5
© 2008 – Elsevier Masson SAS – Tous droits réservés MEDECINE DU SOMMEIL - Année 5 - Avril - Mai - Juin 2008 18 Sommeil et douleur Prise en compte des rythmes biologiques dans le traitement de la douleur dossier B. Bruguerolle a , A. Boulamery a , N. Simon a a Laboratoire de pharmacologie médicale et clinique, Faculté de médecine de Marseille, Université de la Méditerranée et Hôpital de la Timone (AP-HM). Auteur correspondant : Bernard Bruguerolle Laboratoire de Pharmacologie Médicale et Clinique Faculté de médecine de Marseille Université de la Méditerranée 27, bd Jean-Moulin 13385 Marseille cedex 5 bernard.bruguerolle@ medecine.univ-mrs.fr Résumé Les rythmes biologiques sont impliqués dans tous les domaines de la pathologie : la douleur, en particulier, s’exprime de manière rythmique. Ne pas prendre en compte ce caractère rythmique ne permet pas d’appréhender la douleur dans toutes ses dimensions et donc de la traiter correctement. Le but de cet article est de présenter les notions de chronobiologie et leurs applications médicales dans le domaine des antalgiques. Après quelques rappels de notions générales de chronobiologie et de ses applications médicales pharmacologiques et thérapeutiques, leurs implications dans les modèles d’étude de la douleur puis des mécanismes qui la sous- tendent sont évoquées. Les aspects chrono- pharmacologiques et chronothérapeutiques des antalgiques sont ensuite présentés en classant les médicaments de la douleur selon leur puissance (classification en paliers de l’OMS). Quelques éléments thérapeutiques récents sont enfin présentés en perspective afin de proposer des outils adaptés à la chronothérapie antalgique. Mots-clés Douleur, rythmes biologiques, chrono- biologie, chronopharmacologie, antalgiques, thérapeutique. BIOLOGICAL RYTHMS INVOLVEMENT IN PAIN TREATMENT Summary Biological rhythms are involved in most of human diseases: among them, pain is not constant all along the 24 hour’s scale but varies. Pain may not be correctly treated if such a rhythmic pattern is not taken into account. The aim of the present work is to define and characterise biological rhythms and chronobiology in the specific area of pain in order to have in mind such data when treating pain. After some general notions on biological rhythms and chronobiology, their applications to experimental and clinical models of pain are presented. Then, chronopharmacological and chronotherapeutic aspects of pain relief are detailed by presenting analgesic drugs according to the OMS classification. Finally, perspectives and new therapeutic devices are evoked in order to present potential chronotherapeutic tools for treatment of pain. Keywords Pain, biological rhythms, chronobiology, chrono- pharmacology, analgesics, therapeutics.

Prise en compte des rythmes biologiques dans le traitement de la douleur

  • Upload
    n

  • View
    214

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

© 2008 – Elsevier Masson SAS – Tous droits réservés MEDECINE DU SOMMEIL - Année 5 - Avril - Mai - Juin 200818

Sommeil et douleur

Prise en compte des rythmes biologiquesdans le traitement de la douleur

d o s s i e r

B. Bruguerollea,A. Boulamerya, N. Simona

a Laboratoire de pharmacologiemédicale et clinique,Faculté de médecine de Marseille,Université de la Méditerranée etHôpital de la Timone (AP-HM).

Auteur correspondant :Bernard BruguerolleLaboratoire de PharmacologieMédicale et CliniqueFaculté de médecine de MarseilleUniversité de la Méditerranée27, bd Jean-Moulin13385 Marseille cedex [email protected]

Résumé

Les rythmes biologiques sont impliqués dans tous les domaines de la pathologie :la douleur, en particulier, s’exprime demanière rythmique. Ne pas prendre encompte ce caractère rythmique ne permetpas d’appréhender la douleur dans toutesses dimensions et donc de la traitercorrectement. Le but de cet article est deprésenter les notions de chronobiologie etleurs applications médicales dans le domainedes antalgiques.Après quelques rappels de notions générales de chronobiologie et de sesapplications médicales pharmacologiques et thérapeutiques, leurs implications dans les modèles d’étude de la douleur puis des mécanismes qui la sous-tendent sont évoquées. Les aspects chrono-pharmacologiques et chronothérapeutiquesdes antalgiques sont ensuite présentés enclassant les médicaments de la douleur selonleur puissance (classification en paliers del’OMS). Quelques éléments thérapeutiquesrécents sont enfin présentés en perspectiveafin de proposer des outils adaptés à lachronothérapie antalgique.

Mots-clés

Douleur, rythmes biologiques, chrono-biologie, chronopharmacologie, antalgiques,thérapeutique.

BIOLOGICAL RYTHMS INVOLVEMENTIN PAIN TREATMENT

Summary

Biological rhythms are involved in most ofhuman diseases: among them, pain is notconstant all along the 24 hour’s scale butvaries. Pain may not be correctly treated if sucha rhythmic pattern is not taken into account.The aim of the present work is to define and characterise biological rhythms andchronobiology in the specific area of pain inorder to have in mind such data when treatingpain.After some general notions on biologicalrhythms and chronobiology, their applicationsto experimental and clinical models of pain arepresented. Then, chronopharmacological andchronotherapeutic aspects of pain relief are detailed by presenting analgesic drugsaccording to the OMS classification. Finally,perspectives and new therapeutic devices are evoked in order to present potentialchronotherapeutic tools for treatment of pain.

Keywords

Pain, biological rhythms, chronobiology, chrono-pharmacology, analgesics, therapeutics.

MEDECINE DU SOMMEIL - Année 5 - Juillet - Aôut - Septembre 2008 19

INTRODUCTION

La douleur est l’un des plus vieux symptômes auquel est confrontéle médecin : sa sémiologie fait souvent appel aux notions de lieu(où ?), d’intensité (beaucoup ?), de mécanisme (comment ?) maisaussi de moment de survenue (quand ?). De tout temps, la notiond’horaire de survenue de la douleur a été évoquée en médecine etparticipe au diagnostic. Pourtant, contrairement à d’autresdomaines de la pathologie, cette connaissance n’a pas été suivied’applications à la thérapeutique, même s’il est évident qu’untraitement antalgique est souvent plus efficace au moment del’acmé de la douleur.Malgré toutes les directives et consensus sur lesujet, la douleur reste, dans de très nombreuses occasions, unsymptôme insuffisamment soulagé sans doute à cause de lacomplexité de la douleur et de ses multiples composantes, de ladifficulté de son évaluation correcte, de la sous-estimation de ladouleur ressentie par le patient, de la mauvaise utilisation desantalgiques… Parmi tous ces facteurs, l’heure de survenue de ladouleur n’est pas suffisamment prise en compte dans l’évaluationcomme dans le traitement de la douleur [1]. Cet article a pourobjectif de développer ces notions pour présenter un certainnombre d’expériences et d’essais mettant en exergue la prise enconsidération des rythmes de la douleur afin de mieux enappréhender le traitement.

NOTIONS DE RYTHMES BIOLOGIQUES

Tout phénomène, clinique ou biologique n’est pas « figé » dans letemps puisqu’il est soumis à des variations périodiques etprévisibles dans le temps : l'alternance de la veille et du sommeil, lesvariations de la température ou des sécrétions hormonales au coursdes 24 heures, du mois ou de l'année sont autant d'exemples detelles variations, qui définissent ce que l'on nomme « rythmesbiologiques » dont l’étude constitue la chronobiologie [2].Ces rythmes biologiques se distinguent par des périodesdifférentes : les plus connus et les plus étudiés sont les rythmes dits« circadiens » dont la période est d'environ 24 heures. D'autresrythmes ont une période plus courte (rythmes enzymatiques,activités électriques recueillies à l'EEG ou l'ECG...) et sont appelésultradiens. Il existe aussi des rythmes de période plus longue, del'ordre d'un mois (circamensuels) ou d'un an (circannuels).Les rythmes biologiques sont influencés par la rythmicité desfacteurs du milieu environnant (nommés synchroniseurs) tels quel'alternance du jour et de la nuit,du repos et de l'activité,du jeune etde l'alimentation, du bruit et du silence. Le synchroniseur le pluspuissant chez les mammifères est la lumière, les facteurs non-photiques (alimentation, température…) n’ayant été que peuétudiés chez l’homme.Toute modification de ces synchroniseurs estsuivie d'une modification parallèle des rythmes étudiés : les rythmes biologiques peuvent donc être avancés ou retardésparallèlement au décalage du synchroniseur (avance ou retard dephase). En outre, la disparition ou la suppression de cessynchroniseurs laisse persister dans la plupart des cas les rythmesbiologiques, mais en modifie la période, dévoilant une composantehéréditaire de cette rythmicité. Les synchroniseurs ne créent doncpas les rythmes biologiques mais sont responsables de leurentraînement dans la limite de la période de chacun et jouent doncun rôle de mise à l'heure,permettant ainsi une meilleure adaptationde l'individu à son milieu environnant. Il est donc bien clair quel’appellation de « rythme circadien » fait référence à un rythmed’origine endogène, c'est-à-dire qui persiste en l’absence de

synchroniseurs (libre cours).Les rythmes circadiens sont contrôlés chez les mammifères par unehorloge interne localisée dans le noyau suprachiasmatique situé à labase de l’hypothalamus. Le fonctionnement de cette horlogerepose sur des mécanismes impliquant des gènes appelés « gènes horloge » (Per1, Per2, Cry1, Cry2, clock, Bmal1) codant pourdes protéines intervenant au niveau central, sur des boucles derégulation dans ce noyau suprachiasmatique ; de nombreux travaux ont également montré l’existence d’horloges périphériques(foie, intestin, rein…). L'ensemble des rythmes de même périodeconstitue ainsi, à l'échelle de l'organisme entier, une véritablestructure temporelle : notre organisme est donc constitué d’unensemble de rythmes agencés dans le temps qui vont pouvoir êtremodifiés harmonieusement ou au contraire être perturbés parcertaines modifications socio-écologiques (vols transméridiens,travail posté avec rotations des horaires de travail...), lesmédicaments ou la maladie. Le travail posté ou le travail de nuitsont autant de situations qui peuvent éprouver notre organisme enlui imposant des contraintes temporelles. Les réactions à cescontraintes sont difficilement prévisibles d’un individu à un autre etle sont également chez un même sujet au cours des années.Compte tenu des conditions de synchronisation que nous avonsévoquées, il est reconnu que les rotations rapides de quarts sont engénéral mieux supportées. En ce qui concerne le travail de nuit et en dehors de critères chronobiologiques, il faut bien admettre quenotre société et la vie de tous les jours ne sont pas adaptées à detelles organisations.L’organisme étant constitué d’un ensemble de rythmes biologiques,il est aisé de comprendre que suivant l'état dans lequel il se trouve au moment ou il reçoit un médicament, sa réponse sera différente : c'est ce qui constitue la base des phénomèneschronopharmacologiques [3].La chronopharmacologie étudie l'influence du momentd'administration des médicaments sur la réponse de l'organisme etconcerne donc l'étude des variations temporelles de la toxicité desmédicaments et de leur activité (qualitative ou quantitative) [3]. Lesmécanismes impliqués dans ces phénomènes font appel,d’une part,aux variations temporelles du mode d’action de ces médicamentsimpliquant les variations au cours des 24 heures de fixation auxrécepteurs et des mécanismes de transduction et, d’autre part, ilspeuvent dépendre de variations temporelles de la cinétique(chronopharmacocinétique) incluant les variations temporelles de résorption, distribution, métabolisme et élimination liées au moment d’administration [3] ; par exemple, les activitésenzymatiques hépatiques (sous contrôle du système circadien) dontplus particulièrement les cytochromes P450, responsables desréactions d’oxydations, varient au cours des 24 heures.L'application pratique de ces données conduit à la possibilité dechoisir le meilleur moment d'administration du médicament entermes de recherche d’une meilleure efficacité et/ou d’une meilleuretolérance (chronothérapeutique).Ainsi, dans la plupart des domaines de la pathologie, une approchedifférente de la thérapeutique est permise par la distribution temporelledes médicaments : la prise en compte du temps peut permettre unemeilleure efficacité et une meilleure tolérance des médicaments [4,5].

ASPECTS CHRONOBIOLOGIQUES DE LA DOULEURPROVOQUÉE OU « PATHOLOGIQUE »

Un certain nombre de travaux expérimentaux utilisant différentsstimuli nociceptifs ont mis en évidence une plus grande sensibilité

MEDECINE DU SOMMEIL - Année 5 - Juillet - Aôut - Septembre 200820

à la douleur en fin de période nocturne chez les rongeurs, c'est-à-dire en fin de période d’activité [6-8].À l’inverse de ces données, les résultats chez l’homme sur ladouleur provoquée sont moins cohérents jusqu’à sembler encontradiction. Des stimuli douloureux (choc électrique, stimulationélectrique, chaleur radiante…) provoquent chez l’homme unedouleur variable au cours des 24 heures qui passe par unmaximum le matin [9]. Au contraire, la douleur provoquée parcoussinets gonflables est maximale la nuit de même que la douleurmesurée après application de garrots [10].Ces données apparemment contradictoires sur la variationnycthémérale de la douleur sont à interpréter en fonctiond’éléments méthodologiques (différence de stimuli douloureuxappliqués, différentes mesures de l’intensité ou du seuil de la douleur…), implication de phénomènes psychologiquesdifférents… L’étude de Pöllman [11] est caractéristique pourl’illustrer : sur plus de 5 700 demandes d’analgésiques en pratiquedentaire, le maximum de douleur (estimé par la plus fortedemande d’antalgiques) est observé au petit matin (6 h) dans lesdeux jours suivants l’intervention. En revanche, 4 jours plus tard, lademande maximale se situe en fin de journée vers 20 h : cettemodification radicale peut tout à fait s’expliquer par une variationde la dominante protopathique ou épicritique de la douleur. Il estdonc évident que le phénomène est plus complexe qu’il n’y paraîtet que d’autres études sont nécessaires, mais dans le respect denombreuses contraintes méthodologiques selon les modèleschoisis de douleur provoquée.D’autres études se sont intéressées à la douleur observée au coursd’affections telles que la migraine, les douleurs dentaires, l’arthrite,l’angor, l’infarctus du myocarde : la plupart démontrent un picmatinal de la douleur [1]. À l’opposé, une douleur plus importanteen fin de journée ou en première partie de nuit est démontrée pourles douleurs cancéreuses ou au cours de coliques hépatiques [12].Les nombreuses études sur les douleurs rhumatologiquesillustrent également certaines de ces contradictions [13] : au coursde l’arthrite rhumatoïde,une prédominance matinale de la douleurest le plus souvent décrite [14, 15] alors que la douleur provoquéepar les arthrites est maximale le soir [16, 17] ; pourtant, Bellamy arécemment décrit une prédominance de la douleur et des raideursau cours d’ostéoarthrites de la main [18]. Ici aussi la variabilitéinterindividuelle, les heures différentes de prise d’antalgiques et lescaractéristiques cliniques de synchronisation des sujets peuventexpliquer, en partie du moins, ces différences, soulignant une foisde plus l’importance de la prise en compte de tous ces facteursinterférents.Dans le domaine néphrologique, la fréquence des crises decoliques néphrétiques au petit matin décrites par plusieurs auteurs[19, 20] peut s’expliquer par les variations au cours des 24 heuresdes caractéristiques physiopathologiques telles que la filtrationglomérulaire rénale, le débit sanguin, le pH…Plus récemment, Aya et al. [21] ont montré chez plus de 220femmes enceintes la prédominance le soir des douleurs du travailévaluées par échelles visuelles analogiques.Il est donc bien établi au cours de ces études cliniques que ladouleur est variable au cours du nycthémère : cette évaluation estun préliminaire indispensable avant tout traitement qui pourra,nous le verrons plus loin, en tenir compte par une distributiondissymétrique au cours des 24 heures. Il faut donc souligner lanécessité et l’importance de la prise en compte du moment de ladétermination dans l’évaluation de la douleur qui conditionne

toute la suite de la thérapeutique, ce qui est, il faut le noter, trèsrarement effectué.

ASPECTS CHRONOBIOLOGIQUES DES MÉCANISMESNEUROCHIMIQUES DE LA DOULEUR

La douleur est nous l’avons souligné un phénomène complexe. Sesmécanismes physiopathologiques et neurochimiques le sontégalement et de plus n’échappent pas aux variations temporelles.L’activation des nocicepteurs met en jeu de nombreux médiateurs(bradykinine, cytokines, glutamate, peptides opioïdes, prostanoïdes,sérotonine, substance P, NO…) qui vont constituer des ciblespotentielles des antalgiques et qui pour beaucoup d’entre eux sontsoumis à des variations nycthémérales [22]. Par exemple, lasubstance P varie au cours des 24 heures en passant par unmaximum durant la nuit chez le rat [23]. De même les opioïdes, labêtaendorphine, la met-enképhaline présentent des valeursmaximales en fin de journée ou au cours de la nuit, période d’activité des rongeurs. Ces données sont cohérentes avec une lameilleure efficacité des analgésiques observée au même moment [1,13].Chez l’homme (actif durant la journée), dont la synchronisationest inversée par rapport aux rongeurs (actifs durant la nuit), lespeptides opioïdes et la bêtaendorphine sont plus élevés en débutde matinée [24].Il semble donc que les variations des peptides opioïdes au coursdes 24 heures puissent, en partie du moins, expliquer les variationsdécrites.

ASPECTS CHRONOPHARMACOLOGIQUES ETCHRONOTHÉRAPEUTIQUES DES ANTALGIQUES

Le traitement de la douleur fait appel à de nombreux médicamentsdont les indications sont liées à l’intensité de la douleur en accordavec la classification de l’OMS en trois paliers ; ainsi peuvent êtreutilisés dans cet ordre : l’aspirine et les salicylés, le paracétamol, lesantiinflammatoires non stéroïdiens (palier I), le tramadol et lesmorphiniques faibles (palier II), puis les morphiniques forts (palier III).

Effet placebo

Symptôme subjectif, très dépendant de facteurs psychologiques, ladouleur est sensible à l’action de placebo. Ainsi, Pöllman adémontré chez le volontaire sain qu’une douleur expérimentaleprovoquée par le froid est différemment soulagée par un placeboavec un maximum d’efficacité au cours de la journée alors que son administration la nuit n’entraîne aucun effet [25]. Sur la plan chronopharmacologique il est donc très important de noter que même un placebo (sensé être dénué de tout effetpharmacologique) ne possède pas les mêmes propriétés enfonction de son heure d’administration. D’un point de vueméthodologique, cet effet est donc à prendre en compte pourévaluer correctement tout effet chronopharmacologique, c'est-à-dire lié au moment de son administration.

Antalgiques de palier I

ParacétamolTrès peu de travaux ont été consacrés aux effets du paracétamol enfonction de son heure d’administration. Sur un modèle de douleurinflammatoire chronique chez le rat (adjuvant de Freund),

d o s s i e r

MEDECINE DU SOMMEIL - Année 5 - Juillet - Aôut - Septembre 2008 21

Millecamps et al. [26] ont démontré l’altération des rythmesd’activité motrice provoquée par administration de paracétamol etégalement d’inhibiteurs des cyclo-oxygénases 2 ; en revanche,l’administration d’aspirine n’a pas perturbé ces rythmes [26].Quelques travaux sur le versant pharmacocinétique ont enrevanche établi des variations de la cinétique du paracétamol enfonction de l’heure :Bellanger a démontré une augmentation de sademi-vie chez le rat lors de son administration au cours de la nuit,période d’activité chez les rongeurs. Chez l’homme, Bruguerolle etal. ont établi de plus fortes concentrations plasmatiques deparacétamol chez le volontaire sain après administration matinale,en début de période d’activité [27]. Il reste donc à rechercherl’éventualité d’un effet chronopharmacodynamique duparacétamol.

Anti-inflammatoires non-stéroïdiensDe nombreux travaux tant expérimentaux que cliniques ont établipour les salicylés, les anti-inflammatoires non stéroïdiens commel’indométacine, le kétoprofen ou le tenoxicam des effetschronopharmacologiques et chronocinétiques [28]. Par exemplechez le volontaire sain, la pharmacocinétique de l’indométacine estcaractérisée par des taux plus élevés après une prise matinale [28,29] alors que la forme à libération retardée de ce médicamentadministré chez des sujets âgés ne montre pas les mêmes effetschronopharmacologiques [30].Chez l’animal, il a été clairement montré que la toxicité aiguëdépend de l’heure d’administration des salicylés [31] et quel’efficacité des AINS sur un modèle animal d’inflammationchronique pouvait varier de près de 50 % selon le momentd’administration [32].Chez l’homme, plusieurs essais sont cohérents avec les donnéesanimales : dans l’ostéoarthrite par exemple l’indométacine s’estavérée plus efficace selon le moment de son administrationcorrespondant au moment de la douleur la plus intense et satoxicité a été moindre lorsqu’elle était administrée le soir (33 %d’effets indésirables contre 7 % lorsque le médicament est pris lematin) [16]. Comme cela a été détaillé dans une revue récente de lalittérature [1], il est important de prendre en considération dans detelles études de nombreux facteurs de variation capablesd’interférer : ne pas tenir compte par exemple de disparitésinterindividuelles du rythme de la douleur provoquée, chez lesdifférents sujets de l’étude expose à ne pas pouvoir observer l’effetchronopharmacologique, pourtant bien réel.Au final, il est donc bien admis que les AINS sont mieux tolérés lorsd’une prise le soir (chez des sujets actifs durant la journée et sereposant la nuit).

Anesthésique locauxDe nombreuses expériences animales ont démontré les variationsliées à l’heure d’administration de la toxicité des anesthésiqueslocaux amidés, c'est-à-dire de la xylocaïne, la mépivacaïne,l’étidocaïne et la bupivacaïne (revue dans [33]).Chez l’homme, les variations au cours des 24 heures de l’effetanesthésique local en chirurgie dentaire ont été démontrées parReinberg et Reinberg [34] puis confirmées par Pöllman [35] : lalidocaïne et la mépivacaïne produisent une anesthésie locale pluslongue en début d’après midi. Par ailleurs, l’utilisation de cesproduits en anesthésie péridurale au cours du travail a permisd’établir une anesthésie plus importante lorsque l’injectionpéridurale est effectuée vers 17 h [36].Les mécanismes de ces modifications d’activité anesthésique

peuvent en partie s’expliquer par des variations du comportementpharmacocinétique de ces anesthésiques locaux. Chez l’animalcomme chez l’homme, il a été clairement établi que le profilpharmacocinétique de ces agents dépend du moment de leuradministration [33]. Il a même été démontré chez l’homme que,malgré un apport continu à la seringue électrique à débit constantdurant 36 heures, les concentrations plasmatiques variaient demanière nycthémérale avec une amplitude de près de 60 % [37].

Antalgiques de palier II(opiacés faibles : tramadol)

Des données animales ont établi une plus forte toxicité dutramadol lorsqu’il est administré en milieu de période nocturned’activité [38] ce qui était corrélé avec les concentrationsplasmatiques les plus élevées. Par ailleurs, l’activité analgésique dutramadol évaluée chez la souris sur des modèles de douleurprovoquée (pression de la queue, plaque chauffante) a étémaximale à la fin de la période d’activité. Chez l’homme, Hummelet al. décrivent une plus forte activité analgésique lorsque letramadol (50 mg) est administré le soir par rapport à la prise dumatin [39].

Antalgiques de niveau III(opiacés forts : morphiniques)

Parmi les premiers dans le domaine, Lutsch et Morris [40] ontdémontré que l’analgésie induite par la morphine chez la sourisétait maximale après administration en début de périoded’activité.Chez l’homme, relativement peu d’études se sont intéressées auxvariations d’efficacité des morphiniques en fonction de leurmoment d’administration. L’une des manières indirectes de mettreen évidence ces variations peut reposer sur l’évaluation desbesoins en morphine chez des patients qui la reçoivent enperfusion dont ils contrôlent eux-mêmes le débit d’administration(PCA) ; ainsi, Graves et al. [41] ont montré dans les suites dechirurgie gastrique un pic de demande maximale de morphine auxalentours de 9 h. Les résultats obtenus par Auvil-Novack et al. [42]chez des patientes subissant une chirurgie gynécologique vontdans le même sens en confirmant une demande maximale demorphine en début de matinée. Plus récemment avec lamépéridine, le maximum d’effet analgésique a également étéobservé après administration matinale [43]. Au cours de l’utilisation intrathécale de morphiniques, Debon et al. ont montréqu’un autre morphinique, le sufentanyl, peut provoquer enpratique obstétricale une analgésie variant de plus de 30 % selonle moment d’administration [44].Comme pour les analgésiques précédents, les mécanismesexpliquant ces phénomènes peuvent être d’ordre pharma-codynamique, tel que l’effet sur la libération de bêtaendorphinescomme le suggèrent les travaux de Rasmussen et Farr [45] oud’ordre pharmacocinétique. Chez le chien par exemple, il a étémontré que la cinétique d’une forme à libération retardée demorphine révélait des concentrations plus élevées vers 7 h 30.

PERSPECTIVES ET NOUVEAUX APPORTS THÉRAPEUTIQUES MÉDICAMENTEUX

Comme nous l’évoquions précédemment, la douleur est trèssouvent insuffisamment soulagée et de nombreux procédés

B. Bruguerolle, A. Boulamery, N. Simon Prise en compte des rythmes biologiques dans le traitement de la douleur

MEDECINE DU SOMMEIL - Année 5 - Juillet - Aôut - Septembre 200822

nouveaux ont été introduits ces dernières années pour essayer demieux contrôler la douleur. Sans détailler ces moyens nouspouvons évoquer les systèmes de délivrance programmés desantalgiques utilisant des pompes chronomodulées permettantd’apporter au moment choisi le médicament au niveau de ses cibles.L’analgésie contrôlée par le patient (PCA) est désormais accessiblepar voie orale et épidurale (PCEA). Les systèmes de délivrancetransdermiques sont également une autre alternative pourl’administration des anesthésiques locaux par exemple (EMLA).Enfin, la délivrance de l’analgésique programmée par modélisation(administration en objectif de concentration) est actuellementutilisée pour le propofol, le fentanyl et le remifentanyl [1].Il est important de préciser que dans la plupart des cas ladimension chronobiologique n’est pas prise en compte. Pourtantl’outil existe, puisque ces moyens permettent de choisir trèsprécisément, à condition de le vouloir, un moment optimal dedélivrance.

CONCLUSIONS

Il apparaît très clairement que la douleur, phénomène complexe etsouvent difficile à appréhender dans toutes ses dimensions n’estpas, à l’heure actuelle, suffisamment soulagée. La dimensionchronobiologique du symptôme est une évidence, ses variationsinter et intra-individuelles également. La prise en compte desrythmes biologiques dans son évaluation semble indispensablepour mieux comprendre ces variations et fournit une basenécessaire à son traitement : la douleur est rarement constante,pourquoi son traitement le serait-il ?Nous sommes persuadés que la prise en considération desrythmes individuels de douleur pourrait améliorer le soulagementde la douleur de manière plus rationnelle, prévisible et plusefficace. Pourtant, la complexité des phénomènes douloureux etl’importance de la variabilité inter et intra-individuelle nepermettent pas actuellement de recommandations autres que leconseil de la prise en compte de la dimension temporelleindividuelle pour adapter le traitement antalgique : il reste doncencore de nombreuses études à réaliser. n

Références

[1]Bruguerolle B, Labrecque G. Rhythmic pattern in pain and their chronotherapy.AdvDrug Dev Research 2007;59: 883-95.[2]Reinberg A. Notions de base et definitions. Paris : Les Presses Universitaires deFrance. 1993:6-36.[3]Bruguerolle B, Grignon S. Chronopharmacology. Pathol Biol (Paris) 1996;6:547-554.[4]Lemmer B. Chronobiology, drug-delivery, and chronotherapeutics. Adv Drug DelivRev 2007;59:825-7.[5]Lévi F, Focan C, Karaboué A, et al. Implications of circadian clocks for the rhythmicdelivery of cancer therapeutics. Adv Drug Deliv Rev. 2007;59:1015-35.[6]Frederickson RC, Burgis V, Edwards JD. Hyperalgesia induced by naloxone followsdiurnal rhythm in responsivity to painful stimuli. Science 1977;198:756-8.[7]Wesche DL, Frederickson RC. Diurnal differences in opioid peptide levelscorrelated with nociceptive sensitivity. Life Sci 1979;24:1861-8.[8]Kavaliers M, Hirst M. Daily rhythms of analgesia in mice: effects of age andphotoperiod. Brain Res 1983;279:387-93.[9]Bourdalle-Badie C, Andre M, Pourquier P, et al. Circadian rhythm of pain in man:study by measure of nociceptive flexion reflex. Ann Rev Chronopharmacol1990;7:249-52.[10]Koch HJ, Raschka C. Diurnal variation of pain perception in young volunteersusing the tourniquet pain model. Chronobiol Int 2004;21:171-3.[11]Pöllmann L. Duality of pain demonstrated by the circadian variation in toothsensibility, in: Haus E, Kabat H. (Eds), Chronobiology. Basle:Karger 1984:225-8.[12]Rigas B, Torosis J, McDougall CJ, et al. The circadian rhythm of biliary colic. J ClinGastroenterol 1990;12:409-14.

[13]Labrecque G,Vanier MC. Rhythms, pain and pain management. In: Redfern P (Ed),Chronotherapeutics. London: Pharmaceutical Press. 2003:212-33.[14]Kowanko IC, Pownall R, Knapp MS et al. Circadian variations in the signs andsymptoms of rheumatoid arthritis and in the therapeutic effectiveness of flurbiprofenat different times of the day. Br J Clin Pharmacol 1981;11:477-84.[15]Cutolo M, Masi AT. Circadian rhythms and arthritis. Rheum Dis Clin North Am2005;31:115-29.[16]Lévi F, Le Louarn C, Reinberg A. Timing optimizes sustained-release indomethacintreatment of osteoarthritis. Clin Pharmacol Ther 1985;37:77-84.[17]Bellamy N, Sothern RB, Campbell J. Rhythmic variations in pain perception inosteoarthritis of the knee. J Rheumatol 1990;17:364-372.[18]Bellamy N, Sothern RB, Campbell J, et al. Rhythmic variations in pain, stiffness, andmanual dexterity in hand osteoarthritis. Ann Rheum Dis 2002;61:1075.[19]Manfredini R,Gallerani M,Cecilia O,et al.Circadian pattern in occurrence of renal colic inan emergency department:analysis of patients' notes.Br Med J 2002;324:767.[20]Boari B,Manfredini R.Circadian rhythm and renal colic.Recenti Prog Med 2003;94:191-3.[21]Aya AG, Vialles N, Mangin R, et al. Chronobiology of labour pain perception: anobservational study. Br J Anaesth 2004;93:451-3.[22]Petraglia F, Fachinetti F, Parrini D, et al. Simultaneous circadian variation in plasmaACTH, betalipoprotein, betaendorphine and cortisol. Horm Res 1983;17:147-52.[23]Kelderlhue B, Palkovits M, Karteszi M, et al. Circadian parathion in substance P,luliverin (LH-RH) and thyroliberin (TRH) contents in hypothalamic and extrahypothalamic brain nuclei of adult rats. Brain Res 1981;206:405-13.[24]Pikula DL, Harris EF, Desiderio DM, et al. Methionine enkephalin-like, substance P-like, and beta-endorphin-like immunoreactivity in human parotid saliva. Arch OralBiol 1992;37:705-9.[25]Pöllmann L. Circadian variation of potency of placebo as analgesic. Funct Neurol1987;22:99-103.[26]Millecamps M, Jourdan D, Leger S, et al. Circadian pattern of spontaneousbehavior in monarthritic rats: A novel global approach to evaluation of chronic painand treatment effectiveness. Arthritis Rheum 2005;52:3470-8.[27]Bruguerolle B, Bouvenot G, Bartolin R, et al. Chronokinetics of acetaminophen inelderly patients. Ann Rev Chronopharmacology 1990;7:265-8.[28]Labrecque G, Bureau JP, Reinberg A. Biological rhythms in the inflammatoryresponse and in the effects of non-steroidal anti-inflammatory drugs. Pharmacol Ther1995; 66:285-300.[29]Clench J, Reinberg A, Dziewanowska Z, et al. Circadian changes in thebioavailability and effects of indomethacin in healthy subjects. Eur J Clin Pharmacol1981;20:359-69.[30]Guissou P, Cuisinaud G, Llorca G, et al. Chronopharmacokinetic study of aprolonged release form of indomethacin. Eur J Clin Pharmacol 1983;24:667-70.[31]Ohdo S, Agawa N, Song JG. Chronopharmacological study of acetylsalicylic acidin mice. Eur J Pharmacol 1995;293:151-7.[32]Labrecque G, Belanger PM, Dore F. Chronopharmacologie de l’indométhacinedans des modèles expérimentaux d’inflammation aigue ou chronique. TribuneMédicale 1982;1:21-6.[33]Bruguerolle B. Local anaesthetics. In: Redfern Ph, Lemmer B (Eds), Physiology andpharmacology of biological rhythms. Berlin: Springer-Verlag. 1997:607-18.[34]Reinberg A, Reinberg MA. Circadian changes in the duration of action of localanesthetic agents. Naunyn-Schiedebergs Arch Pharmacol 1977;297:149-52.[35]Pöllman L. Circadian changes in the duration of local anaesthesia. J InterdisciplCycle Res 1981;12:187-91.[36]Debon R, Chassard D, Duflo F, et al. Chronobiology of epidural ropivacaine:variations in the duration of action related to the hour of administrationAnesthesiology 2002;96:542-5.[37]Bruguerolle B, Dupont M, Lebre P, et al. Bupivacaine chronokinetics in man after aperidural constant rate infusion. Ann Rev Chronopharmacol 1988;5:223-6.[38]Liu XP, Song JG. Chronopharmacology of tramadol in mice. Yao Xue Xue Bao2001;36:561-4.[39]Hummel T, Kraetsch HG, Lotsch J, et al. Analgesic effects of dihydrocodeine andtramadol when administered either in the morning or evening. Chronobiol Int1995;12:62-72[40]Lutsch EF, Morris RW. Circadian periodicity in susceptibility to lidocainehydrochloride. Science 1967;15:100-2.[41]Graves D, Batenhorst R, Bennett R et al. Morphine requirements using patient-controlled analgesia: influence of diurnal variation and morbid obesity. Clin Pharm1983;2: 9-53.[42]Auvil-Novak SE, Novak R, Smolensky MH, et al. Temporal variation in the self-administration of morphine sulfate via patient-controlled analgesia in postoperativegynecologic cancer patient. Ann Rev Chronopharmacol 1990;7:253-6.[43]Ritschel WA, Bykadi G, Ford DJ, et al. Pilot study on disposition and pain relief afteri.m. administration of meperidine during the day or night. Int J Clin Pharmacol TherToxicol 2003;21:218-23.[44]Debon R, Boselli E, Guyot R, et al. Chronopharmacology of intrathecal sufentanilfor labor analgesia: daily variations in duration of action. Anesthesiology2004;101:978-82.[45]Rasmussen NA, Farr LA. Effects of morphine and time of day on pain and beta-endorphin. Biol Res Nurs 2003;5:105-16.

d o s s i e r