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Article original Prise en charge de lanorexie mentale de ladolescent quand le pronostic vital est engagé Taking care adolescent anorexia nervosa when death risk is engaged F. Askenazy (Psychiatre de lenfant et de ladolescent, praticien hospitalier) Service universitaire de psychiatrie de lenfant et de ladolescent, Fondation Lenval, 57, avenue de la Californie, 06200 Nice, France Résumé Lanorexie mentale de lenfant et de ladolescent est reconnue comme une pathologie détiologie multifactorielle. Malgré une meilleure compréhension étiopathogénique, la mortalité est encore importante. Lobjet de cet article est de retranscrire une expérience clinique hospitalière auprès dadolescents anorectiques au moment de la mise en jeu du pronostic vital. À partir dune observation clinique, nous montrons que la compréhension psychodynamique du trouble est alors un outil important pour la construction de la conduite thérapeutique. Nous proposons ensuite une réflexion théorique à partir du concept du négatif et décrivons les conséquences pratiques qui en ont découlé. © 2007 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. Abstract Child and adolescent anorexia nervosa is now recognised as multi-etiological pathology. Despite the level of understanding, death rate is still important. The aim of this paper is to describe clinical experience with anorectic adolescents when the risk of death is extremely strong. Through the description of a case report we underline the importance of psychodynamic understanding. It is an helpful instrument in the choice of therapeutical interventions. We present a theorical point of view and the subsequent practical results. © 2007 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. Mots clés : Anorexie mentale ; Adolescence ; Pronostic vital ; Théorie psychodynamique ; Implication thérapeutique Keywords: Anorexia nervosa; Adolescence; Death risk; Psychodynamic theory; Therapeutical implication 1. Introduction Lanorexie est une pathologie caractérisée par la gravité de son pronostic. Des études la classent au premier rang des pathologies psychiatriques mettant en jeu le pronostic vital [1]. Le taux de mortalité varie entre 4 et 10 % dans la littérature internationale. Une étude réalisée sur 21 ans rapporte une mor- talité à 16 % sur un échantillon de 84 patients [2]. Les décès sont la conséquence directe de lanorexie dans 50 % dentre eux, les autres étant liés à un suicide (24 %), à des pathologies pulmonaires (6 %), et des causes non précisées (20 %). Cependant, même si le pronostic reste grave, les facteurs étiologiques sont de mieux en mieux cernés. Lanorexie mentale est reconnue comme une pathologie détiologie multifactorielle. Des facteurs génétiques sont aujourdhui clairement identifiés [3,4]. Une étude récente sem- blerait montrer lexistence dune relation entre une psychopa- thologie plus sévère et lallèle A du gène codant pour le récep- teur 5-HT2A [5]. Des facteurs biologiques sont aussi reconnus comme laltération du système sérotoninergique [6], résultats confortés par des études récentes en neuro-imagerie [7,8] ou celle de la sécrétion de certains neuropeptides comme la leptine http://france.elsevier.com/direct/NEUADO/ Neuropsychiatrie de lenfance et de ladolescence 55 (2007) 144148 Adresse e-mail : [email protected] (F. Askenazy). 0222-9617/$ - see front matter © 2007 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.neurenf.2007.04.002

Prise en charge de l'anorexie mentale de l'adolescent quand le pronostic vital est engagé

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Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 55 (2007) 144–148

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0222-9617/$ - see frontdoi:10.1016/j.neurenf.20

Prise en charge de l’anorexie mentale de l’adolescent

quand le pronostic vital est engagé

ence.askenazy

matter © 20007.04.002

Taking care adolescent anorexia nervosa

when death risk is engaged

F. Askenazy (Psychiatre de l’enfant et de l’adolescent, praticien hospitalier)

Service universitaire de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, Fondation Lenval, 57, avenue de la Californie, 06200 Nice, France

Résumé

L’anorexie mentale de l’enfant et de l’adolescent est reconnue comme une pathologie d’étiologie multifactorielle. Malgré une meilleurecompréhension étiopathogénique, la mortalité est encore importante. L’objet de cet article est de retranscrire une expérience clinique hospitalièreauprès d’adolescents anorectiques au moment de la mise en jeu du pronostic vital. À partir d’une observation clinique, nous montrons que lacompréhension psychodynamique du trouble est alors un outil important pour la construction de la conduite thérapeutique. Nous proposonsensuite une réflexion théorique à partir du concept du négatif et décrivons les conséquences pratiques qui en ont découlé.© 2007 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

Abstract

Child and adolescent anorexia nervosa is now recognised as multi-etiological pathology. Despite the level of understanding, death rate is stillimportant. The aim of this paper is to describe clinical experience with anorectic adolescents when the risk of death is extremely strong. Throughthe description of a case report we underline the importance of psychodynamic understanding. It is an helpful instrument in the choice oftherapeutical interventions. We present a theorical point of view and the subsequent practical results.© 2007 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

Mots clés : Anorexie mentale ; Adolescence ; Pronostic vital ; Théorie psychodynamique ; Implication thérapeutique

Keywords: Anorexia nervosa; Adolescence; Death risk; Psychodynamic theory; Therapeutical implication

1. Introduction

L’anorexie est une pathologie caractérisée par la gravité deson pronostic. Des études la classent au premier rang despathologies psychiatriques mettant en jeu le pronostic vital[1]. Le taux de mortalité varie entre 4 et 10 % dans la littératureinternationale. Une étude réalisée sur 21 ans rapporte une mor-talité à 16 % sur un échantillon de 84 patients [2]. Les décèssont la conséquence directe de l’anorexie dans 50 % d’entre

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eux, les autres étant liés à un suicide (24 %), à des pathologiespulmonaires (6 %), et des causes non précisées (20 %).

Cependant, même si le pronostic reste grave, les facteursétiologiques sont de mieux en mieux cernés.

L’anorexie mentale est reconnue comme une pathologied’étiologie multifactorielle. Des facteurs génétiques sontaujourd’hui clairement identifiés [3,4]. Une étude récente sem-blerait montrer l’existence d’une relation entre une psychopa-thologie plus sévère et l’allèle A du gène codant pour le récep-teur 5-HT2A [5]. Des facteurs biologiques sont aussi reconnuscomme l’altération du système sérotoninergique [6], résultatsconfortés par des études récentes en neuro-imagerie [7,8] oucelle de la sécrétion de certains neuropeptides comme la leptine

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[9] ou la ghréline [10,11]. Cependant, ces découvertes n’ontpas encore conduit à des progrès thérapeutiques suffisantspour permettre leur utilisation en pratique courante. Plus parti-culièrement, le traitement pharmacologique de l’anorexie aiguëde l’enfant et de l’adolescent n’est toujours pas codifié par unmanque d’études randomisées en pédopsychiatrie [12].

L’effet des facteurs environnementaux et/ou sociétaux estaussi non négligeable dans l’anorexie mentale, par exempleaux États-Unis ou en Grande Bretagne, les enfants se préoccu-pent de leur poids dès l’âge de huit ans [13]. L’ensemble de cesconnaissances permet un regard moderne sur cette pathologiepsychiatrique qui ne peut être considérée que comme l’intrica-tion et peut être l’interaction de différents types de facteurs :psychodynamiques, génétiques, biologiques et environnemen-taux.

L’objet de cet article est de retranscrire une expérience desoins basée sur une pratique à orientation psychodynamiquedans les cas d’anorexies mentales de l’adolescent lorsque lepronostic vital est mis en jeu. Si dans la plupart des casd’anorexie de l’adolescent l’effet traumatique de l’hospitalisa-tion et de la séparation apporte une première amélioration aumoins de reprise pondérale, évitant le risque vital somatiquepar dénutrition, parfois, tout se passe comme si l’opérationfonctionnait à l’envers. Toutes les tentatives thérapeutiquesconduisent à une rigidification des défenses, un appauvrisse-ment extrêmement rapide des affects, parallèle à une anorexieopiniâtre. La prise en charge basée sur le rôle classique de laséparation et du contrat de poids [14] demande alors à êtreréévaluée à partir d’une nouvelle compréhension théorique etclinique. Le but de cet article est de développer cette tentativede compréhension et les conséquences thérapeutiques qui enont découlé.

2. Peut-on évaluer cliniquement le risque d’évolution versl’engagement du pronostic vital ?

Quelques facteurs pronostiques ont été identifiés, ils sontrésumés dans un article de Godart et al. qui proposent un cer-tain nombre de critères cliniques orientant vers la sévérité psy-chopathologique [15] :

● la présence de vomissements ;● l’abus de laxatifs ;● la présence de crises de boulimie ;● un délai important avant les soins ;● une importante perte de poids au début des soins (IMC< 16) ;

● des difficultés relationnelles parents–enfants avantl’anorexie ;

● un âge de début précoce (prépubère) ou tardif ;● un échec des traitements antérieurs.

Par ailleurs, notre expérience nous a montré que certainssignes cliniques pouvaient rapidement nous orienter vers unrisque plus important d’évolution péjorative. Ils n’ont pas étévalidés par des études cliniques rigoureuses et issues de notre

expérience quotidienne auprès des anorexies graves, ils doiventêtre considérés comme des indicateurs sans valeur pathogno-monique et/ou pronostique clairement établie. Trois pointsnous semblent importants, ils sont des pistes de travail à déve-lopper. D’abord, le dégoût de la nourriture est classiquementretrouvé dans l’anorexie mentale. Dans les cas déjà très avan-cés, ou très résistants, ce symptôme a disparu ou n’a jamaisexisté. Le goût est aboli : au moment le plus aigu comme dèsles prémices de la maladie, ce qui est rare dans les formes àévolution moins péjorative.

De même, la phobie de l’impulsion boulimique, élémentclinique habituel de l’anorexie, n’est que rarement présentedans les cas les plus graves. Enfin, les rituels et obsessionssont des symptômes reconnus comorbides de l’anorexie [16–18] autour de 15 % environ [19]. Nous avons pu observer,dans les cas difficiles, l’existence d’un envahissement trèsimportant par des obsessions idéatives autour de la nourriture.Le plus souvent ces phénomènes sont tenus secrets par lepatient. Cette observation clinique n’a pas fait jusqu’ici l’objetd’étude de cohorte particulière, mais une recherche a montréque la comorbidité avec des troubles obsessionnels compulsifsdans l’anorexie mentale était reliée à une durée d’évolutionplus longue [20] qui est corrélée avec la mortalité [1].

3. Hypothèse psychodynamique

La triade classique des mécanismes de défenses ditsarchaïques : clivage, déni et projection est reconnue commefacteur de mauvais pronostic. Nous avons fait l’hypothèseque dans les cas les plus difficiles, d’autres défenses encoreétaient à l’œuvre dans le fonctionnement psychique expliquantl’ampleur de la destructivité et celle de la réponse thérapeu-tique négative. En effet, le clivage, comme le déni, son corol-laire, présuppose l’existence d’un tissu représentationnel,même s’il est de mauvaise qualité. Alors que dans les cas dif-ficiles, tant l’activité psychique actuelle que l’histoire du sujetsont effacées. La psychanalyse moderne française a développéde nouvelles théories fondées sur la compréhension des méca-nismes de défense qui ont l’intérêt de tenter de comprendre cesformes de pathologies actuelles qui ne peuvent s’entendre nidans le modèle classique de la névrose, ni dans celui de lapsychose.

Ainsi, André Green, dans la continuité des auteurs britanni-ques Winnicott et Bion, a développé un concept clinique etpsychodynamique : l’hallucination négative. Ce concept estfondé à partir de l’étude des mécanismes de représentationintrapsychique et des interrogations. L’auteur en donne unedéfinition qui évolue avec sa pensée. Dans la première accep-tion, il la définit comme « la représentation de l’absence dereprésentation » [21], dans un souci de clarification il en pro-pose une nouvelle définition dans un ouvrage plus récent« l’hallucination négative est la non perception d’un objet oud’un phénomène psychique perceptible » [22]. Cliniquement,dans l’anorexie, le trouble de l’image corporelle qui se traduitpar l’impossibilité de visualiser la maigreur pourrait correspon-dre à la définition de l’hallucination négative. Sur le plan psy-

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chique, il semble que dans les formes les plus graves, la para-doxalité fréquemment retrouvée dans l’anorexie et qui consisteà se « sentir bien dans son mal » est à son comble. Dans ce cas,c’est l’affect qui se rattache à l’expression symptomatique quiest aboli, négativé. Il apparaît que, dans ces extrémités, plusrien ne se passe. Le corps et la psyché toute entière sont tendusvers le seul but de satisfaire la restriction alimentaire qui estune non-satisfaction.

4. Cas de Lise

4.1. Vignette clinique

Lise a 13 ans. Elle souffre d’un premier épisode d’anorexiede l’adolescente.

Pendant un séjour de trois semaines en unité d’hospitalisa-tion de pédopsychiatrie sa symptomatologie se péjore de façontrès importante. Le traitement instauré est basé sur le contrat depoids et la séparation sans prescription de psychotropes, et untravail en lien avec les équipes pédiatriques chargées de la priseen charge somatique. Lise refuse toute alimentation malgré uneapparente docilité. La mise en place d’une sonde d’alimenta-tion nasogastrique est décidée, la patiente ôte le dispositif àplusieurs reprises, les perfusions de réhydratation sont arra-chées. Le pronostic vital est engagé devant son refus obstinéde toute alimentation, hydratation et soins. Un transfert enunité de réanimation est nécessaire devant l’apparition d’unebradycardie et d’un trouble de la coagulation.

Lors de la pesée, Lise s’effondre sur la balance et sa tête enheurte violemment le socle. Il s’ensuit une perte de connais-sance qui dure deux à trois minutes puis un épisode confusion-nel rapidement résolutif. L’IRM réalisée en urgence ne montrepas d’anomalies. Le psychiatre qui réalise l’entretien à la sortiede l’épisode note un examen neurologique normal et uneabsence de syndrome confusionnel résiduel.

Dans la journée, Lise abandonne subitement la position derefus obstiné dans laquelle elle se trouvait depuis plusieurssemaines, accepte les soins, un premier repas frugal et dit setrouver maigre, ne pas se rappeler avoir été anorexique, semblesubitement libérée des obsessions alimentaires comme dutrouble de l’image corporelle.

Par la suite, après quelques jours en réanimation, Lise est ànouveau hospitalisée en psychiatrie de l’adolescent, le contratde poids est réétabli sans séparation familiale, une augmenta-tion progressive des visites est instaurée, quelques semainesplus tard elle a atteint son poids de sortie. Par la suite, Lise etsa famille n’ont pas désiré de suivi psychiatrique, encore moinsd’une rencontre avec un psychothérapeute. Nous avons cepen-dant pris contact régulièrement avec la famille. Trois ans aprèscet épisode, Lise n’a pas rechuté ni développé une autre symp-tomatologie psychiatrique.

4.2. Travail dans l’urgence somatique

Dans ce cas, la difficulté du travail est accentuée parl’urgence du tableau somatique. Il réactive les défenses projec-

tives chez les parents qui accusent les équipes médicales. Il estalors impossible de déployer notre travail habituel basé sur lamise en sens et en lien du symptôme avec l’historicité du sujet.

Le but de notre travail est de tenter de retisser une surfacede « préreprésentation » sur laquelle le psychisme pourra ànouveau prendre appui pour essayer de survivre.

Nous avons choisi comme fil rouge un travail sur les défen-ses paranoïaques exprimées par la famille et dont nous étions lacible. Dans un premier temps, nous avons accepté notreimpuissance et la défaite de notre projet thérapeutique. Ainsi,là où l’organisation défensive paranoïaque tentait de dissoudreles identifications, nous autorisons les parents à accepter leurpropre défaite sur l’objet persécuteur (leur enfant) par identifi-cation passive au corps médical vaincu.

À partir de là, trois grands axes thérapeutiques ont été rapi-dement mis en place, travail auprès des parents pour lever lesdéfenses projectives et amorcer des positions de deuil, travailauprès de l’adolescente cédant sur le cadre pour décentrer lespositions de refus et de toute puissance, travail auprès des équi-pes pour décrypter les positions contre transférentielles.

Le père de Lise, lors de l’entretien familial précédant lachute sur la balance, avait enfin accepté l’éventualité de samort : « Je n’ai plus d’espoir, je sais qu’elle va mourir ». Ilaccède à un début de représentation de la mort de sa fille quiréactualise en cascade celle de ses parents, de tous ceux qui luiont été proches qu’il a haïs et aimés.

Le travail d’analyse du contre transfert des équipes est indis-pensable, la présence de praticien et de paramédicaux del’équipe de psychiatrie comme de pédiatrie autorise chacun àse représenter la mort de Lise, anticiper le deuil, l’idéal du moimédical n’est plus sollicité et n’entre plus en rivalité avec celuide Lise, sollicité en permanence par son anorexie [23]. Ainsi, ila permis que la position du pédopsychiatre soit acceptée etsoutenue par les équipes lorsqu’il dit à Lise qu’il n’est pas deforce à lutter contre son désir de mourir et que l’enjeu ne sesitue pas là pour lui.

Dans ce cas, c’est d’abord le travail sur les positions contretransférentielles des acteurs du soin, puis des défenses desparents qui ont autorisé un premier travail de« préreprésentation ».

4.3. Tentative de compréhension de la vignette clinique

Cette histoire clinique signe l’absence de refoulement. Lapathologie est traitée dans l’oubli et l’absence de traces mnési-ques, tout se passe comme si l’anorexie avait été subitementeffacée. Le champ des représentations est déserté. Les évène-ments de vie ne semblent pas avoir constitué de souvenirs,d’affects et de pensées pouvant s’y rattacher. Si Lise hallucinenégativement sa maigreur, les affects qui se rattachent à la gra-vité de la situation sont négativés. L’hallucination négativedans ce cas est double, corporelle et psychique.

Ainsi, la mort est vécue comme irreprésentée, comme unnon-événement à advenir. Au seuil de la mort, elle répète« tout va bien, rien ne change rien ». Rien de tragique, lamort est un élément banal, un rien. L’épisode de perte de

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connaissance semble actualiser corporellement et psychique-ment la mort en tant qu’événement de la vie. Tout se passecomme si cet épisode avait provoqué une réorganisation éco-nomique pulsionnelle succédant à la fulgurance d’un mouve-ment de « liaison–déliaison ».

Dans cette histoire, nous pouvons nous interroger sur laqualité des relations précoces des tout premiers moments dela vie. Se sont-elles constituées de façon automatique ne lais-sant derrière elles ni traces mnésiques, ni traces perceptives ?

Pourtant, dans le cas de Lise comme dans beaucoup d’autresque nous avons eu en soin, aucun élément du discours ne peutnous permettre de rapprocher une défaillance précoce des rela-tions entre la mère et l’enfant.

Les parents disent ne pas comprendre. Il semble n’y avoiraucune possibilité d’envisager la souffrance ou de s’identifier àl’enfant.

On peut penser que ce sont des enfants dont les mères ontdû s’occuper de manière vide, mécanique, des enfants bienpropres, bien changés, bien nourris. Ainsi, Winnicott insiste sur« ces expériences inhérentes à l’existence, tel que l’accomplis-sement (et par conséquent le non-accomplissement) de proces-sus qui, de l’extérieur peuvent paraître purementphysiologiques ; en fait ils relèvent de la psychologie du nour-risson […] déterminée par l’empathie de la mère et le faitqu’elle perçoit tout ce qui concerne le nourrisson » [24]. Leterme « concerne » traduit de l’anglais implique plus le sensde préoccupations, c’est-à-dire de la sollicitude de la mèreenvers l’enfant. La défaillance de ce modèle explicatif des rela-tions précoces entre l’enfant et la mère est très évocatrice de cequi a pu « rater » dans ces cas d’anorexie mentale grave. Lorsde l’interrogatoire sur les relations précoces, on remarquel’ancrage dans le perceptif aux dépens des affects et de l’imagi-naire. Les souvenirs sont évoqués à travers les images, les pho-tos qui sont exhibées par les parents pour montrer de beauxbébés joufflus. Dans le discours manifeste, il est très difficilede repérer des émotions. La tendresse comme l’agressivité nesont pas exprimées.

5. Propositions thérapeutiques

5.1. Analyse des positions contre transférentielles des équipesde soins

Comme d’autres équipes l’ont déjà montré, l’analyse despositions contre transférentielles permet d’éviter le conflitavec la famille et la spirale des défenses narcissiques de toutepuissance qui débouchent sur des clivages et des projectionspersécutrices, comme ce fut le cas avec les parents de Lise.Par ailleurs, elle évite la reduplication des défenses du patientdans le groupe de soignants, puis leur répétition traumatique àl’identique qui entrave le processus thérapeutique et peutconduire à la mise en jeu du pronostic vital. Le travail d’équipesur ce thème est majeur dans ces cas extrêmes et peut condi-tionner le pronostic. Il autorise les équipes à abandonner lespositions médicales classiques, ne plus chercher à soignermais à entendre et tenter de comprendre la souffrance afin de

donner une autre réponse. L’approche imminente de la mort,l’impuissance dans laquelle les patients contraignent les équi-pes par la force du refus, la vision inévitable d’un corpsdécharné suscite chez les soignants des positions sadiquesalternant avec leur retournement en leur contraire : compassionet pitié.

L’éclosion de ces positions augmente alors le risque d’échecthérapeutique et de mortalité.

5.2. Travail avec la famille. Mise en place d’unehospitalisation pour une « expérience de vie séparée », sansrupture

Notre expérience nous a montré que la séparation complèterisque dans les cas extrêmes de laisser la patiente prise dans uncadre vide jamais investi comme le montre la vignette cliniquede Lise.

Le travail de séparation précoce semble n’avoir jamais puêtre amorcé du fait du ratage de l’investissement de l’objet audébut de la vie. Notre travail sera de tenter de construire cecadre, ou du moins d’en créer une ébauche sur laquelle nouspourrons nous appuyer par la suite. Pour cela, il faut aider lamère et le père à se représenter leur enfant par un travail detissage des pensées.

Nous proposons la possibilité de rencontres dans un rythmequi sera défini entre l’enfant, sa famille et le praticien. Parfois,si cela est proposé comme une aide thérapeutique, les famillesacceptent des rencontres espacées pour laisser à chacun la pos-sibilité de se construire dans l’absence, permettre au patientcomme à ses parents d’expérimenter pendant l’hospitalisationune expérience de holding.

Des visites accompagnées par l’infirmier référent sont tou-jours présentées comme un soutien pour l’enfant comme poursa famille et ne sont effectuées que lorsqu’elles ne sont passource de vécu persécutif. On ne parle pas de séparation maisd’expérience de vie séparée avec des rencontres régulièresorganisées dans un but thérapeutique afin d’éviter un affluxémotionnel.

Ainsi, dans ces cas, il semble préférable que le cadre théra-peutique reste ferme en ce qui concerne la nécessité de prise depoids, mais suffisamment souple et individualisé en ce quiconcerne les modalités d’hospitalisation.

L’alliance thérapeutique avec l’enfant et au minimum avecsa famille est toujours recherchée. Il faut aussi travailler auretour des affects. Une action bipartite peut y aider.

Le psychiatre garant de la survie psychique et le pédiatre dela survie somatique peuvent représenter (si l’analyse préalabledes positions contre transférentielles a été bien menée) un cou-ple thérapeutique qui, par un travail d’« écoute explicative »,peut révéler au patient comme à sa famille des affects qui,jusqu’alors, lui semblaient inconnus car irreprésentables. Del’autre côté un psychothérapeute non impliqué dans les soinsmédicaux peut poursuivre cette amorce pour tenter une« préliaison » des affects avec leur historicité.

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6. Conclusion

Il ne peut y avoir de compréhension de ces cas dans l’étatactuel de nos recherches, seule une approche est possible. Eneffet, comme nous l’avons souligné, le vécu contre-transférentiel sollicité en excès et trop rapidement, la faiblessedu matériel associatif et d’historicité ne permettent pas d’établirdes conclusions théoriques sur des bases suffisamment solides.Néanmoins, ces premiers pas dans la tentative de travail sur cespathologies de l’absence de représentation qui émergent dansle vide et dans le silence ou dans une parole désertée de signi-fication sont nécessaires.

L’appui théorique sur le concept psychanalytique contem-porain de négatif a été une aide à notre tentative de compré-hension. En effet, il semble que dans ces cas extrêmes, la viepsychique est négativée, nous avons quitté le terrain bienconnu de la représentation, de la fonction objectale, le conflitpsychique ne s’exprime pas et ne cherche pas à se résoudremême dans une expression somatique.

Mais, si nous permettons à ces patients d’accepter de senourrir à nouveau, il faudra encore pendant des années leur« prêter » notre appareil psychique pour espérer un début detransformation psychique. Ainsi, dans ce type de travail, nousne pouvons nous baser sur les critères d’amélioration cliniquesusuels, et même si les symptômes apparents ont depuis long-temps disparu, il faudra toujours rester vigilant dans cettepathologie tant que, comme le souligne Green, persistera tou-jours une représentation « interne plus ou moins abolie etqu’une situation extérieure de nature traumatique réelle réac-tive et conduit à son traitement par une nouvelle plongée »[21].

Chez ces enfants, la souffrance est d’autant plus importantequ’elle ne peut être parlée. C’est un cri dans le silence et dansle corps, qui ne s’exprime que dans des signes préverbaux.Notre parole doit aller chercher quelque chose qui n’est jamaisdit, mais se perçoit dans un vide d’où jaillit une souffranceindicible que personne ne pouvait soupçonner.

Remerciements

L’auteur remercie le Pr Martine Myquel pour son aide à larédaction.

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