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qui gouverne- il Bombay? par isabelle milbert Bombay est plus réputée pour ses bidonvilles que pour sa puissance indus- trielle ou pour le dynamisme de sa politique urbaine. Pourtant, la 2' ville de l'Inde, qui a désormais dépassé le seuil des 10 millions d'habitants, et concentre 10 % des emplois industriels du pays, est aussi une puissante collectivité locale régulièrement élue. Un équilibre administratif et politique s'y est forgé de longue date. Cependant cet équilibre institutionnel, déjà passablement érodé par les conditions socio-économiques difficiles que connaissent la ville et ses habitants, a subi ces dernières années de nouvelles atteintes, dues à la fois aux interventions du gouvernement central et au comportement de la Banque Mondiale. Qui donc aujourd'hui'gouverne à Bombay ? un équilibre politique et administratif établi de longue date Vu sous l'angle institutionnel, l'exemple de,Eombay, de par son histoire, ne diffère guère des cas fréquemment rencontrés en Europe occidentale : l'analyse démontre l'existence d'une collectivité locale puissante, aux assises financières et institutionnelles solides. Depuis la création de la Corporation municipale de Bombay en 1888 jusqu'à la fin des années 30, la collectivité locale a été dominée par de fortes person- nalités, au profil charismatique, qui ont maintenu à I'écart (( la politique des partis n : Sir Pherozeshah Mchta, Sir Homi Modi aussi bien que Vithalbhai Patel représentent bien une élite puissante, instruite, qui joue le jeu de la participation au fonctionnement des institutions locales, tout comme J. Nehru à Allahabad, tout en construisant le mouvement d'opposition au colonisateur britannique. Economie et Humanisme, no 303, septembrwctobre 1988

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qui gouverne- il Bombay? par isabelle milbert

Bombay est plus réputée pour ses bidonvilles que pour sa puissance indus- trielle ou pour le dynamisme de sa politique urbaine. Pourtant, la 2' ville de l'Inde, qui a désormais dépassé le seuil des 10 millions d'habitants, et concentre 10 % des emplois industriels du pays, est aussi une puissante collectivité locale régulièrement élue. Un équilibre administratif et politique s'y est forgé de longue date. Cependant cet équilibre institutionnel, déjà passablement érodé par les conditions socio-économiques difficiles que connaissent la ville et ses habitants, a subi ces dernières années de nouvelles atteintes, dues à la fois aux interventions du gouvernement central et au comportement de la Banque Mondiale.

Qui donc aujourd'hui'gouverne à Bombay ?

un équilibre politique et administratif établi de longue date

Vu sous l'angle institutionnel, l'exemple de,Eombay, de par son histoire, ne diffère guère des cas fréquemment rencontrés en Europe occidentale : l'analyse démontre l'existence d'une collectivité locale puissante, aux assises financières et institutionnelles solides.

Depuis la création de la Corporation municipale de Bombay en 1888 jusqu'à la fin des années 30, la collectivité locale a été dominée par de fortes person- nalités, au profil charismatique, qui ont maintenu à I'écart (( la politique des partis n : Sir Pherozeshah Mchta, Sir Homi Modi aussi bien que Vithalbhai Patel représentent bien une élite puissante, instruite, qui joue le jeu de la participation au fonctionnement des institutions locales, tout comme J. Nehru à Allahabad, tout en construisant le mouvement d'opposition au colonisateur britannique.

Economie et Humanisme, no 303, septembrwctobre 1988

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I. MILBERT

Après 1935, l’intérêt pour la politique nationale l’emporte largement sur les affaires locales. Cependant, lorsque le gouvernement local se trouve réac- tivé )) en 1948 par l’instauration du suffrage universel (qui remplace le suffrage censitaire auparavant en vigueur), cinq partis politiques se présentent à cette élection, la première des 9 élections locales qui auront lieu à Bombay après l’Indépendance.

un dynamisme politique incontestable Les partis politiques seront dès lors très présents sur la scène locale : non

seulement les partis nationaux, comme le parti communiste ou le parti du Congrès, particulièrement divisés à Bombay, mais aussi des partis marqués par les clivages religieux, dont l’audience est nationale (Jan Sangh, parti hin- douiste) ou locale. Enfin, depuis 1968, on note l’apparition d’un puissant mou- vement régional, le Shiv Sena. Son programme se résume à quelques propositions tendant à favoriser les fils du Sol H, c’est-à-dire les habitants du Maharashtra, Etat dont Bombay est la capitale : u Shiv Sena est ouvertement xénophobe et a proposé d’expulser de Bombay tous les étrangers et d’interdire l’immigration en provenance des Etats voisins. II propose aussi des actions assez radicales contre le u pavement dwellers H, les sans-logis de Bombay et contre certains bidonvilles. Shiv Sena s’appuie sur des factions syndicales par- fois violentes et en opposition au mouvement syndical qui a paralysé le secteur textile de Bombay pendant plus de deux ans (1). Après des fortunes diverses, ce parti politique a conquis la majorité lors des dernières élections municipales.

La Corporation municipale de Bombay est donc gênée dans son fonction- nement par les conflits entre le parti du Congrès et le Shiv Sena, désormais majoritaire parmi les élus locaux, tandis que le premier détient les rênes du gouvernement de 1’Etat du Maharashtra. Les conflits entre ces deux partis politiques (ainsi que les divisions internes) prennent souvent un tour aigu, ce qui ne manque pas d’avoir des conséquences graves sur la gestion de la mu- nicipalité.

les institutions : un rôle pionnier en Inde La ville de Bombay a obtenu un embryon de gouvernement local dès 1726.

Cependant la loi de 1888 demeure le document fondamental qui reconnaît la Corporation municipale comme n l’autorité municipale suprême 3. Ce texte sera par la suite imité et repris pour la plupart des grandes villes indiennes.

Au moment de l’Indépendance, le modèle de Bombay demeure le seul qui soit considéré comme satisfaisant pour répondre à la fois aux exigences du politique et de la gestion locale. Ce modèle s’appuie sur quelques principes : l’exécutif, qui est entre les mains d’un seul haut fonctionnaire, le Commissaire Municipal, est largement indépendant du corps délibératif, q,úi est une assem- blée large et représentative, car élue au suffrage universel.

La loi municipale de 1888 ne laisse aucune ambiguïté quant à la distribution des pouvoirs, qui est demeurée sans changement depuis un siècle. L’assemblée

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(1) d. J.CI. Lavigne: Po- litiques d‘amhagement ur- bain B Bombay n 1, II Rapport au ministle de la recherche, mai 1987.

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QUI GOUVERNE A BOMBAY?

municipale travaille en session plénière ou en commissions. Le Commissaire Municipal traduit dans les faits la volonté de la Corporation. I1 est nommé par le gouvernement de I’Etat pour trois ans renouvelables. Le gouvernement de 1’Etat peut le muter à tout moment à un autre poste de la fonction publique indienne, mais son pouvoir est également soumis à l’approbation de l’assemblée municipale. La loi municipale prévoit strictement les conditions dans lesquelles l’assemblée locale ou l’un de ses membres collabore avec le Commissaire Mu- nicipal.

Les fonctions (obligatoires ou discrétionnaires) de la Corporation sont fort nombreuses. Les principales touchent aux services urbains : eau, assainisse- ment, voirie, ordures, hygiène publique, gestion des établissements publics de santé et d’éducation primaire. La ville a créé une entreprise publique muni- cipale qui est chargée de la gestion des transports publics et de la distribution de l’électricité. Le territoire de la municipalité de Bombay s’étend largement au-delà des quartiers centraux de la ville : c’est sans doute l’une des plus vastes collectivités locales du monde (plus de 40 km du Nord au Sud), et elle re- couvre des réalités géographiques très différentes : centre-ville surpeuplé, ban- lieue, lointaine banlieue. De ce fait, la collectivité locale a établi trois zones distinctes, fonctionnant avec des budgets séparés, des normes différentes de services publics et des taxations différentes. La ville a constamment suivi une politique d’extension de sa juridiction, afin que soit pris en compte l’ensemble de l’espace urbain. Ce principe lui a permis de conserver toute sa puissance,

L‘équilibre financier entre les ressources et les dépenses de la collectivité locale est l’un des meilleurs du pays. Le budget est équilibré, grâce en par- ticulier au dynamisme de l’impôt sur l’entrée des marchandises, l’octroi, dont les revenus ont quadruplé entre 1976 et 1983, et qui représente désormais plus de 50% des ressources. La part de l’impôt sur la propriété a en revanche diminué (1 8 %), du fait de l’absence de réévaluation de son assiette. Les postes de dépenses les plus importants donnent une idée claire du poids respectif des différentes fonctions de la municipalité : la santé publique et les services mé- dicaux représentaient 27 % du budget en 1986, I’éducation 17 %, la gestion du trafic 14 %, le ramassage des ordures ménagères 12 %, la réhabilitation des bidonvilles 8 7%.

Face à cette continuité politique et administrative, les établissements publics créés par I’Etat pour remplir en zone urbaine des fonctions qui ne seraient pas ‘du ressort de la collectivité locale voient forcément leur puissance gran- dement limitée, en contraste avec ce qui se passe dans la plupart des autres villes indiennes.

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l’ingérence des services de 1’Etat Pourtant, la corporation municipale de Bombay doit désormais collaborer,

dans la gestion quotidienne de la ville, avec des services d’Etat dont le nombre s’est multiplié depuis une vingtaine d’années. Certains établissements dépen- dent du gouvernement central (chemins de fer de banlieue, port, postes et télécommunications), mais il s’agit plus souvent d‘organismes créés par 1‘Etat

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I. MILBERT

fédéré, le Maharashtra. Parmi ces derniers, les deux établissements publics avec lesquels les enjeux sont les plus importants sont BMRDA (Bombay Me- tropolitan and Regional Development Authority) et MHADA (Maharashtra Housing and Area Development Authority), dont un service est consacré à Bombay (BHADB).

Le BMRDA a été créé par la loi en 1973 avec pour mission de planifier le développement physique de la région de Bombay, de mettre en œuvre les ré- glementations d’aménagement dans cette région, et d’y réaliser ou d’y financer des projets d’aménagement. Le BMRDA a donc la responsabilité d’établir des directives d’urbanisme ; il planifie et coordonne des programmes multi-sec- toriels impliquant plusieurs organismes. II a aussi une fonction de contrôle de la cohérence des projets. Cependant, le BMRDA n’a pas la maîtrise de la planification urbaine à Bombay. C’est la collectivité locale qui élabore le Plan d’urbanisme selon une procédure dont elle a l’entière maîtrise.

Le MHADA, d’autre part, cumule des compétences importantes en matitre d’habitat : cet organisme est l’agence de construction de logements publics, mais i l est également responsable de la mise en œuvre d’une politique originale de réhabilitation du logement ancien et des opérations de réhabilitation des , bidonvilles.

Malgré les pouvoirs et les financements très importants dévolus à ces deux organismes par I’Etat du Maharahtra, la Corporation municipale de Bombay reste un interlocuteur incontournable, dont les prérogatives sont telles que tout projet d’aménagement doit être longuement discuté et négocié, avant toute prise de décision, même si cette dernière relève de 1’Etat. En particulier, la Corporation municipale ne manque jamais de rappeler qu’elle est responsable de l’application du plan d’urbanisme. Tout projet doit donc s’y conformer. D’autre part, le fait que la ville soit seule responsable des réseaux urbains (routes, eau potable, eaux usées ...) lui permet de bloquer n’importe quelle opération de construction publique ou privée, ou d’obliger l’organisme res- ponsable de l’opération à prendre à sa charge le financement de l’infrastruc- ture secondaire.

La Corporation municipale de Bombay se trouve représentée au sein du Comité exécutif des deux établissements publics, BMRDA et MHADA. Ceci permet, en principe, d‘éviter l’apparition de conflits ouverts. Pourtant, les op- positions sont latentes entre les établissements publics d’Etat et la collectivité locale. Ces conflits apparaissent au grand jour lorsque, comme c’est le cas depuis 1985,‘ la collectivité locale et le gouvernement de 1’Etat appartiennent à des partis politiques différents. Les oppositions se trouvent exacerbées lorsque des financements extérieurs, proposés par le gouvernement central ou par la Banque Mondiale, viennent bouleverser le fragile équilibre des pouvoirs po- litiques et administratifs.

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QUI GOUVERNE A BOMBAY?

I’équilibre institutionnel et l’intervention de la Banque Mondiale

Le projet de la Banque Mondiale pour Bombay a été l’un des plus longue- ment négociés et préparés, puisque Ia première mission de la Banque Mondiale le concernant date de 1979, alors que le projet a été lancé officiellement en 1985. I1 semble que les négociations aient été particulièrement délicates, du fait que les experts de l’organisation internationale ont tenu compte à la fois d’une analyse assez serrée des résultats de leurs précédents projets indiens et d’une réflexion plus générale portant sur les impératifs de renforcements ins- titutionnels.

La Banque iMondiale a fait le choix clair de renforcer les capacités admi- nistratives et financières des institutions urbaines. L‘objectif est que, une fois son projet terminé, une continuité existe dans la gestion et la maintenance des services publics urbains.

Le projet a prévu d’affecter 600 O00 $ à la formation technique du personnel des différents organismes. Ces financements, relativement modestes si on les compare à ceux d‘autres projets de la Banque Mondiale, s’expliquent par la qualité reconnue des institutions urbaines de la région de Bombay et par la bonne formation de base de son personnel. Cette action ne concerne donc que des points très précis de formation sur lesquels des lacunes ont été identifiées. Par exemple, i l s’agit pour le MHADA de la gestion des biens fonciers et immobiliers, de la comptabilité et du développement communautaire. Pour le BMRDA, une formation complémentaire est demandée, dans le domaine de la planification et de la gestion urbaines, pour instaurer des techniques quan- titatives dans ce domaine, généraliser l’utilisation des ordinateurs, et améliorer les études de financement et les pratiques de gestion de projets.

Le renforcement institutionnel prôné par la Banque Mondiale à Bombay constitue une application directe d’un courant intérieur à l’organisation in- ternationale, selon lequel ses actions devraient se concentrer non pas sur la réalisation de projets, mais sur la structuration des acteurs nationaux, sur leurs capacités. de gestion,-de programmation ou de réalisation.

le BMRDA et le MHADA restructurés à la demande de la Banque Mondiale

La Banque Mondiale n’a confie à la Corporation municipale de Bombay ni la maîtrise d’ouvrage de son projet, ni sa coordination. L‘organisation inter- nationale a préféré s’appuyer sur le BMRDA et sur le MHADA, après avoir mis la restructuration de ces deux établissements publics d’Etat comme condi- tion à son intervention. Cette restructuration aboutit à un renforcement consi- dérable du potentiel des deux organismes.

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Au BMRDA, la division de la planification a été dévelop@e. Des recru- tements de personnel importants ont permis d’augmenter la capacité d’analyse financière et économique ; au terme de cette restructuration, il a été choisi comme organisme coordonnateur du projet.

Le MHADA s’est trouvé également obligé de se restructurer en fonction des nouvelles tâches qui lui étaient assignées dans le projet de la Banque Mondiale. Une nouvelle division est chargée de réaliser ce projet. Elle est dirigée par un administrateur qui est en fait le numéro deux de I’établissement public. 200 personnes ont été progressivement recrutées. Cette nouvelle divi- sion développe ses capacités de réalisation et d’expertise en matière d’habitat à faible coût, dans le cadre du projet de la Banque Mondiale. I1 est prévu qu’une fois celui-ci terminé, le personnel sera transféré dans les bureaux ré- gionaux, autres que celui de Bombay, qui bénéficieront donc & moyen terme d’un volant de professionnels bien formés aux interventions en’ aménagement urbain. Le MHADA a reçu la responsabilité de la maîtrise d’ouvrage de la plus grande partie du projet.

les risques de conflit entre élus et gestionnaires

Le renforcement institutionnel, dans un cas aussi complexe que celui de Bombay, risque d’exacerber les conflits internes. Ainsi, on peut s’interroger sur les ruptures d’équilibre que le projet de la Banque Mondiale est susceptible de créer entre les différentes institutions de Bombay. I1 semblerait que les établissements publics dépendant directement de 1’Etat du Maharashtra se trouvent en position, grâce à leur renforcement récent, de court-circuiter plus ou moins directement la Corporation municipale. Ceci se produirait avec le plein accord des hauts fonctionnaires en place, et encore un peu plus au dé- triment de la démocratie municipale.

affaiblissement relatif de la Corporation municipale La reformulation du Plan d’urbanisme en est un bon exemple. ‘La prépa-

ration de ce plan est, de par la loi, de la responsabilité de la Corporation municipale. Le précédent Plan, établi dans les années soixante, pour vingt ans a été fort critiqué non pas dans sa formulation mais dans sa réalisation. Inspiré de normes de planification strictes, peu réaliste, en particulier en ce qui concer- nait les prévisions démographiques et les possibilités financières, ce plan a été un échec puisque moins de 10 5% des équipements prévus ont été réalisés, selon certains hauts fonctionnaires indiens. Le deuxième Plan d’urbanisme a été préparé suivant des règles similaires, mais dans des circonstances différentes : entre 1985 et 1987, pendant les trois années d’élaboration de ce Plan, trois gouvernements locaux se sont succédés au sein de la .Corporation municipale,

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et il est remarquable que le processus de planification ne s’en soit pas trouvé gravement affecté.

Au-delà de I’élaboration technique, qui s’est faite en liaison étroite avec les différents corps constitués de Bombay, le travail des élus ne semble pas avoir débouché sur de véritables améliorations du Plan : les urbanistes font état des pressions exercées par des politiciens pour modifier tel ou tel tracé de route ou de canalisation, en soulignant toujours l’absence de vue d’ensemble et de technicité et le caractère clientéliste de ces requêtes.

Pour finir, le BMRDA, qui n’a normalement pas de rôle dans la phase finale de ratification du Plan par le gouvernement de I’Etat .du Maharashtra, est intervenu malgré tout comme u conseiller x h titre informel, et a provoqué des changements non négligeables dans plusieurs parties du Plan d’urbanisme : ceci constitue un exemple du rôle nouveau des établissements publics, en op- position directe à la Corporation municipale.

Un autre exemple de l’affaiblissement relatif de la Corporation municipale porte sur la réalisation des (< projets intégrés )>, qu’il s’agisse d’aménagement de quartiers neufs ((< parcelles assainies n) ou de réhabilitation de bidonvilles. Dans les deux cas, la Corporation municipale est responsable de la fourniture de la plupart des services tandis qu’un établissement public (le MHADA en général) est le maître d’ouvrage des constructions. Une fois de plus, une coor- dination entre établissements publics et élus est requise pour mener à bien les travaux selon des plannings concertés. Or, dans plusieurs cas, les élus de la Corporation de Bombay ont fait preuve d’une réelle mauvaise volonté en blo- quant pendant plusieurs mois les crédits de la Banque Mondiale destinés aux travaux d’assainissement ; ou, sur le terrain, en arguant de difficultés tech- niques pour éviter, par exemple, d’effectuer les travaux de raccordement au réseau d’eau d’un quartier neuf de 20 O00 maisons.

31 contrats de l’ordre de 35 millions de dollars ont ainsi attendu pendant 16 mois que les conseillers municipaux veuillent bien voter leur accord. Devant le blocage évident de la commission technique chargée de ces dossiers, le Commissaire municipal a dû menacer de passer outre au silence des élus, en utilisant une disposition de 1973 jamais mise en œuvre jusqu’alors. Devant cette menace de dessaisissement, les contrats ont finalement été votés dans des conditions normales malgré le retard. Ces délais ont cependant permis au Commissaire municipal de souligner auprès des-autorités administratives et auprès de la Banque Mondiale l’inefficacité et la corruption des élus muni- cipaux, seules explications à tant de tergiversations.

Ces méthodes, utilisées par les élus, ne sont pas susceptibles d‘améliorer leurs relations avec l’Administration du gouvernement du Maharashtra. Or, il se trouve que les hauts fonctionnaires relevant de cette administration et placés à des postes de responsabilité dans le champ urbain averrouillentn relativement bien le processus de décision ; peu nombreux, ils se connaissent bien, et assurent par leurs postes successifs une réelle continuité d’action : l’actuel Secrétaire au Logement a ainsi été auparavant Administrateur adjoint de la Corporation municipale, et un peu plus tôt responsable de la politique de réhabilitation d’habitat ancien à BHADB. De même, l’ancien Commissaire

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municipal de Bombay est aujourd’hui Secrétaire au Développement Urbain du Gouvernement Central, à New Delhi.

Certes, ces hauts fonctionnaires reconnaissent tous avoir besoin de l’appui politique des élus pour faire progresser plus rapidement leurs projets dans le sccteur urbain. Ainsi, le Commissaire Municipal de Bombay n’aurait41 jamais pu tenir tête aux élus extrémistes du Shiv Sena s’il n’avait été soutenu à un plus haut niveau par le gouvernement du Maharashtra (du parti du Congrès).

Cependant, cette appréciation sur le soutien politique reçu ne concerne pas les élus locaux de la municipalité de Bombay. Les allusions à la corruption ambiante et à une dégradation rapide de la u qualité gestionnaire a des élus se font alors nombreuses, et rejoignent les critiques faites à l’ensemble des élus locaux en Inde depuis plusieurs années. I1 est regrettable que la partie la plus éduquée de la population de Bombay ait cessé de s’intéresser à la politique municipale et d’exercer son droit de vote lors des élections I) déclarait en 1987 un haut fonctionnaire du Maharashtra, qui expliquait ainsi l’arrivée au pouvoir du Shiv Sena.

emprise renforcée du’ gouvernement de 1’Etat Depuis quelques années, le caractère de plus en plus politique d‘un certain

nombre d’Cléments de la gestion urbaine tend à mettre les fonctionnaires mu- nicipaux dans une position toujours plus inconfortable. Du côté gouverne- mental, D.A. Pinto remarque : K II y a des cas, plus nombreux de jour en jour, oÙ le gouvernement convoque les fonctionnaires municipaux pour des discus- sions sur des problèmes ponctucls. Les instructions sont alors données direc- tement par le Secrétariat aux fonctionnaires municipaux, en court-circuitant le Commissaire municipal >>.

D’autre part, les représentants élus du parti Shiv Sena n’hésitent pas à exercer des pressions directes sur les fonctionnaires municipaux, au nom de la (( solidarité marathi )) au mépris de toutes les règles de déontologie soi- gneusement élaborées par la loi municipale.

Ce processus de dégradation de la situation de la démocratie locale à Bom- bay est d’autant plus inquiétant qu’elle est l’une des seules grandes villes in- diennes qui puisse aujourd’hui se prévaloir d’élections locales régulières et d’un fonctionnement démocratique. Ailleurs, dans des villes telles que Calcutta, Kanpur, Ahmedabad, Mcdras, les échéances des élections municipales ne sont plus respectées et l’administration directe de la municipalité par 1’Etat est souvent devenue la règle plutôt que l’exception.

La pratique du fonctionnement des institutions locales au cours de ces der- nières années à Bombay apparaît en fait en contradiction avec les discours tenus au niveau du gouvernement central, favorable à un renforcement de la démocratie locale. En effet, on ne peut nier que la Corporation municipale a réussi à maintenir (contrairement à la plupart des collectivités locales ’in- diennes) des structures élues dotées de tous leurs pouvoirs de décision, et u n équilibre financier indépendant du gouvernement de I’Etat. Or, dans le même temps, il y a unanimité pour critiquer la dégradation de la capacité de ces

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QUI GOUVERNE A BOMBAY?

élus locaux à gérer les affaires de la cité, face à la montée en puissance de 1’u expertise n et du savoir-faire des techniciens de l’intervention urbaine.

On assiste clairement à Bombay à un renforcement de l’emprise du gou- vernement de I’Etat, qui paraît rendre superflue la question débattue par D.A. Pinto, de savoir <( si le Commissaire municipal doit être considéré comme un personnage indépendant chargé de la coordination, ou comme un mandataire des élus D. Le rôle de ce chef de l’exécutif municipal est désormais beaucoup plus proche de celui d’un préfet en France: grand commis de I’Etat, i l peut être démis à tout moment, soit qu’il ne suive pas les directives de politique publique, soit qu’il soit pris dans une rare conjonction d’antagonismes de po- liticiens à la fois au niveau de la collectivité locale et à celui de I’Etat : ce fut le cas, en 1984, pour un Commissaire municipal dont l’efficacité et la rigueur étaient bien connues.

A Bombay comme dans les autres Corporations municipales, le Commis- saire municipal est donc désormais un instrument du pouvoir de I’Etat. Ce rôle avait pu sembler plus ambigu dans le passé : i l avait parfois été présenté comme le garant d’une plus grande efficacité dans la gestion municipale.

Certaines propositions officielles indiennes présentent le retour à la démo- cratie locale comme indispensable et devant être assorti de mesures favorisant le développement communautaire et la participation des habitants au déve- loppement social des quartiers. Or, alors que l’exemple de Bombay correspond exactement à ce cas de figure, on assiste à une dégradation de l’image des élus qui pourrait bien mener la plus ancienne et la plus puissante collectivité locale de l’Inde à une gestion directe par l’Administration.

isabelle miibert

Isabelle Milbert, docteur en droit (thèse sur la planification urbaine en Inde). Enseigne à l’institut national des langues orientales de Paris et à l’institut d’études universitaires du développement (Genève).

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