27

LES BATEAUX DU BON DIEUexcerpts.numilog.com/books/9782702116111.pdf · La rencontre d'un armateur napolitain vint précipiter l'évo- lution de son affaire. Lorsque celui-ci lui proposa

  • Upload
    others

  • View
    2

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: LES BATEAUX DU BON DIEUexcerpts.numilog.com/books/9782702116111.pdf · La rencontre d'un armateur napolitain vint précipiter l'évo- lution de son affaire. Lorsque celui-ci lui proposa
Page 2: LES BATEAUX DU BON DIEUexcerpts.numilog.com/books/9782702116111.pdf · La rencontre d'un armateur napolitain vint précipiter l'évo- lution de son affaire. Lorsque celui-ci lui proposa

LES BATEAUX DU BON DIEU

Page 3: LES BATEAUX DU BON DIEUexcerpts.numilog.com/books/9782702116111.pdf · La rencontre d'un armateur napolitain vint précipiter l'évo- lution de son affaire. Lorsque celui-ci lui proposa

D U M Ê M E A U T E U R

L a C a m a r a d e p r i v i l é g i é e

(Éditions J.-C. Lattès, 1981)

L ' A r c h e d u P a r a d i s

(Éditions Mengès, 1984)

L a M a t r i a r c h e

(Éditions Jean-Cyrille Godefroy, 1985)

L ' A r m a t e u r

(Éditions Olivier Orban, 1986)

Page 4: LES BATEAUX DU BON DIEUexcerpts.numilog.com/books/9782702116111.pdf · La rencontre d'un armateur napolitain vint précipiter l'évo- lution de son affaire. Lorsque celui-ci lui proposa

CHRISTIAN HARREL-COURTÈS

LES BATEAUX DU BON DIEU

roman

CALMANN-LÉVY

Page 5: LES BATEAUX DU BON DIEUexcerpts.numilog.com/books/9782702116111.pdf · La rencontre d'un armateur napolitain vint précipiter l'évo- lution de son affaire. Lorsque celui-ci lui proposa

ISBN 2-7021-161 1-6

type="BWD" C ALMANN-LÉVY 1987

Imprimé en France

Page 6: LES BATEAUX DU BON DIEUexcerpts.numilog.com/books/9782702116111.pdf · La rencontre d'un armateur napolitain vint précipiter l'évo- lution de son affaire. Lorsque celui-ci lui proposa

CHAPITRE PREMIER

C

ONSTANTIN avait l'air détendu. Il sourit à Anna-Maria. Leur séance matinale n'était qu'une facette du rituel qui les unissait chaque jour. Tous les deux, enfoncés

dans de confortables fauteuils de bureau, exhalaient une douce sérénité. Celle que l'on aurait attribué à un couple vivant déjà ensemble depuis un certain temps. Pourtant il s'agissait bien de travail. Lui, fumait un cigare, son premier Roméo et Juliette de la journée. Elle, prenait consciencieusement quelques notes.

« Anna-Maria, pouvez-vous faire la synthèse de notre dis- cussion et donner les documents à taper à la secrétaire, s'il vous plaît? Bien sûr, vous gardez pour vous toute la partie... disons plus confidentielle! »

Anna-Maria lui répondit par un signe entendu et se leva pour se diriger dans son bureau. Elle allait sur-le-champ essayer de joindre Ludovico, puisque c'était l'urgence du jour.

Ludovico Sforzino était une des éminences grises de l'ar- mateur. Ce dernier - qui se trouvait à la tête de quelque mille cinq cents collaborateurs - avait réuni autour de lui un brain-trust d'une dizaine de personnes de haut rang. Parmi celles-ci, il ne se confiait guère qu'à trois personnes : Ludovico Sforzino, Périclès Papalidès et Anna-Maria. Et encore ne le faisait-il qu'avec parcimonie. Seul maître à bord, il choisissait soigneusement de distiller ses confidences selon celui ou celle qui se trouvait avec lui. Sa règle de conduite dans ce domaine

Page 7: LES BATEAUX DU BON DIEUexcerpts.numilog.com/books/9782702116111.pdf · La rencontre d'un armateur napolitain vint précipiter l'évo- lution de son affaire. Lorsque celui-ci lui proposa

était immuable : jamais il ne leur dévoilait un projet dans sa totalité, pas plus qu'il ne les convoquait ensemble.

Ainsi chacun pouvait se croire le dépositaire privilégié de la pensée du patron. Seule Anna-Maria échappait à cette habitude : elle en savait, le plus souvent, bien plus que les deux acolytes. Sa discrétion et sa grande attention avaient mis petit à petit Constantin en confiance. Souvent l'armateur s'ouvrait à elle, lorsqu'il ne pensait pas carrément tout haut en sa présence, pour qu'elle puisse lui souffler quelques remarques pertinentes... Elle restait l'unique personne dans l'entourage de Constantin à partager avec lui autant de secrets ou de révélations, tant professionnelles que privées. Il est vrai qu'elle était sa fidèle collaboratrice depuis qu'il avait installé son empire à Milan (sa ville natale) et elle connaissait tout de sa vie.

Constantin Papadaqua, de coup d'audace en opportunité, s'était lancé dans les affaires avec un génie déconcertant. De son père, un Grec, il n'hérita qu'une petite fortune. Ce qui lui valait la réputation d'un self-made-man, et il laissait courir volontiers cette légende. Sa mère était issue d'une très bonne famille égyptienne. Ses parents, aisés sans être vraiment riches, avaient pu consacrer le temps et l'argent nécessaires pour lui donner une solide éducation. De plus, il était fils unique.

Constantin bénéficia donc très jeune de cours d'économie à l'université d'Athènes. Très vite il se passionna pour les bateaux. Dès l'âge de vingt ans, il entra chez un agent de shipping au Pirée où il apprit le métier sur le tas. Sur les conseils et avec l'aide d'un oncle plutôt nanti (un frère de sa mère), il partit à Londres afin de s'initier à la profession d'armateur : courtage de frets, rapports avec les assureurs maritimes, vente et achat de navires, avitaillement... Puis, fort de cet enseignement et de ses dispositions naturelles, il regagna la Grèce. Son oncle lui facilita l'acquisition d'un premier cargo qui opérait au cabotage en Méditerranée orien-

Page 8: LES BATEAUX DU BON DIEUexcerpts.numilog.com/books/9782702116111.pdf · La rencontre d'un armateur napolitain vint précipiter l'évo- lution de son affaire. Lorsque celui-ci lui proposa

tale. Les circonstances étaient alors propices. Constantin déve- loppa rapidement un savoir-faire commercial et un flair hors de pair. Alliées à son tempérament entreprenant et courageux, ces qualités lui valurent quelques succès. Il finit par créer une flotte aux dimensions modestes, mais prospère.

La rencontre d'un armateur napolitain vint précipiter l'évo- lution de son affaire. Lorsque celui-ci lui proposa de devenir son associé, Constantin vendit sans trop de remords - et à bon prix - ses bateaux, s'installa à Naples. Il se retrouva, après la mort prématurée du Napolitain, à la tête d'une dizaine de cargos, de petits pétroliers, affectés à l'approvi- sionnement en fuel et essence de différents ports italiens, de Venise à Gênes. L'époque poussait dans une certaine mesure à investir dans des tonnages importants. La fermeture du canal de Suez durant un temps accentua cette tendance. Contraints de passer Le Cap et donc de contourner l'Afrique pour aller s'approvisionner dans le golfe Persique, les navires devaient être conçus pour transporter des quantités énormes de brut. Onassis, comme son beau-frère Niarkos, par exemple, surent s'adapter et firent fortune. Encore fallait-il oser se lancer. Constantin Papadaqua décida d'emboîter le pas à ses compatriotes. Il se débarrassa de ses cargos, obtint l'appui des banques italiennes et disposa ainsi de disponibilités consi- dérables. Il investit dans des tankers de cinquante, cent mille tonnes et plus. En quelques années, il édifia un empire. Il délaissa Naples pour Milan, plus adaptée à ses ambitions, Milan représentait en fait la véritable capitale de l'Italie moderne avec ses complexes financiers et industriels, plaque tournante de l'économie. Papadaqua installa les bureaux de son holding dans un hôtel particulier via Brera, au cœur de la ville.

Ce choix était tout à fait représentatif de son penchant pour un certain mystère. Il conserva de la villa, construite dans les années 1880 par un marquis, la façade et le jardin. Quelques beaux arbres, un carré de pelouse soignée et des statues s'abritant sous des portiques et des charmilles annon- çaient les préoccupations aristocratiques du maître des lieux.

Page 9: LES BATEAUX DU BON DIEUexcerpts.numilog.com/books/9782702116111.pdf · La rencontre d'un armateur napolitain vint précipiter l'évo- lution de son affaire. Lorsque celui-ci lui proposa

Rien de tape-à-l'œil, rien de nouveau riche dans ce décor. Une simple plaque de cuivre sur un des piliers qui encadraient une grille noire mentionnait : COMPAGNIE INTERNATIONALE D'ARMEMENT ET DE FRET, SIÈGE SOCIAL. L'atmosphère sereine du jardin d'accueil se prolongeait lorsqu'on passait la porte d'entrée. Ou bien était-ce, à l'inverse, la quiétude intérieure de l'hôtel qui filtrait à l'extérieur? Les murs du hall d'entrée étaient peints - presque « poudrés » - en vert amande. Quelques marines, des toiles remarquables de l'école génoise des XVI XVII et XVIII siècles, affirmaient le raffinement souhaité. Des ports au soleil couchant, des quais avec des caravelles, des brigantins, où des personnages - d'importance à en juger leurs costumes recherchés - semblaient diriger embarquements et déchargements. De belles dames en robes à panier relevaient les couleurs de la scène avec leurs fichus bleus, leurs jupes rouges, les plumes et fleurs piquées dans leurs cheveux. La main-d'œuvre, une masse assez sombre, s'affairait à rouler des tonneaux ou porter des caisses. D'autres toiles décrivaient le travail d'un chantier naval, la construction d'un navire, ou sa réparation. Des maquettes de ses bateaux - cargos, pétro- liers, céréaliers, minéraliers, porte-containers et autres unités spécialisées - soulignaient l'éventail des activités de la C.I.A.F. et rappelaient combien le monde naval avait été bouleversé depuis le XIX siècle. Les plus beaux fleurons de la flotte trônaient là et arboraient l'écusson bleu et blanc de la compa- gnie.

On remarquait à peine la guérite en verre du rez-de- chaussée tant elle était discrète. C'était la réception. Constan- tin avait été très exigeant sur le choix de la personne qui occuperait cette place non négligeable. Effectivement, une très jolie fille renseignait et dirigeait les visiteurs. Sa distinc- tion renforçait l'impression que l'on ressentait en pénétrant dans les locaux. Au fond du hall, un escalier s'envolait dans une courbe majestueuse qu'épousait une rampe d'acier bruni en canon de fusil. Constantin avait ainsi ménagé - car il avait beaucoup soigné le dessin correspondant à chaque marche - une subtile transition entre l'ancien du filigrane à réminis-

Page 10: LES BATEAUX DU BON DIEUexcerpts.numilog.com/books/9782702116111.pdf · La rencontre d'un armateur napolitain vint précipiter l'évo- lution de son affaire. Lorsque celui-ci lui proposa

cences ogivales et le moderne du matériau employé. Là aussi alternaient tableaux et maquettes de bateaux. Une superbe table d'appui en bois doré attirait inévitablement le regard. Torro, un architecte de galères, avait su jouer entre des torsades de bois doré très baroques et des figures de proue pour arriver à une pure merveille de proportions et d'élégance. Une grande marine - certainement une des plus belles de sa collection - surplombait le plateau de marbre où se fondaient les rouges bruns du cinabre, le vert de la malachite et le turquoise du lapis-lazuli.

Une imposante porte capitonnée en cuir vert foncé signalait qu'on approchait là du saint lieu de Papadaqua. Trois lampes - une rouge, une orange, une verte - brillaient et signifiaient clairement qu'on ne franchissait pas ce seuil sans précautions. Un immense bureau - constitué d'une épaisse dalle de verre fumé reposant sur huit minces colonnes en bronze doré - était le monument de la pièce. Seuls trônaient deux téléphones et un interphone. Des fauteuils modernes de part et d'autre du meuble et une rangée de chaises complétaient le mobilier. Constantin avait inversé, dans son domaine, les couleurs du décor : murs gris, moquette verte. Le seul luxe de l'endroit s'affichait au plafond en gouttes de cristal, volutes bleues et pendeloques roses : un lustre de Venise que des artistes de Murano avaient dû créer deux siècles auparavant pour quelque palais. Là aussi Constantin s'était évertué à fondre l'ancien et le moderne. Des toiles de Guardi et de Canaletto prolon- geaient les origines lagunaires du lustre. L'écran de télévision, relié aux ordinateurs, disparaissait quant à lui dans un coffrage savamment élaboré.

Papadaqua avait organisé lui-même l'implantation des divers services de son trust. Via Garibaldi, une artère commerçante près du Duomo, siégeait la direction commerciale des nom- breuses sociétés qui gravitaient autour du holding. Il choisit un immeuble cossu où deux mille mètres carrés furent amé-

nagés sous la direction d'un designer américain, recommandé

Page 11: LES BATEAUX DU BON DIEUexcerpts.numilog.com/books/9782702116111.pdf · La rencontre d'un armateur napolitain vint précipiter l'évo- lution de son affaire. Lorsque celui-ci lui proposa

par ses associés de New York, Johnson et Clark. L'énorme surface était coupée par des cloisons de verre à mi-hauteur qui délimitaient ainsi une série de boxes. Chaque employé disposait de deux téléphones - un pour l'intérieur, un pour l'extérieur - d'un télex individuel et d'un écran posés sur de longues tables en Plexiglas. Cette installation permettait d'échanger renseignements et informations avec les autres divisions de l'immeuble, avec la via Brera, où officiait Constan- tin, ainsi qu'avec toutes les agences de la C.I.A.F. et les bureaux de Paris, Londres et New York. Un épais revêtement de caoutchouc et une insonorisation très étudiée assourdis- saient les bruits et permettaient à chacun de travailler dans de meilleures conditions, même dans ce lieu très ouvert. L'efficacité restait la règle d'or. Quant aux départements comptabilité et informatique, ils s'abritaient dans une tour de la périphérie milanaise, coiffée d'une gigantesque enseigne, illuminée le soir, aux initiales de la compagnie. Les ordinateurs les plus performants traitaient jour et nuit les milliers de données qui arrivaient de l'empire de l'armateur. Celui-ci pouvait donc à toute heure se tenir au courant du fonction- nement comptable ou financier de ses entreprises.

Seul à la tête de cette énorme « machine », il l'était aussi dans sa vie personnelle, même si sa demeure - une casina dans la campagne milanaise sur la route des lacs - abritait de nombreux domestiques. Dans ce sens, la façade de son hôtel de la via Brera était à l'exacte image de son domaine privé. Entouré de conseillers, d'amis et d'innombrables rela- tions, Constantin vivait un peu retiré, en célibataire. La seule femme avec laquelle il entretenait une relation plus intime était bien Anna-Maria, mais cette relation se cantonnait souvent dans un cadre professionnel. A quarante-cinq ans, il avait l'allure d'un play-boy méditerranéen que distinguait son côté anglo-saxon. Grand, élancé, toujours hâlé, sa beauté ajoutait à la fascination que provoquait sa personnalité. De son père grec, il avait les traits réguliers et classiques. Son visage avec son nez droit, ses lèvres ourlées et ses joues bien dessinées, rappelait celui des statues grecques à l'époque de

Page 12: LES BATEAUX DU BON DIEUexcerpts.numilog.com/books/9782702116111.pdf · La rencontre d'un armateur napolitain vint précipiter l'évo- lution de son affaire. Lorsque celui-ci lui proposa

Phidias. Une sorte de charme oriental émanait de sa personne - sans doute explicable par les origines égyptiennes de sa mère - et était accentuée par la forme en amande de ses yeux. Des épaules carrées et une taille mince confortaient son élégance. Constantin entretenait soigneusement sa forme physique, indis- pensable point d'équilibre à ses activités professionnelles, pra- tiquant un sport chaque fois qu'il en avait la possibilité.

Ce matin d'octobre, il venait, comme d'habitude, de par- courir à cheval les dizaines d'hectares de sa propriété. Jour après jour, éveillé à sept heures, il buvait juste un thé et se rendait aussitôt aux écuries chercher le cheval préparé sur ses instructions. Après son heure de chevauchée, il s'enfermait dans la salle de bains pour une bonne douche. Vers huit heures et demie, il prenait son petit déjeuner dans un petit salon contigu à sa bibliothèque où il lisait les journaux. Plus précisément, il s'agissait d'un breakfast, car Constantin Papa- daqua avait conservé beaucoup d'usages anglais - dans son quotidien - de son stage londonien. Il tenait au cérémonial de cet instant privilégié : un butler hiérarchique et muet lui servait le thé, les buns importés de Londres, les eggs and bacon, les toasts chauds, le beurre fondant et la marmelade de rigueur. A huit heures quarante-cinq arrivait Anna-Maria.

Anna-Maria avait à peine trente-cinq ans. Toujours très soignée, elle portait des tailleurs stricts, d'une élégance par- faite. Elle affichait une distinction naturelle. Assez grande, le corps svelte, elle se déplaçait avec calme et prestance. Mesu- rée dans son allure, elle l'était aussi dans son maquillage. Ses cheveux bruns, légèrement ondulés, étaient coupés assez court. Elle fardait uniquement ses lèvres et toujours d'un rouge discret. Son visage bien dessiné et son regard chaleureux donnaient l'impression d'une femme très posée. Seule une femme de sa classe, souriante et équilibrée, pouvait avoir le statut particulier dont l'avait dotée Constantin. Elle était celle qui, sans doute, partageait le plus de temps, d'arrière-pensées, de sentiments, avec cet homme si occupé et si soucieux de

Page 13: LES BATEAUX DU BON DIEUexcerpts.numilog.com/books/9782702116111.pdf · La rencontre d'un armateur napolitain vint précipiter l'évo- lution de son affaire. Lorsque celui-ci lui proposa

se protéger de son environnement. Sa discrétion et son intel- ligence lui avaient permis peu à peu de se réserver une place exceptionnelle auprès de Constantin et de gagner sa confiance. Elle était sa collaboratrice la plus proche, gérait son temps, l'écoutait et le conseillait chaque fois qu'il en éprouvait le désir : en quelque sorte, son miroir. Mais si elle lui était si attachée, c'était tout simplement par choix, car cet homme la subjuguait totalement, elle prenait un immense plaisir à partager ses affaires. De plus, existait entre eux une réelle tendresse qui élargissait leurs rapports professionnels à une liaison presque amoureuse.

Ce matin-là, donc, Anna-Maria vint prendre, comme tous les jours, une tasse de thé. Constantin fit savoir au chauffeur qu'il était prêt à partir. Un quart d'heure après, la Rolls ralentit devant la maison. Seule cette marque prestigieuse pouvait évidemment trouver grâce à ses yeux d'anglophile. Par ailleurs le confort de l'automobile dont l'aménagement avait été spécialement étudié, permettait de ne pas perdre de temps durant les trois quarts d'heure de voyage entre la casina et le bureau.

L'armateur et sa collaboratrice se calèrent à l'arrière, chacun ayant une tablette à sa portée. Le déplacement en voiture était en effet exploité au maximum. Giuseppe, le chauffeur, partait au siège social avec le courrier, trié dès huit heures, puis passait prendre Anna-Maria. Cette dernière dépouillait les plis pendant le trajet - quarante kilomètres environ - entre son appartement et la maison de Constantin. Elle avait donc déjà pris connaissance des dossiers à traiter en priorité et pouvait s'en entretenir aussitôt avec lui.

Il lui dicta quelques brèves notes, lui donna les instructions nécessaires concernant certaines lettres et commença à faire le point avec elle du courant, à savoir les rendez-vous, les déjeuners d'affaires et les voyages à programmer. Il finit par des points plus essentiels, réservés uniquement à l'oreille de sa collaboratrice. L'aménagement de la Rolls prévoyait aussi,

Page 14: LES BATEAUX DU BON DIEUexcerpts.numilog.com/books/9782702116111.pdf · La rencontre d'un armateur napolitain vint précipiter l'évo- lution de son affaire. Lorsque celui-ci lui proposa

bien sûr, l'opportunité de confidences : une glace coulissante séparait la partie arrière des sièges avant.

Constantin se taisait depuis un moment, il paraissait pré- occupé. Anna-Maria ne le releva pas, habituée à ne parler que lorsque le patron en prenait l'initiative. Il finit par se tourner vers elle :

« Anna-Maria, dès que nous serons arrivés, appelez Ludo- vico, s'il vous plaît. J'ignore totalement où il se trouve... Cherchez-le et dites-lui de passer me voir d'urgence. »

La Rolls stoppa à l'entrée de la via Brera. Cette rue bordée d'hôtels particuliers était trop étroite pour que la voiture pût passer. Giuseppe ouvrit la portière à Anna-Maria. Elle des- cendit en même temps que Constantin. Lui, n'avait pas attendu pour sauter à terre. Ils gagnèrent à pied le siège de la C.I.A.F. Constantin profita des quelques mètres qu'ils avaient à parcourir pour glisser à Anna-Maria.

« Peut-être pourrions-nous dîner ensemble... J'aimerais vous entretenir d'une affaire qui me trotte dans la tête. Mais c'est sans urgence... »

Deux heures plus tard Anna-Maria lui annonça du ton laconique et direct qu'elle adoptait toujours vis-à-vis de l'ar- mateur :

« Constantin, j'ai eu Ludovico au téléphone, il sera là demain. J'ai fixé votre rendez-vous ici à dix heures, pensant que vous souhaitiez maintenir la réunion matinale dans votre bureau.

- Très bien. Merci, Anna-Maria. »

Page 15: LES BATEAUX DU BON DIEUexcerpts.numilog.com/books/9782702116111.pdf · La rencontre d'un armateur napolitain vint précipiter l'évo- lution de son affaire. Lorsque celui-ci lui proposa
Page 16: LES BATEAUX DU BON DIEUexcerpts.numilog.com/books/9782702116111.pdf · La rencontre d'un armateur napolitain vint précipiter l'évo- lution de son affaire. Lorsque celui-ci lui proposa

CHAPITRE II

A dix heures précises, Ludovico faisait les cent pas devant la porte de Constantin. Agé de quarante-cinq ans, il en paraissait dix de plus. Son visage aux traits

épais et plutôt marqués était largement responsable de ce vieillissement. Pourtant, à le regarder de loin, il ne manquait pas d'allure. Son corps athlétique et bien proportionné compensait l'ingratitude de la nature. Cela ne le complexait pas outre mesure, il semblait plutôt sûr de lui. Il marchait énergiquement devant la porte capitonnée, jetant de temps à autre un coup d'œil aux fameux clignotants indiquant le bon vouloir du patron.

Ludovico Sforzino était un Italien de pure souche. Après des études de droit et d'économie à l'université de Bologne, il entra à la Banco Comerciale Italiana, grimpa assez vite dans la hiérarchie. Responsable du département de crédit, il eut le loisir de rencontrer Constantin. A cette époque, l'armateur cherchait le concours d'un certain nombre de banques pour la construction d'un superpétrolier de trois cent mille tonnes. Les deux hommes sympathisèrent tout de suite. Ludovico, chargé de fixer les conditions de prêt, se montra attentif, sans plus. Après l'étude des bilans de la C.I.A.F., il convainquit rapide- ment sa direction de traiter à des conditions raisonnables. Son

efficacité n'avait évidemment pas échappé à l'armateur. Et lorsque ce dernier constata qu'il alliait à une grande souplesse d'esprit une maîtrise parfaite de la technique des opérations financières, qu'il parlait plusieurs langues étrangères, il n'hésita pas à lui proposer de venir travailler à la C.I.A.F.

Page 17: LES BATEAUX DU BON DIEUexcerpts.numilog.com/books/9782702116111.pdf · La rencontre d'un armateur napolitain vint précipiter l'évo- lution de son affaire. Lorsque celui-ci lui proposa

Curieusement Ludovico n'avait pas - pas plus que Périclès, l'autre acolyte de Constantin - de statut précis dans l'orga- nigramme de l'état-major de la compagnie. Il appartenait à l'équipe de tête, nul ne l'ignorait. A côté du patron, il ne dépendait que de lui et n'avait personne sous ses ordres. Il accomplissait ce que lui dictait l'armateur, l'unique personne à laquelle il rendait des comptes. Il jouait d'une certaine façon le rôle du chef de cabinet; toutefois, il n'y avait pas de cabinet.

La lumière verte finit par clignoter. Ludovico entra et prit place dans le fauteuil que lui désigna Constantin.

« Tu veux un café? Je te connais : sans tes dix espressos par jour, tu flanches, non?

- Oui, avec plaisir. » Deux, trois échanges sur leurs cigares respectifs meublèrent

les politesses d'accueil. Constantin ne fumait que des havanes et son conseiller s'entêtait à n'apprécier que les cigares toscans. Constantin ne s'encombra pas d'autres détours :

« Ludovico, j'aimerais que tu te rendes à New York et que tu rencontres là-bas Johnson et Clark. »

Au ton énergique de son patron, Ludovico comprit tout de suite qu'il ne s'agissait pas d'une visite de routine. C'est lui en effet qui était ordinairement chargé d'assurer la liaison avec New York. Aussi rencontrait-il souvent les deux compères américains. Johnson était le président de la firme américaine, Clark son vice-président. Même si Johnson et Clark ne pos- sédaient que trente-six pour cent du groupe de l'armateur, ils n'en étaient pas moins des actionnaires influents. D'où la nécessité de les avoir à l'œil, et tel était le rôle dévolu à Ludovico Sforzino. Ce dernier n'eut pas le temps de se demander quel serait, cette fois-ci, le prétexte de sa visite.

« Tu leur proposeras de leur racheter les trente-six pour cent de la C.I.A.F. qu'ils détiennent, comme tu sais. »

Ludovico ne put retenir un « Ah... » de stupéfaction. Pour autant qu'il pût en juger, Constantin entretenait les meilleurs rapports avec ses associés américains. Jamais le fait qu'ils détenaient grâce à leurs parts une minorité de contrôle ne

Page 18: LES BATEAUX DU BON DIEUexcerpts.numilog.com/books/9782702116111.pdf · La rencontre d'un armateur napolitain vint précipiter l'évo- lution de son affaire. Lorsque celui-ci lui proposa

semblait l'avoir dérangé. Ludovico réfléchissait, essayait de faire vite le tour des raisons justifiant une telle proposition. Voulait-il se retrouver seul propriétaire du trust? Il n'avait jamais manifesté un tel désir... Par ailleurs la participation américaine dans le capital de l'affaire constituait une sécurité. Constantin n'avait pas à regretter une collaboration avec une firme si puissante et si solide, il en avait même tiré profit en maintes circonstances.

« Tu sembles perplexe, Ludovico. Tu n'es pas d'accord? – Oh! Je n'ai pas à être d'accord ou pas. Tes souhaits sont

des ordres, tu le sais bien. Non, ce qui me tracasse, c'est que, pour négocier, il faudrait que tu m'éclaires un peu... Quelles sont les motivations de ta décision? Et surtout que tu me dises le prix du rachat... »

Constantin resta silencieux un moment. Bien sûr il lui faudrait fournir quelques explications. Mais point trop!

« En un mot, j'ai, depuis quelques mois déjà, un vaste projet en tête. Une très grande opération dont il est encore prématuré de te parler. C'est considérable, crois-moi. Mais, pour cela, il me faut être le maître absolu de la C.I.A.F., mettre tous les atouts dans mon jeu, tu saisis? Impossible de laisser des associés à l'écart d'une telle affaire... et comme nos Anglo- Saxons n'y comprendraient rien... de plus je n'ai aucune envie, si ça se réalise, de partager le pactole avec eux, alors... autant s'en séparer maintenant! »

Ludovico saisissait surtout qu'il ne parviendrait pas à obte- nir plus de détails.

« Bien, dit-il d'un ton sec. - Quand pars-tu? » Comme toujours Constantin passait du flou au précis avec

un aplomb extraordinaire. « Mais que vais-je leur dire? Ils vont me poser des questions,

s'inquiéter, c'est sûr. - Eh bien, tu leur diras qu'ils ne sont pas les seuls! Je suis

inquiet - et toi aussi - de la tournure que prennent les événements en Europe et au Moyen-Orient. L'embellie pétro- lière est terminée, la situation se retourne, il y a trop de

Page 19: LES BATEAUX DU BON DIEUexcerpts.numilog.com/books/9782702116111.pdf · La rencontre d'un armateur napolitain vint précipiter l'évo- lution de son affaire. Lorsque celui-ci lui proposa

pétrole partout. Nous avons déjà mis plusieurs de nos navires à la chaîne pour augmenter la rentabilité, mais cela ne suffit pas. La guerre Iran-Irak rend les voyages dans le Golfe de plus en plus dangereux... enfin je n'ai pas besoin de te faire un dessin! Les arguments ne manquent pas et tu es suffisam- ment rusé pour les tourner à ta guise.

- Mais encore... - Dis-leur que je songe à vendre la flotte. Je veux avoir les

mains libres pour me reconvertir. Après tout, c'est généreux de ma part d'éviter à mes associés les aléas de l'avenir. Fais- le-leur comprendre!

–C'est un peu gros, tout de même! - Écoute, j'ai une totale confiance en toi. Prépare ton

dossier, raconte-leur ce que tu veux, mais rapporte-moi les trente-six pour cent.

- Quel prix ? - Base-toi sur les cent pour cent. Je donne à la C.I.A.F.

une valeur actuelle de deux mille milliards de lires. Si on fait un rapide calcul dix bateaux, en moyenne neuf cents milliards, plus les installations, le portefeuille, les immeubles, le tout s'élevant environ à sept cents milliards. Restent quatre cents milliards pour le fonds, les investissements dans les agences à travers le monde. Proportionnellement, la part américaine équivaut à sept cent vingt milliards. Propose-leur mille mil- liards! C'est très raisonnable, tu ne trouves pas?

- Un sacré paquet, en tout cas. Pourtant, je pense qu'ils voudront plus.

- Moi aussi... mais n'oublie pas qu'ils n'ont qu'une minorité de blocage. »

Ludovico perçut une légère impatience chez son patron. Il dut convenir qu'il était suffisamment informé. De toute façon, il devrait s'en contenter, c'était évident... Il s'apprêta à se lever et prendre congé. Constantin lui adressa un grand sourire, l'accompagna jusqu'à la porte, la main sur l'épaule, et lui souhaita bon voyage.

« A propos, j'aimerais mieux qu'on ignore ton déplacement. Inutile d'en parler à Périclès... je préfère pour le moment que

Page 20: LES BATEAUX DU BON DIEUexcerpts.numilog.com/books/9782702116111.pdf · La rencontre d'un armateur napolitain vint précipiter l'évo- lution de son affaire. Lorsque celui-ci lui proposa

cela reste entre nous. Pour ton billet, vois avec Anna-Maria, elle est vaguement au courant. Elle va s'occuper de tout. »

L'armateur attendait avec impatience que son conseiller l'appelle. Le décalage horaire et la crainte d'une éventuelle indiscrétion de standardiste le bloquaient dans son pied-à- terre milanais. C'est là que devait le joindre Ludovico dès qu'il y aurait du nouveau. Ainsi, aucune oreille indiscrète ne pourrait suivre leur conversation. Constantin tournait en rond dans cet appartement qui n'était somme toute qu'un lieu de dépannage. Il y passait la nuit lorsqu'il était trop tard pour regagner la casina après un dîner d'affaires ou après l'opéra. Car dès qu'ouvrait la saison, il ne ratait pas un spectacle à la Scala, il adorait l'opéra. Il partageait ce plaisir avec Anna- Maria. Quand ils ne parlaient pas affaires, ils s'entretenaient fréquemment de tel personnage, tel décor ou telle mise en scène. Tous deux étaient des inconditionnels de Verdi, mais avec quelques divergences : Anna-Maria se passionnait surtout pour les trois dernières œuvres du grand compositeur italien : Aida, Othello et Falstaff. Constantin préférait de loin ses fresques historiques, comme Rigoletto. Leurs échanges à ce sujet devenaient souvent très animés. C'était bien le seul moment où ils sortaient de leur réserve, si maîtrisée habi- tuellement.

Anna-Maria n'était pas la seule femme dans la vie de Papadaqua. Il y en avait bien d'autres mais aucune ne pouvait se targuer de complicité intellectuelle avec lui. Il s'agissait de maîtresses occasionnelles qu'il recevait exclusivement dans son appartement milanais. C'était là la fonction principale de ce lieu. Car dans ce domaine aussi, le souci de Constantin était de préserver son indépendance et ne mêler personne - ne serait-ce que les domestiques - à sa vie privée. Ses rendez- vous galants restaient ignorés.

L'appartement - ou plutôt la suite - se trouvait dans une résidence luxueuse qui offrait divers services d'entretien, de restauration. Grâce à ces commodités, l'armateur pouvait à

Page 21: LES BATEAUX DU BON DIEUexcerpts.numilog.com/books/9782702116111.pdf · La rencontre d'un armateur napolitain vint précipiter l'évo- lution de son affaire. Lorsque celui-ci lui proposa

toute heure du jour et de la nuit commander les consomma- tions dont il avait envie. On lui montait du restaurant les plats qu'il souhaitait. Et chaque matin il était assuré d'avoir les journaux, indispensables pour se tenir informé.

Constantin fumait son éternel havane, à demi étendu sur un canapé en cuir fauve. Son anglomanie l'avait poussé à s'entourer d'un ensemble Adams, mais sur le choix des sièges, il avait opté pour le confort et la modernité. Lors de ses voyages à Londres, il consacrait systématiquement un après- midi à chiner dans Silver Vaught, une formidable caverne d'Ali Baba. Il y trouvait toujours quelques objets précieux, des bougeoirs, des plats en argent, des légumiers, des soupières qu'il disposait ensuite dans un désordre savant et personnel dans toutes les pièces de ses demeures. Pour les vases de Wedgwood, les figurines en porcelaine, il hantait les anti- quaires de Chelsea et les salles des ventes de Sotheby.

Il avait meublé l'appartement avec des pièces rares en bois fruitier; les petites bibliothèques et les tables d'acajou compo- saient immédiatement une certaine ambiance. Discrètes et élégantes, elles n'envahissaient pas l'espace, se rangeaient le long des murs comme une haie d'honneur tout en étant suffisamment présentes pour que le visiteur de passage soit charmé. L'armateur avait poussé le souci du détail avec la copie d'une cheminée, style Adams. Ses revêtements en stuc bleu et blanc encadraient l'âtre où rougeoyaient - par le truchement d'un dispositif électrique - de fausses bûches typiquement britanniques. De profonds fauteuils et un canapé assorti faisaient face, dans un demi-cercle, à la cheminée. La laque dorée de la table basse conférait un environnement raffiné pour les nombreux éléments de bar qui y trônaient : flacons de cristal, verres, shakers, seaux à glace.

Constantin se servit un bourbon. Qu'aurait-il pu boire d'autre dans un tel cadre? Seuls whisky, bourbon, xérès ou porto avaient droit de cité. Jamais il ne buvait d'apéritif italien, pas même de « Mimosa », le nec plus ultra des apéritifs, spécialité du Harry's Bar à Venise. Cela faisait partie de sa légende et qu'il soit un membre de la jet set, un client

Page 22: LES BATEAUX DU BON DIEUexcerpts.numilog.com/books/9782702116111.pdf · La rencontre d'un armateur napolitain vint précipiter l'évo- lution de son affaire. Lorsque celui-ci lui proposa

prestigieux, excusait cette audace. En matière culinaire, il évitait catégoriquement les pâtes et les plats italiens. La cuisine italienne ne l'intéressait pas. Quant à la grecque, celle de son enfance, il n'en parlait même pas! Comme si son souhait le plus profond était d'éviter toute réminiscence de son enfance. Jamais il ne se laisserait attendrir par une moussaka odorante, il préférait le chicken-pie! Une attitude cohérente à sa façon... Il cloisonnait ses activités dans plu- sieurs lieux, de même il cloisonnait les différentes périodes de sa vie, ne leur laissant pas la possibilité de s'imbriquer les unes dans les autres.

En ce moment, il se tenait près du téléphone, seul objet de son attention. Pour se distraire un peu, il attrapa le New York Herald Tribune et commença à éplucher les comptes rendus de la Bourse. Dommage que les actions de Johnson et Clark ne soient pas cotées... Il pourrait dans ce cas acheter des titres en sous-main et après avoir acquis une part de leur affaire négocier plus facilement leur désengagement dans la C.I.A.F. « Donnant, donnant, leur dirait-il : vous me rendez mes trente-six pour cent et je vous laisse les actions que je détiens chez vous. » Cette démarche, très simple, était tota- lement utopique puisque nul particulier ne pouvait avoir accès au capital de Johnson et Clark, qui était entre les mains de businessmen célèbres de Wall Street et de quelques familles constituant l'aristocratie de l'argent aux États-Unis.

L'armateur passa en revue ses années de collaboration avec Johnson et Clark. Tout avait commencé lorsqu'il avait eu besoin d'une importante aide financière. Il rencontra alors Johnson dans son bureau new-yorkais et, la sympathie aidant, conclut avec lui. L'une des conséquences de leur accord fut évidemment de lui céder des actions de la C.I.A.F. Voilà

comment s'étaient noués leurs premiers rapports. Il avait ensuite rencontré son associé, Clark. Depuis, leur collaboration se déroulait toujours bien. Constantin ne pouvait le nier. Et à présent, il souhaitait les évincer... Il se mit à compter les administrateurs du groupe américain : Douglas, Everley, Hills, le vieil Edward, ..., Edward Stanley et un Dupont d'origine

Page 23: LES BATEAUX DU BON DIEUexcerpts.numilog.com/books/9782702116111.pdf · La rencontre d'un armateur napolitain vint précipiter l'évo- lution de son affaire. Lorsque celui-ci lui proposa

française, mais pas de la famille des Dupont de Nemours. Du monde à convaincre!

Il s'énerva. Que pouvait bien faire Ludovico? C'est vrai, il l'avait en quelque sorte envoyé au casse-pipe. Mais sait-on jamais? Une opportunité favorable, un besoin de trésorerie, un associé en difficulté... L'armateur se mit à parler à voix haute.

« Je ne peux pas faire autrement, les Américains doivent comprendre que dorénavant, il me faut agir seul. Tant pis s'ils refusent, je ne reculerai pas. Mon plan est trop formidable pour ne pas mettre tout en œuvre. »

Il regarda sa montre : seize heures... Ne tenant plus en place, il se leva.

« Tout de même, Ludovico pourrait être plus fiable! Quand je pense que je n'ai aucune nouvelle depuis son unique télex. " Contact pris contact pris! C'est la moindre des choses. Mais la suite ? »

Il lui fallait vite trouver une diversion, meubler un peu son attente. Il sonna le service. Quelques minutes après, le maître d'hôtel frappa à sa porte :

« Apportez-moi un double espresso, s'il vous plaît. » Le café était la seule entorse à ses principes alimentaires

et la limite de sa mauvaise foi en la matière. C'est vrai que les Italiens s'y connaissent en café, se dit Constantin. Il tournait déjà de nouveau en rond. La sonnerie du téléphone le fit sursauter, il faillit renverser sa tasse en se précipitant sur le combiné.

« Allô? Pronto... C'est toi, Ludovico?... Ah, excusez-moi Anna-Maria. Non je n'ai pas de nouvelles, j'attends toujours son appel!... Venez donc dîner ce soir si vous n'avez rien de mieux à faire... Oui, c'est ça, à tout à l'heure. »

Ce contretemps l'avait exaspéré davantage. Il lui fallut attendre encore une demi-heure - une éternité, dans son cas! - pour avoir enfin Ludovico au bout du fil.

«Tu as réussi? Non... Tant pis, on trouvera une astuce... Je ne sais pas encore. Dis-moi comme ça s'est passé. Attends, je vais brancher le magnétophone, je t'entendrai mieux et

Page 24: LES BATEAUX DU BON DIEUexcerpts.numilog.com/books/9782702116111.pdf · La rencontre d'un armateur napolitain vint précipiter l'évo- lution de son affaire. Lorsque celui-ci lui proposa

j'enregistrerai. Je suis seul, tu peux tout dire, prends ton temps, c'est important. »

Constantin se carra dans son fauteuil et brancha l'appareil. Un amplificateur sur le combiné permettait d'approcher le micro relié au magnétophone. La communication était par- faite. La voix de Ludovico s'éleva dans la pièce.

« Eh bien... J'ai d'abord vu Johnson seul. Je lui ai expliqué que tu m'avais chargé de lui racheter les trente-six pour cent du capital de notre holding. Je lui ai tout de suite annoncé le prix : mille milliards de lires, comme nous en étions conve- nus, et je lui ai détaillé notre méthode de calcul en précisant qu'on ajusterait à quelques centaines de millions après exper- tise. Ce n'était pas trop m'engager, non? »

Constantin répondit brièvement : « Tu as bien fait! Et après? - En passant, je lui ai fait remarquer qu'une minorité,

même de contrôle, valait moins cher. Je résume, car les pourparlers ont été très longs... Clark s'est joint à nous par la suite. Ils se sont tous deux fortement étonnés que tu veuilles les écarter. Ils ont proclamé haut et fort qu'ils étaient enchantés de participer aux affaires de la C.I.A.F., qu'ils les considé- raient en très bonnes mains et que le seul prétexte valable de ta décision, à leurs yeux, c'est que tu mijotais une grosse affaire.

- T u n'as rien dit, au moins? - Non, rassure-toi. J'ai plaidé la situation de crise, le

pétrole, etc., enfin tout ce que nous avions évoqué ensemble. Comme Johnson n'était pas convaincu, j'ai laissé entendre que la liquidation au mieux de la flotte passerait par des négociations avec un émir, mais que celui-ci ne voulait avoir en face de lui qu'un seul et unique interlocuteur libre de trancher à tout moment sans avoir à prévenir des actionnaires, aussi puissants soient-ils... »

Constantin approuva d'un geste de la tête, comme si Ludo- vico pouvait le voir! Ce dernier poursuivit :

« ... Johnson n'a pas perdu de temps! Il m'a demandé ce que, toi, tu comptais faire après, si tu traitais avec l'émir ou

Page 25: LES BATEAUX DU BON DIEUexcerpts.numilog.com/books/9782702116111.pdf · La rencontre d'un armateur napolitain vint précipiter l'évo- lution de son affaire. Lorsque celui-ci lui proposa

un autre acheteur. Je m'en suis sorti en prenant un air accablé, forcé aux confidences. J'ai avoué que je ne te suivais pas très bien, que je trouvais ridicule de brader une telle entreprise... Mais que tu voulais retourner en Grèce, te retirer sur une petite île, comme Onassis, pour y abriter tes amours... Histoire de femme, quoi... »

Constantin, pour la première fois depuis le début de leur conversation téléphonique, se mit à sourire. Cela ne dura pas longtemps! Il demanda à Ludovico si, tout de même, il n'était pas allé trop loin.

« Mais non. Il est évident que Johnson a flairé quelque chose... Cette révélation sur ta vie intime, il n'est pas habitué! Il m'a proposé de le revoir le lendemain. »

Constantin, les yeux au plafond, tirait sur son cigare. Il réfléchissait. Après tout, peut-être Johnson avait-il été ébranlé. Inutile d'interrompre Ludovico...

« Le lendemain, Johnson est arrivé légèrement troublé. Je l'avais embarqué sur un terrain qui ne lui est pas familier. Les chiffres et leur réalité, ça il connaît bien... Mais un Européen qui sacrifie à ses phantasmes et s'éloigne du pragmatisme, c'est une autre affaire! Il commençait finalement à se demander s'il était sage de repousser une offre avantageuse, sérieux de conti- nuer à collaborer avec un instable de ton acabit et de laisser des intérêts considérables aux mains d'un rêveur. Il a conclu en m'annonçant que, quelle que soit la situation, il ne pouvait prendre de décision sans avoir consulté son conseil et m'a laissé là. Ensuite il m'a rappelé. Il avait entre-temps réuni son conseil, tous étaient tombés d'accord pour charger les deux gérants, Johnson et Clark, de te rencontrer à Londres d'ici une douzaine de jours. Voilà, Constantin... »

L'armateur se sentit subitement découragé. Tant d'attente... Il arrêta le magnétophone et reprit le combiné. Sa voix était morne et sans grande chaleur.

« Oui, Ludovico, tu as échoué mon vieux ! C'est la première fois... mais tu as fait ce que tu as pu, et je t'en remercie. En tout cas, il est hors de question que j'aille à Londres. »

Page 26: LES BATEAUX DU BON DIEUexcerpts.numilog.com/books/9782702116111.pdf · La rencontre d'un armateur napolitain vint précipiter l'évo- lution de son affaire. Lorsque celui-ci lui proposa

avec les partenaires d'une solide surface car l'envergure de l'entreprise n'est à la mesure ni d'un homme ni d'un trust.

« Je commence par mettre les plus grandes banques amé- ricaines dans mon jeu, j'intéresse le Fonds monétaire inter- national qui a besoin d'un relais pour sauver les finances mondiales. J'instaure la création de trois holdings pour le lancement des satellites, pour la commercialisation d'un vaste réseau de renseignements et pour la promotion d'une agence mondiale d'achat et de vente d'uranium. C'est simple, non?

- Oui, c'est simple, reprit la jeune femme en souriant. - Mais voilà, je ne peux rien faire si tu ne reviens pas avec

moi à temps plein. - Mais je reste dès aujourd'hui si tu veux ! » Constantin passa un bras sous celui d'Anna-Maria et la

conduisit sur la terrasse. Il s'offrit même la faiblesse de poser sur sa cravate la petite étoile... Après tout il s'était tellement confié à la jeune femme qu'il n'était plus à un sentiment près!

« Tu vois le ciel, Anna, cet espace infini... » La nuit s'étendait au-dessus d'eux, un satin bleu sombre

piqué de points brillants. « C'est tellement beau! - O n va se rendre maître des espaces interstellaires... La

solution est là-haut... »

En évoquant le ciel, il ne put s'empêcher d'avoir une pensée pour le Vatican et son diable de Jubulewski... qu'il chassa bien vite en déposant un baiser dans le cou de sa compagne.

Page 27: LES BATEAUX DU BON DIEUexcerpts.numilog.com/books/9782702116111.pdf · La rencontre d'un armateur napolitain vint précipiter l'évo- lution de son affaire. Lorsque celui-ci lui proposa