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1 COURS THÉORIQUE DE MASTER 2 Chargé du cours : N’GUESSAN Kouadio Germain Professeur des Universités E-mail : [email protected] POUR UNE THÉORIE DES IDENTITÉS COLLECTIVES : CONSTRUCTION, STRATÉGIES ET MARQUEURS

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COURS THÉORIQUE DE MASTER 2

Chargé du cours : N’GUESSAN Kouadio Germain

Professeur des Universités

E-mail : [email protected]

POUR UNE THÉORIE DES IDENTITÉS COLLECTIVES :

CONSTRUCTION, STRATÉGIES ET MARQUEURS

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Sommaire

Introduction

Qu’est-ce que l’identité ?

Identité individuelle vs identité collective

1- Construction de l’identité collective

2- Fondements de l’identité collective

3- Stratégies et marqueurs identitaires

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Introduction

La notion d’« identité collective » a été l’objet de plusieurs recherches en sciences

sociales, en philosophie, en sciences politiques, en littérature et même dans les arts. Chaque

discipline tente de lui donner une dimension particulière selon l’intérêt qu’elle lui porte.

Composée de « identité » (dérivé du latin idem et qui signifie le même) et de « collective »

(également du latin collectivus qui veut dire réunir), l’identité collective renvoie à une

communauté, un groupe d’éléments entretenant des rapports de reconnaissance mutuelle. Son

étude pose avant tout la problématique de l’identité même. En effet, l’identité est un terme

assez important dans les rapports inter-individus au sein d’une même communauté, entre

différentes communautés ou différents États. Plusieurs définitions ont été proposées selon les

écoles et cette diversité définitionnelle traduit son intérêt et l’engouement qu’elle suscite dans

le milieu intellectuel. Alex Mucchielli, par exemple, la définit comme « un ensemble de

critères de définition d’un sujet et un sentiment interne. Ce sentiment d’identité est composé

de différents sentiments : sentiments d’unité, de cohérence, d’appartenance, de valeur,

d’autonomie et de confiance autour une volonté d’existence » (1986, 5). Il distingue l’identité

communautaire, l’identité individuelle, l’identité sociale, l’identité de façade, l’identité

différentielle, les identités attribuées et prescrites, l’identité négative (65-87). Pour le

philosophe Stéphane Ferret, l’identité « définit une relation d’équivalence, c’est-à-dire une

relation à la fois réflexive, symétrique et transitive » (1993, 23). Malgré quelque nuance, les

deux auteurs se rejoignent dans le fond. Avec Ferret, il s’agit d’un moi qui tente de s’identifier

par rapport à lui-même (réflexivité), ensuite à un autre moi, autrui (symétrie) et enfin au

groupe, à la communauté (transitivité). Ce faisant, il affirme son existence et réclame une

place au sein de la communauté. Ce processus d’identification de Ferret établit clairement un

lien avec Mucchielli quand il parle d’autonomie, d’unité et d’appartenance.

L’identité n’est pas une donnée immuable reposant sur un ensemble d’éléments

objectifs et s’imposant aux individus. Elle a tous les aspects d’une construction sociale et est

un produit évolutif de la confrontation entre acteurs sociaux. C’est donc une ressource

idéologique car réclamer une identité ou s’identifier relève à la fois d’une volonté d’affirmer

sa différence vis-à-vis d’autrui ou d’un groupe et de se faire accepter en même temps. Bien

que de nos jours plus politique et idéologique, l’identité est une construction permanente ou

dynamique, largement inconsciente. Elle se caractérise par une communauté de valeurs et de

traits culturels, d’objectifs et d’enjeux sociaux, d’une même langue et d’une même histoire,

souvent, par l’appropriation d’un territoire commun : quartier, ville, nation.

La construction de l’identité collective passe par un processus d’assignation à chaque

individu, d’une identité propre et qui lui permet d’être socialement reconnu. Ensuite, elle

passe par la production d’un ensemble de référents identitaires que les individus doivent

intérioriser. Une société ne peut survivre si les individus n’arrivent pas à se repérer les uns par

rapport aux autres (processus d’identification) ou à s’assumer comme sujets s’ils ne tirent pas

de leurs expériences, les supports de cohésion suffisants. Pour permettre à l’identité collective

de prendre forme et de se consolider, il faut une volonté, des supports politiques et

idéologiques forts. Il faut également des conditions géographiques durables qui se

construisent par un processus dynamique et progressif.

Au milieu des années 1970, l’identité collective se résumait à l’ethnie. Les critères

d’identification d’un groupe étaient dès lors essentiellement le nom collectif, la langue, le

territoire, les valeurs traditionnelles et les sentiments solidaires de sorte que sous son aspect

collectif, le sens de l’identité a glissé vers l’ethnie. Ce glissement, selon Étienne Balibar,

consiste à se représenter collectivement dans le passé, le présent et le futur, comme s’il

formait « une communauté naturelle, possédant par elle-même une identité d’origine, de

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culture, d’intérêts, qui transcende les individus et les conditions sociales » (Balibar et

Wallerstein, 1988, 130-131). Pour Mucchielli, les référents identitaires du groupe sont le

milieu de vie (situation géographique et environnement immédiat), l’histoire (traces du passé

qui servent de repères au groupe dont l’individu s’en sert pour apprécier le présent et mieux

envisager le futur), l’organisation sociale (rapports sociaux aux rapports sociaux au sein du

groupe, systèmes de prise de décisions, style de pouvoir), la mentalité (toutes les

représentations collectives, système d’opinions, attitudes qu’il faut déterminer et voir en quoi

ils constituent un ensemble cohérent permettant d’identifier le groupe comme une entité

homogène et à part).

On peut retenir est qu’au-delà des luttes de définitions, l’identité collective est une

ressource que les acteurs politiques utilisent dans le cadre de stratégies politiques.

Aujourd’hui, elle est un enjeu capital dans la conquête du pouvoir d’État. Ainsi, à chaque

échéance électorale, les acteurs politiques courent-ils vers les différentes populations, surtout

dans les bas quartiers, à la recherche d’électeurs. Ces populations qui partagent le même

espace géographique avec souvent les mêmes conditions sociales, développent une identité

qui se révèle être une nouvelle forme d’identité collective. Ceci démontre que l’identité

collective n’est plus une question d’appartenance ethnique, culturelle ou historique. De même,

l’industrialisation a créé dans ou autour de toutes les grandes villes, des concentrations

humaines. À cela s’ajoute la pauvreté accrue dans les pays en développement ou sous-

développés qui pousse les populations rurales à migrer vers la ville, à la recherche de mieux-

être. Mais face aux nouvelles réalités de la ville, ces populations sont obligées de se

concentrer dans les bidonvilles dans des conditions précaires, développant ainsi avec le temps

et la proximité, une nouvelle forme d’identité collective basée plus sur l’appartenance aux

mêmes conditions sociales que sur l’ethnie, la culture, l’histoire ou la région de provenance.

L’identité collective aujourd’hui s’oriente essentiellement vers un esprit de groupe qui

amène les individus d’une communauté donnée, voire les contraint (dans le cas de populations

rurales nouvellement installées en ville) à créer des systèmes de solidarité et de défense d’une

éthique communautaire que leurs conditions sociales leur imposent. Ce faisant, ils s’arc-

boutent autour d’un idéal commun qui s’exprime en termes de partage, de solidarité,

d’assistance mutuelle. C’est le cas dans nombre de grandes villes africaines face aux

situations telles que la mort, les mariages, entre autres. Ce phénomène répond à ce que l’on

pourrait appeler l’émergence de nouvelles communautés, à savoir des groupes sociaux qui se

créent selon le vécu des individus et les réalités sociales souvent changeantes auxquelles ils

sont quotidiennement confrontés.

Dans les zones rurales, même si l’on peut encore noter l’expression de l’identité dans

sa définition classique, il faut cependant noter que le terme se vide progressivement de son

substrat dû aux brassages culturels favorisés par les mariages inter-villages et interethniques.

De nos jours, rares sont les villes ou villages sans une communauté d’immigrants, si bien que

l’étranger au sens plein du terme tend à disparaître. Dans certains villages, on trouve même un

plus grand nombre d’allogènes que d’autochtones, chaque groupe ayant son histoire, sa

culture, son ou ses ethnies. Dans de telles circonstances, il devient difficile de définir

l’identité collective en prenant uniquement ces données comme critères.

1- Construction de l’identité collective

Il y a autant d’identités collectives qu’il existe de communautés ou de groupes qui

manifestent le désire de s’affirmer ou s’identifier comme des entités autonomes. Ceci parce

que les modalités de définition de soi, les stratégies d’identification varient selon les

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individus, les époques, les lieux ou les groupes en présence. Il est donc difficile de vouloir

définir toutes les identités collectives car les identités se créent chaque jour. Certaines sont

même devenues des phénomènes d’actualité ou des effets de mode. A chaque coin de rue,

dans les quartiers, villages, villes, nations, il y a toujours des individus qui réclament une

appartenance à une association, une ethnie, un courant de pensée, une nation. Certains, par

exemple, s’identifient aux stars sportives, aux hommes politiques, économiques et autres et

veulent que les autres les perçoivent comme tels. Ces appartenances ou désirs d’appartenance

sont tous des formes d’expression identitaire. Avec les différences culturelles et ethniques, les

réalités sociales et les désirs individuels et collectifs, tous aussi distincts parfois, il apparaît

clairement que les identités ne peuvent pas se définir sur les mêmes bases.

L’identité collective est constituée de liens d’appartenance, de ressemblance, de

représentations ou de valeurs communes qui s’ancrent dans une mémoire commune, des

valeurs et des projets partagés. En constante mutation, elle est un concept dialectique qui

s’élabore à la fois dans un mouvement de va-et-vient entre le même et l’autre et dans un

rapport de confirmation et de différenciation sociale. Le groupe a besoin de se reconnaître

comme une entité homogène. Mais en même temps, il doit se distinguer de ce qui lui est

extérieur, ce qui permet d’affirmer son autonomie collective. Les valeurs communes, les

projets communs, une mémoire partagée et souvent un territoire commun sont des facteurs qui

aident à définir l’identité collective et à la construire. Une communauté ne peut réclamer une

identité collective si elle n’a pas ces valeurs communautaires auxquelles ses membres

s’identifient et se différencient de ceux d’une autre communauté.

L’identité collective se construit et se transforme à partir d’éléments historiques,

géographiques et biologiques, de structures de production et de reproduction, de la mémoire

collective, d’appareils de pouvoir. Cependant, c’est par l’accomplissement des mécanismes de

socialisation que l’identité collective se construit. Un seul individu ne peut revendiquer une

identité collective. C’est dans ses rapports avec les autres membres du groupe et à partir de ce

qu’il a en commun avec eux, que la notion d’identité collective prend forme en naissant dans

leur conscience collective. L’identification joue donc un rôle clé dans le processus

d’affiliation du groupe. Ici, c’est plutôt le « nous » qui acquiert valeur et fonction de

référence. On se définit et s’identifie de l’intérieur vers l’extérieur, c’est-à-dire par rapport à

ceux qui sont hors du groupe. Au sein du même groupe, il y a également un processus de

socialisation. Dans la mesure où il peut avoir autant d’identités individuelles qu’il y a

d’individus dans un groupe, l’identité collective peut alors se définir comme la pluralité

d’appartenances individuelles qui s’organise autour d’un principe fondamental dominant. Elle

se construit à partir des diversités certes mais s’articule autour d’un élément central qui peut

être un idéal ou un objectif. Tous les membres du groupe cultivent une idéologie

d’appartenance autour de cet idéal ou cet objectif. Si ce dernier est remis en cause, alors le

groupe peut entreprendre un processus d’autodéfense. Dans un syndicat de travailleurs, une

association de quartier ou un parti politique, par exemple, l’identité collective va s’organiser

respectivement autour des pôles communs comme la catégorie de travailleurs (mineurs,

cheminots, policiers, militaires, enseignants), la classe d’âge (vieux, jeunes), le sexe

(hommes, femmes) ou l’idéologie politique (la gauche, la droite, socio-démocrate, marxiste),

etc. Dans chaque groupe, les membres s’identifient et se reconnaissent par rapport à cette

idéologie qu’ils œuvrent à construire et à consolider.

Prenons les valeurs collectives comme la culture, l’ethnie ou l’idéologie politique pour

mieux expliquer le processus de construction de l’identité collective. La culture, donc

l’identité culturelle, n’existe que dans la spécificité des sociétés humaines. Pour Abou Sélim,

la culture est « l’ensemble des manières de penser, d’agir et de sentir d’une communauté dans

son triple rapport à la nature, à l’homme, à l’absolu. C’est au sein de la communauté que

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l’individu élabore, consciemment ou inconsciemment, son expérience culturelle singulière à

nulle autre pareille » (34-35). Cela revient à dire que les membres d’un groupe culturel ou

ceux qui s’y assimilent se perçoivent comme ayant une identité distinctive enracinée dans la

conscience d’une histoire ou d’une origine. Cette conscience est fondée sur des données

objectives comme la langue, la race, la religion commune ou un territoire, des institutions ou

des traits culturels communs. Ces données prennent tout leur sens dans la conscience

collective du groupe qui se les approprie et les interprète comme des composantes de son

identité ethnique au nom de la communauté d’histoire ou d’origine.

L’identité culturelle et l’identité ethnique entretiennent des rapports très étroits. Elles

partagent les mêmes critères d’identification : la race, la religion, la langue, le territoire, les

institutions et les traits culturels communs. L’identité culturelle est un phénomène collectif.

La culture est inhérente à la condition humaine collective. Chaque individu naît dans une

communauté de laquelle il hérite des coutumes. En tant que tel, il porte les souches d’une

identité sociale qui, avec le temps, se transforment en un mythe qui oriente sa vision du

monde et que sa communauté perpètre. L’identité culturelle se construit par confrontation

avec les similitudes et les différences. Elle se développe et se maintient par l’intégration de

nouvelles identifications, justifiant ainsi le caractère dynamique de la culture. L’analyse de

l’identité culturelle ne se limite pas aux traits distinctifs permettant aux membres d’un groupe

de conserver un sentiment d’unité malgré leurs différences qui modifient la composition des

signes sur lesquels repose leur identité commune. L’histoire collective à partir de laquelle

l’identité groupale se construit a un pouvoir mobilisateur et unificateur. Elle met en valeur des

éléments culturels communs à tous les groupes ethniques en présence et écarte les traits

distinctifs tout en développant chez chacun d’eux une conscience collective qui transcende les

particularités.

Comme l’identité culturelle, l’analyse de l’identité ethnique d’un groupe ne se limite

pas au recensement des traits raciaux et culturels qui le différencient des autres groupes. Il

s’agit également voir comment ces traits suscitent une prise de conscience à travers des

revendications collectives d’une identité particulière. L’identité ethnique se construit par la

socialisation et est extrêmement vulnérable parce qu’elle n’existe pas en soi. Elle ne peut être

observée qu’à partir de comportements sociaux, de pratiques culturelles et de productions

symboliques. C’est dans la vie quotidienne que les membres d’un groupe démontrent

l’originalité de leur ethnie. L’identité ethnique reste intacte aussi longtemps que les membres

du groupe expriment le désir de vivre ensemble selon qu’ils se reconnaissent comme

appartenant à une langue, une religion et une histoire commune. Dans le cas où l’ethnie

s’étend à la nation, cette prise de conscience collective tend à englober les facteurs culturels

communs susceptibles de dominer les héritages culturels des groupes ethniques qu’elle

englobe en suscitant chez toute la population le sentiment d’un destin commun plus

mobilisateur. On assiste alors à la mise en place d’une culture dominante conçue, écrite et

enseignée sous la forme d’une identité nationale. Par contre, si plusieurs ethnies en arrivent à

vivre dans une sorte d’égalité, les identités ethniques et culturelles correspondantes tendent à

cohabiter dans un climat de méfiance dictée par le sentiment de menace qui pèse sur chaque

communauté. Dans un tel cas, l’histoire nationale tend à être interprétée de façon différente

par les groupes en présence et l’identité nationale est dévoyée au profit d’une identité

groupale beaucoup plus sectaire, ce qui conduit bien souvent à des dérives ethniques et à des

conflits fratricides.

L’étude de l’identité politique, quant à elle, relève de l’environnement politique dans

lequel l’individu/le groupe vit et qui fait intervenir la notion de classe sociale, à savoir que les

relations entre les individus, telles que conçues, créent différentes classes sociales qui

entretiennent des rapports dialectiques. Maleck Chebel (1986) définit l’identité politique

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comme « une résultante active d’influences venues de l’extérieur : socialisation, exercice

d’une fonction politique, prise de conscience d’une situation de domination et d’autres

influences conjoncturelles ou historiques. Car, il ne peut y avoir d’identité politique, ni même

l’ébauche d’une formation embryonnaire, sans la réelle confrontation avec une force adverse,

souvent d’ordre humain : opposition d’une minorité avec une majorité, une majorité dominée

face à une minorité dominante, le militant dans l’action militante, etc. ». (148)

L’identité politique se construit par confrontation, à partir d’une prise de conscience

individuelle/collective de la différence, pour tendre vers une volonté de domination c’est-à-

dire un désir d’affirmation de la différence. Elle est aussi soumise aux exigences du

développement ou de la mutation et fonctionne ainsi dans le temps et dans l’espace. L’identité

politique ne peut rester stable tout le temps et partout. Elle peut changer selon les individus,

les sociétés et les époques. Il n’y a de formation d’identité que par voie d’identification. Or

l’identité politique ne peut véritablement se construire et se fortifier sans se référer aux idéaux

et doctrines de la collectivité. Dès lors, on peut dire que l’identité politique procède du même

mode de construction que les autres identités collectives, à savoir un processus

d’identification et d’affirmation de la différence.

L’identité politique se construit également sur le social. Ce dernier lui impose ses

restrictions, ses lois de fonctionnement et la dynamique de son champ. Aucun programme

politique ne peut efficacement prendre sans tenir compte de la communauté dans laquelle et

pour laquelle il est conçu. Le taux de natalité, le taux de mortalité, les rapports sociaux, par

exemple, imposent souvent des normes ou contraignent les concepteurs à changer de stratégie

pour mieux l’adapter lorsqu’ils s’aperçoivent que l’approche initiale est inadéquate. On

entend souvent dire programme d’ajustement structurel. On ajuste parce qu’on n’est pas en

phase avec les hypothèses ou les critères de départ. En clair, l’identité politique a besoin du

social pour prendre forme et se consolider. Elle s’ancre dans le réel sur lequel l’homme

politique exerce son action. En définitive, l’identité politique est la capacité individuelle

acquise durant la socialisation et la participation et qui vise l’efficacité de l’action dans un

contexte sociopolitique.

La philosophie politique a été pour beaucoup dans la théorisation de l’identité

politique. Jean-Jacques Rousseau, Thomas Hobbes, Machiavel, Jean-Paul Sartre, tous ont de

façon unanime et à travers des approches différentes, démontré que la politique est au centre

de l’organisation de la société. L’identité politique est une donnée du social et se présente

comme une matière de justice et de concorde. Sa construction donc nécessite une bonne

connaissance de soi. Comment un individu peut-il bien diriger un groupe s’il ignore ses

capacités et ses limites ? L’histoire nous a montré que les meilleurs hommes politiques ont été

ceux qui ont su leurs limites. Seule une connaissance de soi procure la sagesse et l’humilité

pour diriger avec tact. Par ailleurs, un bon politicien est celui qui met à profit la stratégie de

l’adversaire. Or celui qui utilise la stratégie de son adversaire dévoile consciemment ou

inconsciemment ses insuffisances.

Trois grandes écoles ont exploré l’identité politique et le consensus qui se dégage de

leurs études est que l’homme, comme créature, est au cœur du débat sur l’identité. Tout

d’abord, l’école anglo-saxonne dont les études sur l’identité politique ont véritablement

commencé dans les années 1949-1950 aux États-Unis. Elle accorde une grande importance à

la personnalité politique. Après des débuts timides, c’est Smith M. Brewster qui donne à

l’identité politique sa plus importante définition. Pour lui, le comportement politique

entretient des rapports avec la situation inductrice et les répercussions qu’il crée. Il faut alors

chercher un équilibre entre les faiblesses à surmonter en exploitant les capacités, les

compenser quand il est difficile de les supprimer, les maîtriser lorsque c’est possible. Cette

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approche ne peut se réaliser qu’avec la personnalité et les dispositions individuelles comme le

caractère, la culture, la volonté. En fait, Brewster reprend l’idée de la connaissance de soi.

Après l’école Anglo-saxone, nous avons l’école de l’Est dirigée par le système

soviétique avec pour chefs de file L. Slavina, A. Léontiev et L. S. Vygotski. Sa problématique

repose sur la formation pédagogique au moyen de propagande. Cette approche atteint son

paroxysme sous Lénine avec l’émergence de nombreux philosophes dont Georges Plékhanov

pour qui, en plus des conditions sociales dans la construction de l’identité politique, il faut du

génie politique. Avec Mao Tsé Toung et la Chine, l’identité politique prend une nouvelle

dimension sous la forme d’un autre type de système communiste. On idéologise les masses,

surtout les plus jeunes et on prévient les déviations des adultes. Les institutions étatiques sont

alors utilisées mais l’école reste le premier instrument de la politisation. Dans ce système,

l’identité politique englobe toute la structure sociale, se répercute sur les couches dirigeantes

et se distingue par le fait qu’elle est concomitante aux groupes sociaux leader.

Enfin l’école française. A la différence de l’école anglo-saxonne qui place la

personnalité politique au centre de sa réflexion et de l’école de l’Est qui met l’accent sur la

formation politique à travers l’idéologisation, l’École française se veut plus théorique sans

doute parce que parmi les premiers grands penseurs de l’identité politique, des Français

figurent en bonne position. Ces précurseurs ont légué à leurs successeurs des données

suffisantes sur l’identité politique. Néanmoins, comme démarche idéologique et fédératrice,

elle convoque le monde des chercheurs sur le thème de l’identité politique. Beaucoup de

recherches ont été menées sur ce thème et on peut citer pêle-mêle les travaux de Pierre

Fougeyrollas, La conscience politique dans la France contemporaine (1963), de Léon Hamon

et Albert Mabileau, La personnalisation du pouvoir (1964), de Charles Roig et Françoise

Billon Grand, La socialisation politique des enfants. Contribution à l’étude des attitudes de la

formation politique en France (1968), de Guy Michelat et Michel Simon, Classe, religion et

comportement politique (1977), de Guy Rossy-Landi, Les hommes politiques (1973).

Qu’elle soit culturelle, ethnique ou politique, l’identité collective est l’une des formes

principales des liens sociaux, à condition qu’elle repose sur du « commun », du « partagé » :

mémoire, projets, valeurs, territoire. Cependant, il faut noter qu’elle se construit différemment

selon les groupes du fait des réalités sociales changeantes. Chaque groupe a sa mémoire, son

histoire, ses projets, sa culture qui lui sont propres et qu’il vise à sauvegarder pour des raisons

de fierté, de survie et d’indépendance. Mais dans un même groupe, c’est le sens

communautaire qui prévaut et est pris comme norme. Henri Tajfel souligne bien cette

primauté à l’action communautaire. Il résume en six points les relations intergroupes : la

perception de similitude entre les membres, l’attraction mutuelle ou la cohésion sociale,

l’estime mutuelle, l’empathie ou la contagion mutuelle, l’altruisme et la coopération,

l’uniformité dans les attitudes et le comportement (1982, 29). Dans la mesure où c’est

l’appartenance au groupe qui est mise en exergue, les actes individuels sont évalués en termes

de collectivité même si ceux-ci peuvent avoir un effet négatif sur le groupe.

Selon l’approche constructiviste et structuraliste de Pierre Bourdieu, il y a une genèse

sociale des formes de perception, de pensée et d’action constitutives de ce qu’il appelle «

habitus », c’est-à-dire une vision de la relation entre l’histoire comme institution et comme

systèmes de dispositions durables tels qu’ils sont incarnés dans la conscience des gens. Cette

relation est elle-même d’abord déterminée par un subjectivisme qui commande une vision du

social où les pensées des individus et leurs actions sont déterminées par leurs conditions

d’existence et retraduites par-delà la spécificité de leurs réactions. Ensuite, un subjectivisme

où leurs représentations et leurs pratiques constituent le point de départ pour comprendre le

sens de l’institution et de l’évolution de leurs conditions de vie. La relation entre objectivisme

et subjectivisme témoigne donc du fait qu’une société est constituée de « structures

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structurées structurantes » (des structures organisées qui organisent à leur tour) où les groupes

humains sont formés par leurs conditions initiales et eux à leur tour, forment leurs conditions

ultérieures.

La construction de l’identité collective opère suivant le même principe. Elle se réalise

au sein d’un groupe et selon que ce dernier veut affirmer sa spécificité dans un environnement

social déjà structuré comprenant plusieurs groupes. C’est dans un espace déjà structuré que le

groupe va chercher à se construire comme une entité autonome et définir les repères pour son

autodétermination et sa reconnaissance. La construction de l’identité collective peut être

perçue comme la relation entre un processus extérieur au groupe et un autre qui lui est

intérieur. C’est une relation de dépendance qui aboutit à la fin à une indépendance lorsque le

groupe parvient à faire reconnaître son identité. Cette relation se fait par rapport aux

consciences individuelles regroupées dans un collectif qui se moule dans un espace prédéfini

où ces consciences doivent s’insérer. L’identité collective se construit par un processus

dynamique, progressif, dans une recherche permanente de la cohésion. C’est un travail de

longue haleine qui a besoin de temps pour prendre forme en ce sens qu’il est difficile de faire

admettre aux membres d’un groupe le sens de la communauté, l’idéologie d’appartenance, du

« partagé ».

La construction de l’identité collective est avant tout une construction mentale. C’est à

partir des représentations mentales individuelles que les membres d’un groupe prennent

conscience de leur appartenance commune et de leur différence avec les membres d’autres

groupes. Construire son identité, c’est tenter de rendre permanente les représentations

mentales que l’on développe au niveau du groupe. Dans la représentation, il y a prise de

position. Dans la construction des identités ethniques ou culturelles, par exemple, cette prise

de position est plus accentuée. Dans la délimitation des frontières, il peut se trouver qu’un

même groupe soit reparti sur deux territoires distincts. Ainsi, il va sûrement avoir des

difficultés pour construire son identité collective (ethnique ou culturelle) du fait de certaines

positions politiques des différents territoires. Il peut arriver que les deux sous-groupes du

même groupe n’aient pas gardé les mêmes habitudes de part et d’autre des frontières

juridiques. Ceci se voit mieux dans les pays anciennement colonisés où les frontières héritées

de la colonisation ne tiennent pas souvent compte de ces réalités géographiques et culturelles.

Dans les États africains, on découvre cela dans les noms patronymes, les habitudes

vestimentaires, culinaires entre autres, qui relèvent des marqueurs identitaires que nous

développerons plus tard.

2- Fondements de l’identité collective

À l’origine d’une identité collective, il existe une culture, une particularité partagée,

un territoire commun à un groupe d’individus qui se reconnaissent comme différents du reste

de la population. Une identité collective peut donc s’ancrer dans une histoire et une mémoire

commune, dans des projets présents et futurs, dans des solidarités et des valeurs partagées.

L’examen de ces points aide à mieux comprendre ce que nous appelons les fondements de

l’identité collective. Ce sont des repères à partir desquels l’identité collective se construit. Ils

servent à localiser le groupe dans le temps et dans l’espace.

Pour Alex Mucchielli, l’identité d’un groupe est enracinée dans une histoire qui

comprend les traces de son passé, lesquelles sont inscrites dans son milieu de vie : écrits,

archives, traditions, récits de tradition, faits collectifs ou individuels passés, images de héros

historiques, histoires des relations avec des groupes voisins, dates et faits importants, etc.

(1986, 11-12) Pour les peuples qui n’ont pas pu mettre ces traces par écrit, comme la plupart

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des sociétés d’Afrique noire, la tradition orale constitue un facteur déterminant dans la

reconstruction de l’histoire du groupe et donc dans la fabrique de l’identité collective. Cette

histoire « collective » est perçue au sens de Halbwachs, « non pas comme une succession

chronologique d’événements et de dates, mais tout ce qui fait qu’une période se distingue des

autres, et dont les livres et les écrits ne nous présentent en général qu’un tableau bien

schématique et incomplet » (1997, 105). Elle forge la mémoire collective du groupe et oriente

ses actions. L’histoire devient donc un réceptacle, un réservoir. Ainsi, lorsque le groupe veut

affirmer son identité ou s’identifier par rapport à d’autres groupes, il y puise les éléments

permettant de lui reconnaître une mémoire ou une origine différente.

L’identité collective se construit également à partir de valeurs et une mémoire

partagées qui sont des idéaux collectifs qui orientent les actions individuelles au sein d’un

groupe. Parmi ces valeurs, on note la liberté, le travail, l’égalité, l’amour du prochain qui sont

certaines des plus caractéristiques dans les sociétés occidentales. Dans beaucoup de sociétés

africaines, on peut ajouter à ces valeurs occidentales, quoique certaines comme l’égalité, le

travail, la liberté, soient parfois moins perceptibles, le sens du partage, la solidarité, dont l’une

des manifestations les plus notables est l’entraide économique communément appelée «

tontine ». En effet, dans les milieux populaires des grandes villes et dans certains villages où

les populations sont plus confrontées aux difficultés économiques, cette solidarité sous la

forme de valeur partagée, consiste à verser de l’argent à une caisse commune dont le montant

est remis à tour de rôle à chacun des membres selon un calendrier bien défini. Le terme

désigne aussi le montant lui-même et aide à lutter contre la pauvreté (Traoré, 2002, 28). Cette

forme de cotisation les aide à régler leurs problèmes économiques. Elle existe aussi bien au

sein des communautés féminines que masculines.

D’un point de vue sociologique, les valeurs partagées sont la résultante des rapports

entre individus vivant dans un même environnement avec des idéologies partagées. Or, pour

qu’il y ait harmonie, il faut une convergence de ces valeurs. Dans un groupe social donc, les

valeurs partagées sont l’ensemble de tout ce que les membres ont en commun et qui permet au

groupe d’avoir un sentiment d’appartenance sans lequel chaque membre peut être affaibli.

Mais leur importance réside dans l’attachement que le groupe a vis-à-vis d’elles. Tandis qu’un

groupe peut être attaché à sa tradition, sa religion, la conscience et l’orgueil d’appartenir à une

région, un autre peut l’être au nomadisme, à la danse, à l’artisanat, à l’élevage. En gros, ces

valeurs constituent un idéal que chaque membre contribue à consolider et à renforcer. Ainsi

faisant, le groupe construit, pour ainsi dire, son identité. Cependant, les valeurs peuvent

séparer le groupe, comme c’est le cas dans les communautés d’immigrés où la construction

identitaire s’opère dans une dynamique de confrontation aux valeurs dominantes de la société

d’accueil et d’affirmation de leurs propres valeurs. C’est également le cas des valeurs

familiales quand on considère la famille comme le lieu par excellence de la solidarité entre

différentes générations. De fait, après avoir été pris en charge par leurs parents, les enfants

doivent à leur tour s’occuper de ceux-ci dans leur vieillesse. Au cas échéant, la chaîne de

solidarité se brise et l’identité familiale s’effrite. Il apparaît donc que la solidarité comme une

valeur crée de l’identité. Mais si l’identité est le fondement de la solidarité, cela veut dire qu’il

n’y a de solidarité possible qu’entre des individus qui partagent la même identité. Toutefois, il

peut avoir de la solidarité entre altérités à savoir entre individus d’identités différentes. La

solidarité est donc une ressource qui mobilise l’identité. A son tour, l’identité ne peut être une

ressource de solidarité que si elle en est le fondement. L’identité et la solidarité reposent sur

l’existence d’actions collectives, le partage d’une condition commune par rapport à un

territoire commun, une interdépendance et interconnaissance, une habitude de vivre ensemble.

Cette communauté d’action est vécue par rapport à un objectif à défendre et une action

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collective, solidaire à entreprendre. Les valeurs partagées ont donc pour fonction de guider

l’action collective dont découle une identité.

Parmi les valeurs partagées, on note la mémoire collective qui fonctionne aussi comme

ciment de l’identité collective. L’identité collective est la capacité à agir ensemble, dans un

même but. Ceci revient à dire qu’elle est animée politiquement par une même prise de

conscience d’intérêts partagés. C’est par une prise de conscience que le groupe décide de

revendiquer ou de défendre son identité et cette prise de conscience n’est autre chose que la

manifestation politique de sa volonté d’exister. Elle s’enracine dans une mémoire partagée,

des valeurs, des lieux communs et dans les actions collectives. Prenons l’exemple de l’identité

politique. Elle s’appuie sur une mémoire commune du souvenir vivant chez les membres d’un

parti politique, des luttes pour leur reconnaissance en tant que parti autonome, des rencontres

interminables et souvent clandestines pour élaborer les stratégies, préparer les rencontres avec

les autorités au pouvoir, des manifestations. Les souvenirs servent de point de départ pour les

actions présentes ou futures. Ils sont transformés pour convaincre et peuvent émerger dans

tous les groupes politiques. Les actions concrétisent ou anticipent les valeurs communes aux

groupes. L’identité collective est le produit d’action collective du groupe en vue d’atteindre

des objectifs communs. De leur volonté de changement, les membres d’un groupe, même

minoritaire, font référence à une identité collective, non seulement de leur désir mais surtout

dans leur engagement. L’action collective cimente et consolide l’identité collective. Nous

touchons là aux fondements de l’identité politique que Malek Chebel regroupe en quatre

grandes rubriques : la socialisation, la conscience et la prise de conscience, l’autorité et le

leadership, les prédispositions et les facteurs conjoncturels (130).

Selon la pensée américaine, la socialisation politique commence par le milieu

immédiat de l’individu. Elle part de la cellule familiale pour être ensuite renforcée par les

institutions comme l’école, l’église. Le respect des valeurs fondamentales (l’église, la morale

publique, l’amour pour la nation) telles que prônées par les pères fondateurs (The founding

fathers) apparaît alors comme le ciment de la formation de l’identité politique. Dans la société

américaine, la socialisation traduit la relation entre la personnalité et la société mais aussi

entre les valeurs représentatives et tous les agents qui influent le comportement. Elle vise à

imprimer une tendance, un schéma à l’individu. Ainsi au fur et à mesure que ce dernier se

développe, il se moule dans ce schéma tout en intériorisant ces valeurs fondamentales.

La prise de conscience est liée à la finalité de l’action politique. Ici, le « Je » auto-

centrique, narcissique, est transcendé par un « Je » dynamique, source d’espoirs et d’actions.

Il s’étend au groupe de sorte que dans certaines prises de consciences collectives, l’individu

est mis en retrait dans ses choix et dépassé dans ses attentes. Il ressort donc que la prise de

conscience est un phénomène incontrôlable. Elle s’acquiert par soi-même (par un processus

de socialisation) en mettant en œuvre ses aptitudes intellectuelles et son sens pratique. Ceci

revient à dire que l’identité politique se forme graduellement, quotidiennement au contact de

la réalité. En supposant que la prise de conscience permet une orientation vers les forces

sociales, leurs articulations et vers les rapports de force ainsi que les moyens mis en œuvre

pour les maintenir ou les supprimer, on peut alors dire qu’elle signifie une bonne éducation de

l’esprit politique, un regard globalisant porté sur le social. L’identité politique est en fin de

compte l’aboutissement de prises de consciences lentes ou fulgurantes, groupées ou isolées,

d’associations plus ou moins pertinentes. En ce qui concerne l’autorité et le leadership, on

retient que l’autorité ne peut s’exercer que dans un contexte relationnel. Elle prend forme dans

le groupe. Il ne s’agit pas seulement d’être investi officiellement d’un pouvoir pour se voir

reconnaître une autorité. Lorsque l’individu jouit d’une autorité au sein de son groupe, il peut

passer souvent du statut de simple membre à celui de leader, c’est-à-dire un homme qui

remplit les conditions subjectives et symboliques et qui arrive également à convaincre par ses

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actes et ses actions. L’identité politique est la synthèse entre l’autorité et le leadership.

L’équilibre entre les deux se fait progressivement en tenant compte de la spécificité de

l’identité politique comme schéma préstructurel, de l’autorité et du leadership comme

dimensions qui viennent renforcer ce schéma par leur action. Enfin les prédispositions et

facteurs conjoncturels. Certains individus ont des prédispositions innées telles que la

constitution physique, le tempérament, l’imagination, le savoir-faire, l’esprit pratique,

l’intelligence. Cependant, bien qu’essentiels à l’action politique ou à l’identification, ces

facteurs doivent bénéficier de situations favorables pour se déployer. Que ce soit pour la prise

de conscience, la personnalisation de l’acteur social, les conditions sociales d’existence et la

conjoncture augmentent l’adéquation de l’homme politique à son identité.

Quatre grands facteurs déterminent la formation de l’identité politique : la langue, la

culture, la religion et la conscience de classe. La langue est un signe d’appartenance, un

terrain de convergence de convictions et de perceptions. Tous les individus qui ont en

commun l’usage d’une langue peuvent sentir une idéologie d’appartenance, une composante

de l’identité. La langue est un contexte d’échange, un lieu de l’individuel et du collectif. La

culture, comme la langue, prédispose l’individu à l’acquisition de l’identité politique. Elle le

conditionne à agir selon une éthique de gestion propre à une société, un groupe, une nation.

La religion agit comme un catalyseur de prise de conscience. Elle entretient des rapports avec

la politique. Les comportements politiques ainsi que les systèmes d’opinions et d’attitudes

afférents relèvent de l’intégration religieuse. Et ceci influe largement sur la formation de

l’identité politique de l’individu en tant qu’agent social. Enfin la conscience de classe. Elle

diffère des autres facteurs prédisposant à l’identité politique car est donnée en soi, sans

apprentissage. Dès lors, elle est mise en place au travers de la socialisation. Un travailleur n’a

pas besoin d’un apprentissage particulier pour se rendre compte qu’il est exploité par son

employeur et qu’il lui faut se battre s’il veut améliorer ses conditions salariales ou de travail.

Seule l’expérience individuelle aide à développer la conscience de classe. Même si dans le cas

de la politique il y a parfois des formations à l’idéologie du parti, il faut noter que ces

dernières ont lieu après que l’individu ait rejoint le groupe.

Pour qu’une identité collective puisse prendre forme, il lui faut un territoire. Les

membres d’un groupe doivent sentir une appartenance à un territoire où ils peuvent mener

leurs actions, élaborer leurs stratégies. Il n’y a d’identité que dans le vécu au sein d’un espace

qui permet la communication avec les autres. Le territoire crée en fait un sentiment

d’appartenance. Mais de nos jours, cette réalité tend à être remise en cause du fait des trop

grandes mobilités géographiques. Il est difficile de trouver aujourd’hui un individu qui

travaille et vit sur le même espace. Aussi, pour faire certaines courses ou voir des amis, il se

rend parfois sur un autre espace. Ceci se retrouve mieux lorsque l’individu change de lieu

d’habitation. Souvent, il est obligé de se rendre dans son ancien espace pour voir des amis

restés sur place ou de se rendre dans d’autres espaces où ces derniers se sont réinstallés. Dans

la plupart des cas, le lieu d’habitation ne peut pas circonscrire les appartenances ou les

identités. Il intègre simplement un découpage géographique et géopolitique aux fins d’aider le

politique à mettre en place ses stratégies de développement. Le territoire dans lequel

l’individu vit et se déplace se trouve aujourd’hui complètement modifié, voire élargi. De plus,

les identités sont devenues plus électives et fondées sur les proximités de goûts et de

pratiques. Ce faisant, on assiste à une transformation des modalités de l’identité locale.

3- Stratégies et marqueurs identitaires

En tant que dynamique, l’identité collective n’est pas une juxtaposition des rôles et des

appartenances sociales, mais une série continue d’opérations pour maintenir ou corriger un «

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moi » collectif qui se situe dans un espace et se valorise par rapport à autrui. Mais dans cette

construction de valeurs collectives, il se forme des valeurs individuelles qui créent des

remises en question. Et puisque c’est le collectif qui est mis en exergue, ces remises en

question visent généralement à réduire les écarts. Il ressort donc que les stratégies identitaires

visent à restaurer l’image d’un monde et d’un « moi » qu’il accepte. Cette restauration

implique que ce « moi » se construit en compagnie d’autres « moi » (d’autres individus) qui

constituent son environnement, son univers. La diversité culturelle sur un même espace

permet de se rendre compte que les stratégies identitaires sont multiples et variées. Pour

Carmel Camilleri (1989), une culture fournit à ses membres la cohérence entre les besoins

pragmatiques et ontologiques. Mais, elle ne parvient plus à remplir ce rôle en cas de

bouleversement social et culturel. C’est le cas par exemple des immigrations issues de

situations comme les guerres civiles ou de politiques favorisées par le gouvernement où, avec

le temps, la culture locale en vient à être submergée par une culture immigrante. Dans ce cas

là, on assiste à une reconfiguration culturelle qui remet en cause les besoins des membres de

la culture locale car les disparités culturelles issues du nouvel environnement appellent de

nouvelles stratégies cognitives pour réconcilier les codes culturels en présence.

La est une dynamique qui se déploie dans un environnement plus ou moins favorable,

en fonction de divers enjeux. En effet, au cours de son développement, l’individu aussi bien

que la collectivité peut se construire une identité conformément aux situations du moment.

Une identité n’est donc pas bonne ou mauvaise en soi. C’est l’individu et son groupe

d’appartenance qui la valorisent.

Les membres d’un groupe peuvent agir sur leur propre définition de soi. Ceci découle

de la définition de l’identité comme résultat d’une interaction et non comme une définition

substantiviste. Les stratégies identitaires apparaissent comme le résultat de l’élaboration

individuelle et collective et elles sont exprimées par les ajustements opérés en fonction de la

variation des situations, des enjeux et des finalités exprimées par les membres. Elles ont pour

fonction essentielle de restaurer et d’articuler les différents aspects de l’identité assignés par

l’extérieur et souhaités par l’individu. Au niveau collectif, elles contribuent à la régulation

sociale par des réappropriations sélectives et des modifications partielles parmi les

identifications et symboles disponibles et favorisent l’interaction entre l’individu et les autres

membres du groupe.

Il apparaît clairement que l’identité peut être instrumentalisée et manipulée par les

orientations stratégiques, souvent politiques, de l’individu ou du groupe. Dans bien des cas,

cette manipulation crée des frustrations qui se soldent par des guerres civiles ou des

génocides. C’est pourquoi il est impérieux de gérer une question identitaire au moyen des

stratégies. Cette politique garantit une transaction positive entre l’individu et son

environnement et permet une réconciliation de l’acteur avec lui-même. En gros, les stratégies

identitaires mobilisent les caractéristiques personnelles ou collectives afin de contribuer de

façon permanente à l’ajustement social. À ce titre, elles peuvent être perçues comme le

support d’interactions visant à l’intégration sociale, la valorisation, l’accomplissement de soi,

en un mot le positionnement de l’individu ou du groupe dans la société. Dans cette

perspective, elles jouent le double rôle ontologique de l’idéal de soi, de la conservation de soi,

et pragmatique de négociation de l’influence sociale, de l’acceptation d’autrui (Manço, 165).

Les phénomènes identitaires résultent de la complémentarité de la psychologie et de la

sociologie à l’identité collective. Cependant, précisons que l’identité collective est produite à

partir d’identités individuelles ; le collectif étant ici l’association des individualités. La

construction donc des stratégies identitaires de ce collectif s’articule autour d’une approche

qui se situe dans une problématique groupale. De ce fait, elle met en quelque sorte en

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veilleuse les stratégies individuelles même si celles-ci sont importantes et peuvent

considérablement influer sur les stratégies du groupe.

Pour qu’une stratégie identitaire soit collective, il faut supposer une cohésion au sein

de la dialectique des parties en présence, comme relevant des éléments de son origine et de

son déroulement. Pour qu’elle subsiste donc à ce conflit dialectique, il lui faut selon Chabel «

adopter une ou plusieurs positions tactiques » (1986, 172). On en vient alors à la notion de

tactique comme moyen d’élaboration des stratégies identitaires. En ce qui concerne la

stratégie des identités collectives en politique, on distingue plusieurs tactiques dont les plus

fréquentes sont la tradition, la discrimination, l’authenticité et l’inauthenticité, l’ouverture et

la fermeture, la possession ou la dépossession et l’exagération.

La tradition fonctionne souvent comme une protection de l’ordre social. Elle peut

relever de lois sur lesquelles fonctionne une nation, ses coutumes, ses pratiques quotidiennes,

son folklore, etc. qui constituent des lieux d’échange. Lorsqu’il est reproché à un individu ou

à un groupe de s’appuyer sur le passé au lieu de se tourner vers le présent et le futur, alors la

langue et la culture sont utilisées pour exprimer cette rupture. Celles-ci jouent alors un rôle

tactique d’identification en ce sens qu’elles aident à distinguer l’individu ou le groupe.

Comme tactique, la discrimination est souvent utilisée en vue d’une délimitation d’espace

collectif par confrontation et par opposition aux autres espaces concurrents. Dans certains

pays, pour protéger le marché de l’emploi face aux étrangers, les dirigeants mettent en place

des dispositifs discriminatoires. Il en est de même dans certaines entreprises où il existe une

discrimination (raciale, sexuelle ou autre) pour empêcher certaines catégories de personnes à

avoir accès à certains emplois. Mais, dans cette délimitation d’espace, apparaît in fine une

reconnaissance de l’autre, celui qu’on veut repousser. Pour ce qui est de l’authenticité et

l’inauthenticité, notons que le rapport à l’authenticité intervient souvent dans les luttes

collectives. Comme la tradition et la discrimination, le recours à l’authenticité tend à ériger un

espace purifié qui ne fait aucunement place à l’inauthenticité. On parle souvent de discours

authentique lorsqu’il est compatible ou en phase avec l’idéologie du groupe auquel appartient

l’auteur, mais surtout lorsqu’il y a une rupture avec un appel à la révision idéologique. Dans

les formations sociales et politiques plus aguerries, le recours à l’authenticité relève d’une

revendication plus diffuse.

L’ouverture et la fermeture renvoient à la notion de frontière. Une frontière sert à

distinguer deux peuples, deux territoires, deux entités politiques, etc. Elle peut être plus

abstraite si on la prend sur son aspect idéologique. Les frontières entre les pays ou entre

différents territoires d’un même pays, qu’elles soient terrestres, aériennes ou maritimes,

relèvent dans la plupart des cas, de la théorie : quels que soient les dispositifs mis en place,

ces frontières s’avèrent être artificielles voire symboliques et sont souvent contournables.

Ainsi, la fermeture peut s’apprécier par rapport aux métaphores utilisées pour qualifier le

degré d’infiltration des étrangers dans un pays. Lorsqu’un pays constate que son taux

d’immigration a atteint un seuil qu’il juge intolérable, alors il met en place des mesures dites

de « fermeture des frontières ». Bien entendu, cette tactique ne consiste pas à ériger des

murailles pour délimiter son territoire d’un autre (comme ce fut le cas entre les deux

Allemagne après la seconde guerre mondiale) ou pour le clôturer en signe de protection contre

des menaces adverses (Israël face aux Palestiniens). Mais elle peut passer par une limitation

des visas ou une intensification des contrôles aux fins de freiner l’immigration sur son

territoire ou diminuer le nombre de personnes indésirables. Inversement, lorsqu’un pays a

besoin de main-d’œuvre, il peut appliquer ce qu’on pourrait appeler une politique d’«

ouverture des frontières » pour inciter les citoyens des autres pays à immigrer. On déduit donc

que la fermeture et l’ouverture sont des formes de réaction d’un peuple face à un problème

immédiat.

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La stratégie des identités collectives met en œuvre la dualité tactique de la possession-

dépossession, relative aux phénomènes comme le chômage, la misère, la pauvreté. La

dépossession peut aussi être spirituelle ou symbolique : un groupe peut se voir interdire la

pratique d’une religion ou l’utilisation d’un symbole de son patrimoine dans un pays donné

sous prétexte que ces pratiques entachent la cohésion nationale ou troublent l’ordre public. La

dépossession peut varier d’une situation à une autre et son champ d’action est ouvert. Celui

qui prend les armes clame souvent qu’il a été dépossédé de son identité. L’opposant politique

peut être dépossédé de son passeport et assigné en résidence surveillée dans son pays, l’exilé

interdit de séjour dans son pays est dépossédé de sa nationalité. La possession, par contre,

peut s’exprimer de diverses manières. On peut parler de la possession de quelqu’un en se

référant à ses biens matériels ou qu’il possède du caractère par rapport à sa particularité à agir.

Elle peut se manifester sous la forme de transe. C’est ainsi qu’on dit de quelqu’un qu’il est

possédé par l’Esprit-Saint chez les chrétiens, par un esprit maléfique.

Enfin, l’exagération. Elle peut se déployer à l’avantage ou au désavantage de celui qui

en fait usage. Dans la stratégie identitaire, l’exagération sert à accentuer les différences au

point de les faire passer comme des états de fait et objet de revendication politique. Certaines

exagérations se manifestent par amplification des revendications. Un groupe peut à tout

instant clamer son exclusion de la scène politique de son pays quelles que soient les

concessions qui lui sont faites. C’est le cas de beaucoup de mouvements armés dans les crises

africaines dont les revendications vont crescendo. D’autres exagérations, par contre, se font

sur un mode négatif car souvent faites par des groupes minoritaires encore dépendants

d’autres groupes plus larges qui les contrôlent et qui de ce fait ne peuvent pas prendre des

décisions par eux-mêmes. Dans ce cas, la tactique de l’exagération peut leur nuire dans la

mesure où dans une négociation par exemple, c’est le groupe dominant qui abat les cartes

pour eux. Ainsi, ce groupe dominant peut-il prendre des décisions ou signer des accords qui

peuvent être néfastes pour eux mais compte tenu de leur manque d’influence ou leur minorité,

ils subissent ces accords. Cependant, il arrive parfois que la minorité, par les revendications

répétées adressées à la majorité et par le succès qu’elle arrive à insuffler à celle-ci, atteigne

une conscience d’elle-même qu’elle était loin d’avoir.

Les stratégies identitaires font également intervenir des marqueurs identitaires, c’est-à-

dire des éléments que le groupe met en relief, consciemment ou inconsciemment, pour

marquer son appartenance (de Sivers, 1989, 113). Jeanine Fribourg distingue deux catégories

de marqueurs identitaires : les marqueurs d’inclusion et les marqueurs d’exclusion (in de

Sivers, 126-130). Parmi les marqueurs d’inclusion, il y a le passé commun. Ce dernier peut

être la religion qui crée une unité groupale, une communion autour d’un être suprême lors des

prières et des célébrations. À côté de ces marqueurs, il y a ceux dits d’exclusion qui sont basés

sur l’opposition. Un village ou une région peut avoir un grand antagonisme avec ses voisins.

Néanmoins, en s’opposant, ce village ou cette région s’affirme. Ce type d’opposition apparaît

bien souvent dans les noms que les membres d’un village donnent à ceux des villages voisins

pour se moquer d’eux. Toutefois, certains marqueurs identitaires servent à la fois d’inclusion

et d’exclusion. C’est par exemple l’orgueil et la conscience d’appartenir à un même village.

Prenons le cas d’un village où à un événement comme le mariage ou le décès, les habitants

assistent la famille concernée. Etant de leur village, ils éprouvent vis-à-vis de celle-ci, les

mêmes obligations que celles qu’ils ont de leur propre famille. Mais cette conscience

d’appartenir à un village s’avère être aussi un marqueur d’exclusion puisque les habitants ne

sentiront pas ces mêmes obligations vis-à-vis d’un habitant d’un village voisin.

Les marqueurs peuvent être aussi variés qu’il y a d’identités collectives dans une

communauté et chaque groupe ne peut accepter le « gommage » des siens. L’habillement, la

manière de parler, les habitudes alimentaires, la danse, etc., constituent des marqueurs

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identitaires qu’on retrouve chez chaque groupe et à partir desquels on identifie ou on

reconnaît ses membres. Tout comme le statut socioprofessionnel, l’instruction, le sexe, la

religion, les convictions idéologiques, sont des éléments qui définissent et situent les acteurs

sociaux les uns par rapport aux autres. Les périodes de fête ou de célébration sont des

moments propices pour un groupe de mettre en évidence ses marqueurs identitaires. Mais à

cela on pourrait ajouter l’histoire, le milieu de vie, l’organisation sociale, la mentalité, la

démographie, qu’Alex Mucchielli nomme référents identitaires. Par exemple, la Chine est une

référence mondiale en matière de population à cause de sa démographie. De même, la

maladie, le sport, la puissance économique ou militaire peuvent constituer des marqueurs

identitaires tant qu’ils permettent d’identifier un peuple ou une nation : présentement, le sida

sert de marqueur identitaire pour l’Afrique noire par le fait qu’elle regroupe le plus grand

nombre de personnes porteuses du VIH. Le Brésil s’identifie par sa tradition footballistique,

Rio de Janeiro par son carnaval, les États-Unis par leur puissance économique et militaire

dans le monde. Cependant, les marqueurs identitaires sont changeants dans le temps et dans

l’espace. Aujourd’hui, au plan économique, on assiste à la percée de la Chine, ce qui

bouleverse la cartographie de l’économie mondiale dominée jadis par les pays de l’Occident.

Au niveau du football, le Brésil n’est plus la seule nation qu’on reconnaît par le beau jeu. Les

exemples foisonnent. On le voit, les marqueurs identitaires mondiaux sont de plus en plus très

flexibles et tendent à se déplacer à cause des enjeux et des stratégies mises en place par

chaque groupe ou nation et aussi du fait de la réalité sociale elle-même changeante. Le même

phénomène se produit au niveau des individus ou des groupes où, avec l’effet du brassage

culturel et de la mode, on peut voir des marqueurs comme les modes vestimentaires, les

habitudes culinaires, les célébrations, qui ne sont plus réservés aux populations qu’on

reconnaissait comme les dépositaires. Cette situation relève de la crise identitaire qui est

génératrice d’identités nouvelles et dont la conséquence immédiate est l’éclatement des

modèles identitaires traditionnels dominants.

Chaque pays crée des marqueurs destinés à symboliser la nation elle-même : noms

donnés aux lieux, rues, aéroports ou monuments pour matérialiser le panthéon national.

L’hymne, la fête nationale ou les couleurs du drapeau national suscitent des sentiments et des

conduites empruntés au sacré. Par exemple, dans un rythme collectif, on marque son respect

en se tenant debout, la main sur le cœur (comme on le voit souvent chez les athlètes), dans le

plus grand silence, lorsque les couleurs du pays sont montées ou lors des cérémonies

nationales. Malgré leurs limites, ces rites ont pour but de maintenir le sens de la communauté,

d’entretenir le sentiment d’appartenance au collectif et la croyance dans la singularité et la

grandeur des valeurs nationales (Schnapper, 1994, 198). Dans certains cas, la langue apparaît

comme un marqueur identitaire. On l’invente et on l’impose au niveau national à travers les

institutions de l’État que sont l’école, les médias. Mais souvent cette pratique crée plus de

problèmes qu’elle n’en résout car il peut se poser le problème de choix dans le cas d’un pays

multiethnique. Dans les pays africains anciennement colonisés, on continue à utiliser l’anglais

ou le français, ethniquement neutres, parce qu’il n’existe pas d’autre langue commune.

Souvent quand la langue est fixée, il faut inventer une nouvelle écriture.

En Afrique de l’Ouest, les marqueurs identitaires sont beaucoup plus liés au

phénomène ethnique. Ici, l’ethnicité est perçue comme facteur unificateur efficace des

groupes qui persistent dans une vision matérialiste de la satisfaction des demandes de leurs

membres avant toute chose. Parce que les individus évoluent dans un groupe social

ethniquement plus homogène et du fait que la stratification n’est pas déterminée par l’accès

aux bienfaits de la modernité, l’identification ethnique est moins notable. L’ethnicité n’est pas

un trait distinctif des individus et par conséquent intervient moins dans l’ascension sociale.

Par contre, en milieu urbain, c’est tout à fait le contraire. L’exode rural se présente comme un

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mécanisme fort d’affirmation de l’identité ethnique. Les individus qui arrivent en ville sont

souvent peu qualifiés et se retrouvent dans un milieu social hétérogène qui les met face à une

réalité désormais distinctive de leur identité. La perte des repères sociaux et la faible

intégration sur un marché du travail défavorable les conduisent à mettre en place des

stratégies reposant en grande partie sur leur ethnicité pour progresser socialement et

économiquement. Cependant, l’installation en ville conduit à une baisse de l’identité ethnique

et à la mise en place d’une nouvelle forme d’identité à travers l’intégration sociale, laquelle

fait plus appel au vécu. Il est clair, le niveau d’éducation augmente et ouvre des horizons aux

individus en leur permettant de mieux communiquer entre eux. Le niveau de richesse aussi.

L’importance de l’identification ethnique se comprend donc comme une conséquence de

phénomènes liés dans le processus de développement, mais qui peuvent avoir des effets

contradictoires quand l’ethnicité devient un aspect des identités des individus au détriment des

intérêts nationaux.

Les relations entre les acteurs sociaux s’expriment au niveau des représentations à

travers le discours, les relations interpersonnelles ou intergroupes qui sont observables dans

des situations de confrontation. Par exemple, les immigrés dans un pays se définissent souvent

comme des gens venus d’un pays ou d’une région le plus souvent moins développé. Parfois,

les représentations identitaires que se font les groupes les uns des autres se trouvent

confirmées dans la pratique quotidienne. Si l’un des acteurs cherche à modifier l’identité qui

lui est attribuée, cela signifie qu’il doit modifier ses rapports avec les autres partenaires. Sans

enjeu, il n’y a pas de processus stratégique possible ; donc pas de mise en évidence possible

de marqueurs identitaires.

Enfin, les stratégies identitaires visent un objectif, une finalité. Mais elles peuvent

avoir diverses finalités. Pour citer quelques-unes des plus fréquentes, on a l’assimilation, la

différentiation, la valorisation, la temporalité, les intérêts sociaux. Les membres d’un groupe

social peuvent s’identifier à un groupe par assimilation ou se différencier par une prise de

conscience de leur différence identitaire. Ils peuvent au sein de leur propre groupe et avec

l’aide de celui-ci valoriser leur identité. Comme ce fut le cas de la valorisation raciale chez les

Africains Américains dans les années 1960 avec le slogan « Black is Beautiful. » Le groupe,

comme l’individu, peut également exprimer le besoin de se servir de son passé comme un

retour mémoriel aux racines historiques et se projeter dans l’avenir. Dans certains cas, les

stratégies du groupe sont orientées vers des intérêts économiques ou politiques. Le premier

objectif des États-Unis, c’est de continuer à dominer le monde politiquement et

économiquement. Être toujours les premiers, tel semble être leur credo et cela se voit bien de

par leur présence sur l’échiquier international, même s’ils paraissent menacés par ceux qu’on

appelle les pays émergents comme la Chine. La récente crise financière mondiale en est un

témoignage. Commencée à Wall Street, cette crise a sérieusement ébranlé toutes les

économies du monde au point que de partout ou presque, les yeux étaient tournés vers

Washington pour une solution. Enfin le groupe peut rechercher les bénéfices psychologiques

comme le besoin d’affirmation, la réaction à des frustrations ou à la capitulation ou

résignation. Parfois la réaction aux frustrations s’exprime par des marches de protestation, des

sittings, le cas extrême étant les affrontements meurtriers tels que les guerres civiles.

En sociologie, on s’intéressera surtout aux stratégies identitaires exprimées dans des

mouvements collectifs, ceux-ci étant le plus souvent le fait de situations sociales

conflictuelles, telles que des processus de changement rapides (émigration) ou des situations

de domination. Les minorités nationales, ethniques, religieuses, économiques, basées sur le

sexe ou les pratiques sexuelles, l’âge, la maladie etc. n’ont pas les mêmes capacités d’action

sur la définition de leur propre identité parce qu’elles sont stigmatisées et minorisées par le

groupe majoritaire. Donc, le regard du groupe majoritaire est constituant du groupe

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minoritaire. Dans tout pays, la construction des identités collectives repose sur des

fondements, des stratégies et des marqueurs. Ce processus de construction se réalise à travers

divers canaux qui peuvent être la politique, les pratiques culturelles ou la littérature. Voyons

donc comment dans le cas de la Côte d’Ivoire, la littérature représente ces identités

collectives.

Bibliographie

Agamben, Giorgio and Hardt, Michael. The Coming Community, Minneapolis: University of

Minnesota. 1993

Anselm, J. L. Logique métisse, tensions dans la culture, Paris : Payot, 1990

Anderson, Benedict, Imagined Communities: Reflections on the Origins and Spread of

Nationalism, revised edition, London: Verso, 1991

Angenot, Marc, Les Idéologies du ressentiment: notes et fragments, Montréal : Ciadest, 1992

Balibar, É., Wallerstein, I., Race, nation, classe. Les identités ambigües, Paris : la découverte,

1988

Bourdieu, Pierre, « L’identité et la représentation, éléments pour une réflexion sur l’idée de

région » in Actes de la recherche en Sciences Sociales, Vol. 35, Novembre 1980, pp.

63-72

Camilleri, C. et al, Stratégies identitaires, Paris : PUF, 1989

Caussat, Pierre, De l’identité culturelle : mythe ou réalité, Paris : Desclée d Brouwer, 1989

De Sivers, Fanny, ed., Questions d’identité, Paris : Peeters/Selaf, 1989

Ferro, Marc, Le Ressentiment dans l’histoire : comprendre notre temps, Paris : Odile Jacob,

2008

Maalouf, A., Les identités meurtrières, Paris : Éditions Grasset & Fasquelle, 1998

Muchielli, Alex, L’Identité, Paris : Presses universitaires de France, 1986

N’GUESSAN Kouadio Germain, Identités collectives et construction nationale dans le roman

ivoirien, Paris : Publibook, 2010

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Devoir

1. En vous servant du cours et de vos lectures personnelles sur les identités collectives et leur

construction, dites pourquoi il serait abusif de dire que la Côte d’Ivoire est une NATION

(10 lignes maximum)

2. Après la grave crise post-électorale que la Côte d’Ivoire a connue, vous êtes sollicité en

tant que consultant des questions identitaires, pour proposer des pistes de solution qui

pourraient aider à créer une identité collective nationale partagée par la grande majorité des

Ivoiriens. Dites en quoi ces éléments de solution peuvent consolider la cohésion sociale et

un vivre ensemble. (20 lignes maximum)

NB : Les devoirs doivent être envoyés au plus tard le 30 octobre 2020 délai de rigueur à mon

adresse : [email protected]

Tout devoir soumis après cette date ne sera pas pris en compte.