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Question de bruit ou de mortexcerpts.numilog.com/books/9782702418406.pdfLE MASQUE Collection de romans d'aventures créée par ALBERT PIGASSE QUESTION DE BRUIT OU DE MORT Né à Nice

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LE MASQUE Collection de romans d 'aventures

créée par ALBERT PIGASSE

QUESTION DE BRUIT

OU DE MORT

Né à Nice le 12 août 1948, Michel Grisolia est journa- liste. D'abord critique de cinéma au Nouvel Observateur, il collabore aujourd'hui à la rubrique Livres de L'Express et à L'Événement du jeudi. Il est l'auteur de romans noirs (L'inspecteur de la mer, au cinéma : Flic ou voyou, d'aventu- res ( Mer) ou d'atmosphère ( Guetteurs, La Chaise Blanche, de nouvelles ( devant le square et de chansons, notamment pour Fabienne Thibeault, Marie- Paule Belle. Il est également scénariste ( du Nord, Le Choix des Armes, Le Grand Frère.

D U M Ê M E A U T E U R

D A N S L E M A S Q U E :

LES SŒURS DU NORD (Prix du Roman d'Aventures 1986)

L'HOMME AUX YEUX TRISTES

LA MADONE NOIRE

LA PROMENADE DES ANGLAISES

650 CALORIES POUR MOURIR

NOCTURNE EN MINEURS

© MICHEL GRISOLIA ET LIBRAIRIE DES CHAMPS-ÉLYSÉES, 1988.

T o u s d r o i t s d e t r a d u c t i o n , r e p r o d u c t i o n , a d a p t a t i o n , r e p r é s e n t a t i o n r é se rvés p o u r t o u s pays .

Un linceul n'a pas de poches mais il peut avoir des roues.

Voilà ce que pensa, sans aucun doute, l'un des occupants de la roulotte, au premier craquement. Ils étaient huit à l'intérieur, toute une famille qui, plutôt que de continuer à aller d'expulsion en expulsion, avait fini par choisir ce mode d'habita- tion.

C'était une longue roulotte peinte en noir laqué avec des banquettes, des lits superposés, un coin cuisine, un bac de douche; rien de superflu. Ils l'avaient rachetée à un couple de sculpteurs amé- ricains qui étaient repartis dans leur pays.

Le terrain était à tout le monde, qui tenait lieu à la fois de coin de rendez-vous pour amours illicites et de décharge publique. Son seul charme : un étang. A quelques pas, des pavillons en pierres meulières, habités par des gens dont le moins qu'on pouvait dire, c'est qu'ils n'appré- ciaient pas les roulottes, ni ceux qui vivaient dedans.

Pourtant aucun des huit occupants n'avait le sentiment de mal agir en quoi que ce fût. Simple- ment, ils n'avaient pas les mêmes habitudes, les

mêmes horaires que les pavillonnaires. Dans la roulotte, on dormait le jour; c'était la nuit qu'on commençait à vivre. Le père était veilleur de nuit et la mère faisait des heures de nettoyage dans un building en verre, pas loin d'ici; douze étages de bureaux qu'elle se partageait avec deux autres femmes qui, elles, ne vivaient pas dans une rou- lotte.

Pendant que les parents travaillaient, les six enfants s'amusaient. Ils n'allaient pas à l'école, pas au lycée. A quoi bon courir après des diplô- mes qui, de toute façon, ne leur ouvriraient pas d'autres portes que celles de l'A.N.P.E? Alors ils chantaient, faisaient de la musique, invitaient sur le terrain des copains du coin et même de Paris; la capitale était à dix minutes.

Ce fut le père qui, le premier, s'éveilla. Pas besoin de sonnerie, pour une fois : des craque- ments, une drôle de lueur devant leur lucarne. Il secoua l'épouse. Celle-ci se dressa sur les coudes, cognant du front la couchette de l'aînée, pour constater plusieurs choses. D'abord la lueur oran- gée, qui faisait danser les ombres à l'intérieur de la roulotte, ensuite les craquements, enfin la chaleur.

Alors ils se précipitèrent vers la porte latérale, à moitié nus, et, pour essayer de l'ouvrir, le père dut donner de sacrés coups d'épaule, mais il ne parvint qu'à l'entrebâiller. De la fumée lui sauta au visage, une fumée noire, épaisse, qui lui fit monter des larmes. Il eut une quinte de toux. La mère, elle, hurlait. Les enfants se ruaient hors de leurs petites couchettes, en pleurnichant. L'aînée eut la présence d'esprit d'aller mouiller au robinet de l'espace-cuisine – un minable réduit – des

chiffons et des serviettes qu'elle distribua à la ronde, pour qu'on s'en masque le visage.

Maintenant, les flammes faisaient plus que lécher le plancher, les flancs de la roulotte. Les craquements redoublaient. Le père brisa d 'un coup de coude la vitre d'une des lucarnes. La mère serrait contre elle les deux plus petits, cepen- dant que deux autres enfants s'accrochaient à leur père, en criant.

« Après les menaces de l'autre jour, ça devait arriver », songea le père en tentant une nouvelle fois d'ouvrir la porte. Les enfants l'aidèrent, pous- sant de toutes leurs petites mains mais en vain : on avait dû bloquer la porte en posant contre elle quelque chose de très volumineux et de très lourd.

« Je n'aurais quand même pas cru que l'huma- nité soit si moche », pensa-t-il encore.

Il eut un regard rapide et désespéré pour sa petite famille, cette femme, ces six enfants, cette roulotte, tout ce qui formait le meilleur de sa vie.

« Un linceul avec des roues... Et des roues qui font du sur place... »

Une ultime pensée et il perdit connaissance, tandis que la roulotte se transformait en bûcher.

I

Celui qui inventera le silencieux pour marteau- piqueur mérite d 'ores et déjà le Prix Nobel, c 'est moi qui vous le dis.

Dans la rue, la chaussée était en réfection et, depuis trois jours, si je voulais seulement donner un coup de fil, il me fallait fermer la porte, ce qui ne m'isolait guère, d'ailleurs, du t in tamarre exté- rieur. En plus, bien qu 'on fût fin septembre, la chaleur était telle encore sur toute la région que la librairie, changée en étuve en m ê m e temps qu ' en caisse de résonance, n 'avait vraiment plus rien pour attirer le client vers la littérature.

Soyons honnête : m o n h u m e u r était tout de m ê m e à l'hilarité, vu que le locataire du dessus venait d 'ê t re mis en état d 'arrestat ion. D'ordinaire, qu 'on emprisonne les gens ne me porte pas à rire mais celui-là qui, en tant que conseiller juridique, s 'était fait une belle clientèle de naïfs, je savais qu'il n 'avait que ce qu'il méritait. Jamais semblé très franc du collier de barbe, M. Camille Spiga.

La centaine de commerçants , d ' h o m m e s d'affai- res et de particuliers qu'il avait en portefeuille lui confiait des sommes importantes en vue de diver- ses transactions, pour lesquelles il était censé rédi-

ger des actes. Seulement, au lieu d 'ouvrir un compte spécial afin de placer sous séquestre les sommes destinées à ces transactions, M. Spiga utilisait cet argent à des fins personnelles. Bravo, Camille! La section financière de la P.J. de Nice était parvenue à établir que le cher h o m m e avait investi dans des cafétérias de la région Rhône-Alpes et des appar tements à Menton.

Aux policiers qui lui passèrent les menottes, il se contenta ( la concierge de l ' immeuble) de répéter sur tous les tons : « Je préparais m a retraite ! »

Et il y eut encore des gens pour crier à l ' e r reur judiciaire, alors que moi, il ne m'avai t jamais inspiré que méfiance. Sa Légion d 'Honneur , peut- être... Il devait l 'arborer m ê m e en pyjama. Lorsqu'il se hasardait à passer un m o m e n t à la librairie, il retournai t les livres, non pour en par- courir la quatr ième de couverture, mais pour en lire le prix. En dessous de 75 francs, l 'ouvrage était un chef-d'œuvre, au-dessus on pouvait le jeter aux chiens. Bravo, Camille!

Ce qui m 'appor ta i t de la gaieté, aussi, c 'étaient les dernières nouvelles de S.O.S. Disparus, l'asso- ciation que j 'ai créée et que je dirige, depuis les locaux mêmes de la librairie. Nous avions p u rendre à sa famille une femme, Josette Guglielmi qui, du jour au lendemain, était partie de chez elle après qu 'on l 'eut licenciée sous prétexte qu'elle avait présidé une assemblée d 'ouvrières au sein de l'usine. Licenciement ô combien injuste et scanda- leux, il va sans dire. Josette Guglielmi était tombée en dépression et puis, un beau matin, sans préve- nir, la fuite!

A ceux qui ne manquèren t pas de dire, et d'écrire, qu 'une mère n ' abandonne pas son foyer,

même dans les pires circonstances, je demande seulement :

« Savez-vous ce que vous-même auriez fait à sa place? »

Nous avions lancé nos avis de recherche après que sa fille aînée nous eut alertés et puis, grâce à divers recoupements, grâce aussi à nos correspon- dants du Var, on l'avait retrouvée, convaincue de rentrer chez elle. Un bon point pour nous : ce n'est pas si courant car tant de nos recherches n'abou- tissent jamais...

Et puis il y avait Marc. Marc, qui était entré dans ma vie pour en ressortir presque aussitôt. Comme chantait Jacques Brel, il faut bien parfois que la chair exulte. La mienne avait exulté, trois jours durant, au-delà de toute espérance.

Je ne sais plus quel humoriste a prétendu que l'ennui naquit un jour « de l'uniforme ôté ». Eh bien, c'est une erreur! Marc est pilote de ligne et je peux affirmer sur l'honneur que lui et moi, on ne s'est pas embêtés. Nous nous étions rencontrés au squash, retrouvés autour d'un verre et quittés sans amertume, excepté celle d'un dernier Americano. A la prochaine ! Je ne me suis jamais fait aucune illusion : pour des hommes tels que Marc (1,92 m, 80 kg de muscles, dentition parfaite, une passion pour Wagner, une autre pour les dames, à condi- tion qu'elles ne soient plus, mais alors plus du tout des jeunes filles, de ce côté-là j'avais eu de la chance), il y aura toujours une couette dans cha- que port.

A plusieurs reprises, la tentation m'était venue de parler de Marc aux deux hommes de ma vie; mon ex-mari et si bon camarade Julien, et Etienne, ce garçon merveilleux, un peu snob, pince-sans- rire, qui est à la fois l'avocat de S.O.S. Disparus et

mon fiancé régulier. Ils auraient compris, auraient été fair-play. Et puis à quoi bon? La liberté, c'est aussi d'éviter, quand on le peut, de faire de la peine.

Voilà les choses assez futiles auxquelles je pen- sais quand soudain :

– Mademoiselle Frank? – Elle-même. La personne au bout du fil pouvait s'estimer

heureuse : si j'avais entendu la sonnerie et par conséquent décroché, c'est que nous approchions de midi et que, sur la chaussée, le marteau-piqueur entamait la pause-déjeuner.

– Votre association fonctionne-t-elle toujours? Une voix de femme, timide, avec un accent de

Paris. – Absolument. S.O.S. Disparus : sept membres effectifs (Julien,

Etienne, ma secrétaire et amie Cécile, quelques bonnes volontés bénévoles) en plus de moi. Ennemi : la police officielle, qui n'aime pas trop nous voir relancer des enquêtes chancelantes et la concurrence qu'inévitablement nous lui faisons. Résultats : corrects, dans l'ensemble...

– Je vous écoute, madame. – C'est difficile... – Ne croyez-vous pas que vous avez fait le plus

dur en m'appelant? – Oui, vous avez raison. Voilà, c'est à propos de

mon mari... – Il a disparu? – Je le crois. – Vous le croyez ou vous en êtes sûre? – Comme je suis sans nouvelles de lui depuis

trois jours, je vais finir par en être sûre... – Est-il dans ses habitudes de...

– C'est la première fois! Au ton de sa réponse, je sentis que je l'avais

choquée. – Ne serait-ce pas plus simple que vous passiez

me voir? – C'est que... Un silence, puis un bref sanglot. – Vous aimez mieux que je vienne? – S'il vous plaît. Impossible, par sa voix, de lui donner un âge.

Dans le ciel de fin septembre, des nuages obèses annonçaient un orage pour bientôt. Je transpirais. Si je m'étais écoutée, je serais rentrée chez moi prendre un long bain parfumé.

– Quand voulez-vous? – Maintenant? Enfin, d'ici un moment? Vous

partagerez mon repas... Elle me donna nom et adresse.

La dernière fois que j'étais venue dans ce quar- tier de H.L.M., à Las Planas, c'était pour rendre à sa famille une jeune fugueuse que nous avions retrouvée grâce à nos amis du Haut-Var. Depuis, plus de nouvelles. Avait-elle repris ses études, recommencé à s'enivrer en respirant de la colle ou faisait-elle partie d'une de ces bandes comme il y en a dans les grands ensembles, s'initiant à la vie dans les caves et ne connaissant d'elle, déjà, que le troisième sous-sol?

Un terrain vague, un autre, avec des camions, deux longues roulottes. Une aire de parking pour les voitures, une autre pour les deux-roues.

Bâtiment C, m'avait indiqué Mme Vernac. Il ressemblait à s'y méprendre aux autres blocs

et comme je levais les yeux vers les derniers étages, je me disais que ce qui pouvait arriver de mieux à de telles bâtisses, c'est qu'on les démolît. On voit cela, parfois, à la télévision : en quelques secondes un bâtiment s'écroulait – mais de ce tas de pous- sière renaît en général un autre bloc qui, souvent, est encore pire!

Dans le hall du bâtiment C, deux enfants maghrébins se disputaient une calculette, du fond du couloir surgissait leur mère qui, en arabe, leur lançait un ordre. Aussitôt les gamins disparais- saient dans l'escalier.

Me voyant, la jeune femme eut un sourire et, comme pour excuser sa sévérité excessive, en français, m'expliquait :

– D'habitude, je leur permets d'aller partout mais avec ce qui s'est passé l'autre jour, mainte- nant on a peur...

Elle ne me laissait pas le temps de lui poser la moindre question car elle courait déjà vers l'esca- lier où les talons hauts de ses mules rouges réson- naient à n'en plus finir.

Vernac. Aucun prénom, rien que les deux sylla- bes du nom que m'avait donné mon interlocutrice, une demi-heure plus tôt. Mais la boîte aux lettres pouvait se vanter d'être l'une des rares à posséder encore sa petite porte, avec un trou au milieu, bien rond, pour voir le courrier.

Nice-Matin, qui a ses têtes, me prouva que je n'étais pas du nombre lorsqu'il publia, lors des premiers balbutiements de S.O.S Disparus, un article d'autant plus vipérin que son auteur s'était dispensé, avec quel courage, de le signer, article dans lequel il était dit haut et clair que des person- nes dans mon genre ne sauraient venir au secours

que des gens aisés. Une enquêtrice de luxe, voilà ce que j'étais à leurs yeux.

Un an plus tard, pour la seule et unique fois de ma vie, qui était jusque-là sans histoire, à l'excep- tion d'un drame sur lequel je n'ai pas envie de revenir, un an plus tard, donc, je donnai une conférence de presse dans un des salons du Méri- dien – idée qui m'était venue en lisant dans Le Monde un article intitulé : Association et Médias, comment se faire connaître.

Là, preuves à l'appui, je montrai que parmi les cas que nous avions eu à résoudre, près des trois quarts relevaient de milieux défavorisés : familles démunies, chômeurs en fin de droit, adolescents au bord de ce qu'on nomme le quart-monde.

Pour quelle raison avais-je tenu à me justifier? Alors que le malheur, quand il frappe, le fait en aveugle, dans n'importe quel quartier, n'importe quelle tranche de la société ou d'âge? De toute manière, étant bénévoles, nous ne privilégierons jamais la veuve milliardaire ou le gérant de sociétés si d'aventure des gens tels que ceux-là ont l'idée de venir nous trouver. Un cas se présente, nous voyons ce que nous pouvons faire, voilà tout.

Je pensais à cela dans l'ascenseur qui, à chaque nouvel étage, donnait le sentiment de vouloir se décrocher. Ses parois servaient de banc d'essai à tous les artistes de l'immeuble. Ce qu'on inven- tera toujours en matière d'obscénités fera ma joie longtemps encore. C'est vrai, les graffiti, je n'ai rien contre, tant qu'ils n'ont pas de connotation raciste ou xénophobe. Mais lorsqu'ils se contentent d'exprimer une fougue, une agressivité, alors là, bravo !

Septième étage gauche, deuxième porte. C'était ce qu'avait indiqué Mme Vernac. « Vous ne pouvez

pas vous t romper, avait-elle ajouté. Au-dessus, il y a une lanterne. »

Une lanterne, en effet, comme on en voit dans certains films d 'époque lorsque, à la nuit tombée, un fiacre s ' immobilise au bas d ' u n per ron de stuc. Inutile de dire que, dans cet humble couloir, un tel objet n 'avait pas sa raison d'être. A moins que, par je ne sais quel accès de prétention détestable, on n'ait voulu provoquer, d 'une marque distinctive et dérisoire, les autres locataires de l 'étage.

Je sonnai. Une raie oblique traversait d ' u n côté à l 'autre la porte en bois vert. Il n 'y eut aucun bruit de pas pour m'avert i r qu 'on allait m'ouvrir .

Mme Vernac était une petite femme d 'une soixantaine d 'années, avec un visage plein et pâle, des yeux noirs. Ses cheveux, d ' u n b run pénible dû à une mauvaise teinture, bouclaient tout au tour du visage, des boucles irrégulières. Ce que portait Mme Vernac ce jour-là ne m'es t pas resté, sans doute quelque chose de b run ou de beige, léger, avec des motifs compliqués.

Je ne devais pas oublier, en revanche, ce que je découvris avant m ê m e qu'elle ne refermât la porte derrière nous et qui m'expliquait , du m ê m e coup, pourquoi elle avait préféré que je vienne : Mme Vernac se tenait sur des béquilles et sa j ambe droite était coupée au genou.

Ce fut donc en sautillant presque qu'elle me précéda dans un bref couloir sans âme, j u squ ' au living-room dont la baie vitrée donnait sur la ville écrasée d 'une chaleur méchante , avec la mer au loin, une mer de brume, polluée, hostile, sous un ciel qui n 'était plus qu 'une menace, mauve comme une contusion.

– Asseyez-vous... En temps ordinaire, lorsqu 'on me reçoit dans de

telles circonstances, on ne se gêne pas pour me dévisager, f ranchement ou à la dérobée. Mme Vernac, cela me frappa d 'emblée, ne me regardait pour ainsi dire pas et j ' eus le sentiment, même, que si elle avait osé, elle se fût assise en me tournant le dos.

– Je vous ai gardé un peu de sauté de veau... Moi, j 'ai déjà mangé. . . Oh! ce n 'est pas que j 'avais faim... Seulement, si je ne mange pas à heures fixes...

C'était à cela qu'elle se raccrochait , comme on s 'agrippe à n ' impor te quoi dès qu 'on se sent glis- ser.

– Merci, m a d a m e Vernac. Moi aussi, j 'ai déjà déjeuné, mentis-je.

Deux chaises, une table basse, un rocking-chair, tout cela sans style, sous un lampadaire dont l 'abat-jour s'alourdissait d ' u n double galon et de sequins.

– Est-ce que je m ' y suis prise de la bonne manière ?

Elle regardait vers la m e r et, de profil, on aurait dit une toute jeune fille, une novice prête à pronon- cer ses vœux.

– Il n 'y a pas trente-six manières, répondis-je. Avez-vous prévenu la police?

– N... Non... Est-ce que j 'aurais dû? – D'ordinaire, les gens le font. C'est ensuite

seulement qu'ils s 'adressent à moi. – Vous voyez, je n'agis jamais c o m m e il fau-

drait. – Mais non, m a d a m e Vernac. C'était un décor triste, surchargé de meubles

alignés sans recherche, de bibelots sans valeur, un décor qu 'on se fût a t tendu à découvrir ailleurs, dans un pavillon de banlieue, par exemple, ou un

exacte, vous la trouverez! Cela dit, personne n ' a intérêt à ce que vous donniez l'assaut !

— L'assaut, la Villa Melrose... Mais de quoi vous m e parlez?

— De ce que j 'ai découvert ! Et encore, je ne vous dis pas le principal! Le principal, le voici : Cécile a été enlevée il y a moins d ' une heure par l'indi- vidu qui a tiré sur François Galanti. Cet h o m m e s'appelle ou se fait appeler Arnaud Saint-Herbot. A son tableau de chasse : Khelifa Ghanem, Jackie Morara, Jean-Yves Galanti. Et ce n 'est certaine- ment pas tout.

— Hélène... — Ne m' in te r rompez pas! Si vous faites le

compte de toutes les affaires où des personnes de teint plus ou moins basané ont été assassinées sans qu 'on ait à ce jour identifié le ou les cou- pables, vous avez toutes les chances de pouvoir inculper en la personne de Saint-Herbot l 'auteur, disons : l ' instigateur de quelques-uns de ces assas- sinats !

— Hélène... Maresco soupira, tandis qu 'Etienne, à l 'écou-

teur, buvait du petit lait, sauf qu'il en profitait pour m 'embrasse r dans le cou.

— Quant à moi, continuai-je presque sans repren- dre haleine, j ' en ai terminé. A vous de jouer, Maresco. Et vite, si possible : je tiens à Cécile ! Rien à ajouter ?

— Eh bien, je... — Vous ne voyez pas? — Euh.. . — Merci. Vous pouvez me dire merci. Il soupira de nouveau, un long soupir sonore,

exagéré, terriblement cabotin.

— On voit, finit-il par murmure r , que votre ami Etienne est de retour.

— Mon ami Etienne a, une fois de plus, l 'hon- neur de vous dire : merde !... Et moi, comme je suis, ne vous en déplaise, un tout petit peu sympa- thique, je vous dis : merci, monsieur Maresco.

— Merci ? Et pourquoi? — Ethnologica, vous vous souvenez? — Vaguement . — Autant me répondre non. Eh bien, Ethnolo-

gica, c 'est une revue, figurez-vous. Une revue, u n club, en un mot une officine : discours raciste, thèses scandaleuses, xénophobie, vous voyez le genre. Je suis sûre qu'il y a d'ailleurs des abonnés parmi vos troupes, enfin passons. Or, cette revue, ce club, Jean-Yves Galanti y était abonné. Et cela, c 'est grâce à vous que je l'ai appris, vous qui paraissez l 'avoir oublié !

— Mais... Qu'est-ce que vous racontez, Hélène? Je n 'y comprends rien du tout.

— On ne vous demande pas de comprendre! Du reste, ce n 'es t pas dans vos fonctions. Votre fonc- tion, Maresco, c 'est de fonctionner. Aussi, norma- lement, tandis que je vous parle, vous devriez déjà être en train de chercher l 'adresse exacte de la Villa Melrose. C'est là-bas que vous retrouverez Cécile, Emile Vernac, Saint-Herbot et, sans aucun doute, quelques-uns de ses complices.

Sauf qu'il était en voiture, quelque part dans Nice, ce pauvre Maresco que je prenais un malin plaisir à malmener .

— C'est bon, Hélène. Je vais faire le nécessaire... Comptez sur moi : vous récupérerez Cécile. Je sais que ce n 'est pas votre fort mais vous n 'avez plus qu ' à attendre. . .

— Que le ravisseur se manifeste? C'est ça?

— Il va cer ta inement exiger quelque chose en échange de la vie de Cécile, si tout ce que vous m'avez dit est...

— Vous doutez encore ? — Douter, c 'est aussi m o n métier, non ? Dès que

j 'ai du nouveau, je vous rappelle! Il raccrocha. Ensuite, ce fut l 'attente. Des heures d 'a t tente , de silence. J 'étais à ce point abat tue que les rares clients de

l 'après-midi, ce fut Etienne qui s 'en chargea. Je m'étais réfugiée au premier étage et, à la table ronde autour de laquelle se t iennent nos réunions, je fixais le téléphone, prête à bondir.

Vers 17 heures, il sonna. Mon amie Marie, Marie Robini. Elle voulait

savoir si j 'avançais à propos de Vernac, je lui dis que non. Pas un mot de m a part sur l 'enlèvement de Cécile, parce que je me sentais coupable, affreu- sement coupable : si Saint-Herbot l 'avait kidnap- pée, n'était-ce pas de m a faute? J 'aurais, par exemple, donné rendez-vous à François Galanti ici, à la librairie, il n 'aurai t pas été gravement blessé, Cécile serait encore là... Comme si on pouvait récrire l 'Histoire... Il n 'y a que des révisionnistes pour ça! Des gens comme Saint-Herbot ! Jusqu 'où ce cinglé irait-il ?

Je n'allais pas tarder à l 'apprendre. — Allô? J 'avais décroché avant la fin de la première

sonnerie. — Hélène? C'est moi... Cécile ! — Où es-tu? — Tu imagines bien que je ne peux pas te le

dire!

— Est-ce que... Est-ce que tu vas bien? — Oui... Oui... De ce point de vue-là... — Il s'agit de Saint-Herbot, hein ? C'est bien lui

qui t'a... J'eusse été malvenue de lui reprocher les paroles

qu'elle avait prononcées... Un bel homme, qui respire l'élégance, l'intelligence...

— Voilà ce qu'il exige, fit Cécile d'une voix éteinte. Il est 18 h 30, tu as juste le temps...

— Le temps de quoi faire ? — De te rendre dans les studios de FR3 Côte

d'Azur. De gagner le studio d'où sont présentées les actualités régionales...

— Et ensuite ? — De faire la déclaration suivante : Emile Vernac

est un assassin. Un assassin par intolérance. Un homme qui n'accepte pas, qui n'a jamais accepté que d'autres vivent différemment de lui... Il faut que tu avoues t'être trompée sur son compte, que ce n'était pas un simple cas de disparition comme il nous en est soumis chaque semaine. M. Saint- Herbot veut que tu admettes, devant tout le monde, t'être laissé avoir, apitoyer par Vernac... Et que par ta faute, des gens ont trouvé la mort...

— A quoi cela servira-t-il ? — Hélène... Si tu ne le fais pas, il... Il nous

tuera... — Et qu'est-ce qui me garantit que si je fais ce

qu'il demande, vous... — Rien ! coupa Cécile. Rien du tout... Sa voix n'était plus qu'un souffle, et derrière

cette voix on ne percevait aucun fond sonore. D'où pouvait-elle appeler, pour que j'eusse l'impression qu'elle fût si proche ?

— Vous a-t-il dit ce qu'il compte faire de vous ?

— Tu as juste le temps, Hélène... Vite !... Avant même que j'aie pu ajouter un mot, on

avait raccroché. Depuis la création de S.O.S. Disparus, c'était la

première fois que j'étais soumise à un chantage de cet ordre. Drôle de chantage, en fait, parce que du côté de Saint-Herbot, il n'y avait aucune promesse de quoi que ce fût.

Saint-Herbot, un fou ! Plus exactement une espèce de monstre froid, très bien de sa personne, qui, à travers l'association, voulait discréditer tout ce qui, en France, ressemble à de l'entraide, de la solidarité. Si j'accédais à sa demande expresse, je devrais avouer que j'avais été jouée, manipulée et qui plus est, par l'Emile, derrière lequel Saint- Herbot se cacherait encore une fois, ainsi qu'il l'avait fait depuis le début.

Attendait-il que j'annonce, en direct, la dissolu- tion de S.O.S. Disparus? Saint-Herbot devait bien penser que si tel était le cas, cela n'empêcherait pas d'autres associations du même genre de se créer un peu partout dans le pays; n'avions-nous pas des correspondants dans plusieurs grandes et moyennes villes de France ? Ce qu'il visait, avant tout, c'était éveiller la méfiance des gens à l'encon- tre de personnes comme nous, la méfiance et le mépris.

Saint-Herbot, Ethnologica... L'infamie absolue. — Que ferais-tu à ma place? — En principe, tu le sais, je suis de ceux qui ne

cèdent jamais à aucune pression, d'où qu'elle vienne, répondit Etienne. Et Dieu sait si, dans mon métier, j 'en ai rencontré, des pressions. Venant de partout, politiques ou autres. Seulement, je n'ai jamais eu à affronter directement une menace

physique... Ni sur moi ni sur quelqu'un de pro- che...

Je le sentais anxieux, ému comme je l'étais moi-même.

— Alors, déclarai-je tristement, il n'y a rien de mieux à faire que d'aller là-bas.

— Prenons quand même le risque d'attendre encore un peu...

D'un coup d'œil il avait considéré sa montre, ajoutant :

— Rien qu'un petit quart d'heure... Au cas où !... De toute manière, par la voie rapide, il ne nous faut pas plus de vingt minutes pour arriver aux studios...

Dès qu'il avait entendu le téléphone, Etienne était monté à l'étage et maintenant nous étions tous les deux seuls, avec, tout autour de nous, épinglés à des panneaux de liège, les visages de dizaines d'hommes, de femmes et d'adolescents dont nous avions publié, ces derniers mois, les avis de recherche.

Certaines de ces personnes, nous étions sur le point de les retrouver, grâce à notre travail de fourmi, à nos recoupements, aux éléments rassem- blés par nos correspondants. Alors nous enlève- rions leurs photographies.

Une seule de ces photos ne bougerait plus, celle de ma petite Agnès, ma fille, qui avait été kidnap- pée puis assassinée. Les quelques heures qui venaient de s'écouler, j'avais éprouvé, en mineur, l'angoisse qui avait été la mienne le jour où Agnès avait disparu.

Etienne m'avait pris la main et la serrait dans les siennes, très fort. Nous finîmes par gagner le rez-de-chaussée. Etienne commençait à poser les

grilles sur les vitrines lorsque le téléphone sonna. Je me jetai dessus.

— Hélène? Maresco. On les a! — Cécile va bien ? — On ne peut mieux! Le vieux Vernac a été

blessé, mais ça ira! — Qu'est-ce qui s'est passé? Etienne était rentré à la hâte et s'était saisi de

l'écouteur. — Saint-Herbot et trois jeunes gens de sa bande

ont quitté la Villa Melrose, nous les avons pris en filature et cela nous a conduits jusque sur le terrain d'aviation militaire des plaines Saint-Michel. Vous connaissez ?

Un coin perdu, dans l'arrière-pays, où il m'était arrivé d'aller avec mon ex et ma petite fille...

— Là, tout était prêt. Un petit avion attendait Saint-Herbot... D'après ce qu'on sait, il devait décoller en direction de l'Espagne...

— Avec Cécile ? — Cela aurait dépendu de vous, mais je ne crois

pas... Si vous aviez renoncé à vous rendre à la télé, je ne sais pas ce qu'il serait advenu d'elle...

On pouvait sans peine l'imaginer... — Saint-Herbot a avoué ? — Tout, sans même qu'on le lui demande! Vous

auriez vu avec quelle fierté... — Vous m'avez dit que Vernac avait été

blessé... — Il y a eu un échange de coups de feu, oui.

L'un des gars de Saint-Herbot a voulu prendre Vernac pour s'en faire un bouclier et...

Et l'Emile, qui avait accordé sa foi, sa confiance à des gens pareils...

— Vous aviez raison, Hélène... Ils ont des ramifi- cations partout dans le pays... Savez-vous ce qu'il a

dit, Saint-Herbot ? « La France des vrais Français a perdu une bataille, elle n'a pas perdu la guerre ! »

— Merci, Maresco. Merci pour avoir récupéré Cécile, arrêté l'af-

freux Saint-Herbot, sauvé S.O.S. Disparus de la désaffection, de la disgrâce qu'auraient immanqua- blement entraînées mes déclarations à la télévi- sion...

— C'est moi qui vous remercie, Hélène. Sincère- ment.

— Rendez-moi vite Cécile... — Elle est déjà en route. Mes hommes sont partis

la raccompagner... Une heure plus tard, en effet, nous nous embras-

sions et dès demain je courrais les boutiques pour lui trouver une magnifique paire de boucles d'oreil- les !

Elle s'était maquillée pour nous recevoir et sur la table basse nous attendait un plateau d'argent, comme lors d'une de mes visites, avec de petits verres et un flacon de liqueur. Si elle fut étonnée de me voir avec un homme, Etienne en l'occur- rence, elle ne le montra pas.

— Si vous aviez parlé tout de suite, madame Vernac...

— Je sais bien, dit-elle en baissant les yeux. Mais je ne pouvais pas... C'était déjà prendre beaucoup de risques de m'adresser à vous...

— Parce que la police, n'est-ce pas, c'était impos- sible...

— Impossible...

— Dès le début, vous aviez compris, n'est-ce pas?

— Oui et non... — Si vous me racontiez ? — Bien sûr... Vous êtes venus pour cela... Est-ce qu'elle n'avait pas bu, avant même notre

visite, un peu de liqueur? Il me sembla que ses joues étaient plus colorées qu'à l'ordinaire, et que ce n'était pas une question de maquillage.

— Tout a commencé à Paris... A Gennevilliers, même, d'une certaine façon...

Par la baie vitrée on voyait un ciel gris, mena- çant. Faudrait-il, si l'orage éclatait, que je me précipite encore une fois dans la salle de bains pour lui prendre ses gélules orange?

— Quand mon mari a eu l'affreuse idée de met- tre le feu à la roulotte des gitans...

— Un instant : M. Vernac vous avait-il fait part de cette idée?

— Pas du tout. Si c'était le cas, je vous le dirais, vous pouvez me croire...

Ses yeux se baissaient sur sa jambe, son absence de jambe, glissaient vers les béquilles, comme endormies devant elle sur la moquette.

— Lorsque Emile m'a dit ce qu'il venait de faire, et quand il a ajouté que c'était pour moi qu'il l'avait fait, j'avoue que... Malgré mon horreur pour cet acte, je...

Elle avait ressenti, malgré elle, malgré ce qu'elle avait vécu, elle-même, cet attentat qui lui avait coûté sa jambe, elle avait ressenti, oui, quelque chose comme de l'indulgence. L'indulgence de l'amour... Voilà ce qu'elle nous avoua, du bout des lèvres, très vite, à voix basse, ne s'interrompant un instant que pour nous verser un peu de liqueur et surtout s'en verser un plein verre, qu'elle porta à

ses lèvres avec une hâte telle qu'elle manqua le laisser échapper.

— Et ensuite, madame Vernac ? — Ensuite? Le hasard! Ce qu'avait fait Emile,

quelqu'un l'avait vu !... Il y avait, à côté du nôtre, un pavillon où se réunissaient des gens, deux ou trois fois par semaine... Nous ignorions qui ils étaient exactement mais nous sentions que c'était quelque chose de... de secret... Un soir, on a sonné, Emile est allé ouvrir. C'était M. Saint- Herbot. En personne!

— Que s'est-il passé? — Il a déclaré qu'il avait tout vu... Et loin de

faire la morale à Emile, de lui dire que c'était intolérable, il lui a dit, au contraire : « Vous êtes digne d'être des nôtres !... Ce que vous avez accompli là, notre groupe aurait dû l'accomplir depuis longtemps! » Il a ajouté qu'il avait des amis dans la police, par son passé d'officier des Services de Renseignement, que nous n'avions rien à crain- dre... Le fait est qu'Emile n'a pas été inquiété... Et de plus, grâce à M. Saint-Herbot, nous avons tout de suite pu quitter Gennevilliers...

Pour la loge de la rue d'Aumale, Paris I X — C'est à ce moment-là que votre mari a com-

mencé à suivre les réunions d ' Ethnologic a ? — Hélas, oui! J'avais beau lui dire qu'il ne fallait

pas... Impotente comme je suis, je ne pouvais pas l'accompagner... J'ai essayé en vain de lui faire comprendre que c'étaient de drôles de gens... Des gens terribles...

— En aviez-vous la preuve? intervint Etienne. — Je comprends! M. Saint-Herbot s'était vanté

de... Il... Son groupe ne se limitait pas à Paris ou à la région parisienne... Il avait des camarades à Lyon, à Marseille, à Nice... Il nous a raconté que

les trouble-fête, les étrangers, c 'était leur spécia- lité !

Comment , à ces mots, ne pas avoir un frisson dans le dos?

— Que s'est-il passé rue d'Aumale ? demanda Etienne.

— Une famille bruyante, là aussi... D 'un autre genre... Des gens riches... Du Liban !... M. Saint- Herbot avait pris l 'habitude de nous rendre une visite, de temps en temps.. . Il connaissait quel- q u ' u n dans la maison !...

Au moins ne m'avait-il pas menti en pré tendant qu'il avait une maîtresse dans l ' immeuble. . .

— Alors, m o n Emile lui a parlé des Libanais, les Saala... Il a dit que ce n 'étai t plus possible... Du vacarme presque toutes les nuits... Quelques jours plus tard, M. Saint-Herbot nous a envoyé un jeune homme. . .

— Jean-Yves Galanti ? — Oui, mademoiselle Frank. Jean-Yves... Il fai-

sait partie du groupe, depuis peu de temps.. . C'est lui qui a apporté à Emile un revolver... Oh! Je ne voulais pas, moi.. . Dieu m'es t témoin que je ne voulais pas... Et puis, ça s 'est passé quand même. . . Une nuit, mon mari est monté, il y a eu une altercation, il a tiré... M. Saint-Herbot lui avait tellement répété que c 'étai t sans risque... En toute impunité !... « La punition, avait-il dit, ce sont les autres, ce sont les Saala et leurs semblables qui la méri tent !... »

— Cette fois aussi, comme à Gennevilliers, votre mari s 'en est bien tiré, c 'est ça?

— C'est ça... — Et Saint-Herbot, qui n 'avait pas seulement des

amitiés dans la police mais également parmi les

syndics d ' immeubles, vous a une fois encore relo- gés!

Elle acquiesçait en silence, cependant qu 'Et ienne décroisait une fois de plus les jambes, mal assis qu'il était sur la chauffeuse beaucoup trop basse. Maintenant l 'horizon n 'étai t plus qu 'une étendue de coton grisâtre.

— Vous voilà donc ici, dans cet immeuble, cet appartement . . .

— Où, pendant quelque temps, nous avons vécu tranquilles...

— Plus de réunions à Ethnologica ? — Non... Mon mari vivait sa vie de retraité.. . Et faisait la connaissance de Pizella, retraité du

Gaz, en compagnie de qui il traînait dans les gares.

— Et puis, ça a recommencé. . . Au-dessus... D 'un signe de tête elle désignait le plafond. — Avouez que nous n'avions pas de chance! — Oui et non, fit Etienne. Non, en ce qui

concerne le voisinage, oui, pour ce qui est de vous en sortir à bon compte, à chaque fois...

Je le foudroyai du regard parce que, malgré tout, je ne pouvais me départ ir de m a compassion à l 'égard de Mme Vernac, m ê m e si par son silence, ses mensonges aussi, elle m'avai t égarée, et rendu la tâche plus rude.

— Votre mari, dès que le t in tamarre a com- mencé, comment a-t-il réagi? A-t-il été tout de suite t rouver les gens d'Ethnologica ? demandai-je.

— Il aurait pu... M. Saint-Herbot nous avait dit qu ' en cas de besoin, nous pourr ions nous adresser à lui directement, du fait qu'il comptait s 'établir à Nice de façon définitive. Mais ça n ' a pas été nécessaire...

— Jean-Yves Galanti ? fit Etienne.

— Jean-Yves, oui, maître. Il s 'est présenté un beau jour. . . A dit que si on avait besoin de quelqu 'un pour les vitres...

— Un prétexte, naturellement. . . — Naturellement. . . Mon mari n ' a pu s ' empêcher

de s 'ouvrir à lui de ce qui se passait à l 'étage au-dessus...

— Et ça a recommencé! soupira Etienne. — Oui... Sauf que cette fois, j 'ai voulu m'interpo-

ser avec tout ce qui me reste d 'énergie. . . J 'ai dit : « Non, Emile, ça suffit !... Tu ne peux pas laisser faire... »

— Quelle a été sa réponse ! — Aucune réponse. Simplement, il m ' a emmenée

de force dans la salle de bains, là il m ' a mise devant la glace et m ' a m u r m u r é dans le creux de l'oreille : « Tu vois ton visage, Elyane ?... C'est un visage de morte !... De morte-vivante !... Voilà je ne sais plus combien de nuits que tu ne fermes plus l'œil... Si ça continue, tu vas re tomber en dépres- sion et après... C'est la mort , à petit feu !... »

— Alors ? — Alors, j 'ai quand m ê m e dit non. — Mais Jean-Yves revenait à la charge? — C'est ça. — Et, en guise de menace persuasive, il a

enfermé des enfants dans un réduit, au sous-sol, et il y a mis le feu? interrogea Etienne, à qui j 'avais parlé de l 'incident.

— Oui. Je dois dire que.. . Jean-Yves n 'aura i t pas fait une chose pareille sans en avoir reçu l 'ordre de Saint-Herbot à qui, bien entendu, il avait tout raconté de nos petits malheurs.

— Et puis? — Et puis rien. Les jeunes gens, peu après, ont

quitté les lieux. Seulement. . .

— Seulement, pa r Jean-Yves, Saint-Herbot avait des renseignements sur eux.. .

— Notamment sur leurs origines, précisa Etienne.

Encore une fois elle acquiesçait d ' u n mouvement de tête.

— Votre mari était monté t rouver ces jeunes gens, m'avez-vous dit lors d 'une de mes visites. Saint-Herbot était avec lui et Jean-Yves ?

— Oui. — Qu'est-il arrivé ce jour-là? — Rien de grave, que je sache.. . — Mais quelques jours après le départ des jeunes

gens, votre mari disparaissait. Vous avez pensé tout de suite à Saint-Herbot ?

— Tout de suite ! Emile n 'est pas h o m m e à parler beaucoup, m ê m e à moi, mais il ne m ' a pas caché que Saint-Herbot lui en voulait... « Vous êtes une mauvaise recrue », lui a-t-il dit. Parce que Saint- Herbot voulait poursuivre ces jeunes gens, leur faire du mal et que mon Emile avait quand même refusé de participer à ça!

— Alors Saint-Herbot a enlevé votre mari ! — Et dès qu'il a commencé à exterminer ces

jeunes gens, il n 'y avait par conséquent q u ' u n coupable possible : Emile!

Ainsi, tandis que je recherchais Vernac, suspect numéro 1, Saint-Herbot pouvait-il continuer sa croisade anti-jeunes, anti-maghrébins, anti-gitans, et s'il avait fini par s 'a t taquer à Cyrille Englebert, fils de famille et « Français bon teint », c 'était qu'il s 'était commis avec des « étrangers »! Quant à Thomas Toscari, qu 'on avait mis sous protection policière, peut-être risquait-il moins, à tout pren- dre, que Mei, sa compagne cambodgienne. . .

— Saint-Herbot a-t-il dit vraiment clairement à

votre mari, intervint Etienne, qu'il avait l ' intention d 'él iminer tous les membres du groupe rock ?

— On ne peut plus clairement. — Et votre mari a protesté ? — Oui. Sur mes insistances. Mais ça n ' a u r a pas

servi à grand-chose.. . La machine était en route.. .

Exactement les termes qu'avait employés Jean- Yves, selon Mme Vernac, lorsqu'il avait surgi dans le square, ici même, en bas de l ' immeuble et qu'il lui avait ar raché ses béquilles...

J ' en profitai pour lui demander : — Quel est le rôle de Jean-Yves dans toute cette

affaire ? — Un rôle un peu flou, ambigu.. . D 'un côté, il

était acquis à Saint-Herbot, de l 'autre il aimait bien Emile et je crois qu'il m 'a imai t bien aussi... Je crois qu'il aurai t voulu s 'éloigner de tout ça mais...

Etaient-ce les conseils que lui avait donnés l'Emile, ces deux matins où Mme Gimello leur avait servi des cafés dans son café-restaurant Le Mesclun ? L'Emile, qui lui avait fait don de son écharpe!

— Croyez-vous qu'il ait tué lui-même l 'un des jeunes gens?

Car je me souvenais qu 'on avait retrouvé l 'écharpe écossaise autour du cou de Jackie Morara, la deuxième victime.

— Je l 'ignore. J ' imagine qu ' au procès, s'il y en a un, Saint-Herbot chargera le pauvre Jean-Yves au maximum.

— Qu'est-ce qui vous fait croire qu'il pourrai t ne pas y avoir de procès ? demanda Etienne.

— Des gens comme Saint-Herbot ont le bras long ! ré torqua Mme Vernac.

Vous en avez bénéficié, en effet, songeai-je.

— Je vous garantis que la justice suivra son cours, assura Etienne.

— Et mon mari, dans tout ça? — Sa responsabilité sera établie, et comme elle

ne doit pas être très importante... — Sa responsabilité? Mais il est innocent, maître !

Innocent !... Vous aussi, mademoiselle Frank, vous le savez bien : dans toute cette affaire, il n'aura été qu'une victime... Je sais trop bien que dans un passé récent, il a eu des choses graves à se repro- cher mais là !...

— Je sais, madame Vernac. Seulement... Seulement il faudrait dire pourquoi Saint-Herbot

lui avait laissé une relative liberté de mouvement, une liberté évidemment surveillée mais quand même : n'avait-on pas vu Vernac aux alentours des lieux où se préparait un meurtre? Thomas Toscari et sa compagne n'avaient-ils pas croisé l'Emile à plusieurs occasions?

— Seulement quoi ? Je vous l'ai déjà dit : ne me faites pas regretter de m'être adressée à vous, mademoiselle Frank!

— Pouviez-vous faire autrement? — Je pouvais rester dans mon coin et n'alerter

personne ! — Jusqu'à quand? Plutôt que de répondre elle déclara : — En tout cas, c'est à partir du moment où je me

suis mise en rapport avec vous que... — Que quoi ? — En fait, régulièrement, je recevais des coups

de téléphone de menace... Comme celui qu'il y avait eu en ma présence :

aussitôt, Mme Vernac avait pâli avant de raccro- cher très vite.

— Saint-Herbot?

— Saint-Herbot, oui. Savez-vous ce qu'il disait, ou me faisait dire lorsqu'il n 'appelai t pas lui- m ê m e ? « Quand les jeunes y seront tous passés, ce sera à votre tour, et à celui de votre mari !... On fera croire à son suicide, vous pouvez nous faire confiance là-dessus ! » Ils l 'auraient fait !... Ils avaient... La preuve : ils n 'on t pas hésité à exécuter Jean-Yves... Et puis son frère...

Parce que le premier voulait s 'éloigner définitive- ment de la bande et que le second pouvait m'avoir dit t rop de choses... Ou s 'apprêtai t à me les dire...

— Et le mot, dans votre boîte aux lettres ? — C'était surtout pour que je vous le montre, je

suppose... Après quoi, par les soins de Saint-Herbot, on

m'avait glissé dans m a propre boîte un doigt fac- tice...

Il y eut un silence, alors que les premières gouttes s 'écrasaient sur la baie vitrée puis :

— Quand est-ce que je pourrai le voir ? Parce que l'Emile, deux jours après l 'arrestation

de la bande, était encore en observation à l 'hôpital Saint-Roch, sa blessure étant plus sérieuse qu 'on ne l'avait, d 'abord, envisagé.

— Bientôt, promis-je. Très bientôt. — Et quoi qu'il ait fait dans le passé, ajouta

Etienne, on lui t rouvera des circonstances atté- nuantes dans l'affaire qui nous occupe.. .

Ce qui se confirmerait à l'issue des audiences, une fois établi, par exemple, que Vernac avait voulu prévenir les jeunes gens de ce qui les atten- dait, avant m ê m e le meur t re de Khelifa; ainsi s'expliquait le fait que le vieux Pizella l 'ait vu aux Jardins Albert I où pouvaient traîner Jackie et ses camarades, puis, ce même matin, prêt à pousser la

porte du Haute Tension... Quant à sa présence dans l'immeuble des frères Galanti, où Pizella avait aperçu l'Emile devant les boîtes aux lettres, celui-ci devait dire qu'il était venu mettre un mot à Jean- Yves pour lui donner rendez-vous au Mesclun, le café-restaurant de Mme Gimello...

— Je l'espère, maître. J'espère qu'il aura des circonstances atténuantes, dit Mme Vernac. Il ne voulait pas tout ce qui est arrivé... Il a été dépassé... Je vous jure qu'il ne voulait rien de tout ça, mon Emile...

Un Emile qui, ainsi que nous devions l'appren- dre, était amené, de force, sur les lieux des futurs crimes et qui, s'il avait voulu donner l'alerte, aurait immanquablement perdu sa femme, cette Elyane qu'il aimait autant qu'elle l'aimait.

Un premier éclair, le tonnerre, la pluie qui, d'un coup, s'écrasait sur la baie vitrée et Mme Vernac qui n'avait pas un geste, pas un tressaillement...

— Vous ne voulez pas que... Déjà je m'étais mise debout. — Mes gélules ? Ne vous donnez pas cette peine,

mademoiselle Frank. Pour cette fois, ça ira... Un autre coup de tonnerre, après un autre éclair

aveuglant. A son tour Etienne se levait, lui et moi nous hésitions, une hésitation dont Mme Vernac, bientôt, nous libéra :

— Vous pouvez me laisser seule, vous savez... Maintenant qu'il va revenir, je peux bien supporter tous les orages...

Ce furent ses derniers mots et ce fut la dernière fois que je devais la voir, la petite Mme Vernac, avant le procès, où elle se montrerait d'une dignité, d'un courage exemplaires.

Dans l'ascenseur, je ne pus m'empêcher de penser que, aussitôt la porte de l'appartement