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18/1 1/2 015 « Qui addit scien tiam, ad dit et laborem » (Ecc. I, 18 ) : la vanité de savoir d an s la littéra ture sério-co mique de la Ren aissa nce ht t p://episteme.revues.org/361#te xt 1 / 17 Études Épistémè Revue de littérature et de civilisation (XVI e – XVIII e siècles) 22 | 2012 :  Vanités d’hier et d’aujourd’hui : une poétique de l’éphémère Vanités d’hier et d’aujourd’hui : permanence de l’éphémère « Qui addit scientiam, addit et laborem » (Ecc. I, 18) : la vanité de savoir dans la littérature sério-comique de la Renaissance NICOLAS CORREARD  Résumés Français  English  Avant mêm e les Essais de Montaigne (1580-1592), la vanité du savoir constitue un thème très présent dans la littérature et la philosophie humanistes, soucieuses de modérer la curiosité intellectuelle et de lui rappeler ses lim ites. Si cette présence reste souvent occultée, ou expliquée de manière trop restreinte par le renouveau des argumentations sceptiques, c’est que les humanistes en traitent le plus souvent dans des formes sério- comiques et volo ntiers paradoxales : critique r la vanité du discours sa vant im plique, à leurs  yeux, de sort ir du re gistre séri eux, de prendre le parti de Dém ocrite. « Plus on a de savoir, et plus on a de peine » (Ecc. I, 18) : la formule amuse des humanistes plongés dans l’effort encyclopédique, mais ils en reconnaissent aussi la profondeur. Nous en retraçons la diffusion dans les deux premiers tiers du XVI e  siècle, à partir des textes fondateurs que sont l’  Éloge de la folie d’Érasme (1511) et la  Déclamation sur l’incertitude et la vanité des sciences  d’Agrippa (1530), en nous arrêtant sur deux exploitations magistrales de ce thème  bib lique dans les Coloquios de Palatino y Pinciano de Juan de Arce de Otálora (v. 1550- 1555) et dans les  Dialogues du Democritic de Jacques Tahureau (1565). Long before Montaigne wrote his  Essays (1580-1592), the vanity of knowledge was an important literary and philosophical theme in the humanist movement, which was prone to check curiosity and to underline its limits. The presence of this theme is all too often ignored, or unconvincingly explained by the sole return of sceptical arguments, while humanists favoured seri o- co mical and paradoxical treatments of the problem : dealing wi th

« Qui Addit Scientiam, Addit Et Laborem » (Ecc

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Études ÉpistémèRevue de littérature et de civilisation (XVIe – XVIIIe siècles)

22 | 2012 : Vanités d’hier et d’aujourd’hui : une poétique de l’éphémèreVanités d’hier et d’aujourd’hui : permanence de l’éphémère

« Qui addit scientiam, addit etlaborem » (Ecc. I, 18) : la vanitéde savoir dans la littératuresério-comique de la

RenaissanceNICOLAS CORREARD

Résumés

Français English Avant même les Essais de Montaigne (1580-1592), la vanité du savoir constitue un thèmetrès présent dans la littérature et la philosophie humanistes, soucieuses de modérer lacuriosité intellectuelle et de lui rappeler ses limites. Si cette présence reste souventoccultée, ou expliquée de manière trop restreinte par le renouveau des argumentationssceptiques, c’est que les humanistes en traitent le plus souvent dans des formes sério-comiques et volontiers paradoxales : critiquer la vanité du discours savant implique, à leurs

yeux, de sortir du registre sérieux, de prendre le parti de Démocrite. « Plus on a de savoir,et plus on a de peine » (Ecc. I, 18) : la formule amuse des humanistes plongés dans l’effortencyclopédique, mais ils en reconnaissent aussi la profondeur. Nous en retraçons ladiffusion dans les deux premiers tiers du XVIe siècle, à partir des textes fondateurs quesont l’ Éloge de la folie d’Érasme (1511) et la Déclamation sur l’incertitude et la vanité dessciences d’Agrippa (1530), en nous arrêtant sur deux exploitations magistrales de ce thème

biblique dans les Coloquios de Palatino y Pinciano de Juan de Arce de Otálora (v. 1550-1555) et dans les Dialogues du Democritic de Jacques Tahureau (1565).

Long before Montaigne wrote his Essays (1580-1592), the vanity of knowledge was animportant literary and philosophical theme in the humanist movement, which was proneto check curiosity and to underline its limits. The presence of this theme is all too oftenignored, or unconvincingly explained by the sole return of sceptical arguments, whilehumanists favoured serio-comical and paradoxical treatments of the problem : dealing with

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the vanity of knowledge implied abandoning the tone of serious discourse and standing with laughing Democritus. “He that increaseth knowledge, increaseth sorrow”, reads Ecc. I,18 : this may have been an amusing formula for humanists who strove to enlarge theencyclopedia, but they also considered it to be a sound one. This article is an attempt atdocumenting this phenomenon in the first two thirds of the XVIth century, from thelandmark Praise of Folly by Erasmus (1511) and the Declamation on the Uncertainty and Vanity of Science by Agrippa (1530). Two major exploitations of this biblical motto aremore especially paid attention to : the Coloquios de Palatino y Pinciano by Juan de Arce deOtálora (v. 1550-1555) and the Dialogues du Democritic by Jacques Tahureau (1565).

Texte intégral

Aux observateurs attentifs des Ambassadeurs de Hans Holbein (1553), quiannonce la grande période de la vanité en peinture, il n’aura pas échappé que surles étagères auxquelles sont accoudés Jean de Dinteville et Georges de Selve, enplein centre de la toile, figurent une série d’objets savants énumérés sur un modeencyclopédique : le globe terrestre, le luth, les livres de chant et d’arithmétique, lasphère armillaire et divers instruments de mesure astronomique. Le quadriviumdes disciplines mathématiques participe à l’impression de puissance et de dignité

donnée par ces ambassadeurs ; mais c’est aussi lui, et par-delà le prestige del’ensemble des savoirs, qui se trouve frappé de vanité lorsque le spectateurdiscerne dans l’étrange forme située aux pieds des personnages – le fameux « osde seiche » – quelque chose comme un crâne humain déformé. La connaissance nesemble guère épargnée par le sourire ironique qu’on croit discerner sur le crâne,lorsqu’on l’observe du bon point de vue : elle ne préserve certes pas de la mort,avec laquelle elle tisse depuis longtemps des liens mélancoliques, et semble rejetéedu côté des biens éphémères, au même titre que le pouvoir ou la richesse. JurgisBaltrusaitis a fait remarquer que cet aspect de la toile devait se comprendre enrelation avec les lectures de Holbein le Jeune, imprégné de l’ Éloge de la folied’Erasme (1511), dont il a été l’illustrateur, mais aussi de la Déclamation del’incertitude et de la vanité des sciences de Cornelius Agrippa (1530), qui aurasans doute incité l’artiste à produire une représentation anamorphique par sesréflexions sur les arts trompeurs de l’optique et de la peinture1. L’idée estintéressante à plusieurs titres : la déclamation d’Agrippa dénonce l’optique et l’artde la peinture comme des savoirs trompeurs, ni plus ni moins que les autres 2,mais elle se conçoit elle-même comme une vaste anamorphose de la cultureencyclopédique de la Renaissance, envisagée dans sa vanité. Ce n’est donc passeulement un procédé particulier ou un thème plus général qui ont pu intéresserHolbein dans ce texte, mais bien l’idée de la réflexivité d’un étalage des savoirs sedénonçant lui-même. Sa peinture ne se contente pas de suggérer la vanité du

savoir mais, en tant qu’art savant de la perspective, elle se propose elle-mêmecomme un exercice vain.

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Bien avant que la vanité du savoir ne se constitue en sous-genre de la vanité auXVIIe siècle3 – comment ne pas penser à Montaigne ou à Pascal devant la Naturemorte aux livres de Jan Davidsz de Heem ou devant la Vanité du savoir de DavidTeniers ? – l’intérêt des artistes pour ce thème doit sans doute beaucoup à une

vague de textes paradoxaux dans lesquels les humanistes du XVIe siècle seplaisaient à ressasser la nullité du savoir sur un ton unique, mêlant un riresatirique et bouffon aux accents nihilistes de l’ Ecclésiaste. Ces textes ont étélargement occultés par l’image trompeuse de la Renaissance comme époque d’un

enthousiasme intégral pour la connaissance – une image qui mériterait d’êtreredressée au moyen de quelque perspective critique elle-même anamorphique –mais aussi parce qu’en modernes tournés vers le passé, qui ne perçoivent lesorigines de leur modernité qu’à travers le filtre de la peinture et de la pensée del’âge classique, nous appréhendons spontanément le thème de la vanité sur le

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J’ai pris à cœur de connaître la sagesse, et de connaître la démence et lafolie ; j’ai reconnu que cela aussi est poursuite du vent. Car avec beaucoupde sagesse on a beaucoup de tracas, et plus on a de science, plus on a detourment.

Dedique cor meum ut scirem prudentiam atque doctrinam erroresque et stultitiam et agnovi quod in his quoque esset labor et adflictio spiritus. Eoquod in multa sapientia multa indignatio, et qui addit scientiam, addit et laborem.

Le « scepticisme » de laRenaissance : variations satiriques

mode de la gravité. Il n’en a pas toujours été et il n’en sera peut-être pas toujoursde même, les variations volontiers facétieuses des artistes contemporains nousincitant à regarder à deux fois dans notre passé culturel : certes, le Qohélet désapprouve explicitement le « rire de l’insensé »4, mais n’est-il pas en mêmetemps un texte moqueur, sarcastique, qui surprend par son éloge paradoxal del’hédonisme, ou par son mélange de vision dépressive et d’autodérision ? Etl’anamorphose du crâne n’est-elle pas une mauvaise plaisanterie jouée parHolbein à l’œil du spectateur, quelque chose comme une peau de banane –

puisque d’autres y ont vu un « os de seiche », risquons cette image – tendue àl’esprit de sérieux qui se laisserait impressionner par les attributs du savoir et dupouvoir entourant les diplomates ?

Nous proposerons d’explorer ce corpus de textes écrits dans le style du serioludere humaniste à la suite d’Érasme et d’Agrippa, mais avant les Essais deMontaigne, ce futur répertoire des peintres et des poètes baroques, qui déplace oucrée de nouveaux enjeux. Ces textes peuvent relever de différents genres comme letraité, la lettre, la diatribe, l’éloge paradoxal, la déclamation, le dialogue, mais ilsont pour point commun d’aborder la topique de la vanité du savoir sur le moded’un rire polysémique et paradoxal. On y retrouvera notamment, jouant le rôle de

marqueur d’une inspiration commune, ces quelques versets de l’ Ecclésiaste I, 17-18 :

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Nous retracerons le développement de ce motif en soulignant l’hybridationconstante entre des sources au départ hétérogènes, la réécriture de l’ Ecclésiaste etdes autres textes sapientiaux de l’Ancien Testament se mêlant à d’autresinfluences. Nous nous interrogerons d’autre part sur cette association du rire avecun pessimisme tout aussi radical, en apparence, sur le plan gnoséologique que surle plan existentiel, pour constater, avec Louis Van Delft5, que le sens de la vanitéétait plus volontiers « démocritéen » qu’« héraclitéen » au XVIe siècle. Enfin, nousinsisterons sur la nécessité de ne pas minorer les enjeux sérieux de ce typed’écriture, les savoirs étant critiquées pour leur « vanité » au sens premier, celuid’absence de fondement ou d’incertitude6. C’est en effet tout la question du

scepticisme de la Renaissance, dans sa spécificité irréductible, qui se joue autourde l’idée de « vanité » du savoir, par différence avec les scepticismes de l’Antiquitéet de l’âge moderne (XVIIe-XVIIIe s.), plus scrupuleux dans leur distinction entrele problème épistémologique de l’incertitude et le problème moral de la vanité dusavoir, que les humanistes n’auront cessé de confondre, de traiter l’un dansl’autre. Pour ne pas nous en tenir à un simple catalogue, nous nous arrêteronsplus particulièrement sur deux dialogues significatifs écrits au milieu du sièclepar un humaniste espagnol, Juan de Arce de Otálora, et par un poète français,Jacques Tahureau, accordant l’un et l’autre une large place à la notion de vanité.

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sur fond de crise épistémologique

L’Ecclésiaste écrit au chapitre premier « Le nombre des fols est infini »

[Ecc. I, 15]. Mais Jérémie le reconnaît plus sincèrement encore au chapitreX : « Tout homme, dit-il, est devenu fou par sa sagesse » [Jr. X, 14]. À Dieuseul il attribue la sagesse, laissant la folie à tous les hommes […] Mais jereviens à l’Ecclésiaste. Quand il s’exclame « Vanité des vanités, tout est

vanité », croyez-vous qu’il ait eu dans l’esprit autre chose que cette idée quela vie humaine n’est qu’un jeu de la Folie, comme nous l’avons dit ? […]

Commençons par nuancer l’image d’un humanisme célébrant sans réserve lessavoirs et les « lettres retrouvées ». Né d’une réaction contre un intellectualismescolastique jugé abscons et excessif, l’humanisme italien s’est d’emblée tourné

vers des sources bibliques et chrétiennes thématisant la vanité du savoir savant.Inspiré par les Pères de l’Eglise qui avaient fulminé contre la « vanité » des

philosophes, et par certains théologiens anti-rationalistes du Moyen Age (commeBonaventure), Pétrarque rappelait, contre les « sornettes vaines et vides de sens »de la scolastique7, que le savoir humain est « intrinsèquement dérisoire » encomparaison de celui de Dieu, qu’il ne faut « rien savoir d’élevé » comme avertitl’ Ecclésiastique ou Siracide (« Ne te quaesiveris extra », III, 22)8 ; « faireprofession d’ignorance », en somme, puisque « les lettres sont pour beaucoupinstruments de folie, pour presque tous de vanité », selon Paul : « les lettresenflent et détruisent, elles n’édifient pas » (« Littera occidit », II Cor. III, 6)9. Lesmots employés pour dire la vanité sont il est vrai plutôt, ici, les adjectifs« inanus » et « vacuus », ou le substantif « superbia », signe, peut-être, que lalecture de l’ Ecclésiaste reste une source d’inspiration mineure pour Pétrarque, et

que son invitation à la modestie intellectuelle se distingue de tout pessimismemoral sur l’homme. Ses avertissements sont quoi qu’il en soit repris par deshumanistes aussi importants qu’Alberti ou Valla, puis aggravés à la fin du XVe etdéjà au XVIe siècle, dans une série de textes paradoxaux publiés par des auteurscomme Antonio de Ferrariis, Codro Urceo ou Giraldo Giraldi, « vitupérant par

jeu10 » contre les savoirs : non seulement il n’y a nulle certitude dans les litterae,mais la connaissance s’accompagne souvent du vice, et de plus, on se ruine lasanté à l’étude, argumentent ces auteurs sur un ton à la fois violent et bouffon.Une palinodie finale relativise en général ce type de charge, mais les doutesexprimés sont de plus en plus souvent sérieux, alimentés de plus en plus

précisément par la redécouverte des scepticismes antiques ; de même, ladescription des peines de l’étude exprime une conscience visiblement angoisséechez ces humanistes tentés de condamner leur propre activité, attitudeimmanquablement paradoxale et comique.

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C’est avec l’ Éloge de la folie, dont la section centrale est consacrée à ladémolition des têtes savantes qui « scrutent avec une curiosité impie les arcanesde la nature11 », « qui ne savent rien du tout, mais prétendent tout savoir12 », quece modèle d’écriture humaniste emprunte plus visiblement à l’ Ecclésiaste.L’énonciation paradoxale interdit d’y voir un brûlot anti-intellectuel, mais elle nesignifie pas que la satire des savoirs puisse être simplement retournée en éloge, ce

dispositif énonciatif inspiré par les déclamations sophistiques de Lucien deSamosate consacrant plutôt l’ambivalence d’Érasme vis-à-vis de la curiosité. L’undes fameux Adages n’est-il pas consacré à l’excès d’érudition inutile : « Il n’estrien de plus vain que de savoir beaucoup13 » ? Imprégné de la lecture de l’ Imitatiochristi de Thomas Kempis autant que des diatribes contre les lettres italiennes,Érasme assimile la modestie socratique à la simplicité évangélique, citantabondamment Paul dans son Éloge. Par là-même, il retrouve les textessapientiaux de l’Ancien Testament et la notion de « vanité », notamment dans unpassage où la Folie paraphrase longuement le Qohélet :

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Voyez encore Salomon, chapitre XV : « la folie, dit-il, fait la joie du fou » [Pr.XV, 21] ; il va sans dire qu’il reconnaît ouvertement que sans la folie il n’y arien d’agréable dans la vie. À la même idée se rapporte également ceci :« Qui ajoute à la science ajoute à la douleur et beaucoup d’intelligence,

beaucoup d’indignation » [Ecc. I, 18]. N’est-ce pas la même chose qu’avouemanifestement notre éminent prédicateur au chapitre VII : « Le cœur dessages habite la tristesse, celui des fous avec la joie ? » [Ecc. VII, 4]. Aussi nelui a-t-il pas suffi d’apprendre à fond la sagesse, il a voulu aussi faireconnaissance avec moi. Et si vous n’avez pas encore confiance en moi,écoutez ses propres paroles, au chapitre I : « J’ai voué mon cœur à connaîtrela prudence et le savoir, les erreurs et la folie » [Ecc. I, 17].14

Scripsit Ecclesiastes capite primo : Stultorum infinitus est numerus. Sed magis ingenue confitetur hoc Ieremias cap. 10. Stultus, inquiens, factus est omnis homo a sapientia sua. Soli Deo tribuit sapientiam, universishominibus stultitiam relinquens […] Sed ad Ecclesiasten redeo. Hunc, cumexclamat : Vanitas vanitatum et omnia vanitas, quid aliud sensissecreditis, nisi, quemadmodum diximus, vitam humanam nihil aliud quam

Stultitiae ludicrum esse ? […] Iterum Salomon cap. 15 Stultitia, inquit,gaudium stulto, videlicet, manifeste confitens, sine stultitia nihil in vitasuave esse. Eodem pertinet illud quoque : Qui apponit scientiam, apponit dolorem, et in multo sensu, multa indignatio. An non idem palam

confitetur egregius ille concionator cap. 7 : Cor sapientum, ubi tristitiaest : et cor stultorum, ubi laetitia. Eoque non satis habuit sapientiam

perdiscere, nisi nostri quoque cognitionem addidisset. Quod si mihi parum habetur fidei, ipsius accipite verba, quae scripsit cap. 1 : Dediquecor meum, ut scirem prudentiam atque doctrinam, erroresque et stultitiam.15

L’idée même d’un éloge paradoxal de la Folie trouve quelque fondement dansl’ Ecclésiaste. Le sage biblique reconnaît non seulement que le nombre des fous estinfini, mais il s’inclut dans le lot. Si le texte biblique, comme on le sait, resteprofondément ambivalent à propos de la sagesse, tantôt dégradée par l’idée quetout s’équivaut dans la mort, tantôt vantée comme un bien suprême, alors que lafigure du sage est tantôt considérée comme la plus misérable de toutes, tantôtexaltée comme supérieure, Érasme a pu y reconnaître le distinguo fondamental desa pensée entre scientia et sapientia, c’est-à-dire entre le savoir savant, voué à la

vanité, d’une part, et d’autre part la sagesse comme conscience des limites del’homme.

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Mêlant une joyeuse injonction à vivre à une conscience tragique des limites de laconnaissance et de la destinée humaine, une virulente satire des doctes à un sensmystique de l’extase, le Moriae encomium érasmien ouvre la voie à une vagueeuropéenne de textes contre les « lettres » qui culmine dans l’impressionnante

Declamatio de Corneille Agrippa (1530), avec sa revue contre-encyclopédique de

quatre-vingt-dix-huit disciplines passées au peigne fin de toute la doxographiecontemporaine, pour mieux prouver que la science humaine est un néant, ou unabîme, que la vérité est inaccessible et que les disciplines humaines sont« imparfaictes, tousjours avec quelque defaut, ambigues, pleines d’erreur & dedebats » (« nusquam completae, sed & ambiguae, plenae erroris & contentionibus16 »), les prétendus savoirs des « fables », des « fictions », des« mensonges » ou des « tromperies », comme le martèle le vocabulaire du fictif tout au long du texte. Et qu’en conséquence, le « meilleur genre de vie est de nerien savoir », comme l’annoncent les quelques vers mis en exergue de l’éditionlatine (« nihil scire fœlicissima vita17 »). Agrippa emboîte le pas aux tentatives

contemporaines pour édifier un scepticisme chrétien, déjà sensibles une vingtained’années plus tôt avec l’ Examen vanitatis de Jean-François Pic de la Mirandole(1517)18, qui, dans la lignée de Savonarole, avait criminalisé la recherche du savoirdans les Lettres païennes, renouant avec la vieille tradition patristique d’Augustinet de Lactance. Ainsi la démonstration épistémologique de l’incertitude de chaque

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Ce qui me semble bien inféré par l’Ecclésiaste disant, j’ay entendu que detoutes les œuvres de Dieu aucun homme ne peut donner raison, ny de toutce qui se fait sous le Soleil, & tant plus il travaillera à chercher, moins il latrouvera. Ores que le Sage dit qu’i l en a congnoissance, neantmoins il ne letrouvera point. Rien pour certain ne peut advenir à l’homme pluspestilentieux que la science.20

Quod midi huc affirmare videtur Ecclesiastes, dum ait : Intellexi quod omnimum operum Dei nullam possit homo invenire rationem, eorumquae sub Sole fiunt : & quanto plus laboraverti ad quaerendum, tantominus inveniat : etiam si dixerit Sapiens se nosse, non poterit reperire.

Nihil homini pestilentius contingere potest, quam scientiam.21

Je lis dans les Écritures que plus on a de science, et plus on a de peine, etqu’en beaucoup de savoir, il y a beaucoup de tourment [Ecc., I, 18] […] N’y est-il pas écrit, de plus, que la sagesse de ce monde n’est qu’une folie aux

yeux de Dieu [I Cor. III, 19], et que celui qui voudra sonder la majesté

divine sera accablé par sa gloire [Pr., XXV, 27], l’Ecclésiaste nousrecommandant de ne pas chercher à connaître ce qui dépasse la capacité denos entendements [Ecclésiastique, III, 22] ?

Trovo di più, nelle scritture sacre, che chi aggiunge scientia, aggiungedolore, & nel molto sapere, molto sdegno ritrovarsi […] Non si afferma

discipline se trouve enrôlée au service d’une finalité morale et religieuse.Mise en avant dans le titre, la notion de « vanité » n’est pas toujours reprise

dans le corps du texte où elle alterne avec d’autres griefs moraux, la« présomption » étant dans le fond le vice ou le péché le plus caractéristique desintellectuels. Mais le terme intervient dans des moments clés, par exemple dansun fameux passage où Agrippa, après avoir passé en revue l’ensemble des sciencesoccultes, confesse avoir pratiqué la magie à cause de sa « curiosité de jeunesse »,mais la renie totalement et désavoue ses livres sur le sujet (comme le fameux De

occulta philosophia) : « Car à la vérité j’ay autresfois mal employé beaucoup detemps en ces vanités [in his vanitatibus]. Toutesfois j’y ay au moins proffité que

j’ay apprins à sçavoir dissuader les autres d’y mettre leur estude19 ». C’est tout lespectre sémantique de la notion de vanité qui est ici convoqué (choses incertaines,illusoires, présomptueuses), dans un geste où l’intention humoristique n’est pastout à fait exclue. De fait, l’ Ecclésiaste n’est pas oublié parmi les innombrablessources. Sous son égide, Agrippa se place dès le premier chapitre (« Des sciencesen général ») dans le cadre d’une opposition entre sagesse du renoncement et

vanité de la recherche :

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La métaphorisation de la science en maladie a toutefois quelque chosed’outrancier et d’inattendu, sinon de bouffon, qui sans désarmer tout à fait lapolémique, la donne à lire comme un exercice rhétorique. Et l’auteur, qui consacrele caractère sério-comique de sa déclamation en concluant par un éloge de l’âne,fait rire en ce qu’il ne cesse de préconiser l’abandon des lettres païennes, et qu’il necesse dans le même temps de nourrir son encyclopédie d’une éruditionexceptionnelle, même selon les standards de l’époque. Le geste paradoxalconstitue la Declamatio en un objet de vanité qui n’aura cessé d’étonner et defasciner ses lecteurs.

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L’étude de ce texte nous entraînerait trop loin. Constatons plutôt que soninfluence redoublera celle de l’ Éloge de la folie auprès d’une génération de lecteurseuropéens. Ainsi les membres d’un groupe d’auteurs vénitiens appelés irregolari ou poligrafi étudiés par Paul F. Grendler22 en répètent le contenu en langue

vulgaire, passant rapidement sur la démonstration de l’incertitude pour insisterlourdement sur la vanité du savoir, prétexte à la satire enjouée des doctes. Les

versets de l’ Ecclésiaste sont ressassés à l’envi, par exemple dans le fameuxparadoxe III d’Ortensio Lando, « Mieux vaut être ignorant que docte » :

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ancora nella medesima che la sapienza di questo mondo è nel cospettod’Iddio una mera stoltizia, e chiunque cercherà le cose alte sarà oppressodalla gloria, ammonendoci nell’Ecclesiastico a non cercar cose sopra lacapacità degli intelletti nostri ? 23

L’exemple des Coloquios de Palatinoy Pinciano : vérité ou vanité dudiscours anti-intellectuel ?

Le jeu du discours sur la vanité, chez Ortensio Lando, consiste à exhiber lesautorités les plus sérieuses pour garantir le discours le plus subversif qui soit. Demême dans les Capricci del bottaio, ou Discours fantastiques de Justin tonnelierde Gelli (1546), où un pauvre homme est averti par son âme que « plus on

apprend moins on en sait », et que comme le dit Salomon, « chi aggiungescientia, aggiunge dolore24 ». Ou encore dans les Pistole de Niccolò Franco25,dans la « Lode dell’ignoranza » de Giulio Landi26, dans les Facete letere deCesare Rao27, qui proposent tous un abrégé de l’encyclopédie négative d’Agrippapour montrer que les disciplines ne sont qu’ « inventions fabuleuses et vainescontemplations » (« favolose inventione, & vane contemplationi 28 ») .L’astrologie ? Science vaine par excellence, certes. L’astronomie ? Plus vaineencore, puisque les astronomes voudraient s’égaler à Dieu. Les mathématiques ?« Vaines subtilités » (« vane sotigliezze »), et ainsi de suite... Ces auteurss’acharnent, peut-être parce qu’ils se sentent étrangers aux savoirs universitaires

qu’ils satirisent. Leur rire semble traversé d’amertume, de repentirs, maiségalement d’une haine non feinte envers le monde intellectuel. Ils se moquentcependant d’eux-mêmes. En effet, si « plus on croit savoir et moins on en sait »(« Alla fine quando l’huomo crede di saper più, egli sa manco [...] ) comme l’écrit

Anton Francesco Doni dans son épître dédicatoire à la Lode dell’ignoranza,pourquoi ne pas inverser le raisonnement ? On va alors jusqu’à faire de la satiredes « lettres » et des lettrés, traditionnellement revendiquée comme un exerciced’humilité, un acte de vanité paradoxale, comme on se vante ouvertement de lasupériorité conférée par l’ignorance, à l’instar du Doni, qui se prétend« absolument certain » de ne rien savoir et met en scène son refus obstiné de se« fourrer dans la tête toutes les sciences, car elles ne font que tourner lecerveau29 ».

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On voit que le succès du thème imposé peut conduire à une dérive facétieuse.

Mais chez certains auteurs fidèles à l’esprit d’Érasme et d’Agrippa, la part dusérieux et le contenu savant ne sont pas négligés. Le jeu semble être de porter à lalimite la tension du sérieux et du comique, en accumulant un savoir réellementérudit qui amuse d’autant plus que, précisément, il se conçoit moins commel’antithèse de la vanité savante que comme son illustration. Arrêtons-nous enEspagne sur les Coloquios de Palatino y Pinciano (v. 1550-1555), une œuvre toutà fait mineure dans l’histoire littéraire, puisqu’elle a été laissée à l’état demanuscrit par un juriste castillan, Juan de Arce de Otálora, et n’a été publiée querécemment. Cette œuvre est remarquablement ambitieuse et significative du lienentre curiosité et vanité.

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Deux étudiants de l’université de Salamanque partent en vacances : profitantd’une période de fête, Palatino et Pinciano font le voyage entre Salamanque et Valladolid, aller-retour. Leur trajet offre un cadre souple à des entretiens échevelésportant sur tous les sujets, des plus sérieux aux plus triviaux, car « nugae seriaducent » (« les propos futiles mèneront aux choses sérieuses ») avance dans la

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J’ai appliqué mon cœur à l’étude et à la connaissance, et j’ai su qu’en celaaussi il n’y avait que malheur et affliction pour l’esprit, et que celui qui veutaccroître le savoir, veut accroître la peine […]

Puse mi corazón para saber sciencia y doctrina, y conoscí que aun en estascosas había trabajo y aflicción de espíritu, porque en la mucha sabiduríahay mucha indignación ; y quien añade y busca sciencias, añade y buscatrabajo.31

Fils d’hommes, combien de temps encore allez-vous aimer la vanité et vous y consacrer ? Comment peut-elle être si tenace parmi les hommes, cettefolie d’étudier ? […] J’ai appliqué mon cœur à la sagesse et à lacompréhension de ce qui se trouve sur cette terre. Et je suis parvenu à laconclusion que l’homme ne peut rendre raison de tout ce que Dieu a mis sur

cette terre, et que plus je m’efforcerais de le comprendre, moins j’y parviendrais. J’ai ressenti tout cela dans mon cœur plein de curiosité, et j’aiconsidéré qu’il y a beaucoup de tourment dans le savoir, et que celui veutaccroître son savoir, veut accroître sa peine.

Hijos de los hombres, ¿hasta cuando habéis de seguir y amar la vanidad ?

préface l’auteur, qui entend bien mêler « burlas » et « veras » (plaisanteries et vérités)30. Il s’agit d’un dialogue humaniste narrativisé, proto-picaresque par sesallusions à la Célestine et ses histoires comiques enchâssées, qui est aussi unrecueil de miscellanées, une « silva » totalement démesurée, une vaste forêtencyclopédique menaçant se transformer en labyrinthe verbal, une immensemachine humaniste qui se met à tourner à vide lorsque les deux étudiants font l’« inventaire » des « travaux et des peines » endurées à l’université. Faisant sien lediscours de l’ Ecclésiaste, Pinciano entame en effet un sermon contre l’étude :

Ce lieu commun de l’ Ecclésiaste – dont une manchette précise qu’il s’agit del’« Argumento de todo este libro » – sera par la suite égrené en latin tout au long

des entretiens, ponctuant chaque étape du voyage : « Qui addit scientiam, addit laborem », répète Pinciano, en latin dans le texte32. Ce personnage multiplie lesdéveloppements pessimistes sur la connaissance : « si nous considérons l’origineet le commencement du savoir, ils sont difficiles ; le milieu, pénible ; la finquasiment impossible », avertit Pinciano33, qui en appelle au scepticisme de laNouvelle-Académie pour montrer que « Ce qu’il y a de plus certain, c’est quepersonne ne sait rien de certain34 », idée que les sceptiques auraient avancée« sans vouloir l’affirmer ni sans vouloir la nier, mais plutôt en doutant de tout ».Palatino donne la réplique à Pinciano, soutenant le point de vue favorable à laconnaissance, mais la neutralisation de leur discours semble confirmer la thèserelativiste de Pinciano selon laquelle tout n’est qu’opinion, endossée par l’auteurdu dialogue dans sa préface35. L’examen systématique des disciplinesuniversitaires va dans le même sens, lorsque Pinciano constate qu’une discordeuniverselle des théories et des interprétations sévit dans tous les domaines.

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Ce discours est évidemment inspiré par « l’autre qui a écrit le De Vanitatescientiarum », dont parle Pinciano36. Mais ce qui singularise les Coloquios de

Palatino et Pinciano, c’est à la fois un effort considérable pour fonder la critiquedu savoir humain par un point de vue sceptique d’une part, la manièreostentatoire et outrancière d’en rire de l’autre. Le discours anti-intellectualistetourne au pied de nez anti-scolaire lorsque Pinciano relate l’anecdote d’un certainenfant de chœur, « mozo de coro » énigmatique de qui il dit tenir ces idées. Après

avoir dilapidé la fortune de ses parents pour des études à Salamanque, où iln’avait rien appris de certain, le jeune homme se serait mis en route pour Alcala deHeñares. En chemin, il aurait rencontré un vieillard (« anciano ») l’avertissantque c’est « peine perdue » dans un discours qui met en abyme les citations del’ Ecclésiaste :

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¿Y cómo es verdad que todavía dura entre los hombres esta locura deestudiar ? […] puse mi corazón para que supiese sabiduría y entendiesela diferencia de las cosas de la tierra. Y al fin alcancé que de todas lasobras de Dios no puede el hombre dar razón, y que cuanto más trabajare

para buscarla, tanto menos la hallará. Todo esto traté en mi corazóncuriosamente, y consideré que en la mucha sabiduría hay mucheindignación y que quien añade o busca aumentar ciencia, busca o añadeel trabajo.37

L’exemple de Jacques Tahureau,philosophe et poète de la vanitésavante

Et le vieillard d’expliquer qu’à Salamanque, Valladolid, Alcala, Paris, Bologne,Toulouse et Louvain, des masses étudiantes se tourmentent pour chercher en vainla certitude, si bien qu’il conseille au garçon de tourner casaque : « J’ai connu celadans ma jeunesse et j’y ai réfléchi dans ma vieillesse, et enfin j’ai conclu que touteschoses sont difficiles, et par-dessus tout la science. Et enfin, tout cela est vanitédes vanités, et rien que vanité […] retourne chez toi, donne-toi du plaisir, et profitede ta jeunesse38 ». L’anecdote s’achemine vers sa conclusion, dérisoire, lorsque le

vieil homme enseigne un moyen mnémotechnique consistant à garder trois doigtsen l’air pour retenir les trois branches du syllogisme suivant, présenté comme laquintessence du savoir universitaire : « Tout animal est substance », or « touthomme est un animal », donc « tout homme est substance ». Le garçon fait le

voyage les doigts en l’air, mais pour se reposer, il passe le pouce plié entre les deuxautres doigts. Quand il se présente devant ses parents qui le questionnent sur cequ’il a appris à l’université, le garçon exhibe son beau syllogisme apodictique enleur faisant la figue : « Voilà toute la science du monde, qui se résume à savoir quetout animal est substance et que tout homme est animal, surtout celui qui étudie.Il n’y a rien d’autre à savoir à Alcala ni dans tout l’univers 39 ».

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Qu’est-ce qui pèse le plus, en définitive, dans ce jeu consistant à alterner les« burlas » et les « veras », les choses plaisantes et les choses bien pensées ? Lalégèreté pourrait bien être une manière d’échapper à la vanité qui menace toutdiscours sur le savoir, y compris celui qui se voudrait critique. L’auteur des

Coloquios de Palatino y Pinciano semble avoir bien compris, comme Montaigneen France, que le seul moyen d’échapper à la vanité du discours sur la vanité étaitsans doute de l’admettre et d’en jouer. Et le recours à une forme dialogique etparadoxale est évidemment une manière de ne rien asserter, de laisser en suspensle sens : à la toute fin, Palatino se déclare totalement convaincu par le discours deson interlocuteur et prêt à adopter sa devise, « In nihil sapiendo fœlicissimavita » (« Ne rien savoir, tel est le meilleur genre de vie »)40 ; Pinciano fait alors

volte-face, chantant les louanges de l’étude ! Fallait-il en passer par tant dediatribes contre la vanité du savoir, par cette immense méditation cornucopienne,pour finalement retrouver le goût de l’étude ? Ou simplement prendre quelques

vacances ? Il y a quelque cohérence, en tous les cas, à ce que le point de vue de la vanité du savoir se dénonce lui-même comme vain, et se refuse à disposer d’une vérité supérieure.

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Que le déni de savoir constitue l’autre face du désir de savoir, Jacques Tahureaunous le montre à la même époque en France avec ses Dialogues du Democriticremonstrant au Cosmophile, non moins profitables que facétieux (1565),destinés à prouver « la folie de ceux qui sont réputés en dits et en faits les plussages41 ». Le personnage du Cosmophile naïf et enthousiaste, « brave maîstre

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[…] il faut que tu saches que je n’ai pas esté autrefois moins curieus decognoistre la diversité des sciences et maniere de faire des estats et nationsetrangeres que toi. Mais après avoir ainsi long tems etudié et couru,cognoissant la fin que tous les actes des hommes n’estoient autre chosequ’un songe fantastique et ridicule, j’ai resolu en moimesme de me retireren ce petit lieu.46

Tout n’est que vanité ; car aussi bien la mort A tous, de sa main pasle,De terre, après avoir faict sus nous son effort,Nous fera part égale.

Que sert donq’ au sçavant d’avoir la connoissance,D’un sçavoir si très-grand,Et puisqu’il faut qu’il meure avecques sa science,

Comme un autre ignorant ?

Son sçavoir ne luy sert que de cent mille ennuisQui rongent sa cervelle,Qui troublent son repos, et les jours et les nuicts,D’une angoisse eternelle.

Qui plus a de sçavoir, plus dedans son courageIl nourrit de douleur :Le sçavoir n’est sinon qu’une bourelle rageQui tourmente le cueur.50

maçon aristotelic » comme l’appelle ironiquement l’autre42, autrement ditarchétype du jeune curieux désireux de pénétrer les arcanes de la connaissance, y est désabusé par le Democritic, vieillard rieur et incrédule qui l’invite à reconnaîtreles « apparens abus » des « vaines sciences 43 » et autres « songes et reveriesfantastiquement alambiquees44 » produits par « le cerveau quintessencié45 » desdocteurs. À l’enthousiasme encyclopédique de la jeunesse, et de la Renaissance,répond le désabusement sceptique du grand âge. Le Democritic parle d’expérience,en repenti :

On reconnaît en filigrane l’inspiration de l’ Ecclésiaste. Mais le fond proprementsceptique de l’œuvre n’est pas non plus négligeable : administrant à soninterlocuteur une pédagogie du doute, le Democritic adopte une attitudephilosophique préconisée sérieusement quelques années plus tôt dans les

Dialogues académiques de Guy de Bruès (1555), où plusieurs personnagesmettent en garde, avec Socrate et Pyrrhon, contre « la fantasticque opinion quenous avons conçeües des choses47 » et contre la « fureur, de prendre l’ignorancepour le sçavoir, et l’incertain pour le seur48 ».

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L’enjeu est grave en effet, la religion n’étant pas épargnée par l’incertitudedepuis que les disputes théologiques ont plongé l’Europe dans le chaos. Lepersonnage du Democritic rappelle les avertissements de Salomon : « ce n’est pasà nous de vouloir decouvrir tous les secrets, que le seigneur Dieu a voulu serrer ettenir enclose dessoubs la clef de sa divine et incompatible puissance49 ». JacquesTahureau est aussi l’auteur d’un poème « De la vanité des hommes », où il

abandonne le style sério-comique de ses Dialogues, inspirés par Lucien, parÉrasme et par Rabelais, pour traduire librement l’ Ecclésiaste sur le ton d’unlyrisme désenchanté :

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Cette poétisation du thème (on reconnaît dans la dernière strophe Ecc. I, 18),

qui ne doit pas étonner étant donné l’inspiration biblique, amorce une longuetradition de la vanité poétique qu’on retrouvera encore, au siècle suivant, chez unlibertin comme Des Barreaux51. Là où Tahureau « héraclitise » en vers, il« démocritise » en prose, mais les pleurs et le rire ne sont évidemment que les

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Conclusion : l’Ecclésiaste sceptiqueet rieur de la Renaissance

deux faces d’une même pièce.Le choix de la persona de Démocrite dans les Dialogues s’explique aisément. La

figure de ce « parfait moqueur52 » est connue pour associer le rire du moraliste à lamélancolie du savoir depuis les Lettres à Hippocrate du Pseudo-Damagète53. Lechoix est d’autant plus cohérent que la figure de Démocrite était par ailleursrevendiquée par les sceptiques comme un précurseur (Démocrite aurait déclaré la

vérité « plongée au fond du puits54 »), et par les épicuriens comme l’inventeur dela théorie atomiste. Or, l’incitation épicurienne à profiter des maigres plaisirs

offerts par ce monde – qu’on rencontre fréquemment dans la bouche dessceptiques français mis en scène par Guy de Bruès dans ses Dialoguesacadémiques – se retrouve dans les Dialogues du Democritic, où elle rejoint lesfameuses injonctions de l’ Ecclésiaste à profiter des bonheurs simples etéphémères du manger et du boire ( Ecc. II, 24 ; V, 17 ; VIII, 15)55. Derrièrel’hétérogénéité apparente des sources s’esquisse une pensée cohérente, qui faitsienne les aspects les plus subversifs du Qohélet sur le plan axiologique commesur le plan épistémologique.

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C’est donc par « rizees et moqueries56 » que le Democritic s’en prend à cette« infinité de foles opinions » qui veulent qu’on prenne « les plus grands sots pour

les plus grands sages57

» : passés en revue sur le modèle d’« Agrippe en son traitéde la vanité des sciences58 », les médecins, avocats, astronomes, occultistes,philosophes et autres théologiens sont traités de « pipeurs de merde59 », de« lourdeaux mélancoliques60 », de « fins fous speculatifs », de « cha-huanstimonistes du genre humain61 » ou d’ « enfonceurs de matieres, qui vont quérir leschoses si superliquoquentieusement62 ». La satire prolonge la littérature sério-comique de la Renaissance : Tahureau s’inspire de Lucien de Samosate,notamment du dialogue de l’ Hermotime consacrée à l’impossibilité de trouver unephilosophie certaine ; de Rabelais, notamment du Tiers livre où Panurges’aperçoit que la verité se trouve « plongée on fond du puits63 » ; ou encore du

Paradoxe contre les lettres publié à Lyon en 1546 par un certain Opsimathes, quisoutient, contre la « lunatiquerie des pedants » que « si nous sçavions moins,nous jouyrions de plus », car plus nous savons et plus nous nous tourmentonspour savoir64. Plus encore que ces prédécesseurs français, Tahureau exploite cette

veine dans le sens de l’invective comique, de l’insulte bouffonne. Son Democritic serécrie : « Mais à quoi pensoient ces importuns scrutateurs de choses douteuses ?Je croi que la fourrure de leurs bonnets leur causoit ces fumees au cerveau65 ».Laissons aux universitaires et à leur public le soin de méditer la vérité – ou la

vanité ! – de ce point de vue.

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Si de pareils textes sont difficiles à cerner pour les lecteurs modernes, souventlus – à tort – comme de simples plaisanteries66, ou au contraire envisagés commedes manifestations exceptionnelles d’une crise anti-humaniste de la fin de laRenaissance67, c’est en partie parce qu’ils reposent sur une hybridationpermanente. Fins lecteurs et libres imitateurs de leurs sources, les humanistes ontperçu toutes les possibilités de combinaison entre les motifs issus des grands

textes sapientiaux et évangéliques des Écritures, en premier lieu l’ Ecclésiaste etles épîtres de Paul, qui s’additionnent aisément aux arguments fournis contre lesavoir savant par des philosophies antiques telles que le scepticisme et le cynisme,ou encore au dialogisme satirique à la manière de Lucien de Samosate.S’élaborent, ce faisant, des thèmes, des formes et une pensée propres à la

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Les discussions variées déchirent le cerveau échauffé,Les opinions vont et viennent ; mais les doutes restent.

Et qui se laisse aller à penser accroît sa peine.

Various discussions tear out heated brain,Opinions often turn ; still doubts remain ;

And who indulges Thought, increases Pain.71

Renaissance. Le fait que tout questionnement sur la validité de la connaissancehumaine se trouve associé chez les humanistes à un questionnement sur la valeurde la connaissance, qu’il n’est pas de discours sur l’incertitude du savoir sansdiscours sur sa vanité, constitue un phénomène remarquable, à la confluenceentre l’héritage des scepticismes antiques et plusieurs traditions chrétiennesméfiantes envers la libido sciendi . Méditant sans relâche sur le hiatus, voirel’abîme qui sépare les savoirs de la sagesse, les humanistes ont entretenu unerelation ambivalente et ironique envers leur propre curiosité, qui prend un tour

critique avec la crise religieuse du XVIe siècle : comme on s’aperçoit que plus desavoirs n’accroît pas nécessairement le bonheur, on se demande, comme lerédacteur de l’ Ecclésiaste, si plus de savoir n’accroîtrait pas la peine.

Toujours interrogatif et jamais définitif, ce retournement s’accomplitsystématiquement sur le mode du paradoxe et du rire, car interroger la vanité dusavoir suppose, pour une conscience humaniste, de sortir du registre du discourssérieux et docte. À ce titre, Montaigne, avant même Bacon ou Descartes, serait

bien le fondateur de notre modernité philosophique. Sans rompre avec le goût duparadoxe, de la palinodie ou de l’humour, il s’éloigne quelque peu du registresério-comique, inscrivant sur les poutres de sa bibliothèque, aux côtés des

citations pyrrhoniennes, les versets de l’ Ecclésiaste que nous avons cités, qu’ilamplifie à satiété dans l’ « Apologie de Raymond Sebond ». Il interroge la curiosité vaine sans toujours l’incriminer, dans un esprit d’inquisition sincère, au temps oùles disputes théologiques avaient dégénéré en guerres de religion, et où l’idée d’undanger inhérent à la curiosité n’était plus l’affaire personnelle du lettré, mais unequestion d’ordre politique. Montaigne ne cesse pas tout à fait de plaisanter, ilprend lui aussi le parti de Démocrite, mais plus authentiquement philosophe quede tels prédécesseurs, il propose la zététique pyrrhonienne de l’essayisme commeune méthode curative. Surtout, en donnant sa personne en exemple de la vanitéintellectuelle, Montaigne rompt avec le jeu des masques rhétoriques pour explorerpositivement la psychologie de la vanité, dont il reconnaît volontiers la dimensionde plaisir, notamment dans le fameux essai « De la Vanité » ( Essais, III, 9)68.

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Cela étant, la manière sério-comique de plaisanter sur la vanité du savoir nedisparaît pas subitement en France, où des libertins érudits tels que La Mothe Le

Vayer et Saint-Évremond mélangent encore les arguments des sceptiques au tonfacétieux de Lucien, la nonchalance épicurienne à la sévérité de l’ Ecclésiaste,lorsqu’ils abordent la question bien différemment de Pascal69. Dans l’Espagne duSiècle d’Or, la satire du savoir savant se confond avec le discours baroque dudesengaño chez des satiristes tels que Quevedo, Saavedra Fajardo ou Gracián,chez qui l’on retrouve le couple du « mozo » désireux de savoir et de l’ « anciano »le détrompant, hésitant entre les pleurs d’Héraclite et le rire de Démocrite : « Je ne

peux me contenir de rire quand je vois la vanité et la vaine gloire de ceux qu’oncélèbre comme doctes dans cette République », s’exclame, après avoir fait le tourdes connaissances, le Démocrite mis en scène par Saavedra Fajardo dans sa

República literaria70. En Angleterre, où la topique de l’incertitude et de la vanitédes sciences est introduite tardivement, elle culminera un siècle plus tard dans lesproductions des écrivains dits « scriblériens », notamment dans un vaste poèmesatirique de trois mille vers intitulé Salomon par Matthew Prior (1708), quimobilise l’ Ecclésiaste contre les prétentions de la science nouvelle :

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Seul est sage celui qui sait ne rien savoir.De l’esprit mieux vaut freiner le galopCar par ma foi, je vous l’assure,C’est grand tourment de trop savoir.

Solo chi sa di non sapere è saggio. Da l’ingegno frenar giova il galoppo E (v’assicuro sopra la mia fé)Gran tormento a lo spirto è il saper troppo.72

Notes

1 Anamorphoses, ou Thaumaturgus opticus, Paris, Flammarion, 1996, « Les“Ambassadeurs” de Hans Holbein », p. 125-160.

2 Henri Corneille Agrippa, De incertitudine et vanitate scientiarum et artium atqueexcellentia verbi dei declamatio invectiva, Paris, J. Petrus, 1531, fol. XXXVIIr.-XXXVIIIv. ; De l’incertitude, vanité & abus des sciences, trad. Louis de Mayerne-Turquet,Paris, Durand, 1582, chap. XXIII et XXIV, p. 99-104.

3 La spécificité de ce thème au sein du répertoire des vanités est mise en valeur dans unesection du catalogue de l’exposition organisée en 2010 par Alain Tapié pour la fondationPierre Bergé – Yves Saint Laurent, Vanité. Mort, que me veux-tu ? , Paris, Éditions de LaMartinière, 2010, « Le vain savoir », p. 44-50.

4 Voir Ecc. II, 1-2 ; VII, 6.

5 Sur la « victoire » tardive des pleurs d’Héraclite à partir de l’âge classique, voir Louis VanDelft, « La défaite de Démocrite », Le Débat , 3/2008 (n° 150), p. 103-115.

6 Karine Lanini rappelle dans son ouvrage de référence, Dire la vanité à l’âge classique : paradoxes d’un discours, Paris, Champion, 2006, p. 12-13, que le substantif dérivé del’adjectif latin vanus (vide), s’applique d’abord à ce qui tout est sans fondement, illusoire,par extension à l’inconsistance des valeurs humaines, avant de prendre un senspsychologique dans lequel il s’est spécialisé dans la langue moderne. Il n’est pas anodin quele premier exemple cité après l’ Ecclésiaste pour illustrer le substantif le Dictionnaireuniversel de Furetière soit le texte d’Agrippa : « Vanité. s. f. Qualité de ce qui est vain, peu

solide, peu certain. Salomon s’est escrié plusieurs fois vanité des vanités, tout est vanité. Agrippa a escrit un livre fort docte de la vanité des sciences ». Furetière donne les trois senssuivants de l’adjectif « vain » : « « qui n’a point de solidité, de principes généraux &asseurés » ; « ce qui n’est qu’en apparence, qui trompe les yeux, qui est chymérique » ; enmorale, « Glorieux, superbe, qui a bonne opinion de lui-même ».

7 De sui ipsius et multorum ignorantia. Mon ignorance et celle de tant d’autres, trad. deJuliette Bertrand revue par Christophe Carraud (édition bilingue), Grenoble, ÉditionsJérôme Million, 2000, IV, 79, pp. 180-183 : « […] prorsus quasi non discordes ac trepide

fabelle et nugelle inanes ac vacue sint illorum, nec scientia certa de ambiguis aut ignotis,sed opiniones vage et libere et incerte ; vere autem fidei notitia et altissima et certissimaet postremo felicissima sit scientiarum omnium ! Qua deserta, relique omnes non vie,sed devia, non termini, sed ruine, non scientie, sed errors sunt » ; « Comme si leurscience ne consistait pas en historiettes confuses et contradictoires, en sornettes vaines et

vides de sens ! Comme si, loin d’être une connaissance précise des domaines flous etinconnus dont ils parlent, elle n’était pas un ensemble d’opinions vagues, décousues,incertaines, alors que la connaissance de la vraie foi, est, de toutes les sciences, la plusprofonde, la plus certaine, la plus heureuses enfin ».

8 Ibid., IV, 10 : « Altiora ne te quesieris, et fortiora te ne scrutatus fueris sed que precepit Deus tibi , illa cogita semper, et in pluribus operibus ne fueris curiosus ; non est enim tibi

Enfin, il faudrait s’interroger sur la permanence des textes produits au XVIe

siècle et sur l’influence qu’ils ont pu exercer sur les artistes. Alors qu’en Italie la veine s’est tarie plus vite qu’ailleurs, la Contre-réforme ayant mis à l’Index laplupart des textes que nous avons évoqués, Salvator Rosa – entre tous peintre dela vanité du savoir – semble faire directement écho aux irregolari vénitienslorsqu’il revient obsessionnellement à ce thème, représentant notamment unmagistral Démocrite en méditation (1650-1651), tandis qu’il écrit dans laseptième de ses Satires, après tant d’autres :

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necessarium ea que abscondita sunt videre » ; « Ne cherche pas ce qui est trop haut pourtoi, ne scrute pas ce que tu n’as pas la force de scruter ; pense toujours aux enseignementsde Dieu sans être trop curieux de Ses œuvres ; il ne t’est point nécessaire de voir ce qui t’aété caché ».

9 Ibid., III, 5, pp. 80-83 ; II, 12, pp. 66-67 ; II, 20, pp. 74-75.

10 L’expression (« literas per ludum & per jocum vituperavi ») se trouve dans les Progymnasma adversus literas et literatos de Lilio Gregorio Giraldi, in Opera quaeextant omnium, II, Bâle, Thomas Guarin, 1580, p. 423.

11 Éloge de la folie, trad. Cl. Blum in Érasme, éd. Cl. Blum, A. Godin, J.-C. Margolin, et D.

Ménager, Paris, Robert Laffont, « Bouquins » ; Opera omnia. Desiderrii Erasmi Roterdami, IV, 3, éd. Clarence H. Miller, Amsterdam – Oxford, North Holland PublishingCompany, 1979, p. 110, l. 733-737.

12 Érasme, op. cit., p. 63-64 ; Opera Omnia. Desiderrii Erasmi Roterdami, op. cit., p.144, l. 369-370.

13 « Nihil inanius quam multa scire », Adag. IV. Vii. 57 (LB II, 1108 D), in The Collected Works of Erasmus. Adages IV iii 1 to V ii 51, trad. John Grant et Betty I. Knott, Toronto /Buffalo / Londres, University of Toronto Press, 2006, p. 311-312.

14 Érasme, op. cit., p. 86.

15 Opera Omnia. Desiderrii Erasmi Roterdami, op. cit., p. 180, l. 920-945.

16 Henri Corneille Agrippa, De l’incertitude, vanité & abus des sciences, op. cit., chap. I, p.12 ; Declamatio de incertitudine et vanitate scientiarum, op. cit., fol. XIIIIv.

17 De incertitudine et vanitate scientiarum, op. cit., fol. A i.

18 Examen Vanitatis Doctrinae Gentium, & veritatis Christinanae disciplinae, inGiovanni Pico della Mirandola – Gian Francesco Pico. Opera Omnia II , Georg Olms,Hildesheim, 1969 (reproduction des œuvres complètes parues à Bâle en 1557).

19 De l’incertitude et vanité des sciences, op. cit., p. 184 ; Declamatio de incertitudine et vanitate scientiarum, op. cit., fol. LIXv : « Per multum enim temporis, et in his

vanitatibus olim contrivi. Tandem hoc profeci, quod sciam que is rationibus oporteat aliosab hac pernicie dehortari ».

20 De l’incertitude et vanité des sciences, op. cit., p. 9.

21 Declamatio de incertitudine et vanitate scientiarum, op. cit., fol. XIIIv.

22 P. F. Grendler, Critics of the Italian World (1530-1560). Anton Francesco Doni, Nicolò Franco & Ortensio Lando, Madison (Md.), University of Wisconsin Press, 1969, chap. V,« The Rejection of Learning for the Vita Civile », p. 136-161.

23 Ortensio Lando, Paradossi. Cioè sentenze fuori del comun parere, éd. A. Corsario,Rome, Edizioni di Storia e Letteratura, 2000, « Meglio essere ignorante che dotto », p.102-107.

24 Giovan Battista Gelli, Opere, éd. Delmo Maestri, Turin, Tipografia Torinese, 1976, p.220 : « O, non te ne maravigliare : ché così fa la sapienza del mondo ; e tutti quegli chevoglion caminar solamente col lume di quella, quando più imparano manco sanno, ediventano continuamente più incerti, e manco si quietano. Il che benissimo vollesignificare Salamone, quando e’ disse : ‘Chi aggiunge sapienza a l’uomo, gli aggiunge

dolore’ » ; « Ainsi va la sagesse du monde, et tous ceux qui veulent avancer éclairés par saseule lumière. Plus ils apprennent, et moins ils en savent, et ils deviennent ainsi de plus enplus incertains, incapables de retrouver l’apaisement. Ce que Salomon a bien signifiéquand il a dit : “Plus on a de savoir, et plus on a de peine” ».

25 Niccolò Franco Pistole vulgari, Venise, Gardane, 1542.

26 Giulio Landi, Oratione in lode dell’ignoranza, in La vita di Cleopatra reina d’Egitto, del’illustre S. Conte Giulio Landi, con una oratione nel fine, recitata nell’Academiadell’Ignoranti ; in lode dell’Ignoranza [texte édité par A. F. Doni], Venise, 1551, p. 49-62.

27 Cesare Rao, Oratione in lode dell’ignoranza, in L’argute et facete letere di M. Cesare Rao, Venise, G. Alberti, 1622, p. 36-45.

28 Giulio Landi, Oratione in lode dell’ignoranza, op. cit., p. 55v.

29 A. F. Doni, « Al Signore Gregore Rorario da Pordenone », ibid., p. 50 : O havere unasola virtù, & non cercare di ficcarsi nel capo tutte le scienze, perche egl’è un’ aggiramentodi cervello ».

30 Juan Arce de Otálora, Coloquios de Palatino y Pinciano [v. 1550-1555], t. I, éd. J. L.Ocazar Ariza, Madrid, Turner [Biblioteca Castro], 1995, « Carta enviada al autor por unamigo suyo, docto y muy curioso », p. 20 et I, 5, p. 60.

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31 Coloquios I, III, 5, p. 190.

32 Voir par exemple Coloquios I, op. cit., III, 7, p. 212 ; V, 7, p. 372 ; VI, 5, p. 421 ; VII, 11,p. 599 ; Coloquios II , op. cit., XI, 3, p. 885 ; XVII, 3, p. 1373.

33 Coloquios I, op. cit., III, 5, p. 192 : « […] porque si miramos la entrada y principio dela sciencia, es muy dificultoso ; si el medio, es muy trabajoso ; si el fin, es casi imposible ».

34 Ibid. : « Lo más cierto es que no sabe nadie cosa cierta, y así lo afirmaron los filósophos académicos, sin querer negar ni afirmar cosa cierta, sino dubdar de todo ».

35 Ibid., « Carta enviada al autor », p. 17.36 Si « el otro que escribió De Vanitate scientiarum », se trouve évoqué si brièvement,ibid., V, 6, p. 361, c’est que le texte d’Agrippa était l’objet d’une censure au même titre quel’ Éloge de la folie, dans un contexte de répression inquisitoriale déjà forte. C’est aussi l’unedes raisons pour comprendre la non publication des Coloquios de Palatino y Pinciano du

vivant de l’auteur, alors que le dialogue était plus ou moins achevé.

37 Ibid., III, 6, p. 201-202.

38 Ibid. : « Yo en mi edad, pasé por esto y en mi vejez discurrí por todo y en fin hallé quetodas las cosas son dificultosas y mucho más esto de la ciencia. Y al fin, lo uno y otro esvanidad de vanidades y todo vanidad […] tú te volveras a tu tierra y huélgate y date a

placer y goza tu mocedad ».

39 Ibid., p. 204 : « […] aquí va toda la sciencia del mundo, que se resume en que todoanimal es substancia y todo hombre animal, y mucho más él que estudia. No hay másque saber en Alcalá ni en el mundo universo ».

40 Ibid., t. II, XVII, 2, p. 1375.

41 Les dialogues. Non moins profitables que facetieux , éd. Max Gauna, Genève, Droz,1981, p. 1.

42 Ibid., p. 71.

43 Ibid., p. 9.

44 Ibid., p. 207.

45 Ibid., p. 9.

46 Ibid., p. 141-142.

47 Guy de Bruès, Dialogues. A Critical Edition, with a Study in Renaissance Scepticismand Relativism, éd. Panos Morphos, Baltimore, The John Hopkins U. P., 1953, p. 96.

48 Ibid., p. 131 : « [Baïf :] Laisse la presomption que tu as de sçavoir quelque chose, et tecontente avec Socrate, Pyrrhon, et d’autres, de la seule apparence, laquelle nous pouvonsprobablement ensuyvre, sans toutefois oser rien affermer. O fureur, fureur, de prendrel’ignorance pour le sçavoir, et l’incertain pour le seur ! ».

49 J. Tahureau, Les dialogues, op. cit., p. 166. La référence biblique renvoie à l’apocryphe Sagesse de Salomon, XIII, 1 : « Oui, vains par nature tous les hommes en qui se trouvaitl’ignorance de Dieu, qui en partant des biens visibles, n’ont pas été capables de connaîtreCelui qui est, et qui, en considérant les Œuvres, n’ont pas reconnu l’Artisan ».

50 « Vanité des hommes », in Poésies de Jacques Tahureau. Sonnets, odes et

mignardises, publiées par Prosper Blanchemain, t. II, Paris, Librairie des Bibliophiles,1870, p. 204-205.

51 Voir Jean-Charles Darmon, « Un Ecclésiaste libertin ? », in Littérature et vanité, éd. J.-Ch. Darmon, Paris, PUF, 2011, p. 61-98, qui cite entre autres le sonnet « Qui addit scientiam addit et laborem » de Des Barreaux. De manière intéressante, on retrouve chezde tels auteurs la tentation d’un « primitivisme » dégradant la raison au profit de la vie

bestiale qui s’inspire de quelques traits de l’ Ecclésiaste, et qu’on rencontrait déjà chezTahureau.

52 J. Tahureau, Les dialogues, op. cit., p. 197.

53 Sur le « cas Démocrite », voir Patrick Dandrey, Les tréteaux de Saturne. Scène de lamélancolie à l’époque baroque, Paris, Klincksieck, 2003, p. 103-113, et les nombreuxtravaux de Louis Van Delft sur les moralistes, où l’on croise fréquemment cette figure, à

commencer par « La défaite de Démocrite », art. cit.54 Voir la notice « Pyrrhon » des Vies et opinions des philosophes illustres de DiogèneLaërce (IX, 72), et le premier livre des Académiques (ou Academica priora) de Cicéron (I,xii, 44).

55 Voir par exemple Les dialogues, op. cit., p.66, où le Democritic explique qu’il accepte le

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plaisir « en tant qu’i l delecte et chatouille l’un de nos sens ».

56 Ibid., p. 14.

57 Ibid.

58 Ibid., p. 65.

59 Ibid., p. 120.

60 Ibid., p. 129.

61 Ibid., p. 66.

62 Ibid., p. 216.63 Le Tiers Livre, éd. J. Céard, Paris, Le Livre de Poche, 1985, chap. XXXVI, p. 337.

64 Voir M. Clément, « Maurice Scève et le Paradoxe contre les lettres », in Bibliothèqued’Humanisme et Renaissance, t. LXV – 2003 – n°1, p. 97-104, qui reproduit le texte à lasuite, p. 105-122.

65 Jacques Tahureau, Dialogues, op. cit., p. 110.

66 Ainsi de l’article souvent cité de Barbara Bowen, « Cornelius Agrippa’s De Vanitate :Polemic or Paradox ? », in Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, 1972 (34), p. 349-356, qui incline selon nous excessivement vers la thèse du jeu, négligeant le fait que lediscours paradoxal n’est pas seulement une forme ludique, mais aussi une manière deprovoquer le sens commun dans une intention philosophique, de suspendre l’assertivité du

discours et parfois d’échapper à la censure (un problème qui se posait, en l’occurrence,dans le cas d’Agrippa).

67 On peut penser à ce titre au grand ouvrage de Hiram Haydn, The Counter-Renaissance,Charles Scribner’s Sons, 1950, qui ne traite pas spécifiquement des textes sério-comiqueset dont la méthode a certes beaucoup vieilli. L’ouvrage, de fait, souffre d’une volontéd’imposer une périodisation quasiment dialectique entre l’affirmation, la contestation et ledépassement de la Renaissance. Il reste une source précieuse, cela étant, et nombre de sesintuitions fécondes devraient être méditées.

68 Antoine Compagnon fait ainsi remarquer que Montaigne, en rupture avec laculpabilisation augustinienne de la libido sciendi , remplace la dialectique vanité/vérité parune dialectique vanité/plaisir. Voir « “Vaines pointures, mais toujours pointures” :Montaigne et l’ Ecclésiaste », in Littérature et vanité, op. cit., p. 9-27.

69 Voir Jean-Charles Darmon, « Un Ecclésiaste libertin ? », art. cit.70 República literaria, in Diego Saavedra Fajardo. Obras completas, éd. Angel GonzálezPalencia, Madrid, Aguilar, 1946, p. 1173 : « Yo no puedo contener la risa cuando veo lavanidad y vanagloria de algunos de los celebrados por doctos en esta República […] ».

71 Solomon, in The Literary Works of Matthew Prior,éd. Bunker Wright et Monroe K.Spears, vol. I, Oxford, Clarendon Press, 1959, p. 330-331, v. 751-753.

72 Salvator Rosa, Satire , éd. Danilo Romei, Milan, Mursia, 1995, p. 204, v. 291-294.

Pour citer cet article

Référence électroniqueNicolas Correard, « « Qui addit scientiam, addit et laborem » (Ecc. I, 18) : la vanité desavoir dans la littérature sério-comique de la Renaissance », Études Épistémè [En ligne],22 | 2012, mis en ligne le 01 septembre 2012, consulté le 18 novembre 2015. URL :http://episteme.revues.org/361 ; DOI : 10.4000/episteme.361

Auteur

Nicolas CorreardNicolas Correard est Maître de Conférences en Littératures comparées à l’Université deNantes. Il est l’auteur d’une thèse intitulée « “Rire et douter” : lucianisme, scepticisme(s)

et pré-histoire du roman », dir. F. Lavocat, Université Paris Diderot – Paris 7, 2008. Sesrecherches portent sur la li ttérature sério-comique de la Renaissance, ses sourcesantiques (satire ménippée), ses prolongements aux XVIIe et XVIIIe siècle ; sur l’histoiredes idées et des savoirs de la première modernité ; sur les origines des formesromanesques modernes

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Paru dans Études Épistémè, 27 | 2015

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