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MAURICE BEDEL Ancien Président de la Société des Gens de Lettres de France - PROBLÈMES HUMAINS DU DROIT D'AUTEUR N"2 COLLECTION (( DROITS DE L'HOMME a publiée por l'Organisation des Notions Unies pour I'tducation, lo Science et la Culture (UNESCO) SCIENCES ET LETTRES LIBRAIRIE DU RECUEIL SIREY LIEGE PARIS

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MAURICE BEDEL Ancien Président de la Société des Gens de Lettres de France -

PROBLÈMES HUMAINS DU DROIT D'AUTEUR

N"2 COLLECTION (( DROITS DE L'HOMME a

publiée por l'Organisation des Notions Unies

pour I'tducation, lo Science et la Culture

(UNESCO)

SCIENCES ET LETTRES LIBRAIRIE DU RECUEIL SIREY L I E G E PARIS

Préambule

ST-IL plus belle, plus généreuse et plus noble vérilé que celle E qui se trouve affirmée dans la Déclaration universelle des droits de l’homme et qui proclame Ie droit de chacun à jouir des bienfaits de la civilisation et de la science ? Mais In science n’est-elle pas une des colonnes de cette civilisation et la mieux faite pour résister aux injures du temps comme aux variations des concepts de l’éthique ?

C’est à elle que vont les soins de l’Unesco; c’est par elle et pour elle que l’Unesco mène son action bienfaisante.

I1 est dit dans l’Acte constitutif de cette Organisation qu’elle favorise la connaissance et la compréhension mutuelles des Nations en prêtant son concours aux organes d’information des masses et qu’elle recommande à cet effet tels accords inter- nationaux qu’elle juge utiles pour faciliter la libre circulation des idées par le mot et par l’image.

Aussi un de ses premiers soucis a-t-il été de veiller à la protection des droits des créateurs de l’esprit, de demander qu’ils fussent reconnus et respectés et qu’ainsi fussent garanties la liberté d’expression et l’indépendance matérielle de l’auteur, sans laquelle il n’y a ni science, ni art, ni littérature.

L’objet du présent ouvrage est de mettre en valeur la place qui est faite à i’auteur et à son œuvre dans la société humaine et d’exposer les divers moyens de protection qui permettent à l’auteur d’occuper et de conserver cette place dans la sécurité de son droit et la dignité de sa mission.

Qu’est-ce donc que l’auteur? Qu’est-ce que c’est que son droit? Et l’œuvre protégée, quelle est-elle? C’est à ces ques- tions que nous allons répondre avant de passer à l’étude de la protection appliquée à l’œuvre elle-même.

L’auteur

Qu’est-ce qu’un auteurP C’est un créateur de l’esprit. Homère allait par les villages et les bourgades de l’île de

Chio; autour de lui, dans la poussière, parmi les poulets pico- rants et les chiens familiers, des hommes assis écoutaient le vieil aède scander mélodieusement l’enlèvement des chevaux de Diomède et les funérailles d’Hector. Que chantait-il sinon des fables que d’autres avant lui avaient contées en simple langage de récit oral et qui ne devaient se parer d’ornements éternels qu’en passant par les arcanes de son génie? Depuis deux mille huit cents ans que l’Iliade a été composée, rien n’a été perdu de sa noble beauté; le texte, en son intégrité, a place d’honneur dans les bibliothèques des cinq parties du monde, et notre entendement en fait ses délices.

Homère était un créateur de l’esprit. Sous d’autres cieux, en d’autres temps, le poète indien

Valrniki contait la vie de Rama dans ce Rûrnûyana qu’il n’est pas un let,tré de l’Inde qui ne l’ait exploré dans la forêt touffue de ses cinquante mille vers. I

Valmiki était un créateur de l’esprit. Jules César courait le monde, soumettant de libres peuples

à la loi romaine, cherchant à égaler la gloire d’Alexandre; rentré à Rome, il luttait contre le Sénat, il déjouait les intrigues de ses ennemis; et, pour l’agrément de ses rares loisirs, il composait le Traité de Z’arzalogie, où il se montrait excellent grammairien, et la Guerre des Gaules, où il donnait aux histo- riens des siècles à venir l’exemple de la précision du récit dans l’élégance de la langue.

Jules César était un créateur de l’esprit. Michel-Ange Buonarroti sculptait le Jour et la Nuit, le

Crépuscule et l’Aurore du tombeau des Médicis avec le même sens du sublime qu’il mettait à peindre le Jugement dernier de In Chapelle Sixtine, avec le même lyrisme qui le guidait

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à élever la coupole de Saint-Pierre de Rome et à composer ses immortels sonnets.

Michel-Ange Buonarroti était un créateur de l’esprit. Ils ont été des créateurs de l’esprit tous ceux qui, par le

moyen des mots du langage, des notes de la musique, des couleurs de la peinture, des morsures du burin, des mouve- ments de I’ébauchoir ou des lignes d’épure d’un plan d’archi- tecture, ont tiré du néant un ouvrage auquel s’attachait leur personnalité, auquels ils ouvraient les portes du réel et qu’ils rendaient publics.

Tout créateur de l’esprit est un auteur. Nous aimons ce mot d’auteur qui va chercher ses racines dans le sanscrit ôjus, force, et qui passe par le latin augere, accroître, avant de se fixer dans son sens actuel. Force et accroissement : c’est bien ainsi que nous nous figurons ces sortes de ressorts qui déclanchent l’élan de la création artistique et de la création littéraire. L’auteur s’en prend à l’inertie des mots, des lignes et des couleurs que rien ne tirerait de leur vaine léthargie s’il n’allait s’en saisir et les arracher à leur sommeil; et, les ayant saisis, il les groupe, il leur donne forme, il les accroît.

C’est un sujet d’étrange méditation qui nous est offert ici. Si Beethoven n’était venu au monde, la Symphonie pasto-

rale serait demeurée à jamais ensevelie dans ce que les Chinois appellent le Palais de Nulle-Part. Si Shakespeare n’avait vu le jour, nous n’eussions pas entendu les adieux de Roméo au balcon de Juliette. Sans l’heureux hasard qui fit naître Goethe de l’union d’un conseiller impérial et de la fille d’un bourgmestre de Francfort, nous ignorerions à jamais la scène de la prison entre Faust et Marguerite.

Que de chefs-d’œuvre dorment dans les ténèbres de l’inexistant faute d’un auteur pour les susciter!

L’auteur, ouvrier de la force et de l’accroissement des choses de l’esprit, est un homme du destin. Sans lui, la terre serait demeurée un lieu du monde d’où l’art, la poésie, la philosophie eussent été bannis, un stérile terrain livré aux seules données immédiates du réel où l’ennui eût été le seul et inséparable compagnon de l’esprit.

I1 nous faut donc, cherchant à définir l’auteur, mettre en pleine lumière les bienfaits que l’humanité lui doit, les apaise- ments qu’il apporte à notre soif sans cesse renouvelée de vérité et de beauté.

Nous ne devrons pas distraire notre attention de l’image de celui qui, pendant de lourdes heures du jour et parfois

PROBLkMES HUMAIN3 DU DROiT D’AUTEUR 11 pendant de longues veilles, se penchait sur un feuillet blanc pour que, de son effort, de sa ténacité, de sa fièvre même, sortissent tel poème, telle page de prose, telle phrase musicale qui feraient l’enchantement des humains à travers les âges. Nous songerons à l’homme que fut Jonathan Swift travaillant à ses Voyages de Gullìuer, délice de nos lectures, pendant que le destin le frappait dans ses plus secrètes et ses plus chères amours : c’était un auteur. Et c’était un auteur aussi que ce Balzac qui se tuait de café, de claustration et d’insomnie et qui mourut à cinquante et un ans en nous laissant le monu- ment de la Comédie humaine. Et n’était-ce pas un auteur également ce Franz Schubert qui, dans une courte existence de trente et un ans, composa plus de six cents lieder, brûlant sa frêle santé pour nous laisser La Plainte de la jeune fille, La Chanson de l’absent, Le Jeune H o m m e au ruisseau qui bercent aujourd’hui nos heures de tendre mélancolie?

Lorsque l’on parle de droit d’auteur, il ne faut jamais perdre de vue ceux qui ont donné à ce nom d’auteur une si grande noblesse de signification. C’est pourquoi nous insistons ici sur la personne de l’auteur, sur le créateur de l’esprit en tant qu’homme avec ses forces et ses faiblesses, ses brefs instants de bonheur, ses longs jours de malheur, avec ses luttes contre la misère, contre la maladie et bien souvent conlre l’incompréhension de ses contemporains; c’est pour- quoi aussi nous tenons à définir cette personne par quelques exemples pris dans l’histoire des arts et des lettres.

Auteur? Qu’est-ce qu’un auteur? L’auteur, c’est Phidias veillant à l’exécution de ses plans

pour la construction du Parthénon; c’est Rembrandt peignant la Leçon d’anatomie du Docteur Tulp; c’est Mozart composant la partition des Noces de Figaro; c’est Albert Durer gravant le Chevalier de la Mort; c’est Walt Whitman jetant sur le papier ses Feuilles d’herbe.

Et pourquoi n’irions-nous pas chercher dans les temps de la préhistoire ces auteurs qui gravaient sur bois de renne, sur os et sur ivoire, qui modelaient dans la glaise des cavernes, qui peignaient sur les parois de leurs abris souterrains ces images de bisons, de chevaux et d’éléphants qui font notre étonnement?

Aussi loin qu’on se reporte dans l’histoire du génie créateur et inventif de l’homme, on voit de toutes parts et sous tous les climats s’épanouir ces fleurs issues d’une intelli- gence guidée par le désir de servir la beauté; elles couvrent

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la terre d’une floraison sans laquelle le cœur se dessécherait et I’Ame s’étiolerait; elles sont un des aliments de la vie, elles en sont un des plus riches aliments spirituels.

Nous avons dit que l’auteur était celui qui accroissait; nous dirons les trésors dont il a accru le patrimoine culturel de la société humaine.

Si, à l’affirmation de Socrate, le savoir est le plus haut plaisir que l’on puisse goûter au courant de la vie, de quelle somme de hauts plaisirs ne sommes-nous pas redevables à ceux qui nous ont livré, d’abord en manuscrits, puis en cen- taines de milliers de livres imprimés, le fruit de leurs connais- sances?

Nous nommerons quelques-uns parmi eux afin que leurs noms de lumière soient inscrits en exergue de la Déclaration universelle des droits de l’homme dont nous commentons ici la belle phrase lapidaire : (( Chacun a droit à la protection des intérêts moraux et matériels découlant de toute production scientifique, littéraire ou artistique dont il est l’auteur. ))

Nous irons chercher ces noms dans le souvenir de nos émois, dans les réserves de notre mémoire là où s’élèvent des sanctuaires de dévotion qui sont notre refuge aux heures de doute ou de désespoir, qui sont nos reposoirs dans les instants d’apaisement et de reconnaissance. En les limitant à quelques- uns nous n’avons pas d’autre dessein que de saisir d’emblée les plus brillants, les plus rayonnants, comme on fait d’un coup d’œil en jetant son regard sur le firmament où l’on voit d’abord briller les astres de première grandeur.

Hippocrate, Aristote, Copernic, François Bacon, Galilée, Descartes, Leibniz, Newton, Lavoisier, Volta, Darwin, Pasteur, Einstein : voilà pour la science.

Platon, Euripide, Lucrèce, Tacite, Dante, Erasme, Cer- vantes, Montaigne, Shakespeare, Goethe, Kant, Chateaubriand, Tolstoï : voilà pour les lettres.

Les architectes des Pyramides d’Egypte, Ictinos, architecte du Parthénon, Phidias, l’architecte du Temple de Tanjour, Michel-Ange, Raphael, Duerer, Vélasquez, Rembrandt, Goya, Delacroix, Rodin, Picasso : voilà pour les arts.

Monteverde, Haendel, Bach, Haydn, Mozart, Beethoven, Chopin, Brahms, Berlioz, Wagner, Rimsky-Korsakov, Debussy, Strawinsky : voilà pour la musique.

Tels sont ceux que Baudelaire appelait les phares. Nous ne les avons cités que pour faire apparaître à la lumière de

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ces noms rayonnants de prestige la valeur hors calcul qu’ils ont donnée à la qualité de créateur de l’esprit.

I1 ne faudrait toutefois pas croire que les créations de l’esprit soient liées à des moyens d’expression fixés à jamais par la tradition. Nous avons vu naître au xx* siècle et se déve- lopper universellement un art qui tient de la peinture et du théâtre et dont l’irruption a suscité des talents nouveaux, a révélé de nouveaux créateurs de l’esprit : le cinématographe. Cet art a, sinon ses génies, du moins des auteurs de films dont beaucoup ont atteint à une renommée grandement justifiée.

Et l’art de la photographie n’a-t-il pas déjà ses maîtres? Nous verrons au cours de cette étude que là aussi nous avons affaire, malgré les apparences, à une création de l’esprit.

Après ces quelques rencontres avec des hommes qui, parmi tant d’autres, ont porté jusqu’au ciel de l’immortalité le sens qu’il faut donner à ce nom d’auteur d’un usage si courant, nous irons chercher dans les lois et usages de la morale traditionnelle le droit que tout auteur peut et doit exercer sur son œuvre pendant sa vie et, par la personne de ses héritiers, après sa mort.

II Le droit

L’horticulteur qui, à force de soins, de patience, de connaissance des lois de l’hybridation, obtient la venue au monde d’une rose nouvelle, celui-là a des droits sur sa rose; elle n’existait pas avant que son imagination l’eût conçue et que son talent lui eût donné forme et couleur; elle a reçu de lui un nom et il a acquis la propriété de ce nom. On peut dire de lui qu’il a composé une fleur, qu’il lui a donné un titre et qu’il l’a fait paraître. I1 la multiplie par greffe ou par bou- ture, il la (( tire 1) à un certain nombre d’exemplaires qu’il vend aux amateurs. Il ne vient à l’esprit de personne de nier le droit qu’il a acquis sur sa création et celui qu’il conserve sur le nom de sa rose à jamais baptisée et sur les qualités de coloris et d’aspect formel qui sont propres à cette fleur nouvelle.

Tel est le droit du créateur sur l’œuvre créée, tel est le droit du musicien sur sa partition, celui du peintre sur son tableau, celui de l’écrivain sur son livre.

Nous dirons la valeur que nous donnons au mot de droit. Chacun, dit la sagesse des peuples, a le droit de défendre

son bien. Ce mot implique l’idée de ce qui est conforme à la raison et par suite à la loi; c’est le sens du droit, sens naturel à l’homme de tous les temps et- qui a amené les premiers groupements humains, les premières ébauches de société à élaborer les lois primitives. Et même du côté de chez les ani- maux l’on sait avec quelle âpreté le chien défend l’os qu’il tient pour être son bien, avec quel soin l’écureuil veille sur les noix et noisettes qu’il a enfouies au creux d’un arbre. Lois animales, lois de l’instinct. Chez l’homme nous nous élevons aux lois de la raison. A mesure que l’humanité s’organisait, que l’homme d’abord peu enclin à la vie de groupement se mêlait à d’autres hommes, l’idée de propriété prenait corps pour se développer parallèlement avec la production des objets nés de l’habileté manuelle et de l’ingéniosité créatrice. Soyons

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assurés que, dès que l’homme articula des mots, ce fut pour exprimer le point de vue qui lui était propre sur la possession du fruit cueilli, du gibier pris au piège. Avant même de parler, il disputait aux autres sa cueillette ou sa prise. Une sorte de loi d’appartenance s’esquissait par priorité sur toute autre loi. Conformément à cette loi l’homme sentit que ce qu’il tenait en main était sa chose, qu’il en pouvait disposer à sa guise, la conserver pour lui ou l’offrir à autrui. En même temps se précisait la connaissance et la valeur du moi, connaissance d’ailleurs extrêmement tardive et à laquelle contribua le déve- loppement antérieur du sens de la possession, puis de la pro- priété. Plus il possédait, plus l’homme se constatait être soi- même et non une parcelle du monde extérieur confondue avec d’autres parcelles.

Quand il devint fabricant, quant il fut l’homo fuber de la préhistoire, la notion d’auteur s’ajouta à celle de propriétaire : il comprit que l’objet du travail de ses mains lui affirmait que la création résultait d’un ensemble de mouvements gaidés par la pensée et qui lui étaient propres.

Le premier silex façonné en forme de percuteur ou de racloir introduisait dans les lois et coutumes de la sociét6 humaine la notion de la qualité d’auteur et l’affirmation du droit de l’auteur sur l’objet né de son invention.

I1 y aurait un bel hommage à rendre ici, au nom de l’Unesco, à ce9 premiers êtres humains qui tirèrent de l’inerte matière les outils d’où notre civilisation mécanique est née. Nous saluerions ces êtres aux mains rudes, au pouce largement spatulé, aux doigts à fortes jointures, donnant à des cailloux la forme nécessaire à l’usage que l’on exigeait d’eux; nous rendrions grâce à ces tout premiers auteurs d’avoir commu- niqué le bon plaisir de leur cerveau à des pierres jusqu’alors inertes et inutiles.

Et nous affirmerions leur droit sur I’ceuvre venue de leur seule spontanéité, de la seule décision de leur volonté.

Le droit d’auteur est donc, pour employer une expression courante, vieux comme le monde. I1 est apparu dans la société des hommes avec la première pierre taillée; il allait se déve- lopper avec les aiguilles d’os, les pointes de harpon en ivoire, les pointes de flèches en silex, avec les merveilleuses fresques des cavernes. Mais tel était l’état d’innocence de ces ancêtres de l’homo sapiens que nous doutons fort qu’ils aient usé de ce droit.

C’est certainement le développement du langage qui a

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amené les auteurs à se montrer exigeants dans le respect dû à leurs œuvres. Le langage permettant aux jeux de la pensée de se donner libre cours, la notion de droit, sans se formuler clairement, fit partie des éléments de la connaissance du moi. Dès lors, devinrent concevables les vues de l’esprit qui se traduisent aujourd’hui par des expressions telles que : (( C’est mon droit ... A bon droit ... Faire droit ... De plein droit ... Avoir droit de ... n, expressions où s’affirme la liberté de dis- poser de son bon gré, d’user d’une haute prérogative du libre arbitre.

Le principe du droit dont nous exposerons plus loin les aspects divers et les nombreuses applications se retrouve donc dès les origines de l’humanité et nous apparaît, de ce fait, comme un droit naturel.

Lorsqu’on se reporte aux noms illustres que nous avons donnés pour quelques-uns des plus rayonnants parmi tous ceux à qui nous devons l’épanouissement des lettres, des arts et des sciences, on se demande comment a jamais pu être mis en doute le droit de l’auteur sur son œuvre. Quoi! Leibniz n’aurait pas eu le droit de publier où et quand bon lui sem- blerait sa Théodicée ou sa Monadologie, Montesquieu son Esprit des Lois, Gœthe son Faust? I1 nous paraît naturel aujourd’hui que l’auteur d’un ouvrage de littérature ou d’une œuvre musicale soit maître de son œuvre comme le rosiériste dont nous avons parlé est maître de sa rose. Mais il a fallu que les auteurs français attendissent les bouleversements de la Révolution pour voir leurs droits reconnus par la loi : la loi des 19 et 24 juillet 1793 leur apportait la protection de leurs écrits alors que, jusque-là, il n’y avait que fantaisie, incer- titude et bien souvent duperie.

Mais au XIX~ siècle l’institution du Copyright, d’une part, et la mise en vigueur de la Convention de Berne de 1886, de l’autre, ont introduit dans la notion de protection des œuvres littéraires et artistiques sur le plan international des règles d’honnêteté et de probité dont auteurs et œuvres tirent de grands avantages.

Nous pouvons désormais parler de droit en nous appuyant sur des textes précis; toutes les nations du monde ont reconnu ce droit, que ce soit en faveur de leur nationaux ou qu’il s’agisse d’écrivains, de musiciens, d’artistes, bref de créateurs de l’esprit appartenant à une nation étrangère. Des conven- tions internationales l’ont solennellement reconnu; l’auteur est assuré que son œuvre, fille de son intelligence et de sa

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sensibilité, sera respectée, protégée contre toute offense à sa liberté, contre tout dommage pouvant l’atteindre dans sa forme et dans son intégrité.

Outre ce droit qu’il a sur son œuvre, l’auteur jouit désor- mais d’un droit attaché à sa personne même et qui le garde des pratiques qui nuiraient à sa réputation, un droit qui lui permet de faire respecter sa pensée : c’est le droit moral. Il en sera question au cours de cette étude.

L’on voit, d’ores et déjà, le soin avec lequel le législateur veille sur les œuvres de ceux dont les travaux purement intel- lectuels contribuent à l’activité fondamentale, à la vie même de la nation à laquelle ils appartiennent.

C’est l’honneur du XIX’ siècle d’avoir fait entrer dans la loi les droits des créateurs de l’esprit.

III L’œuvre

Nous avons dit l’auteur; nous avons dit le droit; nous dirons l’œuvre.

La création artistique, comme la découverte scientifique et l’invention littéraire, a ses origines dans ces machineries de l’entendement d’où sont sortis les chefs-d’œuvre qui donnent à l’histoire de l’humanité sa haute valeur spirituelle. Quelle serait notre fierté d’appartenir à l’espèce humaine si l’architecture, la musique, les sciences, la peinture, les lettres, la sculpture n’étaient point venues affirmer la prééminence de l’homme et son élection par décrets du destin à une place que n’avait su atteindre avant lui nulle des créatures animant la surface de la terre, la profondeur des mers et le libre espace des airs?

L’histoire de l’homme - si brève soit-elle dans le déve- loppement des âges - est jalonnée par des créations de l’esprit, par des œuvres dont l’existence donne un sens que personne ne saurait nier à la mission spirituelle, morale et esthétique de l’homo sapiens. Nous l’affirmerons et le prouverons, et nous énumérerons quelques-unes des œuvres qui sont l’hon- neur de l’humanité.

La bibliothèque du roi Assurbanipal, les Eléments de géométrie d’Euclide, la Physique d’Aristote, les ûEuvres d’Archimède, De Revolutionibus Orbium Celestis de Copernic, Discours de la méthode de Descartes, Principes mathématiques de philosophie naturelle de Newton, Systema Naturae de Linné, Mémoire sur la fermentation lactique de Pasteur, Origines des espèces de Darwin, Introduction à l’étude de la médecine expérimentale de Claude Bernard, Radiations invisibles émises par E ’uranium d’Henri Becquerel, La Relativité généralisée d’Einstein : voilà pour les œuvres scientifiques.

L’lliade d’Homère, le Ta-Hio de Confucius, la République de Platon, De Natura Rerum de Lucrèce, les Evangiles des quatre évangélistes, Novum Organum de François Bacon, Don

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Quìchotte de Cervantes, Hamlet de Shakespeare, Critique de la Raison pure de Kant, Faust de Gœthe, Mémoires d’outre- tombe de Chateaubriand, Théâtre d’Ibsen, Journal d’un écri- wain de Dostoïevsky : voilà pour les œuvres littéraires.

Orfeo de Monteverde, Symphonie écossaise de Haydn, Les Noces de Figaro de Mozart, La IX” Symphonie de Beethoven, Symphonie N” I de Brahms, Grande Fantaisie de Chopin, La Damnation de Faust de Berlioz, Tristan et Yseult de Wagner, Requiem de Verdi, Boris Godounov de Moussorgsky, Prélude à l’après-midi d’un faune de Debussy, La Danse du feu de hlanuel de Falla, Symphonie de Psaumes de Honegger : voilà pour les œuvres musicales.

Les Sept Merveilles du Monde, le Scribe accroupi, la Frise du Parthénon, L’Ange souriant de la cathédrale de Reims, Le Printemps de Botticelli, les fresques de la Sixtine de Michel- Ange, Le Marchand gisze de Holbein, Bethsabée de Rembrandt, La Femme au turban de Vermeer de Delft, L’Enterrement du comte d’Orgaz du Gréco, Le Portrait de Philippe III de Vélas- quez, Les Majas au balcon de Goya, Portrait de Thomas Carlyle de Whistler, Saint Jean-Baptiste de Rodin : voilà pour les œuvres artistiques.

De pareilles œuvres issues de pareils talents ne méritent- elles pas le respect? Ce respect va parfois jusqu’à la dévotion et l’on voit les esprits les plus affranchis leur dévouer un culte. L’on connaît des hommes de science du tempérament le plus rationaliste que bouleverse la Messe en si mineur de Bach; des hommes d’affaires qui touchent à l’extase devant un petit ivoire du XI^ siècle : ils le caressent, le tournent et le retournent, il tirent de cet objet un plaisir qui l’emporte sur tout autre parmi ceux qu’il est convenu d’appeler les plaisirs de la vie; d’autres ont le cœur en déroute quand ils abordent pour la première fois le Parthénon d’Athènes, ils retiennent leur souffle, ils ont des larmes aux yeux, ils tremblent de beauté. Par ailleurs, on verra un artiste s’exalter à la lecture d’un ouvrage de biologie où sont décrites les lois de l’hérédité; ou bien c’est un musicien qui va se passionner pour la mécanique ondulatoire après en avoir lu l’explication dans une œuvre de clarté.

Ainsi les œuvres des créateurs de l’esprit nous accom- pagnent dans notre vie de chaque jour ou bien se révèlent à nous dans des moments où elles nous sont amicales et bien- faisantes. Elles nous détachent de la vulgarité des heures, elles nous font prendre en patience les maux propres à notre natu-

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relie faiblesse, elles nous ramènent à l’espoir quand nous désespérons, elles nous sont secourables quand nous allons sombrer, elles accompagnent notre entreprise quand nous entreprenons; elles sont un baume sur nos ulcères, un calmant de nos angoisses, un talisman contre les malveillances du destin. Elles ont d’innombrabIes titres à notre respect et à notre reconnaissance.

Elles sont par la constance et l’abondance de leurs bien- faits la sereine justification du droit d’auteur.

IV Histoire du droit d’auteur

Nous donnerons ici la définition française du droit d’auteur; nous verrons par la suite la valeur internationale que lui ont assurée la Convention de Berne et les Conventions américaines.

Le terme de (( droit d’auteur )) est le plus couramment employé et tend à remplacer celui de N propriété littéraire et artistique )) pour que soit bien établie et bien marquée la valeur que nous réservons à la personne même de l’auteur.

Le droit d’auteur est le droit exclusif donné par la loi à l’auteur d’une œuvre artistique ou littéraire de tirer profit de cette œuvre où, quand et comment il lui plaît. On sent tout de suite qu’il est conçu et établi dans un esprit de respect envers la personne du créateur et que c’est ce créateur qui, à travers son œuvre, est protégé et honoré. A ce droit qui définit et garantit les intérêts matériels de l’auteur s’ajoute le droit moral qui autorise l’auteur à veiller que ne soit portée nulle atteinte à l’intégrité de son œuvre, que ne soit causé aucun préjudice à sa réputation ou à son honneur par l’ex- ploitation qui pourrait être faite de son œuvre contre son gré. Ce même droit est reconnu à ses héritiers dans des conditions que nous étudierons plus loin.

Disons tout de suite combien il est heureux qu’il y ait parmi les différents peuples une tendance de plus en plus marquée à confondre le droit pécuniaire de l’auteur sur son œuvre avec le droit moral; c’est ici que le mot de propriété prend son sens le plus noble, c’est ici qu’apparaît toute la générosité de la Déclaration universelle quand elle affirme : (I Chacun a droit à la protection des intérêts moraux et maté- riels découlant de toute production scientifique, littéraire OU artistique dont il est l’auteur. ))

Le droit d’auteur prend, dès lors, l’apparence d’appartenir à deux domaines bien distincts et qu’on voit ici se confondre : le matériel et l’immatériel. Voilà que sont placés sur le même

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plan et à égalité de valeur l’intérêt moral et l’intérêt pratique. On aime que cette légalité figure dans la Déclaration univer- selle des droits de l’homme. L’esprit est reconnu comme une entité formelle; ce souffle, ce rien que personne jamais n’a pu voir de ses yeux ni saisir entre ses doigts, ce rien d’où est issue la pensée créatrice, d’où sont nées toutes les entreprises de l’intelligence et, par elles, la découverte de l’univers et les tentatives d’explication de la vie, cette source insaisissable de l’imagination et de la réflexion est entérinée par la loi, acceptée comme un objet que nul ne saurait mutiler, dénaturer ou voler sans être châtié pour son forfait. Défense de voler les fruits de l’esprit. La morale des peuples a de toujours interdit de voler les fruits du voisin; si l’on admire Héraclès d’avoir volé les pommes du jardin des Hespérides c’est que ce vol permit au héros d’accomplir un exploit difficile en tuant du même coup le dragon à cent têtes qui les gardait. Mais que les fruits de l’esprit fussent protégés par la loi, il a fallu attendre bien des siècles de civilisation avant que cet avantage leur fût reconnu.

Qu’on imagine le sort qui était fait au manuscrit d’une œuvre de l’importance du De natura rerum de Lucrèce. Ce texte, portant la somme d’un savoir immense, allait de main en main, porté par le fragile support de feuilles faites de lames de papyrus ou du fin liber de l’érable et du tilleul; l’auteur l’avait tiré de son seul génie et, l’ayant composé mot par mot, vers par vers, l’avait abandonné au destin; on pouvait le démarquer, le piller, lui faire dire ce qu’il ne disait pas : nulle protection ne le couvrait. C’est un fait très heureux que Cicéron, ami de Lucrèce, l’ait eu entre les mains après la mort du jeune poète, qu’il en ait fait établir des copies et qu’il en ait enseigné la beauté.

Au cours des siècles la seule protection qui couvrait les œuvres écrites venait du respect que leur portaient les esprits éclairés; nulle loi n’en faisait cas. Et pourtant parmi tous les biens accumulés par les hommes n’étaient-ils pas les plus précieux? Sans autre garantie de survie que la déférence que certains leur marquaient, ils avaient à affronter la grande aventure des temps. Et combien de menaces dues à la faiblesse même des matériaux de la pensée avant l’invention de I’im- primerie! 11 faut songer aux textes de Platon, d’Hésiode, de Démosthène fixés par l’écriture sur de frêles pelures végétales, aux Eglogues de Virgile, aux harangues de Cicéron, aux satires de Juvénal confiées à des membranes de tilleul; il faut se

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rappeler que, lorsque nous parlons des écrits anciens, nous disons qu’ils ont formé des bibles et des livres : or, bible, venue du grec bibios, et livre, venu du latin liber, signifient écorce n; la bibliothèque d’Alexandrie, si riche, si réputée,

était étymologiquement une resserre de rouleaux d’écorces : aussi l’incendie en eut-il facilement raison. Au danger de destruction par le feu et les intempéries s’ajoutait la menace provenant de la malignité des hommes, de la malice des jaloux et des faussaires. Nous trouvons dans Juvénal, dans Martial, mainte allusion à l’injure qui était faite aux grands écrivains dont la pensée féconde allait enrichir par plagiat et pillage la pensée des médiocres.

C’est la plainte amère de Martial : Fama refert nostros te, Fidentine, libellos Non aliter populo quam recitare tuos.

Si mea vis dici, gratis tibi carmina mittam. Si dici tua vis, haec erne, ne mea sint.

(M4RTIAI2, &pig. 30, liV. I.)

et encore : Indice non opus est nostris, nec vindice libris; Stat contra, dicitque tibi tua pagina : fur es.

Fur es! Tu es un voleur! Et ce sont aussi, cités par Titus Claudius Donatus, ces

vers prêtés à Virgile où l’auteur de 1’Enéide soupire ces mots de désenchantement :

Hos ego versiculos feci, tulit alter honores; Sic vos non vobis nidificatis aves ...

J’ai composé ces vers légers, un autre en a tiré honneurs et profits; Ainsi avez-vous bâti vos nids, oiseaux, mais non pour vous.

Ces plaintes, ces imprécations, comme elles justifient les lois sur la propriété littéraire! Elles nous font entendre la révolte de l’auteur contre les impudents qui le dépouillent de son œuvre, qui lui volent l’enfant de sa pensée. Fur es! Oui, tu es un voleur. Mais ce sont paroles en l’air. Nulle loi ne venait protéger le volé, punir le délinquant. Sans les éver- gètes d’Athènes, sans les mécènes de Rome, sans les papes, sans les princes d’orient et sans les souverains de la chrétienté, les créateurs de l’esprit n’eussent trouvé aucun soutien : maté- riellement ils n’eussent pu subsister, moralement ils eussent été abandonnés de tous. L’on vit Périclès veiller à ce qu’un

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Anaxagore, un Socrate, un Protagoras ne manquassent de rien et pussent mener leurs travaux hors des soucis de la vie de chaque jour; c’est ce même Périclès qui protégea Phidias et soutint de son enthousiasme les architectes du Parthénon, des Propylées et du temple d’Eleusis; l’on vit un Mécène, ministre d’Auguste, soutenir de ses deniers le talent ravissant d’un Horace et le polygraphisme d’un Lucius Varius, de ce Varius qui devait sauver le manuscrit de 1’Enéide que Virgile mourant s’apprêtait à détruire; l’on vit Charlemagne encourager de sa bourse les lettrés de son empire; et c’est par la faveur du pape Léon X que librement s’épanouirent les dons éclatants des Raphaël, des Michel-Ange, des Arioste, des Machiavel; et c’est Louis XIV qui permettra à un Molière de ridiculiser les mœurs de son temps et jusqu’aux travers des personnages de la cour de Versailles. La liste serait longue des protecteurs des lettres et des arts. Grâce soit rendue à tous ceux qui, avant les lois de protection du droit d’auteur, ont contribué magnifiquement à la naissance et à la révélation des chefs-d’œuvre qui ont développé parmi les hommes le culte de la beauté.

Certes, beaucoup de ces chefs-d’œuvre ont vu le jour dans des conditions misérables. L’histoire de la littérature, de la peinture est pleine d’exemples de poètes faméliques, de peintres méconnus et accablés de maux; mais, bien que dans une scène célèbre de son Ploutos Aristophane fasse dire à la Pauvreté qu’elle inspire de grandes et belles choses, la vérité est que, si l’inspiration peut se passer de pain, de feu et toit, le talent pour s’épanouir a besoin de sécurité.

C’est cette sécurité que le droit d’auteur et le copyright ont tenté d’assurer aux écrivains, aux musiciens et aux artistes. Vers la fin du XVIII‘ siècle, après la floraison splendide des lettres et des arts qui s’était, pendant plus de cent ans, épanouie sur l’Europe, il devint manifeste que le créateur de l’esprit ne pouvait plus compter sur la seule protection du roi. Depuis que l’invention de l’imprimerie avait fait de la pensée et de son expression une matière commerciale, l’auteur avait vu ses ouvrages devenir souvent la proie de plusieurs imprimeurs qui, en se faisant concurrence sur un même titre, n’arrivaient pas toujours à des tirages rémunérateurs. Les rois et les princes avais mis de l’ordre en cette affaire en accordant à certains libraires le privilège d’être les seuls imprimeurs de tel ou tel ouvrage et, des lors, l’écrivain se vit recherché par le libraire qui tenait à se l’attacher. On peut dire que c’est au cours du X V I ~ siècle que l’art d’écrire commença à s’orienter vers la

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profession d’écrire : certes on ne parlait pas encore de droit d’auteur, mais auteurs et imprimeurs-libraires fixaient entre eux les conditions pécuniaires de l’édition qui se réduisaient, en général, de la part des auteurs, à la vente pure et simple du manuscrit pour une somme d’argent que nous jugerions aujourd’hui fort modeste. La modestie de cette rémunération faisait le jeu des princes qui, moyennant pension, s’attachaient les poètes, les dramaturges, les historiens : autant de courti- sans dévoués à célébrer les vertus du prince protecteur. On devint poète du roi, historiographe du roi; on célébra en vers les victoires du roi, la naissance des princes; la poésie, l’his- toire même se prostituèrent sans grande malice et comme en se jouant; une ode au roi par-ci, un récit de bataille par-là, et l’on était assuré de ne point mourir de faim : ce n’était pas très noble mais ce n’était pas non plus très vil. Toutefois, avec l’évolution de la liberté de pensée et de la liberté d’expression, cet état de chose ne pouvait se prolonger. C’est de la Grande- Bretagne, toujours à l’avant-garde du combat pour les libertés humaines, que partit le mouvement de libération qui allait assurer aux créateurs de l’esprit l’indépendance pécuniaire : un acte en date du 10 avril 1710 décrété par la reine Anne porte ce titre plein de promesses et lourd de conséquences : An Act for the Encouragement of Learning, by Vesting the Copies of Printed Books in the Authors or Purchasers of such Copies, during Times therein mentioned. Pour la première fois dans un texte légal apparaissait l’auteur et avec lui l’allu- sion à ses droits sur les exemplaires de son ouvrage. 11 est heureux que cette innovation ait été inspirée par le désir d’en- courager les progrès de la science. C’est ce même désir qui inspira à partir de 1783 la plupart des Etats de la jeune répu- blique des Etats-Unis lorsqu’ils instituèrent le copyright. Ce n’est pas sans un étonnement ému qu’on lit dans l’exposé de la législation touchant le droit d’auteur tel qu’il fut élaboré par les Etats de Massachusetts, New Hampshire et Rhode Island, qu’il n’y a pas de propriété plus particulièrement réservée à l’homme que celle qui hi vient du travail de sa pensée. Dans les Actes promulgués par certains Etats il est rendu un hom- mage émouvant aux créateurs des choses de l’esprit. La Caro- line du Nord déclare : Whereas nothing is more strictly a man’s own than the fruit of his study. En 1783 le New Jersey affirme que le savoir tend à embellir la nature humaine, qu’il est l’honneur de la nation et qu’il travaille pour le bien général de l’humanité, et ce même New Jersey ajoute qu’il est tout

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à fait conforme aux principes de justice que les hommes de science tirent profit de la vente de leurs ouvrages. En 1785 la Virginie, le Maryland et le Connecticut tiennent le même noble langage. Enfin en 1790 est promulguée la première loi fédérale du Copyright américain.

Et en juillet 1793, le député à la Convention française Le Chapelier, rapportant la loi sur le droit d’auteur et parlant de la propriété artistique et littéraire, déclare de cette dernière qu’elle est la plus sacrée, la plus inattaquable et la plus per- sonnelle des propriétés.

Ainsi pénétrait peu à peu dans l’esprit public et dans le courant de la coutume cette vérité que l’auteur d’un ouvrage de l’esprit était propriétaire de cet ouvrage, qu’il avait sur lui des droits pécuniaires‘et moraux et que toute atteinte à ces droits relevait désormais des tribunaux.

Le droit d’auteur avait cessé d’être un simple droit de paternité; il était devenu un droit de propriété.

V Protection des œuvres littéraires, dramatiques

et musicales

Il a fallu bien des interprétations de textes confirmées par bien des jugements pour arriver à une définition satis- faisante de l’œuvre littéraire. Dans la loi francaise de 1793, il était question des (( écrits en tous genres 1). Terme si général qu’on y pouvait faire entrer les devoirs d’écoliers et les pro- grammes de spectacles. On admit qu’une œuvre littéraire, pour être protégée, devait être une production de l’esprit. Mais un devoir d’écolier n’est-il pas une production de quelque jeune cerveau attentif à traduire un texte de Tite-Live ou à démontrer un théorème de géométrie? Un programme de théâtre n’a-t-il pas demandé à celui qui l’a rédigé de la réflexion, de l’ingé- niosité et du goût, toutes productions de l’esprit?

Qu’est-ce donc qu’une production de l’esprit? En fait d’œuvre écrite, c’est un texte qui porte le reflet de la person- nalité de l’auteur. Mais qu’est-ce qu’un reflet et qu’est-ce qu’une personnalité? Pour saisir le sens d’un reflet il est nécessaire de connaître l’aspect réel de ce qui se reflète; un reflet n’est pas une définition, il n’est que la répétition cir- constancielle de cet aspect. Et la personnalité? Comment saisir les effluves du (( moi )) de l’auteur à travers les lignes d’un catalogue de musée ou d’un guide de voyage?

L’on voit à quelles difficultés se sont heurtés et se heurtent encore les interprétateurs de la loi. I1 a d’abord fallu négliger la valeur littéraire du texte protégé : le rédacteur d’un Mé- mento du Commerce, l’auteur d’un Guide du Contribuable furent mis sur le m ê m e plan qu’un d’Annunzio ou un Stein- beck. A juste titre, d’ailleurs, car le Mémento comme le Guide sont tout autant des productions de l’esprit que L’Enfant de Volupté et Les Raisins de la Colère. On ne distingua point l’auteur d’un Précis de Jardinage de celui d’un Traité de Philosophie; on mit sur pied d’égalité la traduction et l’œuvre originale, les annotations et le texte annoté; on fit même sort

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au compilateur et au créateur. La loi est privée de tout esprit critique; elle n’a pas été rédigée à l’usage d’un Thomas Carlyle ou d’un Sainte-Beuve; elle ne connaît que des textes écrits, quels qu’en soient le mérite et la destination. I1 est donc bien entendu que c’est l’écrit en tant qu’écrit qui est protégé, c’est le texte dans sa forme, et non dans l’idée dont il est l’expres- sion, que couvre la loi. Que ce texte soit celui d’un almanach, d’un recueil de recettes culinaires ou d’un annuaire de I’admi- nistration; si la forme qui lui est donnée porte la marque de la personnalité de celui qui l’a composé, il a droit à la pro- tection de la loi. I1 va sans dire que la protection ne saurait s’appliquer à une brochure indiquant les tarils d’une maison de commerce, à un prospectus de publicité ou à un annuaire des abonnés du téléphone. Mais il faut qu’un écrit soit dépouillé de toute originalité, il faut qu’il soit sans figure, sans âme et sans esprit pour n’être point couvert par le droit d’auteur. En y cherchant bien on découvrirait jusque dans un pro- gramme de concert un quelque chose où se révélerait la per- sonnalité de celui qui l’a établi.

A vrai dire, il est fort malaisé de citer un genre d’écrit qui ne soit pas protégé par la loi. La protection légale va jus- qu’à donner ses soins aux compilateurs, aux bâtisseurs d’antho- logies, dont on ne saurait soutenir qu’ils sont les véritables auteurs des recueils qu’ils publient et dont on sait, pourtant, qu’ils sont tenus pour tels, les auteurs authentiques dispa- raissant dans l’ombre de ceux qui les ont découpés, morcelés et rangés en catégories. Nulle loi n’est plus généreuse, nulle ne s’étend à plus de bénéficiaires, nulle n’est plus démocra- tique. Elle confond sous sa protection le génie et le petit artisan des lettres, elle confond Paul Claudel et l’auteur d’un Précis de Versification.

La loi ne tient donc aucun compte de l’idée qui a fécondé la chose écrite; le plagiat n’est pas son affaire. Dans sa tendance et dans son application les idées sont à qui s’en empare, à qui les fait passer par son propre entendement; seule leur maté- rialisation sous forme de signes d’écriture tombe sous son contrôle et sa mise en vigueur. Einstein établit les principes de la relativité : seuls les ouvrages où il expose et commente personnellement sa découverte lui garantissent le droit d’au- teur; su découverte elle-même fera l’objet d’innombrables publications sur lesquelles il n’aura aucun droit.

Tel est le soin que met la loi à veiller sur la propriété littéraire qu’elle est fort pointilleuse en ce qui touche à la

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propriété du titre d’un ouvrage. Encore faut-il que le titre fasse corps avec l’ouvrage, qu’il le personnalise en lui donnant une sorte d’état civil; encore faut-il également que ce titre ne soit pas de ceux qui, depuis des siècles, courent les rayons des bibliothèques. Que deux auteurs contemporains publient chacun une Iphigénie ou un Daphnis et Clzloé, il n’y a pas lieu à chicane. Toutefois la susceptibilité des auteurs est telle que si l’un a publié un Eve et Adam ou un Juliette et Roméo, intervertissant l’ordre habituel des deux noms, il se croirait justifié à attaquer tout autre auteur qui userait de cette inter- version. La jurisprudence, dans sa sagesse, a établi qu’un titre n’était pas une production de l’esprit s’il ne faisait pas corps avec l’ouvrage qu’il intitule, qu’un auteur ne saurait déposer un titre et en demander la protection si ledit titre n’est pas accompagné de la publication de l’ouvrage ou d’une publi- cité telle que personne ne l’ignore. Mais l’usage d’un titre qui prêterait à confusion avec un titre déjà paru et qui intitulerait un texte rappelant par son sujet le thème général de l’ouvrage déjà publié, un pareil usage fait injure à la propriété littéraire et tombe sous le coup de la loi : ainsi l’auteur qui intitulerait Poil de Navet un roman où serait contée l’histoire d’un enfant martyrisé par sa famille pourrait être poursuivi par les héri- tiers de Jules Renard, auteur de Poi2 de Carotte.

C’est ce qui nous amène à parler de la contrefaçon en matière littéraire.

Le plagiat est un vol tempéré par quelques touches per- sonnelles que le voleur apporte à son larcin pour en dissi- muler l’origine et dérouter l’attention du lecteur; la contre- façon est un vol manifeste. La loi néglige le premier et laisse à l’opinion publique le soin de juger le plagiaire; elle punit le second. Quand un auteur introduit dans son texte des phrases empruntées dont il ne cite pas la source, il plagie : on connaît le cas d’Alexandre Dumas qui, dans sa hâte de fournir ses feuilletons aux journaux impatients, y faisait entrer des cha- pitres entiers de Walter Scott sans que le lecteur moyen s’en aperçût; en pareil cas, on peut se demander si Dumas ne s’amusait pas en son for intérieur et s’il ne voyait autre chose en ces larges emprunts que des attrape-nigauds. Le cas de Virgile mêlant au texte de 1’Enéide des vers entiers du poète Quintus Ennius serait plus sérieux si l’auteur lui-même n’avait avoué ce larcin en se vantant d’avoir (( tiré ces perles du fumier d’Ennius U. Combien d’auteurs contemporains ont été victimes de leur propre mémoire en introduisant fortuitement dans

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leurs textes quelques réminiscences de textes hangers qui dormaient dans les profondeurs de leur inconscient! Ce sont fautes vénielles et, si elles frblent le plagiat, elles sont sans rapport avec la contrefaçon.

Pour qu’il y ait contrefaçon il faut qu’il puisse y avoir confusion entre deux ouvrages. Dans l’histoire de la litté- rature on cite l’exemple de Leonardo Bruni d’Arezzo, hellé- niste et latiniste fameux du début du xv’ siècle, dont la science et le jugement jouissaient de la plus haute autorité; quand on publia, une vingtaine d’années après sa mort, son De bello italic0 adversus Gothos, on s’aperçut que le manuscrit n’était presque entièrement que la traduction des tomes V, VI et VI1 du Livre des Guerres de l’historien byzantin Procope. Voilà de la contrefaçon. On en connaît de plus misérables exemples : un auteur reçoit d’un débutant un manuscrit soumis à son jugement, il affirme l’avoir égaré, il le laisse dormir quelque temps dans un tiroir puis le publie, à peine remanié, sous son propre nom; c’est du vol.

La parodie est-elle une contrefaçon? Non. I1 est même admis que c’est une gloire pour un auteur d’être parodié. S’il est vrai que la Batrachomyomachie, petite parodie de l’lliade, soit l’œuvre d’Homère lui-même, il serait plaisant qu’un auteur se parodiât par un jeu d’autocritique poussé jusqu’à la cruauté; il vaut mieux croire la tradition qui attribue ce Combat des Rats et des Grenouilles à un frère de la reine Arté- mise. I1 est peu d’auteurs qui se soient moqués d’eux-mêmes; c’est une forme d’héroïsme qu’on rencontre rarement chez les créateurs de l’esprit. Le Cid a été parodié comme l’ont été Andromaque et plus tard Zaïre de Voltaire; la littérature italienne, comme l’anglaise et l’espagnole, a eu ses parodistes; Shakespeare a été parodié; Hugo le fut dans ses poèmes comme dans ses tragédies. C’est la gloire.

Une autre conséquence de la renommée se retrouve dans l’usage de la citation : tout auteur dont le talent est reconnu, dont l’autorité est acceptée s’expose à voir ses textes reproduits sous forme de citations dans les essais de critique, dans les manuels de littérature, dans les thèses, dans les anthologies et en général dans les ouvrages d’étude où il est flatteur pour un écrivain d’être en figuration. L’auteur a-t-il des droits sur ces citations? Non, pour la raison que dès l’instant où un ouvrage est publié, c’est-à-dire livré au public, chacun a le droit d’exprimer par la parole ou par l’écriture ce qu’il en pense et, pour appuyer son jugement, peut être amené à

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évoquer tel passage plus ou moins long de l’œuvre louée ou critiquée. Combien d’auteurs brûlent de se voir longuement cités soit dans les anthologies, soit dans les manuels, soit, et surtout, dans les dictionnaires! Telle est la faiblesse de l’humaine nature.. .

Nous avons jusqu’à présent traité du droit des auteurs d’ouvrages imprimés et présentés sous la forme de livres ou brochures. Quels sont les droits des auteurs d’articles de journaux ;i

En peut-on douter? Ils sont les mêmes que ceux des romanciers, des philosophes, des historiens, des scientifiques. Le journaliste n’est-il pas, par singulière faveur, un poly- graphe? La feuille dans laquelle il écrit n’est-elle pas une encyclopédie en miniature où, chaque jour, sont abordés et traités toutes sortes de problèmes qui touchent à la politique intérieure ou extérieure, à la science, à la sociologie, à l’éco- nomie, à la justice, à .la littérature, aux beaux-arts, à I’agri- culture, à l’industrie, au commerce? Qu’ils soient quotidiens ou qu’ils soient hebdomadaires, les périodiques ont un carac- tère de polyvalence qui leur donne une situation particulière dans la loi sur la propriété littéraire : d’une part, le titre, tout comme celui d’un ouvrage, n’est protégé que s’il accorn- pagne un texte, il ne peut demeurer en réserve qu’un certain laps de temps, variable selon les lois des différents pays, et peut être repris par quiconque désire l’utiliser si l’usage en a été définitivement abandonné; d’autre part, les rédacteurs et collaborateurs d’un périodique sont autant d’auteurs dont les droits sont protégés au même titre que ceux des auteurs d’ouvrages de librairie. I1 faudra donc obtenir de l’auteur d’un article son autorisation ou celle du journal auquel il collabore pour la reproduction de cet article dans un autre périodique; encore est-il nécessaire que l’écrit protégé soit une production de l’esprit et non un simple fait divers ou une information politique, financière, sportive, etc. Remarquons que la façon de présenter un fait divers prend sous la plume de certains journalistes une forme si personnelle qu’on peut, à leur sujet, parler de création de l’esprit : nous avons connu en France un temps où un grand journal du matin publiait des (( nouvelles en trois lignes )) si habilement condensées, si finement dites, qu’elles constituaient de véritables épigrammes du genre de celles que les poètes grecs d’Alexandrie con- sacraient aux événements de la vie quotidienne; l’auteur y

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mettait sa (( griffe )) qui valait bien une signature, il avait des droits sur elles, il n’en usa jamais, trop amusé du jeu auquel il se livrait pour en tirer profit ailleurs qu’au journal auquel il apportait chaque jour les fruits de son génie de la brièveté; cet émule des poètes de la cour des Ptolémées s’appelait Félix Fénéon; il fut un des plus célèbres critiques d’art du début de ce siècle. I1 n’est pas toujours facile de donner une note de talent personnel à la relation d’une attaque à main armée, d’un cambriolage, d’un incendie ou d’un accident de la route; de jeunes journalistes s’y exercent au métier de chro- niqueur et c’est cet exercice que, par une tournure de langage assez plaisante, nous appelons (( faire les chiens écrasés )). I1 n’en reste pas moins que les journaux sont une pépinière de talents, que beaucoup de grands écrivains d’Amérique et d’Europe ont commencé par écrire dans les journaux, par y faire, sinon les chiens écrasés, du moins de rapides enquêtes, de brefs reportages sur les événements mineurs, et qu’il est peu d’écoles qui vaillent celle-là pour le développement des dons d’observation et la gymnastique de la composition litté- raire. De plus en plus la vie des individus comme celle des peuples est un roman; l’information par la presse, par la radio, par la télévision, introduit le-monde extérieur dans notre vie privée avec une richesse de détails, un enchevêtrement de péripéties, des chocs émotionnels et des alertes pathétiques qui ont la valeur. des meilleurs procédés utilisés couramment par les auteurs d’œuvres d’imagination; la presse a développé prodigieusement chez les hommes les impatiences de la curio- sité.; chaque jour, dans chaque maison de la ville et des champs, des yeux fixés sur le journal, des oreilles attentives à la radio guettent les péripéties d’un nouveau chapitre du roman de la vie; on feuillette les jours comme on feuillettait Dickens, Balzac, Washington Irving; un mois de lecture d’un quotidien du matin avec le renfort d’un quotidien du soir vaut la lecture d’un épais ouvrage d’imagination en trente chapitres. Le droit d’auteur des journalistes est donc des mieux justifiés.

Un curieux chapitre de la propriété littéraire est celui qui traite des lettres ou, pour parler comme l’administration, des lettres missives et des droits qu’ont sur elles d’une part l’au- teur de la lettre, de l’autre le destinataire.

On sait la fortune qu’ont connue sur le plan littéraire les correspondances fictives telles que, pour la seule littérature

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française, les Provinciales de Pascal, les Lettres persanes de Montesquieu, la Nouvelle Héloïse de J.-J. Rousseau, les Lettres de Paul-Louis Courier, les Lettres de m o n Moulin d’Alphonse Daudet, Amitié amoureuse de Mme Leconte du Nouy; le roman de Samuel Richardson, Clarisse Harlowe, est composé par le moyen de lettres que cette malheureuse jeune fille adresse à son amie miss I-Iowe; les Lettres religieuses écrites par Gogol pendant son séjour à Rome sont de cette même sorte artifi- cielle. Si nous citons ces ouvrages à propos des correspon- dances authentiques, c’est pour marquer combien la forme épistolaire est goûtée du public et l’attrait qu’elle exerce lors- qu’il s’agit de lettres écrites de leur vivant par des person- nalités chères à l’esprit ou au cœur de la postérité. Nul genre littéraire ne serait plus spontané, plus primesautier, moins apprêté que celui-là, si certains épistoliers n’avaient écrit plus pour être publiés que pour être lus de leurs correspondants : Mme de Sévigné guettait le succès littéraire à travers les effu- sions où elle se laissait aller en écrivant à sa fille; Mérimée, dans ses Lettres à une inconnue, a beau nous paraître sensible et tendre, il ne fait point de doute qu’il n’ait, en écrivant, songé plus à la postérité qu’à l’inconnue. On en est gêné, on y est mal à l’aise : ce genre sent la duperie et touche à la supercherie. Combien, au contraire, sont plaisantes et parfois combien émouvantes les correspondances qui sont, après la mort de leur auteur, tirées de quelque coffret ou de quelque tiroir où les conservait la piété de leur destinataire! Que saurions-nous de Cicéron, de l’homme intime, de l’homme de goût et du milieu dans lequel se développait sa vie publique, sans les trois cent quatre-vingt-seize lettres qu’il adressa à son ami Titus Pomponius Atticus et qui nous sont parvenues telles qu’elles furent écrites ou dictées dans le mouvement naturel de l’esprit, dans la chaleur du cœur? D’autres lettres de Cicéron sont venues jusqu’à nous, nous en connaissons près de neuf cents : c’est toute l’histoire de l’existence quotidienne des Romains au temps de Catilina, de Pompée, de César et du jeune Octave; c’est aussi l’histoire d’un homme; c’est une ceuvre littéraire puisée aux sources de la vie. Dans un genre un peu différent, les neuf mille lettres de Voltaire, pleines de traits piquants, de réflexions profondes, de gémissements, de grâces, de confidences, de coups de griffes et de caresses, avec autant de fiel que de miel, forment un si riche ouvrage moral, politique et littéraire qu’avec deux ou trois contes philoso-

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phiques et deux petits livres d’histoire, il demeure seul debout et solide à jamais dans l’œuvre immense de son auteur.

I1 ne fait donc point de doute que les lettres ne donnent, au même titre que le roman ou les mémoires, la définition d’un genre littéraire et que ceux qui les ont écrites ont des droits sur elles. Mais là où la difficulté commence c’est quand on considère les droits du destinataire. La lettre est comme un don que l’on fait à celui ou à celle à qui on l’adresse; elle est entre les mains de celui qui la reçoit, elle est son bien propre : s’il lui plaît de la détruire, il la déchire ou la jette au feu. Elle ne cesse d’être sa propriété que si l’expéditeur a spécifié qu’elle devait être détruite ou bien s’il l’a adressée à titre confidentiel, auquel cas elle ne saurait être commu- niquée à quiconque sans que I’indiscret s’expose à des pour- suites : on sait la valeur que l’autorité militaire attache au libellé (( Secret 1) dont elle marque certaines correspondances, certaines circulaires, en temps de guerre ou en temps de paix, et les suites dramatiques que pourrait avoir la communication accidentelle ou voulue de ces textes secrets. On pourrait dire de certaines correspondances amoureuses qu’elles sont tout aussi secrètes et que leur divulgation serait de nature à pro- voquer des drames. La loi reconnaît donc la propriété maté- rielle de la lettre à celui qui l’a reçue mais elle réserve à celui qui l’a écrite et envoyée le droit d’en publier le texte, quoi- qu’il soit assez rare que la correspondance des personnalités célèbres soit publiée de leur vivant. C’est aux héritiers que revient le plus souvent la responsabilité d’une pareille publi- cation, mais - et nous insistons là-dessus - que ce soit du vivant de l’auteur ou après sa mort, le destinataire n’a, selon la loi française, nullement le droit de publier les lettres qu’il détient. I1 en est d’elles comme du manuscrit d’une œuvre : un auteur peut être en goût d’offrir à un ami, à un collection- neur ou même à un musée le manuscrit d’une œuvre inédite; l’ami, le collectionneur ou le musée possèdent la matérialité de l’œuvre, il n’ont aucun droit sur le texte. Mais, paradoxe singulier, on connaît le cas de certains écrivains qui, n’ayant point gardé le double des lettres expédiées par eux et désireux de les publier, se sont vu refuser par leur correspondant la communication de ces lettres pour la raison que le correspon- dant en était propriétaire et ne consentait pas à en livrer la matérialité, c’est-à-dire les feuilles qu’il détenait; or, si l’auteur en avait possédé le double ou en eUt conservé le texte dans sa mémoire, il les eût publiées à son gré sans que le destina-

PROBLEMES HUMAMS DU DROIT D’AUTEUR 35 taire eût à intervenir et il en eût obtenu un profit pécuniaire aussi régulièrement que s’il se fût agi d’un recueil de poèmes.

Le genre épistolaire est d’un rapport pécuniaire parfois très important; les héritiers des écrivains fameux tirent d’inat- tendus revenus des lettres que leur parent, souvent en se jouant, adressait à ses amis : nous avons vu déferler sur le marché français une vague de Lettres de Marcel Proust OU figuraient de simples réponses à une invitation à dîner ou de courts billets accompagnant un envoi de fleurs; nous avons vu paraître en librairie les lettres en vers que Guillaume Apolli- naire adressait à une tendre amie dans les années où il accom- plissait son service militaire. Depuis les lettres mêlées de sagesse et de passion qu’échangèrent Héloïse et Abélard il y a plus de huit cents ans jusqu’à l’amoureuse correspondance de Victor Hugo et de Juliette Drouet, la littérature française s’est enrichie d’innombrables lettres d’amour; on relira tou- jours celles que Julie de Lespinasse adressait au comte de Gui- bert et qui furent, chose touchante, publiées par la veuve de ce dernier; on ira chercher dans celles de Chateaubriand à Mme Récamier les variations d’un cœur toujours sollicité par des amours nouvelles.

Mais le droit d’auteur sur les lettres d’amour ne sera jamais tenu pour très noble et très recommandable.

II en est un peu des (( carnets intimes H, des (( journaux confidentiels 1) comme de ces lettres-là. Pourtant on les publie et pourtant on perçoit sur eux des droits qui vont aux héritiers de celui qui tenait registre de ses faits et gestes souvent les plus secrets. Peu d’auteurs poussent le goût de la confession jusqu’à publier de leur vivant des pages de leur (( journal )) où ils se peignent dans leurs gloires et dans leurs misères, où ils content l’insomnie qui les a harcelés toute une nuit ou bien le nombre de cigarettes qu’ils ont fumées dans la journée ou encore l’élan au travail qu’ils se sont découvert dès le réveil. Le Journal de M. André Gide, et qui contribua pour une bonne part à lui faire décerner le prix Nobel, est, à ce point de vue, un monument de confidences d’ordre physiologique; jusqu’à ce jour, nul journal )) - et surtout publié du vivant de l’auteur - n’avait atteint pareille sincérité : on y assiste, jour après jour, aux démêlés de l’auteur avec la céphalée, l’inap- pétence, la fatigue, la paresse ou au contraire avec le trop-plein de la vie qui l’amène à des égarements singuliers dont il est longuement fait état dans les éphémérides du grand écrivain français. Mais telle est l’objectivité des lois sur la propriété

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littéraire que le récit d’une crampe d’estomac, pourvu qu’il soit publié, rapporte à celui qui en a souffert de quoi couvrir largement les frais de consultation du médecin appelé à sou- lager le malade. L’on avouera qu’il est piquant de voir un auteur toucher des droits sur une gastralgie dont il a éprouvé le désagrément pendant quelques brefs instants de sa longue existence : tel est le soin avec lequel les lois sur le droit d’au- teur veillent aux intérêts pécuniaires des créateurs de l’esprit.

I1 faut ajouter que la forme littéraire de ces carnets ou journaux est des plus pauvres, de I’espbce que l’on appelle le style télégraphique d’où sont bannis le pronom personnel et les effets de style. On lit dans le Carnet, extrêmement laco- nique, de Benjamin Constant : ... Courses à Genève avec Charlotte (février 1811). - Mme de Staël me ramène jusqu’à Coppet. - Luttes contre m o n père, contre Charlotte, contre Mme de Staël. - Vie misérable. - Charlotte e n tout réussit mal à Lausanne. - Dîner avec Mme de Staël sans Charlotte chez d'Ariens. - Scènes, etc. Taine qui cite ces lignes ajoute : Ces quelques pages de carnet, qui se rapportent à la vie de

cœur de Benjamin Constant, en disent plus, même dans leur forme sommaire, que tous nos raisonnements et nos souve- nirs. )) Cela est bien vrai, si l’on pèse le laconisme tragique des notes : Vie misérable ... Scènes ... et qu’on les met en balance avec la sensibilité tourmentée de l’écrivain suisse, elles valent les plus longs développements. Voilà pourquoi et com- ment se justifie le droit d’auteur perçu sur les (( carnets n. Le public s’est toujours montré curieux de ces notes intimes : on sait le succès du Journal de Tolstoï, de celui du philosophe genevois Amiel, des Carnets de Maurice Barrès. Ce n’est pour- tant pas dans ce genre de notes égocentriques qu’il faut aller chercher l’histoire anecdotique d’une époque ou la biographie d’un grand personnage. Nous connaissons mieux Louis XIV par le Journal de Dangeau que par les Mémoires de Saint- Simon pour la raison que Saint-Simon se met en scène à tout propos quand Dangeau laconique et succinct demeure dans l’objectivité : on a souvent cité la phrase de Dangeau notant la mort de Corneille : (( Le bonhomme Corneille est mort; il était fameux par ses comédies; il laisse une place vacante à l’Académie. )) On a aussi les journaux des valets de chambre des hommes fameux : les détails en sont naïfs mais on y découvre de quoi alimenter les études psychologiques dont ces hommes sont l’objet; les souvenirs de Constant, valet de chambre de Napoléon, ont contribué à faire connaître le carac-

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tère et la nature de l’empereur des Français. Un valet de chambre peut donc devenir auteur et jouir des avantages réservés à cette qualité. On a lu, en tous pays, des (( journaux )) tenus par des acteurs ou actrices, par des marins, des explo- rateurs, des militaires (les Cahiers du capitaine Coignet, les innombrables journaux de guerre de 1914-1918 tenus par de simples soldats); on a des carnets de prisonniers de guerre, de prisonniers civils, de condamnés à mort, toutes œuvres relevant du droit d’auteur.

Le droit d’auteur est vigilant; il est comme ce prince d’Argos, appelé Panoptès, qui avait cent yeux dont cinquante demeuraient ouverts pendant que les autres dormaient; il veille à ce que tout ce qui est imprimé, noir sur blanc, passe par son contrôle et soit jugé selon la part que l’esprit a eue dans l’élaboration du texte. Le droit d’auteur est aussi juste que clairvoyant; il justifie son origine noble et généreuse en ne couvrant de son autorité que les œuvres construites avec les seuls matériaux d’un esprit donnant sa marque à l’écrit protégé.

Mais n’y a-t-il pas des créations littéraires qui sont parlées? Un discours, une conférence, un sermon relèvent à la fois de l’œuvre d’art et de l’œuvre écrite. La loi les protège-t-elle? La loi les protège lorsque la chose parlée est devenue une chose écrite. Et cela va de soi. Toutefois on peut envisager le cas d’un auditeur doué d’une belle mémoire et qui irait répéter à peu près mot pour mot ce qu’il aurait entendu et qui, s’étant emparé de la pensée et du langage de l’orateur ou du prêcheur, userait de ce larcin pour en tirer profit; ou bien un auditeur prend en sténographie ou en sténotypie les paroles d’une conférence ou d’un cours d’une université : l’un et l’autre auraient des comptes à rendre à l’auteur soit qu’ils refassent en public le discours entendu soit qu’ils le publient dans un ouvrage imprimé, ronéotypé ou même télévisé. La loi française ne fait exception qu’en ce qui touche aux discours politiques et aux plaidoiries et réquisitoires. Les discours pro- noncés dans les assemblées parlementaires et municipales ou dans les réunions et cérémonies officielles sont offerts à l’opi- nion publique, ils sont (( publiés )) par le fait m ê m e qu’ils sont prononcés à l’usage de cette opinion; le public est en droit de les juger, d’en approuver ou d’en rejeter le fond; la presse est donc autorisée à les reproduire sans en référer aux auteurs et sans leur verser de droits. I1 en serait autrement

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s’il venait à l’esprit d’un particulier de les publier pour son propre compte dans un recueil ou de les inclure en leur texte intégral dans un ouvrage littéraire. De meme les plaidoiries et les réquisitoires ont leur place, en toute gratuité, dans les gazettes des tribunaux et dans la presse; cette liberté de repro- duction ne saurait être accordée à nul éditeur, à nul compila- teur. La littérature française est riche de sermons et de plai- doiries : Bossuet, Fléchier, Bourdaloue, Massillon, aux xwie et XVIII~ siècles, Dupanloup, Lacordaire, Ravignan, au XIX~ : voilà pour l’éloquence de la chaire; l’avocat Patru, au XVII’ siècle (et qui fit un si joli discours de remerciement en entrant à l’Académie française que les membres de cette honorable société déciderent qu’à l’avenir chaque nouvel élu adresserait à ses confrères un semblable compliment de grati- tude), de Sèze, avocat de Louis XVI, Berryer, Lachaud, Jules Favre, Henri-Robert, maîtres de l’éloquence pathétique : voilà pour l’éloquence judiciaire. Nous ne parlerons ici de l’élo- quence parlementaire que pour l’honneur de citer les noms des William Pitt, des Fox, des Robert Peel, des Disraeli, des Gladstone, qui illustrèrent en Grande-Bretagne le plus sublime des moyens d’expression qui soient réservés à l’espèce humaine. La protection de la parole est grandement justifée par I’éclat que de tels noms et de tels talents ont donné à l’œuvre parlée; elle s’appuie sur la loi; et la loi s’étend même à la défense des droits de l’auteur sur les lectures publiques que l’on ferait de ses textes. N’a-t-on pas vu des écrivains tirant profit des lec- tures publiques qu’ils faisaient eux-mêmes de leurs propres œuvres? Charles Dickens n’a-t-il pas accompli aux Etats-Unis des tournées de lectures au cours desquelles M. Pickwick, Nicolas Nickleby et Barnaby Rudge lui fournirent d’impor- tants revenus? La loi française pousse ses exigences jusqu’à interdire la lecture d’une œuvre à une représentation gratuite, mais publique, sans que l’auteur en ait donné l’autorisation.

L’œuvre littéraire, écrite ou parlée, est donc bien protégée.

La traduction l’est au même titre que l’œuvre originale; le traducteur - après accord avec l’auteur ou les héritiers de l’auteur - a des droits exclusifs sur le texte obtenu par l’échange d’une langue avec une autre. I1 y a de grands tra- ducteurs comme il y a de grands écrivains; sans trahir le texte original, ils lui donnent la marque de leur goût et de l’intime compréhension qu’ils ont eue de la pensée de l’auteur. Baude- laire, traduisant Tales of the Grotesque and Arabesque d’Edgar

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Poe, a écrit un chef-d’œuvre; André Gide a, par délassement de lettré, traduit Tagore et Conrad. I1 y a dans toutes les langues de célèbres traductions d’Homère, de Dante, de Shakes- peare. On peut dire de la traduction qu’elle est un genre Eitté- raire et qu’à ce titre elle mérite la considération et les avantages dus à une œuvre originale.

Ce que nous venons d‘exposer touchant les œuvres écrites s’appliquerait pareillement aux œuvres théâtrales si, pour ces dernières, la représentation n’apportait à l’auteur des droits particuliers. L’auteur dramatique jouit d’un double droit : celui de l’édition et celui de représentation. Il est bel et bien de tirer une tragédie, une comédie ou une simple saynète de son imagination; encore faut-il la porter à la scène, la livrer à l’interprétation des acteurs, l’envelopper de décors; aux droits de l’auteur s’ajoutent ceux du directeur, ceux des inter- prètes, ceux du metteur en scène, ceux du décorateur, ceux de I’Etat, ceux de la ville et même le droit des pauvres : une œuvre comme le tendre et vaporeux Pelléas et hlélisande de Maeterlinck voit des sa naissance voleter autour d’elle des feuilles de contrats, devis, relevés de comptes et cachets qui en souilleraient la poésie diaphane si les spectateurs en évo- quaient l’image dans le même moment que Pelléas évoque les blonds cheveux de Mélisande; toutefois personne ne s’en soucie sauf le directeur, le percepteur et, par instants, l’auteur. C’est une dure obligation de matérialiser les effluves du génie sous la forme de droits pécuniaires ... Mais, selon la parole du Dedalus de James Joyce, la vie n’est-elle pas (( un torrent tour- billocnant d’eau trouble sur laquelle des pommiers ont laissé choir des fleurs délicates H ?

En France, où le théâtre a, depuis le moyen âge, connu la faveur croissante du public, les droits des auteurs drama- tiques ont été définis et fixés par la loi avant ceux des poètes et des philosophes : c’est une loi de juillet 1791 qui établit que (( les ouvrages dramatiques ne pourront être représentés sur aucun théâtre public sans le consentement formel et par écrit des auteurs ou sans celui de leurs héritiers ou cession- naires )). Loi sévère faite sur le modèle des autres lois de la Révolution française et qui menace de la confiscation des recettes et de leur versement entre les mains de l’auteur tout directeur que l’enthousiasme, l’impatience ou la malhonnêteté eussent amené à représenter une pièce sans autorisation.

Et qu’entend-on par (( représentation n ? C’est la mise en

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œuvre d’une création littéraire par des personnages réels, s’animant et parlant ou chantant sur une scène de théâtre, donnant l’illusion des mouvements de corps et échanges de paroles de la société humaine, bref s’efforçant à reproduire, d’après un texte d’auteur, tant& la bouffonnerie, tantôt le pathétique de la vie de chaque jour ou, d’autres fois, à parer ce réel des voiles de la féerie et des arabesques de la danse. Pour qu’il y ait représentation il faut qu’il y ait réalisation de la pièce de théâtre en public; la représentation est à la pièce ce que la publication est au livre, ce que l’exécution est à l’œuvre musicale; si l’œuvre musicale est animée de person- nages chantants ou dansants, il y a représentation et non plus exécution. On exécute la Sonate pathétique de Beethoven, on représente les Noces de Figaro de Mozart; il n’est fait d’excep- tion que pour les morceaux de musique avec chœurs : malgré la présence d’êtres humains sur la scène ou autour des orgues d’une église, on dit que ces morceaux sont exécutés car les choristes ne sont pas des personnages. Au contraire, on repré- sente un ballet, quoiqu’il ne soit point accompagné de chant, parce que les danseurs sur la scène sont des personnages et non des personnes. En somme, la représentation est un spec- tacle, et qui peut être muet s’il est mimé, à une seule voix s’il s’agit d’un monologue, à personnages sans chair ni os s’il évolue dans le monde des marionnettes et du guignol.

Le théâtre est vieux comme l’humanité. Etudiant ici le droit d’auteur, nous pouvons affirmer qu’il y a eu des auteurs avant même que l’homme fît usage des artifices de la parole. Parmi les groupements errants de l’humanité primitive il y eut des êtres mieux doués que les autres dans l’art du geste et de la grimace; ils firent des pantomines et des danses avant que d’être habiles à tailler la pierre et à piéger les animaux. L’homme est naturellement porté à se donner en spectacle : il développe tous les moyens d’une riche invention à exprimer ses sentiments, à les livrer au public; il gémit, verse des larmes, crispe ou distend les lèvres, jette les bras au ciel ou les laisse tomber à ses flancs s’il éprouve quelque douleur ou quelque tourment; au contraire, quand la joie l’envahit, il manifeste son contentement par une expiration saccadée accompagnée de multiples éjections de la voyelles a, avec secousses des épaules, ploiement des genoux, torsion des pieds, pression des mains sur l’abdomen et une contraction générale du système musculaire qui n’est pas éloignée de la convulsion. I1 faut croire que cet excès de cris et de mouvements dans l’expression

PROBLÈMES HUMAINS DU DROIT D’AUTEUR 41 des sentiments est une survivance de la condition où se trou- vait l’homme privé de langage et déjà riche d’impressions et de sensations. Toujours est-il que la société humaine évolue au jour le jour comme sur une scène, qu’elle donne la comédie sans s’en douter et que si elle aime tant les spectacles du thatre c’est qu’elle y trouve un reflet de son propre com- portement.

Qu’il soit bien entendu que l’auteur ne saurait exercer ses droits que sur la représentation ou l’exécution publique de son œuvre, qu’elle soit payante ou gratuite. S’il plaît à un particulier de faire jouer chez lui devant un cercle d’amis La Samaritaine d’Edmond Rostand, les héritiers de Rostand n’ont point leur mot à dire; l’autorisation n’aura pas à leur être demandée. Si, au contraire, une personne au cœur généreux, encouragée par le nom symbolique de cette pièce, songe à représenter La Samaritaine dans ses salons au profit d’une œuvre de charité, elle devra obtenir l’autorisation des ayants droit.

Nous allons voir combien les musiciens sont chatouilleux et vigilants autour de la perception de leurs droits. O temps! O mœurs! Nous sommes hors de tout espoir de revenir aux temps où le musicien se laissait aller aux entraînements de son génie sans autre but que d’exhaler les parfums de son âme et sans attendre de sa composition un plus riche avantage que de la voir enchanter d’autres âmes ...

A la terrasse d’un café, deux chanteurs s’accompagnant à la guitare donnent aux consommateurs quelques échantillons de leur répertoire, puis, la casquette tendue, ils vont de table en table faisant la quête; ils ont chanté deux ou trois de ces airs à la mode que chacun de nous a sur les lèvres lorsqu’il possède un subconscient enclin au Eredonnement. Si le délégué d’une société de perception de droits d’auteur vient à passer par là, il a toute autorité pour exiger des deux errants le versement d’une somme d’argent représentant les droits des compositeurs : il y a eu représentation publique.

Le 14 juillet est pour la France jour de fête nationale; on danse un peu partout dans les villes et jusque sur le pavé de la chaussée. De petits orchestres à clarinette et à piston s’installent sur des tréteaux et mènent la valse et la rumba; si nationale, si populaire que soit la réjouissance, les auteurs percevront le droit qui leur revient sur chaque valse et chaque rumba.

Aux grandes foires qui dressent pour quelques jours leurs

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manèges, montagnes russes, ménageries, tirs et balançoires sur les places et boulevards des bourgades, un éclatant tumulte de musique assaille les badauds. On peut être assuré que le droit d’auteur se retrouve aisément dans cet enchevêtrement de discordance où l’oreille se perd.

Les cloches mêmes des églises et des beffrois versent un droit d’auteur sur les carillons qu’elles jettent par les airs, lorsque la pièce exécutée n’est point encore tombée dans le domaine public.

I1 faut aux sociétés de perception de droits une organi- sation poussée à la minutie pour arriver à saisir jusque dans son détail l’usage que le public fait des œuvres de leurs associés. Leurs agents sont attentifs autant qu’intuitifs, ils surveillent les communiqués de la presse, les programmes des fêtes; et, bien entendu, rien de ce qui se dit ou se chante à la radio, rien de ce qui s’anime sur l’écran de la télévision ne leur échappe. Quand on se reporte à la Déclaration universelle et qu’on y lit : Chacun a droit à la protection des intérêts moraux et matériels découlant de toute production scientifique, littéraire ou artistique dont il.est l’auteur n, quand on lit cette noble affirmation, on peut être assuré que ce n’est point là l’expression d’une virtualité : la protection est effective. Du moins l’est-elle chez tous les peuples qui reconnaissent à l’homme le droit de disposer librement de sa pensée.

II nous a été rapporté l’anecdote suivante qui confirme ce que nous disons du soin avec lequel les sociétés d’auteurs veillent à protéger les intérêts de leurs associés. Un jour, le chef de la caisse de secours d’une société française de corn- positeurs de musique reçut la visite d’un homme à l’aspect famélique qui venait solliciter une aide pécuniaire de la part de l’association à laquelle il avait appartenu dans les temps où il composait des chansons et où il payait régulièrement sa cotisation. (( Je suis, dit-il, depuis quelques années sans courage devant les échecs répétés de mes dernières composi- tions. Je n’ose vous avouer que je suis sans domicile et que la faim me tenaille. )) Et il donna son nom. Le chef de In caisse de secours s’apprêtait à lui remettre une petite somme d’argent. lorsque, se faisant répéter le nom du quémandeur : (( Un Tel, .. Un Tel ... Vous êtes bien Un Tel? Ah! dit-il, asseyez- vous donc un instant et attendez-moi, je reviens. )) Au bout de quelques minutes, le pauvre hère vit arriver le chef comp- table de la société qui, l’air légèrement étonné, lui répéta : (( Un Tel ... Vous êtes bien Un Tel? )) Sur l’affirmation que

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l’homme sans domicile était bien Un Tel : u Enfin, vous voilà! dit le chef comptable. Nous vous cherchons depuis plusieurs années, nous vous écrivons des lettres qui nous reviennent avec la mention Parti sans laisser d’adresse, nous nous informons auprès de vos anciens amis : personne ne sait si vous êtes mort ou vif. - Oh! dit le pauvre hère, si c’est pour m e demander de vous régler mes cotisations en retard que vous m e dites tout cela, je.., - Vos cotisations? Mais nous les prélevons sur votre compte. Votre compte est créditeur d’une somme importante. Ne le savez-vous pas? )) Le pauvre hère apprit qu’une de ses chansons, une des dernières, avait connu et connaissait encore un grand succès, qu’on la chantait un peu partout, qu’elle était enregistrée sur disques et que les agents de la société avaient perçu au profit de son auteur des droits qui se montaient à plusieurs centaines de mille francs.

La société savait ce que l’auteur ne savait pas. C’est ainsi que la Société des Gens de Lettres de France,

fondée en 1836 par Victor Hugo, Balzac et divers autres, possède en France et à l’étranger de nombreux agents qui surveillent les intérêts des écrivains dont les œuvres ou les articles sont reproduits dans la presse mondiale ou diffusés par la radio; c’est ainsi également que la Société des Auteurs dramatiques perçoit pour les auteurs les droits qui leur reviennent dans la représentation de leurs œuvres théâtrales quel que soit le théâtre qui les représente et où que se trouve ce théâtre; nous avons vu un auteur dramatique arrivant de Paris et descendant d’avion dans une république de l’Amérique du Sud apprendre, à son grand étonnement, qu’une de ses comédies jouée dans un théâtre de la capitale lui valait des droits qui, mis aussitôt à sa disposition, lui permirent de faire en ce pays un séjour plein d’agréments : il ignorait cette aubaine, mais l’agent de la société dramatique ne l’ignorait pas. Enfin la grande Société des Auteurs, Compositeurs et Editeurs de Musique étend son réseau de protection sur le monde entier.

Oui, chacun a droit à la protection des intérêts moraux et matériels de toute production de l’esprit dont il est l’auteur : il était nécessaire que cette protection fût, solennellement affirmée par une Déclaration universelle. Nul, désormais, ne sera admis à ignorer cette humaine vérité.

VI Protection des aeuvres artistiques

Quelle atteinte à leur droit de propriété peuvent craindre un peintre, un statuaire, un graveur, un architecte, tous artistes créateurs d’une œuvre unique, née de l’accord de leur esprit et de leur main, répondant un ensemble de procédés techniques dont la combinaison et l’agencement appartiennent en propre au talent de l’auteur? L’instrument, la matière jouent ici un rôle que ne connaissent point la plume ou la machine à écrire du créateur d’œuvres littéraires. On parle avec admiration de la palette de Turner, du pinceau de Cézanne, des cartons de Raphaël; on dit d’Albert Durer qu’il avait un burin incomparable, de Rodin que son ciseau égalait celui de Michel-Ange; et l’on cite le crayon d’Ingres comme on parlerait du greffoir d’un habile pépiniériste. I1 y a dans la pratique des beaux-arts un côté artisanal qui donne à la définition de l’œuvre un caractère d’authenticité qu’il est difficile de nier.

Comme pour l’œuvre littéraire, la loi protège l’idée créatrice. Elle ne se soucie ni de la matière employée ni du plus ou moins de talent de l’artiste : le modeliste d’une fabrique de porcelaines voit son droit d’auteur protégé au même titre que celui d’un Renoir; un dessinateur de jardins vaut, aux yeux du légiste, un Bonington ou un Sisley. Ceux qu’en France nous appelons les (( peintres du dimanche )) et dont le prince fut le douanier Rousseau, en est-il de plus dénués de person- nalité que ceux-là? Ils copient le motif, ils représentent un arbre avec chaque branche de cet arbre, chaque rameau de cette branche et chaque feuille de ce rameau; ils voient dans un visage deux yeux, un nez et une bouche, mais ce ne sont pas des yeux faits pour regarder, un nez fait pour humer l’air, une bouche faite pour sourire. Pourtant leurs ceuvres, par leur pauvreté même, attirent les amateurs comme on voit des collectionneurs qui recherchent des tableautins composés au moyen de plumes d’oiseaux ou de cheveux humains. Ils ont

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PROBLEMES HUMAINS DU DROIT D’AUTEUR 45 des droits sur elles quoique la part de création artistique qu’elles manifestent soit réduite à un minimum difficilement appréciable.

C’est un signe émouvant du respect porté à la personne humaine par une loi généreuse que cette absence de discri- mination entre le talent et l’habileté. En nous exprimant ainsi nous songeons à ces milliers de modestes artistes qui, dans chaque pays, consacrent leur existence à des travaux mineurs tels que l’illustration des livres pédagogiques, l’ornement des boîtes de confiserie et des paquets de cigarettes, le dessin des enseignes du commerce, sans parler des innombrables images de prospectus, de catalogues (il y a des catalogues de grands magasins qui sont de véritables brochures d’art), de menus de restaurants, de calendriers et de Christmas cards. I1 faut croire que ces imageries ont une valeur artistique et portent le reflet d’une originalité d’invention puisque, avec le recul du temps, elles font l’objet de la convoitise des collectionneurs. Et l’on commence à voir dans les musées de folklore certains panneaux décoratifs qui encadraient les vitrines des boutiques tels que ces scènes de chasse à courre avec poursuite et mise à mort de sangliers, hallalis de cerfs et débuchers de chevreuils doni s’ornaient et dont s’ornent encore les magasins de char- cuterie de bien des villes de France. Nous avons vu, peintes sur les panneaux des poissonneries de Tartu, en Estonie, les sortes de poissons qu’on y pouvait acheter : ces natures mortes avaient aux yeux du connaisseur une incontestable valeur artistique. Il est dans l’ordre des choses que les auteurs de ces œuvres d’art soient protégés, tout comme les peintres et graveurs de grande notoriété.

Protégés contre quoi ? Contre l’imitation poussée jusqu’à la contrefaçon. C’est ici qu’apparaît le terme de (( faux 1). L’imitation frauduleuse d’un tableau est un faux : on a vu, du vivant de l’auteur, de faux Corots, de faux Courbets, comme on voit aujourd’hui de faux Utrillos et de faux Matisses : conséquence de la vogue. Est également considérée comme un faux l’œuvre d’art travaillée dans la manière )) d’un autre artiste et signée du nom de cet artiste. L’artiste est en droit de poursuivre le fraudeur devant les tribunaux. Mais, si l’œuvre imitée et faussement attribuée à son auteur appartient au domaine public, le fraudeur n’a affaire à la justice que pour le délit de tromperie sur la marchandise. On connaît l’histoire des faux Vermeers de Delft où se sont laissé flouer quelques critiques d’art fort versés dans la connaissance des

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œuvres de Vermeer; le faussaire se gardait de copier, il inventait; or, ses inventions furent prises pour de véritables créations et l’on applaudit à la découverte de ces œuvres inconnues qui confirmaient la haute estime où l’on tenait Vermeer et la valeur commerciale qu’on donnait à ses très rares tableaux. Que faire contre le faussaire? Vermeer est du domaine public, son droit d’auteur est depuis près de trois siècles périmé. Qui veut le copier le copie, qui veut l’imiter l’imite. Toutefois, l’acquéreur du faux chef-d’œuvre pour- suivra celui qui le lui aura vendu pour tromperie sur la mar- chandise, tout comme l’acheteur du lingot de plomb enveloppé d’une feuille d’or et vendu pour de l’or attaquera en justice celui qui l’aura trompé. Nous ajouterons que, grâce à la recon- naissance du droit moral par la plupart des nations, les héri- tiers d’un artiste dont l’œuvre est tombée dans le domaine public sont admis à porter plainte devant les juges pour atteinte à la réputation de l’artiste.

Le droit d’auteur des artistes s’exerce de la façon la plus effective sur la reproduction de leurs œuvres : nul n’est auto- risé à reproduire lui-même ou à faire reproduire par la gravure, la photographie ou tout autre procédé une œuvre d’art sans le consentement de l’auteur ou de ses héritiers, même si cette œuvre est sa propriété. Une personne qui possède une toile de Van Dongen, même si ce tableau est son propre portrait, ne pourra, sans y être autorisée par le peintre, la laisser repro- duire dans une revue d’art. Pourquoi cette limitation à son droit de propriété? Parce qu’en acquérant le tableau, elle en a acquis la matérialité, parce qu’elle n’est point propriétaire du talent de l’artiste et que la reproduction de l’œuvre est vraisemblablement destinée à illustrer un jugement porté sur l’auteur, en bonne ou mauvaise part, peu importe, mais un jugement qui touche à la personne même du peintre. (( Nos plus sûrs protecteurs sont nos talents )), a écrit Vauvenargues. Cependant, le propriétaire de l’objet, peinture, sculpture, gravure ou dessin, a le droit de le faire figurer dans une expo- sition publique sans en aviser l’auteur: acquéreur de l’œuvre d’art, il peut la placer où il lui plaît et même dans une galerie publique.

Voilà bien des subtilités et si nous en faisons cas c’est qu’elles donnent à réfléchir sur le soin dont la loi entoure la personne de l’auteur, protège son talent et prend toutes mesures pour éviter que ce talent ne soit galvaudé par l’image. Notons qu’il est fort rare qu’un artiste s’oppose à la reproduc-

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tion de ses œuvres par la gravure ou la photographie et qu’on sait, au contraire, que tout artiste est impatient d’être publié ...

Certains pays, parmi lesquels la France, reconnaissent aux œuvres artistiques un avantage particulier qu’on appelle le droit de suite.

Il est une sorte de réparation accordée à l’artiste qui, ayant vendu pour un prix modeste une œuvre exécutée au temps où il était inconnu ou méconnu, voit cette m ê m e œuvre atteindre en vente publique une somme considérable : une indemnité prélevée sur cette somme revient à l’artiste ou à ses héritiers. Ce droit n’a point d’effet s’il s’agit d’une vente privée. Rien de plus humain que cette loi du droit de suite. Un des dessinateurs dont les dessins de presse et les légendes qui les accompagnaient sont encore dans toutes les mémoires, Forain, a publié, un jour, une image faite pour bouleverser la conscience des justes. Elle représentait une salle de vente avec son commissaire-priseur adjugeant un tableau à un prix qui soulevait l’enthousiasme du public; dans un coin de la salle, une femme frileusement enveloppée dans un châle élimé et, à ses côtés, un jeune enfant maigre et maladif : (( Maman, disait l’enfant, c’est un tableau de papa. )) On affirme que ce dessin de Forain ne fut pas étranger au vote de la loi française du droit de suite.

Telle est la sollicitude des lois sur la propriété artistique qu’elle s’étend jusqu’à ces productions de l’esprit qu’on connaît sous le nom de modèles dans le monde de la couture et de la mode. Les modèles de robes et de chapeaux sont pro- tégés au même titre que toute œuvre d’art, et cela est de bonne justice. Le croquis d’une robe est une création de l’esprit; une toile, une étoffe, taillée en modèle de robe par un artiste de la couture, est une manifestation de l’activité créatrice. I1 n’est que d’assister à la naissance d’un chapeau entre les mains d’une modiste pour se convaincre qu’entre la modiste et le sculpteur il n’y a qu’une différence de matériaux de base. Toute reproduction illicite de ce chapeau sera qualifiée de contrefaçon et le contrefacteur tombera sous le coup de la loi.

Enfin, s’il est un art noble entre tous et auquel nous devons quelques-uns des plus purs chefs-d’œuvre dont s’enor- gueillit l’humanité, c’est l’architecture. C’est un art du dessin; et ce dessin enfante la grandeur et la puissance. L’architecte ne construit pas : il pense la construction. Une belle phrase de Fénelon le rappelle : (( Celui qui taille des colonnes ou qui élève un côté du bâtiment n’est qu’un maçon, mais celui

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qui a pensé tout l’édifice et qui en a toutes les proportions dans la tête est le seul architecte. )) Ainsi ont été pensés le temple de Ramsès II à Louqsor, les Propylées de l’Acropole d’Athènes, la cathédrale de Chartres et le Capitole de Washing- ton. Belles créations de l’esprit entre toutes les plus belles. De la hutte primitive des cités lacustres à la ravissante mosquée de Cordoue, de l’igloo des Kamtchadales au Palazzo Vecchio de Florence, l’évolution de l’architecture se confond avec l’histoire de la sublimité de l’esprit humain. Chose curieuse, en des temps où le nom des peintres, des sculpteurs était connu de tous, celui des architectes ou, comme on les appelait alors, des maitres d’œuvre demeurait dans l’obscurité; au siècle où le nom d’un Cimabué, d’un Giotto était sur les lèvres de chacun, personne de s’inquiétait du nom des maîtres d’œuvre qui achevaient les cathédrales gothiques, fleurs sublimes et jamais égalées de la foi des chrétiens. La Renaissance, en ramenant le goût des lettrés aux choses de l’antiquité, déve- loppa le sens du luxe et du décor dans l’architecture civile et les noms des Serlio, des Vignole, des higo Jones et des Francisco de Mora signifient non plus maîtres d’œuvre mais architectes.

Comme l’écrivain, comme le musicien, l’architecte a un droit exclusif sur son œuvre : nul ne peut la copier, nul ne peut en construire une semblable même si les matériaux utilisés sont différents, nul enfin ne peut, sans autorisation de l’auteur, en reproduire l’aspect par le dessin ou la photo- graphie si cette reproduction est faite dans le but d’en tirer le sujet d’une étude ou l’objet d’un enseignement.

Comme l’écrivain, comme le musicien, l’architecte peut créer en toute paix de l’esprit : la loi veille à ce que les fruits de son talent ne lui soient point dérobés.

Protection des aeuvres photographiques, cinématographiques, radiophoniques

et transmises par la télévision

Jamais les images n’ont autant qu’aujourd’hui joué le rôle de messagères de l’information et de gardiennes des apparitions furtives qui frappent nos regards. Qu’elles soient fixées par la photographie ou reproduites dans leurs mouve- ments par la cinématographie, elles mettent le passé au pré- sent, elles apportent de loin et vous mettent sous les yeux ce que la distance vous empêche d’aller voir, elles font revivre les êtres que la mort a annulés, elles les font réapparaitre dans leur animation et jusque dans leurs paroles. Photo- graphiques ou cinématographiques, elles ont cette particularité qui les distingue de la peinture et du dessin d’être le résultat de la collaboration d’un artiste et d’un appareil mécanique. Mais, de même que le peintre choisit son motif et conduit son pinceau, le photographe étudie le paysage ou l’objet ou l’etre animé dont il va saisir l’image, il en choisit ou en dispose l’éclairage, il en fait une véritable composition avant de le fixer sur le sensible film qui, dans l’obscurité de l’appareil, attend d’être visité par les lumineux messages du monde extérieur.

Dès ses débuts, la photographie a été un art. L’on a des vues photographiques prises vers le milieu du siècle dernier et qui sont parfois plus chargées de poétique vérité que bien des tableaux peints dans la même époque. Quoi de plus dramatiquement beau que ces vues prises pendant la guerre de Sécession et où l’on retrouve des scènes de la vie de bivouac prises au malin quand la troupe s’apprête à aller au combat, ou bien des tableaux d’un triste réalisme qui montrent les ambulances envahies de blessés? Nul portrait signé d’un peintre n’atteint le réalisme psychologique des partraits photo- graphiques d’Abraham Lincoln où apparaissent dans toute

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leur franchise les traits et les expressions de ce noble visage. Bien des aspects humains de l’histoire du XI$ siècle ne nous sont perceptibles que par des clichés du genre de ceux-là. Mon, ce ne sont pas de froides images; elles sont parlantes, elles sont évocatrices, elles touchent non seulement l’entende- ment de celui qui les considère mais aussi sa sensibilité dans ses plus subtils détours. Ce sont des œuvres d’art. Et leurs auteurs seront protégés au même titre que les peintres et les graveurs. Parlant des photographes, on disait (( opérateurs n ; c’est (( artistes n qu’il faut dire. I1 n’y a pas meilleurs connais- seurs de la lumière et des ressources d’effet que l’on peut tirer d’un heureux éclairage. L’art du portrait est, entre leurs mains, devenu un signe nouveau et éclatant d’évidence du génie avec lequel l’homme est arrivé à marier les mouvements de l’âme avec l’inertie de la matière.

Voilà justifiée la protection que la loi accorde aux auteurs des œuvres photographiques. Nul ne peut sans leur autorisa- tion reproduire les images dont ils sont les créateurs.

Les mêmes vérités s’appliquent aux œuvres cinématogra- phiques. Mais le film cinématographique tient à la fois du théâtre et de la photographie; il est l’œuvre de plusieurs et non plus d’un seul; il est à la fois œuvre artistique, œuvre dramatique et souvent œuvre musicale; il est édition, repré- sentation et exécution. Ainsi s’enchevêtrent les droits du pro- ducteur (équivalent de l’éditeur et du directeur de théâtre), du scénariste, du dialoguiste, des acteurs, des cinéastes, des ingénieurs du son, des metteurs en scène, auxquels s’ajoutent parfois les droits de l’auteur du roman ou de la pièce de théâtre d’où est tiré le scénario. La loi, devant pareille multi- plicité d’intérêts, a dû faire d’abord la part du créateur. Qui est le créateur d’une œuvre pareillement multiforme ? Est-ce le producteur? Le scénariste? L’auteur du dialogue? Le cinéaste? I1 semble difficile que le producteur puisse pré- tendre à ce titre. L’éditeur de Balzac a-t-il jamais prétendu être l’auteur du Lys dans la vallée? Le directeur du Metro- politan de New-York se vante-t-il d’être l’auteur de Boris Godounov? Si ce n’est le producteur qui soit tenu pour l’auteur, serait-ce le scénariste? Le scénariste est l’auteur du schéma, mais sans le dialoguiste qui fait de ce schéma une pièce drama- tique, le scénariste ne verrait jamais son œuvre projetée sur l’écran. Et que dire du cinéaste, de l’artiste parfois génial à qui revient, en somme, le premier rôle puisque le cinéma c’est avant tout un ensemble d’images mouvantes? I1 semble que

PROBLÈMES HUMAINS DU DROIT D’AUTEUR 51 le véritable auteur, ce soit lui. Toutefois, que deviendrait son art sans la collaboration du producteur qui le soutient finan- cièrement, du scénariste qui lui donne son objet et du dialo- guiste qui l’humanise?

On saisit toute la complexité du droit d’auteur en pareille rencontre d’activités matérielles et intellectuelles. La loi établira donc le droit de chacun des participants de la réalisa- tion comme de chacun des créateurs de l’idée.

Quant à l’auteur du roman ou de la pièce qui a fourni le thème du scénario, il ne fait que céder son droit d’édition. Et, de même qu’il conserve vis-à-vis de l’éditeur ou du direc- teur de théâtre la liberté de fixer les conditions de la publi- cation de son ouvrage ou de la représentation de sa pièce, de même il garde sur la production du film certains droits de contrôle. I1 devient collaborateur, et jouit de tous les avantages réservés à ce titre, s’il participe à la construction de l’œuvre dont il a apporté les premiers matériaux.

La télévision, qui tient à la fois du théâtre, du cinéma et de la radiophonie, et qui n’est rien d’autre qu’une entre- prise de spectacles donnés à domicile, est, pour l’application de la loi sur la propriété artistique et littéraire, dans la même position que chacune des trois activité dont elle est la synthèse.

Enfin, le droit d’auteur sur les discours, pages de prose, poésies, pièces de théâtre, comédies musicales, opéras, chants et chansons offerts au public par le moyen de la radiodiffusion, est formellement défini par les lois en vigueur dans tous les pays du monde.

Le droit moral

Nous avons dit le soin avec lequel la loi protégeait l’auteur dans ses œuvres; nous dirons comment la personne même de l’auteur doit être protégée afin que son honneur et sa réputa- tion ne puissent être lésés. Ce droit qu’il a d’être protégé dans sa personne, c’est le droit moral.

Nous en parlerons d’abord pour éclaircir un malentendu qui met en désaccord l’Europe et l’Amérique. I1 est mal connu, mal compris. Et s’il est mal compris, la faute en est à certains auteurs qui se sont trop facilement laissés tenter par l’appât d’un gain qui leur faisait oublier tout ce qu’ils avaient donné de leur âme et de leur cœur, sinon de leur esprit, à leur œuvre. Peu leur importaient les changements que des (( adaptateurs D du cinéma ou de la radio, par exemple, leur infligeaient! L’honneur n’est pas une marchandise. Le droit moral est le plus pur et le plus désintéressé des attributs du droit d’auteur. I1 ne saurait être avili.

Nous en parlerons aussi pour montrer au public qu’en défendant le droit moral nous défendons les droits de ce même public. L’honneur et la réputation de l’auteur appartiennent à ceux qui tirent agrément de ses oeuvres autant qu’à lui- même.

La loi a donc pour objet d’empêcher la défiguration, la démarcation, la profanation d’une œuvre. En exigeant le respect dû à l’œuvre, elle affirme que l’auteur est respectable.

La loi doit protéger l’auteur dans sa personne. Elle le connaît comme un homme qui a un honneur à soutenir, une réputation à maintenir, une pensée à garder de toute ternissure et de toute déformation. Elle est l’expression du droit moral. Qu’un auteur soit le père d’une idée, qu’il ait matérialisé cette idée sous la forme perceptible d’un poème, d’une mélodie ou d’un tableau, comment ne s’inquiéterait-il pas que son œuvre, enfant de son esprit, ne soit exposée à subir l’outrage d’une dégénérescence par le changement de la forme ou la perversion

PROBLÈMES HUMAINS DU DROIT D’AUTEUR 53 de l’idée. L’auteur est maître de son œuvre aussi longtemps qu’elle est entre ses mains; nul ne saurait la lui dérober et la publier, l’exposer, la faire représenter ou exécuter sans qu’il y ait en cette action attentat contre la personne de l’auteur. Et même après sa mort, l’usage public de ses œuvres inédites peut atteindre parfois jusqu’à l’injure. L’on sait l’impatience avec laquelle la postérité recherche les inédits )) des grands écrivains et combien d’œuvres médiocres ou inachevées ont vu le jour parce qu’un carton ou un tiroir ont livré quelques feuillets jaunis qui n’étaient que des pages d’essai. Parfois la trouvaille est heureuse : ce fut le cas du chef-d’œuvre de Diderot, le Neveu de Rameau, dont le manuscrit venu aux mains de Goethe fut traduit en allemand par l’auteur de Faus¿ et ne parvint à la connaissance des Français que par le détour de cette traduction traduite, à son tour, en français.

La reconnaissance du droit moral par un grand nombre de nations permet de combattre efficacement les agressions dont risque d’être victime la personne intellectuelle et morale de l’auteur. On a vu des tiers s’autoriser d’eux-mêmes à remanier l’ouvrage d’un auteur et surtout dans les œuvres dramatiques : une scène est trop longue, on la coupe; une réplique ne con- vient pas à l’acteur chargé du rôle, on la remplace par une autre; le dénouement de la pièce est trop triste, on lui donne un tour de gaîté. De quel coup grossier ne blesserait-on pas Shakespeare s’il venait à l’esprit d’un remanieur d’HamZet de rendre la raison à Ophélie et de la marier au prince de Dane- mark! Shakespeare est le maître à jamais du destin d’Ophélie comme Cervantes l’est de la carrière de don Quichotte; nul n’est admis à imposer à une œuvre un tour différent de celui que l’auteur lui donna. Le regard de la Maja appartient à Goya comme le chœur final de Tannhäuser est à Wagner. I1 existe chez certains auteurs de films une tendance à l’arrangement des péripéties d’un roman ou d’une pièce de théâtre et qui trouve son excuse, disent-ils, aux exigences de l’écran. Du vivant de l’auteur adapté, rien n’est plus facile que d’obtenir son autorisation à de pareilles transformations; aussi longtemps que l’ouvrage n’est pas tombé dans le domaine public, il n’y a pas grand danger qu’il subisse quelque mutilation, mais quid est de l’œuvre délivrée du droit d’auteur? Un peuple est justifié à défendre la mémoire de ses grands artistes, de ses grands écrivains. I1 se dessine, en plusieurs pays, un fort courant qui amènerait 1 ’Etat ou tout organisme désigné par la loi à veiller sur le respect dû aux œuvres artistiques et

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littéraires que le temps a livrées au bon vouloir de tous. L’Italie tire un orgueil - oh! combien justifié - d’être la patrie de Dante; ne serait-elle pas en droit de mettre son veto à toute adaptation de la Divine Comédie dont la grossièreté porterait atteinte à la grande figure du pohte?

L’opinion publique a souvent marqué sa réprobation devant les retouches apportées aux chefs-d’œuvre de la sculp- ture et de l’architecture sous prétexte de restauration. Ce fut la manie du XIX’ siècle de restaurer les pierres que les injures du temps ou la malice des hommes avaient malmenées. On refaisait les têtes des statues décapitées, on leur greffait des nez et des mentons; on songea m ê m e à rendre ses bras à la Vénus de Milo ... D e ruines féodales, dont la beauté venait de leur tragique mutilation, on fit des châteaux bien blancs, bien grattés, bien sculptés; mais le génie artisanal n’était plus celui du moyen âge, les ciseaux, les gouges n’avaient plus le m ê m e coupant, et l’auguste patience des ouvriers des temps passés avait laissé place à la hâte et à la vivacité de la main-d’œuvre moderne. Le xxO siècle, plus respectueux des œuvres de ses aînés, ne se donne plus le ton de refaire ce qui a été fait il consolide, il maintient.

Cet hommage rendu aux artistes du passé, nous allons jusqu’à l’étendre aux sites naturels : c’est le droit moral de la nature. Des sociétés de protection des sites, des associations d’amis des arbres ont désormais pouvoir de maintenir intacts les aspects du paysage, que ce soit un tournant de rivière, une forêt de noble lignage, un chaos de rochers. Les Etats-Unis donnèrent à ce mouvement de protection une telle ampleur qu’il se généralisa rapidement : en décidant la création de leurs nationa2 parks, ils se révélèrent c o m m e les pionniers de la lutte pour la sauvegarde des monts et des vallées, des lacs, des futaies et des cascades. La terre, désormais, retrou- vait ses paradis, ses lieux de paix d’où la malice des hommes était bannie, où les bêtes et les plantes s’abandonnaient au cours de leur destin sans le voir interrompre par la cognée et la charrue, par le piège et l’arme à feu. Parti des Etats-Unis le droit moral de la nature se répandit. C o m m e les séquoias de Californie et les ours des Rocheuses, les cèdres du Liban et les douces girafes de l’Ouganda eurent droit à la vie, droit à l’épanouissement de leurs jours et de leurs années. Parce qu’un platane est beau auprès d’une fontaine sur la place d’une ville, on respecte ses droits à la beauté; parce qu’une eau poudreuse se laisse aller du haut d’une falaise et dessine

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dans sa chute une traînée d’argent, on lui réserve le droit de demeurer telle et de ne point subir l’injure d’une dérivation ou d’une chute en turbine. Comme auteur du platane, comme a.uteur de la cascade, la nature est tenue pour créatrice d’une oeuvre d’art et, à ce litre, protégée.

Tel est le droit moral. C’est sur ces exemples parlant au cœur de l’homme que

nous conclurons le commentaire que nous avons donné de la Déclaration universelle touchant le droit d’auteur.

I1 semble que, sur la connaissance des idées et des faits exposés dans ces pages, l’opinion des peuples puisse s’appuyer pour envisager la mise au point d’une Convention universelle en vue de la protection des œuvres littéraires, artistiques et scientifiques. Les œuvres de l’esprit sont, parmi toutes les manifestations de l’activité créatrice, celles qui, d’un peuple à l’autre, établissent avec le plus d’efficacité ces liens de mutuelle compréhension et de commun idéal sans lesquels la fraternité des hommes demeure un vain mot.

Table des matières

Préambule . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

I . L’auteur . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

II . Le droit . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

III . L’œuvre . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

IV . Histoire du droit d’auteur . . . . . . . . . . . .

V . Protection des œuvres littéraires, dramatiques et musicales .

Vi . Protection des œuvres artistiques . . . . . . . . . .

VI1 . Protection des œuvres photographiques, cinématographiques, radiophoniques et transmises par la télévision . . . . .

VI11 . L e droit moral . . . . . . . . . . . . . . . . .

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