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    CHAPITRES CRIRE : JACQUES DERRIDA ET LA MDITATIONSCEPTIQUEHent de Vries

    Collge international de Philosophie | Rue Descartes

    2014/3 - n82pages 154 157

    ISSN 1144-0821

    Article disponible en ligne l'adresse:

    -----------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-rue-descartes-2014-3-page-154.htm

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    Pour citer cet article :

    -----------------------------------------------------------------------------------------------------------------de Vries Hent, Chapitres crire : Jacques Derrida et la mditation sceptique ,

    Rue Descartes, 2014/3 n82, p. 154-157. DOI : 10.3917/rdes.082.0154

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    HENT de VRIES

    Chapitres crire : Jacques Derrida etla mditation sceptique

    On la souvent constat quoique, ma connaissance, sans jamais le dvelopper comme il lefaudrait , lensemble du projet philosophique de Jacques Derrida, dabord annonc dans lespremires tudes sur Edmund Husserl, offre une analogie surprenante avec ce qucritTheodor W. Adorno lorsquil commence sengager dans la phnomnologie, non pas tantdans sa thse et le projet dhabilitation quil a abandonn (qui abordent la phnomnologiedans des termes largement drivatifs et se placent sous lgide de son superviseur, dsormaisen grande part oubli, Hans Cornelius, ainsi que de Sigmund Freud) que dans Le Problme delidalisme et, plus encore, dans Zur Metakritik der Erkenntnistheorie 1. Comme Martin Jay etSabine Wilke lont soulign chacun de leur ct, ce qui est frappant dans ces crits, commedans lintroduction de Derrida LOrigine de la gomtrie et dans La Voix et le phnomne, cestlintrt pour le problme du langage indexical et la prsence soi ou, de faon plusgnrale, pour toute prsomption dune prsence qui sous-tend linterprtation que

    propose Husserl du donn et de la conscience. Ainsi quil la formul dans une lettre MaxHorkheimer, Adorno sest lui aussi fix la tche dextraire de la philosophie dans ce quelle ade plus (logiquement) abstrait ltincelle mme de lhistoriquement concret ( aus Philosophiegerade dort, wo sie sich am abstraktesten gibt, den Funken der historischen Konkretion zu schlagen). Enaurions-nous le temps et la place, nous pourrions dmontrer que lhistoriquement concret,tel que lentend ici Adorno, renvoie lordinaire et au quotidien (dans le sens que donnentnotamment Ludwig Wittgenstein, J. L. Austin et Stanley Cavell ces termes) tout comme, defait, il en aborde la trace apparemment plus alatoire et singulire (selon linterprtationquEmmanuel Levinas et Jacques Derrida font tous deux de cette notion, l encore,

    extrmement paradoxale).

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    Il existe cependant une faon beaucoup plus directe dengager Derrida dans une conversationvirtuelle avec Adorno, par le biais et en cho, comme je voudrais le proposer ici, la visionwittgensteinienne, austinienne et cavellienne du langage, de la connaissance et de la

    reconnaissance. Je ne pense pas tant aux rares rfrences elliptiques que Derrida fait lui-mme Adorno ici et l : dans Kant, le Juif, lAllemand, o il discute le Was ist Deutsch ? dAdorno, nimme dans ces pertinentes analyses auxquelles il se livre dans Lanimal que donc je suis, o ilinterroge le concept danimalit, adopt par la Dialektik der Aufklrung et le BeethovendAdorno. Je voudrais plutt me concentrer brivement sur Fichus, le discours de Francfortqua prononc Derrida lorsquil a accept le prix Adorno en septembre 2001. Cetteconfrence se conclut sur une liste contenant au moins sept sujets de chapitres qui seraient crire sur les parallles et les diffrences entre leurs projets respectifs.Alors que cette liste comporte tous les thmes importants et les questions ouvertes quunerflexion sur les rapports entre les penses franaise et allemande du XXe sicle pourrait vouloirrevisiter ( commencer par la rception de Hegel, de Heidegger et de Freud), dans sa scnedouverture aprs une brve vocation de la multiplicit des langues (inspire par des extraits dece que Walter Benjamin a crit en franais Gretel Adorno dans une correspondance fortmouvante) , Fichus, de mon point de vue, souligne autre chose : savoir le rcit et la menacedun scepticisme conu au sens large, cest--dire exprientiel, et donc plus que simplementpistmologique (comme, en effet, Wittgenstein, Austin et Cavell en taient venus le voir). Neserait-ce que pour cette raison, la confrence prononce lors de la remise du prix Adorno mritedavantage dattention quelle nen a reue jusqu ce jour. Avec Limited Inc, elle ouvre la voie versun territoire original insouponn qui tablit de nouvelles formes de dialogue. Et tandis que les

    tentatives passes pour caractriser, et du mme coup pour condamner, lopration dedconstruction par des pithtes telles que nihiliste , relativiste ou mme sceptique ontpour la plupart sembl discutables, dans la mesure o elles manquaient dune rigueur analytiqueet dune sensibilit hermneutique suffisantes rendre largument et le geste qui sont au centre dece qui sous-tend le projet philosophique de Derrida, la citation qui ouvre Fichus place le lecteurdemble dans la mditation sceptique spcifiquement moderne si chre Cavell partir deDescartes. Certes, dans Fichus, le terme scepticisme napparat pas en tant que tel, mais sontopos central et sa description tout aussi cartsienne ainsi quen tmoignent les thmes delapparente indiscernabilit, voire linterchangeabilit, des tats de rve et dveil, de veille ou de

    vigilance est manifeste ds les toutes premires pages. On repense alors la scne (ou rcit ,

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    comme dit Cavell) engage lors de lchange critique avec Michel Foucault au tout dbut de lacarrire de Derrida, notamment loccasion de sa confrence Cogito et histoire de la folie, reprisedans Lcriture et la diffrence (et revisite plus ou moins indirectement dans une ncrologie qua

    publie Derrida aprs la mort de Foucault). Toutefois, dans le contexte de Fichus, les enjeux delexercice sceptique semblent seulement tre soulevs. Tandis que dans la discussion antrieureavec Foucault sur Descartes, lexercice mental, et de fait spirituel, de ce dernier servait illustrercomment le spectre de la folie hante lintrieur de la raison sa dfinition et sa dmarcationmme , dans la rfrence plus tardive ltat de rve/veil dans Fichus, tout laccent est plac surlnorme tension que cette incertitude irrvocable met sur limage troite, pistmologique etrationaliste qua delle-mme la philosophie. Quil sagisse dune relle diffrence ou dunesimple nuance demeure affaire dinterprtation. Une plus longue citation illustre le contenu et leton de lanalyse quen propose ici Derrida (une analyse qui, comme la justement fait remarquerJrgen Habermas, est digne dun Adorno dans les pas duquel Derrida semblerait marcher ici plusclairement que nimporte o ailleurs). Aprs avoir cit ce que Benjamin raconte Gretel Adorno propos dun rve quil vient de faire, Derrida crit :

    Entre rver et croire quon rve, quelle est la diffrence ? Et dabord qui a le droit de poser cette question ? Est-ce le rveur plong dans lexprience de sa nuit ou le rveur son rveil ? Un rveur saurait-il dailleurs parlerde son rve sans se rveiller ? Saurait-il nommer le rve en gnral ? Saurait-il analyser de faon juste et mmese servir du mot rve bon escient sans interrompre et trahir, oui, trahir le sommeil ?

    Jimagine ici deux rponses. Celle du philosophe serait fermement non : on ne peut tenir un discourssrieux et responsable sur le rve, personne ne saurait mme raconter un rve sans sveiller. Cette rponse

    ngative, dont on pourrait donner mille exemples de Platon Husserl, je crois quelle dfinit peut-trelessence de la philosophie. Ce non lie la responsabilit du philosophe limpratif rationnel de laveille, du moi souverain, de la conscience vigilante. Quest-ce que la philosophie, pour le philosophe ?Lveil et le rveil. Tout autre, mais non moins responsable, serait peut-tre la rponse du pote, de lcrivainou de lessayiste, du musicien, du peintre, du scnariste de thtre ou de cinma. Voire du psychanalyste. Ilsne diraient pas non mais oui, peut-tre, parfois. Ils acquiesceraient lvnement, son exceptionnellesingularit : oui, peut-tre peut-on croire et avouer quon rve sans se rveiller, oui, il nest pas impossible,

    parfois, de dire, en dormant, les yeux ferms ou grands ouverts, quelque chose comme une vrit du rve, unsens et une raison du rve qui mrite de ne pas sombrer dans la nuit du nant.

    Quant cette lucidit, cette lumire, cette Aufklrung dun discours rveur sur le rve, jaime justement

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    penser Adorno. Jadmire et jaime en Adorno quelquun qui na cess dhsiter entre le non duphilosophe et le oui, peut-tre, parfois cela arrive du pote, de lcrivain ou de lessayiste, du peintre,

    du scnariste de thtre ou de cinma, voire du psychanalyste. En hsitant entre le non et le oui,

    parfois, peut-tre , il a hrit des deux. Il a pris en compte ce que le concept, la dialectique mme, nepouvaient concevoir de lvnement singulier, et il a tout fait pour assumer la responsabilit de ce doublehritage.(Fichus, 12,14.)

    En hsitant philosophiquement, esthtiquement, voire thologiquement entre le non de laphilosophie et le oui, peut-tre, parfois artistique, Derrida suggre quAdorno a respect lapossibilit que lautre de la philosophie loin de reprsenter la ngation abstraite ou mmedtermine de la philosophie, cest--dire son dni, loin de reprsenter son dpassement, sarpression-intriorisation-relve garde simultanment en stock et en suspens quelque chose quiserait exprimer autant qu dsirer : Comme si le rve tait plus vigilant que la veille,linconscient plus pensant que la conscience, la littrature ou les arts plus philosophiques, pluscritiques, en tout cas, que la philosophie. (Fichus, 18.) Et alors que Derrida rflchit sur le faitque cette remarque rvle que la dconstruction est en phase avec (et, peut-tre, a une detteenvers) la dialectique ngative comme si elle invitait la question pourquoi ne pas reconnatre,clairement et publiquement, une fois pour toutes, les affinits entre ton travail et celui dAdorno,en vrit ta dette envers Adorno ? Nes-tu pas un hritier de lcole de Francfort ? (telle est laquestion, il le confesse, que semblent impliquer les voix quil entend en rve ) , Derrida semontre la fois prudent et inflexible dans son ultime rponse : En moi et hors de moi, la rponserestera toujours complique, certes, en partie virtuelle. (Fichus, 43-44.)

    Traduit de langlais par Pascale Haas

    NOTE

    1. Cf. H. de Vries, Minimal Theologies : Critiques of Secular Reason in

    Theodor W. Adorno and Emmanuel Levinas, traduit par G. Hale, Baltimore and London,

    Johns Hopkins University Press, 2005.