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Psychosomatique : des mots, des maux et des émotions § Psychosomatic: words, pains and emotions 3, rue des Trois-Conils, 33000 Bordeaux, France Disponible en ligne sur ScienceDirect le 9 novembre 2013 INTRODUCTION Tout commence en médecine par un problème de nition, et donc de parole. Exemple : Psy- chosomatique ? somatisation ? somatopsy- chique ? Comment nir ces mots ? Une fois la nition proposée, qui décide de la valider ? Sur quels critères de validation ? Le thème du congrès de La Rochelle provient d'une situation professionnelle connue : en consultation, l'homéopathe (un médecin) est confronté à l'émotion du patient. Exprimée ou réprimée chez le patient, cette émotion est le plus souvent associée à l'apparition d'une maladie. Mais il n'est pas rare qu'elle soit éga- lement présente chez le médecin. Longtemps assimilé à un état pathologique, le surgisse- ment émotionnel a progressivement été réha- bilité, au point de faire désormais partie de notre potentiel de réussite personnelle (cf. la notion de QE, ou « quotient émotionnel » en vogue aux États-Unis). PSYCHOSOMATIQUE ET MÉDECINE C'est un psychiatre autrichien nommé Heinroth qui, pour la première fois en 1818, utilise l'expression « psycho-somatique ». Il utilise cette expression d'abord à propos de maladies au cours desquelles l'état psychique retentit sur l'équilibre corporel, mais également celle le facteur corporel notamment sexuel modie l'état psychique d'une personne. L'apparition du mot indique déjà une forme de questionne- ment sur les rapports intimes qui se nouent entre les pensées et le corps, mais dont les effets se produisent dans les deux sens. On peut noter que la période de mise au point de cette nition coïncide avec celle de la rédac- tion et de la publication (en 1810) de l'Organon de Hannemann. Autrement dit, cette période d'intense questionnement médical se traduit par une double éclosion : celle d'une nouvelle pratique en médecine la médecine homéo- pathique et celle d'une nouvelle conception Pascal-Henri Keller (Psychanalyste, professeur de psychopathologie à l'université de Poitiers) Mots clés Corporel Émotion Evidence-based medecine (EBM) Homéopathie Parole Placebo Psychosomatique Keywords Corporal Emotion Evidence-based medecine (EBM) Homeopathy Placebo Psychomatic Speech § Texte issu d'une communication présentée lors du 58 e Congrès national de printemps de la Fédération des sociétés médicales homéopathiques de France, à La Rochelle, du 9 au 11 mai 2013, dont le thème était « Les maux des émotions ». Adresse e-mail : keller.pascal-henri@wana doo.fr RÉSUMÉ Les émotions sont souvent identiées à des réactions « psychosomatiques ». En pratique, ce rapprochement mérite d'être ni plus clairement. Il convient alors de donner un contenu plus précis au terme psychosomatique en relation avec l'émotion. Rapporté au contexte de la médecine homéopathique, l'objectif est ici de montrer sur quelles bases méthodologiques les recherches sont entreprises dans ce domaine. Le problème de la compatibilité de ces recher- ches avec les exigences de l'evidence-based medecine (EBM) est posé. © 2013 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. SUMMARY Emotions are often identied as "psychosomatic'' reactions. In practice, this approximation merits a clearer denition. It is worth giving more precise content to the term psychosomatic in its relationship with emotion. Brought into the context of homeopathic medicine, the objective here is to show on what methodological bases research is undertaken in this eld. The issue of the compatibility of this research with the demands of evidence-based medicine (EBM) is raised. © 2013 Elsevier Masson SAS. All rights reserved. La Revue d'Homéopathie 2013;4:136140 Savoirs 136 © 2013 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. http://dx.doi.org/10.1016/j.revhom.2013.10.009

Psychosomatique : des mots, des maux et des émotions

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La Revue d'Homéopathie 2013;4:136–140Savoirs

Psychosomatique : des mots,des maux et des émotions§

Psychosomatic: words, pains and emotions

Pascal-Henri Keller

3, rue des Trois-Conils, 33000 Bordeaux, France (Psychanalyste, professeur depsychopathologieà l'université de

Disponible en ligne sur ScienceDirect le 9 novembre 2013

Poitiers)

Mots clésCorporelÉmotionEvidence-basedmedecine (EBM)HoméopathieParolePlaceboPsychosomatique

KeywordsCorporalEmotionEvidence-basedmedecine (EBM)HomeopathyPlaceboPsychomaticSpeech

RÉSUMÉLes émotions sont souvent identifiées à des réactions « psychosomatiques ». En pratique, cerapprochement mérite d'être défini plus clairement. Il convient alors de donner un contenu plusprécis au terme psychosomatique en relation avec l'émotion. Rapporté au contexte de lamédecine homéopathique, l'objectif est ici de montrer sur quelles bases méthodologiques lesrecherches sont entreprises dans ce domaine. Le problème de la compatibilité de ces recher-ches avec les exigences de l'evidence-based medecine (EBM) est posé.© 2013 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

SUMMARYEmotions are often identified as "psychosomatic'' reactions. In practice, this approximation meritsa clearer definition. It is worth giving more precise content to the term psychosomatic in itsrelationship with emotion. Brought into the context of homeopathic medicine, the objective here isto show on what methodological bases research is undertaken in this field. The issue of thecompatibility of this research with the demands of evidence-based medicine (EBM) is raised.© 2013 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.

§Texte issu d'une communicationprésentée lors du 58e Congrèsnational de printemps de laFédération des sociétésmédicales homéopathiques deFrance, à La Rochelle, du 9 au11 mai 2013, dont le thème était« Les maux des émotions ».

Adresse e-mail :[email protected]

INTRODUCTION

Tout commence en médecine par un problèmede définition, et donc de parole. Exemple : Psy-chosomatique ? somatisation ? somatopsy-chique ? Comment définir ces mots ? Unefois la définition proposée, qui décide de lavalider ? Sur quels critères de validation ? Lethème du congrès de La Rochelle provientd'une situation professionnelle connue : enconsultation, l'homéopathe (un médecin) estconfronté à l'émotion du patient. Exprimée ouréprimée chez le patient, cette émotion est leplus souvent associée à l'apparition d'unemaladie. Mais il n'est pas rare qu'elle soit éga-lement présente chez le médecin. Longtempsassimilé à un état pathologique, le surgisse-ment émotionnel a progressivement été réha-bilité, au point de faire désormais partie de notrepotentiel de réussite personnelle (cf. la notionde QE, ou « quotient émotionnel » en vogueaux États-Unis).

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PSYCHOSOMATIQUE ET MÉDECINE

C'est un psychiatre autrichien nommé Heinrothqui, pour la première fois en 1818, utilisel'expression « psycho-somatique ». Il utilisecette expression d'abord à propos de maladiesau cours desquelles l'état psychique retentit surl'équilibre corporel, mais également celle où lefacteur corporel – notamment sexuel – modifiel'état psychique d'une personne. L'apparitiondu mot indique déjà une forme de questionne-ment sur les rapports intimes qui se nouententre les pensées et le corps, mais dont leseffets se produisent dans les deux sens. Onpeut noter que la période de mise au point decette définition coïncide avec celle de la rédac-tion et de la publication (en 1810) de l'Organonde Hannemann. Autrement dit, cette périoded'intense questionnement médical se traduitpar une double éclosion : celle d'une nouvellepratique en médecine – la médecine homéo-pathique – et celle d'une nouvelle conception

© 2013 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.http://dx.doi.org/10.1016/j.revhom.2013.10.009

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du fonctionnement psychocorporel, l'approche psychosoma-tique. Pour être tout à fait complet, précisons que c'est toujoursdans ce début de XIXe siècle, en 1811 exactement, que le mot« placebo » fait son entrée dans le Hooper's Medical Dictionary.Ce mot permet de qualifier une médication prescrite par lemédecin, davantage pour plaire au malade que pour lui êtreutile. Historiquement, c'est donc lors de cette phase historiqued'interrogation médicale sur la complexité corporelle que ladémarche psychosomatique a été conçue, puis mise en œuvrepar des médecins, dans le cadre de leur exercice professionnel.Mais à partir du XXe siècle, des psychanalystes vont en quelquesorte prendre le relais sur le plan théorique, en forgeant desmodèles dont l'ambition est d'éclairer cette articulation psycho-somatique : Groddeck, Alexander, Marty, Joyce Mc Dougall,Sami-Ali, pour ne parler que des plus connus. Les modèlesthéoriques se multiplient à l'intérieur des courants psychanaly-tiques qui, le plus souvent, privilégient leurs propres concepts :Groddeck attribue au « ça » la responsabilité des maladiespsychocorporelles ; Alexander analyse les profils de personna-lité associés aux grands types de maladies (ulcéreuses, respi-ratoires, etc.) ; Marty désigne la partie de l'appareil psychiquedont la défaillance expliquerait selon lui, l'apparition des mala-dies (cancer, diabète, etc.) ; Mc Dougall suggère que le désin-vestissement libidinal de certaines zones corporelles pourrait,à lui seul, provoquer des lésions, etc. Autrement dit, alors que leXIXe siècle a vu la médecine mettre en pratique l'intuition d'uneintrication entre le corps et l'esprit, le XXe siècle témoigne destentatives de la psychanalyse pour modéliser cet enchevêtre-ment des liens psyché-soma.

1 Texte figurant en appendice dans l'ouvrage cité en référence [1].2 La seule concession intentionnelle accordée par Darwin à sa théorie d'unecommunauté de nature entre émotions animale et humaine concerne la honte(issue de l'acquisition du sens moral), spécifiquement humaine, et dont la finalitéest précisément d'inhiber un mouvement dont la réalisation pourrait aller à l'encon-tre du bien commun.

QUELLE PLACE POUR L'ÉMOTION ?

Pour un scientifique, la première question à poser est celle dustatut de l'émotion comme objet : peut-on l'étudier commen'importe quel autre objet ? Peut-on l'isoler pour mieux enexaminer la composition comme on l'a fait pour l'intelligence ?L'émotion fait-elle partie de la Nature, au même titre qued'autres fonctions corporelles comme la respiration, la diges-tion, etc. ? Dans ce débat, il est impossible de faire l'impassesur le travail de Darwin, premier scientifique ayant étudié, nonpas l'émotion en tant que telle, mais « l'expression des émo-tions », c'est-à-dire la manière dont elles se manifestent pardes modifications du visage, de la posture, des mouvements,etc. À nouveau, soulignons que ce travail se déroule au XIXe

siècle, et qu'il permet à Darwin d'énumérer sept émotions debase : joie, tristesse, colère, dégoût, peur, surprise et honte.Première remarque : bien qu'il n'en tire aucun enseignementparticulier, l'auteur mentionne dans l'ouvrage consacré à cettequestion, l'origine étymologique du mot émotion : ex-movere(c.-à-d. « mise en mouvement »). Cette précision l'amèneà considérer que d'une façon générale, l'émotion se manifestepar un ensemble de mouvements qui, la plupart du temps, sontdes mouvements réflexes. Autrement dit, cette premièreapproche scientifique de l'émotion considère le phénomènesous sa forme motrice et instinctive. Exempte de calcul, l'émo-tion correspond pour Darwin au surgissement involontaire d'uncomportement qui reflète l'« état d'esprit » d'un organismeanimal ou humain. Le phénomène aurait donc une finalitécommunicative, puisqu'il permet de faire connaître aux congé-nères présents la nature de son intention : amicale, agressive,séductrice, etc. Ainsi, Darwin suggère que l'émotion dote les

organismes, indifféremment humains ou animaux, d'une sortede langage universel qui n'a pas besoin de mots pour engagerla relation.Seconde remarque : après la première édition de sonouvrage en 1872 [1], Darwin a publié une sorte d'étude decas clinique intitulée : Esquisse biographique d'un petit enfant(1877)1. Dans ce petit travail, l'auteur examine successive-ment l'apparition d'émotions chez un enfant : colère, crainte,sensation de plaisir, affection, association des idées, raison,sens moral, audace et timidité, moyen de communication.Autrement dit, c'est à travers un cas singulier (en réalité, ils'agit de son propre fils, dont il ne cite le nom – Doddy – qu'aumoment d'aborder chez lui l'avènement du « sens moral ». . .)que Darwin examine la naissance de chacune de ces émo-tions chez l'humain. Alors qu'il appuie la description del'expression des émotions des animaux par des dessins etgravures d'animaux, il n'a recours, pour présenter leur appari-tion chez l'enfant (son enfant), qu'à une description verbale.L'interprétation en détail de cette étude « au singulier » effec-tuée par le pionnier des travaux sur l'expression émotionnelle,suggère que, si ses recherches prétendent à l'indistinctionentre émotion animale et émotion humaine, lui-même n'enaccorde pas moins à la seconde – sans doute à son insu –une place tout à fait spécifique. Et cette spécificité concerneaussi bien son contenu (par exemple, le sens moral, donttémoigne le rougissement, propre à l'humain) que ses moda-lités expressives comme le langage2. Ce qui nous ramène auxmots, qui spécifient notre rapport singulier à l'émotion.

L'ÉVÉNEMENT ÉMOTIONNEL :LES ÉMOTIONS AU SINGULIER

Il n'est pas besoin d'être psychanalyste pour considérer cettedimension singulière de l'état émotionnel, dès lors qu'il concerneun humain : notre pouvoir de le traduire en mots. J'en veux pourpreuve le commentaire d'un neurobiologiste parmi les plusmédiatiques, Jean-Didier Vincent, qui conclut son fameux livre,Biologie des passions, par cette définition en forme de para-phrase de Descartes : « Je suis, parce que je suis ému et parceque tu le sais. » [2]. Ce chercheur a malgré tout multiplié lesexpériences auprès d'animaux, sans vraiment tenir compte decette réalité : depuis que l'espèce humaine s'est dotée du lan-gage et de la parole, le phénomène émotionnel fait désormaisl'objet d'une désignation langagière, potentiellement ou effecti-vement. Par conséquent, ce ne sont pas des états corporelsmais bel et bien des mots qui confèrent son statut d'émotion à cephénomène, pour celui qui le vit, qui le ressent en tant qu'évé-nement psychocorporel. Pour ce que nous en savons aujourd'-hui, aucune espèce animale n'est en mesure de réaliser le« transport » de cet épisode de sa vie organique sur une autrescène, symbolique celle-là. Autrement dit, s'il arrive bien à unanimal d'être le siège d'un bouleversement émotionnel obser-vable de l'extérieur (les « émotions » décrites par Darwin en

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termes de changement corporel), il est viscéralement saisi parson déroulement inexorable, sans pouvoir y associer aucunreprésentant langagier (« colère », « dégoût », « attirancesexuelle », etc.).D'une certaine façon, c'est ce que confirme Antonio Damasiodans son ouvrage, Spinoza avait raison : joie et tristesse, lecerveau des émotions [3], où ce neurobiologiste américaindistingue émotion et sentiment. Selon lui, l'émotion correspon-drait, chez l'humain, à un ensemble de mécanismes corporelsqui le préparent à éprouver des sentiments, et par conséquentà les nommer. Dans le raisonnement de Damasio, commedans celui de Darwin, les émotions possèdent le statut de« vestige » corporel de l'animalité humaine.Depuis Darwin, les émotions sont donc devenues des« objets » dont chacun tente de faire la théorie. Si, pourl'inventeur de la théorie de l'évolution, les émotions témoignentde ce « passé » animal de l'homme, d'autres chercheurs ontétudié scientifiquement les émotions et produit diverses théo-ries à leur sujet. Pour autant, ces théories parviennent-ellesà modifier le rapport que chacun de nous entretient avec sespropres émotions ? Comme le font, par exemple, les théoriessur l'alimentation qui réussissent à transformer nos concep-tions et nos pratiques dans ce domaine. L'émotion ne reste-t-elle pas avant tout une expérience singulière, marquée parl'histoire personnelle et culturelle de chacun ? Les personnes,les situations, les mots qui nous touchent et nous émeuvent,ne nous donnent-ils pas de temps en temps l'impression den'émouvoir que nous seuls ? Car, pour pertinentes qu'ellessoient sur le plan scientifique, les théories de notre fonction-nement émotionnel ont du mal à atteindre cette sphère sub-jective de notre existence.

LES ÉMOTIONS ET L'HOMÉOPATHIE

Il est classique de considérer que les homéopathes s'efforcentd'intégrer à leur pratique de prescription, les aspects corporelset psychiques des souffrances de leurs patients. Aussi sédui-sante et justifiée soit-elle, cette ambition est-elle pour autantréalisable ? Et si oui, de quelle manière est-il possible de lamettre en œuvre ? En définitive, ces questions reviennentà poser celle que pose également la pratique d'une médecinequi serait « psychosomatique » : un seul et même praticienpeut-il s'estimer pertinent sur des plans aussi différents etcomplexes que sont, chez une personne, d'un côté son fonc-tionnement corporel et de l'autre son univers psychique ?Implicitement, cette remarque nous amène à reformuler leproblème posé par le dualisme – c.-à-d. comment parvenir,en pratique, à séparer le corps et l'esprit – mais par ailleurs,elle ouvre d'autres perspectives dans le domaine de la recher-che [4]. Car si l'homéopathie revendique une efficacité sur lesdeux plans, somatique et psychique, elle est tenue, à l'époquede l'evidence based medecine (EBM), d'en administrer lapreuve. De quels moyens dispose-t-elle pour y parvenir ?Sans quitter le domaine émotionnel, la première difficultéconsiste pour elle à choisir une conception aussi claire quepossible de la notion d' « émotion » : s'agit-il d'un phénomènede nature universelle ou singulière ? Si elle considère cephénomène comme un état éprouvé et ressenti au singulier,alors il lui faut l'étudier de façon clinique, c'est-à-dire au cas parcas. En revanche, si elle décide que ce phénomène estuniversel, commun à toutes les espèces animales, humain

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compris, alors elle peut la mesurer à grande échelle, à l'aided'outils statistiques standardisés, utilisables sans précautionparticulière, comme n'importe quel outil de mesure en méde-cine : l'éthylomètre, le thermomètre ou le tensiomètre, pour neciter que les plus connus. Mais jusqu'à quel point et à quelprix la pratique individualisée de l'homéopathie peut-elles'accommoder d'une conception uniformisée de l'émotion etdu psychisme ?À titre d'exemple davantage que de démonstration, nousallons examiner le contenu d'une recherche assez récentesur le traitement homéopathique de l'anxiété [5]. Mais aupa-ravant, une mise au point s'impose : le fait émotionnel relève-t-il de la singularité ou de la pluralité ? Le langage du profanecomme celui du scientifique désigne indifféremment le phé-nomène émotionnel sous sa forme singulière ou plurielle,faisant état, sans précaution particulière, de recherches sur« l'émotion » ou « les émotions ». Une approche raisonnée etscientifique du phénomène doit-elle contraindre le chercheurà opter pour l'un ou pour l'autre ? En toute rigueur, l'abordersous sa forme générique implique de pouvoir attribuer à l'indi-vidu concerné le terme « d'émotif », sans précision supplé-mentaire. À l'opposé, donner la priorité à la pluralitéémotionnelle suppose de désigner le sujet du terme de l'émo-tion qui domine chez lui, sur le mode des sept nains deBlanche-Neige : « grincheux », « timide », « joyeux », etc.Il apparaît toutefois assez clairement que chaque disciplinescientifique propose un mode de traitement spécifique duphénomène émotionnel. En anthropologie, par exemple, l'éta-blissement d'une taxinomie des émotions implique leurdénombrement, pour aboutir, comme chez Darwin, à leur pré-sentation sous une forme « naturellement » plurielle, corres-pondant à des modalités expressives spécifiques : colère,peur, joie, tristesse, dégoût, surprise et honte. En revanche,la psychophysiologie aborde la réaction émotionnelle en tantque réponse d'un organisme à une stimulation extérieure, cequi lui donne par conséquent le statut unifié de « réflexeadaptatif » et fait de chaque émotion la version particulièred'un seul et même mécanisme.

LA RECHERCHE SUR L'ÉMOTIONEN HOMÉOPATHIE

Revenons-en à l'homéopathie et aux recherches qu'elle mènedans ce domaine qui coïncide avec son présupposé théo-rique : l'interdépendance des événements somatiques et psy-chiques. Va-t-elle examiner simultanément les contenuspsychiques et les changements corporels qui accompagnentl'émotion chez une personne ? Son point de départ sera-t-il lerespect de l'esprit de la matière médicale où sont intimementmêlés symptômes corporels et réactions subjectives ? Sesrecherches renoncent-elles à l'expérimentation animalecomme on peut le lire sur certains sites homéopathiques pouréviter de se compromettre avec la recherche allopathique ?Par ses commentaires lapidaires et la robustesse de sesarguments, l'offensive du Lancet en 2005 va-t-elle réussirà décourager les chercheurs en homéopathie ? On se sou-vient en effet que dans son article, Shang [6] parvenait auterme d'une longue démonstration à la conclusion que sesrésultats étaient compatibles avec cette hypothèse : les effetscliniques de l'homéopathie correspondent à l'effet placebo.Selon Shang d'ailleurs, plutôt que de persévérer dans les

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essais cliniques « homéopathie contre placebo », les futuresrecherches seraient bien avisées de faire davantage porterleurs efforts sur l'étude de la relation médecin/patient, maisaussi sur la nature même des effets du contexte sur l'évolutiondes symptômes. Plus généralement, ils recommandaient deréfléchir également sur la place de l'homéopathie dans lessystèmes de soin.On sait que les matières médicales homéopathiques décriventvolontiers les remèdes avec beaucoup de précision. La des-cription du remède commence souvent par le type psycholo-gique et ses caractéristiques psychiques, suivis de l'effetphysique du remède sur les parties du corps concernées, puisla description de l'effet émotionnel, les sensations subjectiveset les différents types d'émotions qui l'accompagnent. Il arriveaussi que la présentation du remède mette en avant la struc-ture psychique du patient auquel il est principalement destiné,structure à laquelle les aspects émotionnels sont intégrés, etque les données corporelles viennent ensuite, intrinsèque-ment liées au psychisme. Voici quelques exemples de cesdifférents modes de présentation de remèdes, que l'on peuttrouver sur des sites homéopathiques :� Carbo vegetabilis. Psyché : indolent et obstiné, veut êtreéventé. Soma : dyspepsie flatulente, dyspnée, cyanose ;

� Argentum nitricum. Psyché : accéléré, car instable, impulsifet phobique, veut tout faire à la fois. Soma : dysneurotonie(gastralgies avec désir de sucre), vertiges de hauteur, irri-tations et ulcérations des muqueuses (blépharite, trachéite,colopathie, urétrite..) ;

� Causticum. Remède approprié lorsque les symptômes dela personnalité sont ceux d'une personne sérieuse, intros-pective, qui tend à être distraite et sujette à des peursirrationnelles, et qui affiche un besoin de comportementcompulsif-type.

Ces exemples pris au hasard sont là pour rappeler qu'enhoméopathie, les remèdes s'adressent aux patients de façonglobale – psychique et somatique – et que leurs effets se pro-duisent sur ce même mode. Or, la démarche scientifique, à plusforte raison inspirée par le système de l'EBM, peut-elle joindreces deux domaines de l'existence humaine, au point de ne pluspouvoir les distinguer l'un de l'autre ? D'une manière générale,la logique de l'EBM impose à ceux qui y souscrivent de démon-trer l'efficacité des traitements médicaux qu'ils prescrivent. Enhoméopathie, comment prouver que les remèdes sont efficacespour des indications qui mêlent le psychologique et le biolo-gique ? Pour répondre à cette question, voici un exemple derecherche, puisé dans la littérature scientifique récente.L'un des médicaments qui correspond aux difficultés émotion-nelles est Gelsemium sempervirens, préparé à partir du jasminjaune, un arbuste persistant. On le trouve présenté avec cetteindication : « En cas d'anxiété (on retrouve alors les mêmessymptômes que pour le trac, mais de manière quotidienne) ;en cas de chocs affectifs ou émotionnels intenses ; en casd'insomnie provoquée par l'anxiété [. . .], en cas de trac carac-térisé par une émission très fréquente d'urine, mais peu abon-dante, engendrée par l'émotion » [7].À partir de cette présentation de Gelsemium, comment prou-ver que ce remède agit bien sur l'anxiété et les chocs émo-tionnels ? Une recherche publiée en 2010 par la revuePsychopharmacology tente de répondre à cette question [5].Le but des auteurs de l'étude est d'évaluer l'activité anxioly-tique potentielle d'une très faible dose de Gelsemium semper-virens obtenue selon la pharmacopée homéopathique. Leconstat de départ concerne l'augmentation de l'anxiété et

des troubles du comportement dans la société moderne etsa traduction en termes financiers. La description des traite-ments actuellement sur le marché (les benzodiazépines)laisse clairement entendre que les auteurs se situent dansune recherche d'offre médicamenteuse alternative. Autrementdit, le problème posé par cette recherche concerne moins leprincipe de la réponse à une crise émotionnelle par un produitpsychotrope (ici, un anxiolytique) que son coût ou ses effetssecondaires éventuels. L'objectif principal de la recherche estde montrer qu'une réponse homéopathique est efficace pourtraiter l'anxiété ; quant à la méthode utilisée, elle consisteà organiser une expérience qui permette d'isoler le symptôme« anxiété » et d'observer les effets du traitement sur l'intensitéde ce symptôme.Sans entrer dans le détail de l'expérience, il suffit de savoir queles chercheurs utilisent le système behavioriste, déjà large-ment utilisé dans les expériences de Henri Laborit durant lesannées 1970 : un rat enfermé dans une cage et soumis à desstimuli angoissants pour lui. Mais contrairement à Laborit, leschercheurs du XXIe siècle ne stimulent pas le rat avec ducourant électrique : ils le placent dans un dispositif où l'anxiétés'étudie dans un système de contraintes sensorielles. Ainsi,alors que le penchant des rats pour l'obscurité et le silence estconnu, l'expérience les confronte à une lumière éclatante ouà un bruit assourdissant. Comme le précisent les auteurs,« les modèles éthologiques ont été choisis pour des raisonséthiques, mais aussi parce que (le) but était d'imiter l'apparitionnaturelle des comportements influencés par des états émo-tionnels de peur, de curiosité et d'anxiété ». Quant à l'efficacitédu traitement anxiolytique, elle est mesurée en comparant lesréactions d'animaux traités à celles d'animaux non traités.Les auteurs ayant constaté au début de leur travail que« l'anxiété et la dépression sont parmi les symptômes les plusfréquemment signalés par les patients à la recherche detraitements médicaux complémentaires et parallèles, l'homéo-pathie et les remèdes naturels », la logique aurait voulu que,chez les rats rendus anxieux ou déprimés, ils étudient ce querecherchent ces animaux pour se soulager. En leur donnantpar exemple le choix entre plusieurs produits : les uns homéo-pathiques, les autres non. Mais en réalité, les animaux sonttraités par injection, avec les produits à l'étude : Gelsemiumdans cinq dilutions différentes, vs buspirone, diazépam etplacebo (« control solvant »).Les résultats obtenus sur un échantillon d'une centaine de ratspermettent aux auteurs de conclure ainsi : « Nos expériencesfournissent des preuves solides que les différentes dilutions deG. sempervirens ont un effet anxiolytique sur des souris [. . .],sans effet sur la composante locomotrice [. . .]. L'effet sur letemps passé dans la zone éclairée lors du Light Dark test,obtenu par certaines des doses de G. sempervirens testées,9 CH et 30 CH, était comparable voire meilleur que ceux de labuspirone standard. »

CONCLUSION

Précisément, il ne s'agit pas ici de conclure, mais de soulignercombien l'émotion est un objet particulièrement difficile à déli-miter et à étudier, plus encore chez l'homme que chez l'animal.Dans l'idéal homéopathique, l'approche simultanée desaspects organique et psychique d'un état pathologique estla règle. Mais la recherche imposée à toute innovation

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thérapeutique par l'EBM contraint les chercheurs en homéo-pathie à s'éloigner de cet idéal. La médicalisation des émo-tions, en transformant par exemple l'inquiétude en anxiété oule chagrin en maladie dépressive, impose aux praticiens unesegmentation de leur démarche. Ils ne rencontrent plus despersonnes qui souffrent chacune à leur manière, mais ils ontaffaire à des symptômes qui doivent disparaître au moindrecoût possible. Le constat qui s'impose alors est celui d'undésintérêt pour les mots des patients au profit de leurs compor-tements : ce qu'ils montrent ou ce qu'ils laissent voir devientplus important que ce qu'ils disent. Quant à l'émotion, elle n'aplus besoin d'être décrite par celui qui la vit : elle est diag-nostiquée par celui qui la voit.Alors que la médecine homéopathique essayait, tant bien quemal, de réunir le corporel et le psychique chez ses patients, lamédecine technobiologique, en la faisant passer sous lesfourches caudines de l'EBM, dénature sa philosophie autantque ses pratiques. Ce faisant, l'obligera-t-elle à évoluer, oubien à mettre en place d'autres alliances ? À vouloir resterà tout prix dans le giron de la médecine officielle, ne risque-t-elle pas de lui être chaque jour un peu plus soumise ? A-t-elleintérêt à rechercher d'autres partenaires professionnels ?À propos du fonctionnement psychique, Freud observait dès1917 que la censure contraignait l'esprit à devenir inventif.Plus l'instance chargée d'imposer la censure est active, plusles moyens mis en œuvre pour la contourner deviennentingénieux. En sera-t-il de même pour l'homéopathie ?

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Déclaration d'intérêtsL'auteur déclare ne pas avoir de conflits d'intérêts en relation avec cetarticle.

RÉFÉRENCES

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2006.[5] Magnani P, Conforti A, Zanolin E, Marzotto M, Bellavite P.

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[6] Shang A, Huwiler-Müntener K, Nartey L, Jüni P, Dörig S, SterneJA, et al. Are the clinical effects of homoeopathy placebo effects?Comparative study of placebo-controlled trials of homoeopathyand allopathy. Lancet 2005 Aug 27-Sep 2;366:726–32.

[7] www.pharmaciengiphar.com/medecines-naturelles/fiche-pra-tique-homeopathie/gelsemium-sempervirens.