17
455 Table des matières Avant-propos ................................................................................ 9 Comment un homme d’Église s’accusa d’un crime qu’il n’avait peut-être pas commis Affaire Henri-Eustache Sartorius, Visé Cour échevinale de Liège, 27 février 1779 ............................... 15 Magonette et Géna, les mythiques brigands ardennais Affaire Henri-Joseph Theis et Jean-Henri Géna, Liège Cour d’assises de Liège, 10 au 14 avril 1821 ........................... 37 La nicotine comme arme du crime Affaire Hippolyte Visart de Bocarmé, château de Bury Cour d’assises de Mons, 27 mai au 14 juin 1851 .................... 63 L’affaire Coucke et Goethals Affaire Jan Coucke et Pieter Goethals, Couillet Cour d’assises de Mons, 20 au 25 août 1860........................... 91 « Le crime de la rue de la Loi » : la mort mystérieuse d’un avocat Affaire des frères Peltzer, Bruxelles Cour d’assises du Brabant, 27 novembre au 22 décembre 1882........................................... 125 L’affaire Vandersmissen, le député qui a abattu son épouse Affaire Vandersmissen, Bruxelles Cour d’assises du Brabant, 31 mai au 2 juin 1886 ................. 179 Un ripou dans les Marolles Affaire Alexandre Courtois, Bruxelles Cour d’assises de Bruxelles, 10 au 27 mars 1897 ................... 223

qu’il n’avait peut-être pas commis Magonette et Géna, …excerpts.numilog.com/books/9782812909726.pdf · elle, notamment Marie-Madeleine, vingt-deux ans. Jolie et peu farouche,

  • Upload
    volien

  • View
    218

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: qu’il n’avait peut-être pas commis Magonette et Géna, …excerpts.numilog.com/books/9782812909726.pdf · elle, notamment Marie-Madeleine, vingt-deux ans. Jolie et peu farouche,

455

Table des matières

Avant-propos ................................................................................ 9

Comment un homme d’Église s’accusa d’un crime qu’il n’avait peut-être pas commisAffaire Henri-Eustache Sartorius, ViséCour échevinale de Liège, 27 février 1779 ............................... 15

Magonette et Géna, les mythiques brigands ardennaisAffaire Henri-Joseph Theis et Jean-Henri Géna, LiègeCour d’assises de Liège, 10 au 14 avril 1821 ........................... 37

La nicotine comme arme du crimeAffaire Hippolyte Visart de Bocarmé, château de BuryCour d’assises de Mons, 27 mai au 14 juin 1851 .................... 63

L’affaire Coucke et GoethalsAffaire Jan Coucke et Pieter Goethals, CouilletCour d’assises de Mons, 20 au 25 août 1860........................... 91

« Le crime de la rue de la Loi » : la mort mystérieuse d’un avocatAffaire des frères Peltzer, BruxellesCour d’assises du Brabant, 27 novembre au 22 décembre 1882 ........................................... 125

L’affaire Vandersmissen, le député qui a abattu son épouseAffaire Vandersmissen, BruxellesCour d’assises du Brabant, 31 mai au 2 juin 1886 ................. 179

Un ripou dans les MarollesAffaire Alexandre Courtois, BruxellesCour d’assises de Bruxelles, 10 au 27 mars 1897 ................... 223

GAC de BELGIQUE 455GAC de BELGIQUE 455 10/03/14 16:3110/03/14 16:31

Page 2: qu’il n’avait peut-être pas commis Magonette et Géna, …excerpts.numilog.com/books/9782812909726.pdf · elle, notamment Marie-Madeleine, vingt-deux ans. Jolie et peu farouche,

LES GRANDES AFFAIRES CRIMINELLES DE BELGIQUE

Le crime de la rue des HirondellesAffaire Jeanne Van Calck, BruxellesNon élucidée, février 1906 .......................................................... 247

La veuve Becker, une empoisonneuse hors pairAffaire Marie Becker, LiègeCour d’assises de Liège, 7 juin au 8 juillet 1938 ..................... 275

Meurtre d’un avocat sur fond de guerre et de passionAffaire « Annie Deschant », MonsCour d’assises du Hainaut, 21 au 27 juin 1948 ....................... 301

L’affaire du « docteur Mitraillette » Célestin RinchardAffaire Célestin Rinchard, La LouvièreCour d’assises du Brabant, 19 novembre 1951 au 1er février 1952 ........................................ 363

La mort mystérieuse du petit Pierre LongpréAffaire Marie-José Longpré, AuvelaisCour d’assises de Namur, 20 mai au 9 juin 1964 .................... 381

Le meurtre de la champignonnière : l’horrible assassinat d’une lycéenneAffaire Christine Van Hees, EtterbeekNon élucidée, 1984 ....................................................................... 411

Le dépeceur de MonsAffaire du dépeceur de Mons, MonsNon élucidée, 1997 ....................................................................... 431

Bibliographie ................................................................................ 447

Remerciements ............................................................................ 453

GAC de BELGIQUE 456GAC de BELGIQUE 456 10/03/14 16:3110/03/14 16:31

Page 3: qu’il n’avait peut-être pas commis Magonette et Géna, …excerpts.numilog.com/books/9782812909726.pdf · elle, notamment Marie-Madeleine, vingt-deux ans. Jolie et peu farouche,

Exécutions capitales au XIXe siècle en Belgique.(Droits réservés.)

GAC de BELGIQUE 8GAC de BELGIQUE 8 10/03/14 16:3010/03/14 16:30

Page 4: qu’il n’avait peut-être pas commis Magonette et Géna, …excerpts.numilog.com/books/9782812909726.pdf · elle, notamment Marie-Madeleine, vingt-deux ans. Jolie et peu farouche,

9

Avant-propos

L’affaire Dutroux à la fin des années 1990, l’affaire Geneviève Lhermitte en 2007… Ces deux affaires criminelles, terribles et monstrueuses, sont sans doute parmi les plus terrifiantes qu’ait connues récemment la Belgique. Choquantes et révoltantes sur-tout parce qu’elles ont touché des enfants.

Mais, par le passé, bien d’autres de ces faits divers sanglants ont, en leur temps, défrayé la chronique et attiré quelquefois des journalistes venus du monde entier. Tant il est vrai que l’horreur et le sang attirent les foules, comme au temps où l’échafaud se dressait en place publique, quand la foule venait voir tomber les têtes comme on va au spectacle.

Une cour d’assises, d’ailleurs, peut être comparée à une sorte de théâtre. Décor, costumes, textes parfois grandiloquents, jeux de manches et effets stylistiques, rebondissements, suspense, dénouement souvent dramatique… rien ne manque à ce spec-tacle qui s’étend sur plusieurs jours comme un feuilleton et dans lequel se joue la vie d’un homme (ou d’une femme). Ce n’est pas un hasard d’ailleurs si les feuilletons télévisés font la part belle aux affaires criminelles, depuis les débuts d’une enquête parfois complexe jusqu’au procès du coupable et, parfois, jusqu’à son exécution.

Le public se délecte de ces drames, à la télévision comme dans la réalité. Sans doute parce que ces victimes et ces assassins lui ressemblent. Ce meurtrier qui, dans un élan de passion violente, tue celle qu’il aime (ou celle qu’il a aimée), ce voleur devenu assas-sin, ce vengeur sauvage, ils sont de notre race. Qui d’entre nous ne pourrait basculer, dans certaines circonstances, du mauvais côté ? La meilleure preuve en est dans les affaires où c’est un notable, un individu honorable, respecté par tous, qui passe à l’acte. « Eux aussi », pensons-nous, vaguement rassurés de découvrir que le mal n’est pas cantonné à une seule catégorie d’individus.

Quand le meurtre est trop atroce, quand le monstre est trop loin de nous, c’est à la victime ou à ses proches que nous nous identi-fions. Cette jeune fille massacrée et violentée, c’est à notre propre

GAC de BELGIQUE 9GAC de BELGIQUE 9 10/03/14 16:3010/03/14 16:30

Page 5: qu’il n’avait peut-être pas commis Magonette et Géna, …excerpts.numilog.com/books/9782812909726.pdf · elle, notamment Marie-Madeleine, vingt-deux ans. Jolie et peu farouche,

10

LES GRANDES AFFAIRES CRIMINELLES DE BELGIQUE

enfant, à notre sœur, qu’elle ressemble. Cette mère de famille, cette épouse infidèle, ce mari gênant, ce sont nos voisins, nos amis, nos proches. « Cela aurait pu m’arriver », pensons-nous avec un délicieux frisson de terreur.

En effet, cela pourrait nous arriver. C’est cela qui m’a pas-sionnée dans toutes ces affaires : leur charge d’humanité. Certes, suivre les méandres d’une enquête, chercher des pistes, se prendre pour Sherlock Holmes ou pour Hercule Poirot, c’est une sorte de jeu intellectuel qui a toujours fasciné. Mais découvrir derrière ces machinations parfois incroyablement complexes, comme dans l’affaire Peltzer, l’âme d’un homme ou d’une femme, y voir gran-dir l’amour, la peur, la haine et tous ces autres sentiments qui sont aussi les nôtres, voilà ce qui me paraît réellement intéressant dans ces faits divers d’exception. Stendhal et Flaubert, pour ne

Avant l’invention de la guillotine, les condamnés étaient pendus ou, comme ici, place du Sablon à Bruxelles, décapités.

(Gravure du XVIe siècle in Louis HYMANS, Bruxelles à travers les âges, 1884.)

GAC de BELGIQUE 10GAC de BELGIQUE 10 10/03/14 16:3010/03/14 16:30

Page 6: qu’il n’avait peut-être pas commis Magonette et Géna, …excerpts.numilog.com/books/9782812909726.pdf · elle, notamment Marie-Madeleine, vingt-deux ans. Jolie et peu farouche,

11

Avant-propos

citer que ces deux-là, ne s’y sont pas trompés, qui ont puisé dans les gazettes la matière de leurs chefs-d’œuvre.

La romancière que je suis n’a pu s’empêcher de vibrer à ces histoires poignantes.

Un autre aspect rend ces faits divers particulièrement intéres-sants. En effet, ces affaires criminelles sont forcément insérées dans un moment de l’histoire, dans un contexte social et politique qui leur donne valeur de témoignages d’une mentalité, d’un mode de vie particulier. Combien de femmes victimes ou meurtrières parce qu’elles ne correspondaient pas à ce que la société attendait d’elles, trop libres en un temps où l’épouse se devait d’être chaste et soumise… C’est le cas d’Alice Renaux qui en est morte, c’est celui de la femme que j’appelle « Annie Lemaan » qui, certaine-ment, n’aurait pas été jugée aujourd’hui comme elle le fut en 1948.

Quelle était la justice par le passé, comment a-t-elle évolué ? Quel était le statut d’un homme d’Église, quel était celui de la femme ? Autant de questions qui se posent autrement et reçoivent des réponses bien différentes au fil des siècles.

J’ai eu plaisir aussi à retrouver et à recréer la Belgique de jadis, et notamment le Bruxelles des temps anciens, un Bruxelles qui n’existe plus.

Dans une affaire au moins, j’ai modifié les patronymes des prin-cipaux protagonistes afin de ne pas nuire à certains d’entre eux qui sont encore en vie.

Dans cet ouvrage, j’ai donc voulu me promener à travers le temps, du XVIIIe siècle à nos jours ou peu s’en faut. J’ai voulu exhumer quelques drames anciens qui ont eu jadis un très grand retentissement et sont plus ou moins oubliés aujourd’hui. Je n’ai pas souhaité, en revanche, traiter les affaires récentes qui ont été très médiatisées, comme l’affaire Dutroux ou l’affaire Geneviève Lhermitte. Il m’a bien fallu opérer un choix. Et un choix, on le sait, est toujours subjectif…

Sans aller jusqu’à justifier les actes criminels qui ont rendu célèbres leurs auteurs ou leurs victimes, j’ai tenté de les comprendre . En mémoire sans doute d’un délinquant très ancien, meurtrier au

GAC de BELGIQUE 11GAC de BELGIQUE 11 10/03/14 16:3010/03/14 16:30

Page 7: qu’il n’avait peut-être pas commis Magonette et Géna, …excerpts.numilog.com/books/9782812909726.pdf · elle, notamment Marie-Madeleine, vingt-deux ans. Jolie et peu farouche,

LES GRANDES AFFAIRES CRIMINELLES DE BELGIQUE

moins une fois, condamné à mort puis gracié, dont nul ne sait quelle fut la fin de son histoire. Car on peut être mauvais garçon et grand poète, rappelez-vous…

« Frères humains qui après nous vivez,N’ayez les cœurs contre nous endurcis1… »

1. Premiers vers du poème de François VILLON, La Ballade des pendus, rédigés en prison dans l’attente de son exécution.

GAC de BELGIQUE 12GAC de BELGIQUE 12 10/03/14 16:3010/03/14 16:30

Page 8: qu’il n’avait peut-être pas commis Magonette et Géna, …excerpts.numilog.com/books/9782812909726.pdf · elle, notamment Marie-Madeleine, vingt-deux ans. Jolie et peu farouche,

GAC de BELGIQUE 13GAC de BELGIQUE 13 10/03/14 16:3010/03/14 16:30

Page 9: qu’il n’avait peut-être pas commis Magonette et Géna, …excerpts.numilog.com/books/9782812909726.pdf · elle, notamment Marie-Madeleine, vingt-deux ans. Jolie et peu farouche,

La cathédrale Saint-Paul de Liège.(Carte postale ancienne, collection particulière.)

GAC de BELGIQUE 14GAC de BELGIQUE 14 10/03/14 16:3010/03/14 16:30

Page 10: qu’il n’avait peut-être pas commis Magonette et Géna, …excerpts.numilog.com/books/9782812909726.pdf · elle, notamment Marie-Madeleine, vingt-deux ans. Jolie et peu farouche,

15

Comment un homme d’Église s’accusa d’un crime qu’il n’avait

peut-être pas commis

Affaire Henri-Eustache Sartorius, ViséCour échevinale de Liège1, 27 février 1779

Le décor et les acteurs

L IÈGE, AU DÉBUT de l’an de grâce 1771, était gouvernée par son prince-évêque Charles-Nicolas d’Oultremont. Celui-ci mourut

en octobre, laissant vacant le siège épiscopal. Pendant l’interrègne, ce sont donc les soixante chanoines du chapitre Saint-Lambert qui exercent la souveraineté et ont la charge des prérogatives de la justice.

À quelque vingt kilomètres de là, en direction des Pays-Bas, la petite ville de Visez (aujourd’hui Visé) s’étend paresseusement sur les bords de la Meuse. Sa richesse passée a laissé la place au commerce de la mercerie et de l’épicerie. Les anciennes confréries des Arbalétriers et des Arquebusiers, cependant, gardent vivaces leurs coutumes. C’est dans ce cadre paisible que va éclater une

1. « Au XVIIIe siècle, un procès criminel à la Cour échevinale de Liège se déroulait dans un bureau, toutes portes closes avec, comme seuls acteurs, l’accusé, les magistrats, le greffier et les témoins. » (VANDEVOIR, p. 73). La « Cour échevinale » siégeait au Palais des Prince-Êvêques.

GAC de BELGIQUE 15GAC de BELGIQUE 15 10/03/14 16:3010/03/14 16:30

Page 11: qu’il n’avait peut-être pas commis Magonette et Géna, …excerpts.numilog.com/books/9782812909726.pdf · elle, notamment Marie-Madeleine, vingt-deux ans. Jolie et peu farouche,

16

LES GRANDES AFFAIRES CRIMINELLES DE BELGIQUE

« horrible tragédie1 » au sein d’une famille de notables qui a donné plusieurs bourgmestres à la ville, notamment Henri-Eustache Sartorius qui, au moment où débute cette histoire, occupe encore les fonctions d’échevin au tribunal local tout en tenant boutique d’épicerie et bonneterie avec son épouse Barbe Mahwin. Le couple a eu dix enfants2. L’un des fils, Ferdinand-Jean-Maximilien, est âgé de vingt-sept ans. Chantre à la collégiale Saint-Martin, il a reçu les ordres mineurs sans être allé jusqu’à la prêtrise. Son frère Jean-Jacques-Louis vient de prêter le serment d’avocat à Liège. Henri-Eustache, âgé de dix-neuf ans, étudie le droit à Liège. Les gens, à Visé, le jugent antipathique et même inquiétant. Il est court, trapu, le poil noir, robuste. D’autres frères et sœurs sont apothi-caire, médecin, commerçant…

La demeure d’Henri-Eustache Sartorius et de sa famille, sise rue Haute, possède un jardin qui jouxte celui des « dames Warrimont ». Jeanne Mester, veuve du sieur Warrimont a, elle aussi, une nom-breuse progéniture. Ses trois plus jeunes filles vivent encore avec elle, notamment Marie-Madeleine, vingt-deux ans. Jolie et peu farouche, on l’a souvent rencontrée en compagnie de l’un ou l’autre des frères Sartorius. En cette fin d’année 1771, elle est visiblement enceinte. Le père, selon les rumeurs, serait Henri-Eustache avec qui on l’a souvent vue.

Le drame

Dans la soirée du 19 décembre 1771, une jeune fille qui rentre chez elle à travers champs entend des plaintes, des gémissements, des chocs et, finalement, un grand cri. Une autre, non loin de là, entend elle aussi ce cri, de même qu’un sieur Dehenne et sa ser-vante.

1. Selon l’expression de Willy VANDEVOIR (avocat à la cour d’appel de Liège), in L’Affaire Sartorius, Jean Vromant Imprimeur, 1941.2. Les dix enfants Sartorius étaient : Catherine (née le 17 octobre 1742), Ferdinand-Jean-Maximilien (né le 8 avril 1744), Jean-Jacques-Louis (avocat, né le 27 décembre 1745), Jeanne-Isabelle (née le 19 janvier 1748), Jean-Denis (né le 1er février 1750), Henri-Eustache (né le 6 décembre 1752), Joseph ou Gérard-Joseph (garçon apothicaire à Liège, qui allait devenir médecin, né le 19 novembre 1753), suivis de Renier-François (22 janvier 1756), Léonard-Joseph (21 mars 1758) et Barbe (7 novembre 1760).

GAC de BELGIQUE 16GAC de BELGIQUE 16 10/03/14 16:3010/03/14 16:30

Page 12: qu’il n’avait peut-être pas commis Magonette et Géna, …excerpts.numilog.com/books/9782812909726.pdf · elle, notamment Marie-Madeleine, vingt-deux ans. Jolie et peu farouche,

17

Comment un homme d’Église s’accusa d’un crime…

Le lendemain, deux frères découvrent dans l’eau du fleuve le corps de Marie-Madeleine, retenu captif par quelques branchages. Un attroupement se forme et très vite, ragots et commentaires se multiplient. La jeune femme était enceinte, rappelle-t-on, sans doute des œuvres de Henri-Eustache Sartorius…

Aussitôt, le président de la Haute Cour de Justice1 requiert le tribunal de se rendre sur les lieux. La nouvelle s’est répandue, et de nombreux curieux ont rejoint l’endroit où gît le corps de la mal-heureuse. Parmi eux se trouvent, en plus du président Bouhoulle, Henri-Eustache Sartorius père, en sa qualité d’échevin, ainsi que deux de ses fils, le chantre Ferdinand Sartorius et l’étudiant en droit Henri-Eustache qui porte le même prénom que son père ; on aperçoit également leur cousin Nicolas Hennet et l’un de leurs amis, François Ghiet.

Les magistrats ordonnent « l’ouverture du cadavre ». Le « méde-cin et chirurgien sermenté de la Haute Cour de Visez » atteste avoir trouvé la victime enceinte de huit à neuf mois, « et lui avoir trouvé la trachée-artère, l’œsophage et toutes les artères et veines montant à la tête transversalement coupés, comme aussi plusieurs autres plaies, tant au visage que sur les mains, faites par un ins-trument tranchant, lesquelles plaies sont absolument mortelles2 ».

L’affaire est déférée au Tribunal échevinal de Liège. L’enquête commence, prémices d’un procès qui durera huit années.

L’enquête et la rumeur

C’est le comte d’Aerschot, grand bailli de Hesbaye et haut jus-ticier de Visé3, qui prend en charge cette enquête.

La rumeur publique accuse Henri-Eustache Sartorius dont chacun dit qu’il a, depuis toujours, « le cœur dur et cruel ». Tout enfant déjà, il avait l’habitude de piquer ses camarades de classe avec des épingles ou avec un couteau. Dans sa famille même, on

1. Il s’agit du médecin Laurent Bouhoulle, qui se trouvait être l’oncle de la victime. « Médecin, ancien bourgmestre et maïeur de Visé qui, en cette qualité, présidait la Haute Cour de Justice de l’endroit. » (Vandevoir, p. 23.)2. Willy VANDEVOIR, op. cit., p. 24.3. Il cumule ainsi la charge de l’actuel juge d’instruction et celle de procureur du roi.

GAC de BELGIQUE 17GAC de BELGIQUE 17 10/03/14 16:3010/03/14 16:30

Page 13: qu’il n’avait peut-être pas commis Magonette et Géna, …excerpts.numilog.com/books/9782812909726.pdf · elle, notamment Marie-Madeleine, vingt-deux ans. Jolie et peu farouche,

18

LES GRANDES AFFAIRES CRIMINELLES DE BELGIQUE

l’a surnommé « le Turc ». Il trouve du plaisir, raconte-t-on, à tuer avec cruauté des oiseaux qu’il capture. En outre, cela fait long-temps qu’il s’affiche volontiers avec « la fille Warrimont », et c’est à lui qu’on attribue la paternité de l’enfant qu’elle portait. Son frère le chanoine, quant à lui, est d’un caractère liant et sa répu-tation est celle d’un homme doux et affable.

Dès le surlendemain du crime, les langues se délient. On a aperçu « le fils Sartorius » (c’est de Henri-Eustache qu’il s’agit) les mains pleines de sang. Les domestiques de la famille se souviennent de l’air étrange du chanoine à son retour au logis, le jour du crime, vers 7 heures du soir, et révèlent qu’un couteau a disparu dans la cuisine. Certes, tous les soupçons se portent sur Henri-Eustache, mais l’on commence à se demander si son frère Ferdinand n’était pas au courant, ou pire, s’il n’a pas été son complice.

Une lettre anonyme arrive chez le grand bailli six jours après le crime. Elle met en cause un jeune homme nommé Lehane, que l’on rencontrait souvent avec l’une des demoiselles Warrimont, ainsi que deux frères, les Bettonville, qui fréquentaient sa maison. Le bourgmestre Sartorius lui-même remet au comte d’Aerschot un second écrit anonyme daté de Maastricht, qui lui conseille de faire châtier les auteurs des « calomnies atroces » que l’on répand sur ses fils. Il sera prouvé trois ans plus tard que ces deux lettres sont de la même main, celle de l’avocat, Jean-Jacques Sartorius, qui sera d’ailleurs poursuivi en 1777 « pour avoir écrit des lettres anonymes dans lesquelles il a voulu impliquer M. Bettonville pour être l’auteur du meurtre de Mlle Warrimont ».

Le grand bailli s’interroge. Il est possible en effet que les accu-sations de plus en plus nombreuses à l’égard de Henri-Eustache ne soient que des ragots.

Il faut savoir que deux confréries se partageaient, depuis des temps immémoriaux, les sympathies des Visétois : les Harquebusiers (ou Arquebusiers) et les Arbalétriers. Chaque habitant de la ville appartenait à l’une ou à l’autre de ces compagnies, rivales et souvent à l’origine de bagarres parfois sanglantes. Les Sartorius sont des Harquebusiers dont l’influence est grande, et la plupart des accusateurs de Henri-Eustache appartiennent à la confrérie rivale…

GAC de BELGIQUE 18GAC de BELGIQUE 18 10/03/14 16:3010/03/14 16:30

Page 14: qu’il n’avait peut-être pas commis Magonette et Géna, …excerpts.numilog.com/books/9782812909726.pdf · elle, notamment Marie-Madeleine, vingt-deux ans. Jolie et peu farouche,

19

Comment un homme d’Église s’accusa d’un crime…

Des éléments nouveaux sont mis au jour. On parle d’une première tentative d’empoisonnement dont aurait été victime Marie-Madeleine peu de temps avant le crime. Le chanoine lui a fait manger des tartes aux pommes envoyées de Liège par son frère Henri-Eustache, tartes qui auraient été empoisonnées. La jeune femme fut malade mais n’en mourut pas. Des témoins disent avoir vu le jour du crime Henri-Eustache (ou avoir vu quelqu’un qui l’avait vu) les mains et les « frasettes1 » couvertes de sang.

Henri-Eustache continue, aux yeux de tous, d’être le coupable idéal. Inquiet, il s’est réfugié pendant quelque temps au couvent des Récollets de Liège, où l’un de ses oncles est moine. Il apprend, par son frère Jean-Jacques (l’avocat) qui le soutiendra tout au long de l’affaire, qu’il n’existe aucune charge précise contre lui. Le 27 mars 1772, il adresse aux échevins de Liège une requête dans laquelle il leur demande d’entendre ses moyens de défense :

« […] Je crois qu’il est de mon devoir de recourir avec confiance à vos seigneuries comme à des juges dont l’intégrité est si connue, pour leur présenter une quantité de déclarations, en vue d’ôter tout ce que cette noire calomnie pourrait occasionner au détriment de mon honneur et de ma réputation2 […]. »

Cette requête est accompagnée de nombreux témoignages passés par-devant notaire, qui constituent autant d’alibis. Tout cela n’empêche pas l’enquête de suivre son cours jusqu’au début de l’année 1773, soit deux ans après le crime. Le 3 février, le tribunal rend un décret de prise de corps à l’égard de trois suspects : Henri-Eustache Sartorius, Nicolas Hennet et François Ghiet.

Avertis, Henri-Eustache Sartorius et Nicolas Hennet prennent la fuite, cependant que Ghiet est appréhendé et emprisonné. Du fond de sa retraite, Henri-Eustache continue à produire des docu-ments destinés à l’innocenter, jusqu’à ce que le tribunal décide, en s’appuyant sur un règlement datant de 1719, qu’il ne pourra se défendre avant de s’être constitué prisonnier… ce qu’il fait au mois d’avril 1772. Hennet est arrêté aux Pays-Bas autrichiens où il s’était réfugié, et transféré à Liège avec la permission de

1. Les manchettes.2. Willy VANDEVOIR, op. cit., p. 46.

GAC de BELGIQUE 19GAC de BELGIQUE 19 10/03/14 16:3010/03/14 16:30

Page 15: qu’il n’avait peut-être pas commis Magonette et Géna, …excerpts.numilog.com/books/9782812909726.pdf · elle, notamment Marie-Madeleine, vingt-deux ans. Jolie et peu farouche,

20

LES GRANDES AFFAIRES CRIMINELLES DE BELGIQUE

l’impératrice Marie-Thérèse. On décide de lui imposer la question1, qui lui sera appliquée le 10 janvier 1774.

Son supplice fut celui de l’estrapade dans lequel le suspect, les mains liées « sur le cul » est attaché sous les aisselles par une corde reliée à une poulie scellée dans la voûte. Le corps est hissé à bras d’homme, un poids de cinquante livres attaché aux pieds. Avant « la question rigoureuse » (qui se pratique en présence d’un médecin), le prisonnier est « préparé », c’est-à-dire « placé à la géhenne ». Cette « préparation » consiste en une exposition pen-dant un jour et quart devant un feu ardent, sans boire ni manger. Après quoi on lui bande les yeux et on le conduit devant ses juges ou ses bourreaux.

Willy Vandevoir a eu accès à une copie d’époque de l’acte d’inter ro ga tion, qu’il cite in extenso. La séance de torture dura huit heures et vingt minutes. Le prisonnier avoua tout ce qu’on voulut, c’est-à-dire qu’il répéta ce qui apparaissait dans la rumeur et les ragots, n’apportant aucun élément neuf. Il se rétracta d’ail-leurs deux jours plus tard, disant (et signant) :

« Que l’aveu qu’il a fait […] ce ne sont que des ouï-dire que le prisonnier a entendus qu’on disait publiquement […] et qu’il n’a coo-péré ni directement ni indirectement au meurtre de la demoiselle. »

Le 17 janvier, une semaine après son supplice, le malheureux Hennet mourut des suites de la question. François Ghiet, torturé lui aussi, n’avoua rien. Il persista à nier jusqu’à sa mort en prison, en février 1776.

Quant à Henri-Eustache, après qu’il se fut constitué prisonnier, il fut autorisé à avoir accès au dossier et à présenter sa défense, qui s’appuyait sur plusieurs points :

– Il n’avait jamais eu de liaison particulière d’amitié avec Mlle Warrimont.

– Il n’avait jamais eu avec elle aucun entretien secret ni aucun rendez-vous.

– Le 19 décembre 1771, il avait quitté Liège avec l’un de ses frères (Joseph), vers 4 heures de l’après-midi, s’était rendu dans la maison de son père d’où il n’était plus sorti.

1. La torture.

GAC de BELGIQUE 20GAC de BELGIQUE 20 10/03/14 16:3010/03/14 16:30

Page 16: qu’il n’avait peut-être pas commis Magonette et Géna, …excerpts.numilog.com/books/9782812909726.pdf · elle, notamment Marie-Madeleine, vingt-deux ans. Jolie et peu farouche,

21

Comment un homme d’Église s’accusa d’un crime…

– Il était faux que ce même soir, il se fût rendu chez François Colpin, ayant ses manchettes ensanglantées.

Il produisit plusieurs témoignages à décharge qui constituaient autant d’alibis. Le tribunal mit beaucoup de temps à les examiner et ce n’est que le 23 janvier 1777, soit six ans après le crime, que les échevins rendirent une « sentence de droit antérieur » qui le maintenait en prison, aux fers et au secret, l’instruction se pour-suivant par examen et confrontation des témoins.

Plusieurs témoins à charge furent entendus, qui affirmèrent que Henri-Eustache fréquentait assidûment la maison Warrimont et passait auprès de la population pour le père de l’enfant qu’atten-dait Marie-Madeleine. D’autres – nombreux – expliquèrent avoir vu Henri-Eustache et son frère Ferdinand dans la prairie fatale ou dans ses environs immédiats. Beaucoup parlèrent des frasettes ensanglantées. « C’est le fils Sartorius, il est venu passer l’eau ici, il avait encore, le malheureux, les mains et les frasettes tout ensan-glantées », avait dit à un marchand de grains « la femme Colpin » qui n’avait pas précisé de quel fils Sartorius elle parlait. Le même marchand de grains entendit d’autres femmes raconter qu’elles avaient entendu « de l’autre côté de l’eau, ladite Marie-Madeleine Warrimont crier “Bien-Aimé Sartorius, laisse-moi la vie” ». Un autre témoin, de passage à Visé quelques jours après le crime, eut une conversation avec une jeune fille : « C’est moi qui ai relavé ses fra-settes. J’habite Fouron, mais j’étais alors servante chez Colpin, le passeur. » Les proches de Henri-Eustache ten tèrent en vain d’inti-mider les témoins ; des moines récollets1 firent de même.

Les preuves et les présomptions continuent de s’accumuler contre Henri-Eustache. Le comte d’Aerschot s’est forgé une opi-nion sur laquelle il bâtit son réquisitoire. Henri-Eustache, qui fut un enfant cruel et brutal, est tombé amoureux de la peu farouche Marie-Madeleine. Lorsqu’elle est enceinte, il s’éloigne d’elle et de Visé où il ne met plus les pieds. Le 19 décembre 1771 au matin, sa mère se rend à Liège et adresse des reproches à son fils. Sans doute lui demande-t-elle d’épouser celle qu’il a engrossée. Henri-Eustache revient à Visé pour la première fois depuis longtemps,

1. On se souviendra que Henri-Eustache était le neveu de l’un de ces moines, qui lui avait donné asile dans son couvent.

GAC de BELGIQUE 21GAC de BELGIQUE 21 10/03/14 16:3010/03/14 16:30

Page 17: qu’il n’avait peut-être pas commis Magonette et Géna, …excerpts.numilog.com/books/9782812909726.pdf · elle, notamment Marie-Madeleine, vingt-deux ans. Jolie et peu farouche,

22

LES GRANDES AFFAIRES CRIMINELLES DE BELGIQUE

fixe rendez-vous à Marie-Madeleine dans les prairies de Souvré où il la tue avec l’aide d’un complice. À l’annonce de la décou-verte du corps, il prend la fuite, se réfugie dans un couvent d’où, avec des proches, il réunit des témoignages sans doute faux ; puis il se constitue prisonnier afin d’avoir accès à toutes les pièces du dossier, persuadé que ses manœuvres seront suffisantes pour le disculper.

Cette thèse, cependant, est loin d’être avérée. Pourquoi aurait-il tué la jeune femme plutôt que de l’épouser ou même de l’abandon-ner ? N’est-il pas victime d’une opinion publique prévenue contre lui ? Somme toute, il n’existe pas de preuve incontestable. Toujours est-il que Henri-Eustache est en mauvaise posture.

C’est alors qu’un coup de théâtre se produit.

La confession de Ferdinand

Ferdinand apprend que les preuves contre son frère s’accu-mulent ; par sa qualité d’ecclésiastique, il se sent à l’abri des poursuites de la justice civile. Il décide donc de sauver son frère en se chargeant seul du crime. En mars 1777, le chanoine Ferdinand Sartorius dicte à deux notaires de Liège, en présence de son frère avocat Jean-Jacques et de deux témoins, deux déclarations qui seront remises, quelques jours plus tard, aux juges. Le temps pour Ferdinand de disparaître pour ne plus jamais revenir.

« L’an mil sept cent soixante-et-dix-sept, du mois de mars le trei-zième jour, par-devant nous, notaires soussignés, et en présence des témoins en bas dénommés, comparut le sieur Ferdinand-Jean-Maximilien Sartorius, chanoine et chantre de l’église collégiale de Visez, de nous lesdits notaires bien connu, lequel, pour rendre hommage à la vérité, et pour que l’innocence ne soit point opprimée, nous a déclaré de prendre Dieu à témoin qu’il a fait connaissance de la demoiselle Marie-Madeleine Warrimont depuis environ douze ans, et que, de temps à autre, il cherchoit l’occasion de la voir, et que successivement il a entré en grande liaison et familiarité avec elle, depuis environ l’an dix-sept cent soixante-neuf, jusque-là qu’elle lui a une fois pris une bague d’or grenée qu’il n’a jamais récupérée ; qu’à la suite de ce, s’étant retrouvés, ils

GAC de BELGIQUE 22GAC de BELGIQUE 22 10/03/14 16:3010/03/14 16:30

s.bocquier
Rectangle