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Droit Déontologie & Soin 11 (2011) 422–426 Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com Synthèse Prescription de l’action en responsabilité civile hospitalière Anaïs Adergal (doctorante en droit) 184, rue Garibaldi, 69003 Lyon, France Disponible sur Internet le 23 novembre 2011 Résumé Une affaire jugée par la Cour Administrative de Paris permet de faire le point sur la très délicate question des délais de prescription pour exercer un recours contentieux. © 2011 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. Une femme qui avait été admise en urgence en état de déstabilisation psychiatrique à l’hôpital Boucicaut, relevant de l’Assistance Publique–Hôpitaux de Paris, a chuté, le 18 octobre 1992, de la fenêtre d’une chambre située au premier étage de cet hôpital, avec pour conséquence des séquelles neurologiques majeures. Elle n’a pas exercé de recours à l’époque, mais seulement beaucoup plus tard, le 9 décembre 2002, en demandant le bénéfice de la loi du 4 mars 2002 qui laisse désormais un délai de 10 ans à compter de la consolidation pour exercer un recours. Pour contourner cet obstacle, elle va contester les règles de prescription, ce qui permet à la Cour Administrative d’appel de Paris (29 juillet 2011, n o 10PA02900) de rendre un arrêt très motivé, faisant le point sur tous les aspects. L’analyse de la situation factuelle (2) suppose de rappeler d’abord quel est l’état du droit applicable (1). 1. Le droit applicable L’analyse de la situation conduit à analyser les règles classiques de la prescription quadriennale, posée par la loi du 31 décembre 1968 et les dispositions de la loi du 4 mars 2002 ayant créé un délai spécifique de prescription de 10 ans en droit de la responsabilité médicale. Adresse e-mail : [email protected] 1629-6583/$ – see front matter © 2011 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.ddes.2011.10.008

Prescription de l’action en responsabilité civile hospitalière

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Page 1: Prescription de l’action en responsabilité civile hospitalière

Droit Déontologie & Soin 11 (2011) 422–426

Disponible en ligne surwww.sciencedirect.com

Synthèse

Prescription de l’action en responsabilitécivile hospitalière

Anaïs Adergal (doctorante en droit)184, rue Garibaldi, 69003 Lyon, France

Disponible sur Internet le 23 novembre 2011

Résumé

Une affaire jugée par la Cour Administrative de Paris permet de faire le point sur la très délicate questiondes délais de prescription pour exercer un recours contentieux.© 2011 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

Une femme qui avait été admise en urgence en état de déstabilisation psychiatrique à l’hôpitalBoucicaut, relevant de l’Assistance Publique–Hôpitaux de Paris, a chuté, le 18 octobre 1992, de lafenêtre d’une chambre située au premier étage de cet hôpital, avec pour conséquence des séquellesneurologiques majeures. Elle n’a pas exercé de recours à l’époque, mais seulement beaucoup plustard, le 9 décembre 2002, en demandant le bénéfice de la loi du 4 mars 2002 qui laisse désormaisun délai de 10 ans à compter de la consolidation pour exercer un recours. Pour contourner cetobstacle, elle va contester les règles de prescription, ce qui permet à la Cour Administratived’appel de Paris (29 juillet 2011, no 10PA02900) de rendre un arrêt très motivé, faisant le pointsur tous les aspects. L’analyse de la situation factuelle (2) suppose de rappeler d’abord quel estl’état du droit applicable (1).

1. Le droit applicable

L’analyse de la situation conduit à analyser les règles classiques de la prescription quadriennale,posée par la loi du 31 décembre 1968 et les dispositions de la loi du 4 mars 2002 ayant créé undélai spécifique de prescription de 10 ans en droit de la responsabilité médicale.

Adresse e-mail : [email protected]

1629-6583/$ – see front matter © 2011 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.doi:10.1016/j.ddes.2011.10.008

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1.1. Les textes

1.1.1. Les règles classiques de la prescription quadriennaleLa règle de principe est posée par l’article premier de la loi no 68-1250 du 31 décembre 1968.Sont prescrites, au profit de l’État, des départements et des communes, sans préjudice des

déchéances particulières édictées par la loi et sous réserve des dispositions de la présente loi,toutes créances qui n’ont pas été payées dans un délai de quatre ans à partir du premier jour del’année suivant celle au cours de laquelle les droits ont été acquis. Sont prescrites, dans le mêmedélai et sous la même réserve, les créances sur les établissements publics dotés d’un comptablepublic.

L’article 2 définit comme cas d’interruption de la prescription :

• toute demande de paiement ou toute réclamation écrite adressée par un créancier à l’autoritéadministrative, dès lors que la demande ou la réclamation a trait au fait générateur, à l’existence,au montant ou au paiement de la créance, alors même que l’administration saisie n’est pas cellequi aura finalement la charge du règlement ;

• tout recours formé devant une juridiction, relatif au fait générateur, à l’existence, au montant ouau paiement de la créance, quel que soit l’auteur du recours et même si la juridiction saisie estincompétente pour en connaître et si l’administration qui aura finalement la charge du règlementn’est pas partie à l’instance ;

• toute communication écrite d’une administration intéressée, même si cette communication n’apas été faite directement au créancier qui s’en prévaut, dès lors que cette communication a traitau fait générateur, à l’existence, au montant ou au paiement de la créance ;

• toute émission de moyen de règlement, même si ce règlement ne couvre qu’une partie de lacréance ou si le créancier n’a pas été exactement désigné.

Un nouveau délai de quatre ans court à compter du premier jour de l’année suivant celle au coursde laquelle a eu lieu l’interruption. Toutefois, si l’interruption résulte d’un recours juridictionnel,le nouveau délai court à partir du premier jour de l’année suivant celle au cours de laquelle ladécision est passée en force de chose jugée.

L’article 3 de la loi traite de la personne qui ignore l’existence de son droit à agir. La prescriptionne court, ni contre le créancier qui ne peut agir, soit par lui-même ou par l’intermédiaire de sonreprésentant légal, soit pour une cause de force majeure, ni contre celui qui peut être légitimementregardé comme ignorant l’existence de sa créance ou de la créance de celui qu’il représentelégalement.

1.1.2. Le délai spécifique de prescription de 10 ans instauré par la loi du 4 mars 2002Aux termes de l’article L. 1142-28 du code de la santé publique issu de l’article 98 de la

loi no 2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système desanté, les actions tendant à mettre en cause la responsabilité des professionnels de santé ou desétablissements de santé publics ou privés à l’occasion d’actes de prévention, de diagnostic ou desoins se prescrivent par 10 ans à compter de la consolidation du dommage.

L’alinéa 2 de l’article 101 de la même loi a prévu un mécanisme d’application immédiate ainsirédigé : « Les dispositions de la section 6 du chapitre II du titre IV du livre Ier de la première partiedu même code sont immédiatement applicables, en tant qu’elles sont favorables à la victime ouà ses ayants droit, aux actions en responsabilité, y compris aux instances en cours n’ayant pasdonné lieu à une décision irrévocable ».

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Cette effet immédiat ne peut être contesté, comme le relève la Cour de Paris : « En prévoyant àl’article 101 de la loi du 4 mars 2002 que les dispositions nouvelles de l’article L. 1142-28 du codede la santé publique relatives à la prescription décennale en matière de responsabilité médicalesont immédiatement applicables, en tant qu’elles sont favorables à la victime ou à ses ayantsdroit, aux actions en responsabilité, y compris aux instances en cours n’ayant pas donné lieuà une décision irrévocable, le législateur a entendu porter à 10 ans le délai de prescription descréances en matière de responsabilité médicale qui n’étaient pas déjà prescrites à la date d’entréeen vigueur de la loi et qui n’avaient pas donné lieu, dans le cas où une action en responsabilitéavait été engagée, à une décision irrévocable ».

Toutefois, il est bien certain que cet article 101 n’a pas eu pour effet de relever de la prescriptioncelles de ces créances qui étaient prescrites en application de la loi du 31 décembre 1968 à la dated’entrée en vigueur de la loi du 4 mars 2002.

Le droit applicable aux créances antérieures est donc régi par la loi du 31 décembre 1968, maisse pose la question de la conventionalité de cette législation.

1.2. La validité de ces textes

1.2.1. La conventionnalité de la loi du 31 décembre 1968L’incontournable référence est l’article 6-1 de la convention européenne de sauvegarde des

droits de l’homme et des libertés fondamentales : « Toute personne a droit à ce que sa cause soitentendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable par un tribunal indépendantet impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations decaractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation dirigée contre elle (. . .) ».

L’article 6-1 est applicable à la contestation une demande contentieuse en responsabilité quiporte sur des droits et obligations de caractère civil au sens de cet article dès lors que cettecontestation est relative au droit des intéressés à percevoir une indemnisation en réparation depréjudices qu’ils ont subis. Il faut donc rechercher si la loi du 31 décembre 1968 est compatibleavec les droits défendus par l’article 6-1.

Les articles 1, 2 et 3 précités de la loi du 31 décembre 1968 ont pour objet de prescrire au profitdes collectivités publiques qui y sont visées les créances non payées dans un délai de quatre ansà partir du premier jour de l’année suivant celle au cours de laquelle les droits ont été acquis, touten prévoyant des mécanismes d’interruption de ce délai de prescription permettant aux créanciersde faire valoir leurs demandes ou leurs réclamations dès lors qu’elles ont trait au fait générateur,à l’existence, au montant ou au paiement de la créance.

La Cour Administrative souligne que la volonté du législateur de garantir la sécurité juridiquene remet pas en cause l’exerce du droit d’action dans des conditions incompatibles avec l’article6-1.

Ces articles ont été édictés dans un but d’intérêt général, en vue notamment de garantir lasécurité juridique des collectivités publiques en fixant un terme aux actions, sans préjudice desdroits qu’il est loisible aux créanciers de faire valoir dans les conditions et les délais fixés par cestextes.

Par suite, les dispositions des articles 1, 2 et 3 de la loi du 31 décembre 1968 ne peuvent êtreregardées comme portant atteinte au droit à un procès équitable, et notamment pas au principede l’égalité des armes, énoncé par les stipulations du 1 de l’article 6 de la convention européennede sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, lequel n’est pas absolu etpeut se prêter à des limitations notamment quant aux délais dans lesquels ces actions peuvent êtreengagées.

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Aussi, la loi du 31 décembre 1968 ne méconnait pas les stipulations de l’article 6-1.Dans la foulée, il faut examiner la conventionalité de l’article 101 de la loi du 4 mars 2002, qui

crée une inégalité parmi les plaideurs.

1.2.2. La conventionnalité de l’article 101 de la loi du 4 mars 2002Au regard notamment du principe de sécurité juridique, ainsi que l’a jugé le Conseil d’État

par l’arrêt du 15 novembre 2010, les titulaires des créances dont la prescription était légalementacquise à la date de l’entrée en vigueur de la loi du 4 mars 2002 ne se trouvaient pas dans la mêmesituation que les titulaires des créances qui n’étaient pas encore prescrites.

Pour la Cour Administrative de Paris, le débat est simple : « En se bornant à tirer les consé-quences de cette différence de situation en ne prévoyant pas d’application rétroactive du nouveaurégime de prescription, le législateur n’a pas méconnu le principe d’égalité ».

L’article 101 de la loi du 4 mars 2002 respecte principe d’égalité.

2. L’analyse factuelle

2.1. Les faits

La défénestration a eu lieu le 18 octobre 1992. Elle n’a pas entraîné de répercussions psychia-triques particulières et au contraire un traitement régulier a pu être donné, accepté par la patientequi jusque là avait été particulièrement réticente à un tel suivi psychiatrique, comme l’indiquel’expertise. En revanche, les conséquences ont été dramatiques sur le plan orthopédique. La défe-nestration a entraîné un polytraumatisme avec fracture comminutive de la vertèbre L1, une fracturedes deux calcanéums, un pneumothorax gauche et une contusion cérébrale.

La prise en charge s’est poursuivie du 23 novembre 1992 au 14 janvier 1994 dans un centre derééducation neurologique et de réadaptation fonctionnelle. Les fractures consécutives à la chuteont été consolidées au plus tard au cours du troisième mois post opératoire, soit au cours de l’année1993 et à sa sortie du centre, le 14 janvier 1994, Mme A. restait atteinte d’une paraplégie incom-plète motrice L1, complète motrice L4 spasmodique incomplète sensitive. Elle devait utiliser unfauteuil roulant et pouvait faire ses transferts fauteuil-lit et retour.

2.2. La consolidation

Il n’apparaît pas que ces troubles neurologiques aient évolué entre le mois de janvier 1994 etle 12 juillet 2004, date du décès de la patiente, survenu quelques mois avant le dépôt du rapportd’expertise.

L’expert a fixé la fin de la période d’incapacité temporaire totale au 14 janvier 1994, avecensuite une période d’incapacité temporaire partielle, pour dire la consolidation acquise au jourde l’expertise, le 11 septembre 2003.

La Cour analyse ces faits au regard de la notion de consolidation.À cet égard, ni la circonstance, relevée par l’expert, que la patiente se met de temps en temps

debout avec une aide, ni l’observation, consignée par le médecin traitant de l’intéressée dans uncertificat médical établi le 29 septembre 2002, selon laquelle la patiente a repris confiance en elle,à tel point qu’elle envisage maintenant à l’aide de son kinésithérapeute de remarcher un jour, nesuffisent à établir qu’elle avait récupéré la marche voire pouvait espérer le faire à plus ou moinsbrève échéance.

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De plus, la requête indiquant qu’aucune récupération neurologique n’a pu être faite et quedepuis son retour chez elle le janvier 1994, la patiente n’a pu circuler qu’en fauteuil roulant.

Aussi, la Cour conteste la date de consolidation fixée par l’expert : « nonobstant la circonstanceque l’expert désigné par le tribunal a noté que la consolidation peut être faite au 11 septembre2003, c’est-à-dire à la date à laquelle il a procédé à l’examen médical de l’intéressée, l’état desanté de la patiente était en réalité, ainsi que l’a jugé à bon droit le tribunal, consolidé au plus tardà la fin de son séjour au centre de rééducation, soit le 14 janvier 1994 ».

2.3. La prescription du recours

Ainsi, le délai de la prescription quadriennale n’aurait pas commencé à courir au plus tard au1er janvier 1995, conformément aux dispositions précitées de l’article 1er de la loi du 31 décembre1968.

Compte tenu de ce point de départ de la prescription, il incombait à la patiente d’agir enresponsabilité contre l’Assistance Publique–Hôpitaux de Paris avant le 31 décembre 1998.

La famille se prévaut des dispositions de l’article 3 de la loi du 31 janvier 1968, soutiennent quela patiente du fait de son accident, était dans l’incapacité d’agir en justice avant cette date. Mais,ils ne le démontrent pas par la seule production du certificat médical précité établi le 19 septembre2002 par son médecin traitant à qui il [. . .] semble, au vu de la transformation spectaculaire del’état thymique de [sa] patiente, que l’on peut dire que son état de santé à la date du 2 avril1998 l’empêchait d’agir utilement pour la préservation de ses droits.

Aussi, la créance était prescrite au 1er janvier 1999, soit avant le 9 décembre 2002, date à laquellela patiente a adressé pour la première fois une demande préalable d’indemnité à l’AssistancePublique–Hôpitaux de Paris et l’article 101 précité de la loi du 4 mars 2002 n’a pas eu pour effetde relever de la prescription les créances prescrites en application de la loi du 31 décembre 1968.