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POURQUOI LE NIHILISME ? Michaël F?ssel Editions Esprit | Esprit 2014/3 - Mars/Avril pages 16 à 26 ISSN 0014-0759 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-esprit-2014-3-page-16.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- F?ssel Michaël, « Pourquoi le nihilisme ? », Esprit, 2014/3 Mars/Avril, p. 16-26. DOI : 10.3917/espri.1403.0016 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Editions Esprit. © Editions Esprit. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - National Chung Hsing University - - 140.120.135.222 - 11/04/2014 21h14. © Editions Esprit Document téléchargé depuis www.cairn.info - National Chung Hsing University - - 140.120.135.222 - 11/04/2014 21h14. © Editions Esprit

Pourquoi le nihilisme ?

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POURQUOI LE NIHILISME ? Michaël F?ssel Editions Esprit | Esprit 2014/3 - Mars/Avrilpages 16 à 26

ISSN 0014-0759

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-esprit-2014-3-page-16.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------F?ssel Michaël, « Pourquoi le nihilisme ? »,

Esprit, 2014/3 Mars/Avril, p. 16-26. DOI : 10.3917/espri.1403.0016

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Editions Esprit.

© Editions Esprit. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière quece soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur enFrance. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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Pourquoi le nihilisme ?

Michaël Fœssel

POURQUOI le « nihilisme » ? Les mots ne manquent pas, pourtant,qui disent la sombre incertitude du présent. Est-il opportun de faireusage d’un terme qui charrie autant de présupposés ?Dans la sémantique contemporaine de l’inquiétude, c’est le mot

« crise » qui domine. Déclinée dans à peu près tous les registres dela vie collective (l’économie, la morale, l’amour ou la politique), lacrise nomme les contradictions où s’enferre la société, tout enfaisant, en principe, signe vers un dénouement. Elle devient « struc-turelle » lorsque aucune issue n’est à l’horizon et que, d’événementtransitoire, la crise se transforme en état permanent. Mais mêmedans ce cas, on peut hésiter à employer le mot de nihilisme. Pourne pas céder à la tentation du pire, on parlera plutôt de « déclin »,de « mélancolie », voire de « décadence ». Autant de termes quiévoquent une perte et décrivent une situation critique dont il n’estpourtant pas exclu que l’on puisse sortir.Pourquoi, alors, ajouter un élément d’effroi métaphysique au

discours déjà fort répandu de la déploration ? Une première réponseserait que le nihilisme évoque le « rien » dont sont tissées nosexpériences. Or les occasions ne manquent pas où le rien s’imposecomme la seule conclusion possible à ce que nous voyons : undébat politique désormais entièrement soumis aux impératifs de lacommunication, la présence du (mauvais) spectacle dans l’espacepublic, la résurgence de passions délétères et les victoires actuellesdu ressentiment. Ce ne sont pas les violences destructrices qui incitent à porter ce diagnostic, plutôt les petites vacuités quoti-diennes dont nous sommes témoins. À la question : « Qu’est-ce

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que le nihilisme ? », Nietzsche répondait « que les valeurs supé-rieures se déprécient ». Les sociétés contemporaines n’opèrent pasde tri dans ce qu’elles montrent, en sorte que c’est l’idée même d’unehiérarchie du sens qui tend à disparaître. L’information en temps réelsacrifie la mise en forme à la mise en scène. L’accélération généra-lisée des rythmes donne le sentiment de danser au-dessus d’unabîme dont rien de décisif n’émerge.Une société qui offre trop d’objets à croire et pas assez de crédi-

bilité prête le flanc au soupçon de reposer sur le vide. Mais le nihi-lisme exprime autre chose, de beaucoup plus important qu’unconstat banal sur la vacuité des opinions dans une société qui arenoncé à l’organisation hiérarchique du sens. Plus que la généra-lisation du rien, il désigne son élévation au rang de puissanceactive. Il y va ici d’une certaine fascination pour le néant dont onpeut hésiter à faire un trait d’époque, alors qu’il est aisé de parlerde relativisme. Il existe aussi une tentation de ne pas voir que le riendevient un horizon dont il est d’autant plus difficile de sortir qu’ilse soustrait à nos attentes les plus tenaces en matière de sens. Qu’ilsoit devenu suspect de parler aujourd’hui de nihilisme, alors que desauteurs aussi différents que Camus, Blanchot ou Deleuze n’hési-taient pas à le faire au cœur du XXe siècle, participe de la chosemême. Une époque nihiliste ne s’avoue pas aisément comme telle.Elle invente d’autant plus de simulacres qu’elle entend voiler le riendont elle procède.Le premier objectif de ce numéro d’Esprit est de réintroduire le

mot de nihilisme dans le champ : c’est la condition préalable à lalutte contre la chose qu’il désigne. Au plus loin de la déploration,il faut justifier ce choix en insistant sur ce que l’on gagne à parlerde nihilisme pour éclairer le présent. La forme de ce dossier se veutadéquate à son objet : renouant avec une tradition de la revue,Esprit propose un questionnaire qui met à l’épreuve une notiontombée en déshérence dans le débat intellectuel1. Plutôt que depublier un ensemble d’articles historiques ou thématiques sur lenihilisme, nous avons sollicité des économistes, des philosophes, des

Pourquoi le nihilisme ?

1. La revue a souvent fait appel à des questionnaires ou à des enquêtes pour traiter de sujetsdivers, de l’école (« Réforme de l’enseignement », juin 1954), à la médecine (« Les médecinsparlent de la médecine », février 1957) en passant par l’armée (« Armée française ? », mai 1950)et des pays étrangers (Japon, Allemagne…). Les enquêtes ont également été au cœur denuméros emblématiques d’Esprit, comme « La sexualité » (novembre 1960), « Nouveau mondeet parole de Dieu » (octobre 1967), « Le temps des religions sans Dieu » (juin 1997) ou« Pourquoi le travail social ? » (avril-mai 1972) et son écho de 1998 : « À quoi sert le travailsocial ? ».

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théologiens, d’autres intellectuels encore, afin de savoir dans quellemesure la question du nihilisme entre en écho avec leur travail. C’estla pertinence descriptive du concept de nihilisme que cet ensemblevoudrait faire paraître, s’ouvrant sur un long entretien avec Jean-LucNancy, dont l’œuvre n’a cessé d’interroger les fausses évidences dusens. On se contentera ici d’indiquer les bienfaits d’une référenceau nihilisme pour 1) introduire de la profondeur historique dansl’analyse, 2) reposer la question du sens et 3) mettre en doute lesappels récurrents aux « valeurs » pour résister à la crise.

Renouer avec l’histoire

Davantage qu’une définition, le nihilisme a une histoire. C’estune première raison pour remettre en scène ce terme : il permet deprendre du champ dans la lecture du présent plutôt que de céder aucourt terme de l’expertise. Le nihilisme échappe au problem solvingdans la mesure où il s’ancre dans le temps long de l’histoire euro-péenne. Sans remonter jusqu’à la gnose ou à la théologie négative,c’est à la fin du XVIIIe siècle que le mot fait son apparition2 et aumilieu du XIXe qu’il prend une place centrale dans le débat intel-lectuel. En 1862, Tourgueniev utilise le terme pour décrire le carac-tère révolté de son héros Bazarov qui veut servir le peuple enmettant à bas les traditions religieuses comme les croyances dansle progrès3. Dès lors, le nihilisme devient un concept central pourexprimer le mal-être qui entrave la compréhension que l’Occidenta de lui-même.De Dostoïevski à Cioran en passant par Schopenhauer et

Flaubert, le nihilisme désigne une tonalité propre à l’Europemoderne revenue des dogmes religieux et exposée à une existencesans fondement. On peut penser que le nihilisme situe trop enhauteur l’origine de nos désespoirs. C’est justement son mérite :privilégier la compréhension ample sur les explications courtes. Ilse pourrait que « aujourd’hui » dure depuis longtemps, alors quenous avons tendance à penser que les maux dont nous souffronsémanent de causes à la fois récentes et unidimensionnelles. Ce type

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2. Dans la bouche du jacobin Anacharsis Cloots : « La république des droits de l’homme,à proprement parler, n’est ni théiste ni athée ; elle est nihiliste. » Ce qui est dit ici de manièreméliorative sera très souvent repris sous la forme d’une critique de l’absence de fondement trans-cendant des droits de l’homme.

3. Voir Yvan Tourgueniev, Pères et fils, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1992.

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de rationalisation a quelque chose de rassurant : pour résorber lechômage, il suffit de créer de la croissance ; pour refonder la démo-cratie, il faut enseigner les valeurs de la République ; pour prolongerla durée de vie, il est nécessaire d’investir dans la recherche médi-cale… Le diagnostic de nihilisme déplace la focale en demandant,par exemple : que vaut le mythe de la croissance ? Quelle est lavaleur des valeurs républicaines ? D’où nous vient ce désir d’im-mortalité ? Ces questions émanent du soupçon qu’il n’y a peut-êtrerien derrière les idoles contemporaines. Ce « rien » possède unehistoire qu’il nous faut reprendre.Chez Nietzsche, puis chez Heidegger, le nihilisme acquiert une

profondeur historique plus grande encore. Il ne renvoie plus simple-ment à la vanité d’une vie sans Dieu ou à la fascination politico-esthétique pour le néant, mais désigne une dimension essentielle del’histoire occidentale marquée par le christianisme et la métaphy-sique. Au-delà du pessimisme ou du dégoût d’exister, il y va doncavec le nihilisme de la physionomie de la modernité en tant qu’ellerésulte du renoncement à l’idée d’une raison ultime des choses.

Ce que je raconte, c’est l’histoire des deux siècles prochains. Jedécris ce qui va venir, ce qui ne peut plus venir d’une autremanière : l’avènement du nihilisme4.

Nous serions donc au mitant de cette histoire qui s’inaugure par l’effondrement, plus psychologique que sociologique, des valeurschrétiennes. Le propre de la notion de nihilisme est de nouer unedisposition individuelle et psychologique avec une évolution collec-tive et spirituelle. Une immense fatigue se serait emparée del’Europe comme des Européens à la suite de l’abandon plus oumoins volontaire de la foi dans la consistance de l’être. Dans ce quel’on peut appeler l’« histoire du nihilisme », sur laquelle revient lapremière partie de ce numéro, cette fatigue européenne a d’abordpris la forme terrible de la guerre extrême menée au nom de rien.Jünger et Patočka, mais déjà Paul Valéry, présentent la PremièreGuerre mondiale comme le suicide de l’Europe au moyen d’unedévastation technique d’autant plus radicale qu’elle laisse ensuspens la question de savoir « au nom de quoi » se mène la lutte.Le désir de ne plus être ne prend plus, de nos jours, un aspect

sanglant. Le projet européen, issu du deuxième suicide du continent,a même souvent été présenté comme une réplique positive au nihi-

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4. Nietzsche, Fragments posthumes, automne 1887-mars 1888, Œuvres philosophiquescomplètes, t. XIII, Paris, Gallimard, 1976.

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lisme. Reconstruire plutôt que de contempler des ruines ! Il resteque les adversaires de la construction européenne ont souvent vudans cette dernière l’organisation pacifique d’une sortie définitivehors de l’histoire. Aujourd’hui, même les partisans de l’Union euro-péenne sont obligés de reconnaître que la lassitude s’est emparéedes citoyens comme des institutions. Ce que l’on analyse en générald’un point de vue procédural (l’absence de peuple européen, ladéfiance à l’égard des institutions communautaires, les limites d’unmodèle exclusivement économique) a peut-être des origines pluslointaines. On déclare « vouloir l’Europe », mais que veut l’Europe ?Quels sont les principes et les objectifs d’une construction politiquequi semble ne reposer que sur elle-même et (c’est la même chose)sur le poids de plus en plus encombrant de la technocratie ? Quesignifie, finalement, « être européen » à l’heure d’une globalisationqui européanise le monde au détriment du continent Europe ?Cet exemple montre que le nihilisme n’est pas un courant

d’idées qui relève au mieux de l’histoire culturelle. À l’arrière desproblématiques sociales ou politiques apparemment balisées parl’expertise, on trouve des décisions métaphysiques sur l’histoire etdes attitudes psychologiques dont il n’est pas inutile de retracer lagénéalogie. Plutôt que de se donner un individu ou une société déjàfaits sur lesquels il n’y aurait plus qu’à agir (c’est toute la rhétoriquedu « projet » européen), on peut se demander de quelles expé-riences spirituelles émanent nos attentes et nos renoncements. Lenihilisme situe l’origine de la configuration contemporaine dans lamontée en puissance du vide. De ce fait, il consonne avec notreépoque qui consacre, parfois pour le pire, l’effondrement des repèresde la certitude.

Inquiéter le sens

À cela, on pourrait répondre que l’histoire européenne est unechose, mais que les défis du présent appellent autre chose qu’uneremémoration du néant. Pourquoi parler de nihilisme alors que lemonde n’a jamais été autant saturé de sens et traversé à ce point pardes techniques efficaces ?Précisément, le nihilisme n’est pas synonyme d’absence de

sens (l’absurde), mais il désigne sa réduction à un modèle unique :celui de l’efficience. C’est au milieu du XIXe siècle, on l’a dit, quele thème s’impose, c’est-à-dire à une époque où triomphent le posi-

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tivisme et la foi dans la science. La croyance dans la convergenceentre les progrès de la technique et ceux de l’humanité morale batalors son plein. Dès cette époque, l’on pouvait s’étonner que le nihi-lisme émerge dans un contexte marqué par autant d’optimisme5.Pour éclairer ce paradoxe apparent, il faut se souvenir de

Bouvard et de Pécuchet, deux figures de l’optimisme scientistedont la bêtise a été élevée par Flaubert au sublime. Ces personnagesveulent transformer le monde de fond en comble, l’expliquer et lerationaliser afin que ne subsiste aucune trace d’incertitude. Leurconfiance dans la science n’est pas tant une réponse au nihilismeque son expression ultime. Prisonniers d’un désir absolu de maîtrise,Bouvard et Pécuchet interprètent la résistance du monde comme uneinsulte à leur demande de sens : plutôt que de renoncer à leurs théo-ries, ils accusent le monde d’irrationalité au point de rêver sadestruction. Lorsqu’elle se conjugue avec un volontarisme effréné,la passion de la connaissance peut mener à l’abîme : c’est Nietzsche,toujours, qui disait que l’homme nihiliste « préfère vouloir le rienque ne rien vouloir6 ».

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«Oh ! le doute ! le doute ! J’aimerais mieux le néant »

Ensuite, ils pensèrent à leur pauvre jardin. Bouvard entrepritl’émondage de la charmille, Pécuchet la taille de l’espalier. Marceldevait fouir les plates-bandes.

Au bout d’un quart d’heure, ils s’arrêtaient. L’un fermait saserpette, l’autre déposait ses ciseaux, et ils commençaient doucementà se promener – Bouvard à l’ombre des tilleuls, sans gilet, la poitrineen avant, les bras nus, Pécuchet tout le long du mur, la tête basse, lesmains dans le dos, la visière de sa casquette tournée sur le cou parprécaution ; et ils marchaient ainsi parallèlement, sans même voirMarcel, qui se reposant au bord de la cahute mangeait une chiffe depain.

Dans cette méditation, des pensées avaient surgi ; ils s’abordaient,craignant de les perdre ; et la métaphysique revenait.

Elle revenait à propos de la pluie ou du soleil, d’un gravier dansleur soulier, d’une fleur sur le gazon, à propos de tout.

5. Ajoutons que, pour Nietzsche, le nihilisme ne résulte pas de l’abandon des valeurs chré-tiennes ou des croyances métaphysiques, mais qu’il est déjà à l’œuvre dans le modèle du senslégué par le christianisme et le platonisme. Dans cette perspective, c’est parce que l’on posela vérité hors de ce monde que l’on se condamne à nier le monde dans toutes ses caractéris-tiques prégnantes (le devenir, le sensible, la puissance affirmative de la vie). L’idéalisme ne seraitjamais que la marque d’un refus. Sur le rapport entre christianisme et nihilisme, voir DidierFranck, Nietzsche et l’ombre de Dieu, Paris, PUF, 1998.

6. Nietzsche, Généalogie de la morale, III, § 1.

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En regardant brûler la chandelle, ils se demandaient si la lumièreest dans l’objet ou dans notre œil. Puisque des étoiles peuvent avoirdisparu quand leur éclat nous arrive, nous admirons, peut-être, deschoses qui n’existent pas.

Ayant retrouvé au fond d’un gilet une cigarette Raspail, ils l’émiet-tèrent sur de l’eau et le camphre tourna.

Voilà donc le mouvement dans la matière ! Un degré supérieur dumouvement amènerait la vie.

Mais si la matière en mouvement suffisait à créer les êtres, ils neseraient pas si variés. Car il n’existait à l’origine, ni terres, ni eaux, nihommes, ni plantes. Qu’est donc cette matière primordiale, qu’on n’ajamais vue, qui n’est rien des choses du monde, et qui les a toutesproduites ?

Quelquefois ils avaient besoin d’un livre. Dumouchel, fatigué de lesservir, ne leur répondait plus, et ils s’acharnaient à la question, prin-cipalement Pécuchet.

Son besoin de vérité devenait une soif ardente.Ému des discours de Bouvard, il lâchait le spiritualisme, le repre-

nait bientôt pour le quitter, et s’écriait la tête dans les mains : – « Oh !le doute ! le doute ! J’aimerais mieux le néant ! »

Flaubert, Bouvard et Pécuchet (1881), chap. VIII

Le nihilisme ne désigne pas tant le désenchantement du mondequ’une réaction négative à ce dernier. Il est donc parfaitementcompatible avec un activisme d’autant plus intense qu’il n’a pas definalité claire. Ces derniers mois, la France a été le terrain d’im-menses colères à propos du sens. Les manifestations hostiles aumariage homosexuel ont vu se conjuguer une demande de repères,une référence rigide aux valeurs et tout un amas de certitudes quise situent à l’articulation de la religion et de l’anthropologie. Commesouvent, la théologie a été la grande absente de cette foire d’empoigne à propos des « valeurs religieuses », ce pourquoi ladeuxième partie de ce dossier porte sur le lien entre le nihilisme etles discours de la foi. La saturation du sens trouve des expressionsmilitantes dans la croyance religieuse (les évangélismes en sont unbon exemple), comme si la foi avait perdu tout lien avec l’aveu del’incertitude.On peut aussi retrouver la trace du néant dans une demande

hyperbolique de sens qui sombre dans les théories du complot, lefanatisme religieux ou le terrorisme. À chaque fois, tout vaut mieuxque d’accepter l’incertitude qui émane du monde moderne. Tout,c’est-à-dire aussi bien le rien devenu l’objet d’un désir passionnéet destructeur.

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Dès lors, le diagnostic sur le nihilisme prend une nouvelledimension : il s’oppose au romantisme du sens qui caractérise assezbien nos sociétés contemporaines. Ce n’est pas tant la demandecomme telle qui est en cause que la nature d’une attente qui confondle sens avec la signification logique, comme si tout dans le mondeétait justiciable d’un savoir objectif. À la suite de Husserl, Patočkaa insisté sur le fait que le nihilisme procède de la naturalisation dusens qui postule que seuls existent le quantifiable et le représen-table. Dans cette perspective, la technique, qui ne s’oppose plus auxcroyances religieuses lorsque celles-ci sont à la recherche dedogmes et de preuves, accomplit une figure du nihilisme : la néga-tion active de ce qu’il y a d’incertain dans l’expérience humaine.L’oubli du « monde naturel », fait d’incertitudes et de contingences,au profit de la rationalité technique instrumentale, prépare desdéceptions d’autant plus redoutables qu’elles sombrent dans ledésir de plier le réel aux exigences des sciences objectives7.Le dégoût d’exister n’est jamais un point de départ, il résulte

plutôt du constat de l’inadéquation entre le monde et nos attentesinstrumentales. Comme le montre le désespoir de Pécuchet, lanaïveté qui fait que l’homme se considère comme la mesure detoutes choses se transforme en ressentiment lorsqu’il constate quece même réel résiste à ses calculs et à ses prévisions. Pour répondreà ces déceptions, il est tentant d’inventer un monde fictif qui auraitcet avantage d’être parfaitement intelligible puisqu’il n’y subsiste-rait aucune indétermination. Les modèles mathématiques, pourtanthautement « rationnels », que l’on a voulu appliquer à l’actionhumaine et à l’économie, symbolisent bien cette naïveté qui consisteà soumettre le réel aux catégories d’une raison abstraite.Le nihilisme est donc parfaitement compatible avec le « trop-

plein » de l’explication et de la saturation du sens. Ne parler de rienautorise à parler indéfiniment, et l’on sait combien nos sociétésmédiatiques s’y entendent pour soumettre le moindre événement àun commentaire infini. Contrairement à ce que l’on dit souvent, l’in-dividu contemporain ne souffre pas de ne croire en rien, il serait plusjuste de dire qu’il est invité à croire dans le rien qu’on lui présentequotidiennement en guise de pitance. Cela explique aussi un certainaveuglement à l’égard du nihilisme. En effet, ce dernier se situe àla croisée de la métaphysique et de la littérature, deux disciplinesauxquelles on délègue de plus en plus rarement le soin de décrire

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7. Voir Jan Patočka, Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, Paris, Verdier, 1999.

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le réel. De la première, on attend aujourd’hui plutôt qu’elle réenchante le monde à l’aide de catégories forgées pour justifier lespromesses transhumanistes de la technique. Quant à la seconde, ellese voit la plupart du temps cantonnée à un rôle de divertissementou à sa fonction esthétique. Dans les deux cas, on s’interdit decomprendre comment les crises que nous traversons sont liées à unchoix en faveur d’une figure unilatéralement scientiste de la rationalité.Évoquer le nihilisme du présent revient donc moins à déplorer

l’absence de sens qu’à mettre en doute la certitude de le trouver aucoin de la rue ou au détour d’une équation. À l’heure où le travailuniversitaire se confond avec le processus globalisé de la« recherche », où la statistique étend sa capture à l’ensemble desphénomènes humains et où le commentaire réduit les événementsau bavardage médiatique, il n’est pas inutile d’interroger le besoinde clôture qui caractérise l’organisation contemporaine du savoir.

Douter des valeurs

Aborder les incertitudes du présent en faisant le détour par l’his-toire spirituelle de l’Europe, interroger la définition du sens quidomine et configure notre époque : ces deux raisons suffiraient àjustifier que l’on s’interroge sur l’actualité du nihilisme. Mais il enest une troisième, peut-être la plus importante car elle touche à unphénomène contemporain dont nous sommes aujourd’hui capablesde mesurer l’ampleur. La réponse aux crises traversées par lesdémocraties prend trop souvent la figure de l’appel aux « valeurs ».Par là, on entend le plus souvent de solides croyances qui seseraient éclipsées sous le poids du relativisme ou de l’individua-lisme, mais qu’il serait loisible de réactualiser pour répondre auxdemandes d’une société en mal de repères. Dans le registre desvaleurs, à peu près toutes les institutions peuvent être convoquéespour peu qu’elles symbolisent un semblant d’ordre : les églises, larépublique, la famille ou encore l’entreprise. Le marché aux valeurs(et n’y a-t-il jamais de valeurs ailleurs que sur un marché ?) se ported’autant mieux que l’on regrette par ailleurs la disparition d’au-thentiques hiérarchies et de croyances solides. La dernière partiede ce dossier revient sur l’ambiguïté de la notion de valeurs, aussibien dans le domaine politique et moral que dans la sphère écono-mique où elle trouve son déploiement privilégié.

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Notons déjà que cet appel récurrent aux valeurs est singulierpuisqu’il promeut le volontarisme (« les valeurs, cela s’enseigne »)tout en se revendiquant d’un ordre universel du bien que personnen’a choisi. Rien n’est plus subjectif que les valeurs, mais ce sontelles, pourtant, que l’on appelle en renfort d’une société dont lesédifices semblent mis à mal par les évolutions du monde. Surtout,la dimension moralisante du retour aux valeurs masque mal uneaccointance profonde avec le nihilisme qu’il prétend combattre :Nietzsche repérait le triomphe du nihilisme dans le fait que l’hu-manité ne retenait plus que les « valeurs qui jugent ». On oublie que,à l’arrière des valeurs, il y a des évaluations qui demanderaientelles-mêmes à être mises en question, non seulement quant à leurobjectivité, mais aussi relativement au geste dont elles procèdent.Le nihilisme pourrait bien triompher sous la figure des juge-

ments qui concluent à la décadence, au déclin, voire à la maladiedu présent. Comme l’écrit Heidegger :

Dans de tels jugements, ce qui est décisif ce n’est pas qu’ilsévaluent tout dans le sens négatif, c’est qu’en tout état de cause ilsévaluent8.

Le dogme de l’évaluation s’est aujourd’hui généralisé à un point telqu’il ne fait plus question. Des politiques publiques à la recherche,du fonctionnement de l’entreprise à celui du couple, l’ensemble desactivités humaines est décrété susceptible de quantification. N’est-ce pas là le signe d’une incapacité à juger à l’aide d’autres critèresque ceux fournis par les mathématiques ? Ce choix d’un uniquemodèle de rationalité n’émane-t-il pas d’un désespoir profond quimine les capacités d’initiative des individus ?Ce sont là autant de questions que la confrontation avec le

nihilisme permet d’ouvrir. S’interroger sur la « valeur des valeurs »,c’est revenir à une configuration de l’Europe ouverte par la « mortde Dieu » et dont ce dossier montre qu’elle nous concerne encorepar bien des aspects. La passion de l’évaluation ne peut s’imposerque dans un monde où le fondement des valeurs n’est plus donnésous une forme religieuse. En ce sens, il existe bien un lien entrel’évaluation et la démocratie : ce que Claude Lefort appelle le « lieuvide du pouvoir » implique que les principes qui organisent lasociété deviennent l’objet d’un questionnement permanent. Maisl’évaluation cesse d’être démocratique lorsque ses critères ne font

Pourquoi le nihilisme ?

8. Heidegger, Qu’appelle-t-on penser ?, trad. Aloys Becker et Gérard Granel, Paris, PUF,1959, p. 39.

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plus question et que la quantification des valeurs vise à balayer l’in-certitude au profit de la logique du calcul. Confondre le citoyen avecl’homme économique (rationnel et prévisible), c’est encore unemanière de forclore l’indétermination démocratique.Le nihilisme apparaît en toute lumière au moment où l’on

cherche à convaincre qu’il n’y a rien à penser ni à vouloir au-delàdes valeurs. Dans cette logique, la culture du conflit est condamnéeau nom des risques de « barbarie » qu’elle recèle. Comme si ceuxqui ne veulent soumettre la politique ni à la morale ni à l’économieétaient suspects d’un irrationalisme irresponsable. La référence aunihilisme serait justifiée si elle permettait de comprendre que lerecours aux valeurs n’est pourtant pas la seule solution face à l’an-goisse du vide. La modernité a élaboré des normes qui, parcequ’elles n’émanent pas de la raison instrumentale, peuventprétendre à une universalité non autoritaire9. En deçà des valeurset des normes, il existe aussi des convictions qui, conscientes de leurfragilité, ne se présentent pas comme des garanties absolues pouraffronter l’avenir. La réponse au « rien » ne se trouve pas dans le tropde certitudes. Elle émane le plus souvent de ceux qui, au contrairede Pécuchet, préfèrent le doute au néant.

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9. L’opposition entre les normes et les valeurs est, par exemple, au cœur de l’œuvre deJürgen Habermas.

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