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France MERCREDI 7 DÉCEMBRE 2011 WWW.SUDOUEST.FR ISABELLECASTÉRA [email protected] M onsieur Louis stocke des pignes dans sa chambre. Une vraie pignada. Il en ramène tous les jours de ses promenades en fo- rêt.Lespompiersnevontpasaimer. L’épouse de Monsieur Gaston lui faitboireuncanonencachettecha- queaprès-midi,desfraisesauvin.Il estgrabataire,ondiraitqueçalere- quinque. Madame Ginette n’a ja- maisfaim,ellenemangeplusrien. Sauf des petits-suisses à la fram- boise. Monsieur Simon va mourir. Cesoir,lanuitprochaine.Comment l’habiller ? Il faudrait joindre sa fa- mille. On n’a jamais vu sa famille. Sauf un frère, il y a longtemps. Une fois l’an. Madame Pascal, diabéti- que, grignote des boîtes de choco- latendouce,ellecachelesboîtesvi- des sous son lit. Monsieur Rémi ne seraseplusquelamoitiéduvisage, iloubliel’autrecôté.Ilfaudradésor- mais le raser chaque matin. 13 h 30àlamaisonderetraitede Morcenx:l’heuredelatransmission entre l’équipe soignante du matin et celle de l’après-midi. Quinze mi- nutespourunétatdeslieuxcaspar cas.PaulCarrère,lejeunedirecteur, mène la réunion. Cette pause sert d’exutoireàl’équipesortante.Dans le respect. « Parce que tutoyer une personne âgée qui ne vous y a pas invité, c’est déjà de la maltraitance, souligne Sandrine, l’infirmière. Noussommessurunfilténuentre lesoinbienveillant,lamaltraitance, enpermanence.Notrevigilanceest quotidienne.» À 14 heures, après un café bu en- core brûlant, Valérie entame son après-midi au pas de course. Elle commence par les chambres à l’étage où vivent les résidents les plusvalides.Valérie,34ans,aide-soi- gnantedepuisdouzeans.Joliefille, elleconnaîttousleshabitantsdela maison. Sait tout de leur caractère, leurstravers,leurvied’avant.Quiles visite, combien de fois. Elle ne juge personne, pas le temps. « J’ai com- mencéaprèsm’êtreoccupéedema grand-mère. Cetengagementétait devenu évident. Je ne l’ai jamais re- gretté. » Valérie est fatiguée en ce moment, murmure-t-on. Elle n’en souffle mot. Enchaîne les tâches, multiplielessourires. Distribueun verre de jus de fruits là, ferme un store ici, retape un lit, aère une chambre,demandedesnouvelles: «Vous n’avez besoin de rien ? » Pendantlasieste,onentendjustele ronron d’une télévision, un ronfle- ment. Dans le réfectoire, en bas, troisouquatredamesenpantalon participent à un cours de gym en rouspétant. « Bon, allez, ça va pour aujourd’hui. » 16 heures déjà. Le rythme des ai- des-soignantessetend: «Nouscom- mençons à préparer les personnes les plus dépendantes pour la nuit. Oui,jesais,c’esttôt,maislaviedans unemaisonderetraiteestscandée parlesrepasquisontpristrèstôt.Et puis,ilyadeplusenplusdedépen- dants, alors il ne faut pas traîner. C’est un peu l’usine, sauf que là, on a affaire à des gens, pas des plan- ches. » Unevierge,uncrucifix Marie. Si vieille, ratatinée, toute droitedanssonlit,ledrapremonté souslementon,lescheveuxblancs poséssurl’oreiller.Catatonique.Au- tour d’elle, sa chambre raconte la vie.Surlesphotos,desenfantsrient. La voilà, jeune femme, au bras de son époux. Et encore des gens au- tour d’une table de fête, d’un sapin deNoël.Lesyeuxclosobstinément, Marie ne voit plus les bibelots, le napperon, les deux réveils, la pen- dule,latélévisionmuette,lavierge, le crucifix. Valérie s’approche dou- cement,tentedelaréveiller:«Nous allons faire la toilette, Marie, vous êtes d’accord ? » Les yeux toujours fermés,Mariehochelatête.Laviere- prend ses droits : le drap est tiré vi- goureusement,découvrantlecorps exsangue, absent. Dans une ges- tuelleparfaitementcoordonnée,Va- lérieetPascale,lesaides-soignantes, déshabillentMarie.Onlalave,onla change, on la tourne. Les mouve- mentssontfluides,levisagedesjeu- nes femmes, concentré, ne dit rien de l’odeur, de l’impudeur, du dégoût. Quinze minutes après, désormais au propre et au sec, Marie reprend sa longue veille. L’aide-soignante glisse une main danslescheveuxdelavieilledame. « Parfois, on se projette, mais pas longtemps, avoue-t-elle. Je pense qu’on ne voit plus les corps, on ne sentpluslesodeurs.Unefaçonque l’onadeseprotégerunpeu.Ilserait impossible de travailler en ayant des haut-le-cœur tout le temps. Au début, oui, les premières toilettes, lespremiersmorts.Etpuis,ons’ha- bitue.» Ensuite viendront le tour d’Yvonne, Robert, Joséphine, Amé- lie…Lesgantsenlatexjetés,puisen- filés,puisjetés,lescouchessales,les portes que l’on ouvre, ferme. Cer- tains glissent un pauvre merci, un regard,d’autresgeignent,appellent dans le vide, mordent. Jusqu’àlachambredeMonsieur Simon, où Valérie entre à pas de loup,tâtelepoulsdumourantetlui parle doucement à l’oreille. La chambre vide ne raconte déjà plus rien, sinon une froide solitude. « Quand je suis partie en vacances, il était debout, plutôt valide. Il a dé- gringolé en quelques jours. Un homme seul, jamais de visites. Il était cheminot ? Résinier ? On ne sait pas. Pour beaucoup, c’est nous leur famille. Je n’arrive pas à m’ha- bituer à ces basculements.» Chantonsausalon À peine les toilettes achevées, Valé- rie et Pascale s’attaquent au repas dusoiretreprennentlecheminin- verse, Marie, Yvonne, Robert, José- phine. Bouillieàlacuillère. Pendant ce temps, sur des fauteuils alignés, les autres résidents regardent la cheminée du salon ou la télé, ou le carrelage, c’est selon… Sauf Henrietteetsapetitebande denonagénairesàl’œilquifrise:«Je m’appelle Henriette de France, eh oui.JesuisnéeàMontaubantoutle monde descend, les bêtes zet les gens ! C’est comme ça la vie. On est là,onattend,onfaitcommecharla- tan.»Riresdescomplices. Stimulée parlesrires,lavoilàquientonneun tonique « Rossignol de mes amours»avantdedéclamerduVic- tor Hugo : « Mon père, ce héros au sourire si doux… Parce que, voyez, j’aimoncertificatd’études,moi,ma- dame… » Un peu à l’écart, trois dames en rang serré complotent. « Avant de se lancer à l’aventure, il faut se ren- seigner»,ditlapremière.«Oui,par- di»,répondladeuxième.«Onn’est pas obligées de revenir », ajoute la troisième. « Et sinon, on prend le tramjusqu’àMézos.»«Letram? Le tramway, tu veux dire ? J’en ai ja- mais vu par ici. » La première tient unsacàmainserrécontresonven- tre. « Sinon, on a toujours un lit ici, non ? » L’autre, rassurante : « Mais oui,té,jecroisbienquej’yaidormi lanuitdernière.»Lestroisdamesen goguettedanslescouloirsdelamai- sonderetraitenesortentjamaisde leur chambre sans un sac à main. Mieuxvautlessurveillercommele laitsurlefeu,cardepuisprèsdedix ans qu’elles vivent ici, elles envisa- gent de tout quitter. Comme une fugue. ÀMorcenx,danslaHauteLande,lamaisonderetraiteLaPignadahéberge 80résidentsd’unâgemoyende87ans,pour1500eurosparmois Auboutdelavie « Valériesait toutdeleur caractère,de leurstravers,de leurvied’avant » ÀMorcenx,chaquegesteendirectiondespersonnesâgéesestunecaresse. PHOTOLOÏC DEQUIER / « S O » 1/3 Reportage Chronique de la vie ordinaire d’une maison de retraite Àl’heuredesvisitesàLaPignada, lesjolissouvenirssemêlent àlaculpabilité. À LIRE DEMAIN «HUITJOURSAVEC» Chaquemois,jusqu’àl’élection présidentielle,«SudOuest»vousproposeungrandreportage. Unjournalisteapassé«huitjoursavec»despersonnesdont lequotidienreflètelaréalitédesbouleversementssociétaux.Ici, l’immersiondansunétablissementhospitalierpourpersonnes âgéesdépendantesàMorcenx,danslesLandes,nousparle duvieillissementdelapopulation.En2020,unAquitain surquatreauraplusde65ans.Étatdeslieux.

Prix Varenne 2012 -3

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Page 1: Prix Varenne 2012 -3

FranceMERCREDI 7 DÉCEMBRE 2011WWW.SUDOUEST.FR

ISABELLECASTÉ[email protected]

Monsieur Louisstocke des pignesdans sa chambre.Unevraiepignada.Il en ramène tous

lesjoursdesespromenadesenfo-rêt.Lespompiersnevontpasaimer.L’épousedeMonsieurGaston luifaitboireuncanonencachettecha-queaprès-midi,desfraisesauvin.Ilestgrabataire,ondiraitqueçalere-quinque.MadameGinetten’a ja-maisfaim,ellenemangeplusrien.Sauf des petits-suisses à la fram-boise.MonsieurSimonvamourir.Cesoir,lanuitprochaine.Commentl’habiller?Il faudrait joindresafa-mille.Onn’a jamaisvusafamille.Saufunfrère,ilyalongtemps.Unefois l’an.MadamePascal, diabéti-que,grignotedesboîtesdechoco-latendouce,ellecachelesboîtesvi-dessoussonlit.MonsieurRémineseraseplusquelamoitiéduvisage,iloubliel’autrecôté.Ilfaudradésor-maisleraserchaquematin.13 h 30àlamaisonderetraitede

Morcenx:l’heuredelatransmissionentrel’équipesoignantedumatinetcelledel’après-midi.Quinzemi-nutespourunétatdeslieuxcasparcas.PaulCarrère,lejeunedirecteur,mènelaréunion.Cettepausesertd’exutoireàl’équipesortante.Danslerespect.«Parcequetutoyerunepersonneâgéequinevousyapasinvité,c’estdéjàdelamaltraitance,souligne Sandrine, l’infirmière.Noussommessurunfilténuentrelesoinbienveillant,lamaltraitance,enpermanence.Notrevigilanceestquotidienne.»

À14heures,aprèsuncafébuen-core brûlant, Valérie entame sonaprès-midi au pas de course. Ellecommence par les chambres àl’étage où vivent les résidents lesplusvalides.Valérie,34ans,aide-soi-gnantedepuisdouzeans.Joliefille,elleconnaîttousleshabitantsdelamaison.Saittoutdeleurcaractère,leurstravers,leurvied’avant.Quilesvisite,combiendefois. Ellenejugepersonne,pasletemps. «J’aicom-mencéaprèsm’êtreoccupéedemagrand-mère. Cetengagementétaitdevenuévident. Jenel’aijamaisre-gretté. » Valérie est fatiguée encemoment,murmure-t-on.Ellen’ensoufflemot. Enchaîne les tâches,multiplielessourires.Distribueunverrede jusde fruits là, fermeunstore ici, retape un lit, aère unechambre,demandedesnouvelles:«Vousn’avezbesoinderien?»Pendantlasieste,onentendjustele

ronrond’unetélévision,unronfle-ment.Dans le réfectoire, en bas,troisouquatredamesenpantalonparticipentàuncoursdegymenrouspétant. «Bon,allez,çavapouraujourd’hui.»16heuresdéjà.Lerythmedesai-

des-soignantessetend:«Nouscom-

mençonsàpréparerlespersonneslesplusdépendantespourlanuit.Oui,jesais,c’esttôt,maislaviedansunemaisonderetraiteestscandéeparlesrepasquisontpristrèstôt.Etpuis,ilyadeplusenplusdedépen-dants, alors il ne faut pas traîner.C’estunpeul’usine,saufquelà,ona affaire à des gens, pas des plan-ches.»

Unevierge,uncrucifixMarie. Si vieille, ratatinée, toutedroitedanssonlit,ledrapremontésouslementon,lescheveuxblancsposéssurl’oreiller.Catatonique.Au-tourd’elle, sachambreracontelavie.Surlesphotos,desenfantsrient.Lavoilà, jeune femme,aubrasdesonépoux.Etencoredesgensau-tourd’unetabledefête,d’unsapindeNoël.Lesyeuxclosobstinément,Marie ne voit plus les bibelots, lenapperon, lesdeuxréveils, lapen-dule,latélévisionmuette,lavierge,lecrucifix.Valéries’approchedou-cement,tentedelaréveiller:«Nousallonsfaire latoilette,Marie,vousêtesd’accord?»Lesyeuxtoujoursfermés,Mariehochelatête.Laviere-prendsesdroits : ledrapesttirévi-goureusement,découvrantlecorpsexsangue, absent.Dans une ges-tuelleparfaitementcoordonnée,Va-lérieetPascale,lesaides-soignantes,déshabillentMarie.Onlalave,onlachange, on la tourne. Lesmouve-mentssontfluides,levisagedesjeu-nes femmes, concentré, ne ditriendel’odeur,del’impudeur,dudégoût. Quinze minutes après,désormais au propre et au sec,Marie reprend sa longue veille.L’aide-soignante glisseunemain

danslescheveuxdelavieilledame.« Parfois, on seprojette,mais paslongtemps, avoue-t-elle. Je pensequ’onnevoitpluslescorps,onnesentpluslesodeurs.Unefaçonquel’onadeseprotégerunpeu.Ilseraitimpossible de travailler en ayantdeshaut-le-cœurtoutletemps.Audébut,oui, lespremièrestoilettes,lespremiersmorts.Etpuis,ons’ha-bitue.»Ensuite viendront le tour

d’Yvonne,Robert, Joséphine,Amé-lie…Lesgantsenlatexjetés,puisen-filés,puisjetés,lescouchessales,lesportesquel’onouvre, ferme.Cer-tainsglissentunpauvremerci,unregard,d’autresgeignent,appellentdanslevide,mordent.Jusqu’àlachambredeMonsieur

Simon, où Valérie entre à pas deloup,tâtelepoulsdumourantetluiparle doucement à l’oreille. Lachambrevideneracontedéjàplusrien, sinon une froide solitude.«Quandjesuispartieenvacances,ilétaitdebout,plutôtvalide.Iladé-gringolé en quelques jours. Unhomme seul, jamais de visites. Ilétait cheminot?Résinier ?Onnesaitpas.Pourbeaucoup,c’estnousleurfamille. Jen’arrivepasàm’ha-bitueràcesbasculements.»

ChantonsausalonÀpeinelestoilettesachevées,Valé-rieetPascales’attaquentaurepasdusoiretreprennentlecheminin-verse,Marie,Yvonne,Robert, José-phine.Bouillieàlacuillère.Pendantcetemps,surdesfauteuilsalignés,les autres résidents regardent lacheminéedusalonoulatélé,oulecarrelage,c’estselon…

SaufHenrietteetsapetitebandedenonagénairesàl’œilquifrise:«Jem’appelleHenriettedeFrance,ehoui.JesuisnéeàMontaubantoutlemonde descend, les bêtes zet lesgens!C’estcommeçalavie.Onestlà,onattend,onfaitcommecharla-tan.»Riresdescomplices.Stimuléeparlesrires,lavoilàquientonneuntonique « Rossignol de mesamours»avantdedéclamerduVic-torHugo:«Monpère,cehérosausouriresidoux…Parceque,voyez,j’aimoncertificatd’études,moi,ma-dame…»Unpeuàl’écart, troisdamesen

rangserrécomplotent. «Avantdeselanceràl’aventure, il fautseren-seigner»,ditlapremière.«Oui,par-di»,répondladeuxième.«Onn’estpasobligéesderevenir»,ajoutelatroisième. « Et sinon, onprend letramjusqu’àMézos.»«Letram?Letramway, tu veux dire ? J’en ai ja-maisvuparici.»Lapremièretientunsacàmainserrécontresonven-tre.«Sinon,onatoujoursunlit ici,non?»L’autre,rassurante :«Maisoui,té,jecroisbienquej’yaidormilanuitdernière.»Lestroisdamesengoguettedanslescouloirsdelamai-sonderetraitenesortentjamaisdeleurchambresansunsacàmain.Mieuxvautlessurveillercommelelaitsurlefeu,cardepuisprèsdedixansqu’ellesviventici,ellesenvisa-gentdetoutquitter. Commeunefugue.

ÀMorcenx, dans la Haute Lande, la maison de retraite La Pignada héberge80 résidents d’un âge moyen de 87 ans, pour 1 500 euros par mois

Au bout de la vie

«Valériesait

toutdeleur

caractère,de

leurstravers,de

leurvied’avant»

ÀMorcenx,chaquegesteendirectiondespersonnesâgéesestunecaresse. PHOTOLOÏC DEQUIER / « S O »

1/3

Reportage

Chronique

de la vie ordinaire

d’une maison de retraite

À l’heure des visites à LaPignada,les jolis souvenirs semêlentà la culpabilité.

À LIRE DEMAIN

«HUIT JOURSAVEC»Chaquemois, jusqu’à l’électionprésidentielle,«SudOuest»vousproposeungrand reportage.Un journalisteapassé«huit joursavec»despersonnesdontlequotidien reflète la réalitédesbouleversements sociétaux. Ici,l’immersiondansunétablissementhospitalier pourpersonnesâgéesdépendantesàMorcenx,dans les Landes,nousparleduvieillissementde lapopulation. En2020,unAquitainsurquatreauraplusde65ans. Étatdes lieux.

Page 2: Prix Varenne 2012 -3

FranceJEUDI 8 DÉCEMBRE 2011WWW.SUDOUEST.FR Reportage

ISABELLECASTÉ[email protected]

LaPignadasomnole. Aprèsle repas demidi, avant legoûter,letempssecalmeàla maison de retraite.L’heuredesvisitesoudela

sieste,d’« InspecteurDerrick»à latélé,dupetit cafédessoignantes.CellequepréfèreAlinepourveniràlarencontredesatante,Marcelle,91ans.Tousles jours.Aujourd’hui,elleporteunerevue,unboutdegâ-teau,unepêche.Lorsqu’elle est entrée dans la

chambre,Marcellenel’apasregar-dée.Mauvaisejournée.Assisedanssonfauteuil,têtuecommeuneLan-daise,elletournelatêteavecobsti-nationvers la fenêtre.Marcellenepèse pas lourd, n’a jamais faim,«rienneluidit»,etpuiscesdernierstemps…cettetêtedepioche.Aline,touteenrondeurs,nelabousculepas.Ellequestionned’unregardVa-lérie,l’aide-soignante,avantd’oserun timide « Comment vas-tu au-jourd’hui?»Rien.Enfinsi,unees-pèce de haussement d’épaulesexaspéré. « Tu me reconnais ? »Marcelle : «Évidemmentquejetereconnais,etpourquoi jenetere-connaîtrais pas, tu viens tous lesjours.»Sansrienlâcherdesamau-vaisehumeur,lavieilledamemul-tiplie lessoupirsd’agacement, semasselesgenoux,indifférenteàVa-lérie qui retape le lit. Alors, Alines’assiedàcôtéd’elle, lui tendlegâ-teauquel’autrerefuse. «Marcelle,pourmoi,c’estunpeucommeunemère,murmureAline.Onaessayédereculerleplustardpossiblesonentréeà lamaisonderetraite, il afallu s’y résoudre, pourtant. Ellen’arrivait plus à s’occuper d’elle-même,surtoutaprèssafracturedubassin.Ellevit icidepuisseptans.Au début, elle était encore trèsalerte, vive. Ellemarchaitdehors.Cesdernierstemps,jelatrouvedi-minuée,elleaperdusonautono-mie et s’en rend compte. Je crois

queçaluiafichuuncoup.Alors,jeluiracontelavie,lafamille,lequar-tier.Mespetites-fillesviennent lavoir, de moins en moins en fait.Mêmequandellefaitlatête,jesaisqu’elle est contente de me voir.Hein,Marcelle,t’escontente?»

Marcelleétaitgarde-barrière.UnefemmeindépendanteetvaillantequichevauchaitsonSolexducôtéd’Arjuzanx. Mariée,ellen’ajamaiseud’enfants.Surtout,elleétaitcon-nuepoursongrandjardin,leplusbeau de son village : « Pas uneherbe,pasunefeuillequitraînait.Elle faisaitenvieà tout lemonde.Elledistribuaitleslégumes.»L’évo-cationdujardintireunelarmesè-cheàMarcelle.

«Pasbeaudevieillir»Enferméedanssabouderie,ellelâ-che:«C’estpasbeaudevieillir. Lais-sez-moi tranquille, jeneveuxpasparler de tout ça, on s’en fiched’avant. Jen’existeplus. J’avaisunbeaujardinetjenesersplusàrien.»Lacolèreajaillid’uncoup.Uneco-lèrequisecogneausourired’Aline,àunemainsurlasienne,etquis’ar-rêtecommeelleestvenue.Net.Valériepasse latêtepar laporte

delachambre:«Marcelle,voulez-vousvenirausalonaveclesautres,avant le repas ? » Elle hausse lesépaules. Dans le salon, un peu àl’écart, il y aMarc, 60ans. Il vientd’arriveretdiscuteavecsonpère,89ans,autourd’unetable,unjour-nalentreeuxdeux. Ils sontgênés,dansunface-à-faceemprunté.An-

dré,lepère,estinstalléàlaPignadadepuis le mois d’avril, après desproblèmesdesanté. «C’est luiquiavoulu.Onavaitpeurqu’il luiar-rive quelque chose, on était in-quietspour lui tout le temps.Onn’yarrivaitplus.Depuisqu’ilestici,on est rassurés, justifie Marc. Jeviensunefoisparsemainedèsquejepeuxmelibérer,maisc’estpasas-sez. » Le père sourit, affable. « Leplusduraétédeprendre ladéci-sion,ajoutele fils.Avecmonfrère,onareculé lepluspossible,c’étaitcommeunéchecpournous.Onajonglélongtempsaveclesauxiliai-resdevieàdomicile. J’auraispuleprendre à la maison, peut-être.Avec le boulot, ma femme, toutça…Etpuis, il faut lui faire la toi-lette, lànon. Monpère, jenepou-vaispas.Jemesuisditquelelaisserici, c’était un peu l’abandonner,maisvoilà.»Danslemilieudel’après-midi,Va-

lérieetPascaleassurent leservice

durepasdusoirenchambre,pourlesplusdépendants.À lacuillère.Unebouilliepréparéeencuisineetunyaourt,unpeud’eau.Toujoursce rythme tendu, etmalgré toutquelques mots glissés. « C’estbon?»«Pastropchaud?»Labien-veillancereprendledessusquandlapatiencelâcheunpeu.Dèslader-nière porte fermée, les aides-soi-gnantes filentauréfectoire, il est18 h 30et lerepasdusoirestdéjàservi. Encore la becquée à unegrand-mère fatiguée,unegorgéed’eauàuneautre,justeàcôté.

LabulleAlzheimerLestablesontétédresséespourac-cueillirlesrésidentsselonleurétatdesanté, leurdegréd’autonomie.Ainsi,GenevièveetNoémie,Geor-gesetAndréonttouteleurtête, ilspeuventamorcerundébutdecon-versationentreeux.Maisparlentpeu.Etpuis,ilyaRiri,FifietLoulou,qui ontperdu laboule,mais ont

l’airdebiens’entendre,toujoursentrain de fomenter une évasion.Dansl’aileAlzheimerdel’établisse-ment, tout lemondedîneautourde lamêmetable.Dansuncalmeétrange. Il yaceuxqui fixent leurassiette,d’autresquiplienttouteslesserviettes,encoreetencore.Outournent lesverresà l’envers. De-vantlaportedesortie,Jérômeem-brassesafemme,ilrentrechezlui.Depuis troisansqu’ellea intégrél’unité, ilvientchaqueaprès-midi,jusqu’aurepasdusoir.«Jesuissûrqu’ellemereconnaît,maislorsquenosenfantsviennent,elledit“bon-jourmonsieur,bonjourmadame”.C’est dur. Parfois, elle me parle,mais c’est tout mélangé et je necomprendsrien.Jecroisqueçamefaitdubiendevenirici.»L’unitéAlzheimerferméeàdou-

ble tour est une bulle. Chaquevieillardestunpatientdéjàdansunautremonde. Ilsontquittéce-lui-là.Derrièrelabaievitrée,lesoleilse

couche dans les pins, l’air tièdechargéderésinetraverse lapièce.Commeuneconsolation.

Immersion dans unétablissement hospitalier pourpersonnes âgées dépendantesà Morcenx, dans les Landes.Dans l’après-midi, les visites…

J’avaisun beaujardin

Aline rend visite à Marcelle,

sa tante, tous les après-midi.

PHOTO LOÏC DEQUIER/« SUD OUEST »

« HUIT JOURS AVEC... »

«Ons’enfiched’avant.Jen’existeplus,jenesersplusàrien»

La population vieillit de plus enplus, les enveloppes financièresbaissent, lesmoyens aussi, le per-sonnel soignant sature. Quels en-seignements tirer pour imaginernotre avenir ?

À LIRE DEMAIN

Selon les dernières statistiquesanalysées par l’Observatoire régio-nal de la santé d’Aquitaine demars2010, la région, qui totalise un peuplus de 3millions d’habitants,compte 605 000 personnes âgéesde 65 ans et plus. Parmi elles, plusde 1 sur 2 est âgée d’aumoins75 ans, et plus de 1 sur 10 a plus de85 ans. L’Aquitaine est une des ré-

gions françaises les plus touchéespar le vieillissement. La Gironde estle département qui compte lemoins de personnes âgées, et c’estenDordogne et dans le Lot-et-Ga-ronne que ce vieillissement est leplusmarqué. LaDordogne compte112 Ehpad, la Gironde 97, les Landes108, le Lot-et-Garonne 100 et lesPyrénées-Atlantiques 105.

Une région très vieillissante

LES PERSONNES ÂGÉES EN AQUITAINE

Page 3: Prix Varenne 2012 -3

FranceVENDREDI 9 DÉCEMBRE 2011WWW.SUDOUEST.FR

ISABELLECASTÉ[email protected]

Laura frappe à la porte deLéoncia, 102ans.EllessontquatrecentenairesdanslamaisonderetraitedeMor-cenx.Dorlotéescommedes

bébés. «Aujourd’hui,ceseraunepe-titetoiletteaugant,commenteVa-lérie,l’aide-soignante,maisdemain,onpasseàladouche.Hein,Léoncia?En dehors de certains cas, on nepeut pas doucher tout lemondequotidiennement.Troplong.Man-quedepersonnel.»Lediscoursbienlustrésurl’amourdumétier,etce,malgrédestrésorsd’humanité,s’ef-friteaufildelajournéeetdesannéesdelabeurenétablissementd’héber-gementpourpersonnesâgéesdé-pendantes(Ehpad).Lesfilless’accro-chentàleur«vocation»commeàunebouée,parfois.Valérieavoue«avoircherchéàlâ-

cherl’affaireàunmomentdonné».«J’enpouvaisplus.Lenombrededé-pendantsetgrandsdépendantsnecessedeprogresser,lesactesautourdunursingsontéprouvants. J’aimavieaussi. Lesoir, enrentrantchezmoi, jen’arrivaispasàrompre. Etpuis,s’attacheràunepersonneetlaperdre,parcequ’onnesauveper-sonne ici, je le vivais comme undeuil.Ilafalluquejemesecoue.»

LamaltraitancepartoutPendantlapause,justeaprèslestoi-lettes,avantlerepasdemidi,lesfillesseretrouventdansleurlocal. Caféencoreetencore,cigarettedehors,unesaladegrignotéesuruncoindetable.Laure,agentsocialdepuisplusdequinzeans,avaleunyaourtner-veusement.Ellesetortillesursonta-bouret.«Maltraitance,maltraitance

desvieux.Onn’entendplusqueça.Toutdevientmaltraitant: forceràmanger,c’estdelamaltraitance;nepasforcer,çal’estaussi.Tutoyer,mal-traitant.Onnousobligeàdesfor-mationscontrelamaltraitance.Onenapleinlatête.Etcelleduperson-nel,quienparle?Pourtant, il fautfaire face, prendre sur soi, tout letemps.Parcequ’ilyadespersonnesâgéesici,jevousassure,quimérite-raientunebonneengueuladepar-fois.Etonsel’avale.Nous,onpeutsefairehumilier,taper,mordre,pincer,soit parce qu’ils sont unpeudin-gues, soit parce qu’ils sont mé-chants.Etonlaboucle!»

«Toujoursplus…»Ellesdisentaveccolère, fatalisme,lassitude,lachargedetravaildeplusenpluslourdepour1 500eurosparmois pour lesmieux loties, et 45joursdevacancesparan. «Onnousdemandetoujoursplusetencore,remarqueValérie.Ici,onestrespec-téesparladirection.»Pascale, 49 ans, fait figured’an-

cienne. EntréeàLaPignadaàl’âgede22ans,elleparledefamille.«Toutabienchangé.Quandjesuisarrivée,ilyaplusdevingt ans,c’étaitcoolcommemétier. Les vieux étaientmoinsvieux,plusenforme.Onnefaisaitpresquepasdenursing,onprenaitletempsdelesconnaître,depapoter.C’étaitl’hôtel,quoi.Moi,jenemeposepastropdequestionssurcetéquilibreentrelaprisededis-tancenécessairepourseprotégeretletropdedistancequilaissecroirequ’on s’en fiche.Du coup, je suiscomme je suis et j’embrasse lesvieuxquejeconnaisdepuistoutegosse.Etilssontcontents!»PaulCarrère,directeurdel’Ehpad,

rejoint l’équipeaucafé. Ilconnaîttoutsonpersonnel,50salariés,de-puislesaides-soignantesjusqu’auxcuisinières,enpassantparleslingè-res, les infirmières, les psycholo-gues…Etsaitaussiladifficultédelatâcheauquotidien.«Demoinsenmoinsdemoyensfinanciers,desen-veloppesquidiminuent,etdesrési-dents,pourlagrandemajorité, in-continents,grabataires.L’allonge-mentde laduréede lavieestunebelleidéesurlepapier.Envrai…Onestaumaximumdenoscapacitéshumaines,ontravaillebeaucouplaqualité,lerespect,l’ouverture,lasou-plesse.»

PartenariataveclesfamillesPragmatiqueautantqu’idéaliste,

Paul Carrère a lâché une carrièrebrillantedans l’hôtelleriede luxepours’engagerdansleservicepu-blic.Avecuneambitionchevilléeaucorps. «Jeproposeauxfamillesquiconduisentleurparenticiunees-pèce de partenariat.Un engage-mentmoral.Nous,ons’enoccupebien,maissilafamillelâche,nevientplus,alorsonlesrattrapeparlesche-veux.»CommedanstouslesEhpadde

France,àMorcenx,leslistesd’attenten’enfinissentpas.Tandisquelesper-sonnesâgées,bientraitées,viventencorepluslongtemps,lesstructu-ressaturent;lepersonnel,jamaisas-seznombreux,souffre. «L’avenir?Jenecroispasquel’avenirsoitdansl’institution.Nousallonsêtredébor-

déset,humainement,çarestediffi-ciledefinirsesjoursenmaisonderetraite, remarque le directeur. Ilfaudracontinueràencadrerlesdé-ments,Alzheimeretautres,certes.Mais je crois plutôt à la prise encharge à domicile, avec des solu-tionsdereplitemporaireeninstitu-tion. Il va falloir travailler encoreplussurlaprofessionnalisationdesaidesàdomicile. Faireévoluercesmétierset,surtout…lesreconnaî-tre. Ici,noussommesànotremaxi-mum.»ÀMorcenx,ledimanche,lesrési-

dentsparmilesplusvalidesvontaumatch de rugby. Et les dames aumarchélemercredi,pours’acheterunebourriched’huîtresetunecom-binaisonenTergal.

Immersion dans une maisonde retraite à Morcenx, dansles Landes. L’équipe soignantea un temps d’avance

L’avenir est à la maison

LepersonneldeLaPignadase retrouveautourd’uncafé lorsde lapause,une respiration. PH. L. DEQUIER

« HUIT JOURS AVEC… » 3/3

Reportage