Pouvoir des médias

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  • 8/4/2019 Pouvoir des mdias

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    Une culture des mdias

    S'il est une question rebattue, c'est bien celle du pouvoir des mdias, qu'il s'agisse de leur influencepolitique ou culturellle, de l'incitation la violence ou l'ahurissement des masses dont on lesaccuse, etc.

    C'est pouquoi on commencera ici par deux textes sur"la culture.." et"le procs" des mdias pourdonner des lments de rflexion au lecteur.

    La seconde partie prsente quelques notions ( commencer par"dfinir lesmdias") et une bibliographie gnrale.

    Tous ces textes proviennent du site : http://huyghe.fr

    Pour ceux qui prfreraient trouver les articles et dfinitions sous forme de site :http://influcrise.wordpress.com

    Pour me contacter : [email protected]

    Twitter : @huyghefb

    http://huyghe.fr

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    http://influcrise.wordpress.com/http://huyghe.fr/http://huyghe.fr/mailto:[email protected]:[email protected]://influcrise.wordpress.com/http://influcrise.wordpress.com/http://huyghe.fr/http://huyghe.fr/
  • 8/4/2019 Pouvoir des mdias

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    Pour une culture des mdias

    Nous passons des annes dcole mmoriser des formes de prosodie disparue

    ou des tableaux dlments chimiques aussitt oublis, mais gure de temps apprendre

    interprter les images du journal tlvis ou comprendre les moyens de communication

    qui forment notre environnement quotidien. De l lide dune "culture des mdias". Elle

    est dj en bauche dans le projet de "media litteracy" (nous traduirions par

    mdialphabtisation ) de diverses organisations internationales.

    Chacun imagine les bienfaits quil attendrait une telle culture dans lidal. Elle

    serait critique au sens noble. Elle consisterait moins en une familiarit avec certaines

    uvres labellises"culturelles" ou minentes que dans la conqute de lautonomie et de la

    complexit. Elle fournirait une connaissance des mcanismes de fabrication, de traitement

    et de diffusion des messages mdiatiques mais aussi de leur rception. Cette formation

    devrait dvelopper certaines qualits : capacit de jugement et de slection, matrise des

    flux surabondants dinformation, habitude de vrifier faits et jugements, rsistance aux

    forces aux strotypes, intelligence des codes et mcanismes, et pourquoi pas, le got, cette

    facult dvaluer les qualits esthtiques, loriginalit et la signification des messages.Sil fallait imaginer la formation qui produirait de tels rsultats, elle

    sorganiserait suivant quatre axes : la persuasion que produisent les messages, lmotion

    quils suscitent, la slection quils impliquent et la rorganisation mentale quils

    provoquent. Bien sr, une telle division ne vaut que pour la commodit de lexpos : dans

    la pratique, il est difficile de sparer comment les mdias convainquent de ce quils

    occultent ou le plaisir quils provoquent des habitudes quils crent.

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    1) Persuasion : voies et moyens.

    Comment faire obir autrui sans force ni contrepartie ? En lemportant par la parole, par lenchanement des raisonnements et la force des images, rpondait la

    philosophie grecque ds le quatrime sicle avant notre re. Tel fut le projet de la

    rhtorique, comme une mthode agissant sur le psychisme, ou comme une science du faire

    croire. Elle devint la rhtorique (qui au fil des sicles a pris le sens attnu dart de bien

    parler), voire la sophistique qui produit des raisonnements convaincants la demande, ou

    encore lristique, technique pour lemporter dans une controverse, sont les bases dune

    culture critique. Leur connaissance nous mettrait en garde contre les procds que nous

    subissons chaque jour ; une grande partie des discours qui nous sont adresss ont pour but

    de nous amener faire quelque chose : acheter, voter, ou simplement approuver dans les

    sondages. Les recettes de ces messages, de laveu mme des"communicants" qui en font

    commerce, sont des variations autour de mthodes anciennes dargumentation ou de

    sduction ; elles se reprent assez facilement.

    Bien sr, il ne sagirait pas denseigner la rhtorique comme dans la Sorbonne

    mdivale. Les techniques de la propagande par les mass media du vingtime sicle ont

    ajout aux arts du discours, le poids de lorganisation et lextension des moyens de masses,

    lart de la mise en scne. La production du consensus sest organise comme une industrie.

    Ces techniques en ont t tudies, et, avec un peu de pratique, il nest pas trs difficile de

    distinguer laquelle est en uvre. Leur puissance repose souvent sur leur simplicit :

    rptition, diabolisation, appel aux grands mythes et aux affects les plus lmentaires,

    standardisation du langage. Aprs la propagande, sont apparues des formes plus subtiles de

    gestion de linfluence par mdias interposs.

    Pour autant, laction des mdias ne doit pas se rduire aux intentions des

    apprentis manipulateurs. Le processus de la persuasion est long, complexe et son effet nest

    jamais certain. Il est aussi ncessaire den saisir, les limites et checs, ou du moins les

    conditions favorables que suppose sa russite. Cela implique de distinguer ce qui nous rend

    vulnrables la persuasion - les biais cognitifs ou la tendance accepter les strotypes -

    mais aussi ce qui nous fait rsister leur action,: des faons dinterprter les messages, dendtourner ou den dcouvrir lintention initiale

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    La psychologie sociale ou la sociologie des mdias, des disciplines comme la

    pragmatique de la communication de lcole dite de Palo Alto travaillent sur ces thmes

    depuis des annes. Ils ont suscit nombre de polmiques, depuis les premires

    dnonciations des mdias comme machines dcerveler les foules, jusquaux tendances

    sociologiques actuelles, qui mettent, au contraire, laccent sur la"rsistance" du rcepteur.

    La critique des mdias par les mdias est largement dveloppe, surtout celle de la

    tlvision par la tlvision, que ce soit sous la forme de la parodie, ou dun travail plus

    austre danalyse des missions et des conditions de leur fabrication (comme"Arrt sur

    images"). Les mthodes de la publicit, du marketing politique, de la propagande et des

    relations publiques stalent partout et les chercheurs poursuivent les secrets de la

    persuasion depuis des dcennies. Il y a donc l un domaine trs riche o il sagit plutt de

    clarifier et de synthtiser que de rinventer : lanalyse de lart de convaincre.

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  • 8/4/2019 Pouvoir des mdias

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    2) motion et fascination

    Les mdias ne sont pas (ou pas seulement) des forces qui sexercent sur les

    convictions et qui modlent lopinion : nous leur consacrons librement une part de notre

    temps, des fins qui ne sont pas seulement pratiques ou informatives, mais aussi de

    distraction voire de dlectation . Il faut sinterroger sur la forme de jouissance quils nous

    procurent, cette attirance ou ce plaisir des mdias. Les religions et les philosophies ont

    critiqu la fascination des images, le dsir quelles suscitent, le spectacle qui nous dtourne

    de la "vraie vie" et beaucoup ont pens comme Rousseau, grand ennemi du thtre : "Je

    naime point quon ait besoin dattacher incessamment son cur sur la scne comme sil

    tait mal lintrieur de nous."

    Version moderne : la socit de limage, commencer par la tlvision, est

    dnonce droite comme gauche, en tant que pourvoyeuse dvasion facile et de

    jouissances abrutissantes. Les mdias seraient des narcotiques sociaux qui nous font

    rgresser au stade de la digestion, entre inconscience bate et satisfaction par substitution.

    Une importante littrature sest dveloppe autour de ce thme des armes de distraction

    massive ; il reprend une seconde jeunesse lpoque de la critique culturelle

    altermondialiste.Il est, certes, caricatural de jouer les puritains ennemis du spectacle et inutile de

    dnoncer les foules ahuries par les ruses du systme. Il est plus urgent de sinterroger sur

    les mcanismes de lattraction mdiatique, dans la premire culture ouvertement voue la

    distraction et la sduction, rgie par les engouements et limpratif hdoniste permanent.

    Dautant que ce plaisir nest pas solitaire, et suppose des rapports avec autrui : qute du

    prestige ou de conformit, satisfaction de partager voire de communier avec dautres

    spectateurs. Les mdias jouent la fois du besoin de familiarit, de rptition ou de dj-vu, de lattrait de la stimulation perptuelle et du renouvellement.

    Bref, les mdias nous "servent" de manires complexes voire contradictoires.

    La question nest pas de savoir sil est juste quil en soit ainsi, mais comment. Mme la

    prsentation de lactualit par les mdias ne peut se rduire un contenu qui serait ou non

    conforme la ralit, objectif ou pas, etc. Elle est"cosmtise", mise en scne (le cas le

    plus exemplaire tant celui de la tl-ralit), conforme nos gots et nos attentes, voire

    nos prjugs : sduire, cest rduire. Formate pour rpondre des catgories, son contenu

    prsent de faon nous demander un minimum deffort.

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    Par ailleurs toutes sortes de procds sont mobiliss pour nous interpeller, nous

    rappeler que nous sommes concerns, nous sommer de vibrer lunisson, pour crer des

    rapports de sympathie ou de rejet lgard de ceux qui nous transmettent les messages. Le

    tout de la magie du"live", de la technologie et de la tlprsence dun monde disponible sur

    nos crans. La relation lemporte souvent sur le contenu et la communication sur

    linformation dit-on souvent. Tout cela nest pas le rsultat dun complot, mais traduit des

    contraintes techniques, de temps, de demande. Dans ce domaine, comme dans celui de la

    fiction, les mdias, qui, aprs tout, sont soumis des normes industrielles, tendent fournir

    des produits standardiss, adapts chaque culture nationale ou identitaire, la fois

    globalement prvisibles en vue dun effet facile rditer, mais en mme temps

    recherchant linnovation, lesthtique, la surprise, bref exploitant et fabriquant du rve.

    Au-del de toute indignation facile (du reste que proposer la place?), il faut

    la fois mesurer les tensions, contradictions et ncessits en amont de la"fabrication" et

    analyser les codes et procds des messages mdiatiques propres chaque mdia. Il sagit

    en somme de dcrier les machineries de la sduction, ne serait que pour nen tre pas

    dupes.

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    3) Slection et construction : le trajet de linformation

    Limportant dans les mdias est ce quils disent important: donc ce quils font

    apparatre comme significatif, prestigieux, reprsentatif, urgent, ce qui est ou qui fait

    vnement. Le pouvoir des mdias tant dabord doccuper le temps des gens et de diriger

    leur attention, il importe de savoir ce qui nest pas retenu, ce qui restera dans le silence ou

    dans lignorance. Pourquoi et comment. Sur quels critres, avec quelles intentions, en

    fonction de quelles ncessits, par quels processus et avec quels effets stablit cette

    hirarchie du visible ?

    Pour rpondre, il faut se placer sur deux plans. Il y a dabord les mdias eux-

    mmes en tant quinstitutions soumises diverses contraintes. Certaines la recherche de

    laudimat, les pressions financires ou politiques, la tendance des mdias se copier

    mutuellement, leur conformisme et leur sensationnalisme ont t critiques avec raison.

    Dautres sont moins visibles : contraintes de temps ou de disponibilit dimages, logiques

    techniques. Entre les deux, sexercent des pouvoirs qui peuvent faire lobjet de conflits ou

    de comptitions : celui de laisser passer ou pas tel type dinformation, de le placer dans tel

    contexte, de le classer dans telle catgorie, de favoriser telle interprtation. Pour construire

    une image, un vnement, une actualit, plusieurs logiques se combinent, logique de la

    ncessit, de lintentionnalit, de la rentabilit. Rien de plus instructif par exemple que

    dobserver comment une rdaction dcide que tel sujet est actuel ou"concerne les gens". Et

    de voir dans quelles conditions durgence ou dinformation imparfaite ceux qui font

    lopinion sont entrans par leur propre opinion. Les mdias sont eux-mmes soumis

    leurs propres mdias, avec leurs grilles de lecture de la ralit et leur hirarchie.

    Le fait quils tendent privilgier le pathtique ou le sympathique contre la

    rflexion, limmdiat contre le recul, ce qui rassure contre ce qui drange, le convenu

    contre le complexe ne tient pas une volont perverse (et si tel tait le cas nous en serions

    tous quelque peu complices, au moins par paresse). Cest le rsultat dune synergie et

    certains gards de limitations.

    De plus, le monde des mdias nest pas une sphre autonome traitant la vritdune faon arbitraire. Il fait partie dun environnement dides et dimages.

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  • 8/4/2019 Pouvoir des mdias

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    Sur ce second plan, donc, les mdias sont insrs dans un rseau dinfluences

    idologiques ou de pouvoirs qui"formatent" leur propre perception de la ralit, depuis les

    stratgies menes par de grandes puissances jusqu lemprise dautorits morales, sans

    oublier les nombreux contre-pouvoirs comme les rseaux protestataires parfois dots de

    leurs contre-mdias. De faon plus gnrale, la culture dune poque est un compromis

    entre un besoin dinnovation ou de renouvellement et sa stabilit reposant sur des

    conventions, des oublis, des ngligences. Une culture se reconnat aussi ce quelle ignore

    et tient pour insignifiant et de ce point de vue, les mdias, dont cest aprs tout aussi une

    des fonctions que de filtrer le rel, sont faonns par la culture ambiante au moins autant

    quils la faonnent.

    Il ny a donc pas un pouvoir unique quil suffirait de dnoncer : la capacit de

    dire ou ne pas dire (et en quels termes) de montrer ou dignorer est partage et soumise

    concurrence. Par ailleurs, si linformation mdiatique est construite ; elle produit des

    vnements qui produisent de linformation son tour. vnements, pseudo-vnements

    (faits pour tre vus et comments) et commentaires qui deviennent leur tour des faits

    sociaux senchevtrent.

    Comprendre ce "trajet" chaotique de linformation depuis la ralit brute (

    supposer quil existe un tel animal) jusqu la reprsentation finale, cest distinguer tous

    ces compromis et toutes ces influences. Un tel exercice peut se pratiquer au quotidien par

    des mthodes simples comme comparer le traitement dlments semblables deux

    priodes ou dans deux aires culturelles. Il est possible didentifier les diffrents filtres

    institutionnels, culturels, sociologiques, voire smantiques (les mots dune poque

    dterminent les catgories utilisables), mais aussi strotypes et codes qui font que les

    ides ou les images sont retenues et charges de sens. Mais il faudrait aussi sinventer des

    mthodes de qute de linformation adaptes ses besoins, des procdures de comparaisonet de vrification dont les actuelles mthodes de veille (trs orientes sur la recherche des

    signaux faibles et du renseignement rare) ne sont quune partie.

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    4) Rorganisation mentale : comment les mdias changent nos faons de

    penser.

    Jusqu prsent il tait question des mdias en gnral. Mais chaque mdia en

    particulier suppose la rencontre dun outillage technique parfois trs lourd et dune

    organisation humaine parfois trs complexe, dun procd de symbolisation (la parole,

    limage, la reproduction analogique ou digitale) et de dispositifs de conservation ou de

    rception. Cela implique quau bout de la chane, les rcepteurs, les gens, font quelque

    chose de leur sens et de leur cerveau : ils lisent, coutent ou regardent, seuls ou en groupe,

    chez eux ou dans des lieux spciaux, peuvent ragir de telle ou telle faon, mettre leur

    tour ou pas, suivre le droulement du message suivant lordre prescrit ou naviguer leur

    guise, doivent apprendre tel code linguistique ou technique ou pas

    Lide que le mdia prdominant une poque influence les habitudes mentales

    et sociales, les critres de reprsentation de la ralit, cette ide tait drangeante dans les

    annes 60 ou 70. Certains annonaient la fin de la galaxie Gutenberg (domine par

    limprimerie) ou opposaient civilisation du livre (tourne vers lindividualisme et la

    rflexion critique) et civilisation de limage o prdominerait lmotion collective etinstantane. Internet a banalis la notion que les moyens de communication changent le

    monde (et, du reste, remis en cause la distinction entre monde de lcrit et monde de

    lcran). Dabord parce que lexplosion numrique a t prcde par une explosion

    verbale : des dizaines de prophtes de la socit du savoir ou de linformation ont rpt

    combien Internet allait changer les faons de produire de la richesse ou de la connaissance,

    les valeurs politiques ou culturelles, la vie quotidienne, le fonctionnement de nos

    cerveaux Les plus radicaux voyaient dj merger une nouvelle humanit.Sans tomber dans le dterminisme technologique, et surtout dans sa varit

    extatique, il faut dabord distinguer les spcificits de chaque mdia mais aussi leurs

    interactions. Par exemple : Internet concurrence et dstabilise les autres mdias, tandis que

    la presse crite fait lagenda de la TV mais que laudiovisuel fait le pouvoir intellectuel

    dans le domaine de lcriture, et ainsi de suite.

    Chaque mdia studie au regard de ses effets diffrents, suppose des usages

    divergents, implique sa manire propre le spectateur/utilisateur

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    Il faut donc inventer le bon usage de chaque mdia. La lecture du journal invite

    des stratgies danalyse des rhtoriques, dexamen des mots et catgories mentales

    prdominant, la comparaison des sources, des grilles et des arguments. Linterprtation de

    limage (surtout cathodique) suppose de comprendre la force symbolique de ces images (et

    ventuellement lexploitation qui peut en tre faite), mais aussi den retracer la gense

    depuis limage brute jusqu sa version monte, slectionne, place dans un contexte et

    commente qui impose son sens sur nos crans. Internet, lui, met au dfit dinventer des

    techniques de survie : contre la surinformation ou dsinformation, des mthodes de qute

    du sens, de mesure des pouvoirs de perturbation ou de gestion de lattention sur le Net

    Dans tous les cas, il faut crer ses propres critres de slection et de critique en

    fonction de contraintes ralistes : personne ne fait la critique smiologique de toutes les

    missions quil regarde, ni ne fait une revue de presse de tous les sujets, ni ne passe sa

    journe en veille.

    Corollaire: il faut, dfaut que chacun puisse devenir metteur son tour, du

    moins quil sinitie aux mcanismes de production des langages mdiatiques. Il ne sagit

    pas seulement de devenir des utilisateurs malins qui ne sen laissent pas compter. La faon

    dont chaque mdia cre ses niches de pouvoir et suscite ses rseaux dinfluence est aussi

    un facteur dcisif. Pour ne prendre que deux exemples, voir comment la tlvision a

    chang le comportement et la hirarchie de la classe politique, ou voir combien le

    dveloppement des"blogs" exprime un besoin narcissique de reconnaissance chez des

    millions de gens, ne peuvent pas sanalyser en termes de"bons" ou mauvais mdias ni de

    bonne image de la ralit : ce sont des dterminants de cette ralit. Donc des facteurs

    dcisifs de la stratgie de toute organisation.

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    Mdiarmes : arsenaux et messageries

    Extrait deLennemi lre numrique, PUF 2001

    http://www.huyghe.fr/livre_6.htm

    "On trompe plus facilement une foule quun seul homme" P. Virilio1

    Les mdias, et dabord les mdias de masse, sont ns sous le rgime du soupon.

    Leur tude systmatique se dveloppe ds lentre-deux-guerres. Depuis, elle se poursuit en

    mesurant des"pouvoirs" contre lesquels les uns nous mettent en garde, et que les autres

    relativisent 2. Outils dembrigadement guerrier ou de contrle politique, les mdias sont

    dabord penss comme les multiplicateurs de la propagande "dure" ou les servants de Big

    Brother. Mais aussi comme les responsables dune alination douce et dune molle passivit.

    Au moment o les nouveaux mdias suscitent un discours enthousiaste, les camps sereforment. Les uns prtent aux technologies des vertus libratrices, voire libertaires, les autres

    en dnoncent les prils. Une tradition intellectuelle oppose la communication la violence

    comme la plume lpe, une autre dnonce les spectacles comme illusion contraire de la vie.

    La pense stratgique pntre donc ici sur un terrain qui est tout sauf vierge.

    Un medium, des mystres

    Comment dfinir les mdias ? La rponse nest pas si vidente quil y parat. Au coin

    du comptoir nous entendons : "les mdias se prennent pour la justice", "les mdias abaissent le

    dbat politique", "les mdias nous abrutissent" qui sen prend-on travers ces

    dnonciations ? des gens, des outils techniques, lusage que lon en fait ? des

    http://huyghe.fr

    11

    1 Paul Virilio Lart du moteurParis Galile 1993 p 45

    2 Sur cette inpuisable question, les ouvrages dArmand Mattelart (notamment Histoire des thories de lacommunication) ou de Dreville cits en bibliographie constituent une excellente introduction.

    http://www.huyghe.fr/livre_6.htmhttp://huyghe.fr/http://huyghe.fr/http://www.huyghe.fr/livre_6.htmhttp://www.huyghe.fr/livre_6.htm
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    journalistes qui exercent plus ou moins bien leur mtier, ceux qui les dirigent ? Aux

    contraintes techniques qui obligent exprimer les choses dune certaine faon et suivant un

    certain format ? la qualit gnrale ou aux concessions au sensationnel que font les

    productions dune poque ? Aux murs et coutumes qui font, par exemple, que les Franais

    regardent la tlvision plus de trois heures par jour en moyenne ou que les hommes politiques

    deviennent facilement hystriques ds quapparat une camra ?

    Si nous nous tournons vers des propos plus savants, une fois rappels quelques

    truismes du type","les mdias sont des moyens de communication" et une fois numrs les

    grands mdias (tlvision, cinma, presse, radio..), les classifications ne sont pas beaucoup

    plus nettes. Certains hsitent ranger dans cette catgorie le thtre, la parole, ou Internet3,

    alors que dautres y inscriraient volontiers la route4 ou lhorloge. 5

    Tout commence avec un mot bizarre, mlange de latin et danglo-amricain : mass

    media. Il simpose lpoque o il nest question que de massification, de socit de masse ou

    de foule solitaire. Cest la source dinnombrables difficults orthographiques 6 et

    idologiques."Mass media", li aux innovations de lre industrielle (cinma, affiche, radio,

    tlvision, presse) dsignait initialement les moyens de communication destins masses7, un-

    vers-tous. Puis la notion sest tendue aux moyens de communication un-vers-un, comme le

    tlphone. Dans cette perspective, le medium est un tuyau qui arrose : ce par quoi passelimportant, cest--dire leau, le message. Les mdias rpandent ides, mots, sons, images, l

    rside tout leur pouvoir.

    Pour dautres, les mdias sont des prolongements de nos facults : la parole, la

    mmoire, et aujourdhui, avec les cerveaux lectroniques, la rflexion, de la mme faon que

    les outils dmultiplient la force de nos bras, la vitesse de nos pieds, etc. Ici cest lanalogie

    avec la prothse puisquelle remplace et amplifie : les mdias nous permettent de raliser des

    performances dont nous serions incapables. Ils se substituent des fonctions auparavantexerces diffremment. Ainsi, notre bibliothque ou notre ordinateur recueillent une partie de

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    12

    3 Ainsi Dominique Wolton considre quInternet nest pas vraiment un mdia au sens o il ny aurait pas de mdia sansreprsentation a priori dun public.

    4 F.B. Huyghe Le mdium ambiguin Cahiers de Mdiologie n 2 Quest-ce quune route ? Paris, Gallimard, 1996

    5 Mc Luhan dans Pour comprendre les mdias consacre des chapitres lhorloge, lautomobile, aux armes, etc.

    6 Un medium, des media ou un mdia, des mdias ? La seconde version lemporte sur la premire dans les dictionnairesrcents .

    7 Masses nest une notion beaucoup plus claire, car on ne sait trop si lon entend par l"beaucoup de gens" (ce qui nestgure scientifique), des publics"massifis", transforms en lments indistincts (ce qui est prsumer de leur influence)ou encore si les mass media sont soumis aux conditions de la production de masses (ce qui est mettre laccent sur latechnique).

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  • 8/4/2019 Pouvoir des mdias

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    nos souvenirs et la communication politique tlvisuelle remplace le dbat dmocratique

    direct, etc. Cette faon de voir amne logiquement souponner lexistence de rapports entre

    grandes priodes historiques et changements dans les moyens de transmission, entre les

    facults ou les modes dorganisation prdominant en une poque et son appareillage technique

    et mdiatique. Cette seconde mtaphore peut tre appele celle des prothses.

    Il ne faut pas la pas pousser labsurde, ni classer "mdia" tout instrument exerant

    un effet direct ou indirect sur nos reprsentations mentales. Par exemple la machine laver

    fait voluer la mentalit de la mnagre en lui donnant plus de libert, cela nen fait pas un

    mdia, pas plus que tout ce qui permet dexprimer une signification quelconque comme notre

    cravate qui"exprime" notre bon ou notre mauvais got et notre statut social. Les mdias

    servent faire partager le contenu dun esprit un autre, via lespace et le temps, et contre la

    concurrence dautres messages. Les mdias doivent la fois atteindre des correspondants,

    prserver un contenu au moins le temps dtre reus, mettre en forme ce contenu mais aussi le

    faire accepter de destinataires soumis des habitudes et dautres sollicitations.

    Quand nous parlons dun mdia spcifique, nous nous rfrons diffrents niveaux

    de ralit que suppose ce fait bizarre : le contenu du cerveau de A passe dans celui de B. Un

    mdia, cest un support (des ondes, des lectrons, une pellicule, du papier pour enregistrer),

    plus des moyens de reproduction et de transport (des presses imprimer, des camras, des

    antennes, des ordinateurs), plus des codes ou conventions (de la langue franaise aux codes

    cinmatographiques), plus des modes de traitement (le contenu est pass par une saisie au

    clavier, par la mise en scne dun tournage avec trois mille figurants, ou par la fabrication

    dune statue, par un bavardage au tlphone). Si lon remonte en amont, un mdia suppose des

    institutions, des groupes qui commandent son fonctionnement (la rdaction de TF1, les

    correspondants AFP, le petit monde germanopratin de ldition, le bureau de la censure

    piscopale).En aval nous rencontrons : des auditeurs, lecteurs ou spectateurs qui se rassemblent

    dans des salles ou restent chez eux, qui utilisent tel sens, tel instrument de rception, telle

    capacit dinterprtation apprise (alphabtisme, culture cinmatographique, conventions

    culturelles, etc.). Ils suivent le message de bout en bout comme au spectacle, ou peuvent le

    dchiffrer dans lordre quils veulent, ou encore le modifier, y rpliquer... Lefficacit du

    mdia (sa capacit de propager avec exactitude et constance le contenu initial dans dautres

    cerveaux) dpend donc de cette longue chane : une logistique et une balistique des messages.

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    13

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    Cette pluralit des composantes du mdia reflte celle de ses fonctions. Loin d'tre

    de simples "moyens de communication", ce qui ne veut pas dire grand chose, les mdias sont

    des systmes complexes, Ils doivent tout la fois traiter donc organiser des reprsentations,

    communiquer donc atteindre des destinataires, transmettre donc conserver des mmoires,

    propager donc imposer des contenus. Les mdias servent vaincre le dsordre (en

    slectionnant et mettant en forme des informations), la distance (en atteignant des rcepteurs),

    le temps ( en conservant des mmoires) et des rsistances (celle de l'indiffrence ou du

    scepticisme des rcepteurs ou des messages concurrents).

    Nous nhsitons pas comparer les mdias aux armes8 ou aux systmes darmes: ce

    sont les deux principales catgories dinventions humaines destines agir sur les gens et non

    sur les choses. Il se pourrait quelles soient rgies par un commun principe dincertitude. Il y

    a, disait Clausewitz, une "friction" de la guerre : cette part de dsordre et de hasard qui

    empche le conflit dtre jamais conforme son modle thorique (la monte aux extrmes) et

    moins encore aux plans des gnraux. Il y a"friction" comparable de la communication.

    Le rapprochement ne vaut pas uniquement parce que les mdias peuvent faire du mal

    (susciter des haines par exemple),"comme" les armes font ravage ou parce que le but du mdia

    et de larme est dobtenir labandon ou la soumission de ladversaire. Les armes supposent

    aussi des systmes : des moyens de transport et dintelligence, des techniques et instruments

    destines surpasser lautre en vitesse ou en savoir, des procds de coordination, de

    dtection, de camouflage, une signaltique, des moyens de traitement et des codes 9. Et les

    armes demandent comme complment non seulement des vecteurs de messages (des radios,

    des satellites, etc.) mais aussi des symboles efficaces. Ils sont mobiliss dans ces tats

    intermdiaires entre violence et communication qui se nomment menace, parade, stimulation,

    dmoralisation de ladversaire, dmonstration de force, bluff, encouragement. Entre un casque

    de samoura destin terrifier lennemi, un drapeau ou un clairon et une mission de CNN, opasse la frontire entre lutter et montrer ? Entre armes et mdias ?

    lheure de linfoguerre, limage devient ralit. Des mdias ou systmes de

    communication sont ou seront les vecteurs, les dfenses mais aussi les cibles des batailles de

    demain. L o le cyberespace nat de linterconnexion de millions dordinateurs, les mdias

    circonscrivent le champ de bataille du futur: on se bat "dans" linformation. La notion

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    14

    8 F.B. Huyghe Larme et le mdium p.119 in Cahiers de mdiologie n 6, Paris Gallimard, 1998

    9 Rappelons que les logiciels de cryptologie sont classs armes de guerre.

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    simpose en une poque o des ordinateurs trop puissants sont classs "exportation sensible"

    et o une console de jeu peut tre assimile du matriel stratgique.

    Tout nous incite remettre en cause la distinction entre les mdias, considrs des

    outils vhiculer des messages ou prolonger nos sens, et dautres outils qui accomplissent

    des tches physiques impossibles ou possibles cot suprieur en temps et en effort humain.

    Linformatique cre des hybrides mi-machines communiquer, mi-machines faire. Comme

    les mdias, elle conserve des traces, celles dvnements effectifs (une image que filme la

    camra, un son enregistr, le geste crateur dun homme qui peignait ou crivait) mais aussi

    celles de processus et calculs (algorithmes, programmes).

    Avec la virtualit, sattnue la diffrence entre reprsenter, mmoriser, crer, calculer

    et faire. Un exemple entre cent : si la norme Bluetooth simpose10 avec sa connexion sans fil

    et ses puces bon march installes partout, les mmes appareils serviront tlphoner,

    consulter Internet ou faire fonctionner distance des appareils lectromnagers. Un mme

    appareil qui permet de cuire son poulet, de lire Platon ou de consulter la Bourse, est-il toujours

    un mdia ?

    Les mdias sont des machines rpandre et des machines relier. Le rapport un/

    tous, typique des mass media et supposant la diffusion des mots et des images standard des

    rcepteurs passifs diffre de la relation un/un ou tous/tous, celle de la commutation, de

    linteraction, de laction distance que favorise les nouveaux instruments. Les mdias

    exercent des effets de contrle, de rassemblement, de ralit suivant un mode daction long,

    complexe et largement imprvisible.

    Cest dans cette perspective quil faut comprendre les travaux les plus classiques sur

    les mdias. Ils portent sur leur quatre dimensions : la capacit de persuader, celle de susciterdes passions, celle de changer notre perception de la ralit et enfin, plus subtilement, sur leur

    pouvoir de se substituer la ralit. Dans la pratique, les quatre se mlent toujours : ainsi,

    comment persuader sans orienter et slectionner les reprsentations de la ralit que se fait la

    "victime" ? Mais pour comprendre les approches thoriques laide desquelles nous

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    15

    10 Voir http://www.bluetooth.com

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    continuons penser le pouvoir des mdias, la distinction reste utile11, comme reflet de nos

    craintes et peut-tre de nos fantasmes.

    Persuader : savoir-faire du faire-croire

    La persuasion en formules ? Lassentiment garanti ? La manipulation enseigne ?

    Depuis lpoque, il y a vingt-cinq sicles, o les sophistes grecs se vantaient de convaincre

    indiffremment du juste ou de linjuste, la question hante notre culture. Elle recouvre une

    seconde jeunesse dans les annes 60 o lon dnonce les manipulations du Systme, le

    totalitarisme doux, celui de la marchandise et la toute-puissance mdiatique. Le thme a

    rcemment resurgi dans une nouvelle floraison darticles ou essais qui promettent de dcrypter

    les piges du langage et de limage12 , de dfendre le citoyen contre les idologies perverses

    (gnralement lultra libralisme, ou la pense unique) ou contre les utopies totalitaires high-

    tech13.

    Encore ne faut-il pas confondre lintention et le rsultat. Oui, tel article ou telle

    mission recourent tels symboles qui sadresse linconscient ; ils rutilisent telle figure de

    style dcouverte par Corax vers 485 avant notre re ou par quelque autre rhtoricien14. Oui, la

    propagande recourt toujours aux mmes ficelles simplificatrices. Oui, on peut citer tel propos

    dun spcialiste du marketing politique ou faiseur dopinion patent qui se vante de vendre des

    candidats comme des savonnettes. Oui, tel montage dimages tlvises visait produire tel

    effet de sens bien prcis. Oui, on recourt toujours la force denchanement du langage (la

    rhtorique nest jamais que lart damener quelquun conclure de ce quil tient pour vrai ce

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    16

    11 Cette typologie simple correspond, sinon des catgories ternelles, du moins des notions beaucoup plusanciennes que nos modernes mdias. Ainsi, Platon semble annoncer les critiques les plus contemporains lorsquil- critique la parole trompeuses des sophistes (Protagoras)- condamne la peinture et les spectacles qui dchanent les instincts (la Rpublique)-explique par le mythe de la caverne combien notre vision de la ralit est pauvre est biaise (La Rpublique)-craint que linvention de lcriture nait affaibli nos capacits mmorielles et cr une illusion de sagesse (Phdre).

    12 Sur les supposs"dangers de limage", on lira avec profit la clarification du psychanalyste Serge Tisseron dans Lebonheur est dans limage, Paris, Les empcheurs de penser en rond, 1996

    13 Deux exemples la mme semaine, au hasard des sorties en librairie: Philippe Breton (Le culte dInternet, Paris, LaDcouverte 2000) et Ignacio Ramonet Propagandes invisibles (Galile, 2000) Le premier dnonant la mystique librale

    technophile du discours sur les nouveaux mdias, le second la faon dont les second vhiculent les valeurs dominantes travers la fiction et la distraction.

    14 Voir Barthes R ., Lancienne rhtorique, in Communications, Recherches rhtoriques n16, Paris Seuil 1970 et BenoitCH., Essai historique sur les premiers manuels dinvention oratoire jusqu Aristote, Paris, 1846, rdition Vrin 1983

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    que nous voulons lui faire tenir pour tel) et la force dvidence des images (qui simposent et

    ne se rfutent ni ne se discutent).

    Pareilles rvlations flattent le complexe de Columbo : anims de la conviction que

    tout est truqu et ravis d'chapper l'illusion du"c'est vrai, je l'ai vu", nous prenons plaisir

    ces rinterprtations et relectures. Elles rvlent l'indice fatal, le trucage subtil ou le montage

    manipulateur. La critique gagne tous les coups, si elle se contente de dcouvrir

    lintentionnalit l o il faudrait dmontrer une causalit.

    Nul ne conteste quil existe une multitude de procds destins nous influencer. Ils

    sinscrivent entre la pure pdagogie (faire mmoriser une connaissance) et la pure sduction

    (susciter le dsir). Du conditionnement lascendant intellectuel, en passant par la contagion

    conformiste, la prescription dogmatique ou la manipulation invisible, la liste des moyens de

    faire croire est longue et la frontire incertaine. La persuasion mdiatique pose au moins deux

    questions : celle de sa lgitimit, donc de tracer la limite entre juste art de convaincre, base de

    toute dmocratie. Et conditionnement occulte, mais surtout le problme de son efficacit

    relle, de sa mesure et de sa preuve.

    Sur ce point, un nombre impressionnant de travaux, thories ou expriences conteste

    que la manipulation soit imparable. Une forte proportion des crits sur la question depuis

    laprs-guerre semble mme navoir quune ambition : rfuter un mythe fondateur, celui des

    masses fascines et contrles. la question "peut-on faire passer une ide dans une tte, par

    une simple action de A sur B, comme une seringue hypodermique qui injecterait un liquide

    dans nos veines ?", plus de soixante ans dtudes rpondent : non. Mme si elle nourrit parfois

    lexcs inverse, savoir une confiance excessive en linnocuit des mdias, cette quasi-

    unanimit sappuie la fois sur la complexit du processus de persuasion, sur lquivoque de

    son effet et sur limprvisibilit de sa rception15

    .La complexit : ici, cest plutt la recherche en psychologie exprimentale que

    ltude des mdias qui donne des raisons, sinon de se rassurer, au moins de nuancer. Quil

    sagisse de publicit ou de persuasion politique, la pluralit des thories explicatives reflte un

    embarras : le processus persuasif rencontre de multiples voies de garage et occasions dchec.

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    17

    15 Tous les manuels rsumant histoire des tudes des mdias (Balle, Mattelart, Breton et Proulx, Derville) que nousprsentons en bibliographie refltent cette volution. Voir aussi les synthses de Daniel Dayan in propos de la thoriedes effets limits, (Herms n4 p. 93-95) Paris ditions du Cnrs 1991

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    Le rsultat de nombreuses expriences est sans appel16 : les recherches en laboratoire

    montrent de combien de variables dpend le rsultat : crdibilit de la source du message,

    mode de rptition, exposition une contre argumentation, parasitage du message, conditions

    de lenvironnement, etc. Tout cela interdit de rduire la persuasion un conditionnement

    mcanique par des stimuli bien choisis. Encore faut-il tenir compte de ce quil y a dartificiel

    dans toute tentative de"persuader" un groupe de cobayes sur un thme prdfini. Essayer de

    reproduire volont le processus de la persuasion politique ou de le mesurer

    exprimentalement nest pas vraiment convaincant. Lexprience ne restitue ni les vritables

    enjeux qui sont parfois dramatiques, ni lenvironnement rel, ni le fait crucial que nos

    croyances sur tel ou tel point sinscrivent dans lensemble de nos convictions et valeurs. Bref,

    la russite de la persuasion dpend de trop de facteurs pour se rsumer en formules

    imparables.

    Corollairement, chaque stade, exposition au message, attention, comprhension,

    adhsion aux arguments, changement dattitude, persistance du changement, la"victime" opre

    une slection. Ce sont autant dobstacles que rsistent aux convictions nouvelles. Du simple

    fait que nous prfrons les arguments qui nous confortent, jusquaux piges bien connus qui

    font quun public prvenu interprte largument destin le convaincre rebours de son sens

    initial les surprises abondent. Voir comment on dcouvre des arguments xnophobes dans un

    film antiraciste ou des raisons de fumer dans une campagne antitabac, mme si leurs auteurs

    taient ptris dintentions pdagogiques.

    Persuader, cest imposer un contenu un esprit, changer autrui par des messages.

    Mais changer quoi ? ses connaissances ou reprsentations mentales, ses sentiments, ses

    engagements ? Entre le degr le plus lmentaire de la croyance, simple fait de tenir une

    proposition pour vraie ou vraisemblable et les formes les plus passionnes de ladhsion, entre

    le changement thorique dopinion et la mise en accord de laction avec les croyances, centcontradictions peuvent se rvler. Do ce paradoxe bien connu : nous pouvons tre persuads

    que telle habitude est mauvaise et trouver des raisons de la conserver, applaudir au massacre

    dun homme politique par une mission satirique et voter pour lui, bien savoir que..., mais

    toujours faire comme si..., ou au contraire aller chercher les arguments les plus spcieux pour

    justifier notre changement dattitude. Et si un lessivier qui a russi nous dmontrer les

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    18

    16 Le livre classique de Jean-Nol Kapferer, Les chemins de la persuasion, Le mode dinfluence des mdias et de lapublicit sur le comportement, Paris Gauthier-Villars 1979, avec sa documentations presque exhaustive est la meilleuredmonstration de la vanit des explications simplistes.

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    bienfaits de sa nouvelle formule triple blanc a tant de mal nous la faire quand mme acheter,

    il ne faut pas stonner de limprvisibilit de lopinion politique.

    Lquivoque de la persuasion est le thme dune foule dtudes de terrain. La

    difficult de faire changer dattitude plaide pour des effets limits des mdias voire pour leur

    caractre intrinsquement conservateur. Ce seraient des instruments efficaces pour renforcer

    les opinions prexistantes mais de pitres novateurs. Quelques grands classiques des media

    studies amricaines comme les recherches sur le two-step flow of communication17 (flux

    deux paliers) affirment que leffet des mdias sexerce via le relais du milieu social du

    rcepteur. Entre les mdias et nous, sinterpose le monde familier personnifi par des leaders

    dopinion, filtres de toute nouveaut, des interprtes socialement accepts. Le message doit

    composer, sinsrer dans le jeu des interactions au sein des groupes primaires.

    Troisime volet complmentaire dans la rfutation du mythe de lomnipotence des

    mdias : limprvisibilit. La tendance dominante des tudes sur les mdias se concentre sur

    les mystres de la rception18 . La faon dont les contenus des messages sont interprts

    suivant la culture, les attitudes, les valeurs des auditeurs ou des spectateurs plaide dans le

    mme sens. En somme pour que les mdias soient en mesure de nous faire penser la mme

    chose, il faudrait que nous comprenions la mme chose, ce qui nest pas le cas. Faon de dire

    encore une fois que nous navons pas les mmes lunettes.Ou encore de traduire lide vraie que nous "co-produisons" le sens du message, que

    nous le dcodons notre faon. L encore, il y a plusieurs coles. Les unes sont plus ou moins

    soucieuses de rtablir une dimension "de classe" dans les faons de recevoir les mdias, les

    autres soulignent le poids de nos cultures et de nos appartenances. Par raction contre les

    gnrations prcdentes beaucoup dcrivent un citoyen actif, ironique, finalement pas si

    bte,"ngociant" le sens, rsistant aux manipulations, opposant son interprtation la lecture

    idale que voudrait imposer lmetteur. Bref, linertie des usages rsisterait la force desguidages, les attentes et les prdispositions sopposeraient aux projections et intentions des

    metteurs. Nous voici rebours du portrait que dressaient les annes 60/70 : labruti absorbant

    lidologie dominante comme une oie, victime dun gavage psychique.

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    19

    17 Berelson B., Gaudet H. et Lazarfeld P., The Peoples Choice, New York, Columbia University Press, 1944

    18 Titre dun article de Daniel Dayan in Le Dbat n 71, p.146-162, Paris Gallimard 1992

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    Inciter : contagion des passions

    Le procs des mdias propagateurs de convictions a pour complment leur mise en

    accusation comme gnrateurs dmotions, sources de passions. Le diagnostic se dcline ce

    sont des anesthsiques (ils nous hypnotisent et nous entretiennent dans lillusion) ce sont des

    surexcitants (ils dclenchent de mauvaises pulsions-). Deux faons de raviver des craintes

    archaques. Toute religion sest interroge un moment sur la sduction quexercent les

    images : le trop de dsir quelles provoquent ne risque-t-il pas de dtourner les fidles des

    choses den haut19 ? Nombre de philosophies sacharnent aussi sur la question du spectacle :

    les artifices que produisent les hommes (sur la scne ou sur lcran) ne peuvent-ils pas nous

    chauffer dangereusement, veiller les forces de linstinct contre la raison20 ? Mme les

    visions contemporaines des mdias (la manipulation de la libido etc.) sinscrivent dans une

    tradition qui dnonce les spectacles voleurs dmes. Cest celle de Rousseau qui crivait"Je

    naime point quon ait besoin dattacher incessamment son cur sur la scne comme sil tait

    mal lintrieur de nous..."21 .

    Les premires analyses de la culture de masse sont une critique de lidoltrie des

    images. Version conservatrice : cest un symptme de dcadence. Version progressiste : uneruse du Systme qui nous abrutit pour que nous ne nous rvoltions pas : les industries

    culturelles nous ramnent au stade dun dsir primaire22 et dun plaisir sommaire. Elles font

    vivre par substitution aux spectateurs des satisfactions qui font dfaut dans leurs vies ou

    quelles offrent des modles suspects. Cest une rgression : agissant au-del du seuil de

    conscience, les mdias sapent la possibilit mme de conscience. Cest le rgime du faux : de

    fausses relations avec de fausses reprsentations, produisant des hommes dnaturs. Donc

    maniables.

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    20

    19 La querelle de limage dite aussi de liconoclasme opposant partisans et adversaires de la reprsentation de Dieu etdes Saints Byzance et marqua toute une poque de lempire (725-843). Brhier L., La Querelle des images , Paris,Bloud, 1904 et Mondzain M.-J. Image, icne, conomie. Les sources byzantines de limaginaire contemporain , ParisSeuil 1996 Mais lislam, le bouddhisme et peut-tre toute religion se posent la question de limage.

    20 Cahiers de mdiologie n1 La querelle du spectacle Paris Gallimard 1996

    21 Rousseau J.J. Lettre dAlembert sur les spectacles

    22 Cette thmatique est dveloppe par ceux quUmberto Eco surnommait"les apocalyptiques" (Eco U.Apocalittici eintegratiMilan Bompiani 1977), en fait essentiellement lcole de Francfort (Adorno, Habermas, Horkheimer, Marcuse)grande dnonciatrice de la culture de masse comme instruments dalination, etc. Le livre dEdgar Morin Lesprit dutemps a conclu ce dbat qui virait la scolastique.

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    Faute de pouvoir discuter un aussi lourd dossier (ce que dautres ont fait avec talent)

    il faut se contenter de rappeler quelques lments. Le chef dincitation la haine qui revient si

    souvent et qui touche si intimement notre problmatique. Quen est-il du pouvoir belligne ou

    criminogne des mdias ? Peut-on stimuler lagressivit individuelle, manipuler lhostilit

    collective ?

    Dans 1984 dOrwell, les citoyens sont appels rgulirement se rassembler devant

    les crans. Ce sont des"quarts dheure de la haine" o, face limage honnie du tratre

    Goldstein, ennemi de Big Brother, chacun clate en imprcations. Il y a toujours des mdias

    de la haine ou des pays o, comme le dit Kusturica"la tlvision tue plus vite que les balles" 23

    Il est tentant de conclure que les mdias stimulent nos passions les plus nocives et quils les

    dirigent leur gr contre lobjet de leur choix.

    Ds les annes 40, des travaux sont consacrs aux rapports entre violence

    reprsente et violence effective : des hordes de sociologues tudient linfluence perverse des

    TV serials sur les serial killers, des armes dexprimentateurs en blouse blanche forcent des

    enfants ingurgiter des heures de dessins anims niais et de westerns ptaradants avant de

    mesurer sils tapent davantage sur leurs jouets24. Le tout, sans vraiment convaincre.

    Rappelons quelques vidences. Outre les faiblesses de leurs systmes explicatifs,

    (frustration ? imitation ? abaissement des inhibitions ?) ces recherches butent surlimpossibilit dtablir une corrlation avre entre scnes de violence et dlinquance. On ne

    peut que provoquer exprimentalement quune agressivit"modre" souvent plus proche de

    lnervement que du dchanement criminel. De plus, le rapport entre apptence pour la

    violence et got pour les spectacles violents est un problme duf et de poule (les gens qui

    regardent beaucoup de spectacles violents deviennent-ils agressifs ou se complaisent-ils ce

    type de scnes parce quils sont violents ?). Enfin et surtout, la violence individuelle nest pas

    la violence collective qui demande souvent plus de dvouement envers sa communaut quunemonte dadrnaline ou le dchanement de pulsions.

    Or, pas de guerre sans image de lennemi voqu, identifi, caricatur, rduit ses

    traits les plus noirs. Si lhomme est un animal politique (il tue pour ses ides), il tue aussi des

    ides, ou plutt des reprsentations quil se fait du papiste, du boche, du bolchevik, du viet, de

    limprialiste. Sil doit sidentifier son groupe, il doit aussi identifier lennemi.

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    21

    23 Cit in Virilio P. Cybermonde la politique du pire, Paris, Textuel, 1996

    24 ceux qui croiraient que nous ironisons, nous recommandons de lire les protocoles dexpriences de Bandura etWalters et al., crits dans Selg H. (Dir.) The making of human Agression Londres Quartet Books 1971

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    De l, cette vieille ide que des leurres agits bon escient, peuvent polariser des

    haines latentes. La peinture, le livre, laffiche, le journal ont toujours rivalis en pouvoir de

    mobilisation. Le cinma na pas moins excell propager les clichs les plus agressifs.

    Difficile de surpasser en emphase belliqueuse certains de ses plus grands chefs duvre

    comme Naissance dune nation ou Alexandre Nevski. Ce processus implique le spectateur :

    lennemi a un visage, mais il incarne un type. Cest aussi une simplification : le groupe

    adverse est assimil au mal voire au mal absolu dans lordre de la morale, de la religion, du

    droit, du laid, du non-humain... Ce processus loigne ladversaire en le rendant plus abstrait

    mme sil est devenu visible. Il requiert stylisation : des reprsentations hroques,

    emphatiques, symboliques, de la ralit, des strotypes.

    Est-ce encore vrai ? Comment voit-on lami et lennemi, Eux et Nous, quand la

    tlvision nous projette en direct au cur des oprations, quand nous voyons des individus et

    non des figures symboliques ? Nous avons soutenu plus haut que la tlvision favorise

    lexemplaire ou le tmoignage, bref quelle sert plutt de mode de preuve. Elle provoque plus

    des flots dindignation ou de compassion que lexaltation. Elle se prte mieux lmotion

    intime qu la passion collective, elle fait davantage varier les sondages quelle ne rassemble

    les foules dans la rue. Elle nest pas apaisante par nature, mais son pouvoir est plus de

    dissimulation ou de recadrage de la ralit que dincitation ou dembrigadement.

    Reflter : ombres dans la caverne

    Troisime critre pour juger des mdias : la vracit de limage quils nous

    offrent."On nous cache tout, on ne nous dit rien" : cette phrase banale rsume le sentiment

    gnral quen dpit dimmenses moyens dinformations, nous ne savons pas lessentiel.

    Dans le mythe de la caverne de Platon le manipulateur projette des silhouettes sur

    une paroi si bien que les spectateurs forcs prennent les ombres chinoises pour lunivers tout

    entier. Sommes nous mieux lotis, nous qui contemplons des crans ?

    La question ne se pose pas, l o rgne la censure pure et simple. Contrler les

    savoirs et perceptions, cest contrler la volont."75 % des consignes que je donne sont des

    consignes de silence" disait Goebbels Et le fait que la Chine populaire ait pu ignorer en 1969

    quun Amricain avait dbarqu sur la Lune, en est un exemple assez saisissant. Mme si la

    rumeur, le bouche--oreille voire lhabitude dinterprter le discours officiel entre les lignes

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    22

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    contrebalancent quelque peu le monopole de la parole et dune vision que veulent imposer les

    dictatures.

    Mais la censure la plus frquente est le rsultat de la connivence et de la discrtion. Il

    nest pas vraiment interdit de dire ou de penser, mais le fait troublant est submerg sous le

    bruit insignifiant ou sa connaissance rserve un petit cercle. On songe "lomerta

    franaise" et lnumration de ces "affaires" que se commentent trois mille privilgis dans les

    dners en ville et quaucun journal ne publiera. Il devient de plus en plus rare quune

    information drangeante napparaisse pas au moins une fois, fut-ce dans une feuille

    extrmiste, fut-ce sur un site Internet. Quelle soit reprise ou crue est tout fait une autre

    question25.

    La plupart des critiques reprochent plutt aux mdias de crer une ingalit entre les

    parties et leurs arguments (do lternel thme du "deux poids, deux mesures" et lobsession

    du temps de parole dans nos dmocraties cathodiques). Il peut aussi stablir une hirarchie

    artificielle entre les thmes. Ainsi la critique de la tlvision par Pierre Bourdieu26 ne repose

    presque que sur cet argument : le choix de montrer ou pas, (et en particulier le choix arbitraire

    de linsignifiant au dtriment de limportant), quivaut une censure de fait. Et de dcliner : la

    tlvision choisit le futile, (le fait divers), contre le srieux, la connivence et le strotype qui

    rassemblent contre le dbat et lanalyse qui drangent, le dramatique ou le spectaculaire contrelinformatif, le bref, (donc lide convenue), contre le long, (donc contre la vraie rflexion),

    les stars et copains contre les vrais penseurs ou les vrais reprsentants des citoyens, etc... Bref

    linauthentique contre le critique.

    La notion nest pas nouvelle. Lide que les mdias disent au public quoi penser et

    imposent leur"agenda"27 est ne dans les annes 70. Une autre thorie la complte et suggre

    que ce que ngligent les mdias senfonce dans une "spirale du silence"28 : moins les mdias

    en parle, moins de gens sen proccupent, moins cela devient important, moins les mdias enparlent. Le tout donne lieu toute une production thorique.

    Le jeu de la comparaison entre le rel et le reprsent sapplique dautres

    domaines. Les films ou sries de fiction ont subi une critique similaire ds les annes 40. Il

    http://huyghe.fr

    23

    25 Exemples : trois des grandes affaires concernant F. Mitterrand : sa francisque, sa fille naturelle et son cancer. Bienavant que leur"rvlation" officielle, ces trois pisodes avaient t imprimes noir sur blanc dans lindiffrence gnrale.

    26

    Bourdieu P. Sur la tlvision, Paris, Liber, 199727 Mc Combs M.E. et Shaw D.L. The agenda setting function of mass-media in Opinion Quaterlyn 36, 1972

    28 Noelle-Neuman E., La spirale du silence in Herms n4 P.181189, Paris, ditions du CNRS 1989

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    na pas t trs difficile de dmontrer que les personnages les plus souvent reprsents

    appartiennent des catgories sociales, des classes dge ou des groupes ethniques

    privilgis voire que certains thmes angoissants comme la maladie ou la mort ou certaines

    ralits triviales (chmage, difficults dargent) sont occults. L encore, tout cela est trop

    vrai. La mme analyse vaudrait sans doute pour Hlne de Troie (le scnario de lIliade, se

    concentre sur des mles privilgis et violents et voque assez peu les problmes des exclus

    en Attique infrieure) comme pour le feuilleton tl Hlne et les garons (peu soucieux de

    critique ou de ralisme sociologique, nul ne le nie). Et lon pourrait longtemps dbattre si lart

    doit"reflter" la "vraie" vie et les"vrais" gens.

    Donc, que les mdias ngligent ou recadrent une part de la ralit est incontestable.

    Encore faut-il prciser

    - Que ce pouvoir ne sexerce pas unilatralement. Il rsulte rarement dune dcision

    expresse prise en quelque point de la chane par un censeur. Il ne faut pas raisonner en

    termes"eux", les metteurs, les dtenteurs du pouvoir de communication, "nous", les

    rcepteurs ou bien subjugus ou bien vigilants. Ce qui ne se dit pas et ce qui ne se voit pas

    dpend dune quation complique o interviennent : la nature du mdia (qui dtermine ce qui

    est visible, nonable, prestigieux, mmorisable, nouveau, intressant, etc., qui fait intervenir

    un facteur temps, qui cre une cologie, un mode dusage des messages, etc.), mais aussi

    dune pluralit dinstitutions ou de groupes allant du bureau de censure, un rseau

    intellectuel informel. Ils exercent une influence directe (pression des annonceurs,

    communiqu de protestation..) ou indirecte (prestige, conformisme dun milieu ou dune

    gnration qui feront quon se trouvera spontanment daccord sur ce quil est convenable de

    dire, sur"ce quattendent les gens"), etc

    - Que le pouvoir de ne pas dire est soumis concurrence, celle des mdias entre eux

    ou des sources dinformation extrieures, ondes ou messages Internet qui ne sarrtent pas auxfrontires, mais aussi concurrence de la rumeur.

    - On ne peut pas ne pas filtrer. En amont, la nature du mdia commande des choix ;

    ainsi, il est grotesque de sindigner qu la tlvision, on nait pas le temps de tout dire, que

    toute image soit slectionne en fonction dune intention ou que toute squence soit monte de

    faon suivre un commentaire qui impose une interprtation prcise. En aval, il y a ce quil

    faut bien appeler notre complicit ou notre paresse, notre got pour la rptition, pour ce qui

    confirme nos strotypes (ce que"nous savions bien") ou comble nos attentes, pour ce que

    nous voulons entendre. L rside la contradiction entre information, au sens de ce qui est

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    24

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    nouveau et la communication, au sens de leuphorie communautaire, trs bien dcrite par

    Daniel Bougnoux29 . Il rappelle aussi que "Nous ne demandons nullement nos mdias une

    ouverture indfinie sur le monde, mais d'abord une circonscription scuritaire et identitaire, la

    production et la stabilisation d'un monde miroir qui donne le sentiment d'tre chez soi, o le

    rel ne filtre qu' petites doses, et o la question de la vrit au fond se pose assez peu."30. De

    mme la culture ne sert pas seulement nous ouvrir de nouvelles uvres, de nouvelles

    connaissances, de nouvelles motions. Elle doit aussi nous former oublier ce que cette

    culture juge inutile, mdiocre, trop trange ou insignifiant. Nos mdias refltent la mme

    contradiction entre besoin de stimulation et besoin de scurit.

    Substituer : le spectacle comme ralit

    Et si, les mdias ntaient pas que des instruments dillusion, convictions illusoires,

    sentiments illusoires, visions illusoires ? Sils produisaient aussi cette ralit ? une poque

    o lon planifie un dbarquement en Somalie pour quil concide avec le journal tlvis, la

    question peut se poser. Dans les annes 60, Daniel Boorstin31 avait baptis"pseudo

    vnements" ces mises en scne faites uniquement pour tre rpercutes par les mdias.

    Depuis, la critique de la politique-spectacle ou celle des effets des mdias sur ltat

    sducteur32 ont scand une progression : aprs la production de demi-spectacles, scnarii pour

    apporter le plus grand effet de notorit ou de sduction, on note la modification de la classe

    politique, de son comportement, de son langage et probablement de son mode de recrutement

    et de fonctionnement. Voici maintenant le stade o la production dimages et de sens

    naccompagne plus seulement, mais remplace laction du politique.

    Soit un exemple dactualit : llection du prsident des Etats-Unis en 2000 et lesdysfonctionnements du systme lectoral. Ils voquent deux formes de dsordres nerveux :

    hystrie de sduction et hystrie de prcipitation. Hystrie de sduction : dire que la

    communication consensuelle et motionnelle (prsenter le candidat le plus sincre, le plus

    convaincant, le plus "proche des gens") lemporte sur le programme et le dbat, est un dlicat

    http://huyghe.fr

    25

    29 Bougnoux D., La communication contre linformation, Paris, Hachette, Questions de Socit,1995

    30

    Bougnoux D. Introduction aux Sciences de lInformation et de la Communication , Paris La Dcouvert 1998, p 7731 Boorstin D., Limage, Paris, Gallimard, 1967

    32 Debray R., Ltat Sducteur, Paris, Gallimard, 1993

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    euphmisme. Le marketing politique dune lection est devenu avec ses 4 milliards de

    dollars33 une activit conomique presque aussi importante que les dtergents (4,7 milliards)

    aux USA. Celui qui ne peut pas sortir 600.000 dollars de sa poche na aucune chance dtre

    lu, quand une campagne snatoriale peut coter 57 millions de dollars au New Jersey (celle

    dHillary Clinton New York aurait cot 100 millions de dollars), quand les groupes

    dintrt (donc hors de toute campagne lectorale"officielle") paient 300 millions de dollars de

    spots tlviss... Dans ces conditions, vilipender le poids excessif de largent ne signifie plus

    grand chose. Cest la nature mme du systme politique qui change : son recrutement (laccs

    aux hautes fonctions lectives tend tre rserv de fait des dynasties de patriciens), son

    langage, ses rapports avec les intrts privs, la marge de libert du politique, Et si tout

    cela nest certes pas la faute exclusive de la tlvision, elle y contribue fortement.

    Seconde hystrie : celle de limmdiat. Tout savoir tout de suite, faire parler le

    peuple instantanment, sexprimer en son nom, court-circuiter les formes traditionnelles de

    reprsentation, instaurer la tyrannie des sondages, ce sont quelques-uns des symptmes bien

    connus. Le rsultat fut en loccurrence le lamentable cafouillage de llection prsidentielle

    avec ses annonces, contre-annonces et affolements.

    Une longue tradition intellectuelle a fait successivement grief aux mdias, au-del de

    leur effet sur le systme politique, dtre des agents damnsie, de dtruire les communauts,

    de priver le spectateur fascin de toute distance critique. Suivent les accusations de supprimer

    lespace public, dimposer une "langue sans rponse" qui donne toujours la parole aux mmes

    et reproduit systmatiquement les mmes signes, de renforcer ltat dinconscience gnralis,

    de susciter de faux besoins, daliner bien sr, et dinstaurer le rgne du spectacle qui est celui

    de la sparation entre les hommes et leurs productions, bref dimposer un nouveau rapport

    avec la ralit. Une telle analyse implique quil ny a pas de "bon usage"34 des mdias, donc

    quil ne faut pas esprer un rtablissement de la vrit (les langages de masse sont par-del levrai et le faux), ni rver dune "bonne" influence des mdias, de leur mise au service de causes

    politiques, esthtiques ou morales par des forces justes.

    Ces critiques dont lexamen dpasserait largement lobjet de ce livre, ont, certes,

    exerc une influence importante et traduisent un malaise profond. En effet, nous sommes la

    premire culture o, non seulement, la critique des moyens de communication tient une telle

    http://huyghe.fr

    26

    33 Calcul du Center for Responsive Politics reproduit par le Monde du 9 novembre 2000 p. 5 : 3 milliards pour leslections prsidentielles Bush Gore et celles du Congrs au niveau national , plus un milliard lchelle des tats.

    34 Baudrillard Requiem pour les media p. 200 in Pour une conomie politique du signe Paris, Gallimard Tel 1976 p.

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    place35 , mais aussi la premire o le dbat sur la valeur des futures technologies

    informationnelles est devenu crucial. Nous ne nous battons pas uniquement avec des mdias

    qui servent endoctriner, tromper, disqualifier, clairer, etc. mais pour ou contre les mdias,

    pour ou contre le monde de la tlvision et dInternet.

    Des mdias aux hypermdias

    Nous sommes cheval entre deux systmes de transmission des ides et des

    messages. Le premier, celui des mass media, rpond un principe d'unification. Unification de

    l'espace par la possibilit de couvrir tout un territoire. Unification du temps : le village global

    vibre au rythme des vnements mondiaux retransmis instantanment. Unification des

    contenus surtout : partout se propagent les mmes images, les mmes sons, les mmes mots.

    Une logique de labstraction sinstaure avec les Nouvelles Technologies de

    lInformation et de la Communication. Les NTIC, ou plutt les hypermdias. Terme qui

    rappelle que dsormais, les donnes de tous ordres peuvent non seulement tre runis sur un

    mme support, mais aussi relis par des liens smantiques et se renvoyer les uns aux autres,

    comme par une intgration gnrale en un seul mdia.

    Labstraction des hypermdias est dabord celle des informations digitalises (ou

    numrises) et dmatrialises. Digitalises implique que toutes les informations, textes,

    images, sons, algorithmes, s'crivent dans un code binaire unique36 . Quant

    leur"dmatrialisation37, elle se rfre la fluidit de circulation de ces signaux inscrits d'un

    instant l'autre dans le silicium, ondes, signaux optiques, pixels sur un cran, etc... et la

    possibilit de "navigation dans l'ensemble des messages.

    Notre rapport avec les informations ne change pas moins que leur forme. Laconvergence des outils et des rseaux (les mmes signaux peuvent passer successivement sur

    un tlphone, un ordinateur, par satellite, sur un cran de tlvision, etc.), la connectivit (sur

    http://huyghe.fr

    27

    35 Elle ne se manifeste pas seulement sous une forme savante, lourd traits dintellectuels"critiques" ou autres, maisaussi travers une culture de lironie ou de la parodie dont"les guignols de linfo", sont lmission emblmatique.

    36 Sur la notion d'un travai l"molculaire" sur l'information voir Pierre Lvy, Les technologies de l'intelligence, LaDcouverte 1996

    37

    La notion de dmatrialisation (utilise notamment lorsqu'on parle d'conomie de l'immatriel) est prendre avecbeaucoup de prcautions car elle fait facilement oublier - que l'information est toujours inscrite quelque part, fut-ce dansle silicium d'un disque dur - qu'il faut d'normes infrastructures matrielles pour vivre dans le monde de l 'immatriel. Ilfaudrait prfrer la notion d'allgement du support qui correspond une tendance sculaire lourde (cf. Cahiers deMdiologie, n6, Pourquoi des mdiologues, Gallimard, Paris, 1998).

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    Internet A peut librement entrer en contact avec le site de B, correspondre avec C ou entrer sur

    le forum dune communaut D, intervenir chaque fois et ne plus tre simple rcepteur),

    lhypertextualit (le fait de pouvoir se dplacer dinformation en information quel que soit son

    emplacement sur le Web en fonction de liens logiques dindexation), linteractivit (la faon

    dont chacun peut influer sur le droulement dun"scnario"), tous ces mots la mode

    traduisent cette apparente libration lgard des anciennes rigidits de la communication.

    Le tout se traduit en apparentes facilits : de stockage, consultation, duplication,

    manipulation, indexation de linformation, mais aussi de modification (un document, texte ou

    image, peut toujours tre repris voire truqu en ses moindres dtails). Souvrent aussi des

    possibilits indites de dplacement entre sources, thmes, correspondants, communauts. En

    naviguant dlment en lments suivant des rapprochements de sens ou au gr de ses

    demandes, en accdant simultanment des objets si divers, lutilisateur a la sensation de

    pntrer dans un document de document, Cest un monde part qui nest ni le monde rel, ni

    le monde intrieur de chacun, mais celui des reprsentations partages et modifies par tous

    les utilisateurs. Lhypermdia semble engendrer une histoire sans fin. Du coup, il est tentant

    de conclure que ce serait"le contraire" des mdias classiques et quaux principes de passivit

    du rcepteur, de standardisation des contenus, de formatage rigide, de"spectacle", devraient se

    substituer des possibilits infinies de cration, navigation, combinaison, flexibilit,

    adaptabilit, etc. Bref, dopposer point par point le futur et lancien pour prophtiser le

    triomphe du nouveau paradigme.

    Or l'enjeu actuel des conflits et des secrets se joue prcisment dans la cohabitation

    des deux logiques, d'unification et d'abstraction.

    Car il faut rappeler quelques vidences :

    - La technique autorise, elle ne dtermine pas : une technologie ne produit aucun

    effet fatal et automatique ; au contraire, les changements culturels quelle induit peuvent tre

    contraris ou retards par la rsistance du milieu, rengocis ou dtourns par les usagers. De

    l, vient que la logique des usages ait rserv tant de surprises aux inventeurs : le tlphone ne

    sert pas, comme prvu, couter des concerts domicile, le Minitel na pas servi

    transformer les Franais en programmeurs branchs sur des bases de donnes...

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    28

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    - Second principe : les technologies de mdiation rorganisent. Elles changent la

    hirarchie, lautorit, la dure de conservation, la temporalit, le style des messages, et partant

    le contenu et lefficacit. Elles changent la place des autres technologies de communication.

    Cest un ramnagement cologique pas une limination"darwinienne" de la vieille

    technologie moins apte. Internet n'liminera pas la tlvision, pas plus que celle-ci n'a limin

    le livre, ni le tlphone la correspondance.

    Anciens et nouveaux mdias vont cohabiter et rorganiser nos manires de voir, de

    croire, de nous souvenir, changer les rgles de nos partages et de nos rivalits. Les deux

    mondes se dterminent mutuellement : ainsi Internet change les lois de la tlvision (ne serait-

    ce quen allant plus vite quelle), mais le monde virtuel se nourrit des ides, des mythes et des

    rfrences des mdias plus anciens. Il faut une vraie Pamela Anderson dans un vrai feuilleton

    tlvis pour attirer des millions dInternautes sur des sites chauds. Tandis que dans un pays

    comme la France, les ditoriaux dun journal du soir continuent dcider de ce qui sera

    important pour les chanes de tlvision. Et, en une poque o, par exemple, les mnages U.S.

    passent 3380 heures pas an (soit 141 jours) face leur TV, couter de la musique et lire,

    enterrer les mdias de masse est peut-tre un peu prmatur38.

    - Troisime principe : si une technologie de communication cre de nouveaux

    pouvoirs, elle ne les rpartit pas galement et il y a chaque fois un poids de fragilit payer.

    Le rseau de la connaissance sans frontire est aussi le rseau de linfoguerre sans frontire,

    des trafiquants. Plus il y a de donnes accessibles, plus est crucial le pouvoir de dsigner

    linformation signifiante. Plus il y a de flux, plus importent leur contrle et leur direction.

    Comme le note Robert Castells :"Les rseaux sont parfaitement appropris une conomie de

    type capitaliste reposant sur la flexibilit et ladaptabilit ; une culture de la dconstruction

    et de la reconstruction sans fin ; un systme politique conu pour traiter instantanment desvaleurs et humeurs publiques changeantes ; une organisation sociale visant la ngation de

    lespace et lannihilation du temps. La morphologie du rseau redfinit les relations de

    pouvoir. Les commutateurs qui connectent les rseaux (par exemple, les flux financiers qui

    prennent le contrle dempires mdiatiques exerant une influence sur les processus

    politiques) sont les instruments privilgis du pouvoir, et ceux qui manient les commutateurs

    dtiennent le pouvoir."39

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    29

    38 Rappelons que la tlvision est la troisime activit des Franais aprs le sommeil et le travail.

    39 Castells Manuel, , Lre de linformation, Paris, Fayard, 1999, trois tomes, Tome I La socit en rseaux, p. 527

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    Lide au demeurant vraie que tout changement technologique rpartit autrement

    comptences, pouvoir, et ressources et, par consquent, suscite de nouvelles attitudes

    mentales, voil qui est devenue plutt banale. De mme se rpand la conscience vraie que les

    supports et vecteurs de nos savoirs et de nos reprsentations, machines communiquer ou

    autres, ne se contentent pas de diffuser des ides, des images ou des donnes mais changent

    lusage que nous faisons de notre esprit donc les relations entre groupes. Cela ne signifie pas

    quil faille cder un quelconque dterminisme technique. Cela nous rappelle que

    limprimerie na pas les mmes effets dans la Chine mandarinale, dans les califats ou dans

    lEurope de la Renaissance ou que linformatique na pas produit les mmes consquences en

    URSS ou aux USA. Ce serait une erreur que doublier lambivalence fondamentale de toute

    technologie. Internet, n sous le double signe de lArpanet, le rseau militaire U.S. de la

    guerre froide, et des hackers libertaires californiens en est le plus superbe exemple.

    Les rapports entre la technologie, les symboles et croyances dune poque et les

    stratgies plus ou moins conscientes des groupes qui utilisent ces technologies et partagent ces

    symboles sont complexes. Les aptres du"demain, tout le monde pourra..." ne voient que le

    premier de ces trois aspects et se contentent de prolonger des courbes. Do leur effroi devant

    ce quils nomment les rsurgences de larchaque ou les persistances identitaires : comment

    peut-on tre persan ou se vouloir moldo-valaque lpoque dAmazon.com et de la bulle

    spculative ?

    Que conclure ? Que larrogance du magicien qui prtend savoir comment on

    manipule les foules, par quelles formules les sduire et les dominer est sans fondement. Mais

    que le prophte qui rpte que nous sommes laube dune nouvelle civilisation et que nos

    vieilles craintes des mdias abrutissants hypnotiques seront balayes par le mouvement de

    lhistoire nest pas moins dans lerreur. Cest peu mais cest assez pour viter les principauxpiges de quelques interprtations idologiques.

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  • 8/4/2019 Pouvoir des mdias

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    Image et crans

    Limage tlvise est dabord une image pauvre sur une surface lumineuse. Ainsi, avant la

    dcouverte du principe dentrelacement (la mme image restitue par deux balayages un pour les

    lignes paires, lautre pour les lignes impaires) lcran scintillait et le haut de limage avait dj

    disparu quand les lectrons atteignaient le bas. Neige et image fantme taient courants, etc. Les

    premiers travaux sur la tlvision se rfrent donc cette image mdiocre quils comparent celle

    du cinma, son dsavantage.

    Bien avant que Godard noppose le cinma o le spectateur lve la tte vers une surface plus grande

    que lui la tlvision qui se regarde de haut, ce support fugace agace ses dtracteurs. Il leur semble

    rduire le monde : sa petitesse exaspre Adorno. Sa lumire hypnotique qui capte lattention

    de"patates couches" sur leur canap forme le leitmotiv de ses dnonciateurs. Consomme

    distraitement, intgre la vie quotidienne, la TV ne rassemble pas comme le thtre, le cinma et

    les spectacles en gnral : il est tentant den dduire quelle isole et renfonce chacun dans son tat

    dinconscience (a contrario un Dominique Wolton loue la tlvision de"faire" du lien social). Orcette image pauvre est aussi considre comme limage du pauvre : le contenu de la tlvision, flux

    de squences vite oublies nest pas moins dnonc du point de vue politique et idologique

    questhtique pour ne pas dire optique. Aux dficiences de limage par rapport lcrit, la tlvision

    rajoute, selon ses adversaires, son infriorit par rapport lart majeur, le cinma.

    Cette nature particulire de limage cathodique inspire la thorie de McLuhan. Pour lui, laventure

    humaine se divise en trois grandes phases, selon que prdominent la parole, limprim ou lesmdias lectroniques. Lhumanit aprs avoir subi"lexplosion de limprimerie, phase de grand

    "rchauffement" qui correspond peu ou prou lpoque industrielle, ressent

    maintenant"limplosion lectrique des nouveaux mdias, la tlvision au premier rang. Cette

    mutation favorise un retour au village tribal et la rsurrection dune mentalit de"participation,

    mais lchelle de la plante. La galaxie Marconi"froide succde ainsi la galaxie

    Gutenberg"chaude. Toute lvolution historique repose donc suivant le Canadien sur la curieuse

    notion de"temprature" des mdias.

    http://huyghe.fr

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  • 8/4/2019 Pouvoir des mdias

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    Pour lui, les media froids demandent davantage de "participation", et incitent le destinataire

    "complter" le message, en impliquant tous leurs sens dans son interprtation... l'inverse des

    mdias chauds dont le sens s'imprime dans le cerveau"comme un fer rouge", tout donn.

    L'implication/participation, notion-clef du systme, n'a donc rien voir avec une attitude

    passionnelle (au sens par exemple d'tre pris par un spectacle qui cre une illusion de ralit,

    propage des motions mimtiques...) mais avec la reconstruction du sens. Limage tlvise faible

    dfinition est"froide" par excellence ; elle mobilise tous les sens du rcepteur dans un processus

    participatif global et change sa psychologie Sa nature technologique explique son rle prdominant

    dans la naissance dune nouvelle civilisation.

    Limage surabondante

    Pourtant, limage tlvise a subi bien dautres mutations dans le sens de lamlioration de sa

    dfinition, de sa disponibilit et de sa qualit. La premire rvolution est celle de lenregistrement

    vido (sur Ampex en 1956) : partir de l, une image tlvise ne sera plus seulement une lucarne

    ouverte sur un spectacle actuel (un prsentateur, une chanteuse des acteurs rellement prsents) ou

    sur des images cinmatographiques projetes. Limage tlvise laisse ses traces sur un support

    dabord analogique (la bande vido). Il est bientt accessible aux particuliers dans les annes 70.

    Chacun devient son propre programmeur voyant les images vido quand et au rythme quil dsire.

    Entre temps, limage tlvise a acquis la couleur (avec les systmes Pal, Secam et Ntsc), les

    chanes se sont multiplies et parfois spcialises, le style tlvisuel chang, privilgiant une

    tlvision-miroir qui interpelle sans cesse le spectateur. Le zapping cre dautres faons de

    composer son menu dimages. Le rsultat final a assez peu voir avec larcho-tv dcrite par

    Umberto Eco ou avec feu lORTF.Mais surtout, limage tlvise est saisie par le mouvement gnral de la numrisation et de la

    convergence.

    La tlvision se reoit par antenne, par cble, par tlvision numrique terrestre, par ADSL, sur les

    tlphones.

    Une autre image est apparue, numrique ds son origine : celle des ordinateurs et dInternet.

    Chaque pixel de composants lectroluminescents combinant trois couleurs (rouge, vert et bleu),

    anim par un faisceau dlectrons contribue une dfinition de limage trs suprieure aux

    capacits de discrimination de lil humain. Surtout chaque pixel est"command" par des bits

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    lectroniques, stockables, reproductibles, transportables, calculables. Ici la question nest pas

    vraiment celle de sa qualit de limage. Le progrs est trs rapide : les crans accdent vite la

    haute dfinition, affichent 50 ou 60 images par seconde, et utilisent le balayage progressif, ils

    passent sur plasma, etc. Le problme est plutt celui du dbit. Les appareils capables de tlcharger

    de grandes quantits dimages animes ou de recevoir du contenu trs riche en streaming (lger

    diffr) restent encore un luxe relatif. Mais la tendance lourde va vers une image omniprsente, de

    plus en plus indpendante de son support comme de son canal de diffusion.

    Limage Internet change notre rapport avec les images. Chacun peut comment elles peuvent tre

    prise, stockes, traites, diffuses par nimporte qui de nimporte o. En outre, limage ne garantit

    plus rien : elle peut tre recompose et traite par des logiciels simples et chacun peut lancer

    une"image rumorale" (photo truque soit dans un but de dsinformation soit en manire de simple

    canular) dans lespoir de la voir se rpandre sur la plante. Ou, piochant son gr dans des stocks

    disponibles en ligne, composer sa propre uvre ou son montage. Sil est exagr de dire que chacun

    devient son mdia (le slogan We the Media), la production dimages et de programmes devient

    beaucoup plus accessible au non-professionnel.

    . On a souvent dit quune image tlvise ntait ni vraie ni fausse mais quelle signifiait ce que lui

    fait dire son commentaire, son fond musical, son montage, son cadrage, son contexte, etc. plus

    forte raison, limage dInternet apparat toujours dans un cadre : texte crit, musique, liens,

    animations, message parmi les messages. Le tout est organis par un mta-code : la structure

    gnrale de lcran. Souvent inscrite dans une fentre, faite pour tre navigable, adapte un

    dplacement du spectateur par droulement de haut en bas comme un codex, elle reflte de plus en

    plus la dmarche de linternaute"picorant" images et informations selon sa logique et son rythme.

    Elle dpend des systmes de rfrencement qui guident ses dplacements.

    De faon gnrale, les crans de tlvision et dordinateur (et bientt des tlphones portables) se

    rapprochent comme se rapprochent les modes de production des images. Ainsi dans une chane

    dinformation moderne, des journalistes travaillent sur des flux dimages venues du monde entier

    ou celles de leurs propres correspondants munis de camras numriques de plus en plus petites,

    images quils slectionnent et montent (ou pr-montent) sur des crans dordinateurs et quils

    commentent parfois sur un plateau virtuel. Mais en aval leurs missions vont aussi"migrer" sur des

    ordinateurs, des baladeurs numriques ou organisateur lectronique.

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    Mass media vs nous les mdias

    La cohabitation des"vieux" mass media fonctionnant suivant une logique industrielle (un vers tous,

    contenu standardis...) avec les mdias numriques la porte de chacun; mettre en parallle avec

    le passage des dmocraties d'autorit aux dmocraties d'influence.

    Mot n dans les annes 20, mass-media est un mlange de latin et danglo-amricain : un medium,

    sans accent est un mot latin, qui signifie initialement la fois un milieu et un intermdiaire. Mass

    est un mot anglais li la socit industrielle.

    "Mass media" est bien en effet une notion lie aux innovations de lre industrielle (cinma, affiche,

    radio, tlvision, presse). Le terme se rfre auxs moyens de communication destins aux masses,

    selon un schma un-vers-tous. Ils permettent de toucher immdiatement des audiences nombreuses

    et physiquement disperses. Le public concern tend tre anonyme (de moins en moins dtermin

    par la catgorie sociale, lge, le sexe, lethnie, etc. puisque tout le monde a accs la

    consommation mdiatique). Dautre part les mass-media supposent consommation rapide et

    renouvellement perptuel : une nouvelle chasse lautre, un spectacle le prcdent

    Or, cette ide de "masses" nest pas une notion des plus claire. Certains entendent par l"beaucoup

    de gens" (ce qui nest gure scientifique) ; dautres des publics "massifis", transforms en lments

    indistincts, ce qui revient prsumer de leur influence et poser que la socit moderne,

    contrairement celles qui la prcdent serait "lre des masses".

    Mais, lexprience a montr que les mdias "classiques" la tlvision, la radio pouvaient viser des

    publics trs spcialiss et que leurs contenus se diversifier mesure quils se multiplient.. Dans les

    annes 80, tout le monde pensait que le feuilleton Dallas tait larchtype de la culture industriellequi allait faire partager les mmes rves, les mmes valeurs et les mmes rfrences la plante

    entire. Un quart de sicle plus tard, qui soutiendrait une thorie aussi simpliste ?

    On peut enfin comprendre que les mass media sont des industries et sont soumis aux conditions de

    la production de masses, qui permet de reproduire un message en de multiples exemplaires (ou de le

    rpandre sur de vastes zones gographiques). revient mettre laccent sur la technique. Mais dans

    ce cas, nous retournons la case dpart : faut-il considrer, le medium comme simple vecteur par

    quoi passe limportant, cest--dire le message ? Ou faut-il, au contraire croire quil constitue un

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    http://www.huyghe.fr/actu_322.htmhttp://www.huyghe.fr/actu_314.htmhttp://www.huyghe.fr/livre_20.htmhttp://www.huyghe.fr/actu_127.htmhttp://huyghe.fr/http://huyghe.fr/http://www.huyghe.fr/actu_314.htmhttp://www.huyghe.fr/actu_314.htmhttp://www.huyghe.fr/actu_322.htmhttp://www