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Me ´ moire Quelle de ´ finition du de ´ lire dans la psychose ? Pour une approche fonctionnelle du processus de ´ lirant Functional approach of delusional activity Simon Fle ´ mal Centre de recherches en psychopathologie et psychologie clinique, 5, avenue Pierre-Mende `s France, Bron cedex 69676, France Annales Me ´ dico-Psychologiques 171 (2013) 595–602 INFO ARTICLE Historique de l’article : Rec ¸u le 20 de ´ cembre 2011 Accepte ´ le 25 juillet 2012 Mots cle ´s : De ´ lire Hallucination Psychanalyse Psychose Traumatisme Keywords: Delusion Hallucination Psychoanalysis Psychosis Trauma RE ´ SUME ´ A ` partir de diffe ´ rentes the ´ orisations issues de l’e ´ piste ´ mologie psychanalytique, l’auteur cherche a ` de ´ velopper une de ´ finition la plus ope ´ rante possible du de ´ lire psychotique. Pour ce faire, il met en tension, d’une part, une conception du de ´ lire s’e ´ tablissant a ` partir du rapport a ` la re ´ alite ´ exte ´ rieure, et, d’autre part, une approche fonctionnelle de l’activite ´ de ´ lirante qui tient compte des enjeux subjectifs du de ´ lire. Diffe ´ rents paradigmes the ´ oriques sont ainsi e ´ voque ´s afin de de ´ gager les implications respectives d’une conception re ´ aliste du de ´ lire et d’un abord des formations de ´ lirantes a ` partir de leurs qualite ´ s subjectives. Dans cette perspective, il s’agit de conside ´ rer le de ´ lire moins comme une fac ¸on anormale de percevoir le monde que comme une tentative de solution face a ` la re ´ surgence d’un traumatisme primaire impense ´.A ` partir d’une me ´ thodologie qualitative base ´ e sur l’analyse d’une vignette clinique, l’auteur met en e ´ vidence trois principales fonctions auxquelles peut proce ´ der le de ´ lire dans son essai de re ´ solution auto- the ´ rapeutique. La premie ` re, conceptualise ´ e sous le terme de « fonction contenante », pre ´ side a ` la mise en forme et a ` la transformation signifiante de ce qui ne peut e ˆtre symbolise ´ de l’expe ´ rience traumatique. La deuxie ` me, nomme ´ e « fonction localisante », tente de situer en dehors du sujet le de ´ bordement pulsionnel inhe ´ rent au traumatisme primaire. La troisie ` me, appele ´ e « fonction identifiante », permet a ` la personne de ´ lirante de s’attribuer un e ´ nonce ´ identificatoire qui, de manie ` re auto-cre ´e ´ e, supple ´ea ` l’e ´ nigme de son histoire insense ´ e. En outre, l’analyse des donne ´ es cliniques souligne que ces trois fonctions de l’activite ´ de ´ lirante ne se re ´ alisent pas de fac ¸on ale ´ atoire mais qu’elles s’articulent selon une logique particulie ` re. Il apparaı ˆt ainsi qu’a ` partir de sa triple ope ´ ration, le de ´ lire psychotique tend a ` se de ´ ployer en un « processus de ´ lirant » par lequel le sujet peut rendre pensable et supportable le ve ´ cu traumatique qu’il a e ´ prouve ´ au cours de son histoire. Enfin, en se re ´ fe ´ rant aux diffe ´ rents re ´ sultats de cette e ´ tude, l’auteur propose de reconside ´ rer les enjeux du dispositif clinique avec des patients de ´ lirants. Moins de chercher a ` supprimer le de ´ lire, il s’agirait notamment d’accompagner le sujet psychotique dans l’ame ´ nagement des potentialite ´s re ´ solutives que le processus de ´ lirant tend a ` produire. ß 2013 Elsevier Masson SAS. Tous droits re ´ serve ´s. ABSTRACT In referring to various theories from psychoanalytic epistemology, the author develops a definition of psychotic delusion as operating as possible. To do this, he compares, on the one hand, a conception of delusion based on the relation to reality with, on the other hand, a functional approach of delusional activity that takes into account subjective issues of delusion. Different theoretical paradigms are discussed in order to identify the respective implications of a realist conception of delusion and an approach of delusion from their subjective features. In this perspective, delusion is less regarded as an abnormal way of perceiving the world than as an attempt of solution to the resurgence of an unthought primary trauma. From a qualitative methodology based on a clinical case study, the author highlights three main functions achieved by the delusion in its attempt of self-therapy resolution. The first, conceptualized under the term ‘‘containing function’’, carries out the shaping and the significant transformation of what could never be symbolized of the traumatic experience. The second, called ‘‘localizing function’’, tries to locate outside of the subject the instinctual overflow inherent to the Adresse e-mail : sfl[email protected] Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com 0003-4487/$ – see front matter ß 2013 Elsevier Masson SAS. Tous droits re ´ serve ´s. http://dx.doi.org/10.1016/j.amp.2012.07.010

Quelle définition du délire dans la psychose ? Pour une approche fonctionnelle du processus délirant

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Annales Medico-Psychologiques 171 (2013) 595–602

Disponible en ligne sur

www.sciencedirect.com

´

Memoire

Quelle definition du delire dans la psychose ? Pour une approche fonctionnelle duprocessus delirant

Functional approach of delusional activity

Simon Flemal

Centre de recherches en psychopathologie et psychologie clinique, 5, avenue Pierre-Mendes France, Bron cedex 69676, France

I N F O A R T I C L E

Historique de l’article :

Recu le 20 decembre 2011

Accepte le 25 juillet 2012

Mots cles :

Delire

Hallucination

Psychanalyse

Psychose

Traumatisme

Keywords:

Delusion

Hallucination

Psychoanalysis

Psychosis

Trauma

R E S U M E

A partir de differentes theorisations issues de l’epistemologie psychanalytique, l’auteur cherche a

developper une definition la plus operante possible du delire psychotique. Pour ce faire, il met en tension,

d’une part, une conception du delire s’etablissant a partir du rapport a la realite exterieure, et, d’autre

part, une approche fonctionnelle de l’activite delirante qui tient compte des enjeux subjectifs du delire.

Differents paradigmes theoriques sont ainsi evoques afin de degager les implications respectives d’une

conception realiste du delire et d’un abord des formations delirantes a partir de leurs qualites subjectives.

Dans cette perspective, il s’agit de considerer le delire moins comme une facon anormale de percevoir le

monde que comme une tentative de solution face a la resurgence d’un traumatisme primaire impense. A

partir d’une methodologie qualitative basee sur l’analyse d’une vignette clinique, l’auteur met en

evidence trois principales fonctions auxquelles peut proceder le delire dans son essai de resolution auto-

therapeutique. La premiere, conceptualisee sous le terme de « fonction contenante », preside a la mise en

forme et a la transformation signifiante de ce qui ne peut etre symbolise de l’experience traumatique. La

deuxieme, nommee « fonction localisante », tente de situer en dehors du sujet le debordement pulsionnel

inherent au traumatisme primaire. La troisieme, appelee « fonction identifiante », permet a la personne

delirante de s’attribuer un enonce identificatoire qui, de maniere auto-creee, supplee a l’enigme de son

histoire insensee. En outre, l’analyse des donnees cliniques souligne que ces trois fonctions de l’activite

delirante ne se realisent pas de facon aleatoire mais qu’elles s’articulent selon une logique particuliere. Il

apparaıt ainsi qu’a partir de sa triple operation, le delire psychotique tend a se deployer en un « processus

delirant » par lequel le sujet peut rendre pensable et supportable le vecu traumatique qu’il a eprouve au

cours de son histoire. Enfin, en se referant aux differents resultats de cette etude, l’auteur propose de

reconsiderer les enjeux du dispositif clinique avec des patients delirants. Moins de chercher a supprimer

le delire, il s’agirait notamment d’accompagner le sujet psychotique dans l’amenagement des

potentialites resolutives que le processus delirant tend a produire.

� 2013 Elsevier Masson SAS. Tous droits reserves.

A B S T R A C T

In referring to various theories from psychoanalytic epistemology, the author develops a definition of

psychotic delusion as operating as possible. To do this, he compares, on the one hand, a conception of

delusion based on the relation to reality with, on the other hand, a functional approach of delusional

activity that takes into account subjective issues of delusion. Different theoretical paradigms are

discussed in order to identify the respective implications of a realist conception of delusion and an

approach of delusion from their subjective features. In this perspective, delusion is less regarded as an

abnormal way of perceiving the world than as an attempt of solution to the resurgence of an unthought

primary trauma. From a qualitative methodology based on a clinical case study, the author highlights

three main functions achieved by the delusion in its attempt of self-therapy resolution. The first,

conceptualized under the term ‘‘containing function’’, carries out the shaping and the significant

transformation of what could never be symbolized of the traumatic experience. The second, called

‘‘localizing function’’, tries to locate outside of the subject the instinctual overflow inherent to the

Adresse e-mail : [email protected]

0003-4487/$ – see front matter � 2013 Elsevier Masson SAS. Tous droits reserves.

http://dx.doi.org/10.1016/j.amp.2012.07.010

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primary trauma. The third, named ‘‘identifying function’’, enables the delusional person to assume

an identificatory principle which, in a self-created way, compensates for the enigma of his senseless

history. Furthermore, the analysis of clinical data underlines that these three functions of the

delusional activity are not randomly accomplished but are organized according to a particular logic.

From its triple operation, it appears that psychotic delusion tends to develop into a ‘‘delusional

process’’, by which the subject can make thinkable and bearable the trauma he has experienced

during his history. Finally, referring to the various results of this study, the author proposes to

reconsider the issues of clinical devices with delusional patients. Instead of trying to suppress

delusion, it would be possible to accompany the subject in the development of inventive

potentialities that sustain the delusional process.

� 2013 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.

S. Flemal / Annales Medico-Psychologiques 171 (2013) 595–602596

1. Delire et reconstruction

Lorsque l’on evoque la problematique de la psychose, il estgeneralement reconnu que le delire y realise une tentative desolution pour le sujet. Ainsi, la plupart des approches psycholo-giques contemporaines envisagent les formations delirantes nonpas tant comme des manifestations morbides que comme desessais de guerison spontanes mis en œuvre par la personnepsychotique. Il revient a S. Freud [9] d’avoir pour la premiere foisepingle cette dimension auto-therapeutique du delire. En effet, ense basant sur les memoires du President Schreber, S. Freud repereque les pensees delirantes de ce dernier concourent a unerestitution libidinale a l’egard des objets du monde exterieur apartir d’une sequence paranoıaque : « Je ne l’aime pas [lui,l’homme] – je le hais – parce qu’il me persecute » [9, p. 308].Autrement dit, la ou le sujet avait soustrait du fait de son caractereinsupportable son interet pour la realite, se produit un mouvementde redistribution pulsionnelle a partir d’un lien de persecution quecoordonne le delire. Dans ces conditions, comme le resume S. Freud[9, p. 315] : « Ce que nous tenons pour la production de maladie, laformation delirante, est en realite la tentative de guerison, lareconstruction. »

Cette lecture freudienne du delire permet d’introduire unpremier decalage theorique en ce qu’elle tend a aborder lesconstructions delirantes non pas tant du cote de leur apparentedistorsion avec le monde exterieur, mais au contraire a partir dupouvoir resolutif qu’elles accomplissent pour le sujet psychotique.En somme, il s’agit de cerner dans le delire moins son aspectdiscordant par rapport a la realite que la tentative de reparationqu’il opere a son egard. Dans cette perspective, tout semble sepasser comme si c’etait l’emploi du delire, le processus de reliaisonvis-a-vis de la realite, qui primait sur sa forme, sur saphenomenologie, c’est-a-dire sur son caractere potentiellementcontradictoire d’avec cette meme realite. Comme l’indique S. Freud[12, p. 285] : « En ce qui concerne les delires, quelques analysesnous ont appris que la folie y est employee comme une piece qu’oncolle la ou initialement s’etait produite une faille dans la relationdu moi au monde exterieur. »

Dans l’un de ses derniers textes, le fondateur de la psychana-lyste affine encore davantage cet abord du delire. Au sein de sonarticle Constructions dans l’analyse, Freud [13] compare le travaildelirant a celui de la cure psychanalytique. Le delire constitue unetentative d’explication qui, a la maniere d’une constructionanalytique, s’efforce d’elaborer un « morceau de veritehistorique » issu « des temps originaires oublies » [13, p. 281].La encore, ce qui importe dans le delire n’est pas son desaccordavec le monde exterieur mais le travail d’interpretation et dereconstruction que, methodiquement, il engage. L’auteur precised’ailleurs qu’en raison du fragment de verite historique qu’ellescomportent, les formations delirantes peuvent faire creance auplus grand nombre, la contradiction avec la realite et avec la penseelogique devenant de ce fait inoperante pour definir le delire.

Comme il l’explique [13, p. 280–1] : « Si l’on considere l’humanitecomme un tout, et qu’on la mette a la place d’un individu isole, ontrouve qu’elle aussi a developpe des delires inaccessibles a lacritique logique et contredisant la realite. S’ils peuvent malgrecela exercer un empire extraordinaire sur les hommes, larecherche conduit a la meme conclusion que pour l’individuisole. » Et de conclure ensuite sur les implications techniques decette conception du delire [13, p. 280] : « On renoncerait a la peineinutile de persuader le malade de la folie de son delire et de lacontradiction qui l’oppose a la realite, et on baserait plutot letravail therapeutique sur le fait de reconnaıtre le noyau de veritecontenu dans son delire. Ce travail consisterait a debarrasser lemorceau de verite historique de ses deformations et de ses appuissur la realite actuelle, et a le ramener au point du passe auquel ilappartient. »

2. Delire et realite

Toutefois, malgre les avancees de S. Freud sur l’etude dudelire, ce dernier fut essentiellement aborde au sein del’epistemologie psychanalytique a partir de son aspect« dereel ». Dans cette perspective, realite et delire viennent aetre places aux antipodes d’un continuum theorique qui opposede maniere radicale experience sensible et donnees hallucina-toires. Comme nous allons le voir, cette facon d’approcher lesformations delirantes introduit d’emblee un certain inflechisse-ment de la pensee freudienne puisque c’est a l’aune del’inadaptation au monde exterieur que se mesure premierementle delire, et non plus a partir de l’operation de reconstructionqu’il realise pour le sujet.

Ainsi, Nacht et Racamier [24], dans leur Theorie psychanalytique

du delire, reprennent les theses freudiennes sur la psychose etdeveloppent une tripartition dynamique de l’activite delirantes’etablissant autour de la differenciation « Soi/non-Soi ». Selon cesauteurs, les formations delirantes procedent d’une phase initialeappelee « etats primordiaux du delire », qui s’origine d’un conflitpsychique intolerable avec les objets du monde exterieur. Cettesituation anxiogene est telle qu’elle induit chez le jeune sujet uneimpression de fin de monde l’amenant a effectuer un desinves-tissement massif de la realite. Dans ces conditions, les limites entrele Soi et le non-Soi viennent a s’estomper, au point de ramenerregressivement le sujet a un « etat pre-objectal » au sein duquelmonde exterieur et monde interieur ne se trouvent pas clairementdifferencies.

A ces etats primordiaux de l’activite delirante succede ensuite le« moment narcissique du delire ». Ce dernier resulte du transfertdes investissements pulsionnels autrefois diriges vers le mondeexterieur sur le « moi » de la personne delirante. Toutefois, enraison de l’angoisse hypocondriaque que cette focalisationpulsionnelle induit sur le corps, les auteurs precisent que lapersonne psychotique peut recourir a une nouvelle solutionpsychique correspondant a « l’epanouissement du delire ». Cette

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troisieme phase de l’elaboration delirante preside a un reinves-tissement du monde exterieur par lequel il devient possible ausujet de rencontrer de nouveaux objets tant « reels » qu’imagi-nairement construits. Cette modalite relationnelle deployee a lafaveur du delire vient alors proteger la personne psychotique desexperiences angoissantes rencontrees dans le lien primaire a larealite tout en la sortant de sa solitude narcissique, car, comme leproposent Nacht et Racamier [24, p. 481], « plutot delirer que d’etreseul ! ». Aussi, le redeploiement objectal du delire consiste avanttout en l’amenagement d’une relation entre le sujet et des objetssubstitutifs de nature imaginaire. Comme le concluent les auteurs,[24, p. 482] : « C’est cela que represente le delire : la relation alieneed’un sujet a un objet et a un monde aliene. »

De meme, une trentaine d’annees plus tard, Resnik [25,26], ens’inspirant notamment de la phenomenologie existentielle, concoitle delire comme une facon de reconstruire le monde a partir deregles et de lois faisant fi du principe de realite. Delirer constitue ace niveau une maniere d’etre a soi et au monde au sein del’experience psychotique, qui laisse en suspens la distinction entreles registres du reel et de l’imaginaire. Comme l’explique l’auteur[25, p. 16] : « Le delire est une facon inadaptee d’etablir descategories de la realite du monde exterieur/interieur, une facon deresoudre le chaos et la difference : la difference entre le reel et larealite, entre l’imagination et le delire, entre le principe de realite etle principe d’irrealite. »

Cette indifferenciation qui caracterise les formations delirantesprocede d’un mouvement d’exteriorisation d’un cataclysmeinterieur qui rompt ou rend poreuses les frontieres entre l’interneet l’externe. Aussi, le delire s’efforce-t-il de donner forme al’experience du sujet a partir d’un systeme de pensees qui s’eloignede la facon normale de percevoir le monde. Comme le resumeResnik [25, p. 114] : « Le point de vue du delire est une facon depercevoir sui generis la realite du monde, une incoherence al’interieur d’un certain systeme d’idees. Le delire se constitue donccomme une ideologie, comme une mode d’illusion, un point de vuepersonnel ou trans-personnel, ‘‘une verite’’ subjective qui s’opposea la realite ‘‘objective’’ de ce qui nous entoure : un principe de viequi s’oppose a un autre principe. . . »

Ces differentes approches du delire, bien que temoignantd’une lecture attentive des enjeux de la psychose, nous semblentintroduire deux divergences fondamentales d’avec la perspec-tive freudienne. Premierement, elles tendent a confronter demaniere antinomique l’evidence d’une realite commune etl’imagination deviante du delire. Cette opposition laisse aconcevoir la realite comme une donnee en soi, c’est-a-direcomme une entite objectivable pour tous. Or, Freud [8], des sespremieres etudes sur la nevrose hysterique, souligne que larealite de chacun se deduit d’un travail de traduction et detransformation dans lequel l’exactitude des situations vecues semele a la verite inconsciente du sujet. Il parle notamment de« fiction investie d’affect » pour denommer cette part subjectivede l’experience du monde.

Dans ses travaux sur le developpement psychique de l’enfant,Winnicott [29] insiste egalement sur le caractere « construit » dela realite humaine. Pour cet auteur, l’etablissement du lien aumonde exterieur s’organise d’un espace « transitionnel » au seinduquel l’enfant peut developper l’illusion positive d’avoir lui-meme cree les objets qui l’entourent. Au sein de cette aired’entre-deux, les hallucinations et les perceptions que realise lejeune sujet se chevauchent mutuellement de maniere noncontradictoire. De ce fait, ce qui releve de l’objectivite et de lasubjectivite tend a se redoubler sans que l’enfant n’ait a se poserla question de leurs causalites respectives. Le rapport qu’en-tretient le sujet avec le monde exterieur s’inscrit des lors dans lesillage de ce mode de rencontre ou le subjectivement concu etl’objectivement percu se conjuguent en une realite a chaque fois

singuliere. Comme le resume Winnicott [29, p. 120–1] : « Des lanaissance, [. . .] l’etre humain est en butte a la question de larelation entre ce qui est percu objectivement et ce qui est concusur un mode subjectif [. . .]. La zone intermediaire a laquelle jeme refere est celle que l’on alloue a l’enfant et qui se situe entrela creativite primaire, et la perception objective basee surl’epreuve de la realite. »

Deuxiemement, contrairement a la pensee freudienne, lesapproches realistes du delire insistent de maniere prevalente surle caractere anormal ou devoye des solutions delirantes. Ainsi,tant Nacht, Racamier que Resnik envisagent le delire comme unetentative de guerison mais, du fait de leur reference normee a larealite, la reconstruction delirante tend a acquerir un aspectdeficitaire. En somme, etant donne que le delire se trouveaborde a partir de son inadequation avec la realite et non plus apartir du travail de reconstruction qu’il assure, son pouvoirresolutif s’en trouve profondement disqualifie. Nous l’avons vu,Nacht et Racamier [24] reduisent le delire a une « relationalienee d’un sujet a un objet et a un monde aliene » ou encore aune « pseudo-relation objectale ». De meme, pour Resnik [26],les productions delirantes correspondent a une « solutionpathologique » qu’il s’agit de desamorcer a travers un processusde « reconciliation » avec la realite du monde exterieur.

Toutefois, malgre les lacunes que presente cette conceptionobjectivante du delire, de nombreux ouvrages scientifiques etclassifications internationales [1] utilisent l’alteration de la realitecomme principal repere afin de definir les formations delirantes.Bien qu’il s’agisse de reconnaıtre que certains contenus delirantspeuvent etre en decalage avec le sens communement partage parun ensemble d’individus, l’experience clinique tend a indiquerque ce critere ne s’avere ni necessaire ni suffisant dans le reperagedu delire. Aussi, il nous semble indispensable d’affiner notredefinition de l’activite delirante a partir de nouveaux indicescliniques qui rendent compte non plus du jugement del’observateur exterieur, mais des enjeux subjectifs de la personnedelirante.

3. Delire et enonciation

Afin de se degager d’une lecture realiste et normative du delire,certains auteurs ont tente de developper une approche seconcentrant davantage sur les parametres subjectifs de l’activitedelirante. Dans ces conditions, il s’agit moins de considerer le delirecomme une entite en soi que de le ramener a la subjectivite de sonauteur. Ainsi, Bolzinger [5], en se referant aux enseignements deLacan [18], propose d’apprehender le delire non pas a partir del’incoherence de ses enonces, des « idees delirantes » qu’il vehicule,mais a partir de son mode d’enonciation, c’est-a-dire la maniereavec laquelle le sujet tend a se positionner par rapport a sondiscours. Dans cette perspective, Bolzinger concoit le delire commeune enonciation infatuee par laquelle le sujet se prend pour autrequ’il n’est. L’enonciation delirante se rapporte ainsi a unphenomene de croyance exacerbe au sein duquel la personnepsychotique se perd dans le vertige narcissique de son proprediscours. Ce qui permet a l’auteur [5, p. 10] de suggerer unenouvelle definition du delire : « Delirer, c’est croire, se croire, s’ycroire. Croire : le delire est une croyance, c’est-a-dire une certainequalite d’enonciation vibrante et passionnee sur un enonce peuspecifique et variable dans ses themes. Se croire : le delire est unecroyance a propos de soi ; le delirant expose et transpose en undiscours narcissique, solitaire et entete, une identite ideale qu’ils’attribue en depit de tout. S’y croire : le delire est une croyanceinfatuee, caracterisee par une exaltation presomptueuse, uneassurance dominatrice et invincible, sans souci d’etre reconnue oupartagee par autrui. »

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Par sa definition du « delirer », Bolzinger tend a cerner unelement essentiel de la semiologie du delire, a savoir non pas tantla dimension de croyance qu’il represente pour le sujet, cettederniere renvoyant au regime du doute et de la supposition1, maisla valeur de certitude et de conviction inebranlable qu’il tend arevetir pour lui. Cet abord du delire presente l’avantage de libererl’etude de la psychose tant de la reference sterile a la « realite » quedu forcage qu’il s’agirait d’operer afin de ramener le sujet delirantdans son champ. Comme le resume l’auteur [5, p. 10] : « Si le delireest une croyance infatuee a propos de soi, il a des reperes cliniquesnon pas dans l’enonce, mais dans l’enonciation, non pas dans lerapport du sujet a la ‘‘realite’’, mais dans la position qu’il prend parrapport a lui-meme. »

Toutefois, la definition proposee par Bolzinger presente unecertaine limite. En effet, dire a propos du delire qu’il ne se souciepas de la reconnaissance d’autrui souligne bien sa valeur decertitude sur laquelle vient se briser la dialectique du rapport al’autre. En revanche, envisager le delire comme un « discoursnarcissique, solitaire et entete » tend a l’amalgamer avec uneproduction purement partiale et solipsiste, ce que ne confirme pasnecessairement l’experience clinique. Ainsi, la mission d’extermi-nation du peuple juif executee par Hitler lors de la Seconde Guerremondiale peut tres bien etre consideree comme un delireparanoıaque auquel beaucoup adhererent malgre son aspectcertain et peu dialectisable. De meme, comment expliquerl’engouement de certaines pratiques sectaires alors que le discoursde leurs gourous semble s’inscrire dans les coordonnees d’uneenonciation delirante ? Freud lui-meme [13] n’avait-il pas repereque le delire pouvait exercer un empire extraordinaire sur lesfoules ? Aussi, outre la certitude dont est empreinte l’enonciationdelirante, il nous faut envisager d’autres paradigmes theoriquessur la question du delire, qui tiennent compte non seulement durapport du sujet a son discours mais egalement de son rapport a sadimension pulsionnelle.

4. Delire et structure

En se referant aux textes freudiens et a leur relecture ulterieurepar Lacan, Maleval [21–23] introduit une nouvelle approche dudelire psychotique qui se differencie des precedentes en ce qu’ellese refere a la « logique » des constructions delirantes, c’est-a-dire aumode d’evolution interne qui les caracterise. Le delire se repereainsi pour chaque sujet non plus a partir de sa forme mais a partirde sa structure evolutive et des regularites qui le servent dans satentative de solution auto-therapeutique. Ce qu’enonce cet auteur[23, p. 21] : « En psychopathologie, comme en psychanalyse,comme en toute autre discipline, une demarche qui vise a larigueur scientifique doit se detacher des phenomenes afind’apprehender au-dela de ceux-ci des constantes structurales.Cela ne s’avere possible qu’a la faveur d’une etude attentive de laparole du sujet. Il apparaıt alors qu’il n’y a pas d’idee delirante ensoi, mais uniquement des sujets delirants. »

La logique du delire procede, selon Maleval, d’une evolutiondans le rapport du sujet a la jouissance qui le fonde. Ce concept de« jouissance », traduction par Lacan de la pulsion de mortfreudienne, designe une satisfaction pulsionnelle inconsciente sededuisant de l’investissement du corps du sujet par le desir de

1 Pour Lacan [19,20]), le sujet psychotique se soutient de la certitude d’etre

intimement concerne par les agissements de l’autre. Cet effet de certitude

correspond a une signification imposee qui se produit a la place de la signification

elle-meme [20, p. 16] : « Il s’agit en fait d’un effet du signifiant, pour autant que son

degre de certitude (degre deuxieme : signification de signification) prend un poids

proportionnel au vide enigmatique qui se presente d’abord a la place de la

signification elle-meme. » Et ce, contrairement au regime de la croyance au sein

duquel la signification renvoie a une signification premiere qui se revele toujours

incertaine pour le sujet.

l’Autre. Autant dans la nevrose cette jouissance vient a etre reguleepar son inscription dans le langage, autant dans la psychose elleechappe a la fonction normalisante du signifiant phallique et tend arester immanente au sujet et a son corps. Dans ce contexte, lastructure du delire psychotique s’ordonne d’une tentative depacification de la jouissance insensee [21, p. 91] : « Elle prend sondepart en une angoisse initiale, puis, afin de remedier a celle-ci, elles’oriente vers l’elaboration d’une solution toujours plus achevee. »

Cet abord du delire a partir de la jouissance pulsionnelle permeta Maleval de schematiser la logique des formations delirantes enune succession reglee de quatre periodes particulieres. La premierese refere a la non-transposition de la jouissance dans le domaine dusignifiant et a sa delocalisation consecutive dans le lieu du corps.Cette premiere phase du delire coıncide avec la survenue d’uneperplexite angoissante, etant donne l’ouverture d’une failleinsondable dans le champ symbolique du sujet.

Afin de pallier aux effets insupportables de cette situation, lesujet psychotique peut faire le choix du delire afin de donner unecertaine explication aux evenements enigmatiques qu’il rencontre.Pour ce faire, une importante mobilisation du signifiant se produit,de sorte que s’organise une metaphore delirante en lieu et place dela faille symbolique initiale. Cette seconde periode du delirepreside ainsi a un essai de « significantisation de la jouissance ». Adefaut de pouvoir recourir au signifiant phallique afin de bouclerleur tentative d’interpretation, certains sujets delirants font alorsappel a l’imaginaire d’une reference paternelle apte a incarner,sous la forme d’un Autre, le savoir permettant de rendre compte dela jouissance insensee. Cette operation succedant a celle, prealable,de significantisation correspond a ce que Maleval appelle« l’identification de la jouissance dans l’Autre ».

D’avoir porte au signifiant la jouissance et de l’avoir situee aulieu de l’Autre, le sujet delirant tend a retrouver une certaine assisesubjective, a partir de laquelle il se fait l’organisateur de ce qui luiarrive. Cette portee pacifiante du delire vient a atteindre son acmepotentielle au cours de la derniere periode du delire. Celle-ci setrouve atteinte par les sujets ayant pu elaborer un savoirdeductible de leur confrontation a l’Autre jouisseur. La concep-tualisation de ce savoir conditionne ce que Maleval appelle « leconsentement regle a la jouissance de l’Autre ». C’est-a-dire qu’apartir de la verite exceptionnelle qu’il retire du lien a l’Autre, lesujet delirant peut s’accommoder de la presence envahissante dece dernier etant donne le savoir dont il se fait garant. Ce niveaud’achevement le plus eleve de la logique auto-therapeutique dudelire correspond pour Maleval au passage de la psychoseparanoıaque a la paraphrenie systematique. Ce mode d’evolutiondu delire resulte, pour l’auteur [22, p. 323] de l’amenagementultime du rapport du sujet a la jouissance qui l’assaille : « Quandune thematique de persecution surgit, quand l’Autre s’incarne enune figure de Pere jouisseur, le psychose ne dispose que d’unnombre limite de solutions pour soutenir la confrontation : se fairedechet face a son desir innommable en est une, devenir sa femmeen constitue une autre, plus elaboree, le paranoıaque eprouvevolontiers l’envie de supprimer le geneur, enfin certains choisis-sent de se mettre a son service en temoignant des revelations qu’illeur a communiquees. En fait, au-dela de ces phenomenes, unememe problematique ne cesse d’insister : comment rendreacceptable la position fondamentale du sujet psychose toujoursen danger de s’apprehender comme objet de jouissance pour ledesir de l’Autre ? C’est a cette question que les diversesconstructions delirantes tentent de repondre avec plus ou moinsd’habilete. »

5. Delire et fonctions

L’approche adoptee par Maleval [21–23], en ce qu’elle s’orientede la logique evolutive des formations delirantes, permet de

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considerer le delire a partir des regularites structurales quil’ordonnent. Ce faisant, elle renoue avec la pensee freudienne ence qu’elle offre la possibilite d’une lecture clinique du delireindependante de toute reference normee a la « realite ». En nousinspirant de cette demarche, nous avons developpe un travail derecherche qui, a partir d’un autre courant de l’epistemologiepsychanalytique, se concentre plus particulierement sur lesfonctions du delire. Autrement dit, nous avons choisi d’aborderles constructions delirantes non pas necessairement a partir deleur structure interne, mais a partir des proprietes fonctionnellesqu’elles assurent pour le sujet psychotique. Notre modelisation del’activite delirante ne se veut donc pas un approfondissement destheorisations de Maleval, auxquelles nous ne pouvons querenvoyer le lecteur, mais une analyse differentielle de l’operativitedu delire. Aussi, avant d’introduire les principaux axes de notreapproche fonctionnelle des productions delirantes, il nous faut toutd’abord envisager les enjeux de la psychose auxquels ces dernieresse rapportent.

Dans la theorie psychanalytique post-freudienne, la psychoseresulte d’une experience traumatique primaire ne pouvant etreintegree au sein de la subjectivite. La problematique psychotiques’originerait ainsi d’un evenement catastrophique survenant ausein des premieres relations du sujet a son environnement et dontle modele pourrait etre le trauma affectif. Cette experienceperturbatrice comme condition de la psychose a ete conceptualiseesous differentes formulations au sein du lexique psychanalytique.Ainsi, Bion [4] a parle de « terreur sans nom », Winnicott [30]d’« agonie primitive », Roussillon [27] de « terreur agonistique » etGreen [16] d’« angoisse impensable » pour designer une situationtraumatique pouvant presider a l’etablissement d’une psychose.

En introduisant un leger decalage avec la pensee de ces auteurs,nous proposons de relier ce traumatisme primaire moins a unevenement en tant que tel qu’a la position impensable qu’ildesigne pour le sujet. Plus precisement, en nous inspirant de lapensee d’Aulagnier [2,3], nous suggerons que le noyau catastro-phique conditionnant le developpement d’une psychose proceded’un « interdit de penser » concernant l’histoire du sujet et laquestion de ses origines. En somme, dans la psychose, l’experiencetraumatique confronte le sujet a une realite massive et siderantedont il ne peut en interpreter les causes a partir de son activite derepresentation.

Il nous faut preciser d’emblee que cette position impensableque nous situons comme condition possible a l’emergence d’unepsychose temoigne de la facon dont le sujet a vecu le lien a sonenvironnement et non pas de la maniere dont ce lien s’esteffectivement deploye au cours de son histoire. Ici encore, la realiteeprouvee procede d’une construction subjective dont la valeurpsychique prime sur la recherche d’une causalite unique entrel’objectivement percu et le subjectivement concu. Comme leresume Di Rocco [6, p. 107] : « Il ne s’agit pas [. . .] de l’histoire de larelation a l’environnement en elle-meme, mais de l’histoire de lamaniere dont la relation intersubjective a ete vecue. »

Cette configuration traumatique renvoyant a la maniere dont lesujet a fait l’experience du lien a son environnement engendredeux implications majeures au niveau de son fonctionnementpsychique. Premierement, le sujet, a moins de pouvoir interpreterle deroulement de son histoire a partir des evenements qu’ilrencontre, se voit confronte a un « impensable fondamental »concernant la question de ses origines. Ainsi, en raison de laposition insensee a laquelle le sujet s’est senti convoque au coursdu traumatisme primaire, tout un pan de sa realite reste ensouffrance d’elaboration. De ne pas pouvoir etre assimilees sous laforme d’une mise en histoire, les traces des premiers echanges avecl’environnement viennent a hanter les arcanes de l’espace subjectifet a faire potentiellement retour sous la forme de sensationshallucinees, d’affects bruts et d’impressions enigmatiques.

Deuxiemement, en raison de l’experience catastrophique, lesujet se voit dans l’impossibilite de reguler son economiepulsionnelle a partir d’un processus de symbolisation partageavec son environnement. Le debordement pulsionnel qui endecoule tend a envahir le corps de la personne psychotique demaniere diffuse et lancinante. De meme, l’activite de pensee, dufait la presence massive et oppressante de la pulsionnalitetraumatique, ne se trouve pas coordonnee a ce que Roussillon[27, p. 150] appelle une « representation de l’absence derepresentation ». C’est-a-dire que la pulsion, a l’image de l’objetqui l’active, s’avere toujours de trop dans la psychose, empechantde surcroıt le deploiement d’une premiere representation del’absence. A defaut de cette derniere comme « structure encadrantede la psyche » [15], la pensee ne peut se saisir elle-meme et s’auto-informer de son propre travail de symbolisation. La reflexivitepsychique, comme « capacite a se sentir soi-meme » [27, p. 139], sevoit des lors profondement entravee dans la problematiquepsychotique.

Face aux effets desorganisateurs du traumatisme primaire et al’irruption cataclysmique d’angoisse qu’il produit, nous pensonsque le sujet peut mobiliser une premiere pensee delirante commesolution palliative a l’absence de toute subjectivation de son passeinfantile. Pour ce faire, nous proposons de concevoir le delirecomme l’articulation dynamique de trois principales fonctionssoutenant le psychisme dans sa tentative de resolution auto-therapeutique. La premiere, conceptualisee sous le terme de« fonction contenante », envisage le delire comme un espacepsychique propre a contenir et a transformer de manieresignifiante les fragments de l’impense traumatique se donnantau sujet par les voies du processus hallucinatoire. Ainsi, ens’appuyant sur la mise-en-forme sensorielle a laquelle procedentles hallucinations [14], la fonction contenante du delire s’efforce derassembler en une traduction interpretee les residus mnesiques serapportant a la position impensable a laquelle le sujet s’est sentiassigne au cours de son histoire. De cette facon, la partie nonsymbolisee de l’experience relationnelle avec les objets primaires,moins d’errer de maniere eparse au sein de l’espace psychique etcorporel de la personne psychotique, tend a etre articulee a unepremiere trame de significations venant par la-meme eclairer lemystere angoissant de ses origines.

Il nous semble important de souligner que ces operations demise en forme et de mise en sens que realise la fonctioncontenante et conteneur [17] du delire president a une formede pensee aux proprietes particulieres. Tout d’abord, en raison dela pulsionnalite debordante qui le traverse, l’appareil de langagetend a donner lieu a des pensees concretes au sein desquelles lesmots viennent incarner les choses qu’ils sont censes representer[10,11]. Segal [28] parle a ce propos d’« equation symbolique »pour designer cette indifferenciation structurale entre le symboleet la chose originelle a laquelle il renvoie. Ensuite, a defaut d’unerepresentation de l’absence comme miroir interne de la psyche, lapensee delirante ne peut s’auto-informer de son action repre-sentative. Dans ce cas, une propension a la « sursignification » [7]se precipite au sein de l’activite de pensee, celle-ci cherchant envain a obtenir un travail de symbolisation suffisamment reflexifsur lui-meme.

Il s’agit de preciser que ces deux proprietes de la fonctioncontenante du delire ne se rapportent pas a la qualite representa-tive de la pensee delirante mais a l’aspect formel que cette dernieretend a acquerir dans les conjonctures de la psychose. Ainsi, au-delades traits qui la caracterisent, la fonction contenante du delireconstitue avant tout un effort pour rendre cernable et nommablel’impense traumatique qui ravage le sujet et son corps. Ce faisant,la position insensee dont se sent captive la personne psychotiquebeneficie de ce que nous avons appele un « deplacementsemantique ». Ce dernier vient transposer dans les dimensions

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du pensable la place indicible a laquelle s’est senti convoque lesujet delirant sans jamais avoir pu la vivre ni la penser.

Toutefois, si la fonction contenante du delire se reveleinsuffisante a juguler le debordement pulsionnel inherent autraumatisme primaire, la tentative de mise en sens a laquelle ellepreside reste relativement fragile et instable. Dans ce cas, noussuggerons que le delire tend a deployer une operation psychiquesupplementaire visant a prolonger l’action apaisante de sa fonctioncontenante et conteneur. A defaut de pouvoir metaboliserentierement la pulsionnalite traumatique, l’activite delirante peutevacuer sur un objet du monde exterieur la partie plethoriqued’excitation pulsionnelle n’ayant pu etre suffisamment integree al’espace contenant du delire. De cette maniere, la personnedelirante peut localiser au-dehors d’elle les pulsions envahissantesqui l’accablent et s’en proteger par la mise en place d’une certainemaıtrise psychique. Ce mouvement de projection de la pulsionna-lite impensable confererait en retour une coloration paranoıaqueau delire.

De plus, cette seconde fonctionnalite du delire, que nous avonsappelee « fonction localisante », permet de redeployer dans unnouveau contexte relationnel la place impensable a laquelle s’estsentie precocement assignee la personne psychotique. Elleprocede ainsi a un « deplacement topique » de la position insenseedu sujet, c’est-a-dire qu’elle tend a la transposer dans une realiteobjectale s’averant moins traumatique. De cette maniere, le delireconcourt non seulement a rendre pensable la position du sujetpsychotique, mais egalement a la rendre davantage vivable etsupportable pour lui.

L’action conjuguee des fonctions contenante et localisante dudelire soutient, selon nous, la survenue d’une troisieme fonction-nalite delirante : la « fonction identifiante ». Etant donne que laposition impensable de la personne psychotique se voit progres-sivement remaniee au cours de son delire, il lui devient possibled’amenager la place traumatique dont elle a fait l’experience aucours de son passe relationnel. Dans ces circonstances, nouspensons que le sujet peut rendre compte de la reorganisation de saposition delirante a travers un identifiant auto-cree. Ce dernier, parla certitude inebranlable qu’il produit, vient alors suppleer auxenonces manquants ou insenses concernant la question de sesorigines. Ce faisant, l’identifiant auto-engendre du delire permet ausujet de donner une reponse apaisante a l’enigme de son histoiretout en rendant tolerable le rapport qu’il entretient avec les autres.Aussi avons-nous finalement pose la creation de cet enonceidentifiant comme l’asymptote fonctionnelle du delire.

Cette maniere de concevoir le delire a partir des fonctions qu’ilassure pour le sujet permet d’introduire une nouvelle definition del’activite delirante. Cette derniere, plutot que d’etre mesuree al’etalon de la « realite », se deduit du processus fonctionnel qu’elleordonne au sein de la subjectivite de la personne psychotique. Deslors, le « processus delirant » pourrait etre finalement defini commel’articulation dynamique, complexe et singuliere d’une ou deplusieurs fonctions du delire, a savoir les fonctions contenante,localisante et identifiante, par lesquelles le sujet psychotique tented’amenager les conditions d’une existence pensable au sein d’unehistoire impensee.

Afin d’illustrer ces differentes fonctions du processus delirant etde cerner les enjeux qu’elles recouvrent, referons-nous a unecourte vignette clinique issue de notre pratique institutionnelle.

6. Laure : « Je parle trop »

Laure est une jeune femme que nous rencontrons dans le cadrede son hospitalisation au sein d’un centre psychiatrique. Pendantles premiers jours suivant son admission, Laure semble commeenvahie par les evenements qui se dechaınent autour d’elle. Ainsi,

elle peine tant dans la realisation de ses mouvements que dans laformulation de ses paroles, son corps paraissant tetanise par uneangoisse diffuse et indicible. Progressivement, elle se fond dans unmutisme complet, errant sans mot dire dans les espaces del’etablissement hospitalier. C’est a ce moment que nous luiproposons de la rencontrer en entretien, ce qu’elle accepte. Lorsde cette premiere seance, Laure nous decrit, d’un ton calme etcontinu, certaines dimensions de son histoire. Elle se presente : ellea 21 ans, est originaire d’un pays d’Afrique centrale et vit depuisune dizaine d’annees en France en compagnie de son pere, sa mereetant restee au pays. Sur la demande de Laure, l’entretien, qui n’adure que quelques minutes, se conclut sur ses propos.

Six semaines s’ecoulent. Le tableau psychique de la jeunefemme ne semble pas s’etre amende. Celle-ci demeure dans unprofond silence, deambulant lentement dans les couloirs duservice et n’exprimant aucune difficulte particuliere. Elle refusenos entretiens, declarant d’une voix paisible qu’elle n’a rien a direet que nos rencontres ne serviraient a rien. Un jour, toutefois, elleaccepte l’une de nos invitations. Au cours de ce second entretien,Laure evoque une preoccupation particuliere. Elle dit : « Je parle detrop. C’est souvent ce que font les gens qui manquent d’affection. »Elle relie alors cette problematique au fait que son pere l’arecemment chassee du domicile familial et qu’il ne veut plusl’accueillir lorsqu’elle tente de retourner aupres de lui. En outre,elle se dit preoccupee par une proposition que lui aurait faite unmembre de l’equipe soignante. Ce dernier l’aurait conviee a realiserune tournante sexuelle, ce qui semble induire chez elle un regaind’angoisse considerable. Elle dit : « Je sais ce que c’est et je ne veuxplus jamais vivre ca. »

Trois semaines s’ecoulent a nouveau. Laure ne souhaite plusd’entretien et continue son existence erratique et silencieuse ausein de l’institution. Cependant, lorsque la semaine suivante nousrevenons dans le service, la patiente nous apparaıt commetransfiguree. Elle se montre vivante, souriante et deborded’energie. Quand nous lui proposons un nouveau rendez-vous,Laure accepte sans hesiter et nous la rencontrons le lendemain. Ellearrive radieuse a notre entretien et tend avec un certainempressement a nous exposer sa revelation : on lui a transmisle remede contre le virus du sida. Elle nous indique tres sobrementque c’est saint Joseph qui lui est apparu en vision et qui lui adivulgue la formule de cet antidote miracle. Des lors, elle souhaitesortir de l’hopital, retourner chez elle et contacter un laboratoirepharmaceutique afin de sauver toutes les personnes contamineespar le sida en Afrique.

Pendant qu’elle nous explique ce projet, la patiente precise quesaint Joseph ne cesse de lui parler et de lui raconter des histoiresdroles dans lesquelles il se moque gentiment d’elle. Elle nousenonce ensuite que ce dernier lui a prealablement fait subir lessouffrances inherentes au virus du sida avant de lui reveler lesecret du remede contre cette maladie. Elle dit : « C’etait vraimenttres douloureux, j’ai ressenti des picotements partout a l’interieurde mon corps. » Toutefois, malgre les sensations ravageantes dontelle se sent l’objet, Laure paraıt accueillir avec beaucoup desatisfaction la mission que saint Joseph tend a lui confier. Elle dit :« Cela me fait tres plaisir, cela me donne de la motivation. SaintJoseph m’a sauvee, il m’a releve la tete. Avant j’avais peur, j’etaisdistante et maintenant j’ai plus de confiance en moi. Il me remetd’aplomb quand je vacille. C’est un papa-gateau, un papad’adoption comme il a ete le papa d’adoption de Jesus. » L’evocationde ses propos semble alors confronter la patiente a la resurgence decertains aspects siderants de son histoire familiale. Ainsi, elleajoute : « Mon pere n’etait pas mechant, il n’a pas eu de chance. Jene le condamne pas tout de suite, la prison l’aurait detruit. Il nousbattait mais il etait aussi protecteur. Il nous a defendues contrenotre premiere belle-mere qui etait musulmane. Il a sa part deculpabilite. Il avait aussi des maıtresses de l’age de ma sœur. C’est

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aussi de la faute des filles qui acceptent. A 18 ans ca a deborde, j’aidu partir. Mais c’est a ma sœur de l’envoyer en prison, pas a moi.Elle voulait que ce soit moi qui porte plainte. »

Lorsque nous revoyons Laure la semaine suivante, celle-ci nousparle le visage ferme, assombri, sans aucune expression affective.Elle souhaite a nouveau discuter de certains fragments de sonpasse familial et notamment de la relation a sa sœur ainsi qu’a samere. Elle nous explique que cette derniere est decedee il y a 14 anssuite a une maladie qui l’obligea a rester a l’hopital pendant denombreuses semaines. Quant a sa sœur, elle nous indique qu’ellessont toutes deux de meres differentes mais qu’elles entretiennentde bonnes relations. Elle dit : « On s’aime, on se comprend mais cesont les gens qui ne nous comprennent pas. Ils pensent que l’on sedispute alors que l’on s’aime. » De plus, elle tient a preciser : « Et jene suis pas jalouse d’elle car j’ai saint Joseph avec moi. »

Suite a l’evocation de ce dernier, la patiente change de visage.Elle s’illumine et semble se raviver psychiquement. Elle dit : « Cafaisait deux ans que j’etais en depression et Joseph m’a beaucoupaidee. Maintenant, je suis la femme la plus heureuse du monde carc’est la premiere fois qu’on me fait confiance. J’ai recu la confiancede Dieu, je suis une deesse. » Laure revient ensuite sur sa missionvisant a remedier aux ravages du sida en Afrique et nous confied’emblee la formule du remede que lui a divulgue saint Joseph :« C’est H2Ocl. »

Enfin, lors de notre derniere rencontre, la patiente nous exprimeposement son souhait de quitter l’hopital afin de trouver du travailet de prendre contact avec un laboratoire pharmaceutique en vuede mener a bien son projet. Elle aborde egalement pour la premierefois le rapport conflictuel qu’elle entretient avec son pere. Aussi, ala fin de l’entretien, elle conclut : « Je ne veux plus le voir. Ca fait unan qu’il m’a gentiment fait comprendre que je n’etais plus sa fille. Jene veux plus lui parler. Maintenant je suis avec saint Joseph et j’aima formule : H2Ocl. »

7. D’une interpretation fonctionnelle du processus delirant

Le cas de Laure nous semble particulierement interessant en cequ’il tend a deplier au sein d’une periode donnee les differentesfonctions du processus delirant. Afin de les mettre en evidence,reprenons les principales phases ayant scande l’hospitalisation deLaure et tentons de degager les enjeux psychiques qui leur sontassocies.

Quand nous rencontrons Laure pour la premiere fois, celle-cisemble plongee dans un etat de stupefaction psychique particu-lierement intense et ravageant. Ce sentiment de sideration quenous evoque la patiente se traduit tout d’abord dans la manieredont cette derniere tend a habiter son corps. En effet, Laure ne cessede deambuler dans les couloirs du service d’un pas lent, vide etmaladroit. A cette sensation de desincarnation corporelle que lapatiente nous renvoie s’ajoutent ensuite les quelques plaintes dontelle nous fait part au cours de nos premiers entretiens. Laureaffirme ainsi ressentir des picotements a l’interieur de son corps,qui la tenaillent et lui causent d’importantes douleurs.

Cet envahissement anxieux dans lequel se trouve captive cettejeune femme se repere egalement dans la petrification de sesprocessus de pensee et de ses capacites reflexives a se penser elle-meme. Ainsi, Laure semble comme aspiree dans un gouffre desilence au sein duquel aucune activite de mentalisation neviendrait temoigner d’un murmure de vitalite psychique.

Cette impression de tetanisation tant corporelle qu’affectivesemble se deduire pour Laure de la reactualisation d’uneexperience perturbatrice n’ayant pu etre suffisamment assimileeau sein de sa subjectivite. Ce noyau traumatique reste en attente desymbolisation pourrait notamment s’inscrire dans la reactivationd’une position impensable pour la patiente. La resurgence de ce

vecu catastrophique se repere notamment dans ses proposconcernant les agissements de son pere et dans l’invitation quelui aurait faite un membre de l’equipe soignante a effectuer unetournante sexuelle avec elle. Dans les deux cas, elle semble etrecompulsivement convoquee a une place impensable et angoissantedans sa relation aux autres. Ces differentes situations temoigner-aient ainsi de la facon dont Laure s’est sentie situee par l’autre aucours du traumatisme primaire.

De ne pas pouvoir interpreter cette position a partir d’uneactivite de representation partagee avec son environnement, lapatiente semble etre confrontee a une realite enigmatique etoppressante qui ne cesse de s’imposer a elle. Cet impensetraumatique semble precipiter de surcroıt un debordementpulsionnel inassimilable au sein de sa subjectivite. Ce dernier,reactive par la recente mise a la porte du domicile paternel,procederait d’une intensite directement proportionnelle aumouvement de sideration qui ravage le fonctionnement psychiqueet corporel de la patiente.

C’est dans les circonstances du redeploiement de cet impenseprimaire et de l’envahissement pulsionnel qu’il declenche quevient s’organiser pour Laure une premiere fonction delirante.Progressivement, au cours de nos entretiens, la patiente nousindique percevoir des voix et des visions qu’elle attribue dans sondelire a l’action de saint Joseph lui transmettant au nom de Dieu leremede contre le sida. Ainsi, au lieu de stagner de maniere diffusedans l’atmosphere psychique du sujet, les eprouves traumatiquesviennent a etre rattaches, dans le delire de la patiente, a unepremiere causalite signifiante. D’effractants au depart, les ele-ments impenses du passe infantile deviennent davantage suppor-tables pour Laure etant donnee la mise en sens delirante dont ilsbeneficient.

Du fait qu’il recueille et transforme les composantes inelabor-ees de son histoire, la fonction contenante du delire sembleegalement permettre a la patiente de reinvestir a minima unecertaine dimension objectale. Aussi, Laure entretient-elle au seinde sa realite une relation privilegiee avec saint Joseph, dont ellesouhaite nous faire part lors de nos rencontres. Ce mouvement dereliaison delirante avec le monde exterieur procede alors d’unemise a distance du debordement pulsionnel n’ayant pu etrecompletement endigue par les proprietes contenantes du delire.Nous retrouvons a cet endroit la seconde fonctionnalite duprocessus delirant, a savoir la fonction localisante par laquelle lesujet vient situer a l’exterieur de lui la surcharge pulsionnelle quil’encombre.

A travers l’action conjointe de ces deux premieres fonctions dudelire, nous pensons qu’il devient possible pour Laure dereorganiser la position impensable a laquelle elle s’est sentieprecocement assignee au sein de son passe infantile. Ainsi, la placeadoptee par la jeune femme au cours de son histoire se voitprogressivement remaniee au sein de son delire de telle sortequ’elle devienne pensable et assumable pour elle. Comme nousl’avons mentionne plus haut, la transformation du positionnementtraumatique de Laure procede tout d’abord d’un « deplacementsemantique » assure par la fonction contenante de son delire.Ensuite, la fonction localisante du processus delirant, par lesmouvements relationnels qu’elle amorce, accomplit un « deplace-ment topique » par lequel se redeploie, sous d’autres conditionsobjectales, la position subjective qu’a eprouvee la patiente au coursde son passe infantile. De cette maniere, a defaut d’etreentierement desamorcee a la faveur du delire, la place impensableet impensee a laquelle a ete confrontee Laure tend a etre amenageesous une forme davantage accommodable pour elle.

Cette tendance du delire a l’apaisement psychique atteint sonacme lorsque la patiente vient a rendre compte du remaniement desa position subjective par la creation d’un identifiant auto-cree,« H2OCl ». Ce dernier temoigne de la solution identificatoire de

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Laure dans laquelle elle incarne la mission salvatrice commandeepar Dieu afin de remedier au virus du sida. De plus, comme Laurenous le fera remarquer, « Cl » correspond a l’initiale de son prenom,et ce sans aucune reference a son nom de famille. Tout semble sepasser comme si cette fonction identifiante du delire procedaitd’une tentative de la patiente de s’attribuer un enonce sur elle-meme faisant l’economie de la relation traumatique a sonenvironnement.

Comme nous pouvons le constater, ce principe identifiantelabore par Laure au cours de son delire vient cerner en uneorganisation de sens differents fragments non subjectives de sonhistoire. Ainsi, l’identifiant « H2OCl » permet de transformerl’impense traumatique en une formule signifiante davantagepensable et tolerable pour elle. Dans ces conditions, la patientene semble plus tetanisee par sa confrontation au blanc siderant deses origines, etant donne qu’elle a pu, a travers son delire, pallierl’enigme de celles-ci par la creation auto-engendree d’un nouvelidentifiant.

A la lumiere de ces considerations, nous pensons quel’identifiant auto-cree de Laure correspond au point d’achevementasymptotique de son processus delirant. Du fait des differentescomposantes subjectives qu’il coordonne, cet enonce identifiantconcourt, selon nous, a la stabilisation psychique de la patiente,permettant de surcroıt la relance d’un travail clinique avec sonpsychiatre. Ainsi, il rend compte de l’articulation des differentesfonctions du delire qui, a partir d’une triple operation de traductionsignifiante, de localisation pulsionnelle et de resolution identifi-catoire, s’efforce de transformer la place insensee du sujet en uneposition pensable et habitable par lui.

8. Pour une clinique du delire

Degager l’etude du delire du champ de la « realite » et s’interesseraux enjeux subjectifs qu’il recouvre permet de mettre en evidenceles fonctions du processus delirant dans l’appareil psychique de lapersonne psychotique. Cette conception du delire est d’autant plusfondamentale qu’elle inflechit en retour les enjeux du dispositifclinique avec des patients delirants. Ainsi, plutot que de vouloirramener le sujet dans l’experience de la « realite » ou de vouloircorriger la signification qu’il en donne, il s’agirait pour le praticien desoutenir de facon structurante les lignes d’efficience que coordonnele delire. Le travail d’elaboration clinique pourrait des lors se deduired’un accompagnement du sujet dans la mise au point de sa solutiondelirante a partir des effets de sens, de creation et de liaison qu’elleamorce. Ce mode d’intervention clinique permettrait, d’une part, derencontrer la personne psychotique dans la singularite de sonfonctionnement psychique, et, d’autre part, d’amenager les poten-tialites resolutives que le delire tend a y produire.

Declaration d’interets

L’auteur declare ne pas avoir de conflits d’interets en relationavec cet article.

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