappel dans cette brève intro­duction, il y a dans le signifiant toujours un argument d'autorité. Vous pouvez prendre le mot "liberté", il s'imposera au même titre que les autres, avec la même autorité, c'est-à-dire du même coup ne vous en lais­sant pas la moindre...

Cet argument d'autorité s'impose donc comme tel, et sans aucune explication. Nous cherchons toujours des explications, bien sûr, à ce qui arrive, à ce qui nous arrive, mais il y a là un trait qui est propre au signi­fiant, et qui se dispense de toute explication sauf — c'est l'une des façons évidemment de rationaliser, j'ai toujours évoqué le fait que la religion était une entreprise rationaliste au même titre que celles qui se pro­posent, qui s'avancent dans le registre profane — sauf évidemment si l'autorité du signifiant se réfère à cette instance qui pour nous s'isole comme étant celle du Père mort.

Ce point pour essayer de vous faire valoir que dans le cas de figure le plus ordinaire, le cas du névrosé normal (lorsque cette autorité du signi­fiant se réfère ainsi à une instance dans le réel qui vaut comme Père mort), surgissent pour nous des pensées qui se produisent chaque fois que la réalité nous semble en discordance ou réfuter la loi qui se réfère à ce Père mort. Chaque fois que la réalité vient présentifier ce qui serait un désordre contraire à cette loi, aux moeurs, un refus de la dette, chaque fois viennent émerger, chez le sujet dit normal, des pensées imposées qui ainsi dénoncent ce désordre comme contraire à ce qui paraît l'établisse­ment ordinaire et régulier du monde.

Je vous fais remarquer tout de suite qu'il en est de même dans tous les cas lorsque surgit la figure de l'étranger, dans la mesure où l'étranger est une anomalie dans l'espace ménagé par ce Père mort puisque sa seule présence suffit à venir border son pouvoir d'un réel non plus amical comme le précédent, ménagé pour la jouissance, mais d'un réel qui à tout instant risque de paraître hostile ou antagoniste et conflictuel. Je veux

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

dire par là que ce que Ton appelle la xénophobie est un élément ordinaire de ces pensées normalement imposées.

Il est étrange de ne pas reconnaître que ces pensées imposées dans la position où je les situe — je vous en évoquerai tout à l'heure d'autres beaucoup plus surprenantes — ces pensées imposées relèvent très direc­tement de ce que l'on appelle le discours du maître. Il suffira que ce dis­cours du maître trouve une voix, v.o.i.x., pour lui donner sa pleine dimension, puisque autrement ces pensées restent silencieuses, tacites, implicites, je peux toujours les écarter, les réfuter... je m'en débarrasse, je me dis "non ! mais comment je fais pour avoir des idées pareilles, des réactions pareilles, des réflexes pareils!" Mais il suffira que ce discours du maître trouve la voix qui viendra le révéler (le terme est à souligner) à tous pour qu'il puisse prendre valeur de discours collectif, c'est-à-dire organiser une communauté dans le partage de ce même discours et son­ner le rassemblement. Dans la mesure où il est irréfutable, irréfutable puisque directement branché sur ce qui vient du grand Autre, il reçoit ses sources, ses informations, et ses indications de première main — d'une première main que tout le monde, tout de suite, comprend. Pas besoin d'avoir fait d'études pour cela ! Il suffit de partager une langue commune. Dès lors, il devient irréfutable et peut évidemment conduire à tous les passages à l'acte...

Ce qui témoigne, je crois, de notre faiblesse mentale. Prenez par exemple les ouvrages qui sont souvent fort documentés, bien faits, forts savants, sur la venue au pouvoir des dictateurs récents, modernes; jamais aucun de ces historiens n'en revient à ce qui est la matérialité simple du processus élémentaire. À savoir que dans une période de désordre, de crise sociale, à un moment où justement le lien social se trouve distendu, les places se trouvent confuses, les volontés cessent d'être collectives, il suffit d'un individu qui soit assez sensible à cette situation pour donner voix à ce discours du maître et pour, par des moyens éventuellement légaux comme on le sait, être en mesure de venir au pouvoir.

Les dictatures ne s'établissent pas sans une rhétorique que des ana­lystes peuvent parfaitement individualiser, distinguer, c'est elle qui gagne, c'est elle qui fait entendre le clairon. La seule chose à ajouter à cette rhé­torique, à y ajouter, à y faire intervenir, c'est de lui donner cette oralité qui spontanément lui fait défaut et dès lors est capable de faire nombre.

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Séminaire du 2 mai 2002

Pour détendre un petit peu l'atmosphère, pour parler un peu d'autre chose, je vous ferai la remarque suivante. On s'est volontiers interrogé sur ce qui faisait, ou pas, la spécificité de notre association, ici, celle qui nous reçoit, qui vous reçoit, et il est tentant de lui attribuer le fait qu'elle relèverait, qu'elle graviterait autour de ma présence. Ce que tout ceci permet assez bien de repérer, c'est que ce qui fait la spécificité de notre association, c'est justement qu'elle a, à l'endroit du Père mort, une posi­tion qui n'est pas celle du névrosé, qu'elle n'a jamais confondu l'analyste ou les analystes, que ce soit Freud ou que ce soit Lacan, avec un père. Dès lors, à l'endroit de ce qui est ici interrogé, ces pensées imposées et le discours du maître, elle est dans une position certes toujours soumise à des aléas mais qui fondamentalement est plutôt saine; et qui peut-être, à ce titre, la distingue assez de ce qui se passe dans d'autres groupes, groupes où les sentiments, qu'ils soient d'amour ou de haine, tentatives de s'écarter, de se détourner... où toutes les positions que nous connais­sons à cet égard sont peut-être davantage à l'œuvre, actives. Je ne pour­rais que me féliciter du fait que dans notre groupe, il semble que, sur ce plan, nous ne soyons pas aussi directement branchés sur les effets de ces pensées imposées.

Encore une question que j'évoque là, toujours en passant, qu'est-ce qui fait la consistance d'une pensée ? Qu'est-ce qui fait que vous puissiez avoir à ne pas céder dans votre pensée, alors même que vous n'iriez pas chercher cet appui, cette référence dans l'instance qui dans le grand Autre vient servir de réfèrent au discours du maître ? Quels sont les moments où vous avez à accepter de modifier votre pensée, car après tout rien ne vous garantit que vous soyez dans ce qui serait juste, et quels sont les autres moments où vous pourriez tenir que c'est pur abandon et que c'est pure lâcheté ?

Voilà, je crois, le genre de questions auquel cette mise en place que j'opère nous permet de réfléchir. Il serait sympathique qu'un jour nous puissions en débattre puisque à la fois nous espérons d'une pensée qu'elle soit ferme... je n'ose pas reprendre le terme de "consistante". Lacan disait que la consistance d'une pensée scientifique était essentiel­lement de l'ordre de l'imaginaire, ce qui n'est pas péjoratif. Il faudrait que ceux qui se réclament de l'enseignement de Lacan conviennent de ce qu'ils reconnaissent comme étant une pensée ferme, mais ferme à bon

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

escient, non pas de l'obstination, de la paranoïa, de la rigueur, de la rai­deur, de l'entêtement... Une pensée qui se défend comme telle, à juste titre, de ce qui est la pensée adaptée, celle qui va au-devant de toutes les réussites à partir du moment où l'entourage semble les espérer.

Je vous laisse ça un petit peu en attente, mais j'espère que certains d'entre vous auront envie d'y réfléchir un peu.

J'étais donc en train de vous dire qu'il y a, chez chaque individu dit normal, des pensées qui s'imposent à lui et dont j'ai évoqué le caractère très précis, très simple, des pensées qui s'imposent à lui dès lors qu'une situation de crise sociale vient désavouer ce discours qui constitue, il faut bien le dire, son amarre phallique, qu'il soit homme ou qu'il soit femme. Et il suffit, je le dis bien, qu'il y en ait un qui ait l'audace, ce propos, de l'affirmer, pour que cela puisse faire nombre, voire faire armée comme on l'a déjà vu.

Je vous dis tout ça pour que nous reprenions bien la mesure de ce que Lacan essayait de faire quand il marquait que le sinthome est organisé par la référence à ce Père mort et de quelle manière, je l'ai déjà plusieurs fois évoqué, il a essayé d'étudier la possibilité d'une normalité — puis­que tout ce que je dis, c'est de l'ordre du normal — avec les consé­quences que l'on sait. Il a essayé d'étudier une normalité qui ne serait pas ainsi entamée, mangée par ce type de symptôme.

Il y a un autre discours — cela n'a pas été encore articulé, vous allez avoir une primeur qui va sans doute un peu vous surprendre —, il y a un autre discours susceptible de se présenter au même titre que les précé­dentes pensées imposées, c'est-à-dire de fonctionner lui aussi comme pensée imposée, susceptible lui aussi de faire masse, de faire nombre, c'est même un discours que nous avons mis à l'étude pour un prochain colloque, celui de l'hystérie collective.

Sans doute faut-il un peu d'audace (mais elle ne nous manque pas), un peu d'audace pour montrer de quelle manière le sujet qui est l'effet de la division mise en place par le discours du maître, ce sujet $ qui n'a donc pas voix au chapitre, qui n'a pas droit de figuration dans le champ de la réalité et ne peut s'exprimer qu'en se donnant à entendre ou par signes, ce sujet en souffrance $ qui en appelle justement au Père à constituer ou à réveiller et qui viendrait l'autoriser... eh bien, l'expérience clinique

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Séminaire du 2 mai 2002

nous apprend qu'il suffira qu'il y en ait un ou une qui donne à sa reven­dication voix entière pour que des phénomènes de rassemblement par identification puissent se faire à partir de cet appel, et que nous ayons à partir de ce phénomène des effets sociaux qui ont largement eux aussi marqué l'Histoire. Le seul problème, ne serait-ce qu'à le vérifier lorsque vous vous référez à l'écriture des discours, c'est que cette revendication subversive, subversive du discours du maître établi et au nom de ce qui est en général un maître qui serait de justice, eh bien, ce discours qui va se présenter pour un certain nombre de sujets comme étant pas moins des pensées imposées, ce discours est un appel au maître, un appel à ce que vienne le vrai maître. C'est de la sorte que s'établit une fâcheuse compli­cité entre les pensées imposées des uns et les pensées imposées des autres.

Je voudrais, ce soir encore, attirer votre attention sur le caractère émi­nemment matriciel de la formule lacanienne selon laquelle « le signifiant est ce qui représente un sujet pour un autre signifiant». Voilà le genre de formule qui est passé dans le moulin des idées reçues. Or, si nous sou­haitons déchiffrer un instant ce type d'événements, de circonstances auquel nous sommes confrontés, je vous incite à rafraîchir, à vous éton­ner pendant quelques minutes de cette formule, et à essayer d'apprécier tout le prix qu'elle peut avoir pour vous guider dans ce qui se produit.

« Le signifiant est ce qui représente un sujet pour un autre signifiant. » Le signifiant ne représente pas un objet, il ne représente pas un sens, vous voyez tout de suite qu'on n'est pas chez Saussure, on n'est pas chez Chomsky.

« Le signifiant, c'est ce qui représente un sujet. » Il le représente, il ne le désigne pas, il ne le connote pas, mais il le représente, et il le représente «pour un autre signifiant», l'accent est ici à porter sur "autre". Je m'étonne parfois que Lacan n'ait pas dit que le signifiant représente un sujet pour un signifiant Autre. Car les deux signifiants ne sont pas dans le même espace. Il y a une hétérotopie entre S! qui appartient au champ de la réalité, et S2 qui appartient au champ du réel.

Vous vous souvenez de cet article sensationnel de Freud sur la Verneinung, La dénégation1, où il évoque le processus de la Bejahung,

1. « Die Verneinung », 1925, trad, in Résultats, idées, problèmes, t. II, sous le titre « La néga­tion», P.U.F., 1985. Autre trad. et commentaires, in Le Discours Psychanalytique, lrc

série n°3, disponible à PA.L.I.

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

ce moment où l'enfant fait le tri entre ce qui est digne de figurer dans le champ des représentations et puis ce qu'il en évacue, ce dont il ne veut pas. L'enfant sélectionne pour le réserver au champ de la représentation tout ce qui est phalliquement marqué, il rejette ce qui lui semble dépour­vu de la marque phallique. Ce sont toutes les histoires que vous connais­sez par cœur du rapport des petits garçons avec les petites filles... Il n'admet dans le champ des représentations que ce qui est phalliquement marqué, c'est-à-dire ce qui est donc marqué par la castration. S! est ainsi ce qui est digne de figurer dans le champ justement des représentations. Et ce qui peut le nouer à un autre signifiant, c'est ce pacte, à un signifiant en tant qu'il vient qualifier ce qui est relevé dans le réel, ce qui le noue à lui, c'est bien entendu la promesse d'une possible jouissance. C'est ça, l'intervention pacifiante du Nom-du-Père.

Donc «le signifiant représente un sujet», et Lacan le souligne plu­sieurs fois, pas pour un autre sujet. Autrement dit, vous allez en voir la conséquence absolument déplorable : pas d'intersubjectivité. On ne peut pas discuter de sujet à sujet, ça, c'est bien embêtant ! Le dialogue qui s'installe va passer par la mise en place d'un sujet. Un sujet pour les deux, c'est ça aussi qui est étrange ! Pour le dire autrement, du même coup, le possible désir commun qui réunit l'un et l'autre, la nature de ce désir étant évidemment très large.

« Le signifiant est ce qui représente un sujet pour un autre signifiant. » Mais lequel représente le sujet pour l'autre ? Parce que ce sujet $, est-il masculin, ou est-il féminin ?

Il est amusant de penser que c'est peut-être bien de la position du sujet qu'a pu naître la catégorie grammaticale du neutre. Il n'est ni l'un ni l'autre, ce sujet, il est simplement représenté par l'un pour l'autre, autrement dit, ce sujet en tant que tel n'a pas de sexe. Mais évidemment, il peut être représenté par S\ auprès de S2, il peut s'autoriser du discours du maître pour se faire valoir auprès de S2 mais il n'y a évidemment aucun inconvénient à ce qu'il se fasse représenter par S2 auprès de S^

Il se trouve que ce sujet un, unique, entre Si et S2, produit par le signi­fiant, n'est pas le même selon qu'il se fait représenter par Sj ou selon qu'il se fait représenter par S2. Le jeu social ordinaire dont la complexi­té exige de la part du sujet des adaptations permanentes implique qu'un sujet puisse alternativement se faire représenter par S^ ou par S2 selon les

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Séminaire du 2 mai 2002

circonstances. On va même dire que lorsqu'il ne peut, n'accepte de se faire représenter que par Si par exemple, il a une raideur un peu suspecte.

Je vous invite quand même à remarquer que de se faire représenter par Si ou par S2, ce n'est plus du tout le même sujet ! Il est topologiquement le même, mais son expression est complètement différente puisque dans le cas de Si, il relève, et j'ai déjà attiré votre attention là-dessus, d'une logique parfaitement constituée à partir de ce qu'elle isole comme impossible. Le Si se soutient d'un réel qui fonde donc là un impossible, avec tout l'ordre des exclusions nécessaires : on ne peut pas faire coexis­ter a, et non a, c'est ou bien <#, ou bien non a.

Et puis S2 où évidemment manque au signifiant l'autorité, le réfèrent qui lui permettrait de faire valoir son pouvoir de représentation avec d'autre part le défaut dans ce domaine, dans ce lieu, d'un impossible constitué. De telle sorte que nous sommes ici dans un domaine qui ne relève plus de la logique, puisque aussi bien a que non a peuvent coexis­ter ou se suivre sans que cela ne constitue aucune faute. Avec le problè­me de l'autorité à laquelle ce signifiant pourrait se référer pour se faire valoir dans le champ des représentations, ne trouvant de meilleur appui que l'excès porté sur le $, c'est-à-dire trouvant son réfèrent dans le $9 dans ce sujet à produire, à mettre sur la scène comme pure béance, comme pure faille, comme pure infirmité, comme pure maladie, comme pur défaut, comme pur manque, comme pur trou, et venant fonder, asseoir l'autorité de cette représentation qui donc serait indépendante de cette conjonction rendue possible par la jouissance, par ce qui lie St et S2 mais qui se réclamerait de son autonomie, du pouvoir de son domaine propre.

Je vous fais ce rappel, ou ce développement, pour vous faire valoir que c'est justement lorsqu'il n'y a plus entre Si et S2 ce TISSU CONJONCTIF, tiens ! voilà une jolie métaphore, ce tissu conjonctif qui par le biais de la jouissance sexuelle assure leur solidarité, c'est dans les moments de cette dissociation que, plus que jamais, le discours du maître peut se faire entendre et, dans cette adresse, se trouver repris, multiplié, répercuté de sorte à faire masse, à faire nombre.

Vous voyez comment, de l'autre côté, c'est effectivement le discours hystérique qui peut prendre cet aspect collectif que j'évoquais tout à l'heure, le problème étant que, à vous le présenter de la sorte, apparaît

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

aussitôt la solidarité profonde qui les unit et rend compte assurément de ce qu'on n'a pas encore connu jusqu'ici, pas repéré dans l'Histoire, de subversion qui n'ait fait que précéder l'éternel retour du même...

Exceptionnellement, pour quelques brèves minutes, puisque je vois tant de perplexité sur vos visages, est-ce que vous auriez une question à poser ?

Vous n'êtes pas contents ? En tout cas, je peux vous dire (puisque je vous ai cloué le bec) qu'au Brésil, là où j'étais, je me suis trouvé devant un auditoire dont la moyenne d'âge devait être un peu plus jeune que la nôtre, c'est-à-dire vingt-cinq, vingt-six ans, un auditoire nombreux, venu d'un peu partout. J'avais à parler des nouvelles formes cliniques, ce qui n'était pas facile puisque pour cela, encore fallait-il déjà être d'accord sur les anciennes, sur la structure des anciennes. Cette classe d'âge entend aussitôt, et je ne leur ai pas fait de cadeau, pas plus que je ne vous en fais. Ma surprise a été de constater qu'à douze mille kilomètres de dis­tance, ça passait sans faire le moindre problème, ça passait directement, presque aussi bien qu'avec vous !

Bon ! je ne vous dis pas à la semaine prochaine puisqu'on ascensionne, c'est jeudi de l'Ascension. Je vous dis donc au jeudi suivant !

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Séminaire XXI

du 16 Mai 2002

Nous allons ce soir nous distraire en reprenant, mais cette fois avec le jour frisant que nous donne l'enseignement de Lacan, ces pages essentielles de Freud, chapitre xx de Y Introduction,

que j'ai déjà très rapidement abordées pour nous mais de façon purement informative. Nous allons donc les reprendre à la manière dont l'ensei­gnement de Lacan nous permet aujourd'hui de les entendre, et ainsi d'ap­précier, je crois, le pas essentiel qui a été franchi. D'autant que ce chapitre xx de Y Introduction à la psychanalyse est un excellent résumé des posi­tions de Freud concernant la vie sexuelle, il est essentiel pour chacun d'entre nous s'il souhaite déchiffrer ce que fut sur ce point sa démarche, et aussi bien sûr les visées de sa pratique.

J'avais attiré votre attention sur cette première remarque qui risque de passer inaperçue alors qu'elle mérite, ne serait-ce que d'un point de vue épistémologique, de longues réflexions où Freud souligne que finale­ment le "sexuel", ce concept,

«la notion de "sexuel", ne se laisse pas définir facilement1.» C'est vraiment un premier temps remarquable. Avec ce positivisme

qui nous est foncier, ce terme nous semble des plus familiers, des plus immédiats, alors que si vous cherchez à le définir, ne serait-ce qu'à tracer les limites de l'extension du concept... quel est le domaine que vous pou­vez qualifier de sexuel, quelles sont ses frontières ? Et comment devriez-

1. Payot, p. 365, Gallimard, p. 385.

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

vous nommer ce qui se trouverait à l'extérieur de ces hypothétiques frontières ? Qu'est-ce que ce serait ?

À aborder le problème sous cet angle, la question du fonctionnement du concept, en l'occurrence le concept du "sexuel", et à remarquer que sous ce concept vous n'êtes en mesure de dessiner ni un domaine défini, ni de renvoyer à des objets définis, ni à des activités strictement réperto­riées, vous êtes nécessairement amenés à réviser votre rapport au concept en général, ne serait-ce que parce que celui qui vous semble le plus sûr, le plus familier, celui de "sexuel", à proprement parler, vous ne savez pas ce que ça veut dire. Cependant, vous l'entendez, mais vous ne vous interrogez pas, bien entendu ! davantage puisque... c'est un "bien enten­du", c'est-à-dire que le malentendu est soigneusement organisé par la complicité des locuteurs bien d'accord pour le partager : chacun d'eux ne sait assurément pas ce qu'il entend sous ce terme, mais ils sont bien d'ac­cord. Et vous êtes admiratifs à la lecture de Freud de constater qu'il vous en donnera néanmoins, lui, la définition la plus ultime, la plus correcte :

«le sexuel, ça concerne la jouissance du corps2.» à entendre évidemment au sens large, car nous avons coutume d'extrai­re du sexuel un grand nombre d'activités corporelles et, à sa façon de procéder, Freud les réintègre. C'est pourquoi, je vous le faisais remar­quer à l'occasion, Lacan a pu donner du corps cette définition qui sem­blait bien nécessaire puisque, lui aussi, il s'est adressé à son auditoire (son auditoire savant, dévoué, amoureux et hostile) et il leur a dit: «Et le corps ?» — parce que le corps, comme vous le savez, ou vous ne le savez plus, mais dans le champ de la psychanalyse, chaque fois qu'on ne comprend pas un problème, on dit «oui, mais il y a le corps... » — il a donc demandé à son auditoire : « Et le corps ? Qu'est-ce que c'est pour vous ? Qu'entendez-vous par là ? » Et il a donné cette réponse qui, je vous l'assure, à l'époque, semblait absolument géniale alors qu'elle est freudienne: «Un corps, c'est ce qui sert à la jouissance».

Donc pour ceux que cela intéresse, l'usage de ce concept devrait d'em­blée nous mettre en arrêt devant l'usage de tout concept, en nous faisant prendre la mesure de ceci : un signifiant, ça ne vient jamais que tenter de

2. Payot, p. 365, Gallimard, p. 385.

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Séminaire du 16 mai 2002

répondre aux impasses provoquées par le réel et ce signifiant n'a pas d'autre prétention que tenter de faire participer ce réel à la jouissance sexuelle, mais sans nous en dire plus, évidemment, sur ce qu'en lui-même est ce réel.

Vous trouvez ensuite une expression que cite Freud d'un nommé Silberer, dont il dit qu'elle est excellente. Effectivement, ce nommé Silberer, qui a dû collaborer pendant un temps à la psychanalyse, a une excellente définition du sexuel : « Le sexuel, c'est une erreur par dissi­mulation. » C'est joli, ça ! En allemand, je suis allé le chercher pour vous, Ûberdeckungfehler pourrait se traduire aussi "une faute par dissimula­tion". Je suppose que ça fait partie des fautes auxquelles on s'expose en confession, il y a les fautes par omission, et il y a assurément des fautes par dissimulation, par Ùberdeckung. C'est une jolie définition quand même, le sexe, « erreur, ou faute, par dissimulation », autrement dit, c'est ce que l'on oublie toujours de prendre en compte. C'est bien là notre erreur, peut-être pas tant parce qu'on le dissimule mais parce qu'il est fondamentalement dissimulé, dissimulé puisque je n'ai pour l'appréhen­der qu'un concept dont nous venons de voir les petits problèmes qu'il posait et puis cette expérience corporelle, avec la possibilité de rappor­ter cette expérience personnelle, de joindre cette expérience personnelle du corps au concept...

« Erreur par dissimulation. » Nous ne mesurons pas assez la présence de cette erreur au cœur du mouvement normal de la pensée, puisque la pensée fonctionne sur la dissimulation du sexe et du même coup de cette erreur. Nous mesurons mal combien cette situation est préjudiciable à la pensée dont nous savons qu'elle rate toujours son coup. Il n'y a que la formalisation qui soit susceptible de réussir: les mathématiques. On n'a jamais vu une pensée qui ne rate pas son coup, ne rate pas son coup comme il faudrait. Le coup sera nécessairement raté, comme le sexuel lui-même, puisqu'il y a fondamentalement dissimulation, puisque ce réel échappe à la prise par le signifiant et ne peut être dans le meilleur des cas qu'imaginarisé.

Nous mesurons mal les conséquences qu'a pu avoir cette erreur-là pour la pensée, et en particulier pour cette brillante spéculation que constitue la philosophie. Pourquoi des conséquences fâcheuses, et que Lacan n'est pas parvenu à redresser ? Parce que ça a renvoyé le sexe du

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

côté de la psychopathologie, et c'est bien là que Freud est venu lui-même le cultiver. Le sexe comme psychopathologique est ainsi revenu dans notre culture, du fait de cette « erreur par dissimulation », du fait que ses conséquences ne soient pas pensées par la pensée.

Cela implique entre autres que nous ne nous étonnions pas de la divi­sion propre au sujet, nous répétons ce terme de "division subjective" que Lacan a introduit et nous sommes bien contents. Mais que veut dire la division subjective ? Ça veut dire quelque chose de redoutable, puisque cela témoigne à chaque instant et chez chacun d'entre nous — pas tous — d'une duplicité telle que tout ce qu'il peut dire est fondé sur une «erreur par dissimulation» — j'adore cette définition — et qu'une par­tie essentielle de son existence, parfaitement divisée d'avec l'existence publique, tourne autour de l'affrontement avec ladite erreur sans que, dans le meilleur des cas, les deux moitiés de ce redoutable personnage ne viennent se rejoindre.

Si vous voulez que je vous l'image, et puisqu'il faut quand même des références qui vous témoignent que je ne divague pas trop, je vous ren­voie à ce que Lacan a pu dire sur la moitié de poulet trouvée dans un souvenir de son livre de lecture, pour dire que nous ne sommes présents au monde que sous la forme d'une moitié, et pourquoi pas de poulet, d'ailleurs ? Parce que l'autre moitié non seulement n'est pas symétrique mais, n'étant pas dans le même espace, elle est dissimulée et son oubli fait partie de ma présence au monde. Or c'est cette autre moitié, l'autre moi­tié de mon poulet qui vient en permanence démentir la première, celle qui est publique.

Peu de parlêtres s'avèrent en mesure de n'avancer qu'en tenant compte sans cesse dans leur démarche, dans leur pensée, de cette dupli­cité, autrement dit, levée de la duplicité, acceptation encore, comme dit Lacan, de marcher en boitant, en boitant, puisque les deux pieds ne sont pas égaux, ne sont pas dans le même espace et du même coup, n'ont pas le même rythme, l'un peut cavaler alors que l'autre traîne, ce qui est par­fois embêtant et met dans des situations gênantes... Donc nous payons le prix de cette erreur par dissimulation que la philosophie n'a pas été en mesure de dépasser malgré des fulgurances chez certains philosophes, peu nombreux, et ça s'est vite arrêté pour eux, sans oublier l'effort que Lacan a tenté de faire aboutir pour réintroduire la place, dans la pensée,

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Séminaire du 16 mai 2002

de ce réel qui s'en trouve dans le meilleur des cas négligé, aboli, oublié... Je ne sais pas si nous mesurons très bien toutes les conséquences éthiques mais aussi logiques et évidemment politiques de cette affaire avec laquelle, croyez-moi, il n'y a vraiment plus de quoi faire le malin !

Le miracle propre à Freud, c'est que, dès le départ, il a cette intuition chaque fois géniale. D'emblée, il plonge, il nous expose à des éclairages parfaitement essentiels dont nous avons, nous, aujourd'hui, à tenir compte — ce n'est pas encore fait.

Et puis, il va en arriver à cette deuxième assertion : «Les symptômes névrotiques sont des satisfactions substitutives3»,

ce que, là aussi, nous avons tendance à répéter, mais au fond sans très bien savoir pourquoi.

De quelle manière l'érotisme vient-il s'accrocher au symptôme, ce qui fait bien sûr que du même coup, nous y tenons ? Le névrosé pourrait parfaitement se défendre en disant qu'il a bien le droit d'avoir sa jouis­sance à lui, sa jouissance de névrosé, jouir de ses symptômes à lui, tran­quillement, qu'on ne vienne pas le déranger.

Allons-nous entendre ici le symptôme par exemple comme étant de l'ordre de la métaphore ? Et donc tenu par un lien strict avec ce à quoi il se substitue, c'est-à-dire la sexualité ? Ou bien allons-nous penser que le symptôme est ce qui, dans chacun des cas, vient introduire une limite, un bord, ou encore ce que Lacan appelle un faux trou, et qui dès lors se prête à la jouissance ? Pourquoi ne pas jouir de celui-là, pourquoi est-ce que je devrais me contenter des orifices "naturels" ? J'ai bien le droit de m'inventer des orifices, fonctionnels par exemple, ou bien, dans le cas de l'hystérie, des bouches aberrantes... Pourquoi pas ? Retenons, ne serait-ce qu'au titre de pierre d'attente, ce rappel sur le rôle substitutif, quant à la satisfaction, des symptômes pour déboucher sur cette autre assertion qui devrait nous faire bondir comme un seul homme :

«Tous les névrosés ont forcément des tendances homosexuelles4.» Allons-nous accepter une telle affirmation ? Et qu'est-ce que ça veut

dire ? Pourquoi est-ce que « tout névrosé... » ? Vous vous rendez compte de la force de cette assertion ?

3. Payot, p. 371, Gallimard, p. 390. 4. Payot, p. 371, Gallimard, p. 390.

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

«Il n'y a pas un seul névrosé chez lequel on ne puisse prouver l'exis­tence de tendances homosexuelles et bon nombre de symptômes névrotiques ne sont que l'expression de cette inversion latente.»

Je vous renvoie pour déchiffrer cette remarque au schéma L, celui de la constitution du moi à l'image de celle de l'autre, et à cette situation où la relation duelle, à l'image donc du semblable, peut sembler parfaite­ment capable de soutenir la mise en place d'une identité, d'une subjecti­vité, et d'un rapport au monde. Il suffit simplement que ce soit partagé. Dans les cas extrêmes (et Lacan s'était intéressé à ces cas extrêmes avec par exemple «Le crime des sœurs Papin5»), cela aboutit à ce que l'on appelle le délire à deux. La complétude et le réconfort qu'on peut trou­ver dans ce type de répartition peuvent permettre d'esquiver le rapport au grand Autre, et du même coup à la castration, et donc exposer à un délire où il est de règle que l'un des éléments du couple soit générateur, soit moteur, et que l'autre vienne par son adhésion permettre d'en véri­fier sans cesse la validité.

L'avantage de cette affaire est que cette disposition met à l'abri de la dimension redoutable qui s'appelle l'altérité. Là aussi, banalité, truisme, trivialité ? Mais l'altérité, il ne faut pas croire que nous nous y fassions si aisément! Chacun de nous aura inévitablement tendance à vouloir mêmifier l'Autre, c'est une pensée qui existe depuis l'aurore de la philo­sophie, je vous renvoie au Timée de Platon. L'altérité continue d'être pour chacun d'entre nous ce qui ne peut être que le rappel de sa castra­tion : son pouvoir n'est pas total, le pouvoir du Père n'est pas total, le Père, aussi puissant soit-il, quand on n'entre pas dans une relation déli­rante avec lui, ménage forcément une dimension qui est celle de l'Autre, il n'est pas si universel qu'il l'affirme.

Si le névrosé a forcément des tendances homosexuelles, et là aussi, pensez à toutes les résistances, les difficultés pour qu'un névrosé, si je puis dire normal, un bon névrosé puisse reconnaître cette qualité... Si c'est le cas c'est que, bien évidemment, la névrose est articulée autour d'un déni de la fonction de l'Autre, du grand Autre, et de la castration,

5. « Le crime des sœurs Papin », 1933-34, repris à la suite de sa thèse De la psychose para­noïaque dans ses rapports avec la personnalité:, Seuil, 1975.

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Séminaire du 16 mai 2002

du même coup, de la dimension de l'altérité et donc, du même coup, du refus de se considérer soi-même comme Autre. Freud va jusqu'à dire6:

«Ceux qui se nomment eux-mêmes homosexuels ne sont que des invertis conscients et manifestes et leur nombre est minime à côté de celui des homosexuels latents.»

Vous voyez, il ne fait pas de cadeaux ! Dans un discours introductif à la psychanalyse, il dit à son auditoire (imaginaire, puisque c'est un texte écrit qui n'a pas été, celui-là, prononcé): «vous êtes tous des homo­sexuels». Latents...

La remarque suivante de Freud qui nous arrête et nous accroche, tou­jours dans les conclusions de cette homosexualité latente, va concerner la paranoïa. C'est là que l'éclairage frisant apporté par Lacan est émi­nemment instructif. Freud dit :

«Nous apprenons même que la paranoïa que nous ne pouvons pas ranger dans la catégorie des névroses de transfert, cette paranoïa résul­te rigoureusement de la tentative de défense contre les impulsions homosexuelles trop violentes. »

Vous voyez déjà cette remarque intéressante sur le fait d'extraire la paranoïa des névroses de transfert: pas de transfert dans la paranoïa, si ce n'est, après tout pourquoi pas le dire ainsi, celui que le paranoïaque opère sur lui-même. Mais aussi, et dans le souci d'organiser de façon cohérente son système, sa dynamique de l'appareil psychique, Freud va concevoir la paranoïa, ce délire de grandeur, comme une défense contre une homosexualité latente. C'est la thèse qu'il va illustrer avec le cas Schreber7, organiser le développement du délire chez Schreber à partir d'une défense contre ce qu'auraient été ses pulsions homosexuelles, en particulier à l'égard de son professeur de neurologie, le Professeur Fleschsig.

L'apport de la lecture lacanienne8 nous incite à voir la dynamique homosexuelle du paranoïaque inscrite non pas dans ce qui serait une défense contre celle-ci, mais comme étant l'effet d'une position, d'une

6. Payot, p. 371, Gallimard, p. 391. 7. «Remarques psychanalytiques sur l'autobiographie d'un cas de paranoïa», in Cinq psy­

chanalyses, P.U.F., 1954. 8. «D'une question préalable à tout traitement possible de la psychose» (1958), in Écrits.

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Pour introduire a la psychanalyse, aujourd'hui

place prise dans la structure, place qui, éminemment féminisante, « pousse-à-la-femme », dit Lacan, ne peut que déclencher chez lui ces craintes, ces interprétations, ces projections, qui ne sont que les consé­quences à*une topologie particulière à cet état. La preuve en est que fina­lement la guérison de Schreber se fera par réconciliation avec cette place, non pas par acceptation des tendances homosexuelles qui évidemment répugnaient au plus haut point au Président Schreber, mais par le fait qu'il était bien obligé de constater que, s'il voulait se tenir, être cohérent d'un point de vue subjectif avec ce qui était sa position à lui dans la structure, il ne pouvait pas faire autrement que de s'habiller en femme et que ceci réalisé provoquait cette sédation du délire et la possibilité pour lui de fonctionner hors de l'asile.

Freud poursuit pour nous parler de la névrose hystérique et pour nous faire remarquer combien grâce à elle9,

«Nous sommes arrivés à la conception d'après laquelle tous les organes du corps, en plus de leurs fonctions normales, pourraient jouer aussi un rôle sexuel érogène qui devient parfois dominant au point de troubler le fonctionnement normal. D'innombrables sensations et innervations qui à titre de symptômes de l'hystérie se localisent sur des organes n'ayant en apparence aucun rapport avec la sexualité nous révèlent ainsi leur nature véritable. Elles constituent autant de satisfac­tions de désirs sexuels pervers en vue desquels d'autres organes ont assumé le rôle d'organes sexuels, et nous avons alors l'occasion de constater la fréquence avec laquelle les organes d'absorption d'ali­ments et les organes d'excrétion deviennent les porteurs des excita­tions sexuelles. »

Tous les organes du corps, en plus de leurs fonctions normales, peu­vent ainsi jouer un rôle sexuel. Il faudrait, à cet endroit, ne pas attendre la suite de ce texte pour vous faire remarquer, pour vous rappeler que la jouissance sexuelle se caractérise par le fait d'être hors-corps, ce que sou­ligne Lacan. Hors-corps, c'est dire que l'objet de la jouissance, ce qui fait jouir est hors-corps, autrement dit appartient au réel.

Mais pourquoi n'existerait-il pas une jouissance d'organe ? Pourquoi

9. Payot, p.372. Gallimard, p.392.

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Séminaire du 16 mai 2002

par exemple la bouche ne pourrait-elle pas jouir d'elle-même ? Pour­quoi, puisqu'il parle des fonctions d'excrétion, n'en serait-il pas de même pour d'autres orifices du corps ? Voire pour des organes qui pour des raisons diverses mais dont certaines tiennent assurément au signi­fiant qui les spécifie — on pourrait penser au cœur par exemple, mais il y en a d'autres, la voix —, d'autres organes pourraient de la même façon organiser, s'organiser autour d'une jouissance qui serait spécifiquement celle de l'organe lui-même. Il y a là un point dans la jouissance d'organe qui sera repris par Freud à propos du suçotement. Parce que si la bouche est en mesure de satisfaire un besoin, quel est le type de jouissance qui anime le nourrisson en train, à l'évidence, de jouir du simple mouvement de ses lèvres, de la succion d'un objet, du pouce, ou même, ce qui est tel­lement banal, de mouvements de succion ébauchés mais qui, à l'évi­dence, lui procurent une jouissance ? De quelle jouissance s'agit-il, si ce n'est d'une jouissance d'organe ? L'avantage de cette jouissance d'orga­ne, appelée encore « auto-érotique » par Freud, c'est qu'elle met là aussi à l'abri de toute dépendance à l'endroit de Paltérité. Et les symptômes hystériques nous montrent de quelle façon la référence au phallus est susceptible de venir découper ou organiser dans le corps, des modalités de jouissance organique, de jouissance d'organes, autrement méconnues.

Il y a là-dessus une question que je ne me permettrai d'aborder avec vous que de façon très périphérique, une question, du point de vue phy­siologique, neurophysiologique, importante. La référence au phallus est susceptible de venir organiser dans le corps des zones de jouissance qui peuvent n'avoir aucun rapport avec ce que l'organisation naturelle avait pu prévoir. À propos de l'hystérie, on peut isoler la création de zones érogènes à partir d'une référence inconsciente au phallus, de zones éro-gènes ou bien, et c'est au moins aussi intéressant, de zones d'anesthésie locale, car le phallus est cet instrument magique qui a le pouvoir aussi bien de provoquer des zones érogènes que, d'un même mouvement, des zones d'anesthésie parfaite.

Alors on en arrive, avant le dernier point que je souhaite développer ce soir avec vous, à cette affirmation de Freud qui évidemment lui a valu des critiques justifiées et en même temps parfaitement injustifiées, cette affirmation que contrairement à la sexualité perverse, la sexualité nor­male est celle qui est mise au service de la seule procréation.

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

«Tout ce qui n'est pas mis au service de la seule procréation est affaire de perversion.»

C'est, direz-vous, une position d'abord religieuse, il s'agit de respec­ter le Vase sacré, ou encore, c'est une position éthique qu'aujourd'hui l'on qualifie de "réactionnaire" sans très bien savoir ce que l'on dit. Et vous allez vous émouvoir, puisque, ce soir, il est toujours question de lire ces textes à l'aide de la petite lampe de poche que Lacan nous a laissée, Lacan dit exactement la même chose ! Il a pris là-dessus une position que vous devez expliquer. Pourquoi a-t-il bien pu dire ça ? Pourquoi a-t-il toujours estimé que la procréation était incluse dans la possibilité de la relation sexuelle et à respecter du même coup comme telle ? Autrement dit que les acteurs n'avaient aucunement l'autorité ni le droit de venir y introduire des éléments liés à leur confort et que ce qui se trouvait là source de bénéfices devait être pleinement acquitté ?

Vous ne pouvez entendre cette position de Lacan que dans la mesure où elle rappelle que si, dans notre culture, la relation sexuelle implique cette dette qui est inscrite pour nous au nom du grand Autre, dans la mesure où c'est lui qui par son intervention tierce la permet, la rend pos­sible, du même coup, nous avons à nous acquitter de cette dette et en particulier des conséquences de cet acte. Autrement dit, une position qui tient sa place en psychanalyse: à vouloir faire des petits bénéfices, ça coûte toujours très cher... Dire ça, évidemment, c'est aller complète­ment à rebrousse-poil. Il n'a pas trop d'ailleurs insisté parce qu'il n'était pas spécialement provocateur mais, en tout cas, il était sur ce point tout à fait clair, et je dis bien, pour des raisons relevant de ce qu'est le savoir du psychanalyste.

Donc ne soyons pas trop surpris si, après tout, la position de Freud était peut-être déjà différente d'une position banalement religieuse ou éthique, ou politique, et demandons-nous s'il ne s'agissait pas déjà chez Freud d'une position interne à sa pratique et à sa réflexion.

Dans ce qui s'est voulu comme presse, comme notation scandaleuse relevée à propos des gestes et faits de Lacan, son historienne s'est répan­due sur le fait qu'il fallait faire connaître au grand public (parce que c'est sûrement essentiel !) qu'il y a eu un moment où deux femmes étaient enceintes de lui en même temps. Ça, c'était vraiment de quoi faire caque­ter dans les basses-cours... Vous voyez le scandale! Alors que le vrai

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Séminaire du 16 mai 2002

scandale, il est bien dans ceci: une situation de ce genre, dont il n'est sûrement pas l'inventeur et gui ne lui a jamais été exclusive ni réservée, impliquait que forcément, il en fasse avorter au moins une, sinon les deux. Voilà qui aurait été moral... Non ? C'est vrai quand même, c'est ce qu'on attend. Et sa conduite a donc été d'assumer la charge de ces deux enfants, qui le lui ont bien rendu ! Il l'a fait. Mais vous voyez ce haut degré d'amoralité qui a consisté à ne pas faire passer le marmot à la cas­serole...

Une dernière remarque pour ce soir, le complexe de castration. Freud dit ceci10 :

«Lorsqu'un garçon découvre chez sa sœur ou chez une camarade l'existence du vagin, il commence par nier le témoignage de ses sens, car il ne peut pas se figurer qu'un être humain soit dépourvu d'un orga­ne auquel il attribue une si grande valeur.»

Il faudrait ici que soit précisé pourquoi une si grande valeur, et égale­ment que l'on revienne sur les processus de la Bejahung, c'est-à-dire que ne se trouvent pour l'enfant admises dans le champ de la réalité, dans le champ des représentations, que des créatures phalliquement marquées, les autres étant rejetées. C'est un processus qui peut se poursuivre d'ailleurs jusqu'à un âge assez avancé...

«Plus tard, le garçon recule effrayé devant la possibilité qui se révèle à lui, et il commence à éprouver l'action de certaines menaces qui lui ont été adressées antérieurement à l'occasion de l'excessive attention qu'il accordait à son petit membre. Il tombe sous la domination de ce que nous appelons le complexe de castration dont la forme influe sur son caractère lorsqu'il reste bien portant, sur sa névrose lorsqu'il tombe malade, sur ses résistances lorsqu'il subit un traitement analytique.»

Donc vous voyez la façon dont Freud introduit le complexe de cas­tration, c'est dans un registre qu'il faut bien qualifier de purement ima­ginaire mais qui ouvre évidemment toute grande la question de savoir pourquoi le petit garçon aurait à ce point à s'inquiéter. S'il y en a qui n'en ont pas, tant pis pour elles, qu'elles se débrouillent ! mais on ne voit pas ce qui, lui, devrait en permanence le laisser dans l'inquiétude sur le fait

10. Payot, p. 382. Gallimard, p. 402.

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

que ça pourrait disparaître, qu'on pourrait le lui couper, qu'on pourrait le lui enlever. C'est quand même ça, la vraie question. Puisqu'il peut vérifier quand il veut... Et puis pourquoi même aurait-il à le vérifier? N'est-ce pas acquis ? Pourquoi ne serait-ce pas acquis une bonne fois ?

Voilà la question qui nous passionne... et sur laquelle je vous laisse pour la prochaine fois. Allez, c'est bien pour ce soir, mais si vous avez des réponses la prochaine fois, elles seront bienvenues.

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Séminaire XXII

du 23 Mai 2002

Nous nous sommes extasiés, à juste titre, sur cette formule de Freud nous signalant combien il est difficile d'établir le contenu du concept, du Begriff"sexuel" puisque, comme il le

fait remarquer, on ne saurait s'arrêter à ce qui est simplement son expres­sion génitale et la procréation mais que, déjà chez le nourrisson, des manifestations comme le suçotement, ou encore chez l'enfant les phéno­mènes de rétention anale entrent dans ce même registre du sexuel. Si ces activités relèvent bien du corps — il a donné comme définition du sexuel que

«le sexuel concerne la jouissance du corps1 » — nous pourrions pour notre part introduire d'autres manifestations dont nous savons fort bien l'origine dans ce même registre, par exemple le désir de savoir, le désir de mourir (ça, c'est encore bien mieux!), les diverses manifestations de la sublimation. Toutes ces activités sont des déplacements de la sexualité. Si on remarque que désir de savoir, désir de mourir, scoptophilie sont, elles, des jouissances qui se spécifient par le fait d'être non corporelles, il devient plus difficile de parler simplement de jouissances du corps.

Je vous rappelle Anna O., Bertha Pappenheim de son nom, qui devint une sorte d'autorité nationale autrichienne dans l'assistance sociale à la suite de ce que fut son expérience avec Breuer, expérience marquée pour

1. S. Freud, Introduction à la psychanalyse, Payot, 2001, p. 345, Gallimard, 1999, p. 365.

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elle par la plus vive des frustrations. Il est clair que son activité d'assis­tance sociale est venue réparer sa propre frustration et je pense que per­sonne ne peut épargner ou éviter le caractère sexuel de cette conversion, puisque ce qui s'en trouve à l'origine, c'est bien une déception sexuelle.

Il faudra d'ailleurs peut-être qu'un jour, nous reprenions la question de la frustration, de la Versagung, c'est-à-dire de la promesse non tenue, et nous réinterroger sur ce qui fait que, de façon si fréquente, la frustra­tion est une modalité de l'organisation subjective féminine. À ce propos, remarquons que nous sommes, quant à cette expérience de la frustration, telle par exemple celle de Bertha Pappenheim avec la solution particu­lière qu'elle lui a donnée, dans une situation qu'il faut bien qualifier de normale; "normale" voulant simplement rappeler que c'est à partir de dispositions structurales incontournables qu'une femme peut organiser sa subjectivité à partir de ce qu'elle estimera être une promesse non tenue. Promesse non tenue de quoi ? Comme à l'accoutumée, cela ne se règle que sur ce qui semble avoir été promis et accordé aux autres. Et donc pourquoi pas à elle ? S'il y a eu à l'origine ce phallicisme premier de la petite fille, on devine combien aisément elle se développe dans le registre de la frustration puisque ce phallicisme ne sera pas confirmé.

Je vous fais cette remarque en passant pour que nous convenions, déjà, que ces diverses formes d'expression névrotique — il faudra savoir pourquoi nous les appelons névrotiques — sont des conséquences de ce qui n'est rien d'autre que la normalité de la structure dans laquelle une petite fille est introduite. Sur ce point, Lacan se sépare de cette espèce d'idéologie qui voudrait que la psychopathologie vienne s'opposer à ce qui serait une sorte de normalité supposée satisfaite et heureuse.

À ceux d'entre vous qui ont pu en avoir des échos, je rappelle qu'il arrivait de façon qui n'était pas exceptionnelle à Lacan, examinant à Sainte-Anne une patiente qui présentait un certain nombre de problèmes et difficultés, de conclure sur le fait qu'elle était normale, «ce qui, ajou­tait-il, n'est pas du tout rassurant». Il voulait dire par là qu'elle se trou­vait contrainte par des effets de structure sans, pourquoi ne pas le dire comme ça, les manifestations de défense contre lesdits effets, manifesta­tions de défense afin justement de ne pas passer son existence dans la douleur. Lacan venait ici rompre cette mythologie d'une psychogenèse normative ou normativante pour souligner combien, à ce que le sujet en

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soit l'effet, il est forcément tordu, quand il n'est pas stupide. D'où cette remarque de Freud nous soulignant que la sexualité, dans la définition qu'il peut nous en offrir, c'est

«la jouissance qui s'exerce à l'aide du corps.» Le corps, entité, concept d'une simplicité beaucoup trop évidente

pour que nous ne venions pas insister sur ceci : ce qui le constitue dans sa prise par l'organisation subjective — il est concerné par elle — c'est que ce corps n'est jamais que celui de l'Autre, à écrire avec un grand A. Parler de jouissance du corps avec Freud, c'est parler de la jouissance, du fait de jouir de l'Autre, le de étant à prendre ici aussi bien dans son sens objectif que subjectif. Autrement dit, essayer de saisir l'Autre comme un corps, de le rassembler, de le tenir si possible si on a les bras assez longs (le grand Autre est illimité, alors il faut évidemment faire un petit effort !), jouir donc de l'Autre comme objet. Ou bien le de est à entendre dans son sens subjectif, jouir de l'Autre, autrement dit, de la jouissance prêtée au grand Autre. On sait combien les manifestations de cette jouis­sance subjective du grand Autre sont fréquentes, en particulier par exemple en ce qui concerne le narcissisme. Le narcissisme aurait peu de fondement si n'était supposée la jouissance du regard prêté au grand Autre qui se réjouirait du spectacle assurément magnifique et surprenant que je lui offre.

Ce concept de "sexuel" est donc débordé par son domaine, je le disais à l'instant, le grand Autre n'a pas de limites. D'autre part, ce concept ignore quel est son objet. Même s'il connaît l'instrument de la jouissance sexuelle, s'il ne le connaît que trop, en revanche, l'objet, il ne le connaît que par défaut, il ne le connaît que par le manque. Comme je vous le fai­sais remarquer, il n'y a pas un grand pas à franchir pour souligner que ce débordement qu'opère le domaine concerné par un concept vaut en réa­lité pour tous les concepts. Il y a là-dessus une ou deux pages de Lacan, ça doit être au début du séminaire Encore2, sur le rapport des psychana­lystes avec leurs concepts, leurs Begriffe, ce qui se traduit très aisément en français : le Begriff, c'est... "mettre sa griffe dessus". Ce débordement du concept par le domaine envisagé vaut pour tous. Vous me direz, on

2. Séminaire du 15/1/74.

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ne voit pas pourquoi un concept ne viendrait pas répondre à un objet donné et puis voilà ! C'est là sans mystère, nous fonctionnons ainsi dans le plus grand nombre des cas. Qui s'embarrasse du fait que le signifié déborde ainsi, émarge du signifiant ?

Remarquez que si vous prenez un concept à vocation positiviste, celui que vous voudrez, qui se réfère à un objet désignable, cette table par exemple, on ne peut pas dire qu'elle soit éminemment mystérieuse. On ne voit pas en quoi le concept "table" viendrait de quelque façon que ce soit excéder le domaine des tables possibles et existantes ou imaginables, mais cet objet "table" fonctionne dans une économie psychique qui se trouve, elle, réglée par ce sexuel qui déborde. C'est à l'intérieur de cette économie psychique qu'il vient prendre sa place, et c'est ainsi que ce concept simple de la table en vient chaque fois à dire beaucoup plus, ou à donner à entendre beaucoup plus qu'il ne faudrait. Je ne vais pas m'amuser, comme Lacan le fait dans certains de ses articles, à épiloguer sur les divers usages de "table", mais je vous rappelle simplement l'inté­rêt qu'il y a à ne pas céder à la tentation positiviste à propos de cet objet supposé désigné par le signifiant. C'est bien ainsi qu'après tout Saussure le traitait. Souvenez-vous de son fameux arbre qui venait représenter le signifié du mot 'arbre' et de la façon très jolie d'ailleurs dont Lacan fait valoir combien ce signifié "arbre" déborde de tous côtés cette représen­tation enfantine. Et encore! c'est leur faire injure, aux enfants, parce qu'ils sont très sensibles, eux, à ce débordement. Un arbre a des valeurs beaucoup plus riches et beaucoup plus nombreuses que celles qui tien­nent à simplement sa représentation arboricole.

Finalement ce que tout concept a pour signifié, c'est justement ce défaut à la saisie, ce défaut à la prise, ce défaut au Begriff, ce qui le débor­de et qui donc fait défaut. Ne serait-ce que parce que je peux multiplier mes concepts autant que je le voudrai, je ne ferai que repousser ou écar­ter ou mettre de côté ce défaut mais il sera bien toujours là, lui qui sup­porte, qui abrite le sexe, le désir sexuel. C'est bien pour cela, je le rappe­lais une fois précédente, que le signifiant est symbolique et fait valoir cette dimension très particulière du symbolique qui ne vaut que pour l'espèce humaine, il est symbolique du manque que je suis en train, pour nous, d'évoquer.

Une objection nous saute à la figure. Le sexe, après tout, peut aussi

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avoir un objet immédiat comme réfèrent, autrement dit, il ne renvoie pas seulement à ce manque dans le réel, dans l'Autre, mais peut saisir très directement un objet, en particulier un objet du corps, dans ce qui constitue la jouissance auto-érotique des orifices du corps, Freud le signale à propos du suçotement chez le nourrisson. Ou encore, évidem­ment, jouissance auto-érotique de l'instrument, jouissance bien connue. Avec cette remarque que nous sommes incités à faire, là on ne peut pas dire qu'il s'agisse d'une jouissance hors-corps, c'est bien une jouissance qui se veut celle du corps lui-même, mais dont il faut bien reconnaître, pour être plus précis, que c'est une jouissance d'organe. Et pour être même encore plus précis, dire que c'est une jouissance de l'organe, autrement dit, que la jouissance auto-érotique des orifices du corps ne fait jamais que concerner justement des orifices en quelque sorte sensi­bilisés par leur rapport réel ou imaginaire avec l'organe.

Il y a donc là cette jouissance possible d'organe. Pourquoi ne pas remarquer que ce que l'on appelle la sexualité infantile et qui laisse évi­demment chez certains une nostalgie assez considérable pour qu'ils ne parviennent pas à y renoncer, devenant des pédophiles par exemple, cette sexualité infantile, c'est bien une jouissance d'organe ? Ce n'est en rien ce qui concernerait une jouissance hors-corps. On peut supposer qu'elle laisse une marque assez forte pour que, de toute manière, une nostalgie puisse venir se substituer à son interdiction, comme s'il y avait eu effectivement ce temps heureux d'une enfance où une jouissance sexuelle non pas forcément auto-érotique mais éventuellement hétéro-érotique était capable d'être organisée par non pas un rapport sexuel, mais par une jouissance d'organe.

Ceux d'entre vous que cela amuse — je le ferai sans doute un jour, mais pas pour cette fin d'année — pourraient aller chercher chez les auteurs de l'Antiquité. Nous avons quand même pas mal de témoignages sur la façon dont ils forniquaient entre eux. Tout prête à croire que dans cette période de l'Antiquité, le privilège était accordé à la jouissance d'organe, très précisément comme je le dis bien, de l'organe, parce que dans ce type d'appréhension, il n'en est pas d'autre, ce qui aurait en outre le mérite de nous expliquer le succès de l'homosexualité masculine durant cette période. Mais il va falloir aux auteurs de l'Antiquité tardive se donner beaucoup de mal pour inventer ce qu'il en serait d'une nostal-

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gique perte de Pobjet désiré, ils vont beaucoup se fatiguer là-dessus. La suite qui viendra sera tout à fait à son aise avec ces textes-là, mais il leur faudra se donner beaucoup de peine pour inventer Pidée que l'objet qui entretient le désir puisse s'être définitivement ou passagèrement exilé. En tout cas, nous n'avons pas la moindre trace, en particulier dans les comédies qui sont des documents sensationnels sur ce qui se passait à l'époque, pas la moindre trace de ce qui pour nous organise la sexualité, la jouissance sexuelle comme hors-corps (je vais m'expliquer là-dessus, comme il se doit) donc en anesthésiant, si j'ose ainsi m'exprimer, ce que pourrait être la jouissance dite d'organe. Dans les textes de l'Antiquité qui sont extrêmement libres à ce sujet, vous voyez partout que ce qui est fêté très librement — je ne vais pas évoquer avec vous les cultes de Dio­nysos et plus tard de Bacchus — ce qui est évoqué, c'est que la jouissan­ce sexuelle est entièrement, intégralement, supportée par celle de l'ins­trument. C'est lui qu'il s'agit de faire jouir, c'est de lui qu'il s'agit de jouir et le reste n'intéresse que fort peu.

Alors, si nous avons à reprendre le fait que dans ce mouvement qui déborde le signifiant de ce signifié sexuel, et fait que du même coup la jouissance échappe à la prise, au "coup de griffe" et se trouve hors-corps, il reste à poser la question, qu'est-ce qui soutient cette jouissance ? Est-ce le pur rien, est-ce la pure absence ? Nous savons après Lacan que cette jouissance hors-corps est soutenue par une instance dont le nom nous est aujourd'hui familier, encore que Lacan fasse souvent remarquer que c'est là un nom qui serait normalement à forclore, déjà ce nom est de trop. Ce nom, c'est le phallus. Ce qui soutient la jouissance hors-corps est, dans le réel, cette instance phallique qui fonctionne dans les trois registres bien connus de l'imaginaire, du symbolique en tant qu'elle est l'instance qui ne tient son pouvoir que du manque qui entretient le désir, mais aussi de la dimension réelle du UN, du trait unaire, du trait UN auquel peut se ramener le signifiant, en tant que la répétition du batte­ment de ce trait un, la répétition des signifiants ne fait que scander ce qui sans cesse toujours déborde la tentative de saisie opérée par le signifiant, et donc entretient le désir de cette escapade permanente engendrée par le signifiant.

À ce un, instance phallique, à ce un peut venir aussi bien se substituer le Nom-du-Père, cette concrétion littérale venant former un, à l'image

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sans conteste du phallus. Dans la suite de ce que j'évoquais tout à l'heure de façon si cursive à propos de l'Antiquité, une question se pose. Si cette instance phallique vient se substituer aux dieux, au panthéon antique, cela a pour effet d'organiser la chaîne signifiante, le tissu signifiant autour d'un bord unique, autour d'un bord un venant délimiter un réel qui n'a qu'un signifié un, et qui est le signifié sexuel. On ne s'étonne finalement jamais qu'il n'y ait pas d'autres signifiés, c'est-à-dire que nous n'en sortions pas ! Et lorsqu'un sujet, à tort ou à raison, essaie d'en sortir, de se retrancher de cette obsession sexuelle induite par le signi­fiant, on sait que les effets pour lui n'en sont pas des plus profitables. En tout cas, on n'en a jamais vu un inventer un signifiant nouveau. Ça, ce serait amusant! C'est comme le beaujolais, il faudrait inventer, faire venir "le signifiant nouveau". Cela a été évoqué dans l'enseignement de Lacan...

Je vous fais cette remarque pour vous souligner que le réel, après tout, ce qui vient déborder ainsi toujours cette tentative de saisie par le concept, ce réel pourrait ne pas être forcément porteur de la signification sexuelle. Dans l'Antiquité, c'était incontestablement le cas, il y avait des réels, il y avait des bords. Le polythéisme antique avait des conséquences structurales tout à fait simples, mais aisément compréhensibles, il y avait les dieux favorables, il y avait ceux qui étaient défavorables, les dieux de la vie et les dieux de la mort (je parle d'autres cultures), etc.

Cette situation qui veut que pour nous le réel soit lié au symbolique et à l'imaginaire, que le réel soit ainsi troué par ce manque, ce défaut de saisie qu'introduit le symbolique, ce défaut qui nourrit et qui entretient le sexe et le désir, cette situation nous la devons au Nom-du-Père. C'est dire que cette réunion du réel, du symbolique, de l'imaginaire et du Nom-du-Père ne se fait qu'au moyen du ratage sexuel. C'est le ratage sexuel, puisque cet objet est destiné à échapper, qui est le prix payé pour cette union du réel, du symbolique et de l'imaginaire avec le Nom-du-Père, et c'est pourquoi Lacan a fait ce séminaire qui s'appelait, pas par hasard, Le sinthome. Nous avons déjà plusieurs fois épilogue sur cette espèce d'utopie chez lui, de tentative pour vérifier si — ne serait-ce que par ce support topologique et donc inscriptible — réel, symbolique et imaginaire pouvaient tenir sans avoir besoin de cette instance dans le réel, cette instance phallique qui garantit le ratage sexuel.

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Encore une remarque qui nous paraît une évidence, mais où il suffit de s'intéresser à la clinique pour s'apercevoir que la dissociation est tou­jours possible. C'est ce Nom-du-Père qui fait que la limite du domaine sexuel, que j'évoquais avec vous la dernière fois, nous ne parvenons pas à la définir, à la tracer, parce que, par la grâce du Nom-du-Père, elle inclut l'Autre, le grand Autre. Voilà par quelle magie ce qui est Autre, de structure, se trouve lié, attaché, rapatrié, présentifié, introduit dans le champ des représentations alors qu'il s'agit d'instances situées dans l'Autre, dans le réel. Eh bien, le Nom-du-Père est ce qui assure le mariage du champ des représentations avec tout ce qui peut venir de l'Autre en tant que ce qui viendrait de l'Autre serait bon pour la jouis­sance sexuelle. C'est par l'intermédiaire du Nom-du-Père que l'Autre non seulement n'est pas rejeté, n'est pas systématiquement mis au dehors, mais qu'en plus, une subjectivité se trouve pouvoir l'habiter. La fois précédente, j'ai essayé de montrer que cette subjectivité entre St et S2 est une, mais comme je vous l'ai fait remarquer, elle peut être repré­sentée aussi bien par S] que par S2. Il n'y a pas de sujet féminin ou mas­culin, il y a un sujet et qui peut être représenté par Sx

o u $2- Je n ' e n t r e Pas

là dans les complications de cette affaire, sur ce point-là, je m'arrête ici. Nous nous sommes également extasiés à juste titre sur cette citation

de Silberer que fait Freud, ses citations sont toujours épatantes, disant que «le sexe, c'est une Ûberdeckungsfehler, une faute par dissimula­tion ». Je n'ai pas eu la possibilité de vérifier s'il s'agissait bien d'un terme qui appartenait à la langue de l'Église, "péché par dissimulation".

— Cela ne vous dit rien de spécial, Françoise ? J'en suis désolé pour nous... Je pense que c'est comme les "péchés par

omission", ça doit en allemand se dire non pas "péché" mais Fehler, "faute". Ûberdeckung, c'est consacré et repris par Freud comme étant effectivement "recouvrement" mais "dissimulation", le fait de cacher, et Febler, c'est "l'erreur", je pense que c'est aussi "la faute" à entendre dans le sens moral, sauf s'il vous vient à l'esprit un autre terme... le Stinde, "le péché", c'est autre chose...

Silberer, parlant du sexe comme étant "la faute par dissimulation", vient parfaitement illustrer ce que j'étais en train de développer pour vous. Il s'agit bien de ce qui se trouve sans cesse signifié, en un lieu qui, échappant à la prise, échappe du même coup à la représentation, un lieu

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effectivement de dissimulation, donc retranché de la réalité. Cette affaire de retranchement du sexe, de la réalité, nous amène tout droit à ce point que j'ai laissé la dernière fois en suspens — j'ai mis pas mal de temps pour essayer de me repérer dans les diverses acceptions de ce Begriff— il nous introduit directement à la question de la castration.

Dans l'acception que Freud utilise dans ce texte, c'est-à-dire la crainte dans laquelle le petit garçon va rester que cela ne vienne à disparaître, sentiment d'une menace qui serait permanente sur son organe chéri, nous sommes amenés enfin à donner à ce qui s'appelle CASTRATION sa place et sa valeur. En faisant remarquer que le DÉSIR ne s'entretient, n'a accès, si je puis dire, à la montée, à la turgescence qu'à la mesure de ce qui échappe à la saisie. Du même coup, ce qui est imaginarisé comme étant cette opération, cette petite découpe sur l'organe sexuel que fait Lacan autour du sexe dans la représentation humaine est le prix payé pour entretenir le désir, donc paradoxalement s'assurer de la présence de l'organe. S'il y a angoisse de castration, c'est parce que cette opération met en jeu la toute puissance d'un Autre, là encore avec un grand A, avec qui il s'agit d'être en règle, étant donné que finalement, on ne peut être toujours sûr de sa participation bienveillante. Autrement dit, il ne suffit pas au sujet de vouloir pour pouvoir, il faut, pour en donner les méta­phores que vous voudrez, qu'au bon moment, il soit habité par le dieu qui convient, le prix de cette garantie passant par ce qui s'est donc appe­lé la castration. Que le signifié sexuel se trouve reporté en ce lieu de dis­simulation, reporté hors du champ de la représentation, illustre ce que nous avons à entendre sous le registre de la castration, et ce pourquoi elle est normativante.

L'intervention paternelle en tant qu'il vient interdire à l'enfant... Lacan ne dira pas : sa mère. Je dois aller demain faire un étrange laïus sur l'inceste3 à Strasbourg. La position de Lacan à cet égard est tout à fait remarquable, puisqu'il ne dit jamais que le père serait celui qui interdi­rait la mère à l'enfant. Il dit que le père est celui qui interdit la réintégra­tion, par la mère, de son produit; c'est-à-dire cette sorte de mise en accord avec un Autre, une sorte de complicité, de dualité établie avec un

3. Cf. Annexe III, p. 355, « À propos de Pinceste ».

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grand Autre et qui viendrait assurer ce type de solidarité, de complétion et de bonheur, celui que l'enfant imaginarise, mais pas très longtemps d'ailleurs, durant les tout débuts de sa vie, puisqu'il se rend compte bien vite, le nourrisson, qu'il y a des trucs qui ne vont pas, quels que soient les efforts éventuels de la mère, et quels que soient les siens, on ne peut pas être complètement d'accord...

En tout cas, le père, un père, celui qui intervient dans cette affaire ne s'autorise jamais de lui-même, et quand il y en a un qui veut s'autoriser de lui-même, ça fait toujours problème, ce n'est pas terrible ! Un père ne prend son autorité que de sa référence à l'instance phallique dans le grand Autre, cette instance qu'il met au service de la jouissance sexuelle et de la procréation. C'est pourquoi Lacan dira aussi, au passage, la méfiance qu'il conviendrait d'avoir pour l'éducation assurée par ces autorités que constituent le professeur, l'éducateur, pour la raison simple que professeur et éducateur, et autres activités de ce type, ne peuvent que fonder leur autorité sur leurs savoirs. Le père ne fonde pas du tout son autorité sur son savoir, il peut être complètement crétin, ça ne change absolument rien au fait qu'il est parfaitement capable d'assurer son activité de père, et non seulement il ne se réfère pas au savoir, mais il se réfère à l'instance qui vient décompléter le savoir et qui vient dire que le savoir, c'est bien joli, mais une fois qu'on est dans un lit, il faut passer à autre chose... Et l'enfant est évidemment tout à fait sensible à ça, bien sûr !

Alors cette "faute par dissimulation" est à entendre aussi bien comme signalement de ¥ Urverdràngung, du refoulement originaire qui marque notre rapport au signifiant, que comme sentiment de la faute qui va pour nous se trouver inéluctablement attachée à cette dissimulation même, puisqu'il s'agit là d'une activité que nous ne pouvons pas honnêtement présenter au regard de l'Autre, puisqu'il s'agit de ce qui concerne le dis­simulé, dissimulé non seulement à nous mais bien à l'Autre lui-même. Vous voyez toute la métaphysique et la métapsychologie du caché, de ce qui se trame en dessous, de ce que l'on n'ose pas montrer, de ce que l'on n'ose pas exhiber, tout ce qui fleurit à propos de ce sentiment de faute attaché à la dissimulation.

Cette dissimulation, je voudrais ce soir attirer encore une fois votre attention, cette Urverdrangung, c'est tout simplement ce qui fait que

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nous pouvons parler ensemble. C'est parce qu'il y a cette dissimulation, ce qu'il est convenu que nous maintenions ainsi, on dit « dans les des­sous » mais c'est dans le réel. C'est parce que c'est convenu entre nous que nous pouvons nous servir du signifiant pour nous trouver renvoyés à un signifié qui nous est commun et qui vaut au-delà de tous les objets qui viennent peupler notre monde.

Ce signifié nous rappelle deux choses qui ne sont pas quelconques. D'abord, si le signifié est ainsi toujours ce qui déborde, si ce qui débor­de ainsi est toujours pour nous sexuel, tout ce que nous racontons est a coté de la plaque, c'est vain ! Et puis, beaucoup plus gênant, ce qui se donne à entendre mais ne se dit pas est d'une certaine façon marqué de la même vanité. Je rappelais un peu plus haut la façon dont c'était le ratage qui organisait la rencontre sexuelle. S'il y a donc, dans ce qui relève de l'éthique psychanalytique, quelque chose à percevoir, c'est pré­cisément au-delà de la vanité de ce que nous pouvons énoncer et de l'échec de ce que nous pouvons donner à entendre, l'accent porté sur cet échec. Voilà la vérité. Lacan a cette remarquable force qui est de ne pas faire de cet échec une loi de la nature, mais d'en faire une conséquence du mode de rapport qu'entretient une culture avec le signifiant. Posant donc la question, les questions que vous savez sur la possibilité ou non d'inscrire un rapport qui ne serait plus le rapport du couple avec l'ins­tance phallique — puisque c'est elle qui les réunit et puisque c'est elle qui est visée, ladite instance dans la rencontre du couple, c'est sa fête, c'est elle, d'une certaine manière qu'il s'agit de faire jouir — mais donc la pos­sibilité, ou pas, de ce que Lacan appelle le « rapport sexuel », qui n'est sûrement pas davantage à confondre avec la jouissance d'organe dont je parlais tout à l'heure, question que nous avons sûrement le mérite, dans notre groupe, de laisser ouverte, mais sans que nous ayons pour autant essentiellement progressé à son sujet.

Voilà ce que je voulais vous rappeler ce soir. Je crois que nous sommes en train là, au point où nous en sommes, d'avancer de façon très favo­rable dans ce texte de Freud.

Je vous dis à la semaine prochaine !

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Séminaire XXIII

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e vous parle, pendant qu'il en est encore temps, pendant que c'est encore possible, puisque les exigences modernes de la communi­cation veulent qu'à la parole se substitue la transmission des

énoncés, autrement dit, que soit oblitéré ce qu'il en est de dénonciation. Lorsque nous en serons réduits à cet état, qui n'est pas loin, évidemment nous nous transmettrons des messages, un peu comme le font les abeilles ou les fourmis, avec l'avantage sur elles que les nôtres auront la capacité de tromper le partenaire. Dans ce cas, il est facile de voir que le tenant lieu de renonciation sera ou est déjà le mensonge, la tromperie. Nous sommes engagés dans cette exigence d'une transparence du sens, qui implique, on peut le dire ainsi, la transparence parfaite de l'émetteur, son identification. Au je, shifter de la phrase, au je qui parle, se substitue grâce au message un être parfaitement identifié, identifié dans ce qu'il en est de sa fonction, de son sexe, de son ethnie. Comme cette identification permet d'imaginer le répertoire des énoncés qu'il peut émettre, celui qui appartient à son registre, on sait à peu près à l'avance ce qu'il va pouvoir dire.

Dans ce je vous parle, le destinataire, vous, se trouve, se trouverait, grâce au message, pas moins parfaitement identifié que l'émetteur. Je suis supposé savoir à qui je m'adresse et ce qu'il veut, ce qui est attendu de moi. Dans cette configuration, la parole relève moins du verbe que d'un système de signes, le signe dont je vous rappelle la remarquable défini­tion qu'en donne Lacan, « ce qui représente quelque chose pour quelque un ». Dans le cas du message, la chose est, elle aussi, clairement identifiée, elle se confond d'ailleurs avec le sens.

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

Mais j'attire votre attention sur cette mutation du sujet, à l'individu, au "quelque un". Ce qui distingue en effet Yindividu du sujet, c'est que, comme son nom l'indique d'ailleurs, l'individu n'est pas divisé, il s'agit bien d'une totalité. Du fait de n'être pas divisé, il se caractérise forcément par sa soumission au signifiant, au message, il n'a le loisir que d'obéir ou de se rebeller, mais il n'a pas d'alternatives, du fait de ne pas être divisé, il est privé de dialectique. Pour pouvoir reprendre, discuter, développer un énoncé, il importe en effet que le receveur dispose de cette faculté d'être divisé par rapport à cet énoncé, et trouve donc abri dans le réel spécifique de son énoncé, ce qui est son propre impossible, pour qu'à partir de l'impossible spécifique à cet énoncé, le sujet en tant que divisé puisse reprendre l'argumentation et traiter le réel, soit par un nouveau tour, soit par un cheminement différent, réel mis en place par cet énon­cé et que le sujet peut estimer non satisfaisant.

L'individu, comme son nom l'indique, n'a pas ce type de faculté, il peut seulement se soumettre ou bien se rebeller, la rébellion n'étant pas séparable ici de l'action violente. La violence est ce qui commence à par­tir du moment où la parole ne peut plus faire pacte, où les partenaires n'acceptent pas, n'acceptent plus le pacte de la parole. Ce qui reste à cet individu ainsi désigné par le signe, identifié par le signe, c'est de ne répondre au message que par un oui, ou par un non. Remarquons ceci : cette démarche n'est pas assimilable à celle de la Bejahung que Freud repère chez l'enfant dans son bas âge, procédure par laquelle l'enfant admet dans son monde un certain nombre de termes, de personnes ou d'objets, et rejette les autres. Je vous rappelle que ce qui caractérise ce qui est ainsi marqué par la bénédiction, par la Bejahung, l'acceptation, Pintrojection par l'enfant, c'est ce qui se trouve pour lui marqué du signe phallique et est donc lié à la castration, alors que dans le cas présent la Bejahung ne concerne jamais qu'un objet qui, pas moins que l'individu lui-même, ne vaut qu'en tant que totalité. C'est au titre de sa totalité qu'il sera accepté ou refusé.

La mutation du sujet en individu est une opération qui, maintenant que je l'ai évoquée, risquera de vous paraître de plus en plus perceptible dans l'évolution sociale, accompagnée de quelques conséquences qui, au sociologue comme au philosophe, apparaissent toujours surprenantes. Ils ne comprennent pas très bien d'où viennent un certain nombre de

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comportements présentés comme accidentels ou étranges, alors qu'ils sont très rigoureusement déterminés. La multiplication de l'individu est une opération dont nous commençons déjà à sentir les effets.

Ce qui caractérise l'humanité par rapport à l'animal, ce qui fait que nous ne sommes vraiment pas semblables, ce n'est pas que nous sommes des animaux sociaux — il existe des sociétés animales, bien sûr ! Ce serait le rire ? La faculté de rire n'est peut-être pas le trait majeur susceptible de nous spécifier, d'autant qu'elle n'est pas, semble-t-il, si fréquente ! Mais ce qui caractérise l'humanité, c'est ce que Freud a pointé dans un texte que je me permets de rappeler même à ceux qui le connaissent fort bien déjà, cette Esquisse d'une psychologie a l'usage des scientifiques1, texte laissé dans son tiroir, où il introduit d'une façon qui n'a pas de pré­cédent que le nourrisson va rechercher dans le monde un objet qui a été perdu, objet donc fondateur de son désir et qu'il ne retrouvera pas. Il y a cette sorte d'axiome, de postulat mis au départ de ce texte, par ailleurs remarquable, où Freud s'essaie à une psychanalyse qui serait scientifique et rigoureuse, ceci avec des graphiques à l'appui et une écriture se servant non plus de signifiants mais de petites lettres, ce qui est toujours chez lui un moment de virage intéressant. Il pose ce principe qui a le mérite d'être universel, je veux dire valable pour quelque homme ou quelque femme que ce soit. Il remarquera également, mais dans un texte ultérieur, que ce moment où le nourrisson a entraperçu cet objet avant de le perdre est un moment qui a pu être marqué par trop de plaisir pour celui qui deviendra l'obsessionnel et sans doute par un traumatisme pour celle ou celui qui deviendra hystérique.

Il est amusant de voir dans la théorie psychanalytique s'organiser les spéculations sur la nature de cet objet. Quel est-il ? Vous le savez, Freud a situé cet objet comme étant la mère et l'interdit de l'inceste donc comme organisateur du désir.

Lacan reprend ce point d'une façon étrange — je vous dirai tout de suite pourquoi — à propos de cet exemple, devenu classique, devenu un pont aux ânes, du fort-da, le jeu de la bobine. L'enfant apprivoise ce qu'il

1. «Esquisse d'une psychologie scientifique», 1895, in La naissance de la psychanalyse, P.U.F., 1956.

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

appréhende comme devant être le départ définitif de la mère alors qu'elle n'est absente que dans des occasions très pratiques, très circonstancielles dans la journée. Ainsi l'enfant prépare par cette appréhension intuitive ce qui sera son renoncement définitif à la mère par ce jeu de la bobine où il s'amuse, cet objet, à le perdre et à le faire revenir, "objet transitionnel" dont par ailleurs Winnicott a très bien parlé et qui marquerait donc une étape observable, en tout cas chez certains enfants, quant à l'appréhen­sion de ce renoncement définitif à la mère.

Je ne vais pas ce soir, ce n'est pas du tout mon projet, discuter avec vous de la question de l'interdit de l'inceste. Mais comme vous le voyez, ce dispositif limite l'inceste à la relation du fils avec la mère, excluant ce qui serait une relation proprement incestueuse sous les autres batifolages qui peuvent se produire à l'intérieur d'une famille. Vous ne trouverez nulle part de définition des limites de l'espace incestueux. Où finit l'in­ceste ? Le mariage entre cousins, qui n'est pas exceptionnel, n'est-ce pas incestueux ? Et le rapport avec le beau-père, qui quand même n'est pas non plus une exception? Ni le code civil, ni le code pénal ne men­tionnent l'inceste. Nous nous trouvons donc bien, et c'est ce qui a telle­ment émerveillé les découvreurs de la psychanalyse, devant une sorte de loi qui, sans être écrite nulle part, est néanmoins éminemment opérante et à peu près universellement active. Les conséquences théoriques en sont absolument géniales, puisque cette supposition d'un interdit qui serait universel laisse du même coup prévoir que le Père serait universel. Autrement dit, là où la religion échoue à faire valoir un père universel, l'inconscient, lui, entretient une autorité, une instance qui, au-delà des différences culturelles, linguistiques, ethniques, géographiques, clima­tiques, ce que vous voudrez, serait la même pour tous. Vous pensez à quel point cette affaire d'universalité de l'inceste a été excitante ! Même si aujourd'hui, plus personne ne s'en occupe.

En tout cas, sans préciser davantage la nature de l'objet ainsi interdit, remarquons que d'une façon beaucoup plus générale, on pourrait dire abstraite, ce qui distingue effectivement la sexualité, c'est qu'elle est organisée par un interdit spécifique portant sur tel ou tel objet. Comme quoi, notre humanité, que je définissais tout à l'heure par son partage de la perte de la Chose, se trouve directement branchée sur cette sexualité marquée, sans spécifier ce qu'il en est de l'objet, par l'interdit de ce qu'il

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ne faut pas, c'est-à-dire par une limite. La propriété de la démarche sexuelle consiste régulièrement à franchir cette limite, c'est-à-dire à se mettre hors la loi, pour aller quérir ce qui est le plus souvent un substi­tut à l'objet désiré qui, lui, reste ordinairement inconnu.

Ce dépassement de l'interdit est bien ce qui fait le mode particulier de notre rapport à la loi en général, le dépassement de cette limite est la condition de la réalisation du désir et de l'activité sexuelle.

Chez Lacan — au point où nous en sommes, je n'ai plus besoin de développer ce point — cet objet spécifique, c'est l'objet a qui se trouve être la cause du désir. Au cours du séminaire précédent, je crois avoir lar­gement tourné autour des explications propres à cette manifestation.

Je voudrais attirer votre attention sur une autre instance qui ne s'avère pas moins organisatrice du désir et relève de ce même dispositif d'émer­gence, d'éclipsé. Cette instance, vous la connaissez, c'est le PHALLUS. Précisément cet objet dont parle Freud, dont l'émergence a pu causer le temps d'un éclair à la fois ce moment d'illumination et d'excès de plaisir marquant le devenir de l'obsessionnel, sans doute également le trauma­tisme pour la future hystérique — il est intéressant de le rapprocher des divers objets causes possibles du désir.

Je vous fais remarquer aussi que la pédophilie est une perversion qui est aujourd'hui «à la mode». Quel est l'objet du pédophile? Ne vous laissez pas fasciner, ne répondez pas trop vite par les apparences. Le pédophile ne sait rien de ce qui en réalité le fascine. Ce dont il va déses­pérément chercher la résurgence, le retour, la réapparition, c'est de cet instant, de ce moment où pour une créature innocente, protégée, enga­gée dans des relations qui sont essentiellement celles des besoins et de leur satisfaction, chez cette petite créature vierge, brusquement, le temps d'un éclair, va surgir la compréhension du monde des phénomènes et sa propre place dans le monde. Brusquement la clé qui ouvre l'ensemble des significations est ainsi offerte et avec la mise en place de jouissances à proprement parler sexuelles, puisque organisées par le phallus. C'était bien ce qui surprenait tellement Freud et que j'ai évoqué la fois dernière, cette sexualité infantile alors que l'organisme n'est aucunement en mesure d'y répondre. C'est-à-dire qu'elle ne peut être évidemment que spirituelle — où voulez-vous qu'elle soit ? On ne va pas raconter que c'est une affaire d'hormones qui inondent l'organisme... Donc la fasci-

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nation qu'exerce, pour le pédophile, la possibilité de pouvoir répéter grâce à la rencontre avec une créature innocente, ce moment soudain de complicité établie où, dans ce qui était le langage banalisé des soins et des besoins, brusquement la mutation opère et tout se met en place, dominé par le rapport à cette instance phallique qui, dans ce cas-là, je dis bien, apparaît.

Il serait possible, si cela vous amusait, mais je n'en sais rien, de remar­quer que Lacan a, à propos de l'interdiction de l'inceste, des proposi­tions absolument originales qui risquent de paraître bigrement obscures. En effet, il détache l'inceste de ce qui serait sa limitation au champ fami­lial, serait-il élargi (j'ai bien dit que finalement les limites de ce champ pour que l'on parle d'inceste restent obscures) pour dire que l'inceste, c'est ce qui se produit lorsque le couplage s'effectue entre partenaires appartenant à des générations différentes.

D'abord, j'espère que ça vous surprend, que ça vous émeut de voir la disposition de ce domaine effectivement très large et puis aussi l'arbi­traire de l'extraire du champ familial ! Puisque déjà ça voudrait dire, par exemple, que ce qui se passe entre frère et sœur ne saurait relever de l'in­ceste, ce qui, au demeurant, comme le savent les praticiens est un type de relations qui n'est pas exceptionnel, et n'est pas spécialement mal toléré.

Mais alors, comment expliquez-vous cette assertion de Lacan ? Moi, je suis sûr que ça vous a tourmentés quand vous êtes tombés là-dessus...

B. Vandermersch - Où est-ce qu'il dit ça, Lacan ? Ch. M. - Voilà ! je pose une question et il me renvoie une question !

Bernard, vous n'êtes jamais tombé là-dessus ? Je suis sûr que oui, mais il arrive que la mémoire... Voulez-vous vérifier auprès de vos camarades ?

B. Vandermersch - Dans un des séminaires ? Ch. M. - Ça ne suffit pas... C'est douteux? Une transcription fau­

tive ? Bon, écoutez, puisque c'est comme ça, je ne vous le dirai pas ! Ce qui nous intéresse, c'est l'interlocution, ce qui se produit dans leye

vous parle lorsque c'est possible, c'est-à-dire l'adresse qui met en place l'interlocuteur en même temps qu'elle origine le locuteur. L'interlo­cution, parler ensemble, n'est possible que si les au-moins-deux engagés dans cette affaire acceptent de partager ce qui fait défaut, de le mettre en commun, sans récuser le sens définitivement sexuel que ce défaut anime, supporte. S'il vous en fallait une preuve, vous l'auriez, richement illus-

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trée par le comportement, dans Pinterlocution, de l'hystérique. Elle a immédiatement cette sensibilité particulièrement fine, développée, atten­tive pour aussitôt faire entendre sa position — en tout cas celle de ce moment, car ce n'est pas forcément une position définitive — sa position à l'endroit de cette invitation au partage d'un défaut posé comme com­mun et qui, je dis bien, alimente un sens inévitablement sexuel en der­nier ressort. Elle pourra donc aussi bien accepter ce partage, parfois pour filer d'emblée au sens sexuel dans ce qui s'appelle alors la provocation, façon de dire, « arrêtons le baratin, et allons aux choses sérieuses ! », ce qui parfois laisse le partenaire un peu coi, il a besoin de préliminaires, il ne peut pas comme ça foncer direct... Ce défaut, elle peut manifester qu'elle accepte de le partager, mais aussi témoigner qu'elle le refuse, qu'il ne la concerne pas, qu'elle est d'ailleurs. Ou bien elle peut, et ce sont des circonstances un peu plus désagréables, s'en emparer pour aussitôt se plaindre de ses effets, la frustration et la privation, et aussi l'inégalité qui inévitablement en découlent pour elle. Avec la remarque banale, facile, qu'à cette place de servitude à laquelle elle est invitée, elle trouve, sans l'avoir cherché, une position de maîtrise absolue. Puisque son mode de participation ou de refus suffit pour permettre au jeu de s'engager, ou bien de radicalement se défaire. Je ne fais que vous rappeler la banalité de cette position de maîtrise qui en cette occurrence est celle de la parte­naire.

Elle est d'autant plus fondée à s'engager avec prudence dans le partage de ce défaut que, du point de vue structural, une femme, je vous le rap­pelle, n'y est pas-toute. Elle peut donc de façon parfaitement légitime se fonder d'un appui pris ailleurs, dans l'Autre, et soutenu par une jouis­sance qui est elle-même Autre. J'ai déjà eu l'occasion de le rappeler, une femme est exemplaire de cette disposition où elle a un pied dans le monde et un pied ailleurs. Autrement dit, elle est invitée à entrer dans un jeu qui n'est pas complètement le sien, dont elle ne relève qu'en partie et pour lequel, selon son goût, elle peut estimer qu'elle a toutes les cartes, mais dans ce cas-là, ça la fatigue, ce n'est pas intéressant, si elle est sûre de gagner à tous les coups, le jeu évidemment n'en vaut pas la peine; ou bien elle peut estimer au contraire qu'il lui manque tous les atouts et que sa participation relève donc du sacrifice, c'est vraiment pour faire plaisir.

Je suis en train de mettre en place pour nous cette petite matrice (c'est

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bien le cas de le dire!) fort simple, mais en même temps fort complexe car elle doit tout aux élaborations logiques et aux écritures logiques de Lacan. Vous verrez que ce point nodal permet des développements qui ne sont pas tous forcément attendus. Par exemple, dans ce dispositif de Pinterlocution organisée par ce défaut dont le partage est accepté, la question se pose à propos au je vous parle: puisque nous l'avons distin­gué de l'être de l'individu, qui est ce je et où se situe-t-il ? Qui parle} Je vous parle. Qui là, en l'occurrence, est je ?

Il est facile de noter que le lieu d'où ça parle est précisément cet espace qui distribue les locuteurs, les interlocuteurs, autour de ce manque, c'est de là que ça parle. Ça parle dans la mesure où ce qui là peut venir à par­ler se trouve endossé ou non par le locuteur au titre d'un/e, où il assume ce qui parle en lui. Puisque s'il savait à l'avance les formulations... Aucun d'entre vous ne vient jamais dans une interlocution avec son rôle écrit dans sa poche, ou avec au préalable le dispositif de ce qui va pou­voir être articulé. Je ne vais pas reprendre les banalités sur le fait que ce qui là vient à s'articuler dans la parole s'origine d'un lieu qui échappe au locuteur lui-même, y compris quand il l'assumera, ou qu'il ne l'assumera pas au titre du je. Il se pourra que ça dise des choses et puis qu'il les désa­voue, qu'il dise «non... ça m'est venu, mais ce n'est pas moi qui ai pu raconter ça, non ! », annuler ce qui a pu se dire, ne pas le reconnaître. Dans le cas le plus banal de l'interlocution, il endosse au titre du je ce qui se dit là, en lui, depuis ce manque et qui — c'est ce que révèle l'expé­rience, la pratique analytique — se trouve organisé par un désir et par un objet dont, s'il n'est pas pervers, il ignore tout. Et même s'il est pervers, il ignore la cause de sa perversion.

C'est pourquoi, je me sers volontiers de la formule, la communica­tion, c'est ce qui s'établit entre quelqu'un qui ne sait pas ce qu'il dit et quelqu'un qui ne sait pas ce qu'il entend. C'est de la sorte que nous entrons en relation. Avec tout de suite une remarque supplémentaire et fort désagréable — vraiment je vais être désolé de vous laisser sur quelque chose de peu sympathique, d'inégalitaire au possible ! Entre ces deux qui viennent accepter de partager un manque commun, il ne peut y avoir, bien qu'ils soient deux, qu'un seul sujet. Pour qu'ils restent deux, pour qu'ils restent ensemble, pour qu'ils ne se dissocient pas aus­sitôt, il ne peut y avoir qu'une voix, organisée par un objet, c'est-à-dire

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par un fantasme, le partenaire étant invité à venir prendre place dans ce fantasme, à venir le partager.

Ce qu'on appelle l'intersubjectivité et qui se trouve au début dans les Écrits de Lacan (vous voyez où, Bernard?), notion prise ailleurs, au champ philosophique mais peu importe ! c'est un langage de sujet à sujet. Ça, ce serait formidable ! Le problème, c'est que ça ne se peut pas, on ne peut pas se parler de sujet à sujet parce que cela voudrait dire que cha­cun viendrait organiser cet espace de la rencontre à partir de son propre fantasme, et qu'il n'y aurait donc plus d'espace commun de la rencontre, qu'il n'y aurait plus de manque commun permettant un accrochage pos­sible des propos entre eux. Il y aurait ce qui est le cas le plus simple le plus ordinaire, la discordance des propos, et donc la rupture de la ren­contre.

— Alors, m'objecterez-vous, c'est une injustice, qui ne peut pas être reçue comme telle ! Vous voulez dire qu'il y en a un qui accède au statut de sujet, et l'autre donc qui se trouve confiné à la mutité de l'objet ?

D'abord, ce n'est pas de la mutité. Encore que la mutité, depuis fort longtemps, ait été évoquée comme une spécificité féminine, n'est-ce pas ? C'est pour ça que les femmes sont bavardes, c'est à cause de la mutité fondamentale sur laquelle... etc. Mais en réalité, je crois vous l'avoir introduit au cours d'une fois précédente, l'agent dans l'affaire, celui qui vient là proposer son fantasme invitant l'autre à y participer, il n'est absolument pas exceptionnel que ce soit une femme. Il faudrait quand même que nous acceptions cette banalité — il est désolant de voir notre retard là-dessus — ça n'est jamais le sexe anatomique qui fait la réalité du sexe psychique. Quand on dit « les hommes » et « les femmes », on ne sait pas ce que l'on dit. De quel ensemble parle-t-on ? Ou alors, si l'on parle d'un ensemble qui serait un petit peu authentique, ce serait celui des hommes anatomiquement hommes n'ayant que le souci de se débar­rasser de leur virilité et qui donc la remettent à leurs compagnes, com­munauté dite féminine anatomiquement et qui assure la fonction dont le conjoint, le partenaire, ne demande qu'à s'affranchir.

Est-ce que je dis là quelque chose qui... ? Non ? Vous êtes bien d'ac­cord?

En tout cas, c'est là-dessus que je reste ce soir avant les deux séances qui nous restent au cours des deux premières semaines de juin. J'espère

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Pour introduire a la psychanalyse, aujourd'hui

que vous avez perçu combien le départ pris sur cette communauté que met en place Pinterlocution, communauté proposée du défaut à partager et qui est le propre évidemment de l'échange langagier, combien la mise en place de cette matrice précède tout statut à donner au langage. Comme le dit très justement Saussure, « Nous n'en savons rien, que de ce qui s'effectue dans la parole ». La parole est à prendre là dans sa por­tée pratique effective, c'est toujours parole adressée à autrui, c'est dans cette relation que la parole prend sa vertu, sa force, son pouvoir et qu'elle permet à celui qui s'y trouve engagé de s'y découvrir, non pas dans le soliloque, non pas dans l'autobiographie, mais dans cette parole effective adressée à un interlocuteur et qui lui permet d'apprendre ce qu'il est, voire les particularités de ce qu'il exige, de ce qu'il veut et aussi la façon dont il vient prendre place sur la scène des représentations, sur ce qu'on appelle de façon un peu emphatique «le théâtre du monde».

Cette procédure a l'avantage pour nous de rompre radicalement avec la démarche traditionnellement suivie depuis Aristote, que la théologie a reprise, cette idée du rapport au monde sécrété par une âme fixée par son rapport à Dieu. Le rapport au monde s'organise à partir de cette adresse faite à autrui, faite à un interlocuteur.

Dans les deux séances qui nous restent, nous verrons de quelle façon le tiers ici à mettre en cause est la figure du grand Autre et tout le dis­positif clinique qui vient se nourrir à partir de cet événement, je ne pour­rai pas l'appeler autrement, de cet événement originel, c'est-à-dire l'adresse à autrui.

Eh bien voilà ! À la semaine prochaine !

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Séminaire XXIV

du 6 Juin 2002

Vous allez pouvoir trouver en librairie le numéro de La Célibataire1 qui vient enfin de paraître, dont le thème est « L'identité comme symptôme », le retard de parution étant lié

à mes propres difficultés pour trouver une approche à peu près correcte de la question, et je ne suis pas certain d'ailleurs d'y être parvenu, mais en tout cas vous pouvez trouver ce numéro qui est fort riche et fort divers.

Cette question de l'identité ne peut être contournée dans cette intro­duction à la psychanalyse. Vous vous doutez bien qu'elle se présente à nous comme une énigme. Qu'est-ce qui fait que nous maintenons ou que nous sommes maintenus par cette permanence étrange qui nous garantit presque que nous sommes, peu s'en faut, le même tout au long de ce par­cours de l'existence ? Et cela sans vouloir, dans cette remarque initiale, prêter la moindre attention à la question des pathologies de cette identi­té, des personnalités multiples, etc., acceptons d'abord de nous étonner de ce qui fait cette permanence. Car, il est à peine nécessaire de le rappe­ler, le signifiant ne vaut que d'être pure différence, c'est-à-dire qu'il ne comporte avec lui-même rien qui fasse identité, et cette différence va jus­qu'au point qu'un signifiant est différent de lui-même; à le répéter, ce n'est plus le même. Il y a des exemples. Je pourrais tout aussi bien reprendre ceux de Lacan, je crois bien que c'était le sien, "la guerre, c'est

1. La Célibataire n° 6, Paris, édit. E.D.K., 2002.

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

la guerre". C'est une formulation qui ne peut aucunement être prise pour une tautologie. Je pourrais vous en donner bien d'autres, mais il vous suffit de vous servir de ce genre de mise en place pour immédiate­ment, intuitivement ou explicitement, percevoir de quelle façon, ne serait-ce qu'à se répéter, le signifiant diffère de lui-même.

Le seul élément qui apparemment, je dis bien apparemment, est vec­teur, est porteur d'un identique dans le fonctionnement de la chaîne signifiante, c'est ce qui provoque la répétition du symptôme ou bien, de façon plus générale, le mode sous lequel se répète notre échec dans le rapport au désir et à la réalisation du désir. S'il y a dans la conduite du parlêtre un élément qui pèse par sa mêmeté, c'est bien ce qui s'isole dans ce jeu de la répétition et qui viendrait donc situer du côté du réel ce qu'il en serait pour nous, dans un premier abord, de l'identique, chacun de nous ayant toujours relation au même. Ce qui lui confère avec celui-ci une certaine familiarité, il sait bien que voilà! c'est bien toujours le même mur auquel il se heurte, le même caillou sur lequel il trébuche, la même relation qui échoue, etc.

J'avais déjà eu autrefois l'occasion de faire remarquer que si on s'ap­puie non plus sur le jeu immédiat du signifiant mais sur la théorie des ensembles, il y a dans l'étude des relations que les éléments de l'ensemble peuvent avoir entre eux, un théorème qui dit que dans un ensemble quel­conque d'éléments, il y en aura au moins un dont la propriété exclusive sera d'être en relation avec lui-même, c'est le théorème de Brouwer, au moins un élément; vous voyez le genre de boucle que la petite flèche vient dessiner quand on image tout cela, la petite flèche qui part de l'élé­ment et qui, au lieu d'aboutir à un autre élément, fait retour sur l'élément lui-même. Cet élément en relation avec lui-même s'exclut de l'ensemble des autres qui ont pour propriété d'être en relation les uns avec les autres. Lui n'a de relation qu'avec lui-même (c'est un autiste décidé, de vocation). Vous voyez comment, par l'application simplement de la théorie mathématique des ensembles, vous en arrivez à voir de quelle façon un élément, au-moins-un élément vient s'isoler, se séparer de l'en­semble des autres, autrement dit, s'exclure.

J'aurais envie ici de pousser un peu cette affaire pour nous. À quoi va-t-on reconnaître cet élément qui en quelque sorte se signifie lui-même ? Il ne se signifie aucunement de la relation à un autre élément, mais il ne

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Séminaire du 6 juin 2002

se signifie que de la relation à lui-même. Savons-nous, avons-nous une idée, rencontrons-nous un signifiant qui ainsi aurait la propriété de se signifier lui-même ? Il y en a un que nous avons eu le bonheur de ren­contrer ici, c'est évidemment le nom propre. Le nom propre n'a d'autre signification que lui-même, au point qu'il n'y a aucun obstacle à ce qu'il soit imprononçable, on aurait presque envie de dire, au contraire, ne serait-ce que parce que ce défaut de vocalisation possible illustre bien de quelle manière radicale il se sépare de tous les autres.

Nous avons à reposer notre question. Si le sujet est divisé, qu'est-ce qui néanmoins va le faire un ? Alors un peu plus haut à propos de la répétition, de l'automatisme de répétition propre à la névrose, j'ai évo­qué le symptôme, mais le symptôme est organisé par une diachronie, par une succession des conduites, par une succession des propos et ne peut pas rendre compte de l'effet éminemment synchronique de l'identité. L'identité n'attend pas que le parcours discursif soit effectué pour s'af­firmer, l'identité est préliminaire, antécède le parcours discursif.

Après le renouvellement de cette question et l'évocation de ce qui dans la théorie des ensembles illustre ou permet l'isolement de cet au-moins-un, nous pouvons ici rappeler avec une relative assurance que c'est bien le signifiant, mais dans la mesure où il sera traité comme un, autrement dit le signifiant comptable, à partir de cet au-moins-un dont j'évoquais tout à l'heure la mise en place, c'est bien le signifiant traité comme un qui vient soutenir ce qu'il en est de l'identité chez chacun d'entre nous.

Nous en venons ici à ce qui pour chacun vient soutenir sa parole, grâce au signifiant maître Sl5 et en tant que ce %\ a pour chacun une modalité très singulière de rapport avec l'au-moins-un qui lui sert de réfèrent. L'identité tient à la singularité de la relation du Sl5 à entendre ici dans son sens plein, c'est-à-dire un comptable, à Tau-moins-un. C'est de la modalité, la singularité de la relation à l'au-moins-un que se situe pour chacun d'entre nous cette identité qui nous intrigue. Lacan a été tout à fait heureux de trouver chez Freud, dans son chapitre vu de la Psycho­logie des masses consacré à l'identification, ce terme de Einzigerzug, qu'il a traduit par "trait unaire", ce qui est une bonne traduction. C'est le "trait un" où Freud situe ce qu'il en serait de PIDENTIFICATION SYM­BOLIQUE.

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

J'aimerais, pour ma part, donner comme illustration à cette étrange affaire le rapprochement de ce questionnement sur l'identité, apparem­ment résolu par cette évocation du trait unaire en tant que comptable, en tant que trait un : le trait un se répète et, pour Lacan, vient marquer les coups de notre ratage — à ceux que ça amuse, je donnerai le séminaire et la page si ça les intéresse.

Lacan donne cet exemple d'une côte d'animal qu'il a évidemment aus­sitôt discernée au Musée préhistorique de Saint-Germain, où évidem­ment il avait eu une entrée particulière, parce que les salles sont habi­tuellement tellement poussiéreuses qu'on préfère les fermer, que per­sonne ne vient jamais les voir. Sauf Lacan, qui donc a immédiatement pigé, vu, derrière une vitrine fermée que, bien entendu, il a fait ouvrir, il a vu sur cette côte des encoches, des entailles qu'il a très sagement inter­prétées, de façon classique d'ailleurs, comme étant le nombre d'animaux que le chasseur avait ainsi réussi à abattre.

— Eh là ! me direz-vous, mais ces coups sont chaque fois venus mar­quer une réussite !

Mais Lacan poursuit en évoquant, je ne sais plus quel passage de Sade, ce n'est pas dans ses récits, ce doit être des notes, où Sade raconte de quelle manière il marquait chacun de ses coups personnels, il venait les inscrire avec justement une petite encoche, étant supposé que, dans son cas, malgré ses talents et son adresse, le gibier continuait de fuir, de cavaler.

Il est, je crois, intéressant pour nous de remarquer que si le signifiant est le symbole d'un pur vide, le trait unaire, lui, hésite entre être le sym­bole du zéro, ou être le symbole du un, c'est-à-dire du zéro traité comme un un. Lacan insistait pour que, dans les comptes que nous pouvions être amenés à faire, nous pensions chaque fois à inclure le zéro comme un et, cette année-là, je le redis pour l'anecdote, jusqu'à cette étrange constitution des cartels supposés chacun contenir un un en plus ; c'est-à-dire être amenés à situer leur organisation comme référée non plus à la thérapeutique habituelle que l'on porte au symbolisme que nous vaut le signifiant, c'est-à-dire la façon dont nous traitons ce symptôme par l'in­jonction dans le réel de ce un qui sera celui de Dieu ou du Père. Mais le cartel étant lui-même traité sur un mode comptable pour qu'il puisse se

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Séminaire du 6 juin 2002

référer à cette bascule, équivoque constante: la présence dans le réel de ce un qui fixe le sens, mais qui, aussi bien se retourne, dévoile sa nature de zéro qui, ce sens, l'abolit, et relance la quête, autrement dit, de façon fort laïque, relance le travail dit intellectuel.

Jusqu'ici, cette IDENTITÉ que nous avons à dire IMAGINAIRE est celle de la phase du miroir. Mais dans un premier temps, il y faut déjà le un comptable pour que cette image coagule, pour qu'elle ne fasse pas membres disjoints, pour que la tête soit bien vissée sur le corps, etc. Mais en tout cas, cette identité est imaginaire, qu'illustre la phase du miroir.

Il y a une IDENTITÉ RÉELLE que, pour ma part, j'aurais tendance à situer du côté de la réalité de l'appareil biologique du corps. Après tout on ne voit pas comment nous pourrions méconnaître le fait qu'il y a aussi une identité réelle. Chacun de nous arrive avec un certain matériel génétique, par exemple, qui va inscrire certaines propriétés, particulari­tés dans les réactions, les humeurs, etc. Nous ne saurions méconnaître ce qu'il en est de cette réalité que la biologie aujourd'hui découvre. Pourquoi écarter la constitution génétique de l'organisme ?

Et puis une IDENTITÉ SYMBOLIQUE qui est si proche justement de l'identité du symptôme (ça s'écrit d'ailleurs avec le même 2, tellement commode), tellement proche qu'il suffit que le symbole, ici entre le signifiant et le un comptable, vienne se référer à un au-moins-un dans le réel pour que du même coup, ce soit le ratage qui devienne notre loi morale, et le guide de notre désir et de nos conduites.

J'ai bizarrement laissé passer ce que je comptais vous dire sur la justi­fication clinique que pour ma part j'entends donner à cette histoire de trait unaire, du caractère comptable du un donné ici au signifiant. J'en rapproche, je le fais souvent, la LANGUE MATERNELLE. Pour savoir chez un parlêtre ce qu'est sa langue maternelle, il ne le sait pas toujours lui-même, j'ai proposé — ça restera dans l'Histoire comme Yépreuve de Melman — ce fait qu'il suffit de lui demander de compter. La langue dans laquelle il compte est sa langue maternelle. Phénomène apparem­ment étrange, sauf à le rapprocher de ce que je suis ici en train de vous évoquer, la façon dont le un comptable s'organise à partir de l'au-moins-un, support de la fonction paternelle. La langue maternelle, c'est tout simplement la langue dans laquelle le sujet est compté. C'est lui qui

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

compte, bien sûr, mais s'il compte dans cette langue-là, c'est parce que c'est la langue dans laquelle il est compté, c'est-à-dire la langue dans laquelle il s'inscrit dans une génération. Alors il faut croire que c'est assez puissant pour être aussi fixe, aussi constant !

À ce propos, il est inévitable de remarquer que l'identité s'avère liée à ce qui est, pour chacun d'entre vous, la particularité de sa langue, de sa « langue maternelle », comme on dit. Ce sont les diverses langues exis­tantes qui viennent, j'allais dire «suggérer» — oui, ce n'est pas mauvais comme mot parce que c'est un effet de suggestion — qui viennent sug­gérer le rapport de cette langue avec un ancêtre fondateur, un ancêtre originaire. Il n'y en a jamais d'autre finalement que celui mis en place inévitablement par une langue et d'ailleurs, quand une langue n'en a pas, je ne vais pas ré-évoquer ici le problème des langues qui n'ont pas enco­re opéré cette mythification, mais il se trouvera forcément toujours des parleurs de cette langue pour vouloir, ce mythe d'un ancêtre originaire commun, l'inventer, pour vouloir le créer, alors même que cette langue est faite, comme toutes les langues, de pièces et de morceaux qui viennent d'un peu partout. La constitution des langues illustre bien par le type de rapiéçage qu'elles constituent que cet ancêtre originaire devait être... un hybride redoutable, en tout cas un sacré bâtard ! Eh bien, c'est ce sacré bâtard qui va fonder l'idée de la pureté des races !

Une remarque encore et qui je crois vaut la peine, même si elle vous paraît un peu forte, à propos de l'isolement dans le réel d'une présence ainsi originaire et fondatrice. Le type de croyance religieux, contraire­ment au type de croyance laïc, prend la peine, grâce à la théologie, de sti­puler l'hétérogénéité des places. Je veux dire que Dieu reste inconnais­sable et Autre. Sa face, bien rares sont ceux qui l'auraient peut-être aper­çue, et encore, on n'en est pas sûr ! Mais lorsqu'on bascule dans I'IDEN-TITÉ NATIONALE, ces réserves ne sont plus de mise, l'ancêtre auquel ainsi on se réfère est dans le réel, d'une présence immédiatement évocable, et qui en outre a cette propriété — c'est bien l'attachement aux langues dites maternelles — de parler la même langue, bien sûr ! Ce n'est pas une langue Autre.

Ce dispositif, c'est-à-dire l'assurance qu'il y a dans le réel un Un fon­dateur, est un dispositif auquel il faut donner son nom, c'est un disposi­tif paranoïaque. Chaque fois que vous stipulez qu'il y a dans le réel

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quelque Un, que vous le stipulez avec cette bascule, cette mutation que la laïcité fait subir à l'opération, dès lors que vous pensez qu'il y a dans le réel quelque Un, qu'il soit supposé bienveillant ou malveillant, il reste que c'est un dispositif paranoïaque. La paranoïa se caractérise par des idées de grandeur, de jalousie, et de revendication. Dès lors que nous avons le bonheur de partager ce type d'identification, nous avons la chance d'être inévitablement porteurs d'idées de grandeur, de jalousie, et de revendication.

Il est clair que l'instance psychique que je suis en train d'évoquer nous est plus familière sous son nom freudien qui est celui de SURMOI, Ûber-ich. C'est lui, le voilà ! Un comptable qui a en outre l'avantage, dans cette disposition-là, d'être le un totalisant, que Lacan distingue (dans un sémi­naire dont je vous donnerai tout à l'heure les coordonnées...).

Ce qui est plus drôle — nous sommes pris dans des phénomènes qui sont à ce point habituels qu'ils ne nous étonnent plus, ce qui est bien normal, mais qu'il faut remarquer — c'est que la parole habituellement, elle s'exerce d'où ? Elle s'exerce, si vous prenez en compte ce St que j'évoquais tout à l'heure, à partir du moi, mais en tant qu'il a partie liée avec le surmoi, c'est le moi en tant qu'il fait référence, qu'il s'appuie, qu'il prend autorité du Ûberich, le moi en tant qu'il parle au nom de tout ce qu'il a. Autrement dit la jouissance dont ici il fait état, c'est le cas de le dire, est bien évidemment la jouissance phallique.

Et ceci, si vous le voulez bien, nous branche sur ce que j'évoquais la dernière fois. Pour s'entendre, pour que des interlocuteurs puissent s'entendre, il convient qu'ils partagent la même entame, et le lieu de ce partage ne peut se situer que dans un Autre, un grand Autre, celui auquel les deux interlocuteurs auraient le bonheur de se référer, entame qui se trouve explicitement mise en musique, spécifiée par aussi bien la religion que par la culture, la religion en quelque sorte pour la célébrer et la pres­crire, et la culture pour donner les moyens d'en jouir. En tout cas, nous sommes là dans le registre éminent de la jouissance phallique.

À ce propos, je vous pose une question très générale, mais en même temps qui peut être ramenée à une simplicité de structure assez remar­quable, à quoi reconnaissez-vous qu'un propos est hystérique ? Intuiti­vement vous reconnaissez quand un propos ne part pas du moi, qu'il part d'ailleurs et qu'il est hystérique. Qu'est-ce qui vous fait dire, pen-

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ser, ou intuitivement éprouver le fait que c'est un propos hystérique ? Le propos hystérique se caractérise par le fait de toujours, je dis bien tou­jours, évoquer ce qui se trouverait hors pouvoir phallique, c'est-à-dire viendrait démontrer d'abord au maître qui s'en autorise, et ensuite au phallus lui-même que c'est pas-tout, qu'il y a tout ce que cette instance et ce pouvoir loupent, ce devant quoi ils se montrent im-puis-sants.

J'ai donné ces exemples, il y en a tant d'autres, autant que vous vou­lez, à ces Journées que nous eûmes sur les Hystéries collectives. « Et la mort... ? Qu'est-ce que vous en faites, de la mort ? » J'étais l'autre soir à une réunion complètement farfelue et, dans l'auditoire, il y a imman­quablement eu une auditrice pour dire « Et vous, les psychanalystes, la mort, qu'est-ce que vous en faites ? » Elle disait cela à une table dont l'âge moyen était assez avancé, ce qui ajoutait une note comique. «Et la mort ? » Ça vous la boucle ! Ça vous la boucle parce qu'évidemment, la mort est supposée échapper, supposée échapper au pouvoir phallique. Nous ne pouvons penser dans le champ des représentations que ce qui est marqué de l'index phallique. Or la mort a l'air de faire la nique au pouvoir phallique. Grâce à ce que je vais dire, le nombre des suicides va radicalement chuter... parce que la mort, ça ne fait pas du tout la nique au pouvoir phallique. C'est ce que Freud pensait, croyait. Je ne vais pas reprendre Éros et Thanatos. Lacan illustre le fait que, pour nous, la mort est inscrite, que notre mode de transmission sexuelle inclut la mort de l'individu, même si c'est au profit de la poursuite de l'espèce, ce dont chacun ne se soucie pas toujours forcément...

Ou alors, autre question que j'ai entendu poser... 127 fois dans les réunions de psychanalystes, « et le corps ? », étant supposé que le corps, c'est ce qui échappe à la maîtrise. Vous ne pouvez pas prétendre être le maître absolu de votre corps, même s'il y a tout un monde d'activités et de temps passé pour justement approcher ce genre d'expérience de la maîtrise corporelle et je passe sur les techniques orientales, extrême-orientales, etc. Voilà ce à quoi on reconnaît tout de suite l'objection hys­térique.

Pourquoi ? Pour cette raison qui va vous paraître évidente une fois que je vous l'aurai rappelée ou dite : le sujet $, sujet de l'inconscient, son statut, aussi bien topologique qu'ontique est hors-phallus. Ontique tout simplement parce que le phallus se soutient du Un matérialisé, du signi-

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fiant Un, du un du signifiant élevé au statut de divinité, Pamour du Un. Le $ se soutient de quoi ? Quel est son statut ontique ? Il n'en a pas, c'est la pure faille, c'est la pure coupure. Il voudrait bien venir à l'Être... Donc le $ supporte une ex-sistence qui, ce phallus, forcément, le conteste, dans son ex-sistence même. Il y a là une ex-sistence, une vie qui conteste la primauté du phallus, y compris son pouvoir génésique d'ailleurs... Qu'est-ce que c'est que cette vie-là ?

Au point que cette ex-sistence — c'est là-dessus que Lacan a égale­ment franchi pour nous un pas considérable — se révèle animée par une jouissance qui n'est pas la jouissance phallique, par une jouissance qui est la jouissance objectale, celle de l'objet <*, de telle sorte que cette cou­pure qui soutient l'ex-sistence va avoir, vis-à-vis du phallus, les deux axes de conduites dans lesquels on peut regrouper la pseudo-diversité des manifestations hystériques. Certaines sont là pour contester la validité et la pertinence du phallus, celles de l'autre groupe sont faites pour le for­tifier, ce phallus, manifestations généreuses de dévouement, oblatives, de sacrifice : il s'agit de faire que le phallus soit assez fort pour résoudre l'impasse suscitée par cette ex-sistence.

Alors quelle est PIDENTITÉ DE CETTE EX-SISTENCE ? Elle n'a pas de nom, elle n'a pas de nom propre, elle n'a pas de réfèrent, elle n'a pas de père, elle n'a pas de voix, elle ne peut comme je le faisais remarquer la dernière fois que se donner à entendre, faire signe, faire des conneries, des lapsus, des actes manques, des mots d'esprit. C'est donc une ex-sis­tence, ça, les philosophes l'ont quand même bien cerné, fondamentale­ment malheureuse, qu'on a laissé gésir, comme dirait notre maître (dans le séminaire... etc.).

C'est-à-dire que lorsque cette ex-sistence en appelle à Celui qui vien­drait l'autoriser, elle ne reçoit pas de réponse. Et c'est pour cela qu'il va suffire — c'est le point que j'ai tenté d'exposer au cours de ces Journées sur les Hystéries collectives2 — que les porteurs de ces ex-sistences-là, ceux dont la parole ne peut pas s'exercer pour des raisons diverses à par­tir du Ich-Ùberich, dont la parole ne peut pas s'autoriser de ce référent-

2. Journées sur Les hystéries collectives, les 1er et 2 juin 2002, cf. Annexe IV, p. 373, et « Lacan et la psychologie des foules », in La Célibataire n° 7.

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là, et qui donc n'ont d'autre support que ce $ défaillant, en crise, qui ne peut jamais qu'articuler la privation, la souffrance de la privation et de la frustration, il suffit que les porteurs de ce type d'ex-sistence se trouvent rassemblés pour des raisons circonstancielles quelconques, pour qu'ils puissent s'imaginer une voix, v.o.i.x., commune et dès lors se trouver légitimés, dans leurs revendications, de la référence à l'Ancêtre qu'il s'agirait enfin de faire advenir, celui qui était en souffrance, en panne, méconnu, bafoué, piétiné, nié, refusé, etc. Il s'agirait de faire surgir de la sorte la puissance naissante, sans cesse à renforcer, de cette autorité qui est d'autant plus légitimée à faire pièce à l'autre que, de par le lieu où elle se situe, elle ne peut que générer des créatures échappant à la castration, c'est-à-dire autorisées entièrement dans leur conduite à partir du moment où elles sont faites dans l'intérêt et au nom de ce fondateur, ainsi fondé.

Je vais vous dire un truisme, un truisme parce que beaucoup de ceux qui ont travaillé sur la question l'ont plus ou moins approché, mais sans le dire aussi nettement que je vais l'articuler pour vous ce soir, au risque de vous surprendre. Le fascisme, ce n'est en rien une idéologie, c'est un affect. Il est désolant de devoir le dire, mais cependant, il le faut bien, c'est un affect, c'est un affect dans la mesure où c'est la façon de per­mettre le surgissement de cette instance appelée, souhaitée, dont le retour figure dans les utopies les mieux articulées, et dont la manifesta­tion intime, chez chacun, vient dès lors animer un propos, commander un propos qui coule de source, c'est bien le cas de le dire. Plus d'hésita­tion quant au message venu de l'Autre, ce $ qui se trouvait en souffrance trouve d'un seul coup son être, son appui, son assise dans l'identification à cet au-moins-un-là. Dès lors il n'y a plus de raison de s'étonner du type de puissance, de force que prennent les signifiants qui émanent de ce lieu, leur caractère contraignant, absolu. Je passe sur le fait que cet avènement passera nécessairement par le paiement d'une dette collective de sang. Si vous prenez l'histoire de l'Europe de ces dernières années, vous verrez que c'est chaque fois le paiement collectif d'une dette de sang qui introduit, qui creuse la place où va pouvoir venir ce type de réfèrent, d'instance.

Les hystéries collectives sont donc un thème qui mérite de nous inté­resser, même si nous n'avons pas de pratique individuelle de ce type de

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manifestations. Nous en avons quelques autres expériences, et nous avons à nous souvenir de cette formulation de Lacan : « Quand un symp­tôme est devenu collectif, il n'y a plus rien à faire. »

Quand se produit régulièrement ce type d'hystérie collective ? Quand l'autorité défaille. Si vous avez affaire à une autorité bien en place, forte, vous n'avez aucune manifestation d'hystérie collective, et même les hys­téries singulières sont calmées. Dans un régime autoritaire, croyez- moi, les hystéries collectives, il n'en est pas question, et même les hystéries singulières paraissent politiquement incorrectes, ce n'est pas bien vu. Je raconte souvent l'histoire des convulsionnaires de Saint-Médard qui ont défrayé un temps l'Histoire, au moment du jansénisme. Louis XV a trai­té ça avec un grand souci, une grande intelligence de la thérapeutique, il a envoyé ses dragons. Toutes ces manifestations au cimetière de l'église Saint-Médard sur la tombe d'un curé, toutes ces manifestations qui étaient vraiment d'une très grande beauté, très impressionnantes, allaient en s'enflant, en grandissant, toute la noblesse parisienne venait voir ça et petit à petit participait au truc qui avait, comme il se doit, un caractère politique. Ça a été traité en deux coups de... je ne sais pas l'instrument dont ils se servaient à l'époque, mais ça marchait, semble-t-il.

Alors je voudrais conclure cette soirée sur une remarque qui risquera de vous paraître un petit peu pessimiste, mais elle vous permettra de faire objection, ce qui est déjà quelque chose. Notre vie politique oscille entre premièrement, quand on a une identité, le dénigrement de l'autorité, l'histoire des grands pouvoirs politiques est évidemment celle du déni­grement qui va croissant jusqu'au moment où ils s'écroulent, où ils s'ef­fondrent... du dénigrement de l'autorité pour un appel à la dictature, ce qui ne paraît pas la perspective la plus séduisante. Mais si vous faites un peu attention à la façon dont ça circule, dont ça bascule, vous verrez que ce raccourci un peu fort, un peu bref, n'est pas faux.

Je vous dis donc à la semaine prochaine ! S'il y en a que cela amuse de rencontrer des psy américains qui

viennent de Boston pour nous voir, nous les rencontrerons ici dimanche à partir de 17 heures et nous pourrons discuter avec eux. Voilà l'infor­mation transmise !

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Séminaire XXV

du 13 Juin 2002

Nous voilà parvenus à la soirée conclusive de notre parcours et, pour permettre qu'elle vous laisse un certain souvenir, je vous la présenterai, contrairement à ce que sont habituellement les

conclusions, avec ce que les questions qui nous sont essentielles laissent d'inachevé, laissent d'ouvert. Elles méritent que vous-mêmes vous vous y atteliez et poursuiviez, pour tâcher de répondre à ces questions essen­tielles restées pendantes.

Commençons par cette assertion de Freud disant qu'il avait réussi là où le paranoïaque échoue. Comment entendez-vous cette formulation ? Qu'est-ce que ça peut bien vouloir dire ? Si ce n'est que le dispositif de la cure met en place pour l'analysant, au lieu de l'Autre, une autorité, une instance, un savoir qui se trouvent soutenus, représentés par la personne de l'analyste. La certitude d'une instance qui dans l'Autre, dans le grand Autre, mènerait le jeu pour le sujet est une certitude d'ordre para­noïaque, j'ai eu déjà l'occasion d'aborder ce point rapidement avec vous. Cette certitude n'a rien à voir avec la croyance religieuse. Le phénomène de la foi ou de la croyance est essentiellement différent de celui de la cer­titude, aussi bien celle du paranoïaque, que celle, après tout pourquoi ne pas le dire, que celle des sectes religieuses. La structure paranoïaque des sectes religieuses est un trait qui mérite d'être souligné. Si Freud dit qu'il a réussi là où le paranoïaque a échoué, c'est sans doute en remarquant de quelle façon il lui a été possible, à lui Freud, de résoudre le problème du transfert dans la cure, autrement dit, de ne pas laisser l'analysant arrêté sur la vérification de cette présence dans l'Autre d'une instance supposée

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

mener le jeu car, après tout, c'est bien l'analysant qui le mène, ce jeu. Possibilité donc de résolution du transfert de telle sorte qu'effectivement l'analyste serait capable de réussir son propre statut, de ne pas se confondre avec cette instance ainsi imaginarisée dans le grand Autre, de ne pas, par exemple, prendre le style d'un Fliess dont Freud avait pu remarquer qu'il s'était arrêté en chemin; peut-être le chemin de Fliess était-il au départ marqué par la présence de cette paranoïa, la certitude qu'il avait d'avoir découvert les grands mystères cachés de la nature et de l'univers. Donc chez Freud ce sentiment d'avoir ainsi réussi.

Formulation reprise d'une toute autre manière par Lacan lorsqu'il dit que «la cure est une paranoïa dirigée». Une paranoïa dirigée, autrement dit la tentative à la fois de faire valoir le crédit susceptible d'être accordé à cette instance dans l'Autre, que l'analyste est amené à incarner du seul fait de l'exercice de cette parole singulière que le dispositif de la cure envoie au grand Autre, et la faculté de l'analyste à diriger cette paranoïa avec, bien entendu, le projet de la résoudre. Il est remarquable, j'attire votre attention en passant, que cette résolution est rien moins que cer­taine, rien moins que très généralement vérifiée. Je veux dire par là qu'il est banal de constater, dans l'histoire du mouvement psychanalytique ou dans la vie des groupes, combien cette direction de la cure par l'analyste échoue, échoue sur ce que l'on appelle aussi bien l'amour que la haine de transfert, sur ce point je vous invite à vérifier combien l'histoire du mou­vement psychanalytique illustre cette situation. Pour en rester à des évé­nements assez lointains (afin de ne blesser personne), ce qui s'est passé autour de Freud témoigne que la réussite dont il se targue n'a pas tou­jours, n'a pas été très ordinairement vérifiée.

Vous êtes donc invités à réfléchir sur la solidité de ce symptôme que Lacan appelait le sinthome, sur la solidité et la résistance de ce sinthome qui ne peut pas se résoudre à cette vacuité du champ de l'Autre, à cette solitude qui est celle du sujet dans le monde, à cette exigence que vienne répondre celui auquel si spontanément sa parole s'adresse et à qui elle accorde cette place éminente. Ceci donc pour souligner combien, malgré toutes les affirmations de laïcité qui sont ordinairement données, la reli­giosité est sans doute ce qui est le plus répandu, le plus ordinaire, le plus banal chez le parlêtre.

Le processus de la cure, ceci peut expliquer cela, ne peut que mener

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l'analysant à justement ne pas accepter de conclure, contrairement à ce que je fais moi-même ce soir, à ne pas accepter de conclure sur, il faut bien le dire, la béance sur laquelle est susceptible de s'ouvrir la fin de la cure. Pour une femme, la frustration qui est son lot, puisqu'il y a une promesse originelle qui n'est pas tenue en ce qui la concerne, frustration, dont évidemment elle se plaint, mais dont nous ne savons pas moins qu'elle la protège et se défend de tout ce qui pourrait consister en sa résolution, donc cet entretien de la plainte, en tant que celle-ci viendrait supporter l'existence; et dans la mesure où cette plainte ne saurait se tenir si elle n'avait pas de destinataire, il en faut bien un, sinon l'axe de la plainte se trouverait singulièrement défaillir. Et puis chez l'homme, ce que nous savons être du registre de la castration : le fait que son désir, son désir sexuel, ne peut s'accomplir qu'à la condition d'accepter les muta­tions des représentations de l'objet ainsi que le fait de se trouver exposé à ce qui est sans doute moins une insatisfaction qu'une relance perma­nente des représentations susceptibles d'entretenir son désir.

Disposition donc qui explique le privilège accordé à ce symptôme qu'il faut bien appeler paranoïaque, c'est-à-dire cette volonté de mainte­nir une instance d'appel dans le grand Autre, la question étant, je vous la livre et la laisse à votre propre médiation, quels seraient les moyens d'une direction de la cure qui pourrait permettre l'heureuse purgation de ce type d'encroûtement ?

Ce n'est pas moi qui vais vous l'apprendre, Lacan à cet égard n'a pas mieux réussi que Freud ! L'histoire de ses élèves est pour l'essentiel orga­nisée par la place accordée à ce symptôme, qu'il s'agisse de manifesta­tions dites d'amour ou de manifestations de haine. Et je me permets là encore de faire remarquer — mais c'est à juste titre, et je le fais sans aucune vanité — que ce qui spécifie notre Association, c'est assurément à cet égard d'être particulièrement à l'aise, de ne pas être encombrée par le pathos à l'endroit de Lacan. Qu'il s'agisse de revendications d'amour, ou bien de dénonciations haineuses, ça ne nous intéresse pas beaucoup.

Mais un mot encore sur ce point. Vous voyez combien ce que l'on appelle la normalité, c'est-à-dire le fait d'être conforme aux lois du lan­gage, à la structure, vous voyez combien la normalité mène à ce type d'impasse. Nous avons à nous méfier de tout ce qui vient se ranger sous la rubrique de «normalité» dans la mesure où la normalité nous fout

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Pour introduire a la psychanalyse, aujourd'hui

dans le symptôme les deux pieds devant ! Lacan aura beau essayer à la fin de sa vie de faire valoir la possibilité de s'en sortir, Freud aura essayé de son côté avec son Moïse et le monothéismel de casser le charme propre à cette situation, tout cela, dans l'ensemble et en particulier dans notre univers culturel, reste inaperçu.

Nous avons affaire à l'inconscient freudien. L'inconscient freudien, je me permets de vous le rappeler, n'est pas la somme de ce qui échapperait à la conscience, mais ce lieu où cherche à se faire reconnaître le sujet d'un désir ignoré par le locuteur lui-même. C'est donc un inconscient émi­nemment spécifié par son statut clinique. Ce qui peut nous intéresser dans le champ de l'éthique, c'est la vérification que ce sujet d'un désir ignoré du locuteur, cherchant ainsi à se faire entendre, a un rapport étroit avec sa vérité mais aussi — c'est quand même absolument incroyable — avec la VÉRITÉ tout court !

Je ne vais pas m'engager dans une réflexion ou un rappel historico-philosophique sur la notion de vérité, si ce n'est pour vous souligner que la vérité est ce dont aujourd'hui les scientifiques, les logiciens se sont débarrassés, elle ne les intéresse à aucun titre, puisqu'ils revendiquent la notion de modèle, affirmant par là que la science n'est susceptible que de donner des représentations révisables en permanence de la constitution, de l'organisation du monde. Dans tout ceci, la vérité se trouve être une valeur démodée qui, en tout cas, n'a plus d'intérêt. Dans le champ phi­losophique, ce n'est pas moins une valeur qui n'a plus cours.

Il est donc assez remarquable que ce soit de l'intérieur de la psycha­nalyse que resurgisse cette notion à partir d'une exigence intime que Lacan d'ailleurs ne célèbre pas pour ce qui serait simplement son appa­rence ou pour son chic, la vérité comme valeur supérieure aux autres. Lacan y fait référence comme étant cette tendance à l'exigence d'une authenticité de l'âme, singulière exigence qu'il note comme un phéno­mène, un trait contemporain, cette exigence du sujet de pouvoir parler d'un lieu qui serait effectivement le sien! Nous aurions, ceux que ça amuserait, à nous poser la question de ce qui a bien pu se passer pour que cette authenticité de l'âme nous paraisse aujourd'hui perdue au

1. S. Freud, L'homme Moïse et la religion monothéiste, 1935, trad. 1993, Gallimard, Folio essais.

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Séminaire du 13 juin 2002

point d'avoir cette exigence de pouvoir la restituer. Il y avait dimanche soir dans cette maison une réunion avec un groupe

de psychanalystes américains en rupture de ban avec l'institution offi­cielle. Parmi les premières questions que ces psychanalystes ont voulu poser figurait celle-ci : qu'est-ce qu'un rôle ? Est-ce que ce qui définit le sujet n'est pas de tenir un rôle ?

Vous voyez de quelle façon cette articulation, la mise au centre du rôle, venait d'emblée faire valoir et éteindre en même temps cette exi­gence de l'authenticité de l'âme, car si nous nous interrogeons sur le rôle que nous aurions à tenir dans le jeu social, familial, amoureux ou autre, nous voyons bien que cette question est animée par une interrogation plus profonde. La question du rôle recoupe toute la spéculation clas­sique nord-américaine sur le faux self, «faux self» laisse supposer qu'il y en aurait un vrai ; nous pourrions avoir un faux self mais nous pourrions aussi du même coup chercher à réaliser ce qui serait notre vrai self. Or nous avons là-dessus à faire valoir que ce sujet du désir inconscient n'est pas un faux self ni même un vrai. Ce n'est pas un self du tout puisqu'il est Autre et la question du même ne saurait être abordée de cette manière, on ne saurait être identique à soi, puisque soi est Autre.

La question du désir ignoré, habitant le locuteur tout en restant insu de lui-même, nous interroge forcément sur le fait de savoir si ce qui le fonde n'est pas, d'après les expressions que nous avons de ce désir, tout simplement ce qui est rejeté par la morale, autrement dit s'en tenir à cette définition que donne Freud de l'inconscient dans son analyse de l'Homme-aux-rats :

«L'inconscient, c'est le mauvais en nous2.» Notre moi est bon du fait de la pression sociale, il est donc contraint

de renoncer à des sentiments que celle-ci interdit et finalement ce désir inconscient n'est rien d'autre que le négatif des manifestations de la volonté et de la conscience !

C'est une grande surprise de voir de quelle façon Freud se fait ici avoir par la névrose obsessionnelle de son patient dans la mesure où, ce qui vient chez ce patient, ce sont originellement des commandements. Ce

2. « Remarques sur un cas de névrose obsessionnelle (Uhomme-aux-rats) », in Cinq psy­chanalyses, Paris, P.U.F., 1954.

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

n'est pas un désir qui, tel le désir inconscient, serait ignoré de lui-même, ce sont des commandements extrêmement précis, clairs, obscènes, sacri­lèges, criminels, meurtriers, offensants, humiliants, parricides, tout ce que vous voudrez ! Mais ce sont originellement des commandements et nous savons de quelle manière l'obsessionnel répugne à devoir endosser ces pensées comme étant les siennes. On ne saurait faire de l'inconscient, de son contenu, simplement le négatif de la morale, des commandements moraux. Ce n'est pas sans rapport bien sûr ! mais justement, si ce n'est pas sans rapport, il y aurait à dire, et je vous invite à y réfléchir de votre côté, comment et pourquoi ?

Une remarque également mériterait votre travail personnel. Pour­quoi, plus le refoulement est actif, plus les manifestations du refoulé sont-elles présentes et nombreuses dans la conscience? Pourquoi le refoulement échoue-t-il de façon si remarquable et dramatique ? Pour­quoi est-ce que je n'arrive pas après tout à me séparer, à me débarrasser de pensées ou de conduites qui me sont odieuses ? Et pourquoi, plus je fais d'efforts, dignes, moraux, honorables, courageux, plus je suis persé­cuté par ce dont je cherche ainsi à m'affranchir ? Voilà encore une parti­cularité, une spécificité de notre fonctionnement à laquelle il est néces­saire que vous puissiez répondre.

Le but de la cure est-il finalement d'autoriser les manifestations de ce désir inconscient ? Est-ce que l'on estimera que quelqu'un est guéri à partir du moment où ce qui était jusque-là chez lui réprimé, répression dont il souffrait, se trouve libéré ? Il y a une interprétation du déroule­ment de la cure chez un certain nombre d'analystes qui effectivement estiment que le soulagement psychique obtenu vaut bien les éventuelles entorses à la morale sociale, privée, religieuse, ou autre, que peut impli­quer ce désir inconscient. C'est un point sur lequel chacun de vous est invité à répondre. Il est également tout à fait fréquent de voir de quelle façon le privilège accordé aux expressions de ce sujet jusque-là conte­nues peut, pour lui aussi, sembler un accomplissement réussi de la cure. Du moment que je m'autorise ce qui, jusque-là pour des raisons névro­tiques, m'était interdit, voilà, je suis guéri ! Ce n'est pas un hasard si Lacan a pu pointer la canaillerie comme pouvant venir faire partie du bagage laissé à un analysant en fin de cure. L'apprentissage de la canaille­rie... qu'aurions-nous contre ? À quel titre, aurions-nous à dire quoi que

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ce soit contre la canaillerie ? Après tout, si l'on adopte un point de vue de ce type, essentiellement hédoniste, c'est dire que le but de la cure est d'assurer le soulagement et le fonctionnement psychique le plus libre, et le plus spontané de l'analysant... Vous avez quelque chose contre la canaillerie ? Au nom de quoi ?

Vous n'avez pas l'air bien décidés pour répondre ? Vous hésitez, vous ne savez pas si je suis pour ou si je suis contre...

Prenez cette formulation de Lacan qui continue à laisser ses élèves en difficulté : « L'éthique de la psychanalyse consiste à ne pas céder sur son désir3.» N'est-ce pas là une proposition qui va justement dans le sens d'une autorisation donnée à l'expression de la canaillerie si celle-ci est un terme au jeu et à l'exercice de mon désir ? Si j'ai envie, si moi, mon plai­sir est d'escroquer mon prochain, quel serait à l'intérieur de la psycha­nalyse le type d'éthique susceptible d'émettre des réserves ? Puisque les psychanalystes savent que les entraves mises à l'exercice du désir ne peu­vent que provoquer de la névrose et donc empoisonner l'existence, ne vaut-il pas mieux empoisonner... l'existence du prochain que la sienne, par exemple ?

J'ai l'air de plaisanter — je plaisante effectivement — mais, tout ce que je vous raconte ici, vous verrez combien vous pourrez le vérifier dans votre parcours à venir, et de quelle façon ce seront des problèmes très précis auxquels vous aurez affaire dans la vie sociale des groupes.

Pourquoi Lacan ose-t-il dire : « L'ÉTHIQUE DE LA PSYCHANALYSE, C'EST DE NE PAS CÉDER SUR SON DÉSIR» ? D'abord il y a cette physiologie du désir, qui est que si je cède sur mon désir, j'accepte la maladie névrotique. Remarquez ceci, si le désir est organisé par la perte d'un objet, céder sur son désir veut dire mettre en place un orifice pulsionnel marqué, orga­nisé, vectorisé non plus seulement par la perte de cet objet, mais égale­ment par les signifiants du désir suscité par cet objet. C'est donner à ce désir un dynamisme accru, puisque là ce que j'aurais donc à perdre, ce ne serait plus seulement l'objet mais j'aurais également à m'amputer, avec lui, des signifiants représentatifs de mon désir pour lui.

3. Uéthique de la psychanalyse, séminaire 1959-1960, leçon du 6 juillet 1960.

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Pour introduire a la psychanalyse, aujourd'hui

En réalité, cette assertion de Lacan vise ceci. La limite du désir ne tient pas à l'action d'interdictions exercées par quelque autorité familiale, politique ou religieuse, mais c'est le jeu de la structure que d'organiser le désir sur cette perte. À vouloir, comme c'est légitime, aller au bout de son désir, on ne peut que se trouver affronté, nullement à l'émergence de la statue du Commandeur, mais tout simplement à la douleur provoquée par l'émergence de l'objet. La façon qu'avait Lacan de régler cette ques­tion, c'était de dire, vas-y, mon vieux, n'aie pas peur !

Pourrions-nous dire que le but de la cure tiendrait moins dans une réalisation de ce désir inconscient ou une exaltation du sujet $ sur un mode hystérique, que de permettre au sujet — là je crois vous avancer une proposition originale mais qui me paraît possible, qui me paraît tenir — que s'opère en quelque sorte... de trouver une division par rapport à ce sujet de l'inconscient, lui-même divisé ? Autrement dit, d'en être moins le fidèle serviteur, incapable de dialectiser la séquence qui l'anime, car c'est bien ainsi que se caractérise l'expression du désir inconscient, que de pouvoir être divisé par rapport à ce désir inconscient, donc de dispo­ser de ce type de recul, de retrait qui peut paraître d'autant plus décisif que cette division-là ne se trouve plus soutenue par quelque objet puisque le $ ne tient que par la chute de l'objet a\ c'est la chute de l'ob­jet a qui fait coupure dans la chaîne et donc met en place le $. La division que j'évoque n'implique pas l'organisation par un nouvel objet mais sim­plement, et c'est là que je retombe sur mes pieds, la vérification du rien dans le grand Autre, auquel l'objet a est venu répondre pour y faire bou­chon, c'est-à-dire pour donner un sens sexuel, répondre par le sexe et par la jouissance sexuelle à ce silence, à cette absence dans le grand Autre.

Il y a ce truc extraordinaire, ce symptôme que j'adore, celui de l'étu­diant devant sa feuille d'examen, Lacan le souligne plusieurs fois, il est devant la feuille blanche et quand il ne sait que répondre, il arrive que se produise à sa grande surprise une éjaculation qui est justement une expression de cette réponse de ce qu'il serait possible d'offrir à la propre vacuité du grand Autre. Et quoi d'autre, si ce n'est justement la jouis­sance sexuelle ?

Cette division dont je vous parle, pourrait paraître une possibilité donnée à la fin de cure avec la question de la résolution du transfert. Cette division-là ne serait pas une autre coupure, ce serait la même que

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Séminaire du 13 juin 2002

celle mise en place par l'objet ay ce ne serait pas une coupure redoublée mais la perception que ce dit objet n'est là que pour répondre à cette vacuité angoissante du grand Autre, et que c'est en dernier ressort le rien qui est l'objet ultime de l'organisation du désir, que c'est pour répondre à ce rien, on pourrait presque le dire comme ça, qu'il y a du sexuel. D'autres disent que c'est pour occuper le temps, ce qui est exactement la même chose...

Vous attendiez des conclusions triomphantes ? Eh bien voilà, vous les avez!

J'ai encore tant de choses sur lesquelles j'aurais aimé attirer votre attention, mais je me contenterai de reprendre la question sur laquelle étaient censés plancher quelques illustres représentants de cette disci­pline : y a-t-il une unité de la psychanalyse ?

Évidemment, il y a eu le représentant d'une école complètement tor­due qui s'est dépêché d'aller chercher du côté du Un. Unité, c'est Un, on est bien tous d'accord? C'est le Un, l'unité. Il y a pourtant cette remarque essentielle de Lacan, une discipline ne trouve sa caractéristique et son unité que dans l'objet qui la spécifie. Chaque discipline, si elle est scientifiquement fondée, a son objet, et cet objet, fait remarquer Lacan, peut changer au cours de l'histoire de la discipline. C'est dans le cadre de cette question qu'il fonde ce qui est l'objet de la psychanalyse, l'objet a.

Vous voyez comment on retombe sur la question du transfert. Ce qui fait l'unité de la discipline, ce n'est pas le Un, cette instance du transfert dont je vous ai parlé au début. Ce qui fait l'unité de la discipline, c'est l'objet a dont Lacan a développé largement à quel point il était justement réfractaire à la collusion avec le Un.

Mais, vous le voyez aussitôt, si cette discipline se caractérise par un objet, l'objet a, il y a évidemment selon les écoles plusieurs traitements possibles, qu'ils soient explicites ou implicites, du rapport à cet objet. Autrement dit, il ne faut pas croire que les écoles existent comme ça, ou que les regroupements sont de pure circonstance ou de hasard. Il y a souvent, à l'insu des organisateurs ou des participants eux-mêmes, des prises de position massives et essentielles quant au mode de rapport à avoir avec cet objet a. En cours de route, sur un mode qui se voulait humoristique, je vous ai signalé quelques impasses. Il y a donc effective­ment plusieurs modalités d'envisager la cure et sa résolution. Et s'il exis-

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Pour introduire a la psychanalyse, aujourd'hui

tait des moeurs courtoises et un respect d'autrui chez les analystes, il pourrait être tout à fait instructif de rendre sensibles ces différences d'appréciation quant à la finalité de la cure, c'est-à-dire au mode de rap­port avec l'objet a.

Ceci donc nous ramène à la question de savoir ce qu'il y a à attendre de la psychanalyse. Lacan un moment avait dit, c'est «pour permettre au sujet que les choses lui viennent à bien», une formule comme ça. Quand un jour, on lui a rappelé cette définition, il en a paru assez honteux, il n'était pas content d'avoir dit ça... Évidemment, puisque lui-même sou­lignait qu'il ne saurait y avoir de bon heur, qu'il n'y avait pas une façon de se heurter au réel plus satisfaisante qu'une autre, et que la tuché, la rencontre de l'objet fondateur du désir, la rencontre de l'objet a ne pou­vait avoir dans le meilleur des cas qu'un effet de catastrophe. Donc que la question du bon-heur était réglée dans cette conceptualisation.

Alors la psychanalyse nous inviterait-elle à une position stoïcienne ? Très grande école philosophique avec une logique et une linguistique remarquables. Aurions-nous à nous résigner et à dire « Eh bien voilà, c'est comme ça ! c'est mal foutu, il faut en prendre son parti comme les stoïciens en se mettant en accord avec ce mal foutu, puisqu'il n'y a pas autre chose à faire, il vaut mieux être en accord avec ce mal foutu, c'est-à-dire avec l'ordre du monde plutôt que de s'y opposer au nom de mou­vements qui ne sauraient aucunement aboutir » ? Ce n'était pas non plus la position de Lacan puisqu'il faisait valoir que notre interprétation des lois du signifiant était forcément datée. Il imaginait la possibilité d'écri­tures nouvelles de ces lois, susceptibles de résoudre éventuellement les impasses, et en particulier celles de la sexualité, quitte, bien sûr, ne man­quait-il pas de souligner, à ouvrir d'autres impasses mais ailleurs, en un autre lieu que celui-là. Autrement dit, Lacan ne faisait pas de la castra­tion la règle universelle susceptible d'organiser notre activité. Ceci pour vous inviter à vous déprendre de l'idée que la psychanalyse est un domaine où les conclusions sont une fois pour toutes établies et qu'il vous suffit d'un parcours bien orienté pour vous-mêmes y venir.

Je n'ai fait qu'effleurer les grandes questions, mais enfin je ne pouvais pas faire toute une année là-dessus, parce qu'alors là, votre déprime aurait été massive ! Mais il me semble souhaitable de vous rendre sen-

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Séminaire du 13 juin 2002

sible que les questions, des questions essentielles dans notre domaine ne sont pas conclues, que vous ne venez pas vous promener dans un domai­ne où il n'y aurait plus qu'à venir admirer la qualité des jardiniers et la beauté des plantes qui viendraient là vous charmer. Pas du tout ! Vous vous promenez là dans un domaine où, sur des points essentiels, vous avez à répondre. Vous avez à travailler pour essayer de donner à ces points une meilleure réponse, cela aussi bien pour votre bénéfice privé que pour votre bénéfice social car la vie des groupes dans lesquels vous êtes est strictement dépendante des appréciations faites sur ces pro­blèmes. Je vous assure que j'ai pu maintes fois vérifier de quelle manière, pour des analystes éminents, un comportement de salaud était jugé un indice d'un achèvement plutôt intéressant de la cure... autrement dit, le «combat pour la vie», la défense de ses intérêts, la capacité à se déprendre des petites règles de la morale ! À partir du moment où la satisfaction personnelle et où la sauvegarde personnelle étaient donc assurées, le reste devenait secondaire.

Il faudra sans doute, un jour pas trop éloigné, que nous fassions une ou deux Journées consacrées à des éléments de ce que fut la conduite de Lacan pour que vous puissiez vous étonner qu'un personnage, éminem­ment libre de lui-même et de ses désirs, ait été néanmoins, il faut bien le dire, d'une haute moralité. Ce n'est absolument pas antagoniste. Tou­jours très scrupuleux dans ses rapports avec autrui, en particulier dans ses rapports avec ses élèves, cela néanmoins ne l'empêchait pas d'être responsable et fidèle de ses désirs. C'était le genre de conjonction assez rare pour évidemment surprendre, faire énigme. Comment était-il fabri­qué? Tout ce qui est raconté ou écrit... qu'il était pervers... Tous ceux qui l'ont connu savent que ce sont des appréciations de concierge. Il n'y a là aucune réalité. Mais voir apparaître une figure digne, dans son rap­port aussi bien à la morale qu'au sexe, méritait de susciter une réflexion — c'était une figure originale — réflexion qui convie à aller plus loin, à vérifier de quelle manière cette position était validée. Vous me direz, c'est la figure, bien connue dans l'histoire, du libertin. Justement il sera facile de montrer, quand un jour on fera cela pour se distraire, de mon­trer que c'était bien plus, bien autre chose que la figure du libertin, c'est-à-dire celui qui a besoin d'une philosophie pour s'autoriser. C'était bien autre chose.

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

Voilà donc une façon de... — je suis désolé qu'elle ne vous ait pas paru plus joyeuse — conclure cette année.

Uannée prochaine, je ne ferai pas de séminaire. Je me réserve pour d'autres petits travaux et je vous dis bonnes vacances !

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ANNEXES

Annexe I

Le Public et le Privé

Excusez-moi d'abord de ne pas vous parler dans votre langue mais j'essaierai de parler lentement et de façon claire. Je remercie vivement le professeur Pio Sanmiguel de m'avoir invité à parler pour vous. Je suis très touché par votre jeunesse et j'espère ne pas vous décevoir.

Je vais vous parler de ce qui est le public et de ce qui est le privé en vous faisant remarquer d'abord qu'il n'y a pas de communauté humaine possible sans qu'il existe en son sein un bien commun, public, et dont tous les membres de la communauté profitent. Le premier que nous ont révélé les anthropologues, c'est le totem. C'est un bien public essentiel parce qu'il est pour chacun des membres du groupe, le signe de son humanité. Vous remarquerez aussi tout de suite que ce bien commun appelle des sacrifices, c'est-à-dire demande à chacun le renoncement à une certaine jouissance, de telle sorte que l'on pourrait dire que ce qui permet aux membres de cette communauté de reconnaître leur humanité, c'est de partager le même sacrifice. Bien entendu, ce totem va devenir pour nous la figure de l'ancêtre et c'est notre rapport à un hypothétique ancêtre qui va devenir l'index de notre humanité. Je dis, hypothétique ancêtre puisqu'il n'y a aucun argument historique pour montrer que cet ancêtre a pu réellement exister. Néanmoins, là aussi, notre rapport à lui va commander des sacrifices et lorsque cet ancêtre devient celui de ce que

1. Conférence à l'Université de Bogota, le 21 février 2002.

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Pour introduire à la psychanalysey aujourd'hui

Ton appelle une patrie, le sacrifice exigé pourra être celui de sa propre vie : être capable de donner sa vie pour l'amour de la patrie.

J'avance de façon très rapide pour vous faire remarquer que, dans nos démocraties, ce bien public a pu prendre une figure beaucoup moins mythique et devenir tout à fait positif. Par exemple, lorsque Ton estime que dans une démocratie, l'éducation, la santé, les communications font partie des biens publics, nous avons à reconnaître non seulement leur importance réelle, pratique, mais également leur signification fortement symbolique. En effet, ces biens publics disent que, dans cette commu­nauté, c'est l'humanité de chaque citoyen qui est reconnue, quel que soit son statut social, quelles que soit sa richesse ou sa pauvreté. C'est son humanité qui est reconnue puisqu'on lui reconnaît le droit à la santé, le droit de s'instruire et que c'est une façon de reconnaître sa place dans la cité.

Mais, et c'est là que j'en viens à une partie beaucoup moins anthropo­logique et plus psychanalytique, notre bien public le plus précieux, c'est la langue. C'est la langue parce qu'elle permet aux locuteurs de recon­naître leur humanité réciproque. La langue s'avère organisatrice de ce bien commun puisqu'elle est capable d'établir entre les locuteurs ce pacte essentiel qui me permet de reconnaître celui qui partage cet idio­me avec moi comme un semblable. Je le reconnais comme appartenant à une commune humanité.

Ici s'introduit une complication sur laquelle je voudrais attirer votre attention. J'espère que vous voudrez bien l'accueillir d'abord avec un peu de bienveillance mais vous verrez ensuite quelles sont ses incidences, ses conséquences.

La langue, en effet, qui me permet d'affirmer mon identité et de reconnaître mon semblable, introduit entre nous deux une inégalité essentielle. C'est cela qui est dramatique : à partir du moment où l'on parle, les deux interlocuteurs se trouvent pris dans une reconnaissance qui néanmoins les rend inégaux, l'un par rapport à l'autre. Voilà une for­midable injustice, sur laquelle il nous faut réfléchir un instant.

D'abord vous me direz que ce n'est pas exact et qu'il y a des circons­tances où l'on peut parler entre égaux mais j'attire votre attention sur le fait suivant: prenez deux amis, prenez deux frères, même jumeaux, quel que soit leur souci de la justice, une surprenante et étonnante inégalité va

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Annexe I

toujours s'installer entre eux, l'un sera du côté de la maîtrise, du côté du commandement, du côté de la décision, et l'autre devra lutter pour se faire reconnaître. Or j'ai dit que la langue était le grand moyen d'établir une reconnaissance commune entre les locuteurs, et maintenant j'attire votre attention sur le fait qu'elle installe entre eux une dissymétrie fon­damentale, une inégalité et que l'un des deux va devoir chercher à se faire reconnaître, à se faire aimer, à se faire admettre.

Pour ceux d'entre vous qui peuvent avoir quelque difficulté à admettre ce que je propose, je m'autoriserai d'un philosophe dont vous avez tous entendu parler, Hegel, qui montre comment l'organisation sociale est dominée par la lutte entre le maître et l'esclave. Mais nous avons, nous, à nous demander d'où viennent ces deux grandes figures historiques. Pourquoi la communauté humaine s'est-elle organisée ainsi ? C'est sur ce point que nous avons à prendre en considération ces très étonnantes et très inattendues lois du langage afin de réfléchir à la façon de correctement les traiter, ces lois.

En effet, nous savons que dans ce dispositif initial, celui qui est en position de maître va chercher à capter chez son semblable cet objet qui le pose comme un semblable (même si c'est un semblable inégal), pour s'approprier cet objet et ainsi en venir à nier l'humanité de son sem­blable.

Cet objet, comme vous le savez, un grand théoricien qui s'appelait Marx l'a appelé la plus-value. C'est cet objet que possède mon semblable qui fait son prix et que celui qui est en position de maître cherche à pos­séder. Cette disposition qui marque l'évolution de notre histoire aboutit à des conséquences que nous vivons tous d'une manière ou d'une autre. Elle aboutit à mettre en place d'un côté ce qui est une société des maîtres — nous sommes partis d'une communauté avec un bien commun, et nous arrivons à cette étrange privatisation où ceux qui sont en position de maîtres organisent maintenant une société à part. C'est une société, la société des maîtres, très particulière, dans la mesure où elle n'a plus de bien commun. Entre les maîtres, il n'y a plus que la concurrence, il n'y a plus de solidarité, il n'y a pas de reconnaissance d'autrui comme un sem­blable, et pour cette société des maîtres il n'y a plus de loi. De l'autre côté, il y a les exclus, les exclus de la communauté, les exclus de ce qui était un bien public c'est-à-dire ceux dont l'humanité est déniée.

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

Il est donc frappant de constater de quelle façon notre évolution his­torique a cherché à résoudre cette inégalité que produit la langue dans toute société, en constituant d'un côté une communauté où tous sont semblables, la société des maîtres, tous sont identiques ; et puis de l'autre côté, ceux à qui l'on refuse la reconnaissance, le droit au partage de ce qui était avant un bien commun, et qui sont donc les exclus. C'est une situation qui est d'autant plus difficile que jusqu'ici elle n'a pas encore connu de solution, d'autant moins que lorsque l'insurrection des esclaves, lorsque l'insurrection des exclus est parvenue à renverser le pouvoir des maîtres, nous avons la douloureuse surprise de constater qu'elle n'a pas, cette insurrection, rétabli la communauté antérieure des biens mais qu'elle établit une nouvelle communauté de maîtres. Je crois que ce destin qui est pour nous le plus dramatique nous oblige à réflé­chir sur les conditions qui font que nous sommes prisonniers d'un pro­cessus de ce type et que nous voyons partout.

La question qui aujourd'hui est d'actualité est de savoir quel est le type de parole, quel est le type de discours... Le discours c'est un concept lacanien, cela veut dire que la parole concerne toujours quelque semblable, parce qu'elle met en place un semblable. Et la notion de dis­cours chez Lacan montre que les possibilités de cette parole ne sont pas en nombre illimité, c'est-à-dire que je ne peux m'adresser à mon sem­blable que dans un très petit nombre de formes prescrites et que Lacan appelle les discours. La question qui dans le champ de la psychanalyse mérite d'être soulevée est de savoir quel est le type de discours qui pour­rait éviter que nous soyons à ce point victimes, malgré nous, de lois qui nous échappent. Autrement dit, est-il possible de faire valoir des dis­cours qui nous rendraient moins serfs de la jouissance ? Nous sommes tous serfs de la jouissance, c'est elle qui nous commande, c'est elle qui nous fait marcher, c'est elle qui le matin nous fait nous lever pour aller au travail, c'est elle qui fait que nous nous rassemblons en communautés. Mais c'est aussi la quête de cet objet de plus-value chez mon semblable qui conduit aux difficiles situations sociales que nous connaissons.

Puisque les discours politiques n'ont pas réussi à modifier cet état de fait, la psychanalyse est-elle capable là-dessus d'apporter des lumières ?

Elle est capable en tout cas de montrer que si nous sommes à ce point serfs de cette jouissance des objets, si nous dévastons la planète pour la

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Annexe I

peupler d'objets destinés à satisfaire notre jouissance, c'est pour une rai­son que l'on peut retrouver dans l'organisation psychique de chacun. Notre amour fou des objets — on n'a jamais vu un animal s'intéresser à des objets, il faut être un animal humain pour s'engager dans cette extra­ordinaire fabrication des objets — cette situation particulière à l'animal humain est liée à ceci. Dans ce sacrifice que j'ai évoqué tout à l'heure et qui est organisateur de la communauté et du bien commun, ce sacrifice est celui d'un objet primordial, un objet premier auquel nous sommes amenés à renoncer et toute notre fabrication ultérieure d'objets, notre recherche éperdue d'objets, est destinée à pallier cet objet initial, pre­mier, après lequel nous cherchons toujours. C'est Freud qui a dit cela, il l'a dit dans un texte, remarquable même s'il ne l'a pas publié lui-même, et qui est l'Esquisse d'une psychologie à Vusage des scientifiques^ où il raconte comment le petit bébé s'engage dans la recherche d'un objet pre­mier qu'il a perdu et que c'est cette recherche qui organise chez lui le désir et son intelligence.

Tous les psychiatres d'enfants savent que lorsqu'un petit bébé, pour des raisons familiales particulières, ne peut pas connaître cette perte d'un objet initial, il deviendra un enfant privé d'intelligence et privé de désir. Le paradoxe est ainsi de montrer que c'est un objet qui commande notre désir, un objet perdu que je cherche à retrouver. Et si j'évoque ici pour vous ce processus dont Lacan dira qu'il est organisateur chez chacun de son fantasme, c'est pour vous expliquer pourquoi cette division sociale produite par le langage conduit ceux qui sont en position de maîtrise à chercher à capitaliser tous ces objets essentiels dont autrui est porteur.

Il y aurait beaucoup de remarques à faire mais je voudrais encore en faire une dernière. Seule la langue est capable pour nous de fonder un pacte social c'est-à-dire de mettre en place ce bien commun, ce bien commun qui permet l'organisation d'une communauté vivante, viable et acceptable. Mais c'est bien l'ignorance où nous sommes des lois du lan­gage et de leurs incidences sur notre subjectivité, qui conduit par cette action de privatisation, de mise du bien d'un seul côté qui cause notre malheur social. C'est pour cela que les psychanalystes, malgré le carac­tère singulier de leur pratique qui ne concerne que un patient, plus un patient, plus un patient... sont néanmoins amenés, puisqu'ils participent à cette vie sociale à attirer l'attention de leurs semblables sur ces lois qui

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

sont essentielles. Il semble qu'aujourd'hui un peu partout dans le monde, ce pacte symbolique entre locuteurs n'ait plus beaucoup de valeur. Il semble qu'un peu partout dans le monde la force réelle soit venue se substituer à ce pacte symbolique.

Comme vous l'avez remarqué, j'ai constamment évité dans mon pro­pos de vous parler de la vie sexuelle. C'est surprenant de la part d'un psychanalyste ! Mais appliquez un seul instant les remarques que je vous ai faites à l'organisation du couple et de la vie conjugale et vous verrez comment ces données apparemment abstraites, vous les connaissez, tous et toutes. Vous savez, tous et toutes, les singularités de notre vie conju­gale, comment malgré l'amour de l'un pour l'autre, leur volonté d'être égaux, il se crée entre eux une inégalité et tout le problème sera de savoir s'ils accepteront cette différence au nom de la jouissance qu'ils partagent et qui constitue leur bien public à eux deux, ou bien s'il y en a un qui voudra privatiser c'est-à-dire estimer que lui seul a droit à la reconnais­sance et à la dignité humaine et que l'autre est un exclu. À ce moment-là, le pacte symbolique entre eux est rompu et il ne laisse place qu'à la violence, c'est-à-dire qu'entre eux, ce ne sont plus les lois du langage, qui règlent leur rapport mais c'est la force réelle. Donc, pour prendre cet exemple familier et privé, nous pouvons voir que les lois qui nous inté­ressent méritent d'être éclairées. C'est toujours la philosophie des Lumières, il faut éclairer les lois qui nous commandent. Et ensuite pou­voir agir non pas comme des aveugles, ou comme des sourds, mais essayer d'agir ensemble d'une façon qui soit cohérente avec ces lois et qui nous permette peut-être — je le dis, même au titre d'une pure uto­pie — de sortir de ce destin très difficile, très dur, très pénible qui est le nôtre. Peut-être méritons-nous mieux, mais c'est à nous de le démontrer.

Merci pour votre attention ! Des remarques ? Des questions ?

Question sur le risque de rupture du pacte social lorsque la tension entre les sujets est majeure.

Ch. M. - Ce n'est pas moi qui vous apprendrai que si autrefois il y avait des frontières extérieures, aujourd'hui il y a des frontières inté­rieures. J'ai vu aux États-Unis comment dans un pays "uni", comme son nom l'indique, il y a des zones isolées où vivent des citoyens privilégiés

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Annexe I

et une véritable frontière gardée entre ces zones et l'extérieur. Je crois qu'il n'y a pas de plus belle illustration de ce qu'est la rupture du lien social et du pacte social. C'est aux États-Unis que je l'ai vue pour la pre­mière fois.

Question - Pourquoi les droits de l'homme n'ont-ils pas de poids pour régler la jouissance, dans l'inégalité de notre société ? Quelle est la place de l'objet si les droits de l'homme, malgré leurs intentions, ne viennent pas régler mais légitiment au contraire une situation d'irrégu­larité ?

Ch. M. - C'est justement notre paradoxe, les constitutions des groupes sont limitées, aucun de nous ne peut inventer une place nouvel­le qui ne serait pas d'un côté ou de l'autre. Comment cela se fait-il qu'on soit forcément amené soit d'un côté, soit de l'autre ? La valeur de l'es­clave est évidemment cet objet que Marx a pu isoler comme étant celui de la plus-value, objet qui est aussi celui du savoir car Lacan fait remar­quer que le savoir est du côté de l'esclave, c'est lui qui sait comment transformer la matière, c'est lui qui sait cultiver la terre, c'est lui qui sait construire. Donc cet objet est aussi celui du savoir que le maître veut s'approprier. Mais si la valeur est du côté de l'esclave, y compris le savoir, le maître a-t-il une quelconque valeur ? Il y a diverses sortes de maîtres. Ça n'a pas toujours été les mêmes. Car il y avait des maîtres avant le développement du capitalisme, qui ne possédaient rien d'autre que d'avoir accaparé les insignes de la dignité humaine. Parfois même ils étaient pauvres. Mais ils avaient accaparé cet insigne de la dignité humai­ne, et c'est sans doute pour cette raison que les serfs venaient les respec­ter. Le maître capitaliste est très différent, il se moque de la dignité humaine, il n'en a plus besoin pour être un maître, il lui suffit d'avoir accumulé tous ces objets qui constituent le capital. Pourquoi l'esclave lui obéit-il ? Parce qu'il a besoin de vivre ! Je le dis bien là aussi, quel choix ? Que peut-il inventer ?

Arturo De La Pava -[. . .] En 1930, le dollar a acquis la dimension du pouvoir. Comment la spéculation sur le dollar constitue-t-elle une appropriation du maître avec laquelle le pouvoir est exercé ?

Ch. M. - Comme la question de notre ami Arturo n'en est pas tout à fait une, mais est un complément intéressant, je me permettrai de répondre à la question sur les droits de l'homme. Moi aussi je suis très

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

épris de cette notion des droits de l'homme. Cependant je constate que, jusqu'aux droits de l'homme, c'est-à-dire jusqu'à la fin du xvme siècle, la classe possédante, l'aristocratie, était celle à qui était réservé le droit d'exploiter sts semblables. Les droits de l'homme ont donné à chacun le droit d'exploiter ses semblables. C'est la grande mutation politique, la victoire non seulement de la bourgeoisie mais du capitalisme naissant. Il n'était plus nécessaire d'être aristocrate pour pouvoir exploiter son sem­blable. Malgré cette affirmation, l'égalité de tous les citoyens, nous savons que la spécificité de cette exploitation, c'est de ne pas connaître de limite... C'est tout le xixe siècle qui a suivi la Déclaration des droits de l'homme ! Donc, nous tous qui sommes des partisans des droits de l'homme, nous ne pouvons pas oublier cette incidence historique. Je suis désolé de ne pas vous donner une réponse plus agréable et sympa­thique...

Question - À vous entendre, il semble la psychanalyse apporte une sorte de constatation de l'échec des êtres humains face aux choses que nous avons tous ou désirons avoir. Au Bureau des droits de l'homme, nous nous trouvons confrontés à ce que la dénonciation du privé auprès du public rencontre un nouveau problème de droits de l'homme. La psychanalyse pourrait-elle être une instance conciliatrice face au proces­sus de dépossession ?

Ch. M. - Je voudrais juste vous faire remarquer un point. Ce qui est nécessaire à notre machine organique, c'est très peu de chose. Comment se fait-il, et c'est la question que je posais en commençant, que nous ayons des désirs aussi illimités puisque, pour satisfaire nos besoins, deux mille cinq cents calories suffisent, et selon les âges parfois plutôt moins ? Nos objets de désir ne se constituent que parce que ce sont les objets de l'autre, parce que c'est l'autre qui les a, c'est parce que c'est l'autre qui les possède que je les veux. Lorsque sont venus ici les conquistadors, qu'est-ce qui les intéressait ? Les Indiens qui habitaient ici ne pouvaient pas comprendre à quoi ils s'intéressaient. Pourquoi ces métaux, pourquoi ces pierres minérales constituaient-ils pour eux des objets ? Or remarquez une chose, ces minéraux ou ces objets métalliques n'avaient pour les conquistadors de valeur que parce qu'ils étaient des objets d'échange, c'est-à-dire qu'un certain pacte se met en place sur le fait que ce que dési­re l'un, c'est ce que désire l'autre. Mais ce n'est pas une loi naturelle, c'est

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Annexe I

une loi sur laquelle il y a à réfléchir pour montrer que nous pouvons sacrifier notre existence pour acquérir des objets seulement parce qu'ils sont les objets du désir d'un autre. Voilà un type de paradoxe sur lequel seuls les psychanalystes peuvent réfléchir et inviter à penser un mode de rapport à autrui qui ne serait plus fondé sur le désir de posséder un objet parce que lui, il l'a.

Comme vous l'avez tous remarqué, je suis en train de vous parler de la vie conjugale. Désir de posséder l'objet que l'autre possède, seulement parce que c'est lui qui l'a et que moi je ne l'ai pas. C'est vous faire remar­quer combien une règle aussi simple peut avoir des conséquences aussi considérables. Nous ne sommes pas simplement des animaux soucieux de satisfaire leurs besoins et leurs désirs sexuels, car chez les animaux le désir sexuel ne pose aucun problème. Ils ont parfaitement les moyens d'identifier le partenaire qui est le bon et ils ne se posent pas de pro­blèmes sentimentaux, mais les animaux humains ne peuvent pas se contenter de satisfaire leurs besoins et ils sont engagés dans la recherche de la satisfaction d'un désir qui n'est jamais, jamais accompli! Et si jamais vous rencontrez quelqu'un qui a l'air d'avoir parfaitement réalisé son désir, soyez gentils, signalez-le moi...

Questions sur les dépossédés et les exclus qui deviennent un problè­me public; sur le maître et l'esclave par rapport à la présentation d'un système qui rendrait une vie publique possible. Plusieurs commentaires et questions autour de la question du public et du privé, en opposition l'un à l'autre, aboutissant à l'exclusion et à la dépossession.

Ch. M. - J'aime beaucoup vos questions parce qu'elles montrent que vous n'êtes pas contents. Moi, non plus ! Comme cela je ne suis pas exclu par rapport à vous.

Au sujet de la présence des exclus dans les espaces publics, je vais vous répondre en vous disant qu'en occupant les espaces publics, les exclus les privatisent. Ils ont bien raison puisque c'est la seule chose qui leur reste à privatiser.

Maintenant, c'est vrai, pourquoi est-ce toujours le maître et l'esclave ? C'est fastidieux à la longue. Mais je pense qu'il faudra donner un prix important à celui qui montrera comment on peut échapper à ce binaire désespérant. Celui-là sera un bienfaiteur de l'humanité.

Est-on obligé de sacrifier? Comme j'ai essayé de le faire remarquer

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

tout à l'heure, un petit bébé ne pourra se développer qu'à la condition d'un premier sacrifice. Ce premier sacrifice, par exemple celui du sein maternel, ou que la mère ne soit pas entièrement à son service, quand le bébé s'aperçoit que sa mère ne s'intéresse pas seulement à lui mais à son père, il comprend que... Donc la question du sacrifice: on ne connaît pas, d'un point de vue anthropologique, de société humaine où le sacri­fice ne soit manifesté d'une façon ou d'une autre. Mais cela aussi, c'est une loi du langage et c'est pourquoi nous avons à essayer de les com­prendre.

Maintenant sur les rapports de l'individu et de l'État. Les termes que vous avez choisis sont excellents. Parce que l'État ne s'intéresse pas aux sujets, il ne s'intéresse qu'aux individus, c'est-à-dire ceux qui viennent s'inscrire dans les statistiques et dans les recensements. Le but de l'État c'est de faire que les individus soient bien sages, c'est son but. Il ne réus­sit pas toujours, justement parce qu'un être humain n'est pas seulement un individu, il est aussi le sujet de désirs et ce sont eux qui sont subver­sifs qui montrent que dans toute société il y a quelque chose qui ne va pas.

Question-Je ne sais pas si j'ai bien compris mais il semblerait que le problème c'est que lorsqu'on ne dispose pas d'un objet à offrir à l'ex­ploitation, cela provoque l'exclusion ?

Ch. M. -Je crois comme vous que l'exclusion, c'est témoigner à autrui qu'il ne peut même pas servir à l'exploitation, c'est-à-dire qu'il n'a même pas un objet qui puisse m'intéresser, et c'est bien évidemment la pire des déshumanisations.

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Annexe II

Le Complexe de Moïse

Je vais ce soir vous livrer quelques secrets. L'un d'eux porte sur ce qui fut une limite de Freud, une limite qu'il a

essayé de franchir à la fin de sa vie sans que ce franchissement soit bien compris.

En effet, lorsqu'il a organisé la subjectivité par le complexe d'Œdipe, c'est-à-dire par ce qu'il en était de la perte de l'objet, il a loupé, on peut le dire comme ça, ce point essentiel : pour l'enfant, le père du même coup se pose comme idéal (ça, c'est reconnu comme normativant) mais aussi comme un idéal qui, lui, possède l'objet perdu. Comme si le père avait réussi à échapper à la castration, ce qui ne pourra qu'entretenir une sorte de revendication à l'endroit de la figure paternelle, « si toi tu l'as (sous-entendu l'instrument qui donne l'accès à l'objet désiré), pourquoi m'en prives-tu? Tu ne peux m'en priver que parce que toi, tu l'as, tu le retiens. »

Il y a donc dans le complexe d'Œdipe une entrée dans l'erreur, ne serait-ce qu'en ceci. Le complexe d'Œdipe n'organise en rien la subjecti­vité dans le rapport du sujet à l'idéal, il y a toujours une limite infran­chissable entre cet idéal et lui. La coupure qui sépare le sujet de l'objet, cette coupure ne sépare pas moins le sujet de l'idéal.

Dans quelle œuvre, dans quel travail Freud aborde t-il ce problème ?

1. Extrait du séminaire du 14 mai 1998, à Sainte-Anne.

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

Dans un travail qui, à mes yeux, n'a jamais été saisi comme il convien­drait et qui suscite les plus grandes passions, les plus grandes exaspéra­tions, les plus grandes incompréhensions mais qui fait toujours bavarder, qui fait toujours causer, son ultime travail sur Moïse et le monothéisme qui s'appelle en réalité "L'homme Moïse, roman historique". Donc qu'on n'aille pas opposer à Freud le fait d'avoir écrit des fariboles, il n'a jamais lui-même évoqué autre chose que l'écriture d'un roman historique.

Le problème est pour nous de savoir pourquoi à la fin de la vie et dans une période aussi difficile puisque ce travail a été commencé pour les deux premiers chapitres à Vienne en 1936 et le dernier à Londres en 1939, pourquoi à la fin de sa vie, il s'est consacré à publier un ensemble d'assertions dont il n'existe aucune validation historique — il n'y en a aucune, la seule qu'il y ait, c'est que 'Mose' est un nom égyptien, c'est la seule ! Alors, à part ça, vous pouvez vous tourner dans tous les sens...

Et si ça vous amuse, en guise de sens, je vous conseille le numéro de 1997 de la Revue d'éthique et de théologie morale, éditée au Cerf par les soins du Père Durand, spécialiste éminent du droit canon. Il a consacré ce numéro à des débats qui eurent lieu sur Moïse à la revue Passages et il a été jusqu'à publier une page de moi. Je dois dire que c'est vraiment de l'audace de sa part, il la publie en fin du volume et vraiment séparée des autres, mais enfin! il la publie quand même. Je suis mis dehors... mais dedans : c'est la figure bien connue de l'extériorité interne. C'est quand même un article qui s'intitule « Sur les origines religieuses du national-socialisme » et il est évident que c'est assez courageux de publier un tra­vail qui porte là-dessus et interprète le travail de Freud.

Freud ne dit pas seulement que Moïse était égyptien et que les juifs l'ont tué. Il dit bien plus que ça !

Il dit d'abord que le monothéisme était égyptien, que c'est du pharaon Akhenaton qu'il est venu, que d'autre part certaines valeurs du mono­théisme telles la justice, le droit, l'ordre, la vérité étaient des valeurs propres à la religion monothéiste imposée par Akhenaton. Il évoque le fait que Moïse qui aurait été un prince égyptien aurait quitté le royaume à la mort d'Akhenaton en refusant le retour au polythéisme qui s'était opéré, parce que personne ne trouvait ça amusant, le monothéisme, per­sonne ne trouvait ça très drôle ! Moïse aurait donc refusé le retour au polythéisme ou peut-être se serait senti menacé d'avoir partagé les posi-

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Annexe II

tions d'Akhenaton ou d'Ikhnaton. Il aurait donc emmené avec lui une population de sémites, une population d'immigrés. Il aurait effective­ment été tué par eux pour avoir voulu leur imposer des règles qui n'avaient plus cours dans le royaume.

D'autre part ce groupe qu'il avait sorti d'Egypte se serait trouvé ren­contrer sur les bords de la péninsule du Sinaï d'autres populations sémites qui, elles, étaient restées dans cette zone, populations sémites qui partageaient la religion d'un dieu local, "Yahvé", un dieu des volcans, un dieu de la guerre, un dieu sanguinaire.

Et c'est de la fusion de ces deux groupes et de ces deux courants reli­gieux que serait issue la religion hébraïque, une autre figure centrale étant assumée par un prêtre de Jéthro, un prêtre madianite (encore une fois non juif) qui aurait pris le nom de Moïse pour poursuivre l'œuvre du prédécesseur.

Vous voyez que la thèse de Freud est d'un point de vue historique (et chronologique en particulier, car pour rabouter des dates possibles à tout ça, il faut se donner beaucoup de mal !) une thèse extravagante dont l'une des personnes qui participaient au débat et qui figure dans le compte-rendu de cette revue, Madame Christiane Desroches-Noblécourt, qui dirige le département des Antiquités Égyptiennes au Musée du Louvre, cette femme avec toute sa science tourne en dérision les assertions de Freud en faisant remarquer que, elle, elle veut bien... mais que de tout cela, il n'y a pas la moindre trace, que la seule chose qu'il y ait, c'est le nom de "Moïse" qui est indiscutablement un nom égyptien. Ce à quoi on peut faire remarquer que si par hasard le mythe était vrai, c'est-à-dire celui d'un enfant sorti des eaux du Nil et baptisé par la princesse, elle ne pouvait que lui donner un nom égyptien. Elle n'allait pas lui donner un nom hébreu, en plus ! Donc il devait de toutes façons, y compris selon le mythe, avoir un nom égyptien.

Mais le problème, c'est que ce mythe d'un enfant porté par les eaux et sorti des eaux, c'est en général un enfant royal, un enfant princier qui est recueilli et élevé par une famille pauvre, la véritable identité royale se révélant plus tard, c'est un mythe très fréquent, un mythe très courant (c'est le cas de le dire!). Comment accorder une vérité historique à un mythe qui circulait dans la région de façon si aisée ?

En tout cas, il y a une espèce de volonté de Freud, à un moment poli-

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

tiquement si critique, de venir casser cette idée d'une possible filiation divine. Autrement dit, essayant de montrer par les mythes, le roman que lui-même vient ainsi inventer qu'il y a entre le père mort, entre l'ancêtre mort et les fils une coupure irréductible, ne serait-ce que parce que... cet ancêtre est un Autre. Cette assertion qu'il n'a pu appuyer que sur un roman historique — et non pas des traits de structure qui grâce à Lacan nous sont parfaitement clairs — il l'a faite à ce moment de folie dans l'histoire où tout un peuple venait asseoir, justifier sa barbarie par l'af­firmation d'une filiation assurée avec l'ancêtre hypothétique parfaite­ment inventé de ce "groupe indo-européen", groupe qui n'a jamais exis­té, pas plus d'ailleurs que le groupe dit "sémitique", pure invention de scientifiques, ça n'a jamais existé comme tel. Et donc à ce moment si dif­ficile, venir dire qu'il s'agit là d'un fantasme de filiation et qu'il y a entre le sujet et l'ancêtre une coupure irréductible, quoiqu'il fasse, parce que l'ancêtre est forcément Autre.

Alors cette altérité, Freud s'emploie à la faire valoir avec les moyens du bord. Il ne peut en faire qu'un étranger, ce qui n'est pas du tout la même chose, évidemment! S'il n'était qu'un étranger, cet ancêtre, ce serait là chez Freud une position banalement névrotique. Mais la forme même qu'il donne à son récit, cette sorte de déconstruction complète du mythe et pour ensuite introduire, là où il y a monothéisme, cette dupli­cité constante puisqu'il y a deux peuples, deux dieux, deux Moïse; enfin, là où on croit saisir le monothéisme, lui introduit partout la duplicité, il n'y a pas un, il y a deux.

Cette tentative de Freud, moi pour ma part, je l'interprète avec mes propres moyens comme sa tentative de répondre à la folie qui commen­çait à exercer son oeuvre en Europe au nom de l'affirmation d'une telle filiation, avec la possibilité de rejoindre l'idéal, de l'assumer, de lui don­ner enfin ses vrais enfants. Alors que, dit Freud, ce n'est pas possible.

Ce travail de Freud, le plus énigmatique, constitue à mes yeux la cor­rection apportée au complexe d'Œdipe puisqu'il introduit là le fait que le sujet est coupé non seulement de son objet mais de son idéal. Et c'est pourquoi je proposerai d'appeler complexe de Moïse ce fait de structure dont, comme on le voit, les conséquences ne sont pas quelconques...

Y compris pour les analystes eux-mêmes ! Puisque non seulement la fin de l'analyse a pu être proposée par les Anglais comme identification

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Annexe I

à la personne de l'analyste, mais vous savez dans l'histoire du mouve­ment analytique toutes ces guerres entres les élèves, chacun soucieux d'affirmer que le vrai fils, c'est lui. Au point que, comme je l'ai fait remarquer d'une manière même pas astucieuse mais tellement vraie, finalement, ceux qui gagnent, ce sont effectivement les vrais enfants puisqu'ils peuvent se pointer en disant: «les plus vrais, c'est encore nous, nous alors, nous sommes indubitables, nous, c'est inscrit sur l'état civil, alors vous ne pouvez pas discuter cela... »

Le complexe de Moïse mériterait de prendre place dans notre clinique tout à fait au même rang que le complexe d'Œdipe et je crois qu'il a des conséquences encore plus décisives. Et ceci nous renvoie à ce qui a été très tôt, au fond, cette fascination de Freud pour les antiquités égyp­tiennes, c'est-à-dire cette prescience chez lui que l'Autre ne parle pas notre langue. L'Autre est peut-être structuré comme un langage mais il ne parle pas notre langue. Et il y a, sans aucun doute, ce vœu que l'Autre parle notre langue puisque comme ça, on pourrait enfin s'entendre avec lui, on pourrait enfin savoir ce qu'il veut et du même coup ce que nous voulons nous-mêmes...

Ces quelques remarques concernent donc la vie des groupes d'ana­lystes, leur conduite, les engagements propres à chacun. Et peut-être, puisque je me demandais ce qu'est un adulte, peut-être que l'adulte, c'est celui qui accepte ce fait de structure qui est que, au lieu de l'Autre, il n'y a pas de figure dont je puisse me réclamer au titre d'une filiation, ne serait-ce que parce que cet Autre est par définition HÉTÉROGÈNE.

Si Lacan a pu dire cette phrase qui a été très mal comprise, « l'analyste ne s'autorise que de lui-même», c'était pour dire que personne dans l'Autre ne pouvait lui donner d'autorisation à être analyste. Et encore bien moins un père puisque le père, lui, ne se révélait qu'à l'entretien de sa propre instance, de sa propre figure, c'est-à-dire de l'interdit qui lui ménage sa place. Mais il l'a dit pas moins pour le désir...

Il y a un point que je voulais évoquer, que j'ai sauté tout à l'heure et qui concerne la façon de venir entendre Totem et Tabou dans cette his­toire. Si le père est là en position d'idéal et que les fils en sont séparés par une coupure, ce qui est le cas, les fils peuvent s'estimer être tous, vis-à-vis du père, en position Autre. Ce n'est pas que le père est Autre, mais

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

ce sont les fils qui se vivent comme étant Autres par rapport au père. C'est-à-dire qu'ils se vivent comme féminisés, comme châtrés par le père. De là le mythe de Totem et Tabou, on va liquider Papa et donc après on ne sera plus châtrés. Or ce dispositif, c'est l'oedipe qui le met en place. Freud a mené ça comme deux attelages différents mais c'est là qu'on les voit se regrouper.

Et Lacan, qui avait quand même une certaine intelligence politique et qui se méfiait beaucoup de ce qui serait cette union des fils, s'employait avec un talent qui lui était propre à introduire entre eux... de solides bis­billes, ça le rassurait. Il faisait ça à titre prophylactique parce qu'une fois que ce genre de force est déclenchée, pour l'arrêter, ce n'est pas évident ! Alors il s'employait à croiser les gens, il était, on ne va pas dire machia­vélique, il était "politique". Voilà !

À l'Association, ça ne se pratique pas mais enfin... on verra bien !

Donc souvenez-vous, gardez ça sur vos tablettes, le complexe de Moïse. Ne parlez plus du complexe d'Œdipe sans le complexe de Moïse... et vous serez du côté des gagnants !

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Annexe III À propos de l'inceste1

Mes collègues strasbourgeois en m'invitant, sans doute en grande par­tie au nom de l'amitié, ne savaient pas que du même coup ils invitaient un spécialiste de l'inceste ! Spécialiste involontaire dans la mesure où j'ai eu pendant plusieurs années une activité de contrôleur vis-à-vis des assis­tantes sociales de la Ville de Paris. Elles venaient m'exposer au cours de nos rencontres, les problèmes difficiles rencontrés dans leur pratique et, à ma grande surprise, j'ai constaté, premièrement le nombre important de problèmes de ce type auxquels elles étaient confrontées et, deuxiè­mement, la sorte d'engagement personnel très vif, très violent, très pas­sionnel pour que les coupables soient punis.

De la sorte, de façon très timide, j'étais amené à les interroger sur ce que devenait l'enfant là-dedans et sur la façon dont nous témoignions de notre intérêt pour lui et pour son devenir, en particulier son devenir d'adulte et sa participation à la vie sexuelle. Est-ce que punir le coupable pouvait constituer le terme ou la modalité juste de réponse ? Je soulignais que notre souci primordial devait être l'avenir de l'enfant car après tout, nous avons un rôle qui doit être thérapeutique avant d'être celui du jus­ticier.

C'est donc avec elles que, en grande partie, j'ai connu le climat de ce qui se développe actuellement dans notre pays, pas seulement dans notre pays, et qui assurément appelle notre réflexion, votre réflexion. Toutes

1. Intervention à Strasbourg en mai 2002.

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

les contributions, forcément divergentes, on ne voit pas pourquoi elles seraient communes sur ce problème, sont précieuses. Alors, je me per­mets dans ce registre et dans cette diversité de vous apporter les miennes.

Pardonnez-moi si j'évoque des problèmes généraux dont vous avez peut-être déjà débattu mais je vous rappellerai que les psychanalystes ont été très tôt concernés par cette question, par le caractère très général de l'interdit de l'inceste. Cela a été une grande surprise et ils ont eu le sentiment de faire la grande découverte qu'il y avait une loi générale propre à l'humanité, un interdit qui était commun à tous les humains. La conséquence en va assez loin car s'il y a un interdit général, je n'ose pas dire universel, c'est qu'il y a aussi un père universel. Or là où nous pou­vons constater qu'il y a un échec des religions concernant l'universalité du père, nous pouvions constater qu'il y avait un interdit partagé par tous et qui supposait une loi d'autant plus remarquable qu'elle n'était pas écrite, qu'elle n'était pas révélée et qu'elle s'avérait active ad hoc, donc une loi inconsciente, non sue de ceux-là mêmes qui l'avaient faite, loi qui faisait de cet interdit un élément majeur de l'organisation fami­liale et sociale.

Cet interdit, je vais très vite, je ne vais pas reprendre ce que vous avez déjà abordé, Freud l'a retenu comme concernant électivement la mère pour le fils, cet interdit-là étant la condition d'accès à la génitalité du fils. Pour que le fils ait une vie sexuelle possible, une identité masculine pos­sible, il faut que s'opère pour lui le renoncement à ce qui est pourtant l'objet le plus cher, et qui le lui rend bien dans un certain nombre de cas. Il faut qu'il y renonce, il n'a pas le choix, parce que c'est comme ça. Il est étrange, je le fais souvent remarquer, qu'on ne voie jamais cela dans le règne animal où le partenaire sexuel est reconnu sur un certain nombre de traits physiques mais jamais sur le fait d'avoir à renoncer à l'objet le plus cher. Or, pour l'humain, non seulement il devrait renoncer à l'objet le plus cher mais, du même coup, ça signifie que toute la vie est un ratage (vous renoncez pour pouvoir vivre votre sexualité), un ratage fonda­mental. Donc vous entrez dans un monde structuré par le ratage et comme nous le savons, nos vies sexuelles sont inscrites sous le signe de ce qui ne va pas.

Pour Freud donc, limitation de l'interdit de l'inceste à celui avec la mère — je vais vous dispenser de ce qui a pu se passer à Rome, en

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Annexe III

Egypte, chez les Esquimaux où le papa donne la fille avant qu'elle se marie... bon! on laisse toutes ces exceptions de côté — et constatation clinique conduisant à cette conclusion surprenante que les cas connus d'inceste du fils avec la mère aboutissent le plus souvent à des transfor­mations psychiques de type psychotique. Ça rend fou. Donc une sorte de validation par l'hygiène, par la bonne santé, de cet interdit de l'inces­te du fils avec la mère.

Ceci impliquant tout de suite cette bizarre conséquence que si l'in­ceste est limité à cette relation, cela veut dire que les autres qui peuvent se produire au sein du cercle familial, même éventuellement élargi, n'en relèveraient pas. En réalité les incestes fils-mère ne sont pas très fré­quents pour des raisons qu'il serait intéressant d'étudier. Je dois dire que ce type de cas, dans ma clientèle privée, je n'en ai jamais rencontré. Je ne sais pas si les analystes de leur côté en ont rencontrés, j'en ai rencontré un cas dans mon exercice psychiatrique. Ça ne me paraît pas très fré­quent. En revanche les relations sexuelles entre les autres membres de la famille ne sont pas exceptionnelles.

Remarquez tout de suite de quelle façon la relation, si je suis la ligne freudienne, je ne l'appelle pas inceste, je l'appelle père-fille, combien elle apparaît tôt dans l'histoire de la psychanalyse sous la forme de la névrose traumatique, de l'hystérie traumatique. Avec un débat que certains ont poursuivi jusqu'à ces jours derniers, si la jeune fille allègue avoir ainsi subi des relations, est-ce dans son fantasme, ou est-ce vrai ? Je ne vais pas non plus épiloguer là-dessus, ce n'est pas le centre de notre intérêt. C'est une question difficile si ce n'est qu'on rencontre en clinique beaucoup de cas où la jeune femme a le sentiment qu'elle a été introduite à la sexua­lité par une action violente perpétrée à son insu par le père quand elle dormait. C'est une situation ou un fantasme qui n'a rien d'exceptionnel, qui a évidemment des conséquences importantes sur le déroulement de l'existence bien qu'à l'évidence, ou d'après les souvenirs et les rensei­gnements fournis, rien ne se soit passé. C'est dire que le fantasme comme tel, y compris avec l'incertitude qui peut subsister chez la jeune fille, le fantasme comme tel a des effets. En tout cas, il n'aboutit pas à la psy­chose, il aboutit au sentiment d'avoir été victime d'un arbitraire, victime de l'autorité et d'avoir subi ce qui n'était pas souhaité, c'est-à-dire l'introduction à la vie sexuelle, être habité par le sexe — ce qui est sup-

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Pour introduire a la psychanalyse, aujourd'hui

posé arriver dans le meilleur des cas à chacun de nos enfants — d'avoir été habité par le sexe sur un mode qui était interprété de façon violente, le père en étant forcément lui-même Paccusé. Ce qui n'empêche pas un grand nombre de cas effectivement authentiques. Mais on a envie de dire ce qui mériterait de nous interroger tous : que cela ait été réel ou fantas­mé, l'effet est peut-être le même.

J'ai actuellement dans ma pratique une jeune femme dont c'est toute l'histoire, c'est-à-dire cette idée que quand elle était petite dans le lit des parents, il s'est passé quelque chose, elle ne sait pas quoi, elle n'a aucun souvenir, mais il a dû se passer quelque chose. Effectivement il faut bien expliquer de quelle manière elle a pu découvrir un jour qu'elle était habi­tée par la sexualité. D'où est-ce que ça a pu lui venir ? Comment ça a pu rentrer ? Il faut bien répondre à ce genre de question.

Je vous fais remarquer aussi que « l'inceste » (entre guillemets) frère-sœur est fréquent. On ne peut pas dire qu'il soit forcément mal toléré. Je connais encore aujourd'hui le cas d'un homme qui n'est plus tout jeune, dont toute la vie a été marquée, sur un mode qui n'est pas celui de la décompensation mais d'une organisation névrotique, par le fait des rap­ports sexuels qu'il avait eus avec sa sœur dans sa jeunesse. Cela a donné un garçon éminemment intelligent, sympathique mais qui passe son temps à surfer sur l'existence. Il ne peut s'engager dans rien, il ne peut pénétrer aucun domaine, il est très souvent en voyage, les voyages occu­pent une grande part de son activité, il n'occupe pas de place, y compris dans son travail qui est un travail intellectuel, il a toujours le sentiment qu'il reste à la surface et l'on peut tenir ce symptôme comme étant la conséquence inattendue de la culpabilité liée à ses rapports avec sa sœur.

Ceci nous incite à porter attention à la manière originale dont Lacan aborde la question. En effet, il n'évoque pas ce qu'il en serait d'un inter­dit portant sur la mère mais d'une opposition exercée par le père à ce que la mère réintègre son produit2. Ce n'est pas du tout la même chose. Ce n'est pas fonctionner dans le même registre, dans le même fantasme. Puisqu'il est bien certain que nous restons tous dans la nostalgie de cette période de notre enfance où nous pouvions avoir le sentiment d'un

2. Les formations de l'inconscient, 7/5/58.

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Annexe III

accord parfait avec une créature qui nous aimait, que nous aimions, qu'il y a donc eu un âge d'or possible, celui d'une congruence, d'une conni­vence réalisée, voire d'une langue secrète partagée. Le père interviendrait dès lors comme celui qui vient définitivement casser cette harmonie. D'autre part la conception de Lacan quant à l'inceste est étrangement généralisée puisqu'elle ne concerne plus seulement les membres de la constellation familiale mais consiste à dire, pour des raisons de structure que je ne vais pas développer, que l'inceste est ce qui se produit quand les rapports sexuels surviennent entre des gens qui appartiennent à des générations différentes. Autrement dit, quand l'un va chercher dans la génération suivante ou dans la précédente le partenaire qui ne devrait pas être le sien du fait de cette succession ordonnée de générations. C'est en tout cas sa position et je la laisse à votre réflexion, si vous en avez envie, et sans la développer.

Quoi qu'il en soit, supposez que nous ayons, nous, à définir aujour­d'hui dans le contexte que je suis en train de vous exposer, ce qu'est un inceste, sachant que la loi là-dessus n'en donne même pas le terme, ce qui veut dire que pour la loi, ce ne serait pas un délit en tant que tel, elle ne définit absolument pas quelle est l'étendue du champ, où ça commence, où ça finit. Nous aurions à essayer de dire ce qu'est l'inceste pour nous, les psychanalystes. Il y a la réponse de Lacan que je vous ai donnée, il y avait la réponse de Freud qui, elle aussi, a des effets tout à fait particu­liers. Nous pourrions aussi remarquer qu'aujourd'hui, me semble-t-il, de façon très libre, il n'y a pas de vie humaine qui ne soit organisée par un interdit, ce qui spécifie la vie humaine c'est qu'elle est organisée par un objet interdit, un objet qui est refusé. Et il se trouve que cet interdit est congruent avec ce qu'il en est du désir, de l'organisation du désir et de l'entretien de la génitalité et de la sexualité. Il y a obligatoirement un objet, au moins un objet qui m'est empêché. C'est la formule que donne Lacan du fantasme où il essaie de montrer que le sujet de l'inconscient est organisé par la perte d'un objet essentiel qu'il appelle l'objet a> peu importe ! mais qu'il y a toujours là un objet interdit. S'il n'y avait pas cet interdit, si par exemple nous ne le partagions pas, nous ne pourrions pas nous entendre. Si nous pouvons nous entendre à peu près, c'est que nous partageons ce trait. Même si pour chacun de nous l'objet n'est pas le même, il y a néanmoins un interdit.

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Pour introduire a la psychanalyse, aujourd'hui

Une remarque faite en passant montre pourquoi les femmes sont moins sensibles, moins vulnérables à ce problème de l'inceste. C'est qu'une femme fonctionne dans un champ qui lui est propre et où juste­ment la question de l'interdit peut être problématique, je dirais, beau­coup moins tranchée, arrêtée, que pour le cas du partenaire masculin. C'est-à-dire qu'une femme, à cet égard, a une pensée beaucoup plus libre et peut-être est-ce pour cela que vis-à-vis de l'inceste, elle est moins psy-chiquement vulnérable. Après tout, pour ceux d'entre vous qui auriez rencontré des cas d'inceste fils-mère, la règle veut que ce soit tout de même la mère qui soit en position de partenaire actif. Je crois qu'il est tout à fait exceptionnel de voir le fils en position d'agent et si vous repre­nez le cas limite fondateur, vous voyez bien que Jocaste par exemple a une position très fine, très subtile, très aimante, très intelligente, en tout cas, elle semble n'avoir été à aucun moment dans l'ignorance de ce qui se passait.

Donc la question se pose pour nous, en tant que nous participons de la communauté humaine, de ce qui nous est fondamentalement interdit et qui fait que du même coup le désir c'est ce qui transgresse la loi. Tout cela, il faudrait que nous soyons un peu moins barbares et un peu moins sauvages pour enfin reconnaître que le désir, c'est ce qui est interdit et dont l'accomplissement implique le dépassement de cette limite. Il y a un moment où hop ! on ne peut pas rester toujours sur le bord. C'est fati­gant, il faut bien que nous transgressions. C'est pourquoi je me permet­trais de dire qu'à mes yeux, il y a deux formes d'inhumanité : ceux qui, parfois avec un certain courage et un certain panache, veulent aller au bout de leur fantasme, aller à la saisie même de cet objet interdit, ils exis­tent parmi nous; et puis ceux qui méconnaissent à ce point notre huma­nité qui veut que notre désir ait à franchir cette limite, même si c'est pour rater l'objet, et qui donc font tout de suite affaire de police, ou de jus­tice, de ce qui est un des traits de l'humanité.

Comme cela a été remarqué, les « coupables » nient toujours et quand ils reconnaissent, on ne peut pas dire que ce soit un progrès. Pourquoi nient-ils toujours ? Parce que ce qui s'est produit ne peut pas être sym­bolisé. Ce qui s'est produit ne peut pas venir au jour du monde des représentations. Ce qui s'est produit s'est passé dans un autre espace que celui des représentations ou celui du dialogue et de Pinterlocution. Cet

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Annexe III

autre espace, le coupable ne vient l'occuper que de façon tout à fait inter­mittente, au moment de ce coup de folie que constitue la prise par le désir. Il peut très bien alléguer que « non, vraiment, pour qui me prend-on ! » Ce n'est pas leur moi. Ce ne sont pas eux tels qu'on les connaît avec leur dignité, leur sérieux, leur probité, etc. Si quelqu'un a fait ça, c'est quelqu'un d'autre. Vous reconnaissez dans ce dispositif beaucoup moins ce qui est à ranger sous la rubrique de la dénégation que le cliva­ge propre à la subjectivité humaine. Chacun de nous est fondamentale­ment clivé entre une part qui fonctionne dans le champ des représenta­tions et une autre part qui fonctionne dans un autre espace, part essen­tielle puisque c'est celle où s'exprime le désir. C'est pourquoi Lacan disait qu'on ne marche jamais qu'en boitant parce que les deux pieds ne sont pas dans le même espace ni au même rythme et ils ne se comman­dent pas forcément l'un l'autre, ils peuvent être parfaitement indépen­dants l'un de l'autre.

Une remarque vient tout de suite à ce propos. L'un des facteurs faci­litants de cette affaire qui fonctionne à l'intérieur de la cellule familiale est l'alcoolisme. Ce n'est quand même pas rare, l'alcoolisme comme une tentative faite par le buveur de franchir les interdits qui limitent la jouis­sance, d'aller jusqu'au bout, jusqu'au terme, jusqu'à cette limite qui implique l'éclipsé de la conscience. Et incontestablement un certain nombre d'actes et de délits sont commis dans cet état où le coupable peut dire que, à la limite, il n'y était pas. Pénalement, il y était, mais subjecti­vement, il n'y était pas.

Tout ceci nous amène à la question de savoir pourquoi aujourd'hui ce qui était un problème de cas individuels est devenu un problème de société, c'est ça qui est surprenant, c'est ça le fait nouveau. Les cas indi­viduels ? D'abord, ils ont toujours existé. Il ne s'agit pas pour autant de les légitimer, évidemment, mais il faut remarquer que ça a été de tout temps. Le problème est de savoir pourquoi cette question, réservée jusque-là aux milieux spécialisés, est brusquement devenue un problème social. Si l'on fait des hypothèses pour savoir pourquoi c'est devenu brusquement un élément de notre modernité — c'est étrange tout de même! — on peut donner des réponses dont certaines risquent de paraître provocantes, provocatrices. On peut faire remarquer que nous

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

sommes entrés dans une économie sociale qui est celle de la permissivi­té, puisque toutes les perversions sont permises, et même légalisées et défendues par la loi. Évidemment cette permissivité vient infiltrer le milieu familial et si jusqu'ici la vie familiale était le creuset où l'enfant était introduit à la loi, à la règle et en particulier à cet interdit dont je par­lais, aujourd'hui ce que l'enfant, mais aussi ses parents, viennent amener dans le milieu familial c'est forcément les incidences de cette permissivi­té sociale. Il serait facile de faire remarquer que finalement l'abus de jouissance, l'excès, l'u(3piç, sont partout, on les rencontre à tout coin de rue, en allant au cinéma, en ouvrant un écran, en ouvrant la radio. On ne peut pas s'étonner qu'ils aient une incidence familiale. Alors que la cel­lule familiale préparait autrefois l'enfant à la vie sociale qui elle-même était organisée par le partage de cet interdit, ce qui semble aujourd'hui organiser notre communauté c'est le partage de cet excès, de cet Oppiç. Maintenant, ce qui nous rassemble, ce qui nous réunit, c'est le plus de jouissance. Ce n'est pas la jouissance banale, elle paraît fade, il faut un supplément. Donc s'il est vrai qu'aujourd'hui les cas seraient plus nom­breux, il ne faut pas les prendre comme la propagation d'un virus ou d'une modification génétique ! Nous vivons différemment.

Dans ce contexte, il faut aussi remarquer que cela tourne régulière­ment autour de la figure paternelle, je veux dire sa dénonciation, en tant que devenue suspecte. Là aussi, on est bien obligés de faire intervenir cette mutation culturelle que nous connaissons et qui fait effectivement du père la figure de plus en plus décriée de l'organisation familiale mais, dans ce cas-là, elle est très précisément suspecte. Suspecte au point que, comme tous ceux qui travaillent avec ces cas le savent, des gestes d'une tendresse banale faits par le père à son enfant peuvent être étiquetés, catalogués comme suspects et que cela introduit un climat qui à cet égard est assez spécial. Je pense que vous avez eu en mains ce « Passeport de sécurité » (ça s'appelait comme ça) mis au point par l'Éducation natio­nale et qui était donné aux enfants. C'était pour leur expliquer comment ils devaient avoir constamment à se méfier et que s'il y avait un problème dans la rue, dans les transports ou à la maison le numéro de téléphone, etc. Je ne sais pas comment un enfant à qui on met cela entre les mains ne devient pas paranoïaque, persécuté par le sexe ! Il risque d'en voir par­tout. Il est nommément dit dans ce papelard que si un adulte lui donne

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un bonbon, surtout pas, surtout ne pas accepter ! Je n'épilogue pas sur les raisons qui font que c'est devenu un problème de société dont il me semble que les préoccupations politiques sont prévalentes sur les préoc­cupations morales. Il s'agit de montrer à la population que l'on veille. Alors que nous vivons dans les perversions publiques les plus affichées, absolument remarquables, ce qui était enfoui, en marge est... C'est comme ça, il ne s'agit ni d'encourager ni de se plaindre, il s'agit de mon­trer que le gouvernement veille alors qu'on sait que les gosses entrent dans la vie sexuelle à des âges beaucoup plus précoces que ce n'était habi­tuel. Évidemment puisque cela aussi fait partie de notre climat.

La question qui, je crois, est celle des thérapeutes, des éducateurs, des enseignants, des assistantes sociales, des psychologues, etc., c'est de savoir si notre problème, c'est de punir ou si c'est de savoir ce qui, cas par cas, doit être imaginé, pour ce que l'on sait, être décidé au mieux des intérêts du gosse. Il est bien évident qu'il y a des gosses qui, d'avoir été dénoncer leur père et d'avoir raconté l'histoire aux juges, vont avoir une vie impossible. Ce n'est pas anodin ! Est-ce que ça veut dire que du même coup il faut laisser tout cela tranquille, le laisser continuer? Sûrement pas ! Il faut quand même prendre la dimension humaine de ce que nous faisons. Sommes-nous des machines ou bien sommes-nous sensibles au problème de ce que va devenir ce gosse ? Allons-nous nous comporter vis-à-vis de lui de façon aussi abrutie que le parent qui a pu le violenter ? Allons-nous agir de la même façon ?

Je repensais aussi à un certain nombre de cas qui, dans ma pratique, sont touchés par ce type de question, que ce soit dans l'actualité, que ce soit bien sûr dans le passé. Que voyons-nous ?

Par exemple, je vois arriver l'autre jour une dame, 45 ans, complète­ment égarée, hagarde, effondrée. Que se passe-t-il ? Elle a vu que sa fille de douze ans fumait, elle lui en a fait le reproche, ce n'était pas de son âge. Et sa fille de douze ans lui a dit : « quand je vais chez pépé, il me touche et il me demande de le toucher», autrement dit «pour le pépé je suis grande». Elle arrive donc, cette mère, dans un état! C'était de son père à elle qu'il s'agissait, j'allais dire évidemment ancien militaire (c'est absurde!), il se trouve qu'il est ancien militaire. Donc qu'est-ce que je dois faire ? En attendant de venir me voir, elle l'avait dénoncé à la police,

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son papa... Le problème c'est qu'une décision a été prise sans du tout se préoccuper de sa fille qui a donc été amenée à raconter l'histoire et à donner son témoignage au policier, au juge. Elle va avoir une assistance psychologique... Il est bien clair qu'il s'agit là d'une vengeance de cette femme qui prévaut sur le reste. Donc façon d'aborder le problème d'une manière, je dirais, qui est à l'égale de celui de pépé, c'est-à-dire on ne s'occupe pas de la gosse, on s'occupe toujours de ses propres problèmes.

Je pense à une autre jeune femme qui vient chez moi pour faire une analyse. Ce qui a marqué sa jeunesse, ce sont les rapports sexuels avec son beau-père. Il y a même eu une grossesse et un avortement. Sa mère est supposée ne rien savoir. Cette jeune femme reconnaît très bien... enfin, elle dit très bien de quelle manière elle a aguiché son beau-père et comment elle était non seulement pleinement consentante mais partie prenante dans cette affaire. Quelles conséquences psychiques ça a ? Chez elle, parce qu'en aucun cas on ne peut généraliser, chez elle, c'est clair, ça n'en a pas eu. Elle a un copain, un ami avec qui elle a une vie sexuelle parfaitement normale, elle poursuit des études difficiles de façon abso­lument normale, et puis ça s'arrête là.

Une autre beaucoup plus âgée et dont l'enfance, là aussi, a été mar­quée par des rapports avec le beau-père. Elle était beaucoup plus jeune, elle avait douze, treize ans. Le caractère traumatique de l'affaire avec le beau-père tient à ce que d'abord la mère le savait et laissait faire pour garder cet homme à la maison — c'est un cas qui, comme vous le savez, n'est pas extraordinaire, n'est pas exceptionnel. Le côté traumatique était là pour elle. Il n'est pas question d'inculper la mère, j'espère. Néan­moins, c'est comme ça et ça n'étonne personne quand on raconte une telle histoire... histoire humaine!

Je vais pour conclure vous raconter un dernier cas qui m'a sûrement le plus touché, au début de mon activité professionnelle. J'avais reçu la visite d'une mère d'une trentaine d'années accompagnée de ses deux enfants, un garçon de dix ans et une fillette de onze ans, venant dire que d'une manière absolument impromptue le père avait violé les deux gosses. Que faire ? Donc je vois les deux gosses, je les ai reçus à peu près trois mois chacun, séparément, je les ai fait dessiner, on a parlé et au bout de quelques semaines, compte tenu de ce qui se passait dans leurs des­sins et dans leurs propos, le père avait été écarté du foyer, j'ai été amené

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à leur dire ceci : il arrive aux adultes d'avoir un coup de folie mais que cela n'empêchait nullement celui qui avait eu ce coup de folie de rester leur père. Voilà ce que j'ai cru devoir leur dire. Il avait peut-être déconné ou Dieu sait quoi, mais que c'était quand même leur père. Là-dessus on s'est séparés en bons termes tous les trois, tous les quatre et puis évi­demment je me demandais ce que c'était devenu et je n'en savais rien. Comme j'ai sûrement un bon ange, il a fait qu'il y a à peu près deux ans, je reçois un coup de téléphone d'une dame qui me demande, «c'est bien vous qui exerciez en telle année à tel endroit ? Oui. Vous ne vous souve­nez évidemment pas de moi mais je vous avais amené mes deux enfants. » Je commençais à gamberger. « Il s'était passé telle chose avec leur père, etc. Je voulais que vous sachiez ce qu'ils devenaient.» J'étais plutôt inquiet. Ils avaient tous les deux une vie parfaitement normale, ils étaient tous les deux mariés, ils avaient des enfants, ils avaient une activité pro­fessionnelle et une vie sentimentale manifestement quelconques, ordi­naires, banales. Il n'y avait rien d'extraordinaire, ils avaient subi le par­cours le plus classique qui soit et elle tenait à me le faire savoir. Et moi aussi je tenais à vous le faire savoir. Voilà !

Le modérateur - Pouvez-vous nous dire pourquoi Œdipe n'est pas fou?

Ch. M. - Le problème d'Œdipe c'est qu'il veut savoir, comme nous qui voulons savoir. Eh bien, c'est là qu'il a tort, c'est là qu'il pèche, c'est-à-dire que là ou il aurait été convenable de tirer sur ceci un voile, Œdipe veut savoir, il veut lui aussi voir et savoir. Tirésias lui dit bien «Tiens-toi tranquille » mais il veut aller jusqu'au bout, c'est-à-dire qu'il est exacte­ment comme nous, ou plutôt, nous sommes comme lui. Nous voulons tout voir, nous voulons voir tous les dessous, tout ce qu'il y a de caché, tout ce qu'on nous dissimule, tout ce qui se passe dans les coulisses, les couloirs, y compris ceux de la Maison Blanche. Moi je croyais que ce qui intéressait, à la Maison Blanche, c'était les décisions politiques prises par le Président, mais pas du tout ! Ce qui est important à la Maison blanche, c'est ce qui se passe dans les couloirs, cela intéresse tout le monde et cela a des conséquences qui ne sont pas négligeables. Donc, c'est comme cela que je vous répondrai, Œdipe anticipe ainsi ce qui sera notre propre Gppiç, et moins par son geste où il est, lui, innocent. Jocaste, c'était la

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femme de l'autre, il n'avait aucune raison a priori de penser qu'elle pou­vait être sa mère et puis celui qu'il a tué, il ne savait pas non plus que c'était son papa. Voilà, c'est là que pour le plaisir d'écrire une tragédie, il est allé trop loin...

Liliane Goldzstaub - À propos du bonbon et du manuel de l'enfant voyageant dans la cité, on indique à la personne le sens de tout acte et de toute parole. Il n'y a plus que la loi écrite [...] et je me posais la question de savoir quelle est l'influence sur le symbolique ?

Ch. M. - Merci. Vous avez tout à fait raison. C'est même devenu un élément essentiel d'un discours qui nous concerne tous et qui est le dis­cours politique mais où la dénonciation de ce qu'il en est du sens, l'illus­tration du sens, le décryptage est devenu la règle. On ne vous invite pas à lire un programme, on vous invite à lire un décryptage. Autrement dit, ce qui serait son sens caché et que l'on vous propose. C'est une mutation qui a des effets, des conséquences, ne serait-ce que parce qu'elle va aussi dans le sens de cet excès dont nous parlions tout à l'heure.

Il est normal que le sens d'une parole, d'un propos, d'un écrit, puisse rester équivoque dès lors qu'il n'est pas scientifique. L'équivoque est composante normale, intéressée dans nos échanges alors que cette exi­gence d'une livraison de ce qui serait le sens et le vrai sens c'est-à-dire de ce que l'on veut vous donner à entendre est une entreprise d'obscurcis­sement. L'excès de lumière est une façon d'éblouir et donc d'obscurcir paradoxalement, on ne voit plus rien. Et vous ne pouvez plus rien pen­ser, cela ne laisse plus place à la pensée. On pense pour vous et on vous dit comment il faut que vous pensiez. C'est sûrement un grand trait contemporain. Je lisais l'autre soir dans un grand quotidien national, « le gouvernement Raffarin décrypté », décrypté, n'est-ce pas, on vous intro­duit dans les petites cachettes, les petites grottes, ce qui est dissimulé. Le plus intéressant, c'est peut-être ce à quoi on s'engage... Non, non, c'est ce qu'il faut décrypter !

Maintenant ce que vous dites par rapport à la loi est évidemment très important. Le problème de la loi écrite c'est qu'elle s'énonce de nulle part — qui est dénonciateur ? — elle s'étend à tous sans exception, c'est-à-dire que forcément la loi écrite va entraîner une casuistique, heureuse­ment d'ailleurs, vous verrez. C'est comme ce que j'évoquais pour ces enfants, ça devrait susciter une casuistique, ne pas nous imposer des

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Annexe III

règles et des conduites générales. Eh bien cette loi, s'imposant à tous, venue de nulle part et ne supportant pas d'exception puisque toute exception est répréhensible, est une loi totalitaire alors que la loi en tant que révélée met en place la dimension réelle c'est-à-dire la parole en tant que réelle et qui est venue là l'énoncer. S'il fallait développer notre réflexion sur ces questions, on pourrait remarquer qu'à partir du moment où il y a la parole, il n'est plus nécessaire qu'elle énonce l'inter­diction de l'inceste. Du seul fait de la parole, il y a cet interdit que nous évoquions et qui nous intéresse. C'est quelque chose qui se trouve faire bord, faire limite et ce serait pléonasme, tautologie (ou autophagie) si la parole venait dénoncer, il suffit que la parole se pose comme telle.

Pierre Kieffer - [inaudible] Ch. M. - Oui, merci, je souscris tout à fait à ce que vous dites. Ce fan­

tasme initial que vous signaliez, c'est un fantasme typiquement obses­sionnel : être à l'abri dans une enceinte close, presque fermée avec une ouverture pour protéger contre les à-coups de l'extérieur et une relation parfaitement harmonieuse et dénuée de tout mystère avec l'entourage. Autrement dit ce qui serait, vous le disiez très bien, l'accomplissement de l'inceste, à la fois être l'enfant de sa mère et lui faire cet enfant.

On peut remarquer aussi à ce propos que, en filigrane, et cela rejoint la question de Liliane tout à l'heure, l'ambition de notre écriture est elle aussi de livrer tout le sens, c'est-à-dire d'épuiser ce qu'il en serait du mystère qu'introduit avec lui le signifiant, y compris le mystère de notre existence. Cette aspiration incestueuse qui est donc la nôtre, on peut dire qu'elle est également à l'œuvre dans ce que tout à l'heure de façon paro­dique je mettais sous la rubrique du décryptage et qui fait partie de notre pensée collectivement assumée, celle d'un compte-rendu qui épuiserait, comme on dit, la question, autrement dit le réel qui la suscite. C'est pourquoi le style de Lacan, qui n'est évidemment pas celui-là, paraît à tous ceux qui ont un esprit légitimement «rigoureux», insupportable, intolérable, c'est-à-dire poétique. Comme si ce n'était pas avec ce genre de poésie que nous approchions au plus près du réel !

Je me souviens à cette occasion d'une discussion, c'était justement à propos du Centenaire de la psychanalyse, avec un éminent biologiste qui expliquait comment cent après la biologie était en mesure de résoudre les impasses sur lesquelles la psychanalyse s'était attardée. Je n'ai pu que lui

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dire que sa poésie à lui était vraiment très intéressante mais qu'une poé­sie n'en valait pas forcément une autre, qu'il y en avait de plus ou moins bonnes mais que, en tout cas, tout biologiste qu'il fût, il ne pouvait pas méconnaître que les termes dont il se servait n'étaient jamais que des métaphores et des métonymies et qu'il était pris par une rhétorique et par des phénomènes de style, etc. Il ne nous avait pas écrit au tableau des formules après lesquelles il n'y aurait plus eu rien à dire, donc sa pré­tention à nous rendre compte des phénomènes psychiques par la biolo­gie était une forme parmi d'autres de poésie. De poésie (pourquoi ne pas le dire comme cela ?) à visée incestueuse. À partir du moment où on pré­tend capter le réel lui-même et, comme le disait Marc Morali hier, vou­loir copuler avec lui, copuler avec le réel, c'est l'entreprise incestueuse par excellence. C'est bien pourquoi ça peut avoir des conséquences et que, chez certains scientifiques, cela en a. Quand ils y arrivent, comme on sait, il y a des parcours subjectifs qui se trouvent complètement cha­hutés par la réussite de leur opération. D'où l'extension que nous aurions finalement à donner à ce terme d'activité incestueuse en mon­trant comment, puisque justement vous partiez d'un fantasme d'obses­sionnel, il est clair qu'il est particulièrement attaché à la tentative de réa­liser cette perfection d'un accord avec l'Autre, le grand Autre. Comment être, avec lui, collabé, au point de provoquer cette difficulté quant au contact. Donc je crois comme vous que la question de l'inceste mérite­rait d'être abordée dans son domaine qui déborde les accidents de la vie familiale, scolaire, éducative ou religieuse et que l'on peut observer.

On découvre que des prêtres, c'est le scandale aujourd'hui de l'Église américaine, ont des activités pédophiles... Cela s'est toujours su. À par­tir du moment où on s'occupe des enfants, ça veut dire qu'on les aime. Dans le meilleur des cas, c'est un amour sublimé, mais, comme tous les amours sublimés, il arrive que ça dérape. Alors quand ça dérape, ce n'est pas à encourager mais comment traiter cela tout à coup comme s'il s'agissait de créatures monstrueuses et à retrancher de l'humanité ? C'est là que ça ne va pas, c'est là qu'il y a une régression, c'est-à-dire de ne pas oser reconnaître en ces figures des figures éminentes de l'humanité parce qu'elles sont victimes d'un procès qui est le nôtre. Ce n'est pas parce que nous-mêmes, dans l'ensemble, nous sommes timides, réservés, que nous n'allons pas jusqu'au bout, qu'il n'y en a pas qui sont pris par des folies

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Annexe III

qui les poussent à aller jusqu'au bout. Il y a, et je terminerai ma réponse par cette remarque dont j'espère qu'elle ne va pas vous choquer, vous savez qu'il y a au Japon un commerce des petites culottes de jeunes filles, de petites filles, des petites culottes qui n'ont de prix qu'à la condition de ne pas avoir été lavées (vous saviez cela, ce n'est pas une information que je vous donne, je ne veux pas être poursuivi pour incitation à l'im­pudeur et à je ne sais quoi!), il y a ce commerce qui montre que les Japonais font commerce avec n'importe quoi, ils ne les exportent pas, remarquez, mais ça va venir peut-être. Alors, moi ce que j'aurais envie de dire et je le dis quand je rencontre les autorités compétentes, c'est que notre façon à nous d'exhiber ces problèmes familiers, etc., c'est notre façon à nous, de mettre en première page des journaux ou des espaces télévisés les culottes des petites filles, nos problèmes sont notre façon à nous, tout aussi impudique que la façon des Japonais, et ça n'est pas moins pervers.

Il faut réserver ces phénomènes aux milieux qui sont destinés à les traiter et ne pas fasciner un grand public sur des questions qui ne peu­vent — ceux qui sont dans le domaine psy devraient le remarquer — que constituer autant d'incitations. Parce que c'est comme ça que ça marche, c'est par l'offre qu'on provoque la demande et cette offre est encore plus précieuse quand elle est interdite, lorsqu'il y a prohibition. C'est pour­quoi on a vraiment le sentiment que ce qui se joue à ce propos dans le tissu social est une régression de la pensée et de la morale. Il n'est pas moins impudique de venir étaler ces affaires au public que de venir, comme ces Japonais pervers, l'intéresser. Ce sont les mêmes types, alors autant le dire ! Il est bien évident que sous la forme de la dénégation et de la dénonciation, je peux venir vous raconter les pires turpitudes (mais enfin ! la psychanalyse connaît cela depuis cent ans) et pendant ce temps-là, je suis parfaitement innocent, je viens vous les dénoncer, je vous les raconte, je vous explique...

Je lisais hier dans notre Journal favori une rubrique, un scandale ima­ginaire et qui n'avait d'intérêt que publicitaire: un inconnu avait dans son journal tenu des propos antisémites. Ça fait un ramdam qui, comme chacun le comprend, favorise les ventes d'un auteur qui jusque-là n'avait peut-être pas été lu, mais à partir du moment où c'est scandaleux, ça intéresse. Je lisais dans le canard de jeudi, hier, que ce type remet ça

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

(parce que ses ventes avaient chuté) et le journal reprend ses accusations, ses allégations antisémites et étale tout cela en disant Vous vous rendez compte de ce qu'il a dit ! Cette histoire de publicité accordée à ce type, c'est du même ordre évidemment, je dis des banalités, ça permet à un certain nombre de gens d'en jouir à partir du moment où c'était dénon­cé. Sans risque.

Marc Morali - Nous pouvons repérer dans le flux médiatique actuel un mouvement qui pousse à la dénonciation des actes incestueux, dans une confusion étonnante entre violence délictueuse et interdit symbo­lique, et au mépris des conséquences que certains procès peuvent avoir sur les victimes elles-mêmes.

Vos propos, que je rapporte aux travaux que vous avez déjà publiés, me conduisent à formuler une hypothèse : Pinceste est à la racine de la constitution de la réalité. Nous savons que la réalité ne se construit pas sans un Savoir qui préexiste, comme le dit Lacan, à l'entrée qu'y fait le petit homme. Il est donc intéressant de remarquer que ce mouvement d'exacerbation surgit dans un contexte où la savoir de la science se voit recouvert par la technique, qui installe une nouvelle grille de lecture, d'explication et de traitement, là où l'acte incestueux lui-même ne trou­vait d'autre interdit que celui qui s'inscrit dans la parole des générations antérieures.

«J'ai vu mater nudam ! » Par cette simple phrase, Freud nous rappelle la difficulté de délimiter l'inceste, en ne pouvant dire la nudité de la mère autrement que dans une langue étrangère, celle du Savoir, le latin.

Cette irruption d'une pseudo nouvelle pensée n'est pas innocente, elle entretient une confusion dans la construction de la réalité, confusion qui n'est pas sans rapport avec une certaine idéologie, qui promet, qui pro­meut la promesse d'une copulation possible avec le Réel. Pensez vous que cette hypothèse soit recevable ?

Ch. M. - Je trouve, Marc, que vous donnez la plus juste définition du problème auquel nous avons affaire et il y aurait à méditer les consé­quences des développements de la technique que vous évoquez là si bien et en tant qu'ils assurent pour nous ce qui est aussi bien la maîtrise du Réel — la maîtrise parfaite puisque nous arrivons même à maîtriser le sexe, nous arrivons à maîtriser la reproduction, nous arriverons à la désexualiser, nous arriverons dans ce domaine à être nos propres

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patrons. Eh bien, dans la mesure où la technique assure cette prise sen­sationnelle et sans précédent sur le Réel, il paraît presque normal que l'on voie se diffuser des conduites de type incestueux ou des types de rapt ou des parties tournantes, etc. Je trouve que ce serait tout à fait inté­ressant et juste, comme vous venez de le faire, de développer cela, de montrer que c'est une conséquence directe du pouvoir fascinant de la technique et comment nous ne pourrions que nous sentir en défaut par rapport à elle, par rapport à ses exigences si nous-mêmes en restions à nos timidités, à nos réserves, à notre pudeur.

Il est évident que l'impudeur est aujourd'hui partout, je ne vais pas tomber dans les bateaux mais qu'est-ce que le Loft si ce n'est l'impudeur affichée ! C'est en cela que c'est intéressant parce qu'après tout, la vie des gens n'est pas passionnante, mais si c'est la partie impudique qui est exhibée ça peut, à la limite, faire de Yaudimat. Et la congruence des moyens techniques utilisés à cette occasion, ce qui se joue sur ces spots, ces caméras, ces micros et ce développement technique rendent possibles la réalisation d'un vécu qui est lui-même entièrement dépendant et orga­nisé par cette possibilité technique. Donc, ce que vous dites là mériterait que vous consentiez à le développer, Marc.

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Annexe IV Etude clinique et théorique des hystéries collectivesl

Je constate qu'à l'Association, on est vraiment paresseux le samedi matin... Tant pis pour ceux qui ne seront pas là parce qu'ils vont man­quer des remarques qui, je crois, méritent un peu d'attention et qu'on se lève un peu plus tôt !

L'hystérie collective, donc! Les analystes ne la rencontrent pas sur leur divan où il est exceptionnel qu'ils prennent plusieurs personnes à la fois... et ils sont évidemment dans une position délicate s'ils sont amenés à parler de ce phénomène social majeur que les sociologues eux-mêmes dédaignent, puisqu'ils ne peuvent, ces phénomènes, que les intégrer dans leurs systèmes conceptuels où l'hystérie n'a évidemment pas sa part.

J'aurais donc envie de dire — j'espère que Jean Garrabé, après moi, viendra tempérer mon propos, ce qui est le cas habituel entre nous — que nous nous trouvons devant un domaine qui est finalement plutôt négligé. Négligé alors que son importance, du point de vue de l'économie psy­chique comme du point de vue de ses répercussions sociales, mérite évi­demment de l'attention.

Freud évoque l'hystérie collective dans son chapitre sur «L'identi­fication», chapitre vu de Massenpsychologie où il signale ce troisième trait d'identification. Il se produit, voilà l'exemple qu'il en donne car on donne toujours des exemples dans ces cas-là, quand dans une collectivité

1. Intervention au cours des Journées sur Les hystéries collectives, 1er juin 2002, Hôpital Sainte-Anne.

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

féminine, Tune de ses membres (ça ne doit pas se dire, ça... mais aujour­d'hui, oui !) reçoit quelque information qui la chagrine de la part de son petit ami et que cette humeur se propage à ses camarades, venant là pro­voquer par conséquent une manifestation collective dont, bien sûr, on ne pourrait depuis une position extérieure naïve qu'être extrêmement sur­pris. Qu'est-ce que c'est que ce truc? En quoi les copines sont-elles concernées de façon égale, sinon parfois bien davantage, par le chagrin de leur amie ? En quoi cela les concerne-t-il ? Pourquoi faut-il qu'elles en donnent une expression qui enfle le phénomène et qui parfois le débor­de d'une manière inattendue ?

Dans ce petit rappel, se trouvent, bien cachées mais cependant pré­sentes, les dispositions essentielles de l'hystérie collective. Le fait que c'est une communauté féminine d'abord, il s'agit de femmes; ensuite il s'agit d'un collège, une collectivité, un ensemble occasionnel, circons­tanciel, une communauté qui n'a pas d'autre soutien, support que le fait d'être une réunion arbitraire d'éléments autrement séparés; et ces femmes se trouvent toutes concernées par la présence, chez l'une d'elles, d'un phénomène de privation ou de frustration.

Si nous retenons ces trois éléments, femmes, collectivité, privation ou frustration, nous rassemblons la petite trinité qui va heureusement nous conduire sur le chemin d'un progrès conceptuel auquel vous allez assister...

Remarquez que cette collectivité féminine concernée par la privation ou la frustration vient s'opposer, de façon symétrique quoique invisible, à la communauté masculine, marquée, elle, par la castration; collectivité masculine à qui ce rapport à la castration permet de célébrer le culte phallique, de partager dans cette joyeuse camaraderie et ce compagnon­nage qui caractérisent les collectivités masculines le fait d'être les membres élus et heureux du dispositif... De façon symétrique quoique invisible, nous avons cette organisation féminine — qui n'en est pas une, parce qu'un ensemble féminin a pour particularité de ne pas pouvoir partager cette espèce d'exaltation d'appartenance, cette sorte de satisfac­tion narcissique qui caractérise la collectivité symétrique.

Mais cette communauté féminine trouve le moyen de s'organiser autour du partage d'un trait douloureux, celui de la privation et celui de la frustration. Cette communauté féminine trouve ainsi le moyen heu-

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Annexe IV

reux de se référer à une instance, de mettre en place de son côté, ce côté inorganisé, de ce côté pas-tout, un au-moins-un (de pure hypothèse jus­qu'à ce moment), une instance en quelque sorte fondatrice dont le privi­lège est qu'elle est elle-même marquée de ces traits de frustration et de privation.

Frustration de quoi? Privation de quoi? Frustration, privation de reconnaissance, elle n'est pas reconnue, cette instance, bien sûr à cause de sa faiblesse et puis justement parce qu'elle est privée, et frustrée parce qu'elle est privée.

Les phénomènes de collectivité se rapportent nécessairement, mettent en place nécessairement un au-moins-un qui vient donner sa justifi­cation, son assise, son assiette, son ordre, à ce rassemblement et dès lors les fait passer du pas-tout ou du pas-toute, bien au contraire, à l'idée d'une totalité accomplie: tous ensemble!

Deuxième point de mon introduction, comment cela est-il possible ? De quelle façon cela vient-il concerner la subjectivité de chacun ?

Pour le moment, je le présente de façon arbitraire pour simplifier, pour imager et pour faire joli, par une opposition entre collectivité mas­culine et puis ensemble de femmes qui n'est pas organisé en collectivité, puisqu'il y a un tout (p (x) et puis le pas-tout cp (x). Je me sers de cette dis­tribution, un peu trop évidente mais parlante et efficace, pour donner support à mon propos.

Mais pour y introduire aussitôt cette restriction: premièrement l'hys­térie collective ne restera aucunement le privilège des ensembles fémi­nins, deuxièmement, elle nous concerne tous dans notre subjectivité. Nous pourrions, après tout, assister à ces manifestations en spectateurs, à l'égal de celui qui dans une salle de théâtre assiste à un spectacle, s'y intéresse ou ne s'y intéresse pas. Nous sommés tous concernés, intime­ment par ce genre d'expression, de manifestation.

Alors pourquoi? Cela nous prend aux tripes de toutes manières. Pourquoi ? Pourquoi même éventuellement cela fait-il peur, cela fiche-t-il la trouille? Cette hystérie collective laissant éventuellement, lors­qu'elle est massive, un sentiment d'impuissance, il n'y a pas de force capable de s'y opposer... Pourquoi donc cela ?

Je crois qu'il faut à cet endroit le préciser, le sujet de l'inconscient $9

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

ce qui le caractérise, c'est qu'il ne peut pas se faire reconnaître. Il cherche à se faire reconnaître mais il ne peut pas être reconnu. Sa propriété, sa spécificité, c'est justement d'être hors champ, il est inconscient. À partir du moment où il se produirait sur la scène, ce ne serait plus le sujet de l'inconscient. Donc le sujet de l'inconscient souffre de ne pas être recon­nu, chacun de nous partage ce type de souffrance, le fait que ce qu'il a vraiment à dire, et qu'il ne sait pas d'ailleurs, on ne l'entend pas !

On l'entend d'autant moins que ce sujet de l'inconscient n'a pas de voix, il manque complètement de voix. Il peut chercher à donner à entendre, à faire de petits signes, à faire des lapsus, à faire des mots d'es­prit (quand il en a), à faire des bêtises... mais autrement, il n'a aucun pouvoir de ventriloquie. Vous n'êtes pas en mesure, ce sujet de l'incons­cient, de le faire parler. Vous pourriez le lui intimer autant de fois que vous voudriez, il n'en a pas les moyens. C'est vraiment... un gentil petit toutou qui regarde avec ses bons yeux et qui essaie, comme ça, par des bruits divers de se faire comprendre, de se faire entendre, de se faire apprécier, de se faire reconnaître, de se faire aimer.

Le problème est le rapport de ce sujet de l'inconscient, ce $, au phal­lus au Un qui est là dans l'inconscient. Puisque s'il veut prendre voix, ce sujet, ce ne peut être qu'en passant par le Uny c'est-à-dire en s'annulant, en venant à disparaître et en se rangeant obligatoirement et définitive­ment dans le champ de l'impératif. Lui qui est fondamentalement dou­loureux et plaintif, lorsqu'il veut prendre voix, il ne peut pas faire autre­ment que de se mettre à commander et à prendre la voix d'un Autre ! C'est bien la pire des aliénations au sens physiologique de l'affaire, la pire que nous puissions envisager, puisque ce qu'il aurait à dire, sa plainte, se trouve entièrement métamorphosée par ce passage, par cette prise dans le discours du maître.

Ou bien ce sujet de l'inconscient, au lieu de se faire représenter par S\ comme je viens de l'évoquer, se fait représenter, ce qui lui est évidem­ment tout à fait permis, possible, par S2. Auquel cas, il se trouve pas moins dans la contrainte cette fois-ci. Premièrement de se retrouver sans voix, on cherche évidemment ce que serait une voix spécifiquement féminine, on voudrait la cultiver, on voudrait l'aimer, on voudrait qu'elle soit spécifique, harmonieuse, mais de voix, il n'y en a qu'une, c'est comme la libido, c'est pareil ! Alors on peut la modeler, la faire musicale,

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Annexe IV

tout ce que l'on voudra, mais il reste que fondamentalement elle est mar­quée par son rapport au phallus. Il y a même un passage où Lacan (je suis sûr que Bernard nous dira lequel) dit qu'il n'y a pas de meilleur repré­sentant du phallus que la voix, que la présentification dans notre monde du phallus, c'est la voix.

Ce sujet de l'inconscient peut donc être représenté par S2 sans pour autant trouver voix, et du même coup se trouver engagé, aliéné de façon symétrique à l'aliénation précédente mais avec une modalité d'expres­sion différente, aliéné dans ce qui ne peut plus être que l'expression du défaut de ce Un, qui devrait être là puisque dans sa prétention totalitai­re, il a à accomplir son travail et à assurer pas moins aux femmes leur participation à cette totalité, à cet ensemble. Pourquoi sont-elles ainsi rangées dans un groupe sans support, sans réfèrent, sans autorité propre ou commune ?

Donc ce sujet de l'inconscient, s'il prend appui sur S2, se trouve réduit à la mutité et forcément pris dans le registre de cette absence, de cette privation et de cette frustration du Un qui pourrait lui donner voix. Autrement dit, il n'a pas le choix, il ne peut pas non plus faire autre chose que se plaindre, il n'a pas d'autre registre, c'est ça le plus amusant !

Ce qui fait que le sujet de l'inconscient est aspiré dans la mesure où il cherche à se faire reconnaître dans ce qui est sa spécificité. Il est inévita­blement aspiré par l'hystérie collective. Chaque fois que des circons­tances sociales quelconques viendront en quelque sorte présentifier une communauté dont l'appartenance n'est pas reconnue, légitimée, accep­tée, une communauté en souffrance, en souffrance de respect et de reconnaissance, celle-ci provoquera inévitablement un phénomène d'identification par sympathie de la part de l'entourage.

Il est quand même à remarquer que notre identification spontanée, l'identification spontanée du sujet — cela vient tellement donner raison à ce que je vous raconte — ne se fait jamais au maître, elle se fait toujours à la victime, c'est toujours de ce côté-là que va le sujet. Vous ne trouvez pas ça étrange, vous ? Cela ne vous étonne pas ? A priori, en bonne éco­nomie, il est tellement plus confortable de s'identifier au maître... Eh bien, pas du tout ! Le sujet, dès qu'il y a une victime qui passe, hop ! il faut en profiter! C'est de l'abus de victime... c'est vrai. Nous sommes comiques, il faut bien le dire !

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

Le problème qui nous touche de façon plus sérieuse, c'est que ce maître auquel aspire ainsi cette communauté en souffrance de maître, dont le maître est frappé de frustration, de privation, qui n'est pas recon­nu, le maître qu'elle peut faire venir au pouvoir aura la caractéristique d'être, lui — contrairement au précédent qui est dénoncé, dénoncé parce qu'il laisse du pas-tout et que c'est donc un maître d'opérette — ce sera un vrai, un vrai maître.

Il faut se désoler, je pense que cela a déjà été fait... Nous savons tous de quelle manière les mouvements collectifs orga­

nisés pour les meilleurs motifs, pour les raisons les plus objectives, les plus justes et qu'on ne peut qu'encourager, terminent régulièrement leurs parcours par l'établissement d'un maître infiniment plus féroce que le précédent, que celui qui a été dénoncé et qui a été dénoncé parce que ce n'était pas un vrai, ce n'était qu'un représentant de la maîtrise. Alors que dans ce cas-là, il en faut un vrai, qui est en continuité directe, qui n'est pas séparé de sa communauté par une limite mais directement branché sur elle.

Alors quand ce genre de phénomène se produit-il ? Il faut bien l'ap­peler hystérie collective, quelle que soit par ailleurs la validité de ses rai­sons, mais en ayant à l'esprit que la conclusion en sera inéluctablement fâcheuse pour cette collectivité courageuse, qu'elle ne lui sera pas béné­fique et c'est comme ça que marche notre histoire. Dans quelles cir­constances cela se déclenche-t-il ? Les circonstances sont à peu près bien connues : c'est quand celui qui fait fonction de maître manque à sa fonc­tion, déchoit, ne l'occupe pas, ne l'assume pas, ne l'assure pas.

C'est bien banal, me direz-vous, ça veut dire simplement que, quand le maître est faible pour des raisons diverses, à ce moment-là, certains en profitent...

Pas du tout ! C'est moins banal que ça. Parce que cela veut dire que ce qui est insupportable, et fait aussi partie de notre comique, c'est qu'il n'y en ait pas un qui tienne le coup. On a dès lors pour tâche, pour devoir, de le ressusciter et, à la limite, cette insurrection que peut exprimer l'hys­térie collective se présente comme l'exercice d'un devoir social dont vous remarquerez qu'il échappe à toute dialectique. Justement, c'est elle qu'il récuse puisque la dialectique stipule la place d'une opposition légitime alors que cette exigence récuse toute opposition, il s'agit de l'annuler.

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Annexe IV

C'est pourquoi je dirais que les grands moyens d'expression dans ce cas-là sont le cri, l'aphorisme, ce qui n'est pas du tout la même chose que la dialectique et le passage à l'acte. Contre ce genre de manifestations, il est bien évident qu'on est impuissant.

Voilà donc introduites au début de nos Journées quelques remarques anticipatrices sur ce que voudront bien nous apporter nos collègues, sachant qu'ici nous respectons toutes les oppositions et que nous ne sommes pas particulièrement attachés aux manifestations de masse. D'ailleurs, à cette heure matinale, elles sont discutables, elles ne sont pas évidentes...

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Table des matières

Avant-propos 7 Préface 9

Séminaire I, 11 octobre 2001 11 Séminaire II, 18 octobre 2001 25 Séminaire III, 8 novembre 2001 39 Séminaire IV, 15 novembre 2001 53 Séminaire V, 22 novembre 2001 65 Séminaire VI, 29 novembre 2001 79 Séminaire VII, 6 décembre 2001 93 Séminaire VIII, 13 décembre 2001 107 Séminaire IX, 17 janvier 2002 119 Séminaire X, 24 janvier 2002 133 Séminaire XI, 31 janvier 2002 149 Séminaire XII, 7 février 2002 167 Séminaire XIII, 14 février 2002 179 Séminaire XIV, 7 mars 2002 191 Séminaire XV, 14 mars 2002 205 Séminaire XVI, 21mars2002 219 Séminaire XVII, 28 mars 2002 231 Séminaire XVIII, 4 avril 2002 245 Séminaire XIX, llavril2002 257 Séminaire XX, 2 mai 2002 269 Séminaire XXI, 16mai2002 279

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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui

Séminaire XXII, 23 mai 2002 291 Séminaire XXIII, 30 mai 2002 303 Séminaire XXIV, 6juin2002 313 Séminaire XXV, 13 juin 2002 325

ANNEXES

Le Public et le Privé 339 Le Complexe de Moïse 349 À propos de l'inceste 355 Étude clinique et théorique des hystéries collectives 373

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