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Profession : aventurier · m'ayant remarqué dans un petit casino de station balnéaire, me proposa de me produire plus tard dans ses murs, je déclinai l'offre, suivant en cela les

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PROFESSION : AVENTURIER

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DU MEME AUTEUR

CHEZ LE MEME EDITEUR

Baro chien de mer.

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Christian NAVIS

PROFESSION : AVENTURIER

E D I T I O N S F R A N C E - E M P I R E

68, rue Jean-Jacques-Rousseau 75001 Paris

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Vous intéresse-t-il d'être tenu au courant des livres publiés par l 'éditeur de cet ouvrage ?

Envoyez simplement votre carte de visite aux

E D I T I O N S FRANCE-EMPIRE,

Service « Vient de paraître »

68, rue J.-J. Rousseau, 75001 Paris

et vous recevrez régulièrement et sans engagement de votre part, nos bulletins d' information qui présentent nos différentes collections, que vous trouverez chez votre libraire.

© Editions France-Empire, 1986

T o u s d r o i t s d e t r a d u c t i o n , d e r e p r o d u c t i o n e t d ' a d a p t a t i o n r é s e r v é s p o u r t o u s l e s p a y s .

IMPRIMÉ EN FRANCE

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« Aller en Asie, naguère, c'était pénétrer avec lenteur dans l'espace et dans le temps conjugués. L ' Inde après l'Islam, la Chine après l 'Inde, l 'Extrême-Orient après l'Orient; les vaisseaux de Sinbad abandonnés à l'écart d 'un port des Indes dans le soir qui tombe, et après Singapour, à l'entrée de la mer de Chine, les premières jonques comme des sentinelles. »

André MALRAUX (Antimémoires)

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CHAPITRE PREMIER

PAR HASARD

Je suis devenu chevalier errant sur les routes de Cherche- Fortune parce que le destin s'est trompé de service en me présentant les plats et qu'après avoir goûté à ses poisons pervers, je n'ai plus pu m'en passer.

La vocation ? Nulle part ! Ou plutôt si, partout, mais elle est venue après ! Je sais, ce n'est pas très romanesque, mais comme j'ai décidé d'être franc, force m'est d'avouer que je suis devenu aventurier par hasard... Comme d'autres se retrouvent en fonction des circonstances dans la peau d'un veilleur de nuit, d'un manutentionnaire, ou d'un gratte- papier. Encore que, gratter du papier, c'est bien aussi ce que je fais, à l'occasion, depuis que je me prends pour un écrivain. Et tout autant que ceux qui sont rétribués au mois pour faire la même chose, le cul rivé à vie derrière un bureau. Le hasard en ce qui me concerne étant qu'un beau jour, je me suis mis à délirer sur une feuille blanche et que, depuis, je suis victime d'un effet d'accoutumance.

Ça éclate de partout comme un Scopitone détraqué ! Je triture mes souvenirs, je malaxe ma mémoire, je mas- turbe mes neurones... Et brusquement, un flash éblouis- sant illumine ma matière grise, suivi d'une mitraille de lucio-

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les gambadant dans les dédales insondables d'un passé dé- composé... Je cours sur les hauts-plateaux du Tibet, je tra- verse péniblement le Sahara, je me perds dans Téhéran pour me retrouver dans Kaboul, je plonge dans la jungle de Singapour avant d'aller me rafraîchir dans un lac de Suède ! Je porte en moi la machine à remonter le temps, je recrée en hologramme des pays perdus et des civilisations englou- ties par l'Histoire qui en rote encore, et génie débonnaire. dépassé par ses propres fantasmes, je vous convie à mon spectacle débridé.

Pour varier les plaisirs, je donne aussi au passage, la place qu'elle mérite à une autre sorte d'aventure. Ni tropi- cale, ni exotique, mais aussi fertile en rebondissements que les errements au long cours, même si elle se déroule sous des cieux plus tempérés. Et puis, pour peu qu'on les cher- che, il arrive parfois des choses pas ordinaires dans des endroits où on ne s'attendrait jamais à les trouver. Les tri- pots tropicaux, les villes et les routes du tiers monde, les communautés hystériques ou mystiques, les lieux de prédi- lection de la racaille internationale, n'ont pas le monopole de l'originalité, loin de là. Bien que ce soit surtout là, je le reconnais, que je l'ai rencontrée.

J'ai reconnu être devenu aventurier par hasard. Ce n'est pas tout à fait exact. La vérité exige d'écrire : par une suite de hasards. Car aucun de ces hasards pris séparément n'aurait suffi, à lui seul, pour m'écarter de la vie monotone mais sereine qui aurait dû théoriquement être mienne.

Mais, avant de parler de cette cascade de circonstances fortuites, ne faut-il pas chercher s'il n'y avait pas prédispo- sition naturelle au départ ? Oui mais alors, est-ce que je ne suis pas en train de vous faire le coup de ces chanteuses ou de ces vedettes à la mode qui récitent leur leçon bien apprise lors de chaque interview :

— Dès la maternelle, je sentais brûler en moi les feux de la rampe. Toute ma vie, je n'ai fait que me soumettre

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à mon destin, sans jamais cesser de chercher à perfection- ner ce don, affirme catégoriquement l'une.

Et l'autre lui donne la réplique sur le même ton : — Avant que de savoir parler, je chantais déjà, et

toute ma famille et les amis en étaient charmés. C'est bien plus qu'une vocation, c'est de la prédestination !

Sourires tristement complices et commentaires grasse- ment complaisants des pseudo-journalistes à la clef...

Eh bien ! moi, qui ai bourlingué un peu partout ces quinze dernières années, j'ose écrire qu'à vingt ans si l'on m'avait donné à choisir, comme ça, à froid, entre une exis- tence trépidante et une petite vie bien tranquille, j'aurais sûrement choisi la seconde proposition. Et sans hésiter en plus !

Allez, avant de vous entraîner sous les tropiques, au milieu des marchands de femmes et d'opium, dans les tem- pêtes de sable ou sur les neiges éternelles de l'Himalaya, dans les bouges sordides de l'Indochine et de l'Afrique, là où les poings volent bas et où les couteaux sortent tout seuls des poches, permettez-moi de continuer ma petite digres- sion philosophique. Prendre l'aventure quand elle se pré- sente et lui dire « encore » ! quand elle vient à se tarir, c'est à bien des égards la meilleure façon de conserver intacte son âme d'enfant. Savoir s'émerveiller d'abord, et quand cette faculté vient à s'émousser, chercher des endroits, des gens, des circonstances susceptibles d'en ranimer la gracieuse flamme sautillante. Ensuite, accepter de vivre comme un petit animal en suivant ses désirs et ses impulsions, en essayant de se soustraire au maximum aux obligations de la vie en société et, quand on ne peut pas les contourner, en rusant avec toutes les contraintes, quelles qu'elles soient, d'où qu'elles viennent. Quitte à prendre une bonne baffe au passage quand on se heurte à plus fort que soi, c'est-à-dire à ceux qui se prennent pour des adultes responsables !

La plupart des adolescents aspirent à grandir, à devenir

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adultes, à avoir un métier, une maison, des enfants... Je fus longtemps comme ça moi aussi, je l'ai dit. Le conditionne- ment que l'on vous imprime ne s'efface pas si facilement.

Ayant eu la chance de découvrir un autre monde et de l'aimer, j'ai décidé de prolonger indéfiniment mon enfance. Je suis un irresponsable total et je m'en porte fort bien. Certes, il n'y a ni retraite ni Sécurité sociale pour les gens comme moi, mais cela ne m'empêche pas de dormir. Et si un jour je me retrouve dans une dêche irrémédiable, il y aura toujours un asile de clochards qui m'offrira un dernier lit et une dernière soupe avant que je décide de tirer ma révérence pour de bon. Cela fait partie de la règle du jeu, et il ne faut pas tricher avec ! En attendant cette éventua- lité qui fort heureusement n'a rien d'inéluctable, je me contente de vivre. Et même de bien vivre si possible !

Tous les enfants sont des aventuriers, mais bien peu parviennent à le rester ! Quand j'étais gamin, j'aimais lire les récits d'aventures dans les îles et ailleurs... Pour mieux les vivre ensuite dans ma tête avec les petits camarades. Evidemment, je préférais les films d'action aux plates em- brouilles psychologiques. Il va sans dire qu'adolescent tapa- geur, j'ai chahuté en bandes. Et alors ? Presque tout le monde en est passé par là... Cela ne prouve rien sinon que j'étais dans la norme.

Là où j'ai cru, dans l'ardeur de mon jeune âge, faire preuve de quelque originalité, c'est quand je me suis mis à composer des chansons et à les interpréter en public. D'abord devant un petit cercle d'amis, ensuite face à des publics un peu plus étendus. Mais ça, la moitié des adoles- cents ou presque ont fait de même... J'ai seulement eu la chance de bénéficier d'un auditoire un peu plus vaste... Etait-ce très exceptionnel ? Pas vraiment, puisque je consi- dérais cela comme une simple activité de vacances et que, le reste du temps, je me consacrais à des études tout à fait classiques.

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— Le problème avec toi, m'ont dit parfois des gens du métier, c'est que tu n'y crois pas vraiment !

C'était vrai. Quand le directeur d'un cabaret parisien m'ayant remarqué dans un petit casino de station balnéaire, me proposa de me produire plus tard dans ses murs, je déclinai l'offre, suivant en cela les sages conseils de la famille.

— Cela ne te mènera nulle part. Termine plutôt ton droit. Avec ça, tu auras une bonne situation !

Et je restai idiot dans ma province, mais au soleil, pré- férant mon doucereux confort quotidien aux aléas de la course-poursuite après une gloire aussi capricieuse qu'impré- visible. La seule idée de devoir manger de la vache enragée me clouait sur place.

Et quand après avoir remporté un micro-crochet, j'en- registrai une piste d'essai de six chansons de mon cru dans le studio itinérant d'une caravane publicitaire, ce fut pour m'en désintéresser royalement par la suite, alors que j'avais les noms et les numéros de téléphone des personnes à relancer.

Le grand tournant se négocia à mon insu en 1969. Pas parce que c'était après 68. Bien au contraire. Cette année-là, je désespérais de voir les lanceurs de pavés com- promettre la tenue des examens. Eh oui, il me fallait abso- lument en finir en juin, si je voulais pouvoir faire la cigale pendant tout l'été et même un peu au-delà... Aussi, quand des soi-disant « fachos » s'emparèrent de la vieille faculté pour qu'une session normale puisse s'y tenir fin juin, je les rejoignis avec autant de ferveur que de reconnaissance. Suspect a priori, ma tenue décontractée contrastant par trop avec leurs petits costumes croisés, ils m'acceptèrent mieux après m'avoir vu manier vaillamment le gourdin contre les « bolchos » qui, après avoir entrepris un siège en règle, se risquaient à une tentative d'invasion.

Je fis école. On vit bientôt de dignes professeurs, anciens

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officiers de paras dans leur jeunesse, troquer la toge parée d'hermine contre le blue-jeans douteux, et l'effet de manche contre le manche de pioche. Mœurs bien pacifiques, somme toute, comparées aux projets de certains militants extré- mistes venus en renfort, qui voulaient en découdre au croc de boucher et que nous avons dû raisonner plus d'une fois.

Le calme étant ainsi revenu manu militari, les épreuves se déroulèrent normalement et je sauvai ma saison !

J'y tenais tant au renouvellement de ces sensations ambiguës faites de bonheur ineffable et d'angoisse infecte intimement mêlés, que j'avais ressenties deux ans plus tôt lorsque j'avais, pour la première fois, bravé mon trac pour jouer devant des inconnus dans un hangar vétuste mis à la disposition des jeunes par la municipalité. Et après les pre- miers bravos, la tête m'avait tourné.

Un micro, quelques lumières, le trou noir devant, pres- que le gouffre... Un aimant, une lampe merveilleuse qui brûle les ailes des pauvres papillons de nuit. Même si par la suite, j'ai clairement entendu le cliquetis des fourchettes des gens qui ne prêtaient aucune attention au spectacle; même si j'ai ressenti physiquement les efforts de mastication des mâchoi- res comme si celles-ci me dévoraient vivant, j'étais vraiment heureux lorsque j'en amenais quelques-uns à lever le nez de leurs assiettes et à déglutir plus discrètement.

Ultérieurement, quand j'allais recruter dans les caba- rets en vue des spectacles que je donnais dans les villages de vacances que je dirigeais, j'éprouvais, je l'avoue, un sen- timent d'envie envers les artistes même les moins talentueux. Eux au moins, ils avaient eu le courage de continuer et, qui sait, si un jour l'étincelle du talent ne se déciderait pas à embraser enfin leurs créations. Aussi, c'est autant par souci de varier les plaisirs que pour me donner de petites joies que j'organisais en outre des spectacles au cours desquels tout un chacun était invité à participer. Et je ne manquai jamais d'amateurs ! C'est fou le nombre de gens qui ont des

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talents insoupçonnés, mimes, musiciens, acteurs, poètes, dis- simulés sous le terne manteau du quotidien. Et qui ne deman- dent qu'une opportunité pour se révéler... Moi-même, finale- ment, avais créé sur scène un numéro de « folle » qui me fait encore rire quand je l'évoque, tant d'années après. Ayant endossé une robe rouge vif et une perruque filasse d'un blond provocant, j'allais raconter des histoires de randonnées pé- destres... Je ne me reconnaissais plus ! Les autres non plus d'ailleurs, puisque après le spectacle, des vacanciers éber- lués venaient en coulisses pour s'assurer que c'était bien leur directeur qu'ils avaient vu dans cet accoutrement.

Un an après les « événements de 68 », je me produi- sais pour la dernière fois avant longtemps sur la scène du casino de Nizan. Pilou m'accompagnait au tambourin et en contre-chant, l'orchestre ayant renoncé à me servir de faire- valoir.

— Tu joues ça en majeur ou en mineur ? — C'est un do ou un mi ? Un dièze ou un bémol ? Foutre ! Mes compositions, je les connaissais par cœur

certes. Mais je n'avais jamais réussi à me mettre en tête la correspondance pouvant exister entre ces crottes de mouche bien alignées sur des lignes parallèles et les sons qui nais- saient dans mon gosier et sous mes doigts. Ma formation musicale ayant duré une heure en tout et pour tout, lorsque vers mes quinze ans, un copain m'avait montré comment placer les doigts sur le manche d'une guitare pour obtenir les dix principaux accords, je désespérais de pouvoir m'en- tendre un jour avec de vrais professionnels. Mais du moins me consolais-je en me disant que s'ils étaient excellents musi- ciens, eux en tout cas n'étaient pas des créateurs.

Heureusement que Pilou avait le sens du rythme ! La musique, ce n'était pas son job. Mais enfin, par amour, elle consentait à m'accompagner. La réciproque n'était pas vraie, car je ne voulais rien savoir de son boulot. En effet, cette fille d'industriel ruiné par une avancée technologique trop

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rapide pour lui, s'était reconvertie « pusher girl ». En d'au- tres termes, marchande de haschich. Mais, contrairement à l'habitude, elle ne poussait aucune porte. Elle se contentait de voguer de table en table, avec sa petite cargaison de boîtes d'allumettes à distribuer aux habitués. Le fric d'avance, sur la plage dans l'après-midi. La marchandise au bistrot ou en boîte le soir.

Après un mois de grande passion, je la perdis complè- tement de vue, bien avant la fin des grandes vacances. Crai- gnant que sa fréquentation trop assidue ne finisse par m'at- tirer de menus désagréments. Preuve s'il en est que j'étais encore un petit bourgeois encanaillé mais mal décoincé qui grillait honteusement un bout de joint à l'occasion, juste pour ne pas avoir l'air tout à fait demeuré.

Ce fut à quelque temps de là, qu'une collision rou- tière fort banale fit éclater mon scaphoïde droit, petit os du pied fort utile à la station debout et encore plus à la marche. J'avais priorité et mon tamponneur était fin saoûl. Mais il fallait attendre plusieurs mois avant d'être indemnisé. Que faire entre-temps ? Les études, c'était fini. Préparer un doc- torat ? Non merci ! J'en avais assez de recracher ce que les autres avaient pensé avant moi... Composer d'autres chan- sons ? Ras-le-bol ! L'inspiration, ça ne vient pas sur com- mande. A moins d'être un vrai génie. Et encore...

Alors ? Travaux pratiques eh premier lieu : Commen- çons par enlever ce plâtre qui me gêne et que je devrais gar- der six semaines. Ce n'est pas facile. Mais, par petits mor- ceaux qui s'écaillent sur la toile qui les soustend, j'en viens à bout après plusieurs heures de lutte acharnée.

Un coup de morphine pour m'abrutir, et le toubib m'en remet un autre ! Attends, salaud, tu vas voir ! Le second plâtre n'a pas fini de sécher qu'il a déjà pris le même chemin que l'autre, direction les poubelles.

Cette fois, le médicastre capitule. Un épais bandage tiendra lieu de compromis, et je recouvre mon libre-arbitre.

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Quinze jours après, n'en déplaise à la Faculté, je peux mar- cher sans béquilles, faire du vélo et même nager. Je me gave de fromage et bois plusieurs litres de lait par jour, en me disant que tout ce calcium va hâter la guérison. La rééducation ? Je ne saurai jamais ce que c'est. Mais je boi- tillerai plusieurs années consécutives, ayant pris l'habitude de marcher sur le talon.

En attendant, pour tuer le temps, je lis. Entre autres On the road (« Sur la route ») de Jack Kérouac. Un ouvrage qui me marque profondément.

Ce type a une telle façon de dire les choses, qu'une nuit blanche passée au milieu des rats dans un sous-sol ruiné, prend l'envolée épique des tribulations de Marco Polo 2 Samarcande.

Je ne fais pas que lire. J'écris aussi. Pas un roman, mais une simple lettre à Ghislaine, une « ex » que l'on m'a dit être libre en ce moment :

« Si tu ne me réponds pas, je ne me suiciderai pas. Tu ne mérites pas cet honneur ! Mais je serais bien content si tu venais me voir... »

Elle vint, me trouva mal en point, et décréta que pour me changer les idées, il me fallait faire un petit voyage. Avec elle bien entendu ! Cette perspective rendait la pro- position supportable car, à ce moment-là, j'avais réellement horreur des voyages ! Une malencontreuse promenade en Angleterre à l'âge de quinze ans m'avait ôté toute aspiration aux déplacements hors de l'hexagone. Expédié comme un vulgaire colis par une association prétendument soucieuse de promouvoir les échanges linguistiques et culturels, j'atterris dans une horrible famille de Bristol où l'on me délesta illico de tout mon argent de poche, au prétexte que le coût de la vie avait augmenté depuis que l'accord avait été conclu. Les organisateurs, pas dupes pour ne pas dire carrément com- plices, m'intimèrent l'ordre de m'écraser. Sans argent, mal nourri au point de perdre huit kilos en un mois, je passai

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donc cette période enfermé en compagnie d'un autre malheu- reux petit pigeon français, mitonnant chaque jour une ven- geance qui ne pouvait qu'être terrible !

Le matin où le mini-bus devait venir nous chercher pour nous ramener à l'aéroport, suivant en cela un plan bien établi, nous eûmes le temps en une demi-heure, de couper tous les fils électriques passant derrière les meubles, de défoncer les prises, de boucher les lavabos et les éviers avec des gravillons, d'arracher les gonds des portes des armoires, et d'éventrer les matelas.

Rien d'apparent sur le moment, il nous fallait le temps de filer sans histoires, mais ces aigrefins avaient payé cher leur félonie. Il n'y eut aucune plainte de leur part, et ma prof d'anglais qui avait été l'instigatrice de ce voyage, m'at- tribua généreusement des notes de complaisance pendant toute l'année scolaire qui suivit. Comme quoi, tout ce joli monde devait se sentir salement merdeux ! Mais depuis ces incidents, la seule idée de voyager me donnait des hauts- le-cœur...

Ghislaine m'aida à vaincre ces préventions d'un autre âge.

Au départ, il n'était question que d'une virée en Espagne dans sa voiture. Passant de la théorie à la pra- tique, selon les fameux préceptes énoncés par Saint Jack Kérouac, je découvris le charme des nuits passées sur un parking, la joie des hamburgers mangés sur le pouce, l'en- chantement des rencontres avec d'autres vagabonds mieux lotis en estafettes plus ou moins bien reconverties en cam- ping-car.

Nous allâmes ainsi jusqu'à La Corogne, que je devais retrouver quinze ans plus tard après une traversée mouve- mentée du golfe de Gascogne. Hélas, sur le chemin du retour, nous commençâmes à nous disputer à Santander pour un motif futile que j'ai depuis longtemps complètement oublié. A Bilbao, elle menaça de me débarquer. Et à Saint-Sébastien,

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c'est moi qui, lassé, la laissai repartir seule avec ses grogne- ments.

Mes pas hésitants (forcément, à cause du pied !) me conduisirent tout naturellement à la gare, avec l'idée évi- dente de m'en retourner chez moi par le rail. Mais l'attente était longue jusqu'au prochain train, les guichets fermés, et sur le quai, je sympathisai avec Inés. Son passeport rouge portait sur la couverture la mention « Republica Peruana », elle se disait femme d'un diplomate en poste dans la capitale espagnole mais actuellement absent pour cause de congrès international, et... Je pris un billet pour Madrid après qu'elle se fut engagée à me faire visiter cette grande ville.

Une nuit, une journée, une autre nuit de train et nous descendîmes au petit matin. Par chance, le compartiment n'avait abrité que peu de voyageurs entre les nombreux arrêts très fréquents, ce qui nous avait permis de faire plus amplement connaissance et même d'établir une certaine inti- mité tactile.

Puis ce furent six jours de parfait amour, dont deux passés en quasi-totalité au musée du Prado. D'où je ne pou- vais m'arracher à la contemplation des toiles de Goya, éclip- sant à mes yeux tous les autres, Vélasquez compris.

Cette peinture de Goya engendre une véritable torture morale tant par les sujets choisis que par les personnages dépeints. On se laisse captiver par toutes ces faces de cau- chemar, ces fantôches souffreteux, ces scènes d'horreur et de sang, cette déliquescence sublime qui paraît sourdre de chaque coup de pinceau. On imagine et on partage les affres de l'artiste. Impression que je ne ressentirai nulle part ailleurs, même face à des reproductions de Jérôme Bosch. Bosch peint lui aussi l'horreur, mais la part d'imagi- naire qu'il y glisse, si elle a pu impressionner ses contempo- rains, ne me frappe pas plus que l'iconographie science-fic- tionesque. Alors que Goya peint ce qui est, ou pire, ce qui pourrait être.

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Il me fallut bientôt plier bagage, le mari d'Inès ayant annoncé son prompt retour. Adieu donc, ma belle brune un peu grasse aux yeux de braise !

Arrivé par Atocha, j'ai le choix entre « Gran je ne sais plus quoi » pour remonter, et Chamartin pour piquer plein sud. Et si j'allais voir l'Andalousie ? Il me restait encore huit cents francs et, pour l'époque, c'était une somme rai- sonnable. D'autant que les trains espagnols de la RENFE étaient vraiment bon marché. Certes, il fallait supporter les poules et les canards dans les compartiments, l'odeur de merde des gosses plus que turbulents, les borborygmes et les rots des types qui se saoûlaient à l'absinthe. Mais enfin, on couvrait tout de même son lot quotidien de kilomètres à petite vitesse.

Ce qui laissait ainsi le temps de s'abreuver jusqu'à plus soif, outre de l'absinthe généreusement offerte, des paysages arides, brûlés, ocres et rouges, des sierras couleur de brique cuite, pelées, parsemées par endroits de blanches haciendas aux volets bleu ciel.

Je ne le sais pas encore, mais le venin est en moi, d'où je ne pourrai plus jamais l'extirper. Ah ! Pourquoi le des- tin a-t-il fait habiter Inès dans une petite rue adjacente au grand boulevard longeant les jardins du Prado, à l'extré- mité desquels s'ouvre l'estacion de Chamartin ?

Enfin, c'est ainsi que je me retrouvai par le plus grand des hasards dans un train bondé d'Arabes rentrant au pays.

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CHAPITRE II

PAR CURIOSITÉ

Après coup, je peux le dire, c'est à Madrid que l'aven- ture a vraiment commencé. D'abord parce que, comme cha- que fois par la suite à la veille d'un grand départ, je me retrouvais seul et prenais ma décision sur une impulsion irraisonnée autant qu'irrésistible. Ensuite parce que je m'en- gageais dans une voie indéterminée, n'ayant aucun plan bien précis a priori, sinon la volonté d'aller de l'avant le plus loin possible pour voir ce qui adviendrait. Par curiosité tout sim- plement.

Un ami médecin m'a prétendu par la suite que je devais souffrir de « manie déambulatoire ». Peut-être son diagnos- tic était-il exact... Mais alors, c'est un mal qui tend à se répandre si j'en juge à la bougeotte qui frappe chaque jour un nombre croissant de mes contemporains.

Trève de dissertation de café du commerce, ou plutôt de hall de gare. Je monte dans le train avec mon maigre bagage, un petit sac contenant une chemise et des sous- vêtements de rechange, plus quelques bouquins. C'est une habitude à prendre. Partisan du moindre effort, je voyage- rai toujours « léger ». Portant mes frusques jusqu'à ce que l'usure ou la crasse les rende tout juste bonnes à jeter. Et

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me réapprovisionnant sur place en fonction des productions locales généralement bon marché. A condition de faire évo- luer mon goût selon le lieu.

Par la suite, j'ajouterai quelques médicaments de pre- mière urgence : pansements stériles, mercurochrome, niva- quine. Plus des antibiotiques à large spectre à prendre à tout hasard, avant d'aller rendre visite à certaines demoiselles.

Pour le passeport et le viatique, un petit sac genre holster, suspendu autour du cou, retenu au thorax par un lacet, bien coincé entre peau et chemise. En cas de mauvaises rencontres, une impressionnante navaja achetée chez un ar- murier spécialiste des armes anciennes. Je lui aurais bien pris un tromblon, mais outre le prix, cet objet était vraiment trop volumineux. Plus tard, un cran d'arrêt puis un rasoir. L'objet défensif dans la poche de la saharienne ou du pan- talon dans les endroits paisibles. Collé au bras avec un spa- radrap dans les coins plus risqués.

Une règle simple pour éviter de tenter les agresseurs de tout poil : Rien dans l'apparence qui puisse susciter la convoitise. Ni montre, ni appareil photo. Encore moins de caméra ou de transistor. Et toujours se débrouiller dans les banques pour obtenir le change en petites coupures. Ça tente moins les voisins et ça évite de se faire faire le coup de la monnaie que l'on rend sur une valeur inférieure, avec en cas de protestation, trois ou quatre « témoins » menaçants pour vous dissuader d'insister... Prévoir aussi une petite somme en monnaie locale dans une poche facilement acces- sible. Autant pour régler les dépenses courantes que pour limiter les dégâts en cas d'arnaque, de pick-pockets, ou de braquage si l'on n'a pas d'autre solution que de lâcher du lest.

Mais la meilleure sauvegarde est d'avoir l'air toujours fauché, aussi minable que le plus pouilleux des vagabonds. Les gens simples, dans les pays sous-développés, ne com- prennent pas que, si l'on a de l'argent, on n'en profite pas

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tout de suite. Eux, vivent au jour le jour... Autant les encou- rager à persister dans cette croyance.

Sans que j'y aie vraiment pensé de façon préméditée, le métier vient comme ça, tout seul, d'un coup. Il faut croire que j'étais doué... Ou que la frousse a activé mes neurones à point nommé !

Le maigre bagage a d'autres avantages. Très sincère- ment, tout au long de mes errances, je plaindrai ceux (et celles !) qui ploient sous la charge d'un gigantesque sac à dos portant dans ses flancs assez de vêtements et de casse- roles pour monter une petite boutique dans n'importe quel souk. Mais réciproquement, eux ne comprendront jamais comment je peux me passer de ce qu'ils tiennent pour indis- pensable à leur survie. A les entendre, on croirait qu'ils s'em- barquent pour la lune !

Me voilà donc paré à toute éventualité. Je puis donc prendre mon essor. En escaladant le marche-pied du wagon, je remarque deux voitures plus loin, un grand escogriffe barbu porteur d'un de ces immenses sacs à dos. Il est en grande discussion avec un blondinet qui serre contre lui un squarmouth en beau cuir anglais, couleur fauve, avec des fermetures dorées. Ils attendent patiemment leur tour, noyés au milieu des Arabes. J'ignore bien entendu que ces deux gus ne tarderont pas à devenir mes compagnons de route presque jusqu'à Dakar; et poussé par la marée humaine, j'embouque le couloir encombré de colis, valises, cartons et autres bagages empilés jusqu'au plafond.

Il y a des Marocains partout dans le train. Déjà vir- tuellement rentrés ils ont troqué pour la plupart les habits européens contre la djellaba ou le burnous et le fez rouge sur la tête. Sauf les plus jeunes qui eux, exhibent fièrement leurs boots, leurs blousons de cuir et leurs pantalons mou- lants rayés comme des zèbres. Le dépaysement commence déjà alors que le convoi est encore à quai à Madrid.

Le voyage jusqu'à Algéciras va durer presque trois

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jours. Mais mes voisins ne sont pas vraiment gênants. Ils se cuitent consciencieusement au cognac espagnol, en sachant qu'une fois chez eux, ces distractions leur seront interdites.

Dans l'ensemble, ils sont gentils. On discute de choses et d'autres toute la journée. Ceux qui sont venus pour la première fois en Europe ont le plus à dire. Ce qui les a le plus frappés, ce n'est ni le climat, ni notre richesse appa- rente, mais le manque de contacts. L'incommunicabilité, le ghetto personnel, même entre Européens. A part ça, aucun ne se plaint d'avoir été victime de vexations particulières.

Les plus vieux sont blasés : — C'est comme ça ! Ce n'est pas gai, mais au moins, ils ramènent des sous

au pays. Avec ça, ils pourront s'acheter une femme et un petit commerce. Inch'Allah !

Quand je veux échapper à la promiscuité pour pouvoir dormir tranquille, je m'installe dans l'étagère à bagages en bois latté, au-dessus des banquettes du compartiment. Je dois discutailler un moment pour qu'ils acceptent de des- cendre leurs affaires pour les installer à ma place. Mais finalement, ils se rendent à mes raisons. Après quoi, poussés par l'émulation, ils feront de même pour l'étagère qui me fait face. Ayant ainsi libéré un « lit », ils l'occuperont à tour de rôle. Mais personne me contestera l'usage exclusif de mon perchoir.

La Nouvelle-Castille, puis la Sierra-Morena défilent aux vitres, montagnes érodées entaillées de vallées haut perchées annonçant par touches délicates l'Andalousie, son ciel d'azur et ses maisons blanches aux toits en terrasses, tandis que je somnole ou ne prête qu'un œil distrait à l'écran de verre sur lequel se profilent les paysages. Les arrêts dans les gares durent parfois une heure et plus, mais pratiquement per- sonne ne monte. C'est le « train des Arabes ». A Madrid,

on les a obligés à retenir leurs places, et on les a faits atten- dre, certains trois ou quatre jours consécutifs, jusqu'à ce

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qu'il y en ait en nombre suffisant pour repartir chez eux, tous ensemble.

Dernière gare, Algeciras, où le train s'immobilise plus de deux heures sans raison apparente. Quand je fais mine de descendre, des gardes civils m'intiment l'ordre de remon- ter dans le wagon. Arabes et beatniks, pour eux c'est du pareil au même. Ça ne doit descendre du train que pour monter sur le bateau. Finalement, le convoi parcourt les 800 mètres restant jusqu'à l'embarcadère en se traînant, et c'est sous le chaud soleil de midi, la ruée sur l'aire portuaire.

Un Marocain me propose deux cents pesettes pour passer deux bouteilles de whisky, puisque pour moi c'est toléré. Je dis d'accord, mais deux cents par bouteille ! Il ne discute pas et s'en va faire ses emplettes. Avant de mettre ses bouteilles dans mon sac, je réclame ma commission d'avance, puis m'en vais prendre un billet pour Tanger. Ceuta c'est moins loin, donc moins cher. Mais il paraît que là-bas, il y aurait des tordus qui vous obligent à vous faire couper les cheveux avant de vous autoriser à sortir de la zone de transit. N'ayant aucune envie de me retrouver le poil ras, coupé au bol, je préfère m'acquitter d'un petit sup- plément. Ce n'est pas grave, les bouteilles couvrent la dif- férence.

Moi qui ferai vingt mille milles à la voile en solitaire sans pratiquement aucun problème de cette nature, j'éprouve un mal de mer fort débilitant lors de cette petite traversée du détroit de Gibraltar. J'ai cependant encore assez d'éner- gie pour faire les présentations avec les deux acolytes du train perdus de vue depuis Madrid. Venu au bar pour y acheter un sandwich, le remède souverain contre le mal de mer car tant qu'à gerber autant avoir quelque chose à reje- ter, je les trouve attablés derrière une bière et tout naturel- leemnt la conversation s'engage.

Le grand barbu ne m'a dit son vrai nom qu'une fois, mais je l'ai oublié. En raison de sa ressemblance avec Castro,

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tout le monde l'appelle Fidel. Dont acte. Son compère s'est désigné lui-même comme étant le Baron. Je n'ai pas eu l'in- discrétion de lui demander d'où il tirait ce sobriquet. Mais à la douane, tout à l'heure, en jetant distraitement par-dessus son épaule un coup d'œil curieux sur son passeport, je cons- taterai qu'il est effectivement doté d'un patronyme à tiroirs. Et que son vrai prénom est Sigismond.

Dans la cohue du débarquement, un quatrième com- parse se joint à nous, après m'avoir signalé qu'un Arabe n'arrêtait pas de me suivre. Pardi ! C'est le propriétaire des bouteilles... Un moment, je suis tenté de les boire à sa santé avec mes nouveaux amis, pour le punir de son manque de confiance qui, vraiment, me chagrine. Mais j'ai décidé d'être régulier en affaires. Aussi j'écarte de mon esprit une telle mesquinerie.

Le quatrième lascar s'appelle Mike. C'est un jeune anglo-français dont les parents résident au Maroc. Lui, il est allé chercher l'exotisme en Europe. Il arrive d'Amsterdam. Avantages considérables pour les trois autres dont je suis : Un, il connaît parfaitement le pays et les bonnes adresses. Deux, il parle arabe comme un vrai bédouin. Ce qui ne manquera pas de surprendre tous nos interlocuteurs autoch- tones, mais aussi créera illico un courant de sympathie qui aidera à surmonter tous les obstacles que nous pourrons rencontrer ultérieurement avec les autorités.

Sur les conseils de Mike, nous allons prendre le train jusqu'à Casablanca. Il n'y a pas beaucoup à marcher, la gare est juste à la sortie de la zone portuaire de Tanger.

Tandis que je remets discrètement ses bouteilles à mon ange-gardien, assis tous les deux sur un banc de la longue place qui fait face à la gare, mes trois copains sont assaillis par des petits vendeurs de colifichets. Rien à faire pour s'en débarrasser, ils nous suivent jusque sur le quai. Je me demande si nous ressemblons encore à des touristes à ce point.

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Je n'ai personnellement rien contre les touristes, ces gens-là ont bien le droit de se promener comme tout le monde, mais comme ils représentent pour les populations locales la volaille à plumer, je préfère échapper au plus vite à la confusion des genres.

Nous arrivons à Casa dans la nuit, et toujours sous la direction de Mike, nous prenons une grande avenue qui marque en quelque sorte la « frontière » entre les quartiers européanisés et la médina. En tournant à droite, nous enfi- lons ensuité une série de venelles qui nous mènent à une étroite place mal éclairée. L'auberge de la jeunesse se trouve là. Il faudra tambouriner un long moment au battant avant que le gérant méfiant ne se décide à nous ouvrir. Les dor- toirs ne sont pas trop engageants, les lits méritent le nom de puciers, la table est douteuse et les sanitaires suspects de pactiser avec tous les microbes de la création, mais du moins cela a-t-il l'avantage d'être bon marché.

Le lendemain dans la journée, seuls ou en petits grou- pes de deux ou trois en fonction des affinités ou des ren- contres fortuites avec d'autres occupants de l'auberge, nous déambulons dans la grande ville.

Pour ma part, je choisis la solitude provisoire. Car emporté par le tourbillon hallucinant du voyage, le flux débordant des images nouvelles, la vague rugissante des sons différents, des odeurs étranges, des musiques étrangères qui assaillent mes sens éblouis, je me sens un peu comme étranger à moi-même. Acteur et spectateur tout à la fois de ma nouvelle vie, j'ai besoin d'un brin de calme, d'un soupçon de fraîcheur, d'un baume de silence pour essayer de savoir où j'en suis. Ce n'est pas évident, dans Casa, de trouver des oasis de sérénité; mais en prenant la tangente, je m'enfonce dans une autre ville imbriquée à la grande cité et comme respirant d'un souffle qui lui est propre. La tra- dition n'a pas partout battu en retraite et les voluptés de

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l'ombre et de la méditation sont des délices qui appartien- nent à certaines venelles.

Il y a en outre, plein de choses à voir, insolites, iné- dites à mes yeux. En déambulant dans une petite rue peu fréquentée, j'aperçois méticuleusement disposés sur des bar- res fixées à la vitrine d'un modeste magasin, des cylindres jaunes et creux. Ce sont des macaroni ! Cet étalage singu- lier absorbe mon attention jusqu'à ce que le patron de l'éta- blissement, s'étant aperçu de mon étonnement, m'invite à visiter sa fabrique. J'accepte bien volontiers tandis qu'il envoie un yaouled nous chercher des thés à la menthe. Puis, je le suis dans une grande salle aux murailles nues et décré- pies où une mule attelée à deux morceaux de bois verticaux, fait tourner dans sa marche circulaire une lourde meule écrasant la semoule. Une grosse tige en bois, mue par des engrenages en bois également, soulève et abaisse alternati- vement dans une pièce voisine un gros pilon pressant la pâte préparée dans une espèce de mortier. La pâte gicle dans un fin couloir, et un ouvrier taille d'égale longueur les frêles tuyaux et les met à sécher au fur et à mesure.

La théière ne tarde pas à arriver et tout en dégustant le breuvage, j'écoute mon hôte m'expliquer le fonctionnement de sa machine rustique. Comme tout bon artisan, il est fier de ses outils, et il a bien raison !

Le soir même, nous nous retrouvons tous les quatre du bateau de Tanger, dans un petit restaurant de la médina où nous fumons tranquillement le kif dans de minuscules pipes en terre, après avoir dégusté un tajine de mouton.

Encore une journée à nous promener, et au troisième assaut, nous parvenons à convaincre les cerbères du port de nous ouvrir les grilles pour aller nous faire vacciner contre la variole et le choléra. Pour cette dernière maladie, j'avais entendu dire qu'il fallait deux injections à une semaine d'intervalle. Mais l'infirmier nous administre en une seule fois double dose ! Quant à la vaccination anti-variolique,