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[57] ---------------------- Rabah TABTI Université Mouloud Mammeri de Tizi-Ouzou Introduction De nombreux chercheurs s’intéressent davantage aux traditions orales (collectes et études des matériaux tels que les contes, les proverbes et les devinettes). Ces chercheurs dits « oralistes » 1 n’ont cessé d’activer en faveur de la littérature orale. Grace à leurs travaux, ils ont pu démontrer la préexistence de cette dernière par rapport à la littérature écrite. Ils ont établi avec force d’arguments que la première sert nécessairement de fondement à la seconde 2 . Ce que Valéry traduit en ces termes : « longtemps la voix humaine fut base et condition de la littérature. C’est la présence de la voix qui explique la littérature première ». 3 L’oralité puise son existence de la tradition, elle-même vivante, mouvante, changeante, évolutive et progressive. Elle a pour moteur fondamental la mémoire collective. Dans ce qui suit, nous allons tenter d’aborder un pan de cette oralité, et nous allons nous intéresser aux devinettes Kabyles comme patrimoine oral et genre littéraire. En effet, en sus d’élever leurs enfants, entreprendre la famille, faire manger le bétail, s’occuper du labeur des champs, organiser la vie villageoise et organiser les affaires de TajemaƐt, les Berbères en général savaient s’amuser. 4 Parmi leur passe-temps favori raconter des histoires, des contes, réciter des poésies, dire des proverbes et jouer aux énigmes ou aux devinettes. Si pour certains ce n’est qu’un passe- temps anodin, pour la culture Berbère, ce loisir représente l’école de la vie et la pratique du terrain. Tout comme il constitue pour les gens avertis un immense terreau littéraire oral. « Les berbères connaissent un si grand nombre de contes que si l’on prenait la peine de tous les mettre par écrit, on réaliserait des centaines de volumes » disait Ibn 1 Jourdain-Innocent Noah, De la littérature orale négro-africaine et de ses chances de survie, Etudes littéraires, vol. 7, n° 3, 1974, p. 349-367. 2 Jourdain-Innocent Noah, OP. cit. p. 3 Citation empruntée à M. Houis. Cf. Anthropologie linguistique de l’Afrique Noire. P.U.F., 1971. P. 48. 4 Drifa KHALFA, 400 Devinettes Kabyles.

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RRaabbaahh TTAABBTTII Université Mouloud Mammeri de Tizi-Ouzou

Introduction

De nombreux chercheurs s’intéressent davantage aux traditions orales (collectes et études des matériaux tels que les contes, les proverbes et les devinettes). Ces chercheurs dits « oralistes »1 n’ont cessé d’activer en faveur de la littérature orale. Grace à leurs travaux, ils ont pu démontrer la préexistence de cette dernière par rapport à la littérature écrite. Ils ont établi avec force d’arguments que la première sert nécessairement de fondement à la seconde2. Ce que Valéry traduit en ces termes : « longtemps la voix humaine fut base et condition de la littérature. C’est la présence de la voix qui explique la littérature première ».3 L’oralité puise son existence de la tradition, elle-même vivante, mouvante, changeante, évolutive et progressive. Elle a pour moteur fondamental la mémoire collective. Dans ce qui suit, nous allons tenter d’aborder un pan de cette oralité, et nous allons nous intéresser aux devinettes Kabyles comme patrimoine oral et genre littéraire.

En effet, en sus d’élever leurs enfants, entreprendre la famille, faire manger le bétail, s’occuper du labeur des champs, organiser la vie villageoise et organiser les affaires de TajemaƐt, les Berbères en général savaient s’amuser.4Parmi leur passe-temps favori raconter des histoires, des contes, réciter des poésies, dire des proverbes et jouer aux énigmes ou aux devinettes. Si pour certains ce n’est qu’un passe-temps anodin, pour la culture Berbère, ce loisir représente l’école de la vie et la pratique du terrain. Tout comme il constitue pour les gens avertis un immense terreau littéraire oral. « Les berbères connaissent un si grand nombre de contes que si l’on prenait la peine de tous les mettre par écrit, on réaliserait des centaines de volumes » disait Ibn

1 Jourdain-Innocent Noah, De la littérature orale négro-africaine et de ses chances de survie, Etudes littéraires, vol. 7, n° 3, 1974, p. 349-367. 2 Jourdain-Innocent Noah, OP. cit. p. 3 Citation empruntée à M. Houis. Cf. Anthropologie linguistique de l’Afrique Noire. P.U.F., 1971. P. 48. 4 Drifa KHALFA, 400 Devinettes Kabyles.

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Khaldoun, historien et sociologue du XVème siècle.1 Léo Frobenius, déclarait lui aussi, « ne point connaître de littérature orale plus fertile en richesses inattendues et surprenantes que celle des Berbères ».2

De prime abord, nous allons exposer la ou les définitions relatives à la devinette, les différentes appellations données en Kabylie et dans le reste du monde berbère, tout comme nous n’oublierons pas de mentionner ses conditions ainsi que les éléments qui la compose.

Comme deuxième étape, nous allons tenter de traiter la devinette Kabyle en tant que genre littéraire oral.

Enfin, nous terminerons notre exposé en avançant quelques causes de son inexorable déclin et quelques propositions d’exploitation des devinettes Kabyles en classe de berbère afin de les sauver de l’oubli.

En résumé, notre défi sera d’essayer de répondre aux questions suivantes :

1/ Qu’est-ce que la devinette ?

2/ Quelles sont ses autres appellations en Kabylie et dans le reste du monde Berbère ?

3/ Quelles sont les conditions de la devinette Kabyle ?

4/ Pourquoi et comment est-elle considérée comme genre littéraire oral ?

5/ Pourquoi le sentiment de déperdition (Les causes du déclin) ?

Mots clés : Devinette, énigme, oralité, culture, Kabylie, définition, appellation, genre, littérature, rythme, rime, mélodie et pédagogie.

1- Qu’est-ce que la devinette ?

1 Slane : Ibn Khaldoun, Histoire des Berbères, Alger 1852. 2 L. Fobenius, Les contes Kabyles, T1, Edisud 1995.

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« La parole a été donnée à l’homme pour déguiser sa pensée ». Cette boutade attribuée à Talleyrand, qui n’a fait que la reprendre sur Molière et Voltaire, pour ne citer qu’eux, s’applique si bien à la devinette qu’il semble opportun de la placer ici en épigraphe.

Si l’énigme en kabyle s’appelle timsaεraqt, c’est parce qu’elle égare : le verbe dont elle dérive, eεreq, signifie, en effet, ‘’être égaré, dérouté, détourné, fourvoyé’’, la forme en –s étant la forme active et factitive du verbe ‘’ égarer, faire égarer...’’ C’est la même signification qu’en français où le jeu de l’énigme est appelé aussi devinette.

L’énigme, dit Le Robert, est :

‘’(Une) chose à deviner d’après une définition ou une description faite à dessein en termes obscurs, ambigus’’ et, au sens général ‘’ce qu’il est difficile d’expliquer, de connaître’’1

Quant au Gradus, dictionnaire des termes littéraires, il envisage l’énigme sous plusieurs angles : celui de l’allégorie et de l’oracle (il cite les pythies), celui du roman policier, celui du jeu de société sous la forme de la devinette : bien que chacun de ces types présente des particularités, ils sont tous placés sous le signe de l’obscurité ou pour reprendre l’expression de Quintilien de ‘’l’allégorie obscure’’.2

L’opacité fondamentale de l’énigme a déjà été mise en exergue par Aristote qui la définit ainsi :

‘’Le principe de l’énigme, c’est de dire des choses réelles, par des associations impossibles’’3

Aristote cite à l’appui de sa définition la fameuse énigme des ventouses :

‘’J’ai vu un homme couler du bronze sur un homme avec du fer’’.

Il faut exclure l’idée qu’il ne s’agit ni d’un mensonge (parce que le mensonge est un discours contraire à la vérité) ni d’un fait réel,

1 Dictionnaire Le Robert, Edition 2004, p. 891 2 B. Dupriez, Gradus, dictionnaire des procédés littéraires, Paris, éd. 10/18, 1977, p.177 3 Poétique , Revue de théorie et d’analyse littéraire, N° 45, éd du Seuil, Paris 1981, p.36.

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comme une scène au cours de laquelle on torture un homme, en lui collant sur le corps du bronze avec du fer fondu, ni encore d’un rêve, le rêve autorisant les faits les plus extravagants. La signification de l’énigme ne se trouve pas dans sa littéralité mais dans son dispositif rhétorique. C’est ainsi que dans l’énigme des ventouses couler du bronze sur un homme, en utilisant du fer signifie poser des ventouses, c'est-à-dire des objets en forme de verre ou de cloche dans lesquels on fait le vide, en allumant du feu, et qu’on pose sur le corps pour provoquer une révulsion qui détend les muscles froissés. Si aujourd’hui les ventouses sont en verre, elles étaient, autrefois, en fer.

L’énigme est souvent assimilée à un jeu :

‘’L’énigme n’est guère autre chose qu’une devinette. Contrairement au logographe, à la charade et au rébus où l’esprit est soutenu et guidé par des définitions, l’énigme doit être trouvée en partant d’un texte aussi obscure et inattendu que possible dont elle est le sujet principal.’’1

L’énigme est un jeu mais c’est avant tout un jeu de langue ou, mieux, un exercice de langue opérant à la fois sur les différents registres de la langue (phonétique, syntaxique, lexical, sémantique) et de la connaissance (Contexte et situation) (Connaissance du monde physique qui nous entoure, des objets usuels utilisés quotidiennement, des savoirs : rites, traditions, us, habitudes et coutumes). Elle joue sur les signes et les symboles et révèle les ressources insoupçonnables de la langue pour décrire les choses les plus simples, voire les plus banales : aεeqqa uzemmur n’est pas seulement une olive, c’est akli iɛelleq si tmiṫ, ‘’un esclave noir pendu par le nombril’’,

L’arbitraire des définitions n’est qu’apparent mais quand on procède à une analyse des définitions, on découvre qu’il y a toujours une pertinence dans la sélection des termes : on ne retient pas les sèmes habituels qu’on utilise pour la définition des mots, mais des caractéristiques secondaires.

Ainsi pour azemmur, “ olive ’’, ce ne sont pas les traits ‘’fruit comestible’’ et ‘’fruit donnant de l’huile’’ qui sont retenus mais “couleur noir’’ et “pédoncule’’, traits qui inspirent l’esclave noir et la suspension par le nombril.

1 Cl. Aveline, le Code des jeux, cité dans le Gradus, p. 178

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Parce que jeu de langue, l’énigme kabyle est aussi un genre littéraire, voire un genre poétique : il y a d’abord les sonorités, toujours cherchées pour créer une certaine émotion, il y a ensuite et surtout les images, qui puisent à un fonds de représentations et de symboles, parfois universels (les âges de l’homme, par exemple, représentés par la bête qui marche le matin à quatre pattes, à midi à deux et le soir à trois), souvent rattachés à la culture berbère, culture étant prise ici au sens général de savoirs, d’habitudes, de comportements sociaux et religieux, de productions symboliques.

Ainsi, l’énigme suivante sur le défunt :

Yuγ luḍu, ur yeẓẓul ara, Yelsa ur d yeğği ara, Iṛuḥ ur d yuγal ara.

Fait allusion ici au rituel de préparation du défunt : ablutions et

costume mortuaire, taillé dans le linceul, qui est un rituel musulman. On peut citer aussi, sur le même thème, l’énigme suivante :

Yiwen iniγem, Yeççur takufit.

Ici, il est fait allusion à la tombe, un type de tombe particulier au monde berbère : la bazina, une fosse recouverte d’une dalle et surmontée d’un tumulus de terre, qui évoque justement la jarre de terre au ventre bombé pour conserver les figues sèches.

Certaines énigmes font référence à un contexte si précis qu’il devient difficile, même pour un berbérophone qui ne connaît pas ce contexte, de les déchiffrer. Il s’agit des énigmes qui font référence aux objets ou aux institutions anciennes, que les jeunes générations ne connaissent pas ou connaissent insuffisamment.

Mais heureusement, toutes les énigmes ne sont pas aussi impénétrables : l’obscurité n’est pas sociale ou culturelle, elle est d’ordre linguistique et logique, même si, dans sa formulation, elle semble défier les lois de la logique : l’olive définie comme un esclave noir accroché par le nombril ne paraît incompréhensible que lorsqu’on l’énonce, une fois la solution donnée, les rapprochements paraissent évidents et surtout logiques : olive noir/ esclave noir, nombril/pédoncule. Il suffit de connaître le code de construction des énigmes pour pouvoir les déchiffrer, du moins tenter des solutions :

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ainsi, on sait qu’un être humain (un Noir) ne représente pas forcément un être dans la solution, ni une chose une chose : on jouera sur les traits de sens secondaires, tels la couleur, la forme, l’usage, pour parvenir au sens.

Nous disposons aujourd’hui de plusieurs corpus d’énigmes berbères et même kabyles mais peu d’études ont été consacrées à ce genre littéraire, considéré comme mineur, voire tout juste bon à meubler les réunions amicales. En réalité, l’énigme est un mode d’expression –peut-être le plus ancien dans les cultures humaines : il pousse l’homme à s’interroger sur les mots et les choses, à envisager entre eux des rapports autres que ceux qu’on emploie habituellement, à exploiter les ressources de la langue. Ce genre peut s’avérer un excellent outil pédagogique pour faire prendre conscience des procédés d’expression mais aussi pour s’approprier des savoirs traditionnels que l’on veut, dans un monde submergé par la technique, inculquer aux jeunes générations. Dans le cadre du berbère, l’énigme peut servir de point de départ à des exposés sur les institutions traditionnelles, la famille, la place de la femme, le travail et les tâches quotidiennes, le calendrier agraire, les conceptions sociales, morales et religieuses. Il ne s’agit pas de rejeter les savoirs modernes pour glorifier ces savoirs traditionnels mais de transmettre les expériences et les connaissances du passé, qui constituent ce patrimoine immatériel dont on parle tant depuis quelques années et qui constitue notre héritage culturel.

2 - Quelles sont ses autres appellations en Kabylie et dans le reste du monde Berbère ?

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2.1-Dénominations

2.1.1. En Kabylie

Dans la région où nous avons relevé notre corpus, le nom le plus répandu de l’énigme est tamsefrut, pluriel timsefra. . C’est le terme que donne aussi Dallet, mais à la forme masculine : amsefru, pluriel imsefra1. Le mot est rattaché au verbe efru qui signifie ‘’être réglé, terminé, résolu. Régler, terminer, résoudre’’, il a pour dérivés des verbes comme ssefru ‘’exprimer, démêler, spécifier’’, myefru ‘’s’arranger, conclure, terminer réciproquement une affaire’’, msefru de même sens, des noms comme asefru ‘’couplet, poème, devinette, énigme, explication d’un rêve’’, amsefru ‘’devinette’’ et tufrat ‘’solution, conclusion, paix’’.

Une seconde dénomination, est timsaεraqt, que nous avons cité dans l’introduction et qui est, à notre connaissance, le plus répandu en Kabylie. Il provient, comme nous l’avons signalé du verbe eεreq, et signifie, ‘’être égaré, dérouté, détourné, fourvoyé’’

Une troisième dénomination est timsbibbit, pluriel timesbibbay, d’un verbe dérivé sbibb ‘’faire porter sur le dos’’, par référence à la punition infligée par le sphinx, le poseur d’énigme, à celui qui ne trouve pas la solution. Par ailleurs, le mot désigne aussi un jeu d’enfant qui consiste à se porter mutuellement sur le dos.

Dans d’autres régions, on trouve, en plus de ces noms, d’autres dénominations :

- Tamsalt, pluriel timsalin que Dallet rattache au verbe d’origine arabe, sal’’ demander, interroger, mettre à la question, à la torture’’ (le dernier sens fait allusion au questionnement que le mort subi par l’ange Azrael, la première nuit dans le tombeau). Par ailleurs, tamsalt a aussi le sens de question, affaire, histoire. A la lumière des données touarègues, nous pensons à une autre étymologie du mot tamsalt (voir plus bas).

- Tamεayt, pluriel timεayin, mot auquel Dallet donne le sens de ‘’anecdote à sens moral, proverbe, parabole’’, sens que le mot présente dans la plupart des dialectes. Le mot a, par ailleurs un sens figuré : affaire, grande affaire, affaire troublante etc.

1 Dictionnaire kabyle-français, p. 217

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- Tamacahuţ, pl. timucuha, employé partout au sens de ‘’conte, fable, histoire en général’’.

- Tahağit, pluriel tiḥağiyin, berbérisation de l’arabe dialectal mḥağya, au sens de ‘’conte’’ et, à Alger, d’énigme. Ce mot est le pendant exact de tamacahuţ, dont il partage les significations. Il se retrouve ainsi que nous le verrons plus bas, dans d’autres dialectes berbères.

2.1.2. Dans d’autres régions berbérophones

Les dénominations recensées plus haut ne se retrouvent pas dans les autres dialectes berbères, à l’exception du terme taḥağit, marginal en kabyle, mais répandu ailleurs.

C’est, en effet, la dénomination que l’on retrouve dans les dialectes marocains du Moyen Atlas, comme c’est le cas chez les Aït Seghrouchen où on emploie tiḥiğa.1. Ce mot se retrouve chez les Chaouias de l’Aurès, sous la forme mḥağia, tamḥağit et au Mzab sous celle de amḥağa.

Les Rifains font usage d’une dénomination berbère, tinfas, pluriel de tanfust. Ce mot, rapporté à la racine NFS, est attesté dans plusieurs dialectes, avec des sens plus ou moins proches :

- Tanfust, pl. tynfas ‘’histoire, légende, récit’’ sennefs ‘’raconter des histoires, faire des récits’’ (Touareg Iwlamedden et Ayr).

- Tanfust, pluriel tinfusin ‘’conte, légende, fable’’ (Ouargla, Mzab).

- Tanfust, pluriel tinfusin ‘’conte, histoire’’ (Rifain).

- Tanfust, pluriel tinfas, tanfusin ‘’histoire’’ (Chaouia)2.

L’emploi de tanfust pour l’énigme éclaire celui de taḥağit : les

deux termes ont le sens premier de ‘’conte, légende’’ et c’est par extension de sens qu’ils sont employés pour l’énigme, qui comporte aussi une forme de narration. Le terme tanfust étant tombé en

1 A. Ardouz et F. Bentolila, Devinettes des Aït Seghrouchen d’Oum Jeniba (Maroc), in Devinettes berbères, sous la direction de F. Bentolila,, CILF, 1986, p. 76. 2 M.A Haddadou, le vocabulaire berbère commun, thèse de doctorat d’Etat de linguistique, 2003, glossaire des racines berbères communes, p. 145

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désuétude, il a été remplacé par l’emprunt qui présente le plus d’analogie avec lui : mḥağya de ḥaia ‘’raconter, dire un conte, faire, dire des énigmes’’

En tachelhit, Destaing a cité bien quelques verbes signifiant ‘’deviner’’ : ferk, sellek et qaf, tous empruntés à l’arabe, et des noms pour devin : inqqifi et agezzan, mais pas de mot pour devinette ou énigme1 Cette absence d’un terme pour ‘’énigme’’ est confirmée par Chadia Berkaoui, dans l’introduction à sa collecte d’énigmes du Souss :

‘’ Le correspondant du vocable ‘’devinette’’ en tachelhit pose un problème. Certains affirment que c’est umiyn (masculin pluriel sans singulier), tout en précisant que ce terme est polyvalent car il réfère à deux genres différents : la devinette et le conte. D’autres considèrent ce terme comme spécifique au conte. Alors, la devinette, qui n’est pas dotée d’une signification particulière, est identifiée uniquement par la phrase introductive qui lui est spécifique, à savoir : bbalḥ ak tt inh ur ak tt inn mmalḥ, littéralement : ‘’verbe, à toi, la, vers là-bas, je montre’’. Le verbe bbalḥ n’existe pas en dehors de cette phrase. Dans d’autres régions du Sous, le verbe utilisé est ggalḥ, qui a le sens de ‘’je jure’’ dans la langue courante. Il s’agit peut-être d’une transformation gg-bb-. Cette phrase peut être traduite ainsi : ‘’je te la pose, je ne te la dévoile pas’’. Ainsi, cette phrase peut servir à désigner la devinette, surtout dans le langage des enfants. On dira alors : ackid ad ntgga umiyen ‘’viens, on va dire des contes’’, ackid ad ntaga bbalḥ ak tt inn ‘’viens, on va dire des devinettes’’.2

2.1.3. Dans le monde touareg

Comme ailleurs, les Touaregs utilisent plusieurs termes pour désigner l’énigme, selon les régions et les parlers (Ahaggar, Ayr, Ghat etc.). Cependant, de la variété des dénominations, il se dégage un terme commun à tous les dialectes touaregs : tunẓart au Hoggar, timzuren et cimzoren au Mali et au Niger. La dénomination dérive du verbe unẓar qui signifie ‘’poser des énigmes’’.

1 E. Destaing, Vocabulaire français-berbère, étude sur la tachelhit du Sous, Paris, E. Leroux, 1920, p.95 2 C. Derkaoui, Devinettes du Souss (Maroc), in Devinettes berbères, Sous la direction de Fernand BENTOLILA, CILF, Paris 1987, T2, p. 182-183.

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La particularité, en touareg, c’est qu’on distingue deux formes d’énigmes : l’énigme proprement dite et ce que l’on peut proposer d’appeler devinette. Les deux genres sont distingués par la terminologie mais aussi par la forme et la finalité. Chez les Iwlamedden du Niger, par exemple, on a :

Iggi, pluriel iggiten, énigme proprement dite, du verbe aggu ‘’voir, apercevoir d’une position élevée’’, l’énigme se définissant par ce que l’on cherche à distinguer d’autres choses, d’autres propos, c'est-à-dire un sens à découvrir. On annonce son intention de poser une énigme par une formule spéciale : iggiten ! ‘’Ce sont des énigmes !’’. Ou iggiten γas ! ‘’Ce ne sont que des énigmes !’’.

- Maslo, pluriel masloten, du verbe esel ‘’entendre’’, et, par extension de sens ‘’dire, apprendre des nouvelles’’’’, la devinette se définissant par ce qui est seulement donné à entendre.

La différence entre les deux types d’énigmes est immédiatement perceptible à leur structure :

- La devinette comprend deux énoncés, l’un constituant une question (bien qu’au plan grammatical on ne pose pas d’interrogation), l’autre constituant une réponse à cette question. La formule d’introduction des devinettes est meslan meslan ‘’écoutez, écoutez’’.

- L’énigme, elle, comporte généralement plusieurs séquences, et elle est toujours dite dans un langage hermétique qu’il est demandé de décoder pour connaître la réponse.1

On ne peut s’empêcher, au plan terminologique, de faire un rapprochement entre le touareg meslo et le kabyle tamsalt : ce dernier pourrait se rattacher non pas à l’arabe sal ‘’interroger’’, comme supposé par Dallet mais au verbe berbère sel ‘’entendre’’. Certes, la devinette ou l’énigme est d’abord une question qu’on pose mais aussi quelque chose que l’on donne à entendre.

1 Sur ces distinctions, voir J. Drouin, Devinettes des Touaregs Iwlamedden Kel Dinnig (Niger), in Devinettes berbères, opus cité, p. 250 et s.

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3 - Quelles sont les conditions de la devinette Kabyle ?

La devinette kabyle se caractérise par trois critères essentiels :

3.1 Situation de communication :

La devinette est un jeu d’esprit qui se pratiquait jadis en Kabylie durant les veillées villageoises, à l’occasion des fêtes et de cérémonies de mariage (tuqna n lḥeni). Tous les convives : hommes, femmes, adultes, vieux, jeunes et enfants y participaient. Les uns se surpassaient en compétence pour poser des devinettes difficiles à résoudre, d’autres se surpassaient en intelligence en proposant des solutions et des réponses adéquates et idoines. C’est un moment particulier de compétence intellectuelle ou chacun a soif de le remporter sur son prochain. Généralement, la réponse à la devinette est le fruit d’un exercice intellectuel basé sur le sens.

On peut, pour cela, partir du texte canonique de R. Jakobson, Essais de linguistique générale, où est défini le circuit de la communication :

‘’Un destinateur envoie un message à un destinataire. Pour être opérant, le message requiert d’abord un contexte auquel il renvoie [...] ensuite [...] un code commun en tout ou au moins en partie au destinateur et au destinataire [...] enfin le message requiert un contact, un canal physique et une connexion psychologique entre le destinateur et le destinataire...’’

Ce circuit est ainsi schématisé :

1-contexte 1(a)-F.référentielle

2-destinateur 3- message 4-destinataire 2(a)-F.émotive 3(a)-F.poétique 4(a)-F.conative

5-contact 5(a) F-phatique

6-code 6(a) F.Métalinguistique

Chacun de ces six éléments de la communication est à l’origine d’une fonction linguistique différente.

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Le tableau des fonctions linguistiques est superposable à celui des éléments de la communication, chacun des éléments donnés ci-dessus correspondant à une fonction :

La fonction référentielle, appelée également dénotative, est supposée première parce qu’elle entre en jeu dans la plupart des messages : elle est orientée vers le référent ou ce dont on parle : le monde des objets, les idées, les événements, les références à l’espace et au temps, bref les contextes extralinguistiques sans lesquels un message émis ne serait pas compréhensible.

La fonction émotive ou expressive est centrée sur le destinateur ou émetteur du message : elle traduit les attitudes du sujet par rapport à ce dont il parle, ‘’colorant’’ ses propos, par une intonation, un lexique des structures grammaticales choisies. Le pronom ‘’je’’ apparaît fréquemment ainsi des interjections, du type ‘’oh’’, ‘’bien entendu’’ etc.

La fonction conative est tournée vers le destinataire ou récepteur que l’on interpelle : elle se traduit, au plan linguistique par l’emploi des pronoms de seconde personne, ‘’tu’’ ou ‘’vous’’ et le recours à l’impératif et au vocatif. Cette fonction est également appelée impressive parce qu’elle vise à faire impression sur le récepteur, en exerçant des pressions sur lui (on cherche à l’influencer, on lui donne des ordres, des conseils etc…).

La fonction phatique porte sur le contact, c’est à dire le canal de communication, pour maintenir l’attention du récepteur, rétablir la communication si elle est rompue, bref éviter tout ce qui peut perturber la communication. Ce sont les expressions du type « allô », « dites donc », ou les interjections du type « hem, hem », destinées à retenir l’attention.

La fonction métalinguistique est tournée vers le code, c'est-à-dire la langue, en donnant la signification de mots ou d’expression qui risquent de ne pas être compris du récepteur. C’est un discours sur le langage.

Enfin, la fonction poétique est centrée sur le message, sa visée étant stylistique, c'est-à-dire la manière d’exprimer ses idées, ses impressions ou ses émotions.

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3.2 Une forme particulière du discours

Si on doit ranger l’énigme dans un genre littéraire on dira d’emblée qu’elle est un genre poétique : toutes ou presque toutes les énigmes de notre corpus sont, en effet, rimées. Or, la rime est l’une des caractéristiques de la poésie traditionnelle kabyle. Il faut ajouter, cependant, que cette caractéristique n’est pas exclusive aux textes poétiques puisque le proverbe, que l’on ne classe pas habituellement parmi les genres poétiques, est, lui aussi, souvent rimé.

Le texte de la devinette est caractéristique et facilement reconnaissable car il se distingue par :

- Sa forme lapidaire,

- Sa forme périphrastique (c’est toujours une définition, donnée comme équivalent du mot à retrouver)1,

- Sa disposition en groupes rythmés et/ ou rimés,

- Sa rhétorique (emploi de métaphores).

3.3 La devinette comme référent culturel

L’énigme est intimement liée au milieu qui l’a produite « Contexte et Situation » : la Kabylie traditionnelle. Appartenant à la littérature orale, donc sans possibilité de repérage précis dans le temps, elles relèvent d’une époque que l’on peut qualifier, suivant la terminologie marxiste de ‘’préindustrielle’’, en tout cas largement précoloniale. .Les références sont celles d’une vie économique dominée par l’agriculture, la nature est abondamment présente, les objets évoqués sont ceux de la vie d’autrefois, aucun objet de la vie moderne (train, voiture etc.) n’étant cité. Il faut supposer que le fusil, timegêelt, cité dans une énigme, est le fusil traditionnel kabyle à pierre. On relève aussi quelques objets manufacturés, comme le miroir et surtout les allumettes, introduites par les Européens (voir énigmes à rubrique : objets). Voici, à partir du corpus que nous avons recueilli, une liste des principaux thèmes.

-La nature : Sont évoqués le ciel, l’eau, les éléments naturels, tout ce qui fait l’environnement des montagnards.

-La flore : La flore comprend quelques plantes sauvages et

1 Mohand Akli HADDADOU, Introduction à la littérature berbère, Haut-Commissariat à l’Amazighité 2009, p82

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des plantes cultivées.

-La faune : Plusieurs devinettes ont évoqué les animaux, domestiques et sauvages, les plus répandus en Kabylie.

-Le corps humain : Les différentes parties du corps humain font l’objet d’énigmes.

-Objets usuels : beaucoup d’ustensiles comme la lampe, le tamis etc… ont été traité dans des devinettes.

-Les aliments : Seuls quelques aliments sont évoqués : le pain, le miel, l’œuf... en fait, il s’agit de produits ayant une valeur symbolique et que l’on utilise dans des expressions figées (d aéidan am tament ‘’doux comme le miel) ou alors dans des images (fareé-mellal ‘’jaune d’œuf’’, quantité de nourriture infime).

-L’habitat : La maison kabyle dans sa composante et dans ses matériaux, fut l’objet de diverses devinettes.

-L’au-delà, la mort : L’importance accordée à la religion et aux fins dernières, transparaît dans quelques énigmes ; Dieu est évoqué à travers un des attributs (en arabe ûûifat) que lui accorde la religion musulmane : l’unicité.

4 - Pourquoi et comment est-elle considérée comme genre littéraire oral ?

Dans quel genre situer tamsalt ou timsaeraqt que nous avons traduit en français par énigme, mais que certains appellent également ‘’devinette’’ ? 1

Les usagers de la langue reconnaissent bien un genre ‘’énigme’’, puisqu’ils le citent nommément quand ils veulent s’y adonner : ‘’ad nini timsal, nous allons dire des énigmes’’ ou ‘’a nurar timsal, nous allons jouer au jeu des énigmes’’. Ils le distinguent bien du conte –tamacahup, du proverbe, lemtel, et de la poésie, isefra, mais au plan formel, il est difficile d’établir ses frontières, puisque une énigme peut revêtir l’allure lapidaire d’un proverbe ou la forme d’un poème.

Si on doit ranger l’énigme dans un genre littéraire on dira d’emblée qu’elle est un genre poétique : toutes ou presque toutes les

1 C’est le titre générique du recueil de textes réunis sous la direction de F. Bentolila, Devinettes berbères,

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énigmes de notre corpus sont, en effet, rimées. Or, la rime est l’une des caractéristiques de la poésie traditionnelle kabyle. Il faut ajouter, cependant, que cette caractéristique n’est pas exclusive aux textes poétiques puisque le proverbe, que l’on ne classe pas habituellement parmi les genres poétiques, est, lui aussi, souvent rimé.

Ainsi, la rime émaille aussi divers discours : la harangue, le récit religieux, jusqu’ au conte qui comporte des bouts rimés. Faut-il comprendre que la rime est un procédé littéraire, ou, pour être plus précis, une marque du texte littéraire ? Ici, la question reste encore et toujours posée.

Pour Henri BASSET « […] leur répétition et leur fixité ordinaire, […] font proprement de ces énigmes un genre littéraire et pas seulement un passe-temps. Elles ne diffèrent pas, à ce point de vue, des autres productions de la littérature orale; elles sont soumises aux mêmes lois de production, de transmission et de conservation… » On remarque ici, que BASSET a utilisé le mot « énigmes » en place et lieu de celui « devinettes».

Cependant BENTOLILA, pense (1987 :1-2) qu’«il s’agit bel et bien d’une forme littéraire, d’un genre poétique et non pas d’un simple jeu d’enfants ou d’un exercice intellectuel consistant à résoudre un problème de pure logique» ». Il s’est basé sur les éléments intrinsèques aux devinettes à savoir la structure métrique, les rimes, les assonances etc…(cf. II.2.2.)1

Pour D.AZDOUD et M.PEYRON, « Loin d’être un simple passe-temps, la devinette berbère est considérée comme un genre littéraire à part entière. C’est une forme de poésie où la rime, le rythme, la musicalité et le caractère énigmatique aboutissent dans une sorte d’osmose à un discours littéraire spécifique. Il se différencie des autres genres par la structure qui le caractérise, par les conditions dans lesquelles il naît et s’épanouit et par la fonction qu’il occupe dans la littérature et que les usagers lui ont assignées ».2

1 Cité par Takfarinas BELLACHE dans son mémoire de Magister intitulé : Contribution à l’étude typologique d’un corpus d’énigmes-devinettes kabyles, 2011. P11. 2 E.B., D.Azdoud et M.Peyron, « Devinettes », Encyclopédie berbère, 15/ Daphnitae-Djado, Aix-en-Provence, Edisud, 1995, p.2283-2289.

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4.1. Du rôle de la rime

La rime se définit avant tout comme un jeu d’homophonie, c'est-à-dire de ressemblance phonique entre deux mots qui se prononcent de la même façon mais qui ont des sens différents (homonymie) ou de parties de mots : c’est de cette homophonie qu’il s’agit généralement en poésie :

A yaqcic arras, a yizimer aksas, Wi b$an taqbaylit, ad yisin tira-s.

(Chanson d’Idir). Ou dans l’énigme :

Agertil mbla lsas, Ur nepruz ur netnevfas, Öebbi fell-as d aεessas.

Les mots qui riment sont, comme en poésie, les derniers mots, les phonèmes rimant étant a et s, la rime étant as : lssas, nevfas, zemr-as.

Le système des rimes peut être plus élaboré, avec des rimes intérieures qui font écho aux rimes de fin de mots. Ainsi l’énigme de la barbe et des moustaches :

Amada$ seddaw n wed$a$, Tizgi seddaw n yifri.

La disposition binaire que nous avons adopté pour cette

énigme est surtout dictée par le besoin de conserver à chaque vers sa cohésion. En tenant compte de cette ‘’rime intérieure’’ on peut proposer une disposition quaternaire :

Amada$, Seddaw n wed$a$;

Tizgi, Seddaw n yifri.

On n’aurait plus un système à rime unique -a$ mais un

système à double rime : a$ et –i

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4.2-Qualité des rimes dans l’énigme

Selon les énigmes, la qualité de la rime varie de pauvre (un seul phonème rimant), à suffisante (deux phonèmes), à riche (trois phonèmes et à très riche (+ de trois phonèmes).

- Exemple de rime pauvre :

Urti yeççur d aôeman, Ur d ksse$, aîas d asawen.

rime en n. - Exemple de rime suffisante :

Atmaten, d atmanen, Deg wass n lεid ur ppem$afaren.

rime en en. - Exemple de rime riche :

Tabaqit m yewzan, F-ayed ur ersen yizan.

rime en –zan.

Dans certains cas, c’est vrai, ils sont rares ; les mots riment entièrement, à l’exception d’un phonème, ce qui constitue des paires minimales. Ainsi, la définition de la figue de Barbarie :

S daxel tessefraê, Sufella tesseqraê.

Tessefôaê,et tesseqôaê ne sont distingués par les phonèmes f et q.

Il y a aussi des cas ou deux bouts riment alors qu’un autre est sans rime :

Sin igelliden d atmaten, Yiwen iteddu s tafat, Wayev s yemnayen.

Les mots rimant sont séparés par un vers qui ne rime pas.

Signalons qu’il y a des énigmes qui ne riment pas :

Taqecwalt n tmellalin, Tenegdam ur ten$il.

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Mais il est vrai que ce genre d’énigmes est plutôt rare, la quasi-totalité des énigmes riment.

Dans la plupart des cas, les rimes sont plates, c'est-à-dire se suivent, on relève, cependant, des rimes croisées, c'est-à-dire alternant deux par deux. Exemple de l’énigme de la ruche d’abeilles, rimes en abab :

Lêess yella, Irgazen ulac,

Taêbult tebb°a; Timess blac.

Cependant, des fois, on relève des structures rimiques plus

complexes. Ainsi, dans l’une des définitions de l’argent (devinette N° 36 du corpus), la rime est en –en, mais dans les deux premiers segments, elle est plus riche : lalaven

D iêlalaven, D iblalaven,

Sked tammurt ur bb°iven.

Dans la définition de la fumée, les deux mots rimant sont ini et igenni, le second étant obtenu par l’ajout d’un phonème, g : l’opposition est donc 0/g, mais dans la chaîne parlée, l’état d’annexion, transforme l’opposition en opposition y/g : yini/ igenni

Illul-ed ger yini, Yemdel deg genni.

Les énigmes sont composées de deux ou trois vers, mais on en

relève de plus longues, notamment quand il s’agit de trouver plusieurs mots. Ainsi, pour la définition du vent, du tonnerre, de l’éclair et de la pluie, on a huit vers rimant en ur :

A t-aya bu gennur, S nnefs yeççur,

Di ddunit mechur, Anda iεedda teqqur, Bu dderz yemugrit, Bu îiwej yesser$-it,

Bu ymeîîawen yeslexs-it,

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Deffir nsen ooan-d talwit.

La longueur a, en principe, pour fonction de multiplier les indices pour faciliter la résolution de l’énigme : mais ici, au contraire, elle semble la compliquer encore plus. En fait, le seul indice qui éclaire, est le segment :

S nnefs yeççur,

Les énigmes qui ne riment pas sont en général celles qui sont composées d’un seul segment :

Aεeqqa yeççur axxam. Ou la suivante :

Akli iεelleq si tmiî.

Mais en moyenne, l’énigme comporte au moins deux segments, ce qui permet donc l’insertion de rimes.

Ikerri amgeêgeê, Skud tamurt ur yengeê.

rime en ê.

5 - Pourquoi le sentiment de déperdition (Les causes du déclin) ?

Que dire de l’énigme ou de la devinette de nos jours ? Si ce n’est qu’elles sont les seules laissées pour compte. Nous étions tentés de croire qu’avec l’arrivée des divers systèmes numériques et technologique, ce genre de littérature connaitrait son apogée, mais hélas nous fûmes vite déchantés. La radio, la presse, l’édition, la télévision, la parabole, le portable, le micro-ordinateur, l’appareil photo digital et surtout enfin la tablette ; tout cet arsenal moderne qui devrait être utilisé à bon escient pour le bien du savoir, la culture et de la civilisation, se retrouve détourné de sa vocation fondamentale pour sombrer dans des utilisations futiles, dévoreuses de temps qui au lieu de servir son maître, le rendent addict.

Les énigmes ou les devinettes furent autant en honneur en Kabylie que les contes et les proverbes. La pratique de ces jeux d’esprit faisaient parties des longues soirées d’hiver du temps ou les foyers campagnards et montagnards ne connaissaient ni radio, télévision ou autre média moderne pour embellir leurs veillées interminables autour du feu qui se voyait le centre le plus choyé ou se

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rassemblaient les enfants, les filles, les femmes et tous les hommes de la famille. Dans les maisons aisées, même les voisins sont conviés et font partie de ces rencontres fraternelles, chaleureuses, et cordiales ou les liens se nouent et se dénouent au gré des contes et devinettes. Ce trésor oral, littéraire et social, est la mémoire vivante de chaque individu, chaque famille, de chaque village. Il est gardé jalousement par les anciens (les vieux et surtout les vieilles). Il est distillé au compte goute par des orateurs qui diffusent leur savoir savamment, et une énigme devinée valait au vainqueur honneur, considération, distinction et respect.

Notre premier souci majeur est de préserver ces devinettes, les collecter, les transcrire, les analyser et les sauvegarder.

La vie moderne ne cesse de prendre le dessus et tout un pan de notre civilisation (Kabyle) est en train de disparaître et de fondre sans laisser de trace comme fond la neige au soleil. Il y va de la pérennité de ces devinettes. Du fait qu’elles ne sont plus utilisées, elles disparaissent. Pourtant les moyens technologiques de préservation ne manquent point. Mouloud Mammeri a dit dans ce sens : «Il était temps de happer les dernières voix avant que la mort ne les happe ». Le père de Youcef Allioui l’a si bien illustré en disant à son fils (Youcef) « Ecris ce que tu peux en kabyle, tes enfants le trouveront »1. Son ami (l’ami du père d’Allioui) Muḥend Qasi, a abondé dans le même sens, affirmant et parlant toujours de Mouloud Mammeri : qu’ «un savant (et sage) digne de ce nom est celui qui écrit dans sa langue».

Du point de vue socioculturel, les devinettes Kabyle sont très caractéristiques de la société Kabyle. Les Kabyles, gens de la campagne et de la montagne, vivent en contact permanent avec la nature, les bêtes et les animaux domestiques. Il fût un temps où ils ont partagé avec ces animaux familiers le logis et les travaux des champs. Ce mode de vie rural a influencé considérablement les thèmes entrepris dans les devinettes. Les mots constituant notre corpus sont le reflet de ce mode de vie. Ils sont le miroir de cette société. Mais, même si elles sont encore d’actualité, une question se pose : pour combien de temps encore ?

Enfin pour préserver la langue, il faut un travail de mémorisation de ces formes simples, de ces formes brèves. La

1 Allioui Youcef, Timsal, Enigmes berbères de Kabylie, Paris, l’Harmattan 1990.

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question de survie de ce jeu de langue séculaire se ramène à un problème de conscience, comme l’a noté A. Basset : « il faut que les sujets-parlants-aient la volonté de maintenir leurs langues ».1

Donc pour les sauver de l’oubli, il y a lieu de les étudier, de les enseigner, de les inclure dans des programmes radiophoniques et télévisuels, les rendre d’actualité dans les soirées et veillées familiales, les remettre au goût du jour dans les fêtes, les cérémonies et les mariages. Tout comme il est possible d’organiser des concours des meilleurs orateurs de devinettes, de champions en réponse ou tout simplement organiser des festivals de devinettes à l’instar des festivals de chansons et de poésie. Rien ne parait impossible, par moment il suffit d’une idée, de la volonté, de l’ambition et un zeste de courage et d’audace, le fruit viendra de lui-même. Les utiliser dans l’enseignement revêt donc un double intérêt : enseigner les devinettes et avec les devinettes.

Enseigner les devinettes, c’est les préserver de l’oubli et de l’extinction. C’est la meilleure forme de sauvegarde de ce patrimoine littéraire millénaire.

Enseigner avec les devinettes, c’est développer une nouvelle forme de pédagogie à l’instar des enfants qui vont beaucoup apprécier. En même temps c’est une nouvelle méthode d’enseignement tout en jouant (le jeu est fondamental dans la nature des enfants), tout en redécouvrant le savoir et la culture ancestraux.

1 Basset.A, « l’Avenir de la langue berbère en Afrique du nord », In Entretien sur l’évolution des pays de civilisation arabe, Centre d’Etude de Pratiques Etrangères », Paris, 1938.

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