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Réflexions sur le Formalisme Social Author(s): HENRI LEVY-BRUHL Source: Cahiers Internationaux de Sociologie, Vol. 15 (1953), pp. 53-63 Published by: Presses Universitaires de France Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40688856 . Accessed: 15/06/2014 06:08 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Cahiers Internationaux de Sociologie. http://www.jstor.org This content downloaded from 194.29.185.37 on Sun, 15 Jun 2014 06:08:26 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

Réflexions sur le Formalisme Social

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Réflexions sur le Formalisme SocialAuthor(s): HENRI LEVY-BRUHLSource: Cahiers Internationaux de Sociologie, Vol. 15 (1953), pp. 53-63Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/40688856 .

Accessed: 15/06/2014 06:08

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Réflexions sur le Formalisme Social

PAR HENRI LEVY-BRUHL

On pourrait, semble-t-il, définir le formalisme comme le régime dans lequel la forme prédomine sur le fond, en ce sens que l'observation de formalités préétablies suffit à entraîner les effets recherchés, sans qu'aucune considération soit portée à aucun autre élément, notamment à l'intention de l'auteur de l'acte envisagé. Le formalisme comporte donc un certain automatisme qui a pu le faire comparer à un méca- nisme de précision. Il introduit dans les rapports sociaux la rigueur et, en apparence tout au moins, la sécurité qui règne dans le monde physique. L'emploi d'une formule, d'un rite, d'un symbole, déclenche immédiatement, et sans contestation possible, un résul- tat connu d'avance.

Comme on peut aisément le penser, le formalisme a eu ses détracteurs et ses apologistes également convaincus. Les premiers ne manquent pas de faire observer que la forme n'est rien par elle-même, et qu'elle n'est qu'une apparence trompeuse si elle ne correspond pas exactement au fond qu'elle revêt. Il n'est pas de religion qui, pour maintenir sa vitalité, n'ait été obligée de lutter contre un ritualisme dessé- chant, et chacune peut prendre à son compte la célèbre maxime de saint Paul : « La lettre tue et l'esprit vivi- fie. » Dans le domaine des choses temporelles, notam- ment en matière de droit, le formalisme a été l'objet d'ironies vengeresses de la part des plus grands esprits.

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Henry Lêvy-Bruhl II suffira de citer les noms de Rabelais et de Beaumar- chais. Plus près de nous, sur un plan moins élevé, Courteline.

Il a trouvé, par contre, des défenseurs, dont le plus illustre a été R. von Jhering. Dans des pages bien connues de son ouvrage capital : L'Esprit du Droit Romain, le grand juriste allemand soutient que le formalisme protège le faible contre la violence ou l'astuce des forts, et lui décerne le beau titre de « palla- dium de la liberté ». Il n'est pas douteux, en effet, que l'observation de formes rigoureuses, précises et pu- bliques, ne soient une garantie contre des manœuvres frauduleuses qui naissent et se développent dans l'ombre et dans le repli des consciences troubles.

Il n'est pas question d'entrer ici dans ce débat. Je me bornerai à dire qu'avocats et adversaires du for- malisme ont mis en avant, souvent avec beaucoup d'éloquence et d'esprit, ses avantages et ses inconvé- nients, mais qu'ils n'ont pas songé, généralement, à en rechercher la nature. C'est à cette analyse que vont être consacrées les pages qui suivent.

On ne saurait comprendre le formalisme si l'on négligeait de le considérer dans sa perspective histo- rique. En d'autres termes, il convient d'examiner dans quelles sociétés ce phénomène social se rencontre à l'état le plus développé.

Il n'est pas douteux que ce soit chez les popula- tions les plus archaïques, le moins « évoluées » que le formalisme est le plus fortement enraciné, au point qu'il peut être considéré comme un des traits de la mentalité dite primitive. Innombrables sont les exemples signalés par les missionnaires, les voyageurs, les ethnographes, du fonctionnement de ce mécanisme automatique qui attribue pleine efficacité au rite accompli, qu'il soit, du reste, verbal ou gestuel. Le plus frappant, en raison de son aspect souvent pittoresque, 54

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et de la gravité des conséquences qu'il entraîne est l'ordalie. Dans beaucoup de tribus africaines, qui boit le poison d'épreuve sans être incommodé est innocent; qui le vomit est coupable. On peut dire que le méca- nisme de l'institution se manifeste là à l'état pur. (Encore verrons-nous qu'on ne peut pas s'en tenir à une analyse aussi simpliste.) En dehors de l'ordalie, bien d'autres pratiques impliquent, de la part de ces peuplades, une croyance inébranlable à l'effet nécessaire du rite. Si, malgré tout, il reste inefficace - si, par exemple, la pluie n'est pas tombée en dépit de la pro- cession rituelle - c'est qu'il n'aura pas été correcte- ment accompli. La foi dans la puissance des formes consacrées reste inébranlée.

On pourrait croire qu'une pareille attitude men- tale est le lot de ces populations archaïques, et qu'au fur et à mesure que l'on s'élève vers des aires de civili- sation plus développées le formalisme diminue et tend à disparaître. Si cette allégation est vraie dans l'en- semble, il convient de lui apporter certaines précisions et certaines restrictions.

Tout d'abord, il paraît certain que cette manière de penser est liée à une organisation sociale et à un genre de vie déterminés. Elle est communément répandue, nous venons de le voir, chez les populations douées d'une organisation sociale rudimentaire, n'ayant guère dépassé le stade de la tribu ou du clan. Chez les peuples de plus haute culture, il est remarquable qu'on la rencontre beaucoup plus fréquemment à la campagne que dans les aglomérations urbaines. Cela tient sans doute à ce que les conditions de la vie rurale sont propices au maintien des traditions, moins favorables au développement de l'esprit critique. Il est significatif que dans l'Antiquité classique, en Grèce, à Rome, la création de la cité coïncide avec un amoindrissement marqué du formalisme.

Est-ce à dire que nos sociétés contemporaines l'aient complètement éliminé? Ce serait une grave

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Henry Lévy-Bruhl erreur de le penser. Il n'est pas de groupe social qui ne le pratique. Si nous considérons ceux d'entre eux qui nous paraissent le plus évolués - les nôtres - il n'est pas malaisé d'y trouver des applications du for- malisme qui sont tout autre chose que des survivances. Des survivances, il y en a certes. Je n'en citerai qu'une, le serment. Cette institution, qui a joué un grand rôle dans le passé, et que l'on peut, à mon avis, considérer au sens large comme une sorte d'ordalie, existe encore dans nos mœurs et dans notre droit. Mais c'est une institution qui meurt. Par contre, il en est de très vivaces qui font une large place à la forme ou au symbole, et qui n'appartiennent pas toutes au domaine de la procédure, terre d'élection du formalisme, comme en témoignent Brid'oye et Bridoison. On sait quel rôle joue la signature dans les contrats, dans les testaments, dans les affaires privées et publiques. Elle constitue la forme matérielle de la volonté de l'auteur de l'écrit. De la présence ou de l'absence de cette forme se tirent d'importantes conséquences. Qu'est-ce, par ailleurs, que la monnaie, sinon un pur symbole? Un petit morceau de papier, sans valeur aucune, « vaut » des milliers ou des millions d'unités monétaires, en raison de la croyance sociale qui s'attache à lui. Les grandes étapes de l'existence d'un homme d'aujour- d'hui, naissance, mariage, décès, etc., sont entourées de formalités indispensables. Dans la pratique ban- caire, une forme déterminée, et sine qua non, est imposée, par exemple, pour la rédaction des effets de commerce.

Ces exemples, pris parmi d'autres, et empruntés au domaine juridique et économique, risquent de donner une impression incomplète et fausse de l'impor- tance considérable du formalisme dans la vie moderne. A la vérité, il nous enserre de toutes parts. De la nais- sance à la mort, nous sommes ligotés dans un réseau d'obligations quotidiennes si serré que nous avons à peine conscience de cet esclavage et n'en souffrons

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pour ainsi dire pas. Toutes nos relations familiales, mondaines, professionnelles, etc., sont soumises à des formes très précises, dont la contravention est l'objet de sanctions qui, pour n'être pas légales, n'en ont pas moins, parfois, une extrême gravité. Notre conduite, notre langage, nos gestes, jusqu'à notre costume, constituent autant de « formes » qui s'imposent à nous, et dont nous ne pouvons pas nous affranchir. Je laisserai de côté, malgré son intérêt, ce formalisme « diffus », pour ne m'occuper dans les pages qui suivent, comme je l'ai fait précédemment, que de son aspect organique.

Ainsi le formalisme est, encore de nos jours, largement répandu. Pourtant, à regarder les choses d'un peu plus près, on ne tarde pas à apercevoir des différences fondamentales entre le formalisme antique, primitif, et celui des sociétés modernes. On peut, sans forcer les choses, qualifier le premier de formalisme religieux, l'autre de formalisme de sécurité.

Que le respect des formes soit inspiré d'un senti- ment religieux, cela paraît manifeste. Le rite est pourvu d'une efficacité souveraine qui ne s'impose à tous que parce qu'il possède un caractère sacré. Son auto- rité n'est pas celle d'un raisonnement logique s'adres- sant à l'intelligence. Il tire sa force contraignante des puissances surnaturelles dont est le truchement. Quand les poulets sacrés refusent de manger et obligent de renoncer à une expédition guerrière, l'influence surna- turelle est évidente. Elle n'existe pas moins, encore que moins tangible, lorsque le plaideur romain perd son procès pour avoir mal placé son bâton sur la chose litigieuse, dans l'instance du Sacramentum. Ce forma- lisme mystique paraît avoir été universel, mais il tend à disparaître au cours de l'histoire qui nous met en présence d'un processus général de désacralisation. Il arrive que les rites se maintiennent alors qu'ils ont perdu leur vertu : ce ne sont plus que des survi- vances, des éléments de folklore dont le sens premier

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Henry Lévy-Bruhl est oublié. Pour les comprendre, il suffit de les replacer dans leur cadre original : ils y retrouvent ce caractère religieux qui seul rend compte de leur efficacité pre- mière. Remarquons, à cet égard, que le formalisme antique n'agit pas, comme on pourrait le croire, par l'effet d'un pur mécanisme quasi-physique. Il est essentiellement psychologique, du fait qu'il attribue l'efficacité des rites et des formules à des volitions, encore que ces volitions soient imaginaires1.

Cet élément religieux est inséparable d'une cer- taine affectivité. D'une manière générale, la religion s'adresse plus au cœur qu'à l'esprit. L'accomplisse- ment du rite procure une satisfaction certaine : son inobservation provoque un malaise qui bien souvent se traduit par des réactions passionnelles intenses pouvant aller jusqu'à la mort du contrevenant. On a souvent été surpris de la violence des sanctions qui frappent ceux qui ont violé un tabou, à nos yeux insi- gnifiant. C'est que ces formes ont été établies ne varientur par des puissances supérieures, et ne sauraient être modifiées sans encourir leur colère redoutable. Leur observation doit être d'autant plus scrupuleuse que l'on ne peut pas, que l'on ne cherche même pas à expliquer leur efficacité. Il n'est donc pas étonnant que les symboles soient l'objet d'une vénération parti- culière. L'adoration des choses sacrées est à la mesure du mystère qui les entoure, et de la crainte qu'elles inspirent.

A l'opposé, le formalisme moderne est exempt de tout caractère religieux, et, le plus souvent 2, de toute affectivité. Il est essentiellement pragmatique

1. On voit par là que l'on ne saurait s'en tenir à la formule du regretté romaniste Pierre Noailles : « Le rite crée le droit ». Cette formule est frap- pante, mais elle doit être précisée et corrigée. Le rite n'est rien par lui- même, sinon l'expression d'une volonté venue de l'au-delà. C'est pourquoi il est plus exact de dire : « Le rite révèle le droit ».

2. Certains symboles, certains emblèmes, restent entourés d'un senti- ment très proche du sentiment religieux, ou tout au moins sont suscep- tibles de susciter un dévouement allant jusqu'au sacrifice de la vie. Qu'on pense, par exemple, au drapeau.

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et utilitaire. Il se donne pour but de faciliter les rela- tions sociales, en mettant à la disposition de chacun des instruments dont la portée est connue de tous, et ne prête pas à équivoque. L'usage de ces formalités, loin de compliquer la vie sociale, est fait au contraire pour la rendre plus aisée, au même titre que les signes employés dans les mathématiques ou dans les sciences chimiques, et qui reçoivent aussi - ce n'est pas par hasard - le nom de symboles. Ce formalisme rend aussi les services que signalait Jhering : en précisant la nature de l'acte accompli, il écarte toute équivoque quant aux obligations assumées, et dresse une barrière à la fraude. L'emploi de formes préétablies lorsqu'il s'agit de la défense de grands intérêts ou de la protec- tion des faibles - de ceux que le droit appelle les « incapables » - est d'autant plus nécessaire que, d'une manière générale, une plus grande importance s'attache, dans les civilisations avancées, à toutes les nuances d'une volonté même inexprimée, et que le type normal du contrat est le contrat consensuel.

Pourtant, il ne faudrait pas aller trop loin dans cette voie, et le formalisme moderne n'est pas exempt d'abus. Il est même, de nos jours, beaucoup plus connu par ses défauts que par ses avantages. Si nous repre- nons la définition proposée au début de cet article, à savoir qu'il s'agit d'un régime où la forme l'emporte sur le fond, il est bien certain qu'on ne saurait le tolérer. Privées désormais de leur support mystique, réduites au rôle plus humble, mais bienfaisant, d'instrument et de protection, les formalités ne devraient pas avoir d'autre valeur que celle-là. Or, il arrive souvent que par l'effet d'une sorte de routine, par paresse d'esprit, on en arrive à attribuer à la forme une portée qui ne lui appartient pas, et à la faire prévaloir sur le fond. Maintes fois dénoncés, ces abus ne sauraient être extirpés que par une constante vigilance.

Au reste si, laissant de côté les excès du forma- lisme, nous cherchons maintenant ce qui fait sa nature

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essentielle, nous ne tarderons pas à reconnaître que sous ses deux aspects - celui des populations arriérées, celui des sociétés modernes - il repose sur un même principe fondamental. Dans les deux cas nous avons affaire à un système de références. La formalité, qu'il s'agisse d'une inscription sur un registre, d'un geste rituel, de la prononciation d'une formule sacramentelle ou du port d'un uniforme, est toujours et partout la marque tangible de la conformité de l'acte avec la volonté du groupe social. Celui-ci ratifie le compor- tement de l'individu qui, se pliant aux manières de faire imposées, a répondu à son attente. Tout se passe comme si la société avait établi des cadres dans lesquels doit s'insérer l'activité de ses membres, ou, si l'on préfère cette image, avait fabriqué des étiquettes qui lui permettraient de reconnaître d'un coup d'œil si l'acte accompli est licite ou ne l'est pas.

On voit ainsi le rapport étroit qui existe entre la forme et la preuve. La preuve est, comme la forme, le critère de la licéité d'un acte, de sa conformité avec la volonté du groupe social. Aussi pourrait-on être tenté de dire que la forme que revêt un acte est une preuve préconstituée. Mais cette expression ne serait pas tout à fait exacte. En effet, il ne saurait être question de preuve qu'en cas de contestation, et cette hypothèse est exceptionnelle. Comme on l'a dit, les procès ne concernent que le droit « malade ». Les formes n'ont pas été créées en vue de cette éventualité. Il paraît plus exact de dire que ce sont les preuves, au contraire, qui sont des formes, dans la mesure où elles utilisent des critères de nature à entraîner dans le sens souhaité la conviction du groupe social. S'il en est bien ainsi, on voit que la distinction classique parmi les juristes, des formes établies ad probationem et ad sollemnitatem n'a pas une valeur fondamentale. Importante du point de vue pratique, elle n'a guère de base dogmatique, puisque la preuve et la solennité n'e sont que les aspects différents d'un seul et même besoin du corps social.

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S'il est vrai que la forme remplit une fonction aussi importante, et répond à des besoins si perma- nents, une question se pose immédiatement à l'esprit. Comment se fait-il que l'évolution générale du droit se définisse comme une émancipation progressive du formalisme, qu'il y ait de plus en plus d'actes dénués de formes? A y regarder de près, ces formules paraissent simplistes et périmées. Nombreux sont les cas où la volonté humaine est entourée de plus de formes que jadis. Il suffira de citer le mariage qui, à Rome, semble avoir été purement consensuel, alors que de nos jours il est soumis à des formalités bien connues. On dit souvent qu'en matière de contrats la règle se véri- fie : nous vivons théoriquement sous le régime de la liberté des conventions, ou, comme on dit encore, de l'autonomie de la volonté. L'article 1134 de notre Code Civil affirme que « les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites ». Ces maximes sont l'expression de l'individualisme qui régnait au xixe siècle. Il convient de leur apporter aujourd'hui d'importants correctifs. La liberté contrac- tuelle n'est bien souvent qu'un leurre, et dans bien des cas, la volonté des parties ne se meut que dans des limites fort étroites. Très souvent aussi la puissance publique est intervenue soit pour faire respecter les droits de la collectivité, soit pour protéger les « écono- miquement faibles » contre l'exploitation de ceux qui détiennent la richesse. De tout cela résulte qu'on se ferait une image bien sommaire et bien fausse de l'évo- lution contractuelle en prétendant que son progrès a consisté dans la répudiation des formes.

En matière de morale on peut rester dans le domaine de la pure spiritualité, et l'intention, même inexprimée, est réputée pour le fait. Il n'en est pas de même pour le droit, et, d'une manière générale, pour les relations sociales. Elles ont besoin, pour exister, de se manifester extérieurement. Il est très exact de dire d'elles : « Forma dat esse rei ». Chose curieuse, il

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Henry Lévy-Bruhl semble qu'il en soit de même de la religion, pourtant si peu matérielle dans son essence, dans la mesure où celle-ci est chose sociale : un culte qui ne comporterait pas de rites - ou dont les rites seraient laissés à l'ini- tiative de chaque croyant - n'est pas concevable.

Le formalisme a pu changer d'aspect au cours de l'histoire. Il a perdu en grande partie, nous l'avons vu, son caractère religieux. Il y a de fortes raisons de penser qu'il ne saurait disparaître, car il répond à un impératif de la vie sociale. La forme est comme un vêtement qui habille un acte3, ou encore comme un passeport qui lui donne accès dans le groupe social, permet de le reconnaître et de le juger. H est difficile de concevoir une société qui pourrait se passer de ces signes qui sont en même temps les gardiens vigilants d'une discipline nécessaire. Les rites, les formules, les symboles, relient le présent au passé, et les individus à l'ensemble. Ils sont, comme les mythes et plus que les mythes, le ciment irremplaçable des groupes sociaux.

Tout ce que l'on est en droit d'exiger, c'est qu'ils ne soient plus considérés avec ce respect superstitieux qui s'attache à eux dans les sociétés archaïques ou antiques. Ils ne sont pas redoutables pour eux-mêmes, car ils ont été vidés, en quelque sorte, de leur pouvoir sacré. Ils ne sont pas, pour autant, tous négligeables. Le « oui » que les époux prononcent devant l'officier de l'état civil modifie profondément leur existence. D'autres, par contre, sont insignifiants, et pourraient être supprimés sans inconvénient. La mesure exacte de leur portée est l'intérêt que présente pour la société l'acte qu'ils accompagnent. Si l'on prend conscience de la nature et de la portée des formes, on en viendra sans doute à simplifier l'appareil parfois encombrant de formalités qui ne subsistent que comme un legs

3. Dès l'antiquité les juristes ont utilisé cette métaphore. Ils distin- guaient les pactes nus et les pactes vêtus, ces derniers seuls étant mun's d'une pleine efficacité, engendrant seuls des actions en justice.

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du passé. Le formalisme est sans doute irréductible : il pourrait être rationalisé.

Ce qui distingue, en définitive, le formalisme moderne du formalisme ancien, c'est que désormais il n'est plus un maître, mais un serviteur. Il doit se borner au rôle modeste, bien qu'indispensable, qui est le sien et qui consiste à permettre au groupe social d'exercer son contrôle sur ses membres, et de s'assurer que leur comportement est conforme à sa volonté.

Faculté de Droit, Université de Paris.

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