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Médecine palliative — Soins de support — Accompagnement — Éthique (2010) 9, 303—308 ÉTUDE ORIGINALE Quels accompagnements à l’hôpital pour un enfant atteint d’amyotrophie spinale de type I et sa famille ? Which care for children with spinal muscular atrophy type I and their families at hospital? Patricia Jouinot a,1,, Brigitte Estournet b,2 a Consultation pluridisciplinaire des maladies neuromusculaires, unité de réanimation, pôle pédiatrie, hôpital Raymond-Poincaré, 104, boulevard Raymond-Poincaré, 92380 Garches, France b Consultation pluridisciplinaire des maladies neuromusculaires, pôle pédiatrie, Brézin IV, hôpital Raymond Poincaré, 104, boulevard R.-Poincaré, 92380 Garches, France Rec ¸u le 19 mars 2010 ; accepté le 19 mars 2010 Disponible sur Internet le 8 octobre 2010 MOTS-CLÉS Amyotrophie spinale de type I ; Soins palliatifs ; Alliance thérapeutique Résumé La prise en charge à l’hôpital d’un bébé atteint d’une maladie létale fragilise géné- ralement les équipes et bouscule leurs repères professionnels. En ce qui concerne l’amyotrophie spinale de type I, les incertitudes liées aux aléas pronostiques peuvent particulièrement rigi- difier les pratiques et, en ce sens, altérer ou empêcher l’accompagnement des familles. Après l’exposé d’une situation clinique, seront dégagées les difficultés qui peuvent surgir au cours des différentes étapes de l’évolution de cette maladie, c’est-à-dire de l’annonce diagnostique à l’après du décès de l’enfant. Les contournements de ces obstacles constituent des moments décisifs propices à une alliance thérapeutique entre la famille et l’équipe hospitalière. Ils requièrent de la part des professionnels des capacités d’identification et le déploiement d’un « pouvoir-être » avec les familles, plutôt qu’un recours à des protocoles de soins préétablis. © 2010 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. KEYWORDS Spinal Muscular Atrophy type I; Palliative care; Therapeutic alliance Summary The clinical care of a baby affected by a lethal disease often weakens medical teams and shakes their professional grounds. Regarding spinal muscular atrophy type I, the doubts depending on the uncertain prognosis can particularly make practices too standardized and therefore may modify or impair the support that families and patients need. Taking as example a real clinical situation, we’ll show the difficulties that may appear during the various Auteur correspondant. Adresses e-mail : [email protected] (P. Jouinot), [email protected] (B. Estournet). 1 Psychologue clinicienne. 2 Responsable médical. 1636-6522/$ — see front matter © 2010 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.medpal.2010.09.007

Quels accompagnements à l’hôpital pour un enfant atteint d’amyotrophie spinale de type I et sa famille ?

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Médecine palliative — Soins de support — Accompagnement — Éthique (2010) 9, 303—308

ÉTUDE ORIGINALE

Quels accompagnements à l’hôpital pour un enfantatteint d’amyotrophie spinale de type I et sa famille ?

Which care for children with spinal muscular atrophy type I and their familiesat hospital?

Patricia Jouinota,1,∗, Brigitte Estournetb,2

a Consultation pluridisciplinaire des maladies neuromusculaires, unité de réanimation, pôlepédiatrie, hôpital Raymond-Poincaré, 104, boulevard Raymond-Poincaré, 92380 Garches,Franceb Consultation pluridisciplinaire des maladies neuromusculaires, pôle pédiatrie, Brézin IV,hôpital Raymond Poincaré, 104, boulevard R.-Poincaré, 92380 Garches, France

Recu le 19 mars 2010 ; accepté le 19 mars 2010Disponible sur Internet le 8 octobre 2010

MOTS-CLÉSAmyotrophie spinalede type I ;Soins palliatifs ;Alliancethérapeutique

Résumé La prise en charge à l’hôpital d’un bébé atteint d’une maladie létale fragilise géné-ralement les équipes et bouscule leurs repères professionnels. En ce qui concerne l’amyotrophiespinale de type I, les incertitudes liées aux aléas pronostiques peuvent particulièrement rigi-difier les pratiques et, en ce sens, altérer ou empêcher l’accompagnement des familles. Aprèsl’exposé d’une situation clinique, seront dégagées les difficultés qui peuvent surgir au coursdes différentes étapes de l’évolution de cette maladie, c’est-à-dire de l’annonce diagnostiqueà l’après du décès de l’enfant. Les contournements de ces obstacles constituent des momentsdécisifs propices à une alliance thérapeutique entre la famille et l’équipe hospitalière. Ilsrequièrent de la part des professionnels des capacités d’identification et le déploiement d’un« pouvoir-être » avec les familles, plutôt qu’un recours à des protocoles de soins préétablis.© 2010 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

KEYWORDSSpinal MuscularAtrophy type I;Palliative care;Therapeutic alliance

Summary The clinical care of a baby affected by a lethal disease often weakens medicalteams and shakes their professional grounds. Regarding spinal muscular atrophy type I, thedoubts depending on the uncertain prognosis can particularly make practices too standardizedand therefore may modify or impair the support that families and patients need. Taking asexample a real clinical situation, we’ll show the difficulties that may appear during the various

∗ Auteur correspondant.Adresses e-mail : [email protected] (P. Jouinot), [email protected] (B. Estournet).

1 Psychologue clinicienne.2 Responsable médical.

1636-6522/$ — see front matter © 2010 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.doi:10.1016/j.medpal.2010.09.007

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stages in the course of this disease, i.e. from the announcement of diagnosis until the deathof the child has happened. Every decision to bypass these obstacles is an opportunity to createa therapeutic alliance between the family and the medical team. Families and patients needfrom professionals empathy, meaning comprehension and identification rather than followingpre-determined strict protocols.© 2010 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.

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es relations qui se tissent entre les familles touchées par’amyotrophie spinale de type I3, révélée chez le nourrissont l’équipe hospitalière sont complexes car il s’agit pour lesrofessionnels de s’engager dans une histoire qui débute dèsa première rencontre. Cette histoire, toujours unique, seourrit des mouvements transférentiels multiples et spéci-ques qui se jouent entre chaque professionnel et la familleoncernée. Autrement dit, chacun de ceux qui se laisseront,arfois à leur insu, prendre dans la trame et accepterontnsuite d’y occuper une place en sortiront nécessairement

ransformés.

L’observation qui va suivre, au-delà d’un récit sur ceue donne à vivre cette maladie létale, met en relief lesécanismes défensifs auxquels ont recours les profession-

3 L’amyotrophie spinale infantile est liée à une dégénérescencees motoneurones qui ne peuvent plus acheminer l’ordre deontraction aux fibres musculaires. Ce sont des maladies génétiquesutosomiques récessives, liées dans 95 % des cas à la délétion homo-ygote du gène SMN situé sur le chromosome 5. Elle touche enoyenne une personne pour 6000 à 10 000 naissances. Le diagnos-

ic prénatal est possible en cas de grossesse pour les deux parentsétérozygotes. Le diagnostic d’hétérozygotie est possible pour laratrie et leur conjoint. Les amyotrophies spinales infantiles sontvolutives. Elles sont classées en plusieurs types (I, II, III), enonction de l’âge d’apparition des signes cliniques et de critèresonctionnels. Plus le début est précoce plus l’atteinte motrice estévère. L’amyotrophie spinale de type I débute avant l’âge de sixois et la tenue assise et se caractérise par une hypotonie mar-uée, associée à une motilité spontanée des membres très réduite,ne insuffisance respiratoire et des encombrements bronchopulmo-aires répétés avec surinfections. L’amyotrophie spinale de type Iecouvre elle-même des formes cliniques diverses, divisées en deuxrandes catégories : le type I précoce concernant les enfants qui’ont jamais acquis la tenue de tête et le type I bis pour ceux quint fait cette acquisition au cours des tous premiers mois de vie etont le pronostic est moins défavorable. Cette catégorisation estvant tout théorique car la frontière entre les deux sous-types estoue. En raison de l’atteinte des nerfs crâniens, peuvent survenirgalement, et à des degrés divers, des troubles de la succion et dea déglutition, des troubles articulatoires qui limitent voire inter-isent l’accès à la parole, des fibrillations des muscles oculaires quiênent ou empêchent la fixité du regard. Pour les formes les plusévères, l’option retenue (et raisonnable, étant donné l’ampleures atteintes motrices) est de ne pas trachéotomiser les enfants.ans ce cas, le décès survient généralement au cours des deuxremières années de vie du bébé. Il existe également mais plusarement des formes dites « congénitales », caractérisées par desroubles présents dès la naissance et précédés d’une diminution desouvements fœtaux. Contrairement aux précédentes, ces formes

nt tendance à s’améliorer les premières années.

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els pour ne pas perdre pied et maîtriser quelque chose de laituation. Elle montre aussi combien la souplesse des limitesui garantit la circulation des échanges interpersonnels, enéférence au concept du Moi-Peau défini par Anzieu [1], peuttre plus ou moins transitoirement altérée. À cet égard, leravail de pensée est incontournable pour ne pas sombrerans les eaux troubles de l’indifférenciation car les profes-ionnels doivent se laisser entraîner un minimum « au large »ar la famille pour déployer des capacités d’identificationt ne pas rater la rencontre avec elle.

eux petits princes et une situationnédite : illustration clinique

ouis et Victor, petits jumeaux atteints d’une amyotrophiepinale de type I, ont été hospitalisés en soins intensifs, à’âge de huit mois et demi.

Ils sont restés dans le service avec leur mère jusqu’à leursécès respectifs, à l’âge de dix mois pour Victor et à l’âgee 17 mois pour Louis.

a première rencontre

ous faisons la connaissance des enfants et de leurs parentsui se sont séparés avant leur naissance à la consultationluridisciplinaire, six semaines avant leur hospitalisation. À’époque, ils vivent en province et le diagnostic a été poséar l’équipe du centre hospitalier régional.

Ce premier rendez-vous sera déterminant pour les événe-ents ultérieurs et la mère l’exprimera ensuite : conseilléear l’Association francaise contre les myopathies (AFM), ellest venue consulter le médecin « expert » de la maladie maislle a trouvé aussi une personne humaine, entourée d’unequipe, qui a pris le temps de les écouter.

a réanimation : un cocon insolite

onfrontée aux inévitables poussées de la maladie, la mèrensiste pour que les enfants, alors hospitalisés en province,oient transférés dans le service.

C’est dans ce lieu, destiné aux soins « actifs »qu’elle se réfugie avec eux car il leur faut ce qui

lui semble, à elle, le meilleur. À partir de là,

tout est dit, pas de tergiversation possible : ils

doivent vivre leurs derniers mois, ici.

Soutenue par le personnel soignant, la mère des petitsarcons peut déployer des qualités exceptionnelles : par la

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Accompagnement et amyotrophie spinale type 1

qualité de sa relation avec eux, elle nous offre l’illustrationde concepts winicottiens comme la « préoccupation mater-nelle primaire » [2], le holding [3]. . .Elle les connaît presque(good enough oblige !) par cœur et parvient (presque) tou-jours à interpréter leurs pleurs et à les soulager.

Ce n’est ni bien ni mal. . .

Les petits garcons nécessitent des soins de confort : sondenasogastrique, laxatifs et massages de la paroi abdominale,kinésithérapie de confort, patchs pour l’excès de salivation,aspirations, antalgiques.

Pourtant, ces remarques « On ne fait rien. . . On n’a jamaisfait ca. . . On n’est pas fait pour ca. . . On n’aurait jamaisdû faire ca. . . On ne le soigne pas. . . Ils auraient dû res-ter là-bas . . . Il faudra analyser nos erreurs pour ne pas lesreproduire. . . » traduisent le malaise des réanimateurs. Dansce contexte, il leur est difficile, par exemple, de s’abstenirde prescrire durablement des séances de percussionnaire.Ces rationalisations, empreintes de culpabilité, montrentcombien il est gênant de ne « rien faire », face à la mortqui s’approche.

Une culpabilité contagieuse

Les doutes exprimés se répercutent sur le personnel soi-gnant : la crainte de ne pas être assez professionnel, de nepas prendre assez « de distance » alimente la culpabilité.Se situer dans l’équipe devient compliqué et celle-ci perdnécessairement de sa solidité.

Les démarches individuelles, contradictoires sont peucanalisables par des temps de parole en équipe, certaine-ment trop restreints.

Les paradoxes : même et différent, vie et mort

Choc pour l’équipe quand elle prend conscience de ce para-doxe : même s’ils sont jumeaux et concernés par la mêmemaladie, ils s’en débrouillent différemment, ils mourrontdans des temps différents.

Première crise, véritable tempête pulsionnelle, lorsqueVictor décède. Il y a quelque chose de redoublé au niveaude la dualité vie/mort : « mort » et deuil de Victor / inves-tissement de la « vie » de Louis qui va « mourir ».

Comment rester au temps présent ? Face à l’inconciliablede cette temporalité, les stratégies défensives propres àchacun déferlent et déroutent.

Devant l’impensable, les défensesantidépressives maternelles transitoires

contaminent : la chambre de Louis est devenuetemporairement le lieu des (bons) vivants.

Elles renforcent des mécanismes adoptés par d’autrespour tenter de solutionner ce qui est embarrassant et

d’échapper maintenant à cette réalité-là : Louis est vivant,a-t-il encore besoin d’être hospitalisé ici ?

À moins que. . . Des mots comme « gastrostomie, trachéo-tomie », sont aussi discrètement évoqués. Pour justifier enquelque sorte son hospitalisation ?

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es projections : détours par le futur pour neas attendre la mort qui ne vient pas

ouis résiste et apprend à s’ouvrir à nous. Il est réceptif àos paroles.

Je lui parle de son frère et du chagrin de sa mère maisussi de son bonheur à elle d’être actuellement à ses côtés.lle rit quand il gazouille ou quand il fronce gravement lesourcils comme pour mieux nous écouter.

Parallèlement, son état physique se dégrade : il dort mal,l respire mal, il évacue mal ses selles. . . Mais la mort ne vientas, pas encore.

Face à l’insupportable de l’attente, la question « queait-on avec cet enfant ? » est éludée par une autre questiondoit-on garder cette mère à l’hôpital ? ». Les identificationsrojectives permettent de faire un saut dans l’avenir (êtreans l’après du décès). Elles prennent différentes formes :Ce n’est pas bon pour la mère de rester enfermée pendantne aussi longue période. . . Elle s’attache d’une certaineacon à ses bourreaux, comment va-t-elle faire après ?. . .

l faut qu’elle ait des projets. . . Où ira-t-elle après ? Sille reste, elle sera désocialisée, ce sera plus dur aprèsour s’en sortir ». Autant de paroles qui donnent à d’autres’impression qu’ « on veut la virer ».

Comment ne pas prendre à la lettre les propos entendus,énérés par le cortège défensif qui divise l’équipe et amènee l’incohérence ?

’ajustement au temps : les rendez-vousanqués au funérarium

quels bouleversements convoque la mort d’un bébé ?Lorsque la mère se rend au funérarium de l’hôpital pour

evoir le corps de Victor, elle apprend par le jeune contrac-uel qui officie ce jour-là que « le corps n’a pas été livré »,u’il « n’a pas encore été recu ».

Le matin de la levée du corps de Louis qui a grandi depuise décès de son frère, son cercueil est trop petit, malgrées recommandations maternelles. Celles-ci n’ont pas étéransmises. . .

’était comme ca

omme d’autres, nous pensions que cet accompagnementtait possible même si, régulièrement, nous avons été sur-rises par les questions qui nous ont été posées, déroutéesar les clivages qui ont fusé.

Pourtant, nous avions appris que les échanges vivantsans l’actuel de la situation, autrement dit « être avec »u présent, permettent de tisser la trame sur laquelle seonstruira l’avenir.

Les conflits, la vie finalement, n’ont pas empêché lesonnes choses.

Et puis la mort du petit Louis, entouré de ses deux parentst de ses nombreuses « tantes » et « grand-mères », fruits desouvements transférentiels, a été douce.

t après. . .

u cours de l’hospitalisation, la mère des enfants a pu main-enir des liens antérieurs et en construire de nouveaux. Son

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istoire que nous avons croisée et temporairement parta-ée ne nous appartient pas. . . Elle est revenue à l’hôpitalencontrer l’équipe, trois mois après le décès de Louis etne autre fois, deux mois et demi plus tard. Après uneériode d’épuisement physique, marquée par des soma-isations diverses qui ont eu aussi le rôle d’éponger sesngoisses et son état dépressif, la mère des enfants seébrouille comme elle peut, selon aussi des modalités deonctionnement psychique anciennes, pour reprendre vie.our l’instant, la présence de bébés lui est difficilementupportable. . .

En ce qui concerne l’équipe, nous avons eu besoin deous retrouver pour élaborer en commun et transformer ceue nous avions vécu.

Actuellement, nous continuons à évoquer cet accompa-nement si particulier dans sa mise en lien avec d’autresituations.

olérer les errances

ette illustration est bien sûr atypique et, en ce sens,lle nous permet d’envisager la variabilité des situations. Àhaque fois, il s’agit d’une co-construction originale, issuees rencontres entre la famille et l’équipe au cours de laériode qui va de l’annonce diagnostique à l’après du décèse l’enfant. Malgré tout, cette période est ponctuée deoments-clés, liés aux paliers d’évolution de la maladie.ussi, nous allons tenter d’insister sur les points délicats quiaractérisent chaque palier et relever les nœuds, témoinse l’opacité voire de la perte de sens qui menacent lesituations auxquelles nous sommes confrontées.

’annonce diagnostique

’idée d’un continuum clinique de la maladie, l’existencee formes particulières et les incertitudes pronostiques quin découlent nécessitent à la fois de la prudence et de laouplesse. Mais ce qui semble facile à dire ou à entendre nea pas forcément de soi. . .

Avec le besoin de maîtriser ce qui apparaîtcomme une tragédie, l’étiquetage précoce est

tentant. Pourtant les familles risquent deconstruire des représentations figées, au servicede la série de processus dérivés du déni, qui vont

à l’encontre des réaménagements psychiquespour s’adapter aux aléas de la maladie.

À titre d’exemple, les parents d’une petite fille donte diagnostic « amyotrophie spinale de type I bis » à l’âgee cinq mois et demi fut infirmé par son évolution défavo-able ultérieure avaient durablement anticipé et planifié lestapes éventuellement constitutives d’une forme non létalee la maladie : corset orthopédique, fauteuil roulant élec-rique, intégration à l’école avec auxiliaire de vie scolaire

AVS), arthrodèse vertébrale, avenir professionnel, possibi-ité d’envisager une vie affective et une grossesse.

Ces prédictions altèrent, parfois durablement, la commu-ication avec la famille car au-delà des classificationsn usage pour cette pathologie et qui ne sont que des

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P. Jouinot, B. Estournet

utils théoriques à visée scientifique (communications,echerches. . .), l’enfant doit pouvoir être considéré dans saingularité, y compris dans celle de sa maladie.

Les recommandations généralement établies pour’annonce diagnostique sont évidemment valables pourette maladie. En fait, il s’agit de mener un « travail »’annonce qui permet aux parents d’intégrer ce qui peut’être en fonction de leurs capacités psychiques. De faconlus spécifique, cette annonce survient au cours du premieremestre de l’enfant, après une grossesse sans difficultéarticulière et un tout début de vie le plus souvent nor-al, excepté pour les formes congénitales. Les angoisses

rchaïques relatives aux fantasmes d’un enfant « monstre »,alformé décrits par Lebovici [4] qui peuvent surgirendant la grossesse sont souvent apaisées à la naissancee l’enfant. Ici, elles rejaillissent avec la découverte desremiers symptômes faisant vivre à la mère une succession’états psychiques très contrastés.

Le centre de référence, en proposant des consultationségulières, rapprochées auprès d’un médecin expert quieprend l’annonce initiale mais en offrant aussi une prise enharge pluridisciplinaire adaptée à l’évolution de la maladiee l’enfant, favorise ce « travail » psychique de la famille.

Si la dimension génétique, nécessairement abordée auours des consultations, peut procurer du soulagementransitoire (gène identifié, maladie dépistable, explicationcientifique pour donner du sens à ce qui arrive), elle génèreans la famille des sentiments de honte et de culpabilitéu’il nous faudra accueillir.

’apparition des troubles de déglutition

vec la perte progressive de la déglutition, due à l’atteintees nerfs crâniens, le recours à la sonde nasogastriqueevient incontournable. C’est une étape difficile, en par-iculier pour les mères qui doivent renoncer à nourrir leurnfant et aux échanges qui en découlent. Encouragées pares réponses de leur enfant et les regards bienveillants desrofessionnels et/ou de leur entourage, elles pourront peupeu inventer avec lui d’autres modes de communication.Toutefois, cette première technique introduite dans la

ie de l’enfant contribue à le « déshumaniser ». Le matérielisible altère d’une certaine facon la perception du visage,’autant plus à un âge où la fierté des parents à montrereur bébé aux autres est prégnante. C’est le début marqué’un processus évolutif où pour la première fois, le bébést reconnu comme malade et où les parents sont mis enosition de soignants malgré eux. L’appui sur une équipeui peut répondre à leurs questions et écouter leurs doutesrend, à cette étape, tout son sens.

Les efforts déployés pour subjectiverl’enfant, en n’omettant jamais de s’adresser

spécifiquement à lui, sont toujours gratifiants.

Les parents sont souvent très attentifs à ce que

’on nomme leur enfant, lui prête des sentiments,ui fasse des compliments. Le plaisir du bébé qui seent pensé(er) est généralement aussi très perceptible.ous avons pu souvent repérer dans les sourires et lesazouillis des bébés, leur réconfort à pouvoir dévelop-

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Accompagnement et amyotrophie spinale type 1

per leur fonctionnement psychique comme partie vivanted’eux-mêmes.

Comment alors concilier les besoins d’éveil de l’enfantqui continue à grandir, à « devenir » et l’évolution de lamaladie, la perte des fonctions motrices ? L’intervention depersonnes tierces (professionnels, non professionnels) peutfavoriser cette prise de conscience que l’enfant a d’autresbesoins et faire des propositions. Celles-ci concernent aussibien les échanges verbaux (paroles, comptines, histoires. . .)que l’accordage émotionnel (traduit par les mimiques, lessourires, les caresses, les chatouilles. . .) et postural (portagedans les bras, mobilisations ludiques du corps de l’enfant).

Notre attention doit se porter également sur les dif-ficultés qui peuvent guetter le couple parental et, ence sens, il est important de faire une place au père del’enfant.

Ce stade peut être source de conflits au niveau del’équipe. Survient une difficulté majeure lorsque le recoursà la sonde nasogastrique est envisagé strictement commeun « soin médical » prolongeant la vie de l’enfant, ses souf-frances et celles de sa famille. Mais ne peut-on pas penserce temps supplémentaire comme une opportunité face auxincertitudes pronostiques, permettant aussi aux parentsde construire des représentations de leur enfant totales,intégrables sur lesquelles ils pourront s’appuyer après sonéventuel décès ? Car les témoignages ultérieurs des famillesfont beaucoup référence aux moments de plaisir partagéavec leur enfant et l’intériorisation de ces souvenirs positifsles aide ensuite à rester en vie.

La proposition d’une gastrostomie peut égalementconstituer un autre écueil surtout quand, prioritairement,cette intervention est concue pour soulager l’angoisse desprofessionnels assaillis par l’impression de « ne rien faire »,en dépit du temps qui s’étire. Dans ce cas, elle peut conduireinsidieusement la famille et l’équipe vers d’autres gestesinvasifs pour une « vie à tout prix ». . . mais à quel prix ? Autre-ment dit, une telle proposition qui demande une intubationpréalable peut déboucher sur une trachéotomie si l’enfantn’est pas extubable.

Les décisions peuvent sembler alors contradictoiresavec la démarche palliative dans laquelle chacun estengagé.

L’aggravation des difficultés respiratoires

Les recommandations médicales (JRC, Evry 20074) préco-nisent de ne pas trachéotomiser les enfants. Cependantla cohésion de l’équipe autour d’un projet cohérent maissouple demeure très tributaire des mécanismes projectifspersonnels. Et la situation se complexifie lorsque le diagnos-tic se précise progressivement, voire évolue (passage d’uneforme à une autre) car si les positions initiales sont tropmarquées, le recul par rapport à des propositions théra-peutiques n’est pas facile. Les parents peuvent eux aussi

se sentir perdus dans ce « flottement » anxiogène mais pour-tant indispensable à l’élaboration d’un espace potentiel [5]qui leur permettra de créer avec les professionnels un pro-jet singulier pour leur enfant. Nous rencontrons également

4 JRC Evry (2007) : Journées de recherche clinique organisées parl’AFM à Evry (91) les 25 et 26 mai 2007.

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es familles qui ont tendance à se conformer à ce qui estattendu » d’elles ou à une pression sociale imaginaire (ceu’elles pensent percevoir chez les autres comme une bonneonduite à adopter). Aussi, il est important de leur proposern cadre où elles peuvent s’exprimer et de prendre le temps’écouter ce qu’elles ont à dire, elles, pour parvenir à saisireur discours latent. Certains parents doivent pouvoir parfois’appuyer transitoirement sur le « supposé savoir » du méde-in (que feriez-vous si vous étiez à ma place ?). La réponseventuelle est ardue dans le sens où elle suppose un travailur soi pour se différencier d’autrui en maintenant un lienuthentique.

Le recours même transitoire au percussionnaire voire à laentilation non invasive peut générer des incompréhensionshez les parents mais aussi parmi le personnel soignant,arqué par des histoires antérieures dramatiques d’enfantsaintenus activement en vie.Certes, ces techniques procurent à l’enfant, dans un

remier temps, du soulagement et estompent provisoire-ent le désarroi des parents ; ces paroles de la mère’une petite fille de huit mois l’illustrent : « Je voisu’avec le masque, elle peine moins à respirer ; à laaison, je suis inquiète car quand elle pâlit, je saisu’elle ne respire pas bien ». Mais lorsque ces techniqueserdent toute efficacité, la trachéotomie peut apparaîtreomme une solution, en dépit du rejet initial dont ellefait l’objet et de l’effroi préalable qu’elle a pu susci-

er.

Les échanges, la circulation de la parole, ausein de l’équipe, entre la famille et les

professionnels permettent de donner du sens àce qui est ressenti et apparaissent comme des

détours nécessaires pour éviter les leurres. . .ouau moins quelques uns.

Ainsi, cette mère, encouragée à exprimer ses doutes à’égard de la poursuite de la ventilation non invasive auprèsu médecin de garde, lui-même bien informé de la situa-ion de la petite fille, a pu commencer à transformer seseprésentations de la maladie et l’envisager, « pour de bon »,omme létale.

Si cet exemple n’est pas rare, il n’est pas toujoursossible de faire changer le cours des choses, en particu-ier lorsque les mécanismes de clivage de certains parentslivage du moi [6], clivage de l’objet [7] viennent se heur-er à des schémas thérapeutiques rigides, formulés sur unode manichéen. Nous pensons par exemple à une mère

ux assises narcissiques extrêmement précaires qui a puécupérer, de l’extérieur, des attentions et la reconnais-ance d’un statut social avec son bébé gravement malade.es projections maternelles concernant cet enfant sontassives. Ainsi, lorsque cette mère parle de son bébé

t s’adresse à lui, ce n’est pas l’enfant réel, celui quietient notre attention, dont il est question ; il s’agit plu-

ôt d’un enfant imaginaire, idéalisé par elle, y comprisans son avenir. Dans ce contexte, la demande du méde-in réanimateur adressée à la mère sur sa position « derincipe » concernant l’intubation ne peut qu’amener uneéponse affirmative et, en ce sens, réduire durablement le

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rojet de soins à une seule issue possible, la trachéoto-ie.

ne complicité décisive

i l’alliance entre les professionnels et les parents permete ne pas s’engouffrer dans des propositions radicales (tra-héotomie pour maintenir le bébé en vie versus ne rien faireu tout pour précipiter sa mort), comment faire alors avece temps très spécifique propre à l’évolution de chaquenfant ? Autrement dit, comment gérer l’attente en restantivant ? Les mères, en particulier, peuvent être envahies pares fantasmes de mère meurtrière si elles ont l’impressionue ne rien faire équivaut à supprimer l’enfant. Ne rienaire suppose donc de faire quand même quelque choseour soulager l’enfant et pour ne pas laisser ses parentsans la solitude. Une offre d’hospitalisation peut consti-uer une aide transitoire permettant à ceux-ci de se sentirnouveau compétents. Parfois, la seule proposition suffit,

assurant les parents sur la perspective d’un soutien indéectible.

Car, à ce stade, l’engagement du médecinréférent, épaulé par l’équipe pluridisciplinaire,

donne à vivre aux familles une expérienceinédite : elles ont désormais des complices pour

continuer cette histoire, quel que soit sondénouement, à savoir le décès de l’enfant ou la

poursuite de sa vie si la forme de la maladies’avère, avec le temps, moins péjorative.

Même quand le diagnostic initial est confirmé dans saorme précoce, la vie de l’enfant peut se prolonger au-delàe sa première année. Cela, contrairement aux idées recuesontre lesquelles nous devons absolument lutter. Autrementit, la mort viendra. . . échappant à toute prédiction, par-ois à l’hôpital, parfois à la maison, brutalement ou deanière plus « attendue » avec le recours à la « morphine »

omprise dans tous ses signifiants pour soulager la douleur de’enfant.

Quand l’enfant décède à l’hôpital, l’appel des parents,eur besoin de partager ce qui est vécu, peuvent sur-rendre, voire déstabiliser certains professionnels. Lesarents peuvent en effet réclamer notre présence, bienûr au cours des quelques minutes qui précèdent le décèsais aussi parfois juste après. Nous sommes mis alors enosition de « témoins », témoins de ce qui s’est passé,

émoins de leur chagrin, témoins qu’ils ont été des parentssuffisamment bons », en dépit des doutes qui les ontssaillis. C’est ce que nous leur dirons après. . . en attendant’être en retrait dès qu’ils pourront se débrouiller avec leurouffrance.

[

P. Jouinot, B. Estournet

t après. . .

a famille devance généralement la proposition de la revoirprès le décès de l’enfant car c’est souvent une nécessitéour elle. Il s’agit de prolonger quelque chose de la vie de’enfant, en tout cas de maintenir des liens qui la rattachentlui.Les positions des familles sont très différentes à l’égard

’une autre grossesse. . . Certaines ont besoin de temps,’autres l’évoquent en ayant recours à un tiers (« on m’ait. . . »), d’autres encore, surtout si elles sont pressées pare temps dans une sorte d’acting ? souhaitent rapidement unnfant.

Et nous, les professionnels, aurons besoin de nous retrou-er, de parler, de donner des interprétations, de créer duens pour retrouver des forces psychiques et poursuivreotre travail.

n conclusion

ous ne pouvons pas terminer cet article sans rendre hom-age aux enfants atteints d’une amyotrophie spinale de

ype I précoce, suivis à la consultation, qui ont été trachéo-omisés dans un contexte souvent dramatique. Ce sont lesencontres avec ces enfants et leurs familles qui nous ontermis d’élaborer notre réflexion pour tenter d’amélioreros pratiques à l’hôpital. C’est à eux que nous pensonsn insistant sur quelques mots qui illustrent ce qui pour-ait guider nos accompagnements et leur donner une belleumanité : prudence, souplesse, patience, compréhension,ngagement.

éférences

1] Anzieu D. Le Moi-peau. Paris: Dunod; 1985.2] Winnicott DW. La préoccupation maternelle primaire. In: De la

pédiatrie à la psychanalyse. 2e éd. Paris: Payot; 1956. p. 285—91[Traduction francaise, 1992].

3] Winnicott DW. La théorie de la relation parent-nourrisson. In:De la pédiatrie à la psychanalyse. 2e éd. Paris: Payot; 1960. p.358—78 [Traduction francaise, 1992].

4] Lebovici S. Le nourrisson, la mère et le psychanalyste.In: Les interactions précoces. Paris: Païdos/Le Centurion;1983.

5] Winnicott DW. Jeu et réalité. In: L’espace potentiel. Paris: Gal-limard; 1971 [Traduction francaise, 1975].

6] Laplanche J, Pontalis JB. Clivage du Moi. In: Vocabulairede la psychanalyse. 12e éd. Paris: PUF; 1967. p. 67—70

[1994].

7] Klein M. Notes sur quelques mécanismes schizoides. In: Klein M,Heiman P, Isaacs S, Riviere J, editors. Développements de la psy-chanalyse. Paris: PUF; 1946. p. 274—300 [Traduction francaise,1995].