365
1 UNIVERSITE PARIS NORD, U.F.R. LETTRES, DEPARTEMENT DE FRANÇAIS DE L'AUTOBIOGRAPHIE A LA FICTION OU LE JE(U) DE L'ECRITURE : Etude de L'Amour, la fantasia et d'Ombre sultane d'Assia Djebar Thèse de doctorat de littérature française Rédigée sous la direction de M CHARLES BONN par REGAIEG NAJIBA Octobre 1995

Regaieg

Embed Size (px)

DESCRIPTION

retrytuhkoy

Citation preview

Page 1: Regaieg

1

UNIVERSITE PARIS NORD, U.F.R. LETTRES,

DEPARTEMENT DE FRANÇAIS

DE L'AUTOBIOGRAPHIE A LAFICTION OU LE JE(U) DE

L'ECRITURE :Etude de L'Amour, la fantasia etd'Ombre sultane d'Assia Djebar

Thèse de doctorat de littérature française

Rédigée sous la direction de

M CHARLES BONN

par

REGAIEG NAJIBA

Octobre 1995

Page 2: Regaieg

2

DEDICACES

A mon père qui a tout sacrifié pour notre éducation.

A ma mère dont la voix résonne encore dans mes oreilles pour meréveiller à l'aube et veiller ainsi au bon déroulement de mes études.

A mon époux dont l'encouragement et les sacrifices m'ont aidée àaccomplir ce travail.

Au bébé à naître.

Page 3: Regaieg

3

REMERCIEMENTS

Mes remerciements iront à mon cher professeur Charles BONN qui n'aépargné aucun effort pour me guider sur le chemin épineux de la recherche.

Je remercie également tous les collègues de la Faculté des Lettres et desSciences Humaines de Sfax qui ont consenti à m'accorder un peu de leur tempset de leur attention pour assurer à la fois les premières étapes de la recherche etles dernières corrections et remaniements que nécessite une telle étude.

Que tous ceux qui m'ont aidée d'une manière ou d'une autre dansl'élaboration de ce travail trouvent ici l'expression de ma sincère gratitude.

Page 4: Regaieg

4

SOMMAIRE

INTRODUCTION

PREMIERE PARTIE: L'ECRITURE AUTOBIOGRAPHIQUEIntroductionChapitre I: Les pactes de l'écriture

I. Assia Djebar pseudonymeII. L'Amour, la fantasia: du pacte autobiographique au "pacte

fantasmatique"III. Les pactes romanesques

Chapitre II: Du tracé aux traces d'une vieI. Subversion de l'ordre chronologique dans L'Amour, la fantasiaII. Moi adulte: Isma et Hajila

Chapitre III: Se dire, se redire, se dédireI. Se dire autre: Je est ElleII. Manque d'adhérence de l'écritureIII. Se dire à travers les autres (Nous)IV. Dire les autres faute de pouvoir se dire

De l'autobiographie à la biographieV. L'écriture-cri: de l'introspection à la protestation

Conclusion

DEUXIEME PARTIE: DE LA RETROSPECTION A L'ABSOLU ETERNEL OU L'ANNIHILATION DU TEMPS

IntroductionChapitre I: Mémoire en action, mémoire mutilée

I. Le discours autobiographiqueII. Commentaires, explications

Page 5: Regaieg

5

Chapitre II: Le jeu des tempsI. Le récit autobiographiqueII. La narration au présentIII. L'annihilation du temps

Conclusion

TROISIEME PARTIE: L'HISTOIRE ET LA POLYPHONIE ENONCIATIVE: DEUX ENTRAVES A L'ECRITURE AUTOBIOGRAPHIQUE:

IntroductionChapitre I: L'Histoire autrement

L'Histoire par les FemmesI. L'inscription de l'HistoireII. Femmes-MémoireIII. Histoire et autobiographie

Le poids de la mémoireChapitre II: «Je est un autre»

I. Je e(s)t la narratrice premièreII. Je e(s)t TuIII. Je e(s)t Nous. Nous est la femme

Conclusion

CONCLUSION

Page 6: Regaieg

6

ECRIRE POUR NE PAS MOURIR

Que je sois née d'hier ou d'avant le délugeJ'ai souvent l'impression de tout recommencerQue j'aie pris ma revanche ou bien trouvé refugeDans mes chansons toujours j'ai voulu existerQue vous sachiez de moi ce que j'en veux bien direQue vous soyez fidèle ou bien simple passantEt que nous en soyons juste au premier sourireSachez ce qui pour moi est plus importantOui le plus important

Ecrire pour ne pas mourirEcrire sagesse ou délireEcrire pour tenter de direDire tout ce qui m'a blesséeDire tout ce qui m'a sauvéeEcrire et me débarrasserEcrire pour ne pas sombrerEcrire au lieu de tournoyerEcrire et ne jamais pleurerRien que des larmes de styloQui viennent se changer en motsPour me tenir le cœur au chaud

Que je vive cent ans ou bien quelques décadesJe ne supporte pas de voir le temps passerOn arpente sa vie au pas de promenadeEt puis on s'aperçoit qu'il faudra se presserQue vous soyez tranquille ou plein d'inquiétudeCe que je vais vous dire vous le comprendrezEn mettant bout à bout toutes nos solitudesOn pourrait se sentir un peu moins effrayéUn peu moins effrayé

Ecrire pour ne pas mourirEcrire tendresse ou plaisir

Page 7: Regaieg

7

Ecrire pour tenter de direDire tout ce que j'ai comprisDire l'amour et le méprisEcrire me sauver de l'oubliEcrire pour tout raconterEcrire au lieu de regretterEcrire et ne rien oublierEt même inventer quelques rêvesDe ceux qui empêchent qu'on crèveQuand l'écriture un jour s'achève

Qu'on m'écoute en passant d'une oreille distraiteOu qu'on ait l'impression de trop me ressemblerJe voudrais que ces mots qui me sont une fêteOn n'se dépêche pas d'aller les oublierQue vous soyez critique ou plein de bienveillanceJe ne recherche pas toujours ce qui vous plaîtQuand je soigne mes mots c'est à moi que je penseJe veux me regarder sans honte et sans regretsSans honte et sans regrets

Ecrire pour ne pas mourirEcrire grimace et sourireEcrire et ne pas me dédireDire ce que j'ai su faireDire pour ne pas me défaireEcrire habiller ma colèreEcrire pour être égoïsteEcrire ce qui me résisteEcrire et ne pas vivre tristeEt me dissoudre dans les motsQu'ils soient ma joie ou mon reposEcrire et pas me foutre à l'eau

Et me dissoudre dans les motsQu'ils soient ma joie et mon reposEcrire et pas me foutre à l'eau

Ecrire pour ne pas mourirPour ne pas mourir

Anne Sylvestre

Page 8: Regaieg

8

INTRODUCTION

Page 9: Regaieg

9

Qu'y a-t-il de plus beau qu'une chanson pour inaugurer un travail derecherche? Un hymne à l'écriture, un hymne à la vie, à la tendresse, à l'amour,au plaisir… Plaisir d'écrire, plaisir de dire, de se dire… En lisant ce poème pourla première fois, nous y avons découvert à la fois l'intensité des sentiments et lanécessité, non, le caractère vital de l'écriture qu'éprouvent bien des femmesdepuis des siècles; nous y avons senti l'angoisse existentielle qui s'empare de lafemme à l'idée de se peindre, à l'idée de devoir se peindre dans une paged'écriture.

Ecrire, s'écrire: la perspective est certainement beaucoup pluscompromettante pour une femme d'origine arabo-musulmane. Pourtant,depuis des années, des femmes dans tous les coins du monde arabe etmusulman ne cessent d'écrire. «Ecrire pour ne pas mourir», écrire au risque demourir: c'est ainsi que se conjugue leur vie au fil des jours, au fil des années.Parmi toutes celles qui, dans ce monde arabo-musulman où la femme estmenacée jusque dans sa liberté la plus individuelle, ont choisi la plume, lesAlgériennes sont les plus nombreuses. Yamina Mechakra, Leïla Aouchal, HawaDjabali, Nadia Ghalem, Assia Djebar… Close, la liste! jamais elle ne le sera cartous les jours de nouvelles voix de femmes se font entendre en prenant corps etvolume sous leurs plumes.

Assia Djebar est l'une des premières femmes algériennes ayant choisicette voie. Sa carrière d'écrivain, elle la retrace dans les premières pages de sonroman L'Amour, la fantasia (1985):

«A l'instar d'une héroïne de roman occidental, le défi juvénile m'alibérée du cercle que des chuchotements d'aïeules invisibles ont tracé autourde moi et en moi... Puis l'amour s'est transmué dans le tunnel du plaisir,argile conjugale.

Lustration des sons d'enfance dans le souvenir; elle nous enveloppejusqu'à la découverte de la sensualité dont la submersion peu à peu nouséblouit... Silencieuse, coupée des mots de ma mère par une mutilation de lamémoire, j'ai parcouru les eaux sombres du corridor en miraculée, sans endeviner les murailles. Choc des premiers mots révélés. La vérité a surgid'une fracture de ma parole balbutiante. De quelle roche nocturne du plaisirsuis-je parvenue à l'arracher?

J'ai fait éclater l'espace en moi, un espace éperdu de cris sans voix,figés depuis longtemps dans une préhistoire de l'amour. Les mots une foiséclairés — ceux-là mêmes que le corps dévoilé découvre —, j'ai coupé lesamarres.

Page 10: Regaieg

10

Ma fillette me tenant la main, je suis partie à l'aube». (A.F, pp 12-13)

Inaugurée la veille de la révolution algérienne avec La Soif (1957) où,paradoxalement, (ce qu'on lui a toujours reproché) elle représente «une héroïne

de roman occidental» muée par «le défi juvénile» — la romancière n'avait alorsque vingt ans — son œuvre s'est depuis enrichie et a conquis un vaste public enAlgérie comme en France. A la suite de Les Enfants du nouveau monde (1962),elle publie Les Alouettes naïves (1967), roman qui lui vaut beaucoup de succès etrelance sa carrière d'écrivain. Dans ces deux romans, Assia Djebar retrace lesaventures amoureuses de ses héroïnes, «l'amour qui s'est transmué dans le tunnel

du plaisir, argile conjugale». Après un repos de treize ans, elle renoue avec laplume et édite un recueil de nouvelles intitulé Femmes d'Alger dans leurappartement (1980) qui s'inspire largement du tableau de Delacroix. Suivent troisromans en série: L'Amour, la fantasia (1985, réédité en 1995), Ombre sultane(1987) (romans évoqués dans la suite de la citation) et Loin de Médine (1991).Romans en série: Assia Djebar ne déclare-t-elle pas dans la première paged'Ombre Sultane que ce roman «est le second volet du quatuor romanesque

commencé avec L'Amour, la fantasia»? Le quatuor étant «une œuvre de musiqued'ensemble écrite pour quatre instruments ou quatre voix d'importance égale»1,nous nous sentions en droit de nous demander si le chiffre quatre ne fait pasallusion là à un quatrième roman qui conclurait cette série. Notre intuition s'esteffectivement confirmée avec la publication en mars 1995 de son dernier romanVaste est la prison. Notre ambition était d'étudier cette dernière série de romansqui forme un tout au sein de l'œuvre de l'auteur; nous étions donc dansl'attente de cette dernière publication qui n'intervient qu'une fois notre travail àmoitié achevé. En effet, examiner l'ensemble des écrits d'Assia Djebar de lamanière dont nous projetons de le faire, c'est-à-dire avec précision et ens'approchant le plus possible du corps du texte n'est pas une affaire simple quipeut être conclue dans le cadre de cette recherche.

Cette restriction s'est cependant doublée d'une autre. Formant le projetambitieux d'une thèse à trois grandes parties — la première serait consacrée aurapport de l'auteur à l'écriture autobiographique, la seconde à l'intertextualitéqui régit ces œuvres et la troisième à l'étude de l'espace comme point d'arrivéeoù convergent ces deux premières thématiques — nous nous sommesconfrontée à l'étendue du projet qui allait nous occuper pendant des années

1. Le Petit Robert, 1992.

Page 11: Regaieg

11

interminables et susciter l'ennui de nos éventuels futurs lecteurs. Nous noussommes donc résolue à limiter notre étude à l'observation de la problématiquedu genre qui régit L'Amour, la fantasia et Ombre sultane, problématique quinous a semblé illustrer, plus que toute autre, la particularité de l'écritured'Assia Djebar. Cette double restriction risque peut être de limiter notre visiondu parcours de l'écrivain Assia Djebar, elle risque aussi d'occulter une partie desa personnalité indispensable à la compréhension des romans à étudier. Outreson goût pour l'écriture romanesque, l'auteur a des inclinations pour le théâtre:en 1969, elle publie en collaboration avec Walid Carn une pièce intitulée Rougel'aube. Au cours de la même année, elle publie un recueil de poèmes, des Poèmespour l'Algérie heureuse: en effet, depuis sa jeunesse, une poésie vive, douce etsilencieuse se dégage de ses écrits. Sa passion pour la peinture déjà présentedans Femmes d'Alger dans leur appartement se métamorphose en une passionpour la photo: en 1993, elle publie Chronique d'un été algérien, ouvrage où ellecommente des photographies des différentes villes d'Algérie prises par desphotographes professionnels. En même temps, un talent de cinéaste s'estdéveloppé chez elle: elle a effectué deux longs métrages, La Nouba des femmes dumont Chenoua pour lequel elle a obtenu le prix de la critique internationale à laBiennale de Venise en 1979 et La Zerda et les chants de l'oubli. Ajoutons à cela savocation d'historienne due à ses études universitaires. Une personnalité doncriche, avide de savoir et qui a le goût des arts les plus variés: peut-on en rendrecompte à travers un petit corpus de deux romans? Mais s'agit-il d'abord d'enrendre compte? Non, plutôt de la prendre en compte et l'avoir présente àl'esprit pendant toutes les étapes de la recherche que nous entreprenons detracer.

Mais avant de vous révéler ces différentes étapes, avant d'entraînernotre réflexion le long des labyrinthes, des sentiers sinueux de ces deuxromans, nous préférons d'abord vous entretenir du parcours qui nous a menéejusqu'à ce corpus et des raisons qui ont déterminé notre choix.

C'est peut-être parce que je suis une femme que ma passion pourl'écriture des femmes s'est déclarée dès que j'ai pensé à mener une rechercheuniversitaire. Ce sujet n'a-t-il pas hanté et ne hante-t-il toujours pas nombre de

Page 12: Regaieg

12

critiques qu'ils soient de sexe masculin1 ou féminin2? C'est peut-être aussi parceque je suis une femme arabe et musulmane que j'ai voulu d'abord partir d'uncorpus composé de l'œuvre de deux femmes appartenant à la société arabo-musulmane: Assia Djebar et Naoual el Saadaoui, l'une est algérienne, l'autre estégyptienne, l'une écrit en français, l'autre en arabe.

Mon projet, déjà esquissé dans mon travail de DEA3, était donc uneétude comparée entre les œuvres de ces deux femmes. Le projet était immenseet démesuré — et peut-être par là même fascinant — vue la prolifération quasiininterrompue des écrits de Naoual el Saadaoui et la densité et la variété deceux d'Assia Djebar. J'ai donc choisi de limiter mon corpus à trois romans dechacune des deux femmes: Il s'agissait de L'Amour, la fantasia, Ombre sultane etLoin de Médine d'Assia Djebar et Ferdaous, une voix en enfer, L'Absent et La Mortde l'unique homme sur terre4 de Naoual el Saadaoui. Ces deux derniers romansn'étant pas traduits en français, nous nous sommes confrontée dès le début àune difficulté de taille: faut-il commencer par en traduire les fragments quinous paraissaient intéressants pour notre travail ou travailler sur le texte arabepuis en traduire les citations qui allaient illustrer nos propos?

Malheureusement, c'était pour la première et mauvaise solution quenous avions opté. Il s'était écoulé un temps pendant lequel nous avions traduitune bonne partie des deux livres, traductions que nous conservons toujours etque, par ailleurs, Monsieur Charles Bonn a trouvées correctes et«intéressantes», quand nous avions senti que la comparaison entre les deuxcorpus allait nous mettre face à un énorme problème méthodologique. En effet,à part Ferdaous, une voix en enfer qui d'ailleurs a été traduit par Assia Djebar etdont l'écriture, de ce fait, se rapproche beaucoup de la sienne, les divergencesentre les deux œuvres étaient énormes. Là où les romans d'Assia Djebar noussemblaient spécifiquement féminins, ancrés dans l'expérience de l'écrivain,denses de poésie et de lyrisme, ceux de Naouel el Saadaoui nous paraissaientdans leur langage, les événements qu'ils racontent, leurs personnages, être

1. Michel MERCIER, Le Roman féminin, P.U.F, 1976.2. Béatrice DIDIER, L'Ecriture-femme, P.U.F, 1981. Camille AUBAUD, Lire les femmes de lettres, Dunod, Paris 1993.3. «L'écriture féminine arabe: étude comparative entre Ombre sultane d'Assia Djebar et Ferdaous,une voix en enfer de Naoual el Saadaoui», soutenu en octobre 1991, sous la direction de Jean Verdeil avec la collaboration de Charles Bonn.4. La traduction des titres des deux derniers ouvrages cités est de nous.

Page 13: Regaieg

13

calqués sur un prototype masculin de l'écriture littéraire arabe. Leur style étaitsec et coupé de la subjectivité du narrateur. Nous avions essayé, en lestraduisant, de leur donner une âme, une sensibilité féminine que n'a pas daignéleur donner l'expérience scientifique de leur auteur1. Mais au bout du chemin,une question pressante a pris corps et s'est installée dans notre esprit: avions-nous le droit de le faire? Et si nous nous le permettions, dans quelle mesurenotre travail serait-il rigoureux et fidèle à l'objet de la recherche? N'allions-nouspas glisser dans l'énorme gouffre de l'égoïsme en nous substituant à Naouel elSaadaoui? Dans le but donc de faire une étude comparée passionnante et quicorresponde à ce que nous voulions faire dire aux deux auteurs, nous avonsfrôlé l'interdit, l'indécent: derrière notre démarche, se faufilait le risque dedénaturer l'écriture d'un auteur pour la ramener au style d'un autre.

La question posée concerne peut-être toute la littérature comparée: a-t-on le droit de faire des études comparées sur des œuvres traduites? Et si on lefaisait, les résultats en seraient-ils justes? Nous laissons le soin aux spécialistesde répondre à ces questions et nous nous occupons dès lors de tracer lesgrandes lignes de notre parcours.

Visant la précision, le texte, son exploitation stylistique ou mêmeparfois lexicale, nous ne pouvions donc nous permettre une telle erreur. Nousconserverons pieusement nos traductions en attendant un jour meilleur oùnous pourrons les achever. Nous avons finalement opté pour l'étude des troisromans d'Assia Djebar déjà signalés. L'examen de ce corpus nous a confirméson unité: il forme un tout cohérent, chaque roman fait appel à l'autre, reprendles thèmes, les idées, jusque des phrases ou des expressions de l'autre. Danstout texte publié, ce qui attire d'abord le regard est le hors-texte: Le titre, lenombre de pages, la dédicace, la division des chapitres… L'Amour, la fantasia;Ombre sultane; Loin de Médine: les titres des deux premiers romans sont régispar une dualité qui renvoie à leur structure intérieure. En effet, chacun desdeux ouvrages se compose de trois parties divisées en chapitres se rapportant àdeux situations différentes. D'un chapitre à l'autre, ces situations alternent, seconfrontent, se mêlent, se démêlent et procurent à l'écriture une richesse et unedensité poétique attachantes. Concrétisons un peu cette idée. L'amour, la fantasiase compose de chapitres sur l'amour et d'autres sur la fantasia qui s'alternent:une narratrice nous parle ici de sa vie, de son enfance et là de l'Histoire de son

1. Naoual el SAADAOUI est à la fois psychiatre et sociologue.

Page 14: Regaieg

14

pays l'Algérie; ici elle se souvient des événements qui ont meublé son existence,là elle nous rapporte avec sarcasme les témoignages de certains officiersfrançais lors de la conquête, non! du viol de l'Algérie; témoignages auxquelselle substitue aussitôt des paroles de femmes, réelles ou imaginaires, qui ontvécu le drame. Ombre sultane se présente comme un prolongement del'aventure autobio-graphique de cette narratrice, quant à Loin de Médine, ellecreuse le champ historique déjà évoqué dans L'Amour, la fantasia pour nousramener aux trois premières années qui suivent la mort du ProphèteMohammed.

En voilà une architecture surprenante, révélatrice des préoccu-pationsde l'auteur et qui fournissait la matière de nos deux premières parties: nousallions donc commencer par étudier l'autobiographie dans son rapport à lafiction — n'oublions pas qu'il s'agit de trois romans —, puis ce serait au rapportHistoire/fiction ou intertextualité et oralité (référence au langage féminin) quenous projettions de nous intéresser. Une dernière partie allait être consacrée àla représentation de l'espace dans les trois romans et à laquelle renvoie ladualité déjà évoquée dans Ombre sultane: tension donc entre le jour et la nuit,l'intérieur et l'extérieur, le dedans et le dehors, etc.

Cependant, comme nous l'avions déjà signalé, notre corpus et notresujet se sont trouvés réduits et c'est à l'étude générique de L'Amour, la fantasiaet d'Ombre sultane que nous consacrons désormais notre étude. Nous avonsdonc écarté Loin de Médine qui ne répond à aucune des contraintes de l'écritureautobiographique et d'où toute référence à la vie de l'auteur (que ce soit par lebiais d'une narratrice identifiée à l'écrivain ou par l'intermédiaire d'unpersonnage qui aurait vécu la même expérience qu'Assia Djebar) est absente.En fait, ce roman met en scène des femmes contemporaines de l'époque duProphète Mohammed et des premières années de la diffusion de la religionmusulmane dans la péninsule arabique. L'époque n'est donc aucunementcontemporaine de l'auteur qui, dans ce roman, choisit de s'éclipser cédant laparole aux premières femmes de l'islam. L'Amour, la fantasia et Ombre sultaneforment, au contraire, une unité où tout se rappelle, tout se répond comme deséchos au fond d'une caverne. Quel est le secret de cette unité? Quel desseinanime l'esprit de l'auteur aux moments où elle peint cette magnifique fresque?

Avant d'entrer dans le vif du sujet, nous avertissons le lecteur que, dansun souci de clarté et afin d'éviter les répétitions, nous ne citerons désormais que

Page 15: Regaieg

15

les initiales des titres des romans à étudier: L'Amour, la fantasia sera donc A.F1

et Ombre sultane O.S.

L'enjeu est donc de déterminer l'appartenance générique de ces deuxœuvres: A.F et O.S sont-ils effectivement des romans ou ne sont-ils pas plutôtdes autobiographies où la référence à la vie de l'auteur est évidente? Maisqu'est-ce d'abord qu'une autobiographie? Nous voilà devant la nécessité debaliser la piste par quelques indications sur l'autobiographie, point de départde cette recherche.

«La biographie d'une personne faite par elle-même»2, «une biographieécrite par celui ou celle qui en est le sujet»3, «récit […] que quelqu'un fait de sapropre existence»4; tous les critiques s'accordent sur cet aspect spécifique del'autobiographie. La définition n'en paraît donc aucunement problématique.Cependant, ces «définitions» que nous avons relevées au fur et à mesure de noslectures soulèvent une question très épineuse: écrire sa propre biographie n'est-il pas le principe de toutes «les écritures du moi»5? Qu'il s'agisse de mémoire,de journal intime, de roman autobiographique ou d'autobiographie, le postulatde base est le même: une personne s'applique à raconter sa vie. Quels sont doncles traits qui distinguent l'autobiographie des autres genres littéraires?

La problématique se trouve ainsi déplacée: c'est précisément ladéfinition générique de l'autobiographie qui est désormais mise en question. Leproblème alimente les débats depuis plus d'un siècle, date à laquelle la critiquelittéraire a commencé à s'intéresser à ce genre d'écriture. L'autobiographie estsujette à des changements constants liés au degré de sensibilité du publicqu'elle vise et au développement incessant des différentes techniques decommunication1, d'où la difficulté d'arrêter avec précision et rigueur lesfrontières de ce nouveau genre littéraire. Pour définir l'autobiographie, tout

1. Après l'édition de 1985, une deuxième édition de ce roman a été publiée récemment (1995). Elle

conserve la pagination de l'édition précédente; c'est pourquoi nous nous réfèrerons iciindifféremment à l'une ou l'autre de ces deux éditions.

2. Jean STAROBINSKI, «Le style de l'autobiographie», in L'Œil vivant, II: La Relation critique,Paris, Gallimard, 1970, p. 84.

3. Georges MAY, L'Autobiographie, Presses Universitaires de France, 1979, p. 12.4. Philippe LEJEUNE, L'Autobiographie en France, Librairie Armand Colin, 1971, p. 14.5. Titre d'un ouvrage de Georges GUSDORF, Editions Odile Jacob, Janvier 1991.1. Problématique soulevée par Elisabeth W.BRUSS, «L'autobiographie considérée comme acte

littéraire» in Poétique, n°17, 1974, Traduction de J.P.Richard, pp. 14-26.

Page 16: Regaieg

16

critique se trouve confronté à une question cruciale: faut-il, pour cela, partird'un corpus et donc procéder à un regroupement des textes qu'il juge les plusreprésentatifs de ce genre ou tenter une définition arbitraire et subjective? Ledilemme réside dans le fait qu'aucune des deux démarches ne peut s'accompliravant et sans l'autre. Comment sortir de ce cercle vicieux?

C'est en fait au cœur de ce cercle vicieux que nous nous sommes sentiedès que nous avons tenté de définir les bases de notre analyse. Pourtant il fautbien tenir l'un des bouts du fil pour pouvoir résoudre l'énigme. Alors nousavons choisi de partir de la définition que Philippe Lejeune donne àl'autobiographie. Quoique cette définition soit contestée2,. elle a permis à sonauteur de délimiter en partie les frontières de l'autobiographie et même defournir aux lecteurs une anthologie des œuvres françaises les plusreprésentatives de ce genre d'écriture3. En voici la formule: «DEFINITION:Récit rétrospectif en prose qu'une personne réelle fait de sa propre existence,lorsqu'elle met l'accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l'histoire de sapersonnalité»4.

Pour éviter de nous perdre dès le début dans les méandres de lacritique et de nous égarer dans ses labyrinthes, nous nous tiendrons donc pourl'instant à cette définition et verrons les possibilités de son application sur lesœuvres que nous nous proposons d'étudier. Retenons-en d'abord les troispoints essentiels:

— Celui qui écrit l'autobiographie est «une personne réelle»: l'auteur setrouve identifié au narrateur.

— Cette «personne réelle» raconte «sa vie individuelle», «l'histoire desa personnalité»: l'auteur est lui-même le personnage dont il parle, le«racontant» est le «raconté». Le mot «histoire» suggère que le lecteurdevra déceler dans l'écrit un ordre chronologique approximatifcorrespondant aux moments les plus saillants de la vie de l'écrivain.

2. Par Elisabeth BRUSS («L'autobiographie considérée comme acte littéraire» in Poétique, op. cit) et

Georges GUSDORF («De l'autobiographie initiatique à l'autobiographie genre littéraire» in Revued'Histoire Littéraire de la France, 1975, n° 6) qui reprochent à Lejeune de ne pas tenir compte del'évolution historique du genre.

3. Philippe LEJEUNE, L'Autobiographie en France, op. cit.4. Philippe LEJEUNE, Le Pacte autobiographique, Collection Poétique, Editions du Seuil, 1975, p.

14. Cette définition est à quelques détails près la même que celle citée dans L'Autobiographie enFrance, op. cit, p. 14.

Page 17: Regaieg

17

— Ce récit de vie se fera dans une perspective rétrospective, c'est-à-direqu'il s'agit d'une «narration ultérieure» retraçant à la fois le passélointain et récent de l'auteur. Dans ce cas, la mémoire est uninstrument précieux et incontournable pour remonter et parcourir lamachine du temps.

C'est sur ces trois principes que se basera notre étude du rapport d'Assia Djebarà l'écriture autobiographique. Dans A.F et O.S le lecteur peut facilement décelerun certain lien avec la subjectivité de l'auteur, avec le moi intérieur del'écrivain. Nous nous efforcerons, dans ces deux ouvrages, de repérer les lieuxd'application mais aussi de transgression des trois principes del'autobiographie énoncés par Lejeune. Le principe de l'«identité auteur-narrateur-personnage» sera à la fois notre point de départ et notre pointd'arrivée, il occupera à la fois le premier chapitre de notre première partie etnotre troisième partie, l'«histoire» de la «personnalité» de l'auteur fera l'objetdu deuxième et du troisième chapitre de la première partie, la rétrospection etle jeu sur les temps (grammaticaux) occuperont, quant à eux la deuxièmepartie. Une large part dans notre étude est donc consacrée à l'identité du Je. Cechoix n'est en fait qu'une contrainte; parler de l'autobiographie implique, enréalité, le fait de parler surtout de la subjectivité de l'énonciateur.Contrairement à l'énoncé, l'énonciation tient en effet une place très importantedans toute autobiographie. Par le biais de ces trois parties nous espéronsarrêter le genre auquel appartiennent ces deux œuvres. Pour cela, uninvestissement à la fois du hors-texte et de la structure interne de chaque livrenous semble nécessaire. Nous démontrerons d'abord qu'il s'agit dans les deuxœuvres d'une écriture autobiographique mettant en scène un récit de vie maisqu'en même temps cette écriture est altérée par différentes anomalies quiaboutissent à l'échec du projet autobiographique. Dans un deuxième temps,nous nous occuperons du jeu sur les temps et de la dialectique récit/discours;nous aurons à constater l'importance du discours qui submerge le récit et faitdévier l'écriture autobiographique vers la fiction. Nous démontrerons enfin quela fiction s'étend et colore les deux œuvres d'une teinte romanesque grâce aujeu des voix narratives ou à ce que nous préférons appeler la polyphonieénonciative.

Page 18: Regaieg

18

Page 19: Regaieg

1

PREMIERE PARTIE:L'ECRITURE AUTOBIOGRAPHIQUE

Page 20: Regaieg

2

«J'écris parce que je ne peux faire autrement,parce que la gratuité de cet acte, parce quel'insolence, la dissidence de cette affirmation medeviennent de plus en plus nécessaires. J'écris àforce de me taire. J'écris au bout ou en continuationde mon silence. J'écris parce que, malgré toutes lesdésespérances, l'espoir (et je crois: l'amour)travaille en moi… »

Assia DjebarParis, Novembre 1985

(«Gestes acquis, gestes conquis», lettre publiéedans Présence de femmes, Ed HIWAR, Alger,

1986).

Page 21: Regaieg

3

INTRODUCTION

«Le récit de vie scriptural est une pratique où se manifeste ce que j'aiappelé le principe d'écriture»1 déclare Henri Boyer qui distingue dans l'«ordrescriptural» (par opposition à «l'ordre oral») deux grands principes: «le principede scription» et «le principe d'écriture». Le premier s'applique aux textes oùapparaît essentiellement «l'aspect dénotatif du langage» et d'où l'énonciateurest totalement absent (écrits administratifs, scientifiques, Curriculum vitae dansle cadre du vécu, etc.); le second concerne des écrits où s'observe un certain jeusur le langage en particulier grâce aux connotations. L'écriture implique doncl'inscription de la subjectivité de l'énonciateur: «on y lit des pulsions, desconflits, des positions et en définitive l'acte d'énonciation»2. La transparencecède la place ici à l'ambiguïté, une certaine opacité s'empare de l'écrit etintroduit le lecteur dans un terrain ambivalent, obscur propice au jeu.

L'écriture est donc d'abord un jeu où le Je a une place très importante:n'est-il pas l'élément moteur de l'acte d'énonciation? Et si ce responsable del'énonciation devenait lui-même objet de l'énonciation? Le jeu seraitévidemment plus passionnant et plus fascinant. Est-ce la raison pour laquelleles récits de vie marquent le plus de succès dans le domaine de l'écrit? HenriBoyer a donc raison de l'affirmer: le «principe d'écriture» englobe, en plus dela «littérature», le récit de vie. Ecrire sa vie nécessite une véritable mise enscène où un seul acteur s'expose et joue (avec) son destin. «L'autobiographiepropose un théâtre dans le théâtre, théâtre d'ombres où l'auteur joue à la foisles rôles de l'auteur, du metteur en scène et des acteurs»3.

En 1962, Assia Djebar déclarait: «J'ai toujours voulu éviter de donner àmes romans un caractère autobiographique par peur de l'indécence et parhorreur d'un certain striptease intellectuel auquel on se livre souvent avec

1. «Les temps dans la mise en scène du vécu: le récit de vie comme écriture» in Pratiques, n°45, mars

1985, p. 52.2. Ibid, pp. 52-53.

3. Georges GUSDORF, Les Ecritures du moi: lignes de vie I, op. cit, p. 311.

Page 22: Regaieg

4

complaisance dans les premières œuvres»1. A cette date, l'auteur n'avait éditéque La Soif et Les Impatients et s'apprêtait à publier Les Enfants du nouveaumonde. Elle n'était donc qu'aux débuts de sa carrière d'écrivain qui connutdepuis la publication et le succès des Alouettes naïves un tournantextraordinaire. Ce souci de ne pas heurter le public par une image tropdévoilée de soi dès les premiers écrits n'est peut-être pas propre à Assia Djebar,il est en fait derrière tout projet d'écriture. Philippe Lejeune n'affirme-t-il pas:«si l'autobiographie est un premier livre, son auteur est donc inconnu, mêmes'il se raconte lui-même dans le livre: il lui manque, aux yeux du lecteur, cesigne de réalité qu'est la production antérieure d'autres textes (nonautobiographiques), indis-pensable à ce que nous appellerons «l'espaceautobiographique»»2 ?

Depuis Les Alouettes naïves, le rapport d'Assia Djebar à l'écriture s'estcomplètement modifié: «Pour la première fois, j'ai eu à la fois la sensation réellede parler de moi et le refus de ne rien laisser transparaître de mon expériencede femme. Quand j'ai senti que le cœur de ce livre commençait à frôler mapropre vie, j'ai arrêté de publier volontairement jusqu'à Femmes d'Alger dansleur appartement»3. L'auteur répugne donc toujours à exposer sa vie mais elle setrouve entraînée par une force extraordinaire, ravageuse qui la pousse às'inscrire dans ses œuvres. Pour l'écrivain dont le Je s'était mis soudain àremplacer les Je féminins et même parfois masculins4 des romans précédents,l'écriture de soi devenait un enjeu, une nécessité impérieuse: «Autrefois,j'écrivais entre deux périodes de vie intense. Depuis quatre ou cinq ans, écrireest devenu quelque chose d'impérieux. Si je n'écris pas quotidiennement, jeressens une sorte d'angoisse métaphysique, comme si je perdais le fil de moi-même. Ecrire, c'est vivre doublement»5. En effet l'intervalle entre les différentespublications de l'auteur a sensiblement diminué depuis L'Amour, la fantasia(1985): deux ans entre ce roman et Ombre sultane (1987) et quatre entre cedernier et Loin de Médine (1991)6.

1. Jeune Afrique, n° 87, 4 juin 1962.2. Philippe LEJEUNE, Le Pacte autobiographique, op. cit, p. 23.3. Jeune Afrique, n° 1225, 27 juin 1984.4. C'est le cas de Omar, narrateur des Alouettes naïves.5. Jeune Afrique, op. cit.6. Il convient de rappeler dans ce cadre que l'auteur a interrompu ses publications pendant 13 ans, de

1967, date de parution des Alouettes naïves, à 1980, année où a été publié Femmes d'Alger dansleur appartement.

Page 23: Regaieg

5

Nécessité d'écrire, nécessité désormais de s'écrire et donc de s'exposerau regard des autres: comment l'écrivain a-t-elle pu concilier ces deuxcontraintes contraires? A-t-elle réussi dans son nouveau projetautobiographique? Ce projet a-t-il abouti à sa fin qui est de faire des écritsd'Assia Djebar publiés après Femmes d'Alger dans leur appartement une vasteœuvre autobiographique qui reflète un «fil» du moi intérieur de l'auteur etdévoile sa vie? Autrement dit les quatre dernières œuvres de l'auteur sont-ellesdes autobiographies? Ce n'est évidemment pas le cas de Loin de Médine où lasubjectivité d'une narratrice omniprésente n'apparaît guère.Vaste est la prison,œuvre ouvertement autobiographique, aurait par contre été intéressante pournotre travail si elle n'avait pas été publiée alors que nous avions presqueachevé notre tâche.

Si le projet autobiographique de l'auteur formulé dans A.F et conduitdans O.S n'a pas été poursuivi dans Loin de Médine, est-ce à dire qu'il a fini paréchouer? C'est justement ce qu'il s'agit de démontrer dans ce travail. Est-cetoutefois cet échec qui inscrit ces deux œuvres dans le registre de la fiction? Iln'est pas aisé de l'affirmer d'autant plus que la fiction, dans son acception laplus connue, n'a jamais été définie comme une autobiographie ratée. Qu'est cequi fait donc de ces deux œuvres des romans (si l'on croit les sous-titres dechacune d'elles)? La question est en définitive: quelle différence y a-t-il entrefiction et autobiographie? Qu'est-ce qui permet de dire qu'il s'agit là d'uneautobiographie réelle et ailleurs d'un roman ou d'une œuvre fictive en général?C'est précisément à la base de cette distinction que s'articulera notre travail afinde démontrer que dans A.F et O.S, l'autobiographie échoue et cède le pas à lafiction et que ce n'est précisément pas son échec qui la transforme en fictionmais un autre mécanisme qui est inhérent à la définition même de la fiction.

Nous tâcherons d'abord, dans cette première partie, de dégager lecaractère autobiographique des deux œuvres tout en montrant en quoi résidel'échec de l'autobiographie dans chacune d'elles. Un premier chapitre seraconsacré à l'examen des différents pactes d'écriture qui gèrent l'une et l'autre,dans un second chapitre nous révélerons le passage d'une écriture à intentionautobiographique (souligner «le tracé d'une vie»1) à une écriture dumorcellement, de l'anéantissement ou de la dispersion de la personnalité, letroisième chapitre sera, quant à lui, consacré à l'acharnement de l'auteur à

1. Jean STAROBINSKI, «Le style de l'autobiographie», op. cit, p. 84.

Page 24: Regaieg

6

vouloir se dire, entreprise vaine puisque tous ses efforts aboutissent dans unlabyrinthe de l'écriture qui accentue la perte de soi et l'aliénation du sujetscripteur, Je se transforme alors en un autre.

Page 25: Regaieg

7

CHAPITRE I: LES PACTES DE L'ECRITURE:

«Faire un livre qui soit un acte, tel est, engros, le but qui m'apparut comme celui que jedevais poursuivre, quand j'écrivis "L'Aged'homme". Acte par rapport à moi-même puisquej'entendais bien, le rédigeant, élucider, grâce à cetteformulation même, certaines choses encore obscuressur lesquelles la psychanalyse, sans les rendre tout àfait claires, avait éveillé mon attention quand jel'avais expérimentée comme patient. Acte parrapport à autrui puisqu'il était évident qu'en dépitde mes précautions oratoires la façon dont je seraisregardé par les autres ne serait plus ce qu'elle étaitavant publication de cette confession. Acte, enfin,sur le plan littéraire, consistant à montrer ledessous des cartes, à faire voir dans toute leurnudité peu excitante les réalités qui formaient latrame plus ou moins déguisée, sous des dehorsvoulus brillants, de mes autres écrits».

Michel LEIRIS,(L'Age d'homme,

édition du Livre de Poche, 1967, EditionsGallimard, p. 13)

S'écrire: est-ce la devise d'Assia Djebar dans A.F et O.S? La réponse àcette question n'est absolument pas simple; il suffit d'être confronté à A.F pours'en rendre compte; la lecture de cet ouvrage plonge le lecteur dans une

Page 26: Regaieg

8

profonde étonnement. Le livre est en fait composé d'un mélange de récitshistoriques se rapportant aux premières années de la colonisation de l'Algériepar les Français et d'un récit de vie d'une narratrice anonyme, ces deux modesd'écriture s'alternent d'un chapitre à l'autre jusqu'à s'entrelacer et se confondreà la fin. La structure de O.S fait écho à celle de A.F: une narratrice première,anonyme aussi, cède la parole à un personnage féminin (Isma) qui s'empare dela narration et se charge même de l'agencement intérieur de l'œuvre; cettenouvelle narratrice alterne à son tour des chapitres où elle narre son histoire(représentant curieusement les mêmes étapes que celles de la vie de lanarratrice de A.F) et d'autres où elle s'adresse à sa fausse rivale Hajila en luidisant Tu; le roman semble avoir une structure dialogique qui n'en est pourtantpas une puisque dans la majorité des pages c'est Isma qui parle. Le pointcommun de ces deux œuvres c'est à la fois leur structure binaire et la large partque toutes deux font au récit de vie du personnage principal. Le lecteur leséprouve comme des œuvres à la fois contraires et complémentaires. A.F est enfait bâtie sur un projet autobiographique, elle est censée tracer la vie de l'auteurqui se trouve incarnée dans la narratrice anonyme, alors que O.S met en scènedes personnages fictifs (Isma, Hajila, Touma…) dont toutefois le principal(Isma) a vécu la même expérience que la narratrice de A.F.

Qu'est-ce qui nous permet de parler d'un projet autobiographique quigère la structure interne de A.F? Qu'est-ce qui nous autorise à parler de O.Scomme d'un «roman autobiographique», c'est-à-dire un roman où lepersonnage principal ressemble à l'auteur et a vécu la même expérience quelui?

C'est en fait en partant du principe de l'identité auteur-narrateur-personnage énoncé par Lejeune qu'une réponse à ces questions peut-êtreapportée. Pour ce dernier, l'identité entre auteur et narrateur doit être uneidentité de nom c'est-à-dire que le personnage-narrateur porte le même nomque celui de l'auteur inscrit sur la couverture du livre. A défaut, pour se direautobiographique, l'œuvre doit être gérée par un «pacte autobiographique»1 etun «pacte référentiel»2 qui permettent au lecteur de la percevoir comme uneautobiographie. Le «pacte référentiel» établit une identité entre la vie del'auteur et celle du personnage-narrateur alors que le «pacte autobiographique»

1. Le Pacte autobiographique, op.cit, p.24.2. Ibid, p.36.

Page 27: Regaieg

9

installe un contrat entre le lecteur et l'auteur qui invite le destinataire à lire sonlivre comme une autobiographie réelle. L'auteur, badinant avec l'écriture de soi,peut étendre le «pacte autobiographique» en proposant au lecteur un «pactefantasmatique»3 qui l'invite à lire l'œuvre comme une fiction pour,paradoxalement, en assurer le sceau de la réalité et surtout de la véracité. Quantau «roman autobiographique», il se caractérise surtout par «le pacteromanesque»4 qui exige qu'il n'y ait aucune identité entre l'auteur et lepersonnage et que l'œuvre soit sous-titrée «Roman».

Tous ces pactes, énoncés ainsi à la hâte, devront être définis. Ce n'estqu'après que nous chercherons les traces des uns et des autres dans A.F et O.S.Cependant, avant de nous livrer à cet exercice, nous nous devons d'écarter unécueil qui nous hante et entrave notre réflexion. Il s'agit de répondre à laquestion suivante: quelle place peut avoir le pseudonyme dans cette trilogieidentitaire auteur-narrateur-personnage?

I - ASSIA DJEBAR PSEUDONYME:

3. Ibid, p .42.4. Ibid, p. 27.

Page 28: Regaieg

10

«C'est […] par rapport au nom propre que l'on doit situer les problèmesde l'autobiographie. Dans les textes imprimés, toute l'énonci-ation est prise encharge par une personne qui a coutume de placer son nom sur la couverture dulivre, et sur la page de garde, au-dessus ou au-dessous du titre du volume. C'estdans ce nom que se résume toute l'existence de ce qu'on appelle l'auteur: seulemarque dans le texte d'un indubitable hors-texte, renvoyant à une personneréelle, qui demande ainsi qu'on lui attribue, en dernier ressort, la responsabilitéde l'énonciation de tout le texte écrit», affirme Philippe Lejeune dans Le Pacteautobiographique1. Pour Roland Barthes: «Un nom propre doit toujours êtreinterrogé soigneusement, car le nom propre est, si l'on peut dire, le prince dessignifiants; ses connotations sont riches, sociales et symboliques»2. Le nompropre de l'auteur revêt donc une importance capitale dans l'étude d'une œuvreautobiographique. Qu'en est-il des auteurs qui emploient, pour publier leursouvrages, des pseudonymes?

Si nous posons la question, c'est parce que c'est le cas ici d'Assia Djebardont le nom réel est Fatima-Zohra Imalayène. A cette question, PhilippeLejeune répond comme suit: «Un pseudonyme, c'est un nom différent de celuide l'état civil, dont une personne réelle se sert pour publier tout ou partie de sesécrits. Le pseudonyme est un nom d'auteur. Ce n'est pas exactement un fauxnom, mais un nom de plume, un second nom. […] Le pseudonyme estsimplement une différenciation, un dédou-blement du nom, qui ne change rienà l'identité»3. Ainsi le problème paraît être résolu ou écarté. Cependant, laréalité est toute autre pour les auteurs femmes dont le rapport à l'écriture estdifférent de celui des hommes. Jusqu'à une époque très récente en Occident,toute femme qui prend la plume s'expose doublement: elle se dévoile et prêteainsi le flanc aux critiques de la société et de la famille où elle vit. Que dire sielle ose exposer aussi son nom, le nom de sa famille (celui du père ou du mari)?Ce n'est en fait qu'à partir du moment où la femme occidentale a pu accéder àla liberté individuelle et à une identité propre à elle (donc à un nom qui est lesien), que son rapport à l'écriture a été modifié et par là les raisons de sonrecours aux pseudonymes.

1. Op. cit, pp .22-23.2. «Analyse textuelle d'un conte d'E.Poe», paru dans l'ouvrage collectif Sémiotique narrative et

textuelle, Paris, Larousse, 1974, p. 34.3. Le Pacte autobiographique, op. cit, p .24.

Page 29: Regaieg

11

C'est dans ce sens que vont Monique Houssin et Elisabeth Marsault-Loi quandelles affirment: «A travers l'expression plus ou moins conven-tionnelle de laprétendue réserve féminine, c'est un réel problème de fond qui est posé: celuidu dévoilement de soi chez le créateur, homme ou femme, mais d'autant plusaigu pour la femme qu'il va à l'encontre de son statut social inférieur.L'utilisation des pseudonymes, très largement répandue chez les écrivainsfemmes du passé, et particulièrement au XIXe siècle, ce moment d'explosion del'écriture féminine, est un des signes de cette résistance de la femme à sedévoiler». Et ces deux critiques d'ajouter: «L'acte d'écrire est jusqu'au XXe sièclesocialement masculin, et la femme qui l'ose risque du même coup la mise encause de son identité. C'est pourquoi le pseudonyme peut représenter l'écran,protecteur parce que factice, d'un masque»1.

«Factice», faux, imité, feint: le pseudonyme plonge apparemmentl'identité de la femme écrivain dans un univers fictif. Il «protège une identitélégale que l'on ne veut pas mêler à l'acte de création. La femme écrivain sescinde en deux, joue le double je(u) de la double nomination» affirmentChristiane Achour et Simone Rezzoug2. Le «masque» n'est-il pas un desaccessoires qui opèrent la métamorphose de l'acteur en personnage de théâtreet l'introduisent dans cet univers du jeu? Ce jeu, cette mise en scène semblentfaire de toute écriture de femme à pseudonyme une fiction. A-t-on déjàprésenté des textes scientifiques, des documentaires ou tout autre texte dont laréférence à la réalité est évidente sous un pseudonyme? Pour Genette, l'emploides pseudonymes est lié dans la vie artistique à «deux activités: la littérature et,loin derrière, le théâtre (les noms d'acteurs)». Ainsi, la réponse est si évidenteque Genette ne se donne même pas le droit de s'en étonner: «Je comptais […]m'en étonner, et chercher les raisons de ce privilège: pourquoi si peu demusiciens, de peintres, d'architectes? Mais au point où nous en sommes, cetétonnement serait par trop factice: le goût du masque et du miroir,l'exhibitionnisme détourné, l'histrionisme contrôlé, tout cela se joint dans lepseudonyme au plaisir de l'invention, de l'emprunt, de la métamorphoseverbale, du fétichisme onomastique. De toute évidence, le pseudonyme est déjàune activité poétique, et quelque chose comme une œuvre. Si vous savezchanger de nom, vous savez écrire»1. Pourquoi d'autre part recourir à cet

1. Ecrits de femmes, Messidor, Paris, 1986, pp. 8-9.

2. «Ecrire disent-elles», Parcours maghrébins/ Présence de femmes, Alger, octobre 1986, p. 35.1. Gérard GENETTE, Seuils, Ed du Seuil, Paris, février 1987, pp. 52-53.

Page 30: Regaieg

12

artifice si ce genre d'écrits ne compromet en rien la personnalité de soncréateur?

La situation se complique quand il s'agit d'écrits à tendance ou à intentionautobiographique, écrits très nombreux dans le répertoire des publicationsféminines. Les femmes utilisant un pseudonyme n'ont-elles donc pas accès àl'écriture autobiographique, écriture régie par un «pacte référentiel» et dontl'authenticité et la véracité sont une condition incontournable? Cela semble êtrele cas du moins au XIXe siècle où pratiquement toutes les femmes occidentalesont usé de pseudonymes dans leurs publications. La situation au XXe siècle acomplètement changé, sinon comment expliquer la renonciation de la plupartdes femmes occidentales à ce stratagème?

Pour les femmes écrivains arabes (qui utilisent presque toutes despseudonymes) et surtout les Algériennes, le contexte social et politique esttotalement différent du contexte actuel (et même de celui du XIXe siècle) desfemmes occidentales. Ecrire pour ces femmes est véritablement «se mettre à nu»(A.F, p. 178) dans le sens d'un second dévoilement (elles ne portent pas le voileimposé par leur société). Leur crime est donc double, le pardon impossible et lasanction, imposée non pas par Dieu mais par les hommes, lourde (leurs écritspeuvent leur coûter la vie). Dès lors, pour ces femmes, l'emploi du pseudonymedevient une nécessité vitale: il ne leur permet pas seulement de masquer leuridentité mais aussi de sauvegarder leur existence.

Si l'«enjeu de l'entreprise» autobiographique est «l'affirmation de l'existence dumoi»2, comment la femme arabe peut-elle écrire une autobiographie si lepseudonyme qui n'est pour certains qu'un «nom de plume» devient pour elleune cuirasse qui la dissimule pour la protéger ou plutôt un fort où elle seretranche pour repousser l'offensive de la société? Et voilà qu'au voile et àl'enfermement imposés par celle-ci, se substitue une autre prison imposée à lafemme écrivain qui vit désormais dans l'exclusion et l'anonymat. Cependant,entre les deux cachots, il existe une différence de taille: la femme qui n'écrit pasvit à la fois dans la claustration et le silence qui lui sont imposés, alors que lavoix de l'écrivain fuse derrière les remparts qui, s'ils l'emprisonnent, laprotègent. Du coup la seule identité de la femme devient sa voix, des voix,

2. Georges GUSDORF, Les Ecritures du moi: Lignes de vie I, op. cit, p. 26.

Page 31: Regaieg

13

toutes les voix de femmes et l'autobiographie individuelle se mue en"autobiographie collective".

Le pseudonyme sert donc de voile à la femme: il l'aliène mais libère sa voix, lalibère. Dans le contexte actuel où vit la femme arabe, le pseudonyme confère àson écriture (ne serait-ce que lors de ses premières publications) une part defictionnalité car il camoufle complètement son identité et la plonge dansl'anonymat qui «remet en cause l'existence même de l'autobiographie, écriturequi n'a de raison d'être précisément que par cette affirmation d'une identitéentre auteur, narrateur et personnage»1. Le champ de l'écritureautobiographique, tellement à la mode au XXe siècle, serait-il donc inaccessibleà ces femmes dont fait partie Assia Djebar? Pour cette dernière,

«l'écriture est dévoilement, en public, devant des voyeurs quiricanent... Une reine s'avance dans la rue, blanche, anonyme, drapée, maisquand le suaire de laine rêche s'arrache et tombe d'un coup à ses piedsauparavant devinés, elle se retrouve mendiante accroupie dans la poussière,sous les crachats et les quolibets». (A.F, p. 204)

D'où l'utilité et la nécessité du pseudonyme qui sauvegarde cet anonymat, seuleassurance-vie de la femme-écrivain. L'utilité du pseudonyme semble êtreincontestable pour toute femme arabe qui écrit, surtout pour les plus jeunes;une fois que l'auteur s'est fait un public et a accédé à la célébrité, il est bienentendu qu'elle ne sera plus anonyme et que le pseudonyme qui lui a servijusque là de voile sera désormais sa nouvelle peau. Aussi Assia Djebar déclare-t-elle dans l'une de ses interviews télévisées2 que ce pseudonyme s'étaitsubstitué à son nom civil même dans ses relations familiales et personnelles. Ilfaudra donc admettre que le pseudonyme a pu jouer sa fonction dissimulatricedans les premiers romans d'Assia Djebar jusqu'à l'année de la publication DesAlouettes naïves, date d'entrée effective de l'auteur sur la scène littéraire: leroman est d'ailleurs déclaré ouvertement autobiographique par l'auteur elle-même1.

Dans les romans que nous étudions (A.F et O.S), le pseudonyme neconstitue donc plus un obstacle à l'écriture autobiographique surtout du faitqu'ils ont été tous les deux publiés en France où l'auteur elle-même vit depuis

1. Béatrice DIDIER, L'Ecriture-femme, op. cit, pp.58-59.2. Interview diffusée à la Télévision Tunisienne, Chaîne Maghrébine, en avril 1994.

1. Cf p.23, note 3.

Page 32: Regaieg

14

des années. Cependant, pour d'autres raisons, nous aurons l'occasion deconstater que dans ces œuvres, l'autobiographie individuelle ne s'écrit pas outente vainement de s'écrire, l'individualité de l'écrivain se dilue dans unecollectivité qui la mêle aux autres femmes, non! pas autres dans le sens de"elles" mais d'autres moi d'Assia Djebar. Peut-on cependant parlerd'"autobiographie collective"? Cette expression ne renvoie-t-elle pas plutôt àl'Histoire ou du moins à l'Histoire des femmes? C'est précisément cette"autobiographie collective" ou cette Histoire des femmes qu'Assia Djebar tented'inscrire dans ses écrits. Nous aurons à analyser à loisir cette idée qui expliquetoute la visée de l'auteur lors de la publication de ses deux romans.

A ce stade de l'analyse, le lecteur est en droit de s'interroger: pourquoiavoir posé la question du pseudonyme si elle ne concernait pas notre corpus?C'était simplement une mise au point à faire. En fait, le pseudonyme ne devientun «second nom» qu'à partir du moment où l'auteur acquiert une certainerenommée. Si nous tenons compte du fait que les premières œuvres ne peuventjamais être autobiographiques, le problème se trouve effectivement écarté.Reste à poser la question centrale qui guide notre réflexion tout au long de cetravail: ces deux œuvres d'Assia Djebar se donnent-elles pourautobiographiques, c'est-à-dire sont-elles régies par un «pacteautobiographique»?

II - L'AMOUR, LA FANTASIA: DU PACTE AUTOBIOGRAPHIQUE AU

"PACTE FANTASMATIQUE":

D'emblée, le lecteur éprouve O.S comme un prolongement deschapitres "autobiographiques" de A.F. C'est précisément cette intuition quinous a déterminée à choisir ces deux œuvres comme point de départ de cetteétude consacrée à l'autobiographie. Ce choix nous permettra en fait de

Page 33: Regaieg

15

percevoir le passage qui s'opère dans l'écriture d'Assia Djebar d'un ouvrage àintention autobiographique à une autre forme de l'inscription del'autobiographie: la fiction romanesque. Nous aurons, par la même occasion, lapossibilité de démontrer que l'appartenance de A.F et même de ses chapitresdits "autobiographiques" au genre autobiographique n'est pas aussi certainequ'elle le paraît au premier abord. Essayons d'abord de déceler un éventuel«pacte autobiographique» dans A.F.

II . A - LE PACTE AUTOBIOGRAPHIQUE:

Il semble nécessaire que cette notion de «pacte autobiographique» soitdéfinie et clarifiée avant de chercher à savoir si elle se reflète dans A.F. Le mot«pacte» renvoie à un contrat établi entre l'auteur de l'autobio-graphie et sonlecteur. Cette notion a été exploitée, pour la première fois, par PhilippeLejeune: «Dans l'autobiographie, on suppose qu'il y a identité entre l'auteurd'une part, et le narrateur et le protagoniste d'autre part. C'est-à-dire que le «je»renvoie à l'auteur. Rien dans le texte ne peut le prouver. L'autobiographie estun genre fondé sur la confiance, un genre… «fiduciaire», si l'on peut dire. D'oùd'ailleurs, de la part des autobiographes, le souci de bien établir au début deleur texte une sorte de «pacte autobiographique», avec excuses, explications,préalables, déclaration d'intention, tout un rituel destiné à établir unecommunication directe»1.

Le mot «fiduciaire» ici «s'applique avant tout à l'auteur lui-même qui doit êtrele premier à croire à sa tentative»1. Elisabeth Bruss va jusqu'à poser ce pointcomme l'un des principes fondamentaux de l'écriture autobiographique: «Quel'objet de la communication puisse ou non être prouvé faux, qu'il soit ou nonouvert à une reformulation de quelque autre point de vue que ce soit, on attendde l'autobiographe qu'il croit en ses affirmations»2. Le pacte autobiographiquese présente donc comme la clef qui nous permet d'ouvrir la caverne magique et

1. L'Autobiographie en France, op. cit, p. 24.1. L'Autobiographie en France, op. cit, p. 28.2. Elisabeth BRUSS, «L'autobiographie considérée comme acte littéraire», op. cit.

Page 34: Regaieg

16

de contempler le trésor qui l'habite, le secret qui la rend luisante: n'est-ce pas del'ouverture, de l'incipit, que dépend tout le discours d'une œuvre?

L'identité entre auteur, narrateur et personnage garantie par le pacteautobiographique doit être une «identité de nom »3, elle peut être implicite ouconcrète: concrète dans le cas où le narrateur-personnage porte le même nomque l'auteur (nom signalé sur la couverture du livre); implicite si le titre évoqueclairement le genre autobiographique (Histoire de ma vie, Autobiographie …) ou sile texte contient une «section initiale […] où le narrateur prend desengagements vis-à-vis du lecteur en se comportant comme s'il était l'auteur, detelle manière que le lecteur n'a aucun doute sur le fait que le «je» renvoie aunom porté sur la couverture, alors même que le nom n'est pas répété dans letexte»4.

Assia Djebar établit-elle dans ses livres un quelconque pacte autobio-graphique? Cela n'est aucunement imaginable dans O.S puisqu'il n'est pasétabli un rapport d'identité entre auteur, narrateur et personnage et que lepersonnage principal Isma porte un nom différent de celui de l'auteur. Lanarratrice des chapitres autobiographiques de A.F est par contre anonyme, cetanonymat «crée un vide que le lecteur risque de combler en convoquantinconsciemment dans son imagination le nom du romancier»5, d'où, dans cecas, l'utilité du pacte autobiographique qui introduit au texte et élimine ainsitoute ambiguïté (comme celle qui continue à entourer le narrateur d'A larecherche du temps perdu de Proust).

Il n'existe cependant pas de pacte inaugurant A.F, juste une narratriceanonyme qui raconte des scènes de son enfance et les souvenirs qu'elle gardede ce paradis perdu; ce n'est en fait qu'à partir de la page 177 (l'œuvre encontient 256) que des indications sur la nature de l'entreprise objet de l'écriturecommencent à filtrer:

«Ecrire le plus anodin des souvenirs d'enfance renvoie […] au corpsdépouillé de voix. Tenter l'autobiographie par les seuls mots français, c'est,sous le lent scalpel de l'autopsie à vif, montrer plus que sa peau. Sa chair sedesquame, semble-t-il, en lambeaux du parler d'enfance qui ne s'écrit plus.Les blessures s'ouvrent, les veines pleurent, coule le sang de soi et desautres, qui n'a jamais séché». (A.F, pp. 177-178)

3. Philippe LEJEUNE, Le Pacte autobiographique, op .cit, p .27.4. Ibid.5. Pierre-Louis REY, Le Roman, Ed Hachette, Paris, 1992, p. 63.

Page 35: Regaieg

17

A peine annoncé, le pacte autobiographique se trouve donc nuancé, pis encore,nié. Il n'est question en fait que d'une tentative vouée apparemment à l'écheccar l'écriture de soi se transforme en une écriture-blessure, l'encre en sang et lavoix de la narratrice cède la place à un silence opaque. Ce n'est qu'à la fin del'œuvre que la narratrice découvre qu'il ne s'agissait que d'une tentative et ceconstat final nous renvoie fatalement à l'échec de cet essai. La tentative n'étaitpeut-être au départ qu'une tentation qui permettait à la narratrice de goûter auplaisir de la transgression, transgression opérée par l'intention du dévoilementaboutissant au résultat inverse: cherchant la «mise à nu», elle se découvre encoreplus enfouie, plus ensevelie dans son écriture qu'elle ne l'était auparavant.

Les mots «scalpel», «autopsie», «chair», «lambeaux», «blessures», «veines», «sang»et «couler» renvoient à tout un lexique de la mort, à l'écriture-thanatos qui n'estque silence, à l'écriture-blessure ou écorchement faisant muer l'encre en sang. Ils'agit d'une écriture en lambeaux ou par petites bribes, c'est l'écriture dufrissonnement, des frissons de l'agonie. Le responsable dans tout cela, lanarratrice ne se lasse pas de le répéter, est la langue française qui altère le Je,qui déforme ou plutôt enterre son enfance:

«Parler de soi-même hors de la langue des aïeules, c'est se dévoilercertes, mais pas seulement pour sortir de l'enfance, pour s'en exilerdéfinitivement. Le dévoilement, aussi contingent, devient, comme lesouligne mon arabe dialectal du quotidien, vraiment «se mettre à nu»».

(A.F, p. 178)

Le pacte autobiographique continue ainsi de jalonner les quelques pages quirestent des chapitres consacrés à la vie de la narratrice, un pacte à la foisnécessaire et impossible car la langue française a définitivement altéré l'identitéde la narratrice. Un double exil l'a frappée: étudier à l'école française l'a privéede l'école coranique et du chant maternel, écrire en français n'a faitqu'approfondir encore le fossé qui la séparait des siens et l'a exiléedéfinitivement de l'amour qui ne peut s'exprimer pour elle que dans la languearabe, langue des tendres bercements de sa mère. Après un premierdévoilement (quitter la maison paternelle pour fréquenter l'école française), lanarratrice, par le biais de l'écriture, se trouve contrainte à un seconddévoilement opéré encore une fois par la langue ennemie et cette fois, le voilehabituel étant déjà tombé depuis l'enfance, il ne s'agit plus d'un dévoilement ausens propre du terme mais d'un écharnement. Aussi, se cherchant à travers les

Page 36: Regaieg

18

lignes de son écriture, assimile-t-elle la langue française à «la tunique de

Nessus»:

«Sur les plages désertées du présent, amené par tout cessez-le-feuinévitable, mon écrit cherche encore son lieu d'échange et de fontaines, soncommerce.Cette langue était autrefois sarcophage des miens; je la porte aujourd'huicomme un messager transporterait le pli fermé ordonnant sa condamnationau silence, ou au cachot.Me mettre à nu dans cette langue me fait entretenir un danger permanent dedéflagration. De l'exercice de l'autobiographie dans la langue de l'adversaired'hier…» (A.F, p. 241)

«Tenter l'autobiographie», «l'exercice de l'autobiographie»: deux expressionsimportantes pour comprendre le but que la narratrice de A.F s'est assignéequand elle a décidé d'écrire sa vie. L'autobiographie n'était donc qu'une vainetentative, qu'un exercice aboutissant inévitablement à l'échec car il recèle «un

danger permanent de déflagration».

Ce n'est donc qu'au milieu de l'œuvre que des indications sur le projetinitial de la narratrice nous sont livrées. Etablissant un constat d'échec avantmême l'aboutissement de son entreprise, elle paraît loin d'y croire: ce sont deuxconditions du pacte autobiographique qui font défaut. Pourtant il s'agit biend'un pacte autobiographique qui, s'il ne fait pas de A.F une autobiographieréussie, nous incite à relire tout ce qui précède comme un récit de vie del'auteur elle-même. Cette lecture aurait été encore possible si ce pacteautobiographique, déjà douteux, ne se trouvait pas nuancé, annulé même depage en page. C'est cependant à cet exercice (lire les pages qui précèdentle pacte autobiographique comme une autobiographie) que nous nous livreronsdans les deux chapitres qui suivront afin de parvenir à démontrer les anomaliesqui ont abouti à l'échec de l'entreprise autobiographique. Mais tentons d'abordde répondre à la question suivante: qu'est-ce qui nous empêche de lire touteA.F comme une autobiographie, y a-t-il une entrave quelconque à cette lecture?

II . B - "PACTE FANTASMATIQUE" ?

Page 37: Regaieg

19

En réalité, le récit autobiographique se transforme en fiction, du moinsc'est ce qu'affirme la narratrice. Ainsi le pacte autobiographique se mue en unesorte de «pacte fantasmatique». C'est encore à Philippe Lejeune que l'on doitcette notion. Cherchant à définir ce qu'il appelle l'«espace autobiographique», ilaboutit à l'idée que le roman, contrairement à ce que disent certains, n'est pasplus vrai que l'autobiographie: «Si le roman est plus vrai que l'autobiographie,alors pourquoi Gide, Mauriac et bien d'autres ne se contentent-ils pas d'écriredes romans? […] Ces déclarations sont donc des ruses peut-être involontairesmais très efficaces: on échappe aux accusations de vanité et d'égocentrismequand on se montre si lucide sur les limites et les insuffisances de sonautobiographie; et personne ne s'aperçoit que, par le même mouvement, onétend au contraire le pacte autobiographique, sous une forme indirecte, àl'ensemble de ce qu'on a écrit». Alors, «le lecteur est […] invité à lire les romansnon seulement comme des fictions renvoyant à une vérité de la «naturehumaine», mais aussi comme des fantasmes révélateurs d'un individu.J'appellerai cette forme indirecte du pacte autobiographique le pactefantasmatique»1.

En effet, il ne reste pratiquement qu'une dizaine de pages avant la finde A.F quand le pacte autobiographique se double d'indications qui invitent lelecteur à lire l'œuvre comme relevant de la fiction. Après un premier constatd'échec dressé par la narratrice elle-même, ces indications apparaissent commeun renoncement ou une sorte d'abdication. L'autobiographie échappe-t-ellevéritablement au contrôle de la narratrice et la dépasse-t-elle pour allers'inscrire dans les annales de la fiction, ou s'agit-il plutôt d'un simple «pactefantasmatique» qui n'est — rappelons-le encore — qu'une manifestationindirecte du «pacte autobiographique»?:

«L'autobiographie pratiquée dans la langue adverse se tisse commefiction». (A.F, p. 243)

«Ma fiction est cette autobiographie qui s'esquisse, alourdie parl'héritage qui m'encombre. Vais-je succomber?… Mais la légende tribalezigzague dans les béances et c'est dans le silence des mots d'amour, jamaisproférés, de la langue maternelle non écrite, transportée comme unbavardage d'une mime inconnue et hagarde, c'est dans cette nuit-là quel'imagination, mendiante des rues, s'accroupit…» (A.F, pp. 244-245)

1. Le Pacte autobiographique, op. cit, p. 42.

Page 38: Regaieg

20

S'agit-il ici d'un détournement du projet autobiographique qui se transforme enfiction ou la narratrice nous trompe-t-elle pour procurer à son écritureautobiographique plus de véracité et plus d'authenticité?

La réponse est qu'il s'agit bien d'un détournement du projet autobiographiqueet que A.F se trouve effectivement être un roman car, comme dans O.S, l'œuvreest sous-titrée ainsi, ce qui signifie la présence, à côté du pacteautobiographique, d'un «pacte romanesque».

III - LES PACTES ROMANESQUES:

C'est par rapport au pacte autobiographique que Philippe Lejeunepropose «de poser le pacte romanesque, qui aurait lui-même deux aspects:pratique patente de la non-identité (l'auteur et le personnage ne portent pas lemême nom), attestation de fictivité (c'est en général le sous-titre roman quiremplit aujourd'hui cette fonction sur la couverture)»1.

1. Philippe LEJEUNE, Le Pacte autobiographique, op. cit, p. 27.

Page 39: Regaieg

21

L' «attestation de fictivité» est présente à la fois dans A.F et dans O.S quisont tous les deux sous-titrés «romans», alors que la «pratique […] de la non-identité» n'est «patente» que dans O.S où le personnage principal porte un nomdifférent de celui de l'auteur. Néanmoins des ressemblances entre le trajet devie de l'auteur d'une part, celui de la narratrice anonyme de A.F d'autre part etl'itinéraire d'Isma dans O.S sont très faciles à observer.Il s'opère en fait dans O.S ce que nous appellerons avec beaucoup de réserve(car on ne peut affirmer d'une manière catégorique que A.F est uneautobiographie) une sorte d'extension du pacte référentiel.

Le «pacte référentiel» est «en général coextensif au pacte autobio-graphique»2. Philippe Lejeune le définit en ces termes: «Par opposition à toutesles formes de fiction, la biographie et l'autobiographie sont des textesréférentiels: exactement comme le discours scientifique ou historique, ilsprétendent apporter une information sur une «réalité» extérieure au texte, etdonc se soumettre à une épreuve de vérification. Leur but n'est pas la simplevraisemblance, mais la ressemblance au vrai. Non «l'effet de réel», mais l'imagedu réel. Tous les textes référentiels comportent donc ce que j'appellerai un«pacte référentiel», implicite ou explicite, dans lequel sont inclus une définitiondu champ du réel visé et un énoncé des modalités et du degré de ressemblanceauxquels le texte prétend»3. En apparence, seule la narratrice de A.F présenteun profil ressemblant à celui de l'auteur, les étapes de sa vie correspondent auxmoments les plus importants de la vie d'Assia Djebar.

Originaire d'une «antique capitale,ruinée puis repeuplée par l'exode

andalou» (A.F, p. 94), une «vieille cité maritime, encombrée de ruines romaines qui

attirent les touristes» (A.F, p. 142); présentée d'abord sous l'aspect d'une «fillette

arabe allant pour la première fois à l'école» (A.F, p. 11), la narratrice de A.F vit lesannées de sa jeunesse entre la pension, la cour du lycée, les terrains de sport etla cité natale de sa mère où elle se rend pendant les vacances d'été: «Dans la

courette, malgré les chèvres, les caroubes et les pigeons du grenier, j'ai la nostalgie du

lycée et de l'internat. Je me plais à décrire à mes compagnes les heures de basket-ball»(A.F, p.19), «à l'âge où le corps aurait dû se voiler, grâce à l'école française, je peux

davantage circuler: le car du village m'emmène chaque lundi matin à la pension de la

ville proche, me ramène chez mes parents le samedi». (A.F, p. 202) L'une de ses

2. Ibid, p. 36.3. Ibid.

Page 40: Regaieg

22

tantes paternelles a beaucoup d'affection pour elle: «ma ressemblance physique

avec mon père avait sans doute déterminé cette affection». (A.F, p. 220) Elle voyage àParis pour mener des études universitaires et c'est là qu'elle se lie avec unjeune étudiant algérien: «A Paris, dans le petit appartement d'un libraire en chambre,

le couple emménagea pour célébrer la noce». (A.F, p. 117) «Ces épousailles se

dépouillaient sans relâche: de la stridence des voix féminines, du brouhaha de la foule

emmitouflée, de l'odeur des victuailles en excès». (A.F, p. 122) Le couple participe àla guerre de libération de l'Algérie à partir de la frontière tunisienne encompagnie des groupes de guérilla. Les années de mariage, dont le fruit est unefille unique («ma fillette me tenant la main, je suis partie à l'aube» (A.F, p. 13)), nedurent pas et voici que leur «histoire, bonheur exposé, aboutit, par une soudaine

accélération, à son terme» (A.F, p. 75) donc au divorce. Le père de la narratrice deA.F appelé Tahar (seul nom qu'elle nous livre ici) et qui lui a permis defréquenter l'école française est un instituteur de français, sa mère est unevillageoise analphabète. La narratrice est «l'aînée des enfants» (A.F, p. 47); son

«frère unique» est plus jeune qu'elle «de deux ans environ» (A.F, p. 95) alors que sasœur est «à peine sortie de l'enfance» (A.F, p. 117) lors de son mariage (lanarratrice) à Paris.

Malgré l'anonymat où sont plongés les actants de cette vie et quidissimule même la narratrice et frappe surtout les lieux (à part Paris) — lanarratrice nous parle en effet de «villes ou villages aux ruelles blanches, aux

maisons aveugles» (A.F, p. 11) —, il est manifeste, d'après la biographie d'AssiaDjebar1 que ces éléments de vie reproduisent le parcours de l'auteur. Unparfait respect du pacte référentiel s'opère donc d'abord dans A.F qui se veutau départ une autobiographie.

Ce trajet de vie est, à quelques détails près, le même que celui d'Isma,narratrice de la plus grande partie de O.S. Elle nous livre sa biographie à partirdu patio où elle est retournée se réfugier, le patio qui se révèle être un lieupropice aux souvenirs et aux rêveries d'antan. Isma est donc née à Cherchell,ville facile à identifier à partir des indications avancées par le personnageconcernant sa «cité natale recroquevillée autour de son port antique à demi englouti».(O.S, p. 10) Ailleurs, elle parle des «pentes étagées de la cité historique» (O.S, p.

1. Jean DEJEUX, Assia Djebar, romancière algérienne et cinéaste arabe, Sherbrooke, Naaman, 1984.

Page 41: Regaieg

23

89), de «la mer» et du «port avec sa houle» (O.S, p. 109), d'une «cité, repeuplée

autrefois par les réfugiés andalous du XVIe siècle». (O.S, p. 117) Lors de sa premièreenfance, sa «mère mourut, vaincue par la tuberculose» (O.S, p. 115); sa tantepaternelle qui n'avait enfanté que des garçons la prit en charge «jusqu'au jour —

[elle] avait dix ans, tout au plus — où [son] père […] préféra [la] mettre en pension».(O.S, p. 89) C'est ainsi qu'elle vécut «par la suite hors du harem». (O.S, p. 87)Jusqu'à l'âge de dix ans, elle retournait avec son père «chaque année au refuge

montagnard de la famille maternelle». (O.S, p. 115) Vers l'âge de vingt ans, elle semaria. Comme pour la narratrice de A.F, les noces «furent austères» (O.S, p. 58) àl'image des lieux successifs que le couple habita par la suite dans les différentesvilles d'Algérie ou de France surtout Paris (p. 19). Isma eut une fille (O.S, p. 45).Elle vécut un bonheur conjugal intense dont témoignent pratiquement tous leschapitres qui lui sont consacrés dans la première partie du roman intitulée«TOUTE FEMME S'APPELLE BLESSURE» (O.S, p. 13). Cependant, ce bonheurne tarda pas à s'estomper laissant la place à une pâleur des choses et voilàqu'Isma parle du couple comme d'une «illusion» qui la «fascinait de par sa

nouveauté». (O.S, p. 88) Face à sa tante alarmée, elle s'explique: «j'avais dû

travailler, enseigner, surtout avoir du temps à moi». (O.S, p. 89) Le trajet d'Isma seferme donc dans sa ville natale où elle est revenue pour élever sa fille: «Ville de

ma tante et ville mienne, le port antique où se ferme mon trajet. Ville natale également

de la fillette: j'y étais retournée autrefois pour accoucher». (O.S, p. 169)

Il ressort de cette analyse que les deux œuvres sont autobiographiqueset que O.S est un «roman autobiographique» car le lecteur y observe uneressemblance entre la vie de l'auteur et l'expérience vécue par le personnageprincipal Isma. C'est en fait ainsi que Philippe Lejeune a décidé de baptiser«tous les textes de fiction dans lesquels le lecteur peut avoir des raisons desoupçonner, à partir des ressemblances qu'il croit deviner, qu'il y a identité del'auteur et du personnage, alors que l'auteur, lui, a choisi de nier cette identité,ou du moins de ne pas l'affirmer»1. L'identité générique de O.S est donc facile àdeviner. Reste l'identification du genre de A.F où se manifestent à la fois unpacte autobiographique (pratique de l'identité) et un pacte romanesque (lanarratrice est anonyme, elle ne dit pas qu'elle est l'auteur et dit que sonautobiographie se transforme en fiction).

1. Philippe LEJEUNE, Le Pacte autobiographique, op. cit, p. 25.

Page 42: Regaieg

24

Essayant de classifier les genres autobiographie et roman suivant lepacte de lecture qu'ils proposent et le rapprochement qui peut y être fait entrele nom du personnage et celui de l'auteur, Lejeune propose le tableau suivant2:

Une impression étrange se dégage de la lecture de ce tableau et de la tentatived'y chercher la place que peut occuper A.F: cette œuvre peut être en fait placéeà la fois dans les cases 2a et 2c. Appartenance contradictoire et difficile àexpliquer qui introduit le texte dans une certaine zone d'ambiguïté. Dans Moiaussi, Philippe Lejeune prend du recul par rapport à ce tableau, il se rendcompte qu'il était défectueux: «Dans chaque case j'avais marqué l'effet produit.Il y a deux cases «aveugles», correspondant à des cas «exclus par définition»…Aveugle, c'est sans doute moi qui l'étais. D'abord parce qu'il saute aux yeuxque le tableau est mal construit. Pour chaque axe je propose une alternative(romanesque/autobiographique, pour le pacte; différent/semblable, pour lenom), je pense à la possibilité du ni l'un ni l'autre, mais j'oublie celle du à la foisl'un et l'autre! J'accepte l'indétermi-nation, mais je refuse l'ambiguïté…Pourtant c'est là une pratique courante. Le nom du personnage peut être à lafois semblable au nom de l'auteur et différent: initiales semblables, nomsdifférents (Jules Vallès/Jacques Vingtras); prénom semblable, noms différents(ne serait-ce que d'une lettre: Lucien Bodard/Lucien Bonnard), etc. Un livrepeut être présenté comme un roman, au niveau du sous-titre, et commeautobiographie, au niveau du prière d'insérer»1. Cependant, A.F, contenant à lafois un pacte autobiographique et un pacte romanesque, ne correspond à aucun

2. Ibid, p. 28.1. Editions du Seuil, 1986, pp. 23-24.

Page 43: Regaieg

25

des cas de figure cités par Lejeune. En réalité aussi bien le pacteautobiographique que le pacte romanesque, contenus dans le corps même dutexte et non à la lisière de ce dernier, s'y trouvent défectueux. Il manque aupremier la certitude et la crédibilité qui se rapportent à tout contrat. Lanarratrice nous dit en fait qu'elle a tenté d'écrire son autobiographie, a-t-elleinterrompu ce projet? A.F cesse-t-elle alors d'être une autobiographie? Quantau pacte romanesque, s'il est confirmé par le sous-titre «roman», il n'est pasappuyé par la non-identité: la narratrice ne dit pas qu'elle n'est plus l'auteur,même si elle affirme que son récit vire vers la fiction. C'est dans la nature mêmedu pacte romanesque et dans sa façon de se conjuguer avec le pacteautobiographique que réside la problématique à élucider. Si la non-identitén'est pas clairement avancée dans A.F, qu'est-ce qui fait que le projetautobiographique se mue en fiction et qu'est-ce qui pousse l'auteur à plaquerl'étiquette "roman" sur la première page de cette œuvre?

Le principe d'identité auteur-narrateur-personnage s'avérant insuffisant pournous fournir des éléments de réponse, nous nous trouvons dans l'obligation deretourner aux autres termes de la définition de Lejeune et donc à la structureinterne du "roman" puisque c'est dans le texte même de l'œuvre que lanarratrice opère le passage d'une écriture ouvertement autobiographique à uneécriture fictive.

Notre démarche ne sera-t-elle pas inutile dans la mesure où PhilippeLejeune affirme que «l'analyse interne du texte» ne permet pas de «distinguerl'autobiographie du roman autobiographique»1? Ce sont précisément les limitesde cette affirmation que nous chercherons à démontrer et qui constituent labase essentielle de notre thèse. Nous démontrerons dans les deux premièresparties de notre travail que Lejeune a dans une certaine mesure raison. Nousnous appliquerons, par contre, dans notre troisième partie, en nous appuyanttoujours sur la structure interne du texte, à démontrer qu'il s'est totalementtrompé. Ce sera l'occasion de dépasser sa définition de l'autobiographie et dedonner à ce genre d'autres limites peut-être plus floues mais plus réalistes.Tenons-nous pour l'instant à cette définition que nous avons adoptée commepoint de départ de notre analyse générique des deux œuvres d'Assia Djebar.L'autobiographie est un récit de vie réel nous dit Lejeune ainsi que beaucoupd'autres critiques. Ce récit de vie obéit à la loi de la rétrospection. Si A.F s'est

1. L'Autobiographie en France, op. cit, p. 24.

Page 44: Regaieg

26

édifié initialement sur une entreprise autobiographique, y trouve-t-on les tracesde ce type d'écriture? Quelles sont les raisons qui ont abouti à l'échec de cetteentreprise, échec avoué par la narratrice elle-même? Comment cet échec a-t-ildébouché sur la fiction et de quelle manière se manifestent les traces de cetteécriture autobiographique dans O.S?

Ce sont là les questions que nous nous poserons à travers toute cettepremière partie. Nous espérons pouvoir y apporter des réponses claires quinous permettront surtout d'élucider l'ambiguïté qui entoure le mode de lecturede A.F.

CHAPITRE II - DU TRACE AUX TRACES D'UNE VIE:

«Le récit de vie est une tentative du sujet pourconstruire et donner une image de lui-même […].C'est l'effort pour ressaisir son identité à traversles aléas et les avatars de l'existence dans unecohérence qui la rende communicable à autrui. Lerécit suppose ainsi un processus de totalisation, à

Page 45: Regaieg

27

travers lequel l'énonciateur cherche à donner senset consistance à sa vie».

E. Marc LIPIANSKY,(«Une quête de l'identité» inRevue des Sciences Humaines,

1983-3, n°191, p.61.)

«L'œuvre autobiographique s'écrit à la première personne: uneexistence singulière tente de se ressaisir en son ensemble pour mieux seconnaître elle-même et se présenter aux autres»1. Tel est le procédé par lequeltransite toute écriture autobiographique. «Si l'autobiographe écrit, c'est pourconférer précisément à cette vie une existence que l'écriture seule, il le pressent,peut lui donner et à côté de laquelle, flottante, indécise, dispersée, il pourraitcroire autrement avoir passé»2 affirme également Jacques Borel. Tous lescritiques semblent d'accord sur l'objet de l'autobiographie, celle-ci doit exposerune existence dans sa totalité. Si A.F est une autobiographie qui échoue, ellereste néanmoins une autobiographie; ne tente-t-elle pas de donner corps à lavie de l'auteur, d'en tracer les étapes, d'en dessiner les méandres? Lors du pacteautobio-graphique, la narratrice de A.F expose sous nos regards une écriture-blessure qui la meurtrit, suspend sa plume et altère son récit de vie. L'objectif

1. Georges GUSDORF, «De l'autobiographie initiatique à l'autobiographie genre littéraire», op. cit, p.

958.2. Propos sur l'autobiographie, éditions Champ Vallon, Seyssel, 1994, p. 46.

Page 46: Regaieg

28

que nous nous fixons dans ce second chapitre est de démonter les mécanismesde cette écriture-blessure qui, comme une épée, ne cesse de contusionner lanarratrice faisant tomber à l'eau son projet initial de s'écrire. Nous étudieronsau fur et à mesure les moyens de fictionnalisation mis à l'œuvre dans O.S pourfaire d'Isma un personnage qui vit et décrit avec plus de succès l'expériencequ'elle a vécue et qui se trouve être, à quelques détails près, celle qu'a vécuel'auteur incarnée dans la narratrice de A.F.

Raconter une vie, sa vie, suppose le respect d'un certain ordrechronologique, d'une certaine précision (puisqu'il s'agit de sa vie à soi). Au direde Philippe Lejeune «Ecrire son autobiographie, c'est essayer de saisir sapersonne dans sa totalité, dans un mouvement récapitulatif de synthèse dumoi. Un des moyens les plus sûrs pour reconnaître une autobiographie, c'estdonc de regarder si le récit d'enfance occupe une place significative, ou d'unemanière plus générale si le récit met l'accent sur la genèse de la personnalité»3.Le récit doit donc «couvrir une suite temporelle suffisante pour qu'apparaissele tracé d'une vie»4.

C'est ce que nous tenterons de vérifier dans ce second chapitre de cettepremière partie. Nous proposons au lecteur de nous suivre dans l'aventure quinous mène tantôt à la lisière des chapitres qui articulent A.F, tantôt au fil ouentre les lignes qui en forment la trame intérieure. Ce parcours est destiné ànous permettre de relever les manifestations de l'échec de l'entrepriseautobiographique de la narratrice de A.F et à effectuer une épreuve devérification du degré de réussite du principe le plus élémentaire de l'écritureautobiographique à savoir le but de s'écrire. Ce principe se trouvera dans O.Sremplacé ou remanié dans le dessein de faire dire à la fiction ce quel'autobiographie n'a pu ou n'a pas voulu dire, dans le but d'exprimerautrement les choses et de se dissimuler ainsi derrière le voile de la fiction.Assia Djebar s'écrit-elle vraiment dans A.F? Saisit-elle sa vie dans un tracérectiligne? Nous fait-elle visiter les recoins les plus intimes de sa personnalité?

3. L'Autobiographie en France, op. cit, p. 19.4. Jean Starobinski, «Le style de l'autobiographie», op. cit, p. 84.

Page 47: Regaieg

29

I - SUBVERSION DE L'ORDRE CHRONOLOGIQUE DANS L'AMOUR,LA FANTASIA:

«L'autobiographie proprement dite se donne pour programme dereconstituer l'unité d'une vie à travers le temps»1. Qu'y a-t-il de plus simple,diront certains. Cependant l'entreprise n'est pas aussi facile qu'il le paraît carparler de soi exige un réinvestissement de sa propre vie. Pour certains, s'écrireéquivaut à revivre ce qu'on a déjà vécu. Pour ceux dont la vie n'a été qu'unesérie de souffrances et de déchirements intérieurs, s'écrire n'est absolument pasune mince affaire. L'écriture de soi est alors une nouvelle souffrance, peut-êtremême plus vive que la première car on imagine, en l'évoquant, les moyens quinous auraient permis de l'éviter ou de la contourner. Telle est l'expérience del'écriture de soi vécue par la narratrice de A.F (ou l'auteur?) S'écrire s'avèreêtre pour elle à la fois une nécessité et un projet irréalisable. C'est pourquoi,escaladant les marches minées de sa vie antérieure, elle constate désespérémentque «Sa chair se desquame […] en lambeaux du parler d'enfance qui ne s'écrit plus».

1. Philippe LEJEUNE, L'Autobiographie en France, op. cit, p. 226.

Page 48: Regaieg

30

(A.F, p. 176) La «ligne de vie» se transforme ainsi en tracé discontinu, le tracérectiligne en bribes de souvenirs épars. Bref, il ne s'agit plus d'un tracé de viemais d'une écriture-bribes, pas de tracé mais de traces de vie. L'entêtement dela narratrice à vouloir se dire ne tarit cependant pas, elle décide alors de sedissimuler derrière des personnages fictifs (Isma, Hajila) pour réussir àrecoudre les fissures ouvertes dans le tissu de sa vie.

Comme O.S, A.F se compose de trois parties. Les deux premières sontconstituées de chapitres historiques qui alternent avec d'autresautobiographiques. La première partie contient huit chapitres (quatrehistoriques et quatre autobiographiques), la seconde en contient six dont troisautobiographiques. Chacune des parties s'achève sur une page en italique quicorrespond, comme dans O.S, à des réflexions intérieures de la narratrice. Cequi nous intéresse pour l'instant dans ces parties, ce sont évidemment leschapitres autobiographiques où se dessine le trajet de vie de la narratrice quiincarne l'auteur. Embrassant l'ensemble de ces chapitres le lecteur peut d'abordobserver un parfait respect de la chronologie, c'est-à-dire que la vie dupersonnage nous est présentée dans sa linéarité, une linéarité qui renvoiesûrement à un effort fourni par la narratrice pour reconstituer une à une lesétapes qui ont jalonné son existence. Cet effort ne sera toutefois pas couronnéde succès car sous l'ordre apparemment chronologique se dissimule un ordrethématique; mais la raison la plus flagrante de cet échec est l'abîme de treizeans qui s'ouvre dans cette apparente linéarité. En réalité la narratrice se trouvemuette au moment où elle projette d'aborder le récit de sa vie de femme; secreuse alors un silence très pesant qui signe le verdict de la condamnation duprojet autobio-graphique. L'écriture fait alors «ressac» et la narratrice sesurprend à raconter de nouveau son enfance.

I . A - APPARENT RESPECT DE LA CHRONOLOGIE:

Les chapitres autobiographiques de la première partie de A.F évoquentl'enfance de la narratrice. Le premier s'intitule «FILLETTE ARABE ALLANT

POUR LA PREMIERE FOIS A L'ECOLE» (A.F, p. 11); elle y retrace son aventure

Page 49: Regaieg

31

de jeune écolière ne dépassant pas l'âge de huit, neuf ans. Le second a pourtitre «TROIS JEUNES FILLES CLOITREES» (A.F, p. 18). La narratrice y évoqueses souvenirs d'enfance et raconte ses vacances à la campagne avec trois jeunesvoisines cloîtrées dans le harem:

«Me retrouver dans ces lieux, enfermée avec ces trois sœurs j'appellecela «aller à la campagne». Je dois avoir dix, puis onze, puis douze ans…[…]

Je me plais à décrire à mes compagnes les heures de basket-ball. Jedois avoir douze ou treize ans environ». (A.F, pp. 18-19)

Les événements du troisième chapitre intitulé «LA FILLE DU GENDARME

FRANÇAIS…» (A.F, p. 30) se déroulent «au hameau de [ses] vacances enfantines»(A.F, p. 30), la narratrice doit avoir également douze ou treize ans; n'affirme-t-elle pas: «Etait-ce deux, trois années auparavant que Marie-Louise eut un fiancé, un

officier de la «métropole» comme on disait? Cela est probable; je devais avoir moins

de dix ans?» (A.F, p. 33) «MON PERE ECRIT A MA MERE» (A.F, p. 46) est letitre du quatrième et dernier chapitre autobiographique de la première partie;la narratrice n'y est qu'une «fillette de dix ou douze ans» (A.F, p. 47). Ainsi, leschapitres autobiographiques de la première partie couvrent des événementsqui ont peuplé l'enfance de la narratrice.

Quant à la seconde partie où les chapitres autobiographiques sont seulementchiffrés, elle retrace l'adolescence de cette dernière. «Premières lettres d'amour

écrites lors de mon adolescence» (A.F, p. 71), là est le sujet du premier chapitre decette partie. Cette période se prolonge jusqu'à l'âge de dix-huit ans: «Un jour —

âgée de dix-huit ans […] — je décachetai une lettre reproduisant le texte d'un long

poème d'Imriou el [Quaïs]1». (A.F, p. 72) Le second chapitre évoque le rapportqu'entretient la narratrice avec son frère dont l'adolescence s'écoule dans lalutte armée pour l'Algérie libre. Le troisième chapitre autobiographique decette seconde partie narre les événements qui ont conduit la narratrice aumariage à Paris avec un étudiant algérien: «A Paris, dans le petit appartement d'un

libraire en chambre, le couple emménagea pour célébrer la noce». (A.F, p. 117) Cechapitre contient même une description détaillée de la nuit de noces.

C'est, jusque là, à partir des indications sur l'âge de la narratrice préciségénéralement au début de chaque chapitre autobiographique, que nous avons

1. Nous avons ici réctifié l'orthographe de ce mot qui était erroné dans les deux éditions de A.F. Enfait, il s'agit de «Imriou el Quaïs», un poète antéislamique, et non de «Imriou el Ouaïs».

Page 50: Regaieg

32

déduit le respect de l'ordre chronologique auquel cette dernière se soumet dansla narration de son histoire. Il est cependant aisé de se rendre compte que cetordre n'est qu'apparence, que la narratrice n'évoque sa vie que par bribes, parpetites phrases éparses, que beaucoup d'hésitation, d'errance dans lesdifférentes périodes du passé de la narratrice troublent ce semblant d'ordrechronologique.

I. B - ORDRE THEMATIQUE:

Des anticipations que Genette appelle «prolepses» entrecoupent cerécit de vie et forment une sorte de pont entre le passé et le présent de lanarratrice. A plusieurs reprises, le lecteur éprouve le sentiment que ce quiintéresse cette dernière ce n'est pas tant de raconter sa vie passée que dedeviner l'impact qu'elle a pu laisser dans sa psychologie et dans sapersonnalité. Ainsi de la relation entre Marie-Louise, la fille du gendarmefrançais et Paul, son fiancé qu'elle appelle «Pilou chéri»:

««Pilou chéri», mots suivis de touffes de rires sarcastiques; que direde la destruction que cette appellation opéra en moi par la suite? Je crusressentir d'emblée, très tôt, trop tôt, que l'amourette, que l'amour ne doiventpas, par des mots de clinquant, par une tendresse voyante de ferblanterie,donner prise au spectacle, susciter l'envie de celles qui en seront frustrées…Je décidai que l'amour résidait nécessairement ailleurs, au-delà des mots etdes gestes publics». (A.F, p. 38)

Ce «Pilou chéri» s'associe inévitablement à la langue française, cause majeure dumalheur de la narratrice, cette langue qu'elle ne cessera d'accuser tout le longdu texte:

«Anodine scène d'enfance: une aridité de l'expression s'installe et lasensibilité dans sa période romantique se retrouve aphasique. Malgré lebouillonnement de mes rêves d'adolescence plus tard, un nœud, à cause dece «Pilou chéri», résista: la langue française pouvait tout m'offrir de sestrésors inépuisables, mais pas un, pas le moindre de ses mots d'amour neme serait réservé… Un jour ou l'autre, parce que cet état autistique feraitchape à mes élans de femme, surviendrait à rebours quelque soudaineexplosion ».

(A.F, p. 38)

Page 51: Regaieg

33

La dernière phrase de ce passage fait allusion au futur échec conjugal de lanarratrice, à l'«explosion» dans sa vie amoureuse. Explosion qu'elle n'évoqueraque beaucoup plus tard, dans la troisième partie du roman. Dans «MON PERE

ECRIT A MA MERE» (A.F, p. 46), troisième chapitre autobiographique de lapremière partie, la narratrice conclut sur les traces qu'a laissées en elle larelation conjugale qui liait ses parents:

«J'ai été effleurée, fillette aux yeux attentifs, par ces bruissements defemmes reléguées. Alors s'ébaucha, me semble-t-il, ma première intuitiondu bonheur possible, du mystère, qui lie un homme et une femme».

(A.F, p. 49)

A la suite de ces quelques remarques sur la subversion de l'ordrechronologique dans la première partie du roman, il apparaît manifeste quel'agencement des différents chapitres autobiographiques des deux premièresparties répond plutôt à un ordre thématique qui se dissimule derrièrel'apparent ordre chronologique qui ouvre les chapitres et fausse la vision dulecteur. En réalité, des images de couples peuplent la première partie: les fillescloîtrées et leurs amants par correspondance, la fille du gendarme français etson fiancé, le père et la mère. Nous avons là une illustration des différentesfaçons de voir le couple dans la société algérienne de l'époque. L'amour desfilles du hameau d'enfance et de leurs correspondants ainsi que l'amour dupère et de la mère se manifestent dans l'écrit, dans les lettres que s'échangentles jeunes gens, dans la lettre qu'adresse le père à la mère et sur laquelle il oseécrire son nom, le nom de sa femme. Quant à l'amour du couple français, il sedit ouvertement, s'expose ostensiblement au regard des voyeurs indiscrets;c'est pourquoi, dans la seconde partie du roman, la narratrice dira qu'ellepréfére opter pour les lettres, donc pour le mode de communication adopté parles siens dans leurs rapports amoureux: de toute façon, son amour ne pourras'exprimer oralement car elle est frappée d'aphasie précisément dans cedomaine. Ainsi l'ordre chronologique apparent à la première lecture du romans'avère être un stratagème. Est-ce une preuve de l'échec de la narratrice dans lerécit des événements de sa vie? On ne peut pour l'instant l'affirmer surtout dufait que l'ordre chronologique n'est pas une condition incontournable del'écriture autobiographique et qu'un auteur peut parfaitement raconter sa vieen adoptant un ordre thématique.

Cependant, si nous avons pu observer dans les deux premières partiesdu roman un semblant d'ordre chronologique, nous ne pouvons en repérer

Page 52: Regaieg

34

aucune trace dans la troisième et dernière partie, partie la plus longue (elleconstitue à elle seule la moitié du roman) et où la subversion de la chronologieest portée à son comble.

I . C - L'ECRITURE «FAIT RESSAC»:

S'il existe une subversion chronologique dans la structure interne desdeux premières parties du roman, il n'en demeure pas moins que, d'unemanière générale, la première partie réfère à l'enfance de la narratrice et laseconde à son adolescence jusqu'au jour des épousailles. Le lecteur se trouveainsi amené à attendre de la troisième partie une référence à la vie conjugale etamoureuse de la narratrice. Il sera cependant cruellement déçu car, à part unepetite allusion à la suite de son aventure conjugale, cette dernière égrène avecune précision hallucinante des scènes de son enfance dans le patio de la maisonmaternelle. Mariée, elle a vécu un bonheur intense durant douze ou treize ansaprès quoi, une fadeur s'est installée dans sa vie amoureuse et l'a menée jusqu'àla séparation:

«J'ai dix sept ans. [ suit la querelle avec l'aimé et la tentative desuicide]

Longue histoire d'amour convulsif; trop longue. Quinze annéess'écoulent, peu importe l'anecdote. Les années d'engorgement se bousculent,le bonheur se vit plat et compact. Longue durée de la plénitude; trop longue.

Deux, trois années suivirent; le malheur se vit plat et compact, faillesdu temps aride que le silence hachure…» (A.F, p. 130)

Nous observons là un résumé, un aperçu sommaire de la vie conjugale de lanarratrice, cette vie qu'elle n'arrivera pas à écrire dans A.F comme si, une foisce point nodal atteint, les souvenirs la quittaient et sa pensée se dispersait,comme si sa vie s'arrêtait la nuit du mariage et qu'après il n'y en a plus rien àen dire. C'est en fait cette «Aphasie amoureuse» (A.F, p. 142) qu'elle ne cesserad'inculper et qui lui noue la gorge et suspend sa plume.

Parce que sa vie amoureuse se refuse à l'écriture, elle se sent tournerdans un cercle vicieux, partir de l'enfance pour, très vite, inconsciemment, yretourner. C'est pourquoi les chapitres autobio-graphiques de la troisième

Page 53: Regaieg

35

partie renvoient, comme ceux de la première, à des souvenirs épars de sonenfance. C'est en fait à partir du second chapitre autobiographique intitulé«L'APHASIE AMOUREUSE» (A.F, p. 142) qu'un retour à l'enfance se fait sentir:«J'ai passé chacun de mes étés d'enfance dans la vieille cité maritime» (A.F, p. 142),c'est ainsi que s'annonce ce second chapitre. Le troisième chapitre intitulé«TRANSES» (A.F, p. 163) évoque les souvenirs de la narratrice en rapport avecl'image de sa grand-mère maternelle en transes: «Cette voix chevrotante de la nuit

nous faisait accourir, mon cousin et moi, à demi troublés, pareillement fascinés… Je

devais être à la première enfance». (A.F, p. 163) Le quatrième chapitre s'intitulequant à lui «LA MISE A SAC» (A.F, p. 174) et raconte les réunions des femmesd'autrefois quand la narratrice n'était qu'une fillette:

«J'observe ce protocole du couloir ou d'un coin du patio; nous, lesfillettes, nous pouvons circuler tout en restant attentives aux éclats, auxsilences creusés par instants, dans le brouhaha collectif» (A.F, p. 174),

et lors de la condamnation aux travaux forcés d'un des neveux de la grand-mère: «Nous stationnions, grappes d'enfants interloqués, dans le vestibule». (A.F, p.176) Plus nous nous approchons de la fin du roman, plus la narratrice remonteloin dans son enfance. Le cinquième chapitre autobiographique a pour titre«LA COMPLAINTE D'ABRAHAM» (A.F, p. 191), il évoque les événementsreligieux qui ont animé l'enfance première de la narratrice:

«J'écoute le chant des dévotes quand, enfants en vacances, nousaccompagnions nos parentes, chaque vendredi, à la tombe du saintprotecteur de la ville. […]

Mon premier émoi religieux remonte à plus loin: dans le village, troisou quatre années de suite, le jour de la «fête du mouton» débute par la«complainte d'Abraham». […]

Cette écoute, dont la régularité annuelle a scandé mon jeune âge,modela […] en moi une sensibilité islamique. […]

A la même époque, le récit d'une tante qui débitait en multiplesvariations une biographie du Prophète, me rapprocha de cette émotion…[…]

D'une voix triomphante elle faisait revivre maintes fois cette scène;j'avais dix, onze ans peut-être». (A.F, pp. 191-194)

«L'ECOLE CORANIQUE» (A.F, p. 202) est le titre du sixième chapitreautobiographique de cette troisième partie, il reproduit l'univers de l'écolecoranique où, de cinq à dix ans, la narratrice a pu apprendre la languematernelle:

Page 54: Regaieg

36

«Dans ma première enfance — de cinq à dix ans —, je vais à l'écolefrançaise du village, puis en sortant, à l'école coranique.[…]

Je fus privée de l'école coranique à dix ou onze ans, peu avant l'âgenubile.[…]

A onze ans, je partis en pension pour le cursus secondaire».(A.F, pp. 205-207)

Quant au septième chapitre autobiographique «LE CRI DANS LE RÊVE» (A.F,p. 217), il raconte le jour de la mort de la grand-mère paternelle de la narratriceet l'histoire de la famille paternelle: «Je rêve à ma grand-mère paternelle; je revis le

jour de sa mort. Je suis à la fois la fillette de six ans qui a vécu ce deuil et la femme qui

rêve et souffre, chaque fois, de ce rêve». (A.F, p. 217). «LES VOYEUSES» (A.F, p.228), titre du huitième chapitre autobiographique, renvoie aux femmes quiassistent en voyeuses aux fêtes de mariage lors de l'enfance de la narratrice.C'est encore de cette même première enfance qu'il s'agit dans le dernierchapitre autobiographique de la troisième partie intitulé «LA TUNIQUE DE

NESSUS» (A.F, p. 239): «Le père, silhouette droite et le fez sur la tête, marche dans la

rue du village; sa main me tire et moi […] je marche, fillette, au dehors, main dans la

main du père». (A.F, p. 239)

«Leur enfance, pourquoi y reviennent-elles toujours? Comme si rien nes'était passé depuis, comme si elles n'avaient vraiment vécu qu'à ce moment-là?Epoque heureuse où elles se figurent un désir diffus, sans loi et sans entrave.Les frustrations, elles ne semblent pas les avoir connues alors (à la différencedes garçons), mais beaucoup plus tard, lors de la prime jeunesse et des projetsde mariage» s'interroge Béatrice Didier dans une étude consacrée à l'écrituredes femmes1. La sécurité retrouvée grâce à l'installation dans le récit d'enfanceest donc commune à toutes les femmes. Elle ne peut, pour cela, marquer l'échecou le retrait du projet autobiographique. Cela supposerait qu'aucune femmen'arriverait à écrire son autobiographie. Ce constant retour en arrière, ce plaisirde retrouver le passé lointain, de revivre les premières années de l'enfanceaccentue cependant le caractère fugitif du passé proche. Tous les indicesconcourent à faire de l'enfance l'âge d'or de la narratrice de A.F, à occulter sonexpérience conjugale résumée plusieurs fois dans le roman mais jamaisdétaillée, jamais racontée dans son évolution quotidienne. Ainsi sa vie defemme est souvent récapitulée, réduite au strict minimum, abrégée:

«[…] Je marche, fillette, au dehors, main dans la main du père.[…]

1. L'Ecriture-femme, op. cit, p. 24.

Page 55: Regaieg

37

Adolescente ensuite, ivre quasiment de sentir la lumière sur ma peau,sur mon corps mobile, un doute se lève en moi: «Pourquoi moi? Pourquoi àmoi seule, dans la tribu, cette chance?»

Je cohabite avec la langue française: mes querelles, mes élans, messoudains ou violents mutismes forment incidents d'une ordinaire vie deménage. Si sciemment je provoque des éclats, c'est moins pour rompre lamonotonie qui m'insupporte, que par conscience vague d'avoir fait trop tôtun mariage forcé, un peu comme les fillettes de ma ville «promises» dèsl'enfance». (A.F, p. 239)

C'est cette même vie que la narratrice reproduit sommairement dans les deuxpremières pages du roman:

«Fillette arabe allant pour la première fois à l'école.[…]A dix sept ans, j'entre dans l'histoire d'amour à cause d'une lettre.[…]L'adolescente, sortie de pension, est cloîtrée l'été dans l'appartement

qui surplombe la cour de l'école.[…]Les mois, les années suivantes, je me suis engloutie dans l'histoire

d'amour, ou plutôt dans l'interdiction d'amour. [… ]Ma fillette me tenant la main, je suis partie à l'aube». (A.F, pp. 11-13)

Cette multiplication des récapitulatifs de sa vie n'est-elle pas unereconnaissance implicite de l'incapacité de la narratrice à s'écrire, à noter toutesles étapes de sa vie sans en rien omettre? Ecrire son autobiographie c'estd'abord se mettre à nu, dévoiler tous les secrets de son âme. Or, Assia Djebar sedérobe à l'obligation d'avouer son amour coupable, sa trahison pour ses sœurscloîtrées. Croire à «l'illusion du couple» n'est-ce pas trahir la solidarité fémininequi se tisse dans les patios et expulse toute figure masculine comme le pire desoutrages? Là se tissent les limites de la réussite de l'écriture autobiographiqueet se dessine une frontière indécise marquant l'incapacité de l'auteur à se dire.«La vie s'émiette au jour le jour, et d'instant en instant. L'autobiographe fait uneffort pour remonter la pente de la dégradation des énergies personnelles; iltente de regrouper, dans la conjonction d'une simultanéité plénière des faits etdes valeurs, ces indications contradictoires qui se dispersent au fil de la durée.De là le recours aux commencements, à l'enfance et à l'adolescence, parce queces époques sont marquées par une spontanéité plus grande où s'affirment leslignes directrices, à l'état naissant, d'une vie qui se cherche, mais se déroberapeut-être à elle-même dans les replis des circonstances»1. Cette incapacité de sedire, de dire son expérience d'adulte, la narratrice l'avouera au milieu de A.F

1. Georges GUSDORF, «De l'autobiographie initiatique à l'autobiographie genre littéraire», op. cit, p.

973.

Page 56: Regaieg

38

lors du pacte autobiographique qui tourne, dans O.S, au pacte romanesque et lanarratrice choisit de s'écrire désormais comme une autre pour pouvoir abordersa vie amoureuse. C'est pourquoi ce seront Isma et Hajila dans O.S quirevivront l'aventure amoureuse de la narratrice et c'est pourquoi aussi ceroman est consacré dans sa majeure partie à la vie d'adulte de ces deuxfemmes.

II - MOI ADULTE: ISMA ET HAJILA:

Isma et Hajila, les deux héroïnes de O.S, sont les femmes d'un mêmehomme. Elles ont en apparence une existence de rivales mais elles représententen réalité deux faces contraires et complémentaires d'une même femme, de laFemme. Hajila, femme traditionnelle, cloîtrée, réussira à braver la loi del'interdit, à défier l'homme et à sortir. Elle arrive ainsi à arracher sa liberté, àconcrétiser sa révolte. Révolte que n'a pu assumer Isma qui, comme lanarratrice de A.F, a été libérée du harem par son père qui l'a introduite à l'écolefrançaise. Hajila représente dans une certaine mesure la femme qui habitel'inconscient d'Isma, la femme qu'elle aurait voulu être. Nous aurons àdévelopper ce point de vue dans la dernière partie de notre étude. Ce quiimporte pour nous ici c'est que ces deux femmes qui renvoient en fin ducompte à Isma elle-même sont adultes, mariées; l'une a une enfant et l'autre esten passe d'être enceinte: c'est justement la période de la vie de la narratrice deA.F qui a été occultée ou qu'elle n'a pas réussi à écrire.

II . A - ISMA, LE BONHEUR CONJUGAL:

Page 57: Regaieg

39

C'est donc à ce bonheur conjugal que la narratrice de A.F n'a pu ou suécrire, que la narratrice première dans O.S consacre les chapitres retraçant lavie d'adulte d'Isma. Comme la narratrice de A.F, ce personnage ressemblepresque en tout point à sa créatrice. L'auteur l'a inventé pour pallier l'échec desa première narratrice, pour amener un nouveau Je à se dire autrement, às'écrire comme une autre. Faute de pouvoir raconter sa vie conjugale, AssiaDjebar la fait vivre à quelqu'un d'autre pour en arriver à la décrire. Dès lepremier chapitre retraçant la vie d'Isma, le lecteur découvre une femmeamoureuse, fraîche, pétillante de jeunesse allant à la rencontre de «l'ami». C'estdonc précisément autour de cette aventure amoureuse que tourneront lespremiers souvenirs d'Isma, narratrice adulte arrivée au bout de son itinérairede femme mariée:

«Vingt ans, l'adolescence est encore proche, les jours sont immobiles,leur coulée se fait imperceptible, je sors d'une bouche de métro, je sautedans un autobus, je surgis devant une gare, je me redresse le long d'unboulevard, trente ans la même silhouette, les yeux plus avides, la flaque desaurores glisse, les heures passées à deux sont argile nourricière, quaranteans, le visage anxieusement se mire par secondes griffées, la marche dansles ruelles s'entrecoupe d'arrêts, l'avidité de l'œil se fait limpide, le cielprofond, ventre de tourterelle, mes yeux sont largement ouverts: habillé denoir, l'aimé s'avance et je souris de notre commune inadvertance à l'égarddu Temps».

(O.S, p. 20)

«L'adolescence» est l'âge auquel s'est arrêtée l'aventure de la narratrice de A.F.Isma est donc là pour continuer le trajet de vie de la narratrice de A.F et luipermettre ainsi de conter son histoire. Ce premier chapitre reconstituant la vied'Isma a pour titre ce même nom, comme pour ancrer ce personnage dansl'esprit du lecteur et opérer la distinction entre lui et l'auteur d'abord, puis entrelui et la narratrice première, incarnation abstraite de la figure de l'écrivain depar son pouvoir de narratrice et son omniscience absolue. Isma est doncdoublement autre et c'est pourquoi l'amour s'écrit pour elle. «LA CHAMBRE»(O.S, p. 30) est à la fois le titre du second chapitre reproduisant les nuitsd'amour d'Isma et le lieu où se situent les événements racontés dans cechapitre.

«La porte demeure ouverte; elle se ferme juste avant l'éclat de rire —non celui qui déchire les lèvres, mais celui qui secoue le corps entier, bras

Page 58: Regaieg

40

en lianes qui s'allongent, jambes nues aux pieds de nymphe, aux orteils quise délient les uns les autres, visage éparpillé aux quatre coins». (O.S, p. 30)

Le troisième chapitre «VOILES» (O.S, p. 44) évoque encore d'autres nuitsd'amour passées avec «l'aimé» et précisément la nuit pendant laquelle a lieu laconception de leur fille unique. Ce chapitre se clôt sur une touche amère,pessimiste qui prédit la séparation: «Nous parlons longuement, vainement, des

années à venir». (O.S, p. 47) Ainsi, dans le chapitre suivant, «l'aimé», «l'ami»devient «L'AUTRE» (O.S, p. 57) et les figures de femmes de ses sœurs et surtoutde sa mère font surface, hantent les nuits du couple et amorcent l'inexorableséparation. Viennent s'ajouter ensuite «LES MOTS» (O.S, p. 74) d'amour qui nefusent pas et qui forment un «barrage» devant le bonheur conjugal. C'est aubout de ce «tunnel» que s'arrêtent les illusions et que se fait sentir l'amertume.Nous retrouvons Isma dans le sixième chapitre retraçant sa vie dans les«PATIOS» (O.S, p. 85) de son enfance, lieux d'où fusent les souvenirs, lieux del'énonciation et nouveaux refuges de la narratrice Isma qui a entrepris unretour aux sources. En fait l'obsédant retour à l'enfance dans l'autobiographiede la narratrice de A.F et même d'Isma dans O.S (Toute la seconde partie duroman est consacrée à des scènes d'enfance qui hantent l'esprit d'Isma adulte)peut correspondre à ce retour effectif dans la maison d'enfance, lieu qui appelleles souvenirs d'enfance de la narratrice.

O.S, œuvre de fiction, a donc permis ce que n'a pu autoriser A.F écriteau départ comme une autobiographie ou du moins comme un projetd'autobiographie. Par le biais d'Isma, l'auteur a pu conter le bonheur conjugalintense qu'elle a vécu avec «l'aimé». Mais où se situent ces années de malheur«plat et compact» (A.F, p. 130) qu'elle a hâtivement évoquées dans A.F?

Les années de malheur sont sûrement plus difficiles à raconter que lebonheur. L'univers euphorique est plus propice à s'associer à la plume d'unécrivain que l'univers dysphorique. C'est pourquoi, devenue narratriceomnisciente, Isma refuse de se souvenir directement des accidents qui ontachevé sa vie conjugale et délègue une autre femme, non pas pour se souvenirà sa place, mais pour revivre son expérience à elle et se venger de l'hommeréalisant ainsi le rêve auquel sa créatrice Isma aspirait.

Page 59: Regaieg

41

II . B - HAJILA ET LE «MELODRAME »:

Hajila n'a au début du roman aucune consistance, c'est un personnagecréé de toutes pièces par la narratrice Isma. Elle apparaît dans le premierchapitre qui lui est consacré «HAJILA» (O.S, p. 15) comme un oiseau en cage,comme un papillon auquel on a ôté la liberté et qui doit apprendre à vivre danssa nouvelle cellule. L'hésitation du personnage, son affolement démontrentbien ce sentiment de femme cloîtrée qui la paralyse. «AU-DEHORS» (O.S, p. 21):l'idée germe très vite dans l'esprit de Hajila, l'idée qu'elle exécutera dans cechapitre. Pour la première fois «depuis six mois» (O.S, p. 21), Hajila goûte auplaisir de l'interdit, au frisson du dehors. «AU-DEHORS, NUE» (O.S, p. 35) est laseconde étape du plan d'action préparé par Isma à l'adresse de Hajila. Sortirn'est donc plus une ambition pour Hajila, il s'agit désormais pour elle de sortirsans voile, autrement dit «nue». Dans le troisième chapitre évoquant l'aventurede Hajila, «LES AUTRES» (O.S, p. 48) avec leur regard de voyeurs espionnentHajila et envient ses échappées successives. «L'HOMME» (O.S, p. 63) jusque làabsent, muet, sans véritable existence entre en action dans le quatrièmechapitre. D'abord «lié», il entreprend de "violer" Hajila. Et voilà qu'avec cettepremière escarmouche, le combat est annoncé très violent, meurtrier même.«LE RETOUR» (O.S, p. 78) d'Isma pour reprendre sa fille coïncide avecl'annonce de la grossesse de Hajila qui, enivrée par le dehors, décide en secretde se délivrer du fœtus qui entrave ses mouvements et risque de se transformeren orphelin. En fait le retour d'Isma dans la ville où habite l'hommecorrespond aussi à son retour dans les lieux de son enfance, dans les «PATIOS»(O.S, p. 85) des maisons où, enfant, elle avait vécu. C'est donc au moment oùs'arrête le récit du bonheur d'Isma que commence le malheur de Hajila qui laremplacera auprès de l'homme. C'est après «PATIOS» qu'a lieu «LE DRAME»(O.S, p. 91) tant de fois prédit par Isma dans les chapitres où elle s'adresse àHajila. Après le départ de sa fille Mériem, découvrant les échappées de sanouvelle épouse Hajila, l'homme, ivre, frappe. Il la blesse au bras. Ce dramesera le point de départ d'une série d'autres drames, d'un «mélodrame» déjà vécupar Isma et que Hajila aura à (re)vivre. La différence entre les deux femmes,c'est que leurs moyens de lutte sont distincts, beaucoup plus efficaces chezHajila qui se chargera de venger l'honneur blessé de sa «sœur» Isma.

Page 60: Regaieg

42

En réalité, dans ce chapitre, s'opère pour la première fois une fusionentre les deux femmes et le lecteur finit par comprendre qu'Isma a choisi Hajilapour la remplacer a fin de ne pas se voir dans l'obligation de raconter avec Je lemalheur qui a sévi dans sa vie conjugale et a brisé toute intimité, toutecomplicité avec «l'ami». Ainsi Hajila s'avère n'être qu'une autre face dupersonnage Isma qui, à son tour, n'est que la déléguée de la narratrice premièredu roman dans laquelle on pourrait reconnaître facilement

l'«auteur abstrait» dont parle Lintvelt1. Cependant, cette autre face d'Isma, sonTu, son moi intérieur sera plus audacieux, plus entreprenant qu'Isma qui a euune fille avec l'homme. Hajila ira plus loin que sa "rivale" et se débarrassera dubébé dans une tentative d'auto-destruction totale (se suicider et se tuer ainsiavec l'enfant). Hajila apparaît donc comme la femme qu'aurait voulu être Isma(la femme qu'aurait voulu être Assia Djebar elle-même?): une femmetraditionnelle, inculte, analphabète dont la pureté du langage maternel n'a pasété atteinte par la langue française et dont l'innocence n'a pas été entravée parla complicité d'un père collaborateur; une femme qui apprend à se frayer unchemin vers la liberté, qui arrache les instants de bonheur à ceux qui cherchentà l'en priver; une femme originellement libre, innocente. C'est donc par cetagencement de voix en écho que se trace la vie conjugale de l'auteur qui n'atrouvé d'autre moyen de dire cette période brûlante de sa vie qu'en passant parl'altérité, par la fiction qui agit comme un pansement sur ses plaies ouvertes,ces écorchures qui s'avivent à mesure qu'elle tente de se dire, à mesure que saplume d'autobiographe trace ses «lignes de vie» mettant ainsi à exécution sonprojet initial, celui de s'écrire.

Ainsi, le tracé de vie cède la place dans A.F aux traces d'une vie.L'abîme creusé dans la linéarité du récit de vie de la narratrice s'agrandit àmesure qu'elle s'entête à raconter sa vie amoureuse. Une longue déchirures'étire et la blesse atrocement. Les manifestations de cette blessure vive ne secantonnent pas en fait seulement dans le silence qui encercle les pages où la

1. «Modèle discursif du récit encadré» in Poétique, n° 35, septembre 1978, pp. 352-365. Pour Heuvel

qui commente la terminologie de Lintvelt: «L'auteur abstrait à qui il est interdit de s'énoncerdirectement ne saurait […] être ni la personne de l'auteur, ni un acteur, mais un alter ego del'auteur, une fonction poétique, repérable dans le texte en tant que sujet à l'œuvre, occupant uneposition idéologique et esthétique, et se manifestant comme un «effet de sens», un «effet de place».C'est à ce niveau du «géno-texte», «derrière» l'œuvre littéraire, à son origine en quelque sorte, quese situe le sens profond de la véritable communication d'une œuvre». (Pierre VAN DENHEUVEL, Parole, mot, silence: pour une poétique de l'énonciation, Librairie José Corti, 1985, p.93.)

Page 61: Regaieg

43

narratrice tente de raconter son expérience conjugale. En réalité, ce silences'accompagne d'une sorte de bégaiement qui se traduit par un récit itératif,répétitif qui s'étale dans pratiquement tous les chapitres autobiographiques duroman et non seulement dans le récit des amours de la narratrice. De plus, lesscènes d'enfance se muent en scènes où, témoin et seulement témoin, elleraconte la vie des femmes qui hantent ses souvenirs et qu'elle a connues lors deson enfance. L'objet de l'écriture se trouve donc déplacé.

CHAPITRE III - Se dire, se redire, se dédire:

«A vouloir trop se rapprocher du foyerde son être, celui qui se cherche sur la voie desécritures intimes risquerait de se brûler à laflamme qu'il a allumée; le langage humain nesupporte pas de trop violentes sur-chargesénergétiques; il arrive qu'il fasse sauter lesfusibles et mette le feu aux circuits dudiscours».

Georges GUSDORF,(Les Ecritures du moi: lignes de vie I,

Edition Odile Jacob,1991, p. 45.)

Page 62: Regaieg

44

«– Tu vois, j'écris, et ce n'est pas «pour le mal», pour «l'indécent»! Seulement

pour dire que j'existe et en palpiter! Ecrire, n'est-ce pas «me» dire?» (A.F, p. 71-72),écrit la narratrice de A.F dans l'une de ses «lettres d'amour» de jeune adolescente.Ecrire pour se dire, s'écrire est aussi précisément le projet qui a donné naissanceà A.F. En fait s'écrire est une ambition qui traverse toute l'œuvre d'AssiaDjebar. L'introspection est la spécificité première de l'écriture de l'auteur qui estgorgée de verbes pronominaux à sens réfléchi, de modalités exclamatives,interrogatives et suspensives qui sont les premières marques de l'écritureintrospective. S'écrire, mais comment? Là est la question qui ne cesse de hanterla narratrice de A.F. En disant Je? Mais est-ce toujours possible? En inscrivantd'un trait les étapes de sa vie passée? Mais cette façon d'écrire n'est pas facilepour celui qui veut écrire sa propre vie, elle correspond à la démarchegénéralement adoptée par le biographe et donc par celui qui écrit la vie desautres. Ecrire sa vie signifie-t-il sa purification de tout récit ayant trait àl'histoire d'autres personnes proches de celui qui écrit? Faut-il se direexclusivement ou dire les autres en se disant? Autant de questions quiharcèlent la conscience de la narratrice de A.F au moment où elle va mettre àexécution sa décision de s'écrire.

Nous avons déjà constaté l'échec de l'écriture autobiographique qui, dans A.F,omet de conter treize années de la vie de la narratrice: les années quireprésentent la durée de sa vie conjugale. Nous démontrerons ici que cet échecest renforcé par l'écriture impersonnelle qui se manifeste dans les deuxchapitres consacrés à cette période racontée sommairement et d'une manièrerécapitulative. Nous verrons aussi que l'enfance qui semble occuper les deuxtiers du livre ne s'écrit pas véritablement: des scènes d'enfance se répètentdésespérément comme si elles n'arrivaient pas à adhérer à la page du livre. Enoutre, l'enfant que la narratrice était est si marquée par son entourage que,adulte, elle ne se souvient plus de son enfance à elle mais de la vie des femmesqui l'entouraient. Ces manifestations formelles de l'échec du projetautobiographique seront ce que nous appellerons les symptômes du

Page 63: Regaieg

45

dérèglement des codes de l'écriture. Dans quelle mesure le projetautobiographique se trouve-t-il atteint du mal d'écrire et quel rôle a joué lafiction dans l'endiguement de l'hémorragie qui déchire la narratrice de A.F àmesure qu'elle tente de s'écrire?

I - SE DIRE AUTRE: JE EST ELLE:

L'un des principes indiscutables de l'écriture autobiographique est quele narrateur-auteur raconte sa vie en disant Je. Je est en fait l'unique garant de lasubjectivité de l'écrivain et donc de l'inscription de l'autobiographie. Raconterune vie en parlant de celui qui l'a vécue à la troisième personne c'est en réalitéraconter la biographie de quelqu'un qui est tout à fait autre que l'auteur. Qu'enest-il du récit autobiographique où se manifestent des phrases ou des pages à laforme impersonnelle? Si cette écriture impersonnelle s'étend sur une pageentière ou même plus, la tendance est grande de parler d'un procédé defictionnalisation de l'autobiographie; si, par contre, cette écriture impersonnellealterne avec une écriture personnelle d'une page à l'autre ou au sein de la mêmepage, il devient facile d'affirmer que cette aliénation du sujet de l'écriturerenvoie à une aliénation du sujet de l'autobiographie (en l'occurrence del'auteur lui-même) qui souffre d'un certain déséquilibre qui affecte sapersonnalité: «Il existe des autobiographies dans lesquelles une partie du textedésigne le personnage principal à la troisième personne, alors que dans le restedu texte le narrateur et ce personnage principal se trouvent confondus dans lapremière personne: c'est le cas du Traître, dans lequel André Gorz traduit pardes jeux de voix l'incertitude où il est de son identité. Claude Roy, dans Nous, sesert de ce procédé plus banalement pour mettre dans une distance pudique unépisode de sa vie amoureuse. L'existence de ces textes bilingues, vraies pierresde Rosette de l'identité, est précieuse: elle confirme la possibilité du récitautobiographique «à la troisième personne»»1. C'est justement dans ce cas defigure que nous nous trouvons dans A.F.

1. Philippe LEJEUNE, Le Pacte autobiographique, op. cit, p. 17.

Page 64: Regaieg

46

I . A - L'AUTOBIOGRAPHIE IMPERSONNELLE:

L'écriture impersonnelle ne fictionnalise donc pas l'autobiographie. Ellemarque simplement son échec, une sorte d'abdication ou de renoncement del'auteur à vouloir se dire. «Loin de lire cela comme un simple énoncéconcernant un personnage (ce qu'il ferait si c'était une page de roman), lelecteur perçoit le gommage de l'énonciation comme un fait d'énonciation. Lerecours au système de l'histoire et à la «non-personne» qu'est la troisièmepersonne fonctionne ici comme une figure d'énonciation à l'intérieur d'un textequ'on continue à lire comme discours à la première personne. L'auteur parle delui-même comme si c'était un autre qui en parlait, ou comme s'il parlait d'unautre. Ce comme si concerne uniquement l'énonciation: l'énoncé, lui, continue àêtre soumis aux règles strictes et propres du contrat autobiographique. Alorsque si j'employais la même présentation grammaticale dans une fictionautobiographique, l'énoncé lui-même serait à prendre dans la perspective d'unpacte fantasmatique»1.

«Fillette arabe allant pour la première fois à l'école». (A.F, p. 11) Dèsl'incipit, la narratrice s'est présentée comme une autre, comme une fillettequelconque, inconnue. L'absence de déterminant appuie certainement notrehypothèse. Serait-elle le symbole de toute fillette ayant vécu la mêmeexpérience ou chercherait-elle à nier sa collaboration avec le père? L'aspectindéfini frappe également les lieux: «Fillette arabe dans un village du Sahel

algérien». (A.F, p. 11) Le nom du village est volontairement tu. L'anonymat deslieux est accentué par les «ruelles blanches» et les «maisons aveugles» (A.F, p. 11)de ce village.

Cette autobiographie impersonnelle semble être le signe d'un blocage qui saisitla narratrice à chaque fois qu'elle s'attaque aux souvenirs épineux de son

1. Philippe LEJEUNE, Je est un autre, Editions du Seuil, Paris, 1980, p. 34.

Page 65: Regaieg

47

existence. Reproduire son image de fillette introduite dans «la gueule du loup»2

par un père «inconséquent» est un acte éprouvant pour elle. Plus éprouvantencore est de parler de sa vie conjugale et de la place douteuse qu'occupe lepère dans ses rapports amoureux. Son récit de vie se déroule presquenormalement tout le long de la première partie du roman, partie où elle raconteson enfance en s'affirmant, sans gêne aucune, avec Je. C'est au moment où elleaborde son adolescence et qu'elle amorce le récit de sa vie amoureuse que desbribes de récit avec Elle apparaissent dans son autobiographie:

«Ces lettres, je le perçois plus de vingt ans après, voilaient l'amourplus qu'elles ne l'exprimaient, et presque par contrainte allègre: car l'ombredu père se tient là. La jeune fille, à demi affranchie, s'imagine prendre cetteprésence à témoin». (A.F, p. 71)

«En fait, je recherche, comme un lait dont on m'aurait autrefoisécartée, la pléthore amoureuse de la langue de ma mère. Contre laségrégation de mon héritage, le mot plein de l'amour-au-présent me devientune parade-hirondelle.

Quand l'adolescente s'adresse au père, sa langue s'enrobe de pruderie…Est-ce pourquoi la passion ne pourra s'exprimer pour elle sur le papier?Comme si le mot étranger devenait taie sur l'œil qui veut découvrir!»

(A.F, p. 76)

Ces deux exemples sont extraits respectivement de la première et de la dernièrepage du premier chapitre autobiographique de la seconde partie de A.F. C'estégalement le premier chapitre qui fait allusion à la vie amoureuse de lanarratrice. Il semble manifeste que l'autobiographie à la troisième personnen'est pas un phénomène généralisé à tout le chapitre mais qu'elle apparaît dansde petits extraits touchant essentiellement au regard que porte le père sur lesaventures amoureuses de la narratrice. Dans l'autobiographie, «la troisièmepersonne est presque toujours employée de manière contrastive et locale, dansdes textes qui utilisent aussi la première personne. Ce contraste assure à lafigure son efficacité. Il peut s'agir soit d'un emploi exceptionnel de la troisièmepersonne, soit d'une alternance délibérée»1.

C'est en fait de cette dernière forme de l'écriture autobiographique à latroisième personne que relèvent certains chapitres de A.F. Dans le troisième etdernier chapitre autobiographique de la seconde partie, ce symptôme affectant

2. Kateb YACINE, Le Polygone étoilé, Editions du Seuil, Collection Points, Paris, 1966, p. 61.

1. Philippe LEJEUNE, Je est un autre, op. cit, p. 47.

Page 66: Regaieg

48

l'écriture autobiographique s'aggrave et va se généralisant. La pathologie del'aliénation apparaît dans sa dimension la plus cruelle dès que la narratriceessaie de dessiner sa vie de couple. Dans ce chapitre, elle conte les méandresqui ont conduit au mariage et à la nuit de noces. Afin de bien saisir l'hésitationde la narratrice entre l'emploi de la première et de la troisième personne, nousavons tenté ici de sélectionner des passages de ce chapitre qui mettent en reliefl'alternance dans l'emploi des deux formes énonciatives:

«A Paris, […] le couple emménagea pour célébrer la noce.[…]

La future épousée circulait dans les chambres obscures […]. Ellerecevait sa mère […] La mère et la fiancée allèrent acheter […] un semblantde trousseau […].

La jeune fille, dans ce Paris où ses yeux évitaient d'instinct, à chaquecarrefour, le rouge du drapeau tricolore […], la jeune fille s'imaginaitnaviguer. […]

Les jours précédant la noce, la future épouse s'absorbait dans la lecturede livres rares […].

Devant la vivacité et les déambulations de sa jeune mère, la mariée sevoyait figurante d'un jeu aux règles secrètes. […]

La jeune fille s'aperçut qu'elle souffrait de l'absence du père […].Ma mère, elle, se trouvait dans un Paris d'hiver et elle n'avait pas à

pleurer. […] Mon père n'aurait emprunté aucun burnous de pure laine, […]pour m'enlacer et me faire franchir le seuil. […]

Dans un Paris où les franges de l'insoumission frôlaient ce logisprovisoire des noces, je me laissais ainsi envahir par le souvenir du père: jedécidai de lui envoyer, par télégramme, l'assurance cérémonieuse de monamour.[…]

Et j'en viens précautionneusement au cri de la défloration, les paragesde l'enfance évoqués dans ce parcours de symboles. […]

Sourire des yeux plats de la pucelle. […] Le marié se dirige vers cellequi l'attend, voici qu'il la regarde et qu'il oublie.

Des heures après, allongé contre celle qui frémit encore, il se souviensdu cérémonial négligé. […]

L'épouse, amusée par cette tristesse superstitieuse, le rassure. Elledépeint l'avenir de leur amour avec confiance; il avait promis que l'initiationprendrait autant de nuits qu'il le faudrait. Or, dès le début de cette nuithâtive, il pénétrait la pucelle.

Le cri, douleur pure, s'est chargé de surprise en son tréfonds. Sacourbe se développe. Trace d'un dard écorché, il se dresse dans l'espace; ilemmagasine en son nadir les nappes d'un «non» intérieur.

Ai-je réussi un jour, dans une houle, à atteindre cette crête? Ai-jeretrouvé la vibration de ce refus?» (A.F, pp. 117-123)

Page 67: Regaieg

49

Une hésitation entre la première et la troisième personne filtre à travers cespages. La circonstance est si compromettante que la raconter s'avère êtredifficile ou quasi impossible pour la narratrice. Cette apparition dans le récit dela troisième personne, ce glissement vers une écriture impersonnelle est unindice de la difficulté où elle se trouve de décrire la nuit qui a donné le signaldu départ à une vie conjugale semée d'illusions et de malheurs. Elle semble êtresi distinct de Je que la narratrice lui donne la parole et lui procure ainsi unesubjectivité qui lui est propre. C'est en fait à travers certaines phrases au styleindirect libre que se manifeste la subjectivité de Elle, ce nouveau personnage àla fois identifié au Je et différent de lui:

«Il fallait partir: leurs conversations s'alimentaient de ce thème. Partirensemble! […] Elle ne comprenait pas pourquoi il lui refusait l'accès à cejardin: l'aventure, pour elle, ne pouvait être que gémellée et pour cela vécuedans l'allégresse… N'avaient-ils pas «semé» la veille deux policiers, dansdes couloirs de métro, avec une aisance toute sportive, un rire inextinguibleles secouant ensuite?…» (A.F, p. 119)

«Elle persistait à croire que l'enrôlement s'ouvrait aux filles, lesresponsables nationalistes n'affirmaient-ils pas volontiers l'égalité de tousdevant la lutte?» (A.F, p. 119)

Ces deux exemples reflètent le degré d'aliénation qui affecte la narratrice etl'impossibilité où elle se trouve de raconter son aventure conjugale en disant Je.Le faire en se disant autre semble être tellement plus facile pour elle. «LES

DEUX INCONNUS» (A.F, p. 129) est le premier chapitre autobiographique de latroisième partie. Il vient donc à la suite de ce récit manqué de la nuit de noceset reflète l'entêtement de la narratrice à vouloir livrer la suite des événementsqui ont meublé sa vie conjugale. La tentative est aussi ratée que dans le chapitreprécédent. Plus qu'une alternance d'un paragraphe à l'autre, la première et latroisième personne alternent désormais au sein du même paragraphe, d'unephrase à l'autre.

«J'ai dix sept ans. […] Je surgis dans une rue qui dégringole jusqu'àl'horizon […]. Je me précipite.

Après une querelle banale d'amoureux que je transforme en défi, queje lance en révolte dans l'espace, une secrète déchirure s'étire, la première…[…]

Mon corps se jette sous un tramway qui a débouché dans un viragebrusque de l'avenue. […]

Lorsqu'on me releva, quelques minutes plus tard, de l'ombre de latragédie d'où lentement je resurgis, j'entendis, dans le brouhaha de la foule

Page 68: Regaieg

50

des badauds assemblés, une voix isolée, celle du conducteur qui avait pufreiner de justesse la machine. […]

Sans doute scruta-t-il la jeune fille gisante, mais vivante.Depuis, j'ai tout oublié de l'inconnu, mais le timbre de sa voix, au

creux de cette houle, résonne encore en moi. […]Aux témoins agglutinés, il devait montrer sa main qui, en domptant la

vitesse du tramway, me sauva.On sortit la jeune fille de dessous la machine; l'ambulance transporta

son corps contusionné jusqu'à l'hôpital le plus proche. Plutôt étonnée elle-même, comme somnolente d'être allée, elle le pensa emphatiquement, d'êtreallée «jusqu'au bout» […]. Elle se réveilla donc à la voix du conducteur dutramway, sombra ensuite dans le marasme des jours incertains, reprit enfinle cours de l'histoire d'amour. Ne parla à personne de sa chute […].Découvrit-elle seulement le désespoir? […]

Longue histoire d'amour convulsif; trop longue. […]Une femme sort seule, une nuit, dans Paris. Pour marcher, pour

comprendre… […]Quelqu'un, un inconnu, marche depuis un moment derrière moi.

J'entends le pas. Qu'importe? Je suis seule. Je me sens bien seule, je meperçois complète, intacte […]». (A.F, pp. 129-131)

A travers ce passage, nous apercevons le tâtonnement de la narratrice entre laforme personnelle et impersonnelle de l'écriture autobiographique. «Cetteinstabilité des pronoms, perceptible dans maints romans récents, trahit uneincertitude du sujet sur lui-même»1 affirme Jean Rousset. Elle signe le verdictde l'échec du projet autobiographique, ainsi Michel Leiris usant de l'écritureimpersonnelle pour confirmer son échec: «Tristesse que n'atténuait pas l'idéeque, toutes choses étant vaines, ce qu'il avait pu faire ou ne pas faire était sansimportance, il se disait que pas grand-chose de sa vie ne vaudrait d'êtreretenue»2. Selon Philippe Lejeune, «cette mise en scène, lorsqu'elle s'appuie surdes procédés contraires aux conventions du genre, sera fatalement ressentie parle lecteur comme un artifice plaisant ou comme un jeu pathétique, comme unfaire-semblant; elle lui révèle que justement l'autobiographe ne peut pas fairepour de bon ce qu'il joue à faire»3. L'écriture impersonnelle révèle effectivementl'incapacité d'Assia Djebar à inscrire son autobiographie, à faire aboutir sonprojet de s'écrire, projet pour la réalisation duquel elle a déployé toutes sesforces. Cette errance, symptôme de la déchirure qui s'étire et accentue le mal dela narratrice, n'est cependant visible que dans les deux chapitres qui évoquent

1. Narcisse Romancier: essai sur la première personne dans le roman, Librairie José Corti, Paris,1973, p. 35.

2. Michel LEIRIS, Frêle bruit, Gallimard, 1976, p.286, cité par Philippe LEJEUNE in Je est un autre,op. cit, p. 33-34.

3. Philippe LEJEUNE, Je est un autre, op. cit, p. 49.

Page 69: Regaieg

51

le récit de sa vie amoureuse; vie qu'elle a réussi à dompter, à raconter plusamplement dans O.S. Qu'en est-il alors de ce récit à la troisième personne,persiste-t-il dans l'écriture? Continue-t-il à être l'indice d'un dérèglement descodes de l'écriture?

I . B - OMBRE SULTANE ET LE JEU DES PRONOMS:

Dans O.S, Je ne réfère plus à une instance unique en l'occurrence la voixde l'auteur elle-même. Je est la narratrice première, Je est Isma (Je), Je est Hajila(Tu), Je est donc Nous qui peut contenir le pronom personnel Elle. Je, setrouvant déjà autre, n'est donc pratiquement jamais Elle. La fictionautobiographique, s'inscrivant plus facilement et plus véridi-quement quel'autobiographie proprement dite, se passe de l'écriture impersonnelle. En effet,enveloppés dans le satin de la diégèse, les événements de la vie de l'auteur etplus spécialement ses amours ne l'écorchent plus. L'effet du remède s'avèredonc radical et le glissement vers la troisième personne, la personne absente,inutile. Dans tout le roman, cette déviation vers une écriture impersonnelle seprésente à nos yeux dans un seul chapitre: «LA PLAINTE» (O.S, p. 109). Ilraconte la plainte d'une cousine de la narratrice Isma qui assiste à la scène entémoin alors qu'elle était fillette. La scène n'a donc pas de rapport direct avec savie:

«Le brouhaha de la foule monte par vagues; une fillette rôde là, l'œilépiant par dessus la rampe. […] Fascinée par tant de cérémonies, l'enfantperdue parmi les jupes et les sarouals des parentes entend par inadvertanceune plainte incongrue. […]

Quelle jeune tante, quelle voisine, l'âme écorchée, s'est donc révoltéeen ces termes?

Laquelle, je ne le sus jamais. Son accent métallique me reste dansl'oreille. La plainte, avec l'écho de ses rimes, s'est fichée dans ma mémoire:rythme, son et vocables. […]

La voix s'était étouffée de colère, ou de dérision finale. Les «chut» depudeur reprirent. Fut-ce une main de parente qui m'éloigna du groupe?…

Page 70: Regaieg

52

Une autre, découvrant mon écoute […], une autre formula un reproche; je rappelle que toutes alors se tournèrent vers moi en un étonnement concerté:

— Eloignez donc l'orpheline de mère! Dieu vous en saura gré!…» (O.S, pp. 111-112)

Cette différenciation entre l'enfant et l'instance actuelle de l'énonciation renvoieen fait à la dualité du Je. Je racontant ne peut être Je raconté, Je témoin de lascène est différent du Je adulte qui est en train de narrer cette aventure. Il nes'agit donc pas dans ce passage d'une écriture impersonnelle mais d'unevolonté de la narratrice d'établir une distance entre la fillette qu'elle était et lafemme qu'elle est et qui n'exerce plus la fonction testimoniale que parl'intermédiaire du ruban des souvenirs qui s'étale et se déploie dans son esprit.L'écart entre la fonction testimoniale et la fonction commentative, entre leprétérit d'une part et le présent et le passé composé d'autre part accentueencore plus cette dualité du Je.

La narration impersonnelle n'a donc pas la même ampleur et surtoutpas la même justification dans O.S que dans A.F. Dans O.S, elle n'estqu'épisodique alors qu'elle s'étale dans A.F sur deux longs chapitres traçant lavie amoureuse de la narratrice. Elle est là dans le roman pour souligner lascission du Je en deux entités psychologiques et temporelles différentes, alorsqu'elle reflète dans A.F un manque de maîtrise de soi et de l'écriture de la partde la narratrice sentant grandir l'hémorragie à mesure qu'elle tente de racontercette vie amoureuse comme étant la sienne.

L'écriture impersonnelle n'est cependant pas la seule anomalie quiaffecte l'écriture autobiographique, il existe en fait une manie de la répétitionchez la narratrice de A.F, manie qui confirme la difficulté de cette dernière à sedire et le caractère fugitif des souvenirs qu'elle tente d'écrire.

Page 71: Regaieg

53

II - MANQUE D'ADHERENCE DE L'ECRITURE:

La narratrice de A.F qui se trouve être a priori le reflet de l'auteur elle-même tente, comme nous l'avons déjà souligné, d'écrire son autobiographied'une façon linéaire en partant de l'enfance pour aboutir à l'instant actuel,instant de l'écriture ou de l'énonciation. Nous avons aussi démontré commentet pourquoi ce projet a échoué. Cependant il existe beaucoup d'autresmanifestations de l'avortement de la tentative de l'écriture autobiographique.L'une des plus importantes est que l'écriture paraît ne pas vouloir adhérer à lapage ou qu'il semble à l'auteur qu'elle écrit avec de l'encre blanche ou invisible.Ce qui nous permet de l'affirmer, c'est surtout cette hantise de la répétition, del'énoncé itératif qui traverse littéralement tout A.F et bouleverse complètementsa structure interne.

II . A - S'ECRIRE, S'ECRIRE…

Comme la première partie, la dernière est consacrée à l'enfance de lanarratrice: ce rapprochement thématique est un champ fertile pour le retourdans la troisième partie de plusieurs thèmes déjà évoqués dans la première.Ainsi de l'«aphasie amoureuse» premier responsable du cercle vicieux où setrouve la narratrice:

Page 72: Regaieg

54

«La langue française pouvait tout m'offrir de ses trésors inépuisables,mais pas un, pas le moindre de ses mots d'amour ne me serait réservé…»

(A.F, p. 38)

«L'écrit s'inscrit dans une dialectique du silence devant l'aimé».(A.F, p. 75-76)

«Dire que mille nuits peuvent se succéder dans la crête du plaisir […],mille fois chaque fois […], le mot d'enfance-fantôme surgit […], je vaispour l'épeler, une seule fois, le soupirer et m'en délivrer, or, je le suspends».(A.F, p. 95)

Cette «aphasie amoureuse» sera surtout décrite dans le chapitre consacré à cesujet. Cinq pages se déroulent d'une manière répétitive comme un long crisaccadé, sauvage, cri de lassitude, de révolte qui finit par expulser l'amour de lavie de la narratrice.

Le père collaborateur sera également évoqué plusieurs fois dans leroman. C'est lui l'origine du mal, la narratrice l'accuse d'avoir vendu sa fille auxcolonisateurs. Cette image de fillette innocente conduite par la main du pèresur le chemin de l'aliénation ouvre le roman:

«Fillette arabe allant pour la première fois à l'école, un matind'automne, main dans la main du père. Celui-ci, un fez sur la tête, lasilhouette haute et droite dans son costume européen, porte un cartable, ilest instituteur à l'école française. Fillette arabe dans un village du Sahelalgérien». (A.F, p. 11)

C'est aussi sur cette même image reproduite presque intégralement ques'achève le roman. Le dernier chapitre autobiographique «LA TUNIQUE DE

NESSUS» (A.F, p. 239) retrace dès ses premières lignes ce souvenir obsédant:

«Le père, silhouette droite et le fez sur la tête, marche dans la rue duvillage; sa main me tire et moi […] je marche, fillette au-dehors, main dansla main du père». (A.F, p. 239)

C'est aussi sur cette même vision hallucinante que se clôt le chapitre et par là lapartie autobiographique du roman:

«La langue encore coagulée des Autres m'a enveloppée, dès l'enfance,en tunique de Nessus, don d'amour de mon père qui, chaque matin, metenait par la main sur le chemin de l'école. Fillette arabe, dans un village duSahel algérien…» (A.F, p. 243)

Page 73: Regaieg

55

Ainsi l'incipit autobiographique se trouve être la clausule, et le sentiment que lanarratrice tourne dans un cercle vicieux se renforce. Cette image de la fauteoriginelle (fréquenter l'école française) la hante et l'empêche à la fois de vivreun parfait bonheur conjugal et de raconter les événements de sa vie amoureuse.Mais y a-t-il des événements dans sa vie amoureuse? A ses yeux, sa vieconjugale était d'une platitude accablante, c'est pourquoi elle ne mérite pasd'être dite. Cette platitude, cette monotonie affligeante sont la conséquencedirecte de l'ingérence symbolique, presqu'incestueuse, du père dans sa vieamoureuse. Cette intrusion a surtout été autorisée par son rapport à la languefrançaise, langue apprise grâce à la complicité paternelle. Ainsi, par le biais dela langue française, le père se dresse en voyeur entre la narratrice et son amantpuis son mari, il empêche la réussite de toute vie amoureuse de sa fille, il sedresse en barrage entre elle et l'homme:

«Chaque mot d'amour, qui me serait destiné, ne pourrait querencontrer le diktat paternel. Chaque lettre, même la plus innocente,supposerait l'œil constant du père, avant de me parvenir». (A.F, p. 75)

«Dans un Paris où les franges de l'insoumission frôlaient ce logisprovisoire des noces, je me laissais […] envahir par le souvenir du père».

(A.F, p. 121-122)

L'impardonnable faute originelle du père, le départ du harem et lafréquentation de l'école française sont ainsi racontés à plusieurs reprises.Ouvrant et achevant le roman, cette image de fille offerte en proie facile aucolon français, déracinée, arrachée à la chaleur des cercles féminins peuplant leharem, hante l'esprit de la narratrice et la harcèle:

«Ayant dépassé l'âge pubère sans m'être immergée, à l'instar de mescousines, dans le harem, demeurant, lors d'une adolescence rêveuse, sur sesmarges, ni en dehors tout à fait, ni en son cœur, je parlais, j'étudiais donc lefrançais». (A.F, p. 144)

«Laminage de ma culture orale en perdition: expulsée à onze, douzeans de ce théâtre des aveux féminins, ai-je par là même été épargnée dusilence de la mortification?» (A.F, p. 177)

«A l'âge où le corps aurait dû se voiler, grâce à l'école française, jepeux davantage circuler: le car du village m'emmène chaque lundi matin àla pension de la ville proche, me ramène chez mes parents le samedi».

(A.F, p. 202)

«Je fus privée de l'école coranique à dix ou onze ans, peu avant l'âgenubile.[…] A onze ans, je partis en pension pour le cursus secondaire».

(A.F, p. 206-207)

Page 74: Regaieg

56

L'autobiographie de la narratrice tourne donc autour de cette image defillette privée de la chaleur maternelle, une fillette dont l'innocence a étéentravée par la langue française et le spectre du père qui surgit dans son espritmême la nuit de noces. Cette aliénation est vécue comme une immense blessuredont elle souffre à chaque fois qu'elle en parle. Raconter sa vie amoureuse avecce que cela implique de récits qui frôlent l'inceste ne fait qu'élargir la plaiebéante et aggraver le mal dont elle souffre atrocement. Le seul remède qui peutla consoler de son malheur est l'oubli. Plonger dans le harem, dans la premièreenfance pour occulter sa vie de femme adulte et assurer l'oubli. Le patio, lieufermé où les femmes vivent en autarcie absolue, est coupé de l'extérieur. Il neréfère aucunement à l'image de l'homme, à la figure du père qui la paralyse.Revenir à l'enfance s'avère donc être le seul pansement susceptible de guérir laplaie brûlante et saignante. «Le cercle des visiteuses assises» (A.F, p. 31), les«conversations de harem» (A.F, p. 47) reviennent très souvent sous la plume del'auteur. Ils renvoient à cet eden retrouvé grâce au retour sur les lieux del'enfance.

Par crainte d'ennuyer le lecteur, nous n'avons pas cité tous les cas deredondance, de phrases qui renvoient les unes aux autres, de scènes qui sereproduisent, de mots qui reviennent très souvent comme s'ils avaient de lapeine à s'inscrire sur le papier. Tout se passe comme si l'écriture n'adhèrait pasà la page, comme si les souvenirs de la narratrice se refusent à l'encre. L'écritureautobiographique s'avère donc problématique. En fait, Je est lui-même unproblème; Georges Gusdorf n'affirme-t-il pas que «l'homme del'autobiographie se découvre donné à lui-même comme un problème, dont luiseul peut trouver la solution»1? Or, Assia Djebar n'a pas pu trouver la solutionde son moi, elle semble tournoyer, tel un oiseau pris au piège, dans unimmense espace noir. Ainsi les chapitres se font écho, se rappellent,s'entrecroisent comme les sons qui résonnent au fond d'une caverne. Comme lanarratrice, le roman semble tourner en rond. La fin reproduit le début etl'écriture se recroqueville sur elle-même anéantissant ainsi l'effort déployé parla narratrice pour arriver à s'écrire. L'Amour, la fantasia, titre du roman estreproduit presque littéralement au milieu de l'œuvre: «LES CRIS DE LA

FANTASIA» (A.F, p. 59) est en fait le titre de la seconde partie, titre repriscomme par tic dans la toute dernière phrase du roman: «J'entends le cri de la mort

dans la fantasia» (A.F, p. 256). Refermant le roman, le lecteur le quitte avec

1. «De l'autobiographie initiatique à l'autobiographie genre littéraire», op. cit, p. 971.

Page 75: Regaieg

57

l'impression que celui-ci se retourne sur lui-même, qu'il se plie, s'agglutinecomme un escargot s'apprêtant à regagner sa coquille. Cette écriture circulaire,répétitive est une preuve incontestable de la brûlure qui s'avive à mesure que lanarratrice avance dans son autobiographie. Le mal atteignant son comble (récitde la nuit de noces au milieu du roman), la narratrice opère un retour en arrièrequi, reproduisant certaines scènes évoquées au début du roman, retraçantl'enfance de la narratrice, agit comme un pansement qui recouvre la plaie etarrête l'hémorragie. Cependant le repli de la mémoire sur elle-même ne peutêtre qu'épisodique et l'hémorragie risque de devenir interne. C'est pourquoi aupansement de l'oubli il convient de substituer le pansement de la fiction quitransporte la narratrice dans un autre monde, un monde abstrait où la douleurn'existe pas. Ainsi l'auteur passe d'une écriture dématérialisée (ne réussissantpas à adhérer à la page) d'un monde réel à une écriture matérialisée d'unmonde fictif.

II . B - SE DIRE AUTREMENT:

O.S apparaît donc comme une tentative pour pallier l'échec de l'écritureautobiographique dans A.F. Les chapitres consacrés à Isma reproduisent dansleur majorité les traces de vie de la narratrice de A.F. La vie d'Isma s'avère enfait être une réécriture de la vie de la narratrice de A.F. Le but que s'est doncassignée l'auteur dans O.S est de réécrire, à travers Isma, à la fois ce qu'elle n'apu écrire (sa vie d'adulte) et ce qu'elle n'a pas réussi à écrire (son enfance et sonadolescence dont l'inscription s'accompagne d'un sentiment d'échecpermanent). Dans O.S, ne s'agissant plus directement des événements de la viede l'auteur, l'écriture semble plus fluide, moins contractée et surtout moinsrépétitive. La première partie de O.S raconte l'aventure amoureuse et conjugaled'Isma, alors que la seconde reprend les scènes d'enfance déjà évoquées dansA.F.

«ISMA» (O.S, p. 19), le premier chapitre retraçant les tribulationsamoureuses de cette dernière met en avant une femme mince, dynamique,vive:

Page 76: Regaieg

58

«[…] Je ferme les yeux en plein soleil […], je flâne dans les rues dequelque capitale […], ah ce soleil, ces promenades […].

Mordre dans une pomme, fredonner en dégringolant des escaliers,traverser imprudemment une avenue, un chauffeur de taxi, à Paris […]sifflote de me trouver belle, le café brûle ma gorge quand je rêve assise auxterrasses des brasseries». (O.S, p. 19)

C'est précisément là cette femme que nous avons laissée dans A.F désespérée,aliénée, déchirée par la trahison du père. Une femme à qui le dehors neprocurait aucun plaisir, aucun frisson:

«Circulant depuis mon enfance hors du harem, je ne parcours qu'undésert des lieux. Les cafés, à Paris ou ailleurs, bourdonnent, des inconnusm'entourent […].

Le coutre de ma mémoire creuse, derrière moi, dans l'ombre, tandisque je palpite en plein soleil». (A.F, p. 244)

Ainsi la fiction colore la réalité d'une vivacité joyeuse, une réalité que lanarratrice de A.F n'osait pas décrire telle qu'elle était car elle la compromettraitet le délit de trahison dont est soupçonné le père se doublerait d'un délit decollaboration de la part de la fille qui aurait consenti, qui se serait elle-mêmevendue.

Dans A.F, la narratrice a raconté sa nuit de noces avec tous ses détails.Cependant, elle n'a pas réussi à décrire l'acte d'amour qui se dérobait et fuyaitsous sa plume:

«Dans ces noces parisiennes, envahies de la nostalgie du sol natal,voici que, sitôt entré dans la pièce […], le marié se dirige vers celle quil'attend, voici qu'il la regarde et qu'il oublie.

Des heures après, allongé contre celle qui frémit encore, il se souvientdu cérémonial négligé. Lui qui n'avait jamais prié, il avait décidé de le faireau moins cette fois au bord des épousailles». (A.F, p. 123)

Il existe dans ce passage une ellipse temporelle («des heures») qui occulte,volontairement ou non, la description de l'acte d'amour. C'est précisément cetacte d'amour que ne cessera de décrire Isma tout le long du chapitre «LA

CHAMBRE» (O.S, p. 30) qui peint les deux époux dans leur nudité la plusérotique et dans l'accomplissement même de l'acte d'amour:

«Chute lente, je coule. […]L'effondrement se prolonge. Mon buste penche, l'une de mes épaules

dérive, l'un de mes bras tend ses muscles. […]

Page 77: Regaieg

59

Nous courbons la nuque pour un premier précipice. Rythme quis'accélère: piétinement du désir nu, arrêt abrupt. De nouveau, la quêteconjuguée. Au cours de l'embrasement qui suit, je ne peux oublier le murface à moi, luisant par plaques». (O.S, p. 32)

«VOILES» (O.S, p. 44) remonte les souvenirs amoureux d'Isma et confirme cettefacilité avec laquelle s'installe le récit des amours du couple dans la fiction.Cependant, un souffle triste commence à filtrer dans le septième chapitre«L'AUTRE» (O.S, p. 57) qui amorce un récit du déclin du bonheur conjugal,déclin dû à «l'aphasie amoureuse» tant de fois évoquée dans A.F.

«Le passage de l'émoi au plaisir s'opère par des méandres; ma voixd'amante continue son déroulé, mes lèvres se refusent pour parler encore,pour tisser l'entrelacs des mots de l'effusion. Elles se taisent enfin:chuintements, babil, indistincte sourdine de la jouissance… Voix perdue,corps chu sur des rivages reconnus, je réhabite le silence et les couleurs dusentiment». (O.S, p. 76)

C'est paradoxalement en se décrétant diégèse que le récit des amours de lanarratrice gagne en authenticité, en véracité, en sincérité. Le projetautobiographique semble être un voile épais sur les yeux de la narratrice deA.F, un couteau qui anime ses douleurs et réveille ses craintes. La fiction agitalors en anesthésiant qui opère le passage à un autre monde et permet à lanarratrice de se raconter comme étant une autre (Isma). Derrière Isma, nouspercevons la narratrice de A.F gagnée par une hypnose si accaparante qu'elle selaisse raconter comme dans un rêve.

Plus qu'une tentative d'oubli, qu'une fuite de l'amertume du présent, leretour à l'enfance semble être un mécanisme inhérent à la structure mentale del'auteur. Sa vie s'arrête au moment où commence la désillusion amoureuse; unprocessus de repli sur soi s'amorce alors et la mémoire se met à ressasser lessouvenirs d'enfance. C'est là qu'Isma nous raconte sa sortie du harem:

«Fillette, je traînais aux pieds de la brodeuse, je passais fils et ciseauxà la couturière. J'écoutais avec distraction: l'important était de laisser leséchos se prolonger en moi des années durant, années de claustration pourelles. Je vécus par la suite hors du harem: mon père veuf me mit en pension,mais je me sentais reliée à ces séquestrées indéfectiblement». (O.S, p. 87)

«Patio, antre de l'attente. Je le quittai vers l'âge de dix ans.[…]Mon père revint de son exil pour me séparer de ma tante […].Je poursuivis mes études dans la capitale. Pour cela j'entrai en

pension». (O.S, p. 140)

Page 78: Regaieg

60

Comme la narratrice de A.F, Isma raconte ses vacances annuelles dansle village maternel:

«Nous retournions chaque année au refuge montagnard de la famillematernelle. […] Je me souviens de ces caravanes annuelles qui eurent lieujusqu'à mes dix ans environ. On dirait que la même procession défileinterminablement dans ma mémoire. De mon père, devant moi, j'aperçois lefez haut qui détonne parmi les coiffes des montagnards et les chèches largeset courts des villageois». (O.S, pp. 115-116)

Et voilà que l'ombre hallucinante du père avec son «fez» revient avecl'évocation des souvenirs d'enfance d'Isma.

C'est à ce propos aussi que le lecteur retrouve les réunions des femmesd'autrefois dans le patio:

«Chaque invitée apporte son plateau de cuivre, les verres à thé, lacafetière et le plat de gâteaux au miel.

Bavardages épars à heure fixe, voix entrecroisées de rires étouffés, decommérages sur les maisons voisines. […] La halte se déroule immuable,à l'ombre de l'ancêtre qu'on imagine enseveli sous ces étages d'arcadesautrefois luxueuses». (O.S, p. 87)

«Elles descendaient à cette halte, chacune avec son plateau de cuivreet quelques friandises pour partager le café ou le thé, les confitures decoings préparées à l'ancienne». (O.S, p. 141)

Ces multiples réunions des femmes d'autrefois sont peuplées par leursconversations se rapportant à la vie des voisines et même à leur vie à elles:

«Les matrones, une fois café, thé et gâteaux distribués, peuvent sedétendre. Sous forme d'allusions, de dictons ou de paraboles, elless'adonnent aux commérages sur telle ou telle famille absente.

Puis le retour se fait sur soi-même, ou tout au moins sur l'époux,évoqué par un «il» trop présent […], la diseuse, évoquant son propre sort,conclura à la résignation envers Allah et envers les saints de la région.Quelquefois ses filles reprendront, en commentaires chuchotés maisprolixes, le thème autobiographique de la mère. En traits rapides, en imagesincisives, elles esquisseront le déroulé du malheur: l'homme rentré ivre etqui a frappé, ou au contraire «lui» victime de la ruine, de la maladie,entraînant le cortège des pleurs, des dettes, de la misère irrépressible…»(A.F, p. 175)

Cette phrase inachevée, ces trois points de suspension renvoient étrangement àun chapitre de O.S. Dans «L'ADOLESCENTE EN COLÈRE» (O.S, p. 140), il

Page 79: Regaieg

61

existe une illustration de l'intervention de ces filles reprenant le thème déjàévoqué par la mère. Il ne s'agit néanmoins pas de chuchotements mais d'unlong cri de lassitude d'une adolescente exaspérée par la passivité et larésignation maternelles. Sa mère, déjà fatiguée par des accouchementssuccessifs, par les travaux ménagers et l'éducation de ses enfants cède tous lessoirs à l'appel pressant de l'homme.

Ainsi tout dans O.S semble paradoxalement porté à sa dimensionextrême ou réelle, dimension atténuée, camouflée par l'hésitation de lanarratrice dans A.F. La ressemblance entre celle-ci et Isma est donc nette,incontestable. En réalité, même Hajila présente des traits renvoyant à la figurede la narratrice de A.F. N'éprouve-t-elle pas comme cette dernière, commeIsma, l'extase de déambuler dehors? Révoltée, ne se pose-t-elle pas, toutcomme la narratrice de A.F, des questions sur l'utilité de l'acte sexuel?

«— Pourquoi ne disent-elles pas, pourquoi pas une ne le dira,pourquoi chacune le cache: l'amour, c'est le cri, la douleur qui persiste et quis'alimente, tandis que s'entrevoit l'horizon de bonheur. Le sang une foisécoulé, s'installe une pâleur des choses, une glaire, un silence».

(A.F, p. 124)

««Le coït, est-ce vraiment cela, cette douleur de la chair, pour toutefemme?» Aucune ne s'est révoltée? Les autres esclavages ne suffisent-ilspas, les travaux de jour qui ne cessent pas, les maternités qui sesuccèdent?… Toutes laissaient entendre, te semblait-il, que la vie de femmecommençait comme une fête? Une fête brève, que suivait certes lasoumission aux inévitables tristesses!… Mais quand s'annonçait doncl'allégresse, quand goûtait-on l'ivresse, même réduite à une seule journée?»(O.S, p. 72)

Comme pour Isma, le ton de Hajila est plus vif, plus véhément que celui de lanarratrice de A.F. Son discours est parsemé de phrases exclamatives,interrogatives, riche de pensées dissidentes, coupé, perturbé par l'hésitation deson auteur. Ainsi la diégèse semble orner tous les propos des personnagesd'une vivacité, d'une sincérité que ne possédait pas le discours de la narratricede A.F qui semble terni, plat ou paradoxalement décollé à la fois de la réalité etde la page. Le pouvoir de la fiction est telle que tout, dans O.S, événements etparoles, paraît magique, fascinant. Se dire autrement, là est la devise de l'auteurqui a choisi de se faire autre(s) dans O.S pour mieux rendre compte de l'élanpassé de son cœur et de la magie fascinante des jours de son enfance. Mais

Page 80: Regaieg

62

avant de se dire autre dans O.S, l'auteur s'est trouvée contrainte dans A.F dedire les autres: les femmes qui ont peuplé son enfance et l'ont marquée à jamais.

Nous avons jusque là démontré surtout les anomalies qui semanifestent dans l'écriture autobiographique dès qu'elle s'attaque au récit de lavie conjugale de la narratrice et le rôle que joue la fiction dans O.S pour pallierà ces faiblesses. Ici, la narration de l'aventure amoureuse d'Isma présente unefluidité extrême qui atteste de la capacité de cette dernière à se racontercontrairement à la narratrice de A.F. Aucun glissement vers la troisièmepersonne n'y est observé. Etant autre, Je est paradoxalement pleinement Je. Lavie amoureuse de la narratrice, son trajet conjugal: là se situe la faille dansl'écriture autobiographique, projet entrepris et avorté dans A.F précisément àcause de «l'aphasie amoureuse» dont elle est atteinte lors de ses ébats amoureuxet qui lui noue la gorge et fait chavirer sa plume dès qu'elle s'attaque à cesinstants brûlants. Car écrire des souvenirs c'est dans une certaine mesure lesrevivre; surgit alors le spectre des ancêtres qui guettent le couple, l'accusent detrahison et le privent de toute communication.

Ecrire ses souvenirs amoureux c'est donc pour la narratrice de A.Fopérer sur un terrain glissant. Est-ce à dire qu'elle a réussi dans l'écriture desautres périodes de sa vie à savoir l'enfance et l'adolescence? Lors del'adolescence commencent à se dessiner les premières ébauches de la vieamoureuse de la narratrice. Cette période est la frontière qui conduit au magmaardent de l'embrasement amoureux; c'est donc là que commencent à s'observerles premiers dérèglements de l'écriture autobiographique (début de la secondepartie «LES CRIS DE LA FANTASIA» (A.F, p. 59)). Reste donc l'enfance àlaquelle la narratrice consacre les chapitres autobio-graphiques des deux autresparties. En réalité l'écriture autobiographique de ces chapitres n'est pas aussiréussie, aussi limpide qu'il paraît à première vue.

Page 81: Regaieg

63

III - SE DIRE A TRAVERS LES AUTRES (NOUS):

En effet, dans A.F, Je enfant a souvent tendance à vouloir se faireremplacer par un Nous qui renvoie par moments à un fondu d'enfants et dansd'autres au groupe de femmes auquel se mêle avec enchantement la narratrice.C'est de surcroît des épisodes de la vie des composantes de ce Nous (aïeules,tantes, cousines, voisines…) qu'elle se surprend à raconter alors qu'elle projetaitde parcourir sa vie d'enfant. Cette double déviation est en réalité préjudiciable àl'écriture autobiographique, elle prend plus d'ampleur dans O.S où la vie desautres femmes remplace tout bonnement le récit d'enfance d'Isma. C'est doncun mal que la fiction n'arrive pas à guérir comme elle l'a fait pour les signes dudérèglement technique de l'écriture autobiographique. Au contraire, ce doubleécueil trouve en la fiction un champ fertile et propice pour se développer etenvahir l'œuvre de l'auteur qui, dans Loin de Médine, se trouve amenée àdonner la parole à des femmes.

III . A - NOUS ENFANTS, NOUS FEMMES:

Page 82: Regaieg

64

Le second chapitre autobiographique de A.F s'intitule «TROIS JEUNES

FILLES CLOÎTREES…» (A.F, p. 18), il raconte les vacances d'été de la narratrice,des souvenirs qu'elle partage en entier avec une compagne de jeux, labenjamine des filles cloîtrées:

«Jeux d'été avec la benjamine des filles, mon aînée d'une ou deuxannées. Ensemble, nous passons des heures sur la balançoire, au fond duverger, près de la basse-cour. Nous interrompons par instants nos jeux pourépier, à travers la haie, les villageoises criardes des fermettes voisines. […]

Nous, les fillettes, nous fuyons sous les néfliers. […] Nous allonscompter les pigeons du grenier, humer dans le hangar l'odeur des caroubeset le foin écrasé par la jument partie aux champs. Nous faisons desconcours d'envol sur la balançoire». (A.F, pp. 18-19)

La première personne du pluriel, renvoyant à ces deux fillettes, quelle que soitla forme sous laquelle elle se manifeste (pronom personnel, adjectif possessif,pronom personnel à sens réfléchi…), se monte dans ce chapitre à 33 contre 50Je. Elle atteint cependant, dans le chapitre suivant «LA FILLE DU GENDARME

FRANÇAIS» (A.F, p. 30) la proportion de 45 contre 37 Je seulement. Dans cechapitre, la narratrice continue à raconter ses souvenirs d'enfant en vacances;Nous renvoie toujours à cette dernière en compagnie de son amie de jeux:

«Celle qui nous fascinait, la benjamine et moi, c'était Marie-Louise.Nous ne la voyions que de temps à autre […] Quand elle venait le dimancheau hameau, elle nous rendait visite, en compagnie de Janine.

Elle nous paraissait aussi belle qu'un mannequin.[…] Nous nousémerveillions de son fard: rose aux pommettes et rouge carmin exagérantl'ourlet des lèvres.[…]

Nous dépassions quelquefois la maison du gendarme, nous courionsjusqu'à l'orée des premiers résineux, nous nous jetions sur le sol jonché defeuilles pour nous gorger d'odeurs vivaces. Notre cœur battait sous l'effet del'audace qui nous habitait.

Notre complicité de fugitives avait un goût âcre; nous revenionsensuite lentement vers la demeure du gendarme. Nous restions dans la courdu jardin, debout devant la fenêtre ouverte de la cuisine». (A.F, p. 32-33)

Encore présent dans le dernier chapitre autobiographique de cettepremière partie consacrée à l'enfance de la narratrice, Nous disparaît presquetotalement dans la seconde partie (vie amoureuse) pour réappa-raître dans lesecond chapitre autobiographique de la troisième partie qui amorce un retourau récit d'enfance. Intitulé «L'APHASIE AMOUREUSE» (A.F, p. 142), ce chapitretente d'expliquer l'origine du mal qui taraude la narratrice, l'aliène et la sépare

Page 83: Regaieg

65

des femmes de son pays. Les propos de la narratrice se colorent ainsi d'unecertaine amertume; regrette-t-elle ces moments précieux à ses yeux?

«Jeunes filles et femmes de la famille, des maisons voisines et alliées,rendent régulièrement visite à quelque sanctuaire… […]

Un ou deux garçonnets font office de guetteurs vigilants, tandis quenous, les fillettes, nous nous mêlons aux parentes voilées. […]

Fêtes nocturnes sur les terrasses d'où, parquées en peuple d'invisibles,nous regardions l'orchestre andalou avec son ténor vénérable. […]

Je vivais, moi, dans une époque où, depuis plus d'un siècle, le dernierdes hommes de la société dominante s'imaginait maître, face à nous. Luiétait alors ôtée toute chance d'endosser, devant nos yeux féminins, l'habitdu séducteur». (A.F, pp. 142-145)

Encore rare mais persistant dans les chapitres autobiographiques qui suivent,Nous va augmentant jusqu'à atteindre le nombre de 18 dans le second chapitreautobiographique du troisième mouvement «L'ECOLE CORANIQUE» (A.F, p.202):

«Pour les fillettes et les jeunes filles de mon époque […], tandis quel'homme continue à avoir droit à quatre épouses légitimes, nous disposonsde quatre langues pour exprimer notre désir, avant d'ahaner: le français pourl'écriture secrète, l'arabe pour nos soupirs vers Dieu étouffés, le libyco-berbère quand nous imaginons retrouver les plus anciennes de nos idolesmères. La quatrième langue […] demeure celle du corps». (A.F, p. 203)

Ainsi, évoquant ses souvenirs d'enfance, la narratrice éprouve un plaisir infini àse mêler au groupe d'enfants ou de femmes qui l'entouraient, à fondre dans des«grappes d'enfants» (A.F, p. 176), à faire partie de ce Nous collectif qui faisait sonbonheur de fillette. Elle préfère donc cette vie collective aux souvenirspersonnels, intimes de sa vie d'enfant. L'autobio-graphie dévie alors vers desscènes appartenant à la mémoire collective, des scènes vécues par la narratricecomme par beaucoup d'autres enfants ou d'autres femmes. Même si Je continueà exister dans Nous, même s'il y bénéficie d'une certaine autoritétranscendante, le passage de Je à Nous implique ici une fuite de la narratricedevant l'affirmation de son individualité et donc devant la narration des scènesqu'elle a vécues personnellement et seule. Une pointe de honte perce à traversl'emploi fréquent de ce Nous collectif, honte de raconter sa vie personnelle,honte de se détacher de cette horde d'enfants, de ces cercles de femmes ouplaisir de s'y mêler. Se présentant dans A.F comme un léger glissement vers

Page 84: Regaieg

66

une sorte d'autobiographie collective, ce Nous se généralise dans O.S et setransforme même en une constante de l'écriture surtout vers la fin du roman.

III . B - NOUS FEMME:

Dans certains chapitres de O.S, Je continue à se faire relayer par Nousqui renvoie principalement à des fillettes amies de la narratrice-enfant:

«Sur le muret de la large terrasse, les fillettes tentent d'apercevoir lamer: là-bas, les garçons peuvent rejoindre pères et oncles, là-bas se dresseun théâtre interdit. […] Trace d'un paradis proche, qui pourrait nous yintroduire? Les oursins dont ils ramènent les coquilles vides, pour nousnarguer, sont une gourmandise décrétée tabou au peuple des femmes!»

(O.S, p. 110)

«Nous passions dans la demeure voisine en enjambant le muret,sautant à pieds joints sur la terrasse contiguë». (O.S, p. 128)

Lors du mariage d'une voisine, la narratrice, témoin du drame qui se noue,s'habille en demoiselle d'honneur accompagnée d'une autre fillette:

«D'un geste sec, la mère chassa la horde. Ne restèrent que troisfemmes, je crois, ainsi que nous, deux fillettes, qui aurions dû être lesdemoiselles d'honneur — nous étions parées de robes de dentelles blanches,et nos souliers noirs vernis brillaient outrageusement dans ce décor!»

(O.S, p. 134)

Cependant, si dans A.F Je-enfant s'associe à des enfants et à des femmes pourformer un Nous présent surtout dans les chapitres consacrés à l'enfance de lanarratrice, Je dans O.S n'est que rarement enfant. Au lieu de s'associer àd'autres, il se scinde lui-même en plusieurs Je ou renvoie à différentes instancesnarratrices (narratrice première, Isma, Hajila) dont la fusion aboutit à un Noussymbolique1. Nous non plus de la multiplicité mais de l'union, Nous allégoriede la Femme. Se succèdent alors plusieurs passages où se déroule un discoursabstrait, féministe qui s'attaque à l'Homme et à la société:

1. Cette question sera mieux abordée dans la troisième partie, chapitre II, Je e(s)t Nous (p. 337).

Page 85: Regaieg

67

«[…] L'homme qui sort, qui va et vient, qui entre pour donner desordres, pour exiger la table basse servie, l'homme, tous les hommes, il fautles nourrir de nos mains pleines, de nos lacérations de voix, de nos sursautsde patience, chaque jour puis à l'approche de chaque nuit, leur céder notrecorps soudainement las, qui aspire à l'instant même où il sera laissé enpaix, au lac de prières d'avant l'enfouissement ultime». (O.S, p. 137)

Les hommes sont la principale cible de ces attaques verbales véhémentes, deces cris d'angoisse, d'indignation et de lassitude:

««Vous qui surgissez au soleil! Chaque matin, vous vous rincez àgrande eau le visage, les avant-bras, la nuque. Ces ablutions ne préparentpas vos prosternations, non, elles précèdent l'acte de sortir, sortir! Lecomplet une fois mis, la cravate serrée, vous franchissez le seuil, tous lesseuils. La rue vous attend… Vous vous présentez au monde, vous lesbienheureux! Chaque matin de chaque jour, vous transportez votre corpsdans l'étin-cellement de la lumière, chaque jour qu'Allah crée!…» […]».(O.S, p. 17)

L'emploi de Vous relève ici d'une attitude de rejet alors que Nous, inclusif duJe, est employé dans un sens affectif, il est chargé d'une complicité sans bornes.Selon Gustave Guillaume, «la caractéristique essentielle des personnes renduesrespectivement sous les signes Nous et Vous, c'est que ce sont des personnesextensives, pour ce qui est du rang, et dont l'une, Nous, développe sonextension par inclusion du Moi, tandis que l'autre la développe par exclusiondu Moi. Vous en tout premier lieu signifie: Pas moi»1. Il est à souligner que Nousne contient pratiquement jamais d'élément masculin. Nous référant à lanarratrice avec son époux est employé dans la partie qui narre les nuitsd'amour d'Isma mais Je contenu dans ce Nous est déjà autre, il désigne unpersonnage avec un nom (Isma): frontière diégétique qui empêche le lecteurd'impliquer la narratrice première et surtout l'auteur dans ce bonheurcoupable.

Dans O.S, servant d'abord de garde-fou à une écriture pluspersonnalisée et donc plus proche de l'autobiographie, Nous s'inscrit dans ladiégèse et se charge de toute sa dimension unificatrice. Nous représentedésormais le symbole d'une cause à défendre, d'un ennemi à combattre. Uni etmultiple: c'est ce qui fait la force de Nous. Ainsi l'unité linguistique du Nous setrouve confirmée: «Dans nous la personne parlante c'est moi, mais parlantd'elle, elle parle en même temps de plus qu'elle. Ce qui revient à dire que sous

1. Leçons de Linguistique, Les Presses de l'Université de Laval, Québec, 1982, p. 51.

Page 86: Regaieg

68

la personne parlante première il y a plusieurs personnes dont il est parlé, parmilesquels, incluse, la parlante»2. Cependant, cette personne parlante ne tarderapas à se faire exclure du Nous et Nous se transformera en Ils ou plutôt en Elles.Nous assistons alors à un retrait complet du récit autobiographique. Et voilàque la narratrice de A.F se met à raconter la vie des autres, principalement desfemmes, au lieu de raconter sa vie à elle.

IV - DIRE LES AUTRES FAUTE DE POUVOIR SE DIRE

DE L'AUTOBIOGRAPHIE A LA BIOGRAPHIE:

Les souvenirs partagés avec d'autres fillettes ou d'autres femmes neconcernent en réalité pas directement la vie de la narratrice de A.F. Ilsracontent dans leur majorité des scènes de la vie des autres, principalement desfemmes qui ont peuplé son enfance. Là se manifeste un autre signe de l'échecde l'écriture autobiographique qui se transforme en diverses biographies. SelonJean Rousset, «la forme autobiographique, à l'état pur, se définit par l'énoncé«je conte mon histoire»: un protagoniste central en fonction de narrateur, et denarrateur de soi-même, qui n'exclut pas les autres de son histoire mais ne lesadmet que s'ils entrent dans le champ de son regard, de ses passions, de sesactivités; ces personnages satellites existent par lui et autour de lui»1. C'est apriori le cas dans A.F. Cependant, plus nous nous approchons de la fin duroman, plus le rapport entre la narratrice et les femmes dont elle raconte la vieou les aventures se délie, il devient pratiquement insignifiant dans O.S où lesautres se transforment en personnages romanesques.

«TROIS JEUNES FILLES CLOÎTRÉES…» (A.F, p. 18), «LA FILLE DU

GENDARME FRANÇAIS» (A.F, p. 30), «MON PÈRE ECRIT À MA MÈRE» (A.F,

2. Ibid.1. Narcisse romancier: essai sur la première personne dans le roman, op. cit, p. 20.

Page 87: Regaieg

69

p. 46): ce sont là les titres des trois premiers chapitres autobiographiques de lapremière partie de A.F. Il est manifeste, d'après ces titres, que l'écritureautobiographique se transforme presque en biographie des autres. Ajustant saplume sur le papier dans le dessein d'écrire sa vie, son enfance, la narratrice sesurprend à écrire la vie des autres femmes:

«Trois jeunes filles sont cloîtrées dans une maison claire, au milieud'un hameau du Sahel que cernent d'immenses vignobles. Je viens là durantles vacances scolaires de printemps et d'été». (A.F, p. 18)

«Au hameau de mes vacances enfantines, la famille du gendarmefrançais — une Bourguignonne et ses deux filles Janine et Marie-Louise —fréquentait la demeure des trois sœurs». (A.F, p. 30)

C'est en témoin que la narratrice raconte la vie des autres, son regard d'enfantse promène partout, note les détails qui persistent par la suite dans sa mémoirede femme.

Les chapitres autobiographiques de la seconde partie n'ont pas de titres,ils "racontent" la vie amoureuse de la narratrice. Le couple devrait être donc leprotagoniste de ces épisodes. Cependant ce mot n'est pas vraiment appropriépour la narratrice et l'homme qu'elle a aimé car plusieurs ombres défilent etentravent leur union: d'abord l'image du père qui déchire la première lettred'amour reçue par sa fille, le père qui hante l'esprit de la narratrice lors de lanuit de noces, ensuite le regard de l'étranger puis de la mendiante posé sur unelettre envoyée par l'époux où il dessine en détails son «corps-souvenir» (A.F, p.72), enfin les aïeules, les tantes… qui s'interposent en obstacles entre le frère etla sœur:

«— Un seul mot, si une amie te l'adresse, quand elle s'oublie…J'attends, il hésite, il ajoute doucement:— Il suffit qu'elle prononce «hannouni» à mi-voix, et tu te dis, sûr de

ne pas te tromper: «Elle est donc de chez moi!»Je ris, j'interromps:— Cela fait chaud au cœur!… Tu te souviens, la tante si douce…Je détourne le sujet, j'évoque les tantes, les cousines attendries de la

tribu […].Il ne m'aura ouvert que cette brèche: un seul mot dévoilant ses

amours. J'en ressentis un trouble aigrelet.J'ai dévié. J'ai rappelé le passé et les vieilles tantes, les aïeules, les

cousines. Ce mot seul aurait pu habiter mes nuits d'amoureuse… Au frère

Page 88: Regaieg

70

qui ne me fut jamais complice, à l'ami qui ne fut pas présent dans monlabyrinthe». (A.F, pp. 94-95)

Ces ombres de femmes qui entravent l'amour de la narratrice et l'accompagnenten souvenirs obsédants se muent dans la troisième partie de A.F en une réalitéconcrète, omniprésente. En fait presque la moitié de cette partie racontant apriori l'enfance de la narratrice est peuplée de ces figures vivantes et bienmatérialisées. Dans le troisième chapitre autobio-graphique de cette troisièmepartie qui s'intitule «TRANSES» (A.F, p. 163), la narratrice parle de sa grand-mère maternelle et des séances de transes mensuelles qu'elle organisait: «Ma

grand-mère maternelle dresse en moi son souvenir de halètement sombre, son

impuissance de lionne». (A.F, p. 163) Le chapitre autobiographique suivant a pourtitre «LA MISE A SAC» (A.F, p. 174), il décrit «les réunions d'autrefois» où «les

matrones font cercle selon un rite convenu». (A.F, p. 174) «LE CRI DANS LE RÊVE»(A.F, p. 217) est le septième chapitre autobiographique de A.F, il évoque lesouvenir de la grand-mère paternelle de la narratrice, l'histoire de la famillepaternelle et la misère de ses tantes. Le chapitre suivant, «LES VOYEUSES»(A.F, p. 228), est centré sur l'habitude des femmes d'autrefois organisant unenoce d'autoriser des voyeuses (femmes étrangères non invitées et voilées) àcontempler la mariée. Ainsi quatre chapitres de la dernière partie de A.F nesont pas aussi autobiographiques qu'ils paraissent; ils racontent seulement desscènes auxquelles la narratrice a pu assister lors de son enfance. Notre regardde lecteur accompagne son regard de témoin, du coup la perspectiveautodiégétique se mue en perspective intradiégétique où la narratrice ne peutplus qu'exercer une fonction testimoniale. Elle n'est donc plus le protagoniste.C'est comme si les lumières de la scène éclairent tout, autour de la narratrice,excepté elle-même qui demeure occultée telle un projecteur vu de derrière:

«Régulièrement, tous les deux ou trois mois environ, l'aïeuleconvoquait les musiciennes de la cité […]

Ces jours étranges débutaient par les chants liturgiques du petitorchestre […]. Moi, […] je jouissais avec intensité de mon rôle detémoin.[…]

Durant la crise, […] je n'avais pas détaché mes yeux du corps entranses de ma grand-mère». (A.F, pp. 163- 165)

«Dans les réunions d'autrefois, les matrones font cercle selon un riteconvenu. […]

J'observe ce protocole du couloir ou d'un coin du patio. […]

Page 89: Regaieg

71

Aux vacances d'été […], je participai à une cérémonie inaccoutumée,qui rappelait les enterrements. Le neveu de ma grand-mère […] avait étécondamné aux travaux forcés, comme un brigand.

Afflux des voiles blancs des visiteuses; la liturgie du deuilennoblissait la maison modeste, où habitait la jeune sœur de ma grand-mère. Etait-ce une mort sans cadavre? Nous stationnions, grappes d'enfantsinterloqués, dans le vestibule». (A.F, pp. 174-176)

Ce regard de témoin déplace le centre d'intérêt et transforme l'autobiographieen biographie des différentes femmes qui ont côtoyé la narratrice lors de sonenfance. Ces récits biographiques procurent aux personnes dont ils content lavie une entité psychologique et personnelle qui les rapproche des personnagesromanesques. Ce procédé d'écriture s'apparente à une «syllepse thématique»1

ou à ce que Georges May préfère appeler un «récit intercalaire»1 qui interromptle récit autobiographique et marque une pause pendant laquelle il conte labiographie d'une personne autre que le narrateur. Pour May, ce genre de récit«rappelle opportunément les tiroirs du roman picaresque et marque donc sonappartenance à l'art d'écrire romanesque». C'est pourquoi «on peut être aupremier abord surpris de la présence de ce procédé dans le récitautobiographique, car il est doublement infidèle au mouvement de ce récit: ill'immobilise, d'une part, pendant le nombre de pages nécessaires à son propreexposé et, de l'autre, il communique au lecteur une série de faits ordonnés sousla forme d'un récit ou d'une biographie condensée ou fragmentaire, alors quel'autobiographe, lui, a dû les rassembler après coup sur la base de bribesd'informations recueillies çà et là»2. Le récit biographique rapproche donc déjàles amies et parentes de la narratrice des personnages de roman, leurmétamorphose sera cependant complète dans O.S où le «récit intercalaire»prend plus d'ampleur et les personnages plus de vigueur.

La tendance de la narratrice à l'expression testimoniale s'accentue doncdans O.S où la deuxième partie «LE SACCAGE DE L'AUBE» (O.S, p. 101) estcensée raconter l'enfance d'Isma qui correspond pratiquement à la mêmeenfance que celle de la narratrice de A.F. Cependant, dans cette partie, deux

1. «Syllepse» signifie selon Gérard GENETTE «fait de prendre ensemble»; «la syllepse thématique

commande dans le roman classique à tiroirs de nombreuses insertions d'«histoires», justifiées pardes relations d'analogie ou de contraste». Figures III, Seuil, 1972, p. 121.

1 . L'Autobiographie, op. cit, p. 173.2 Ibid.

Page 90: Regaieg

72

chapitres sur neuf seulement racontent effectivement des événements vécus parla narratrice elle-même; ce sont «LE BAISER» (O.S, p. 109) et «LA

BALANÇOIRE» (O.S, p. 145).

Nous avons déjà évoqué le regard de témoin de la narratrice écoutant«LA PLAINTE» (O.S, p. 109) d'une tante. Dans d'autres épisodes, il ne s'agit plusde ce regard mais d'histoires que la narratrice a entendues, histoires decertaines femmes frappées par le sort et que la résignation accable. Dans leschapitres qui suivent, il n'est donc plus question des parentes de la narratricemais de femmes inconnues dont la narratrice a voulu réveiller le souvenir:

«Enfouis dans ces haltes de l'enfance, derrière les claies filtrant l'éclatdes étés dissipés, se lèvent en moi, efflorescence du passé, d'autres soupirs.Ceux que des inconnues, compagnes de ma mère morte trop tôt, ont uneseule fois fait entendre.

J'ai dû écouter par inadvertance. Négligence des diseuses. Quotidiende la peine, de son trop-plein. La colère monte, l'impuissance estdépassée. Piaffent les mots de la plainte mutilée. Inutilement étalée. J'ai dûentendre par inadvertance, ou par nécessité». (O.S, pp. 110-111)

Parmi ces femmes ressuscitées et auxquelles la narratrice tient à rendre justice«L'EXCLUE» (O.S, p. 119) tient une place privilégiée. Calomniée par «Lla

Hadja», cette jeune femme s'est vue expulsée de sa ville natale. La narratrice larencontre quinze ans plus tard dans une «antichambre de prison» (O.S, p. 127),«une aura de douceur illuminant ses traits» (O.S, p. 122). «Elle allait rendre visite aux

condamnés, elle le faisait, disait-elle, «pour le réconfort et pour le bien des fidèles»»(O.S, p. 127). Ce chapitre est l'un des plus exhaustifs de cette seconde partie deO.S. Au long de neuf pages, la narratrice ne cesse de plaider la cause de cettefemme victime du commérage. Le chapitre suivant s'intitule: «LA NOCE SUR

LA NATTE» (O.S, p. 128); la voix de la narratrice se lève, chargée d'indignation,pour dénoncer le rite d'un village voisin où l'on fêtait les noces d'une manièretrès austère sous prétexte que le saint de la région l'a exigé. L'une de sesvoisines a été victime de ces humiliantes épousailles, la narratrice assistait entémoin à ce mariage, elle a écouté la plainte de la mariée:

«Je retins de cette fête ces détails épars — l'accouplement sur unenatte, un marié sans tendresse et les pleurs de l'épousée au visage bouffi —,mais aussi l'amertume du préambule, une dévastation que certaines jugèrentpuérile. Comme si, dans notre ville comme partout ailleurs, avec labénédiction d'un saint d'autrefois ou sous les you-you nasillards descitadines passives, nul espoir ne devait s'ouvrir après la noce».

(O.S, pp. 135-136)

Page 91: Regaieg

73

C'est encore en voyeuse puis en témoin que la narratrice assiste aux péripétiesde la vie d'une jeune fille qui ose accuser sa mère de passivité, laquelle mèrerépond toujours à l'appel pressant du père pendant la nuit. «L'ADOLESCENTE

EN COLÈRE» (O.S, p. 140), exaspérée par le mutisme oppressant et lesaccouchements nombreux et successifs de sa mère, décide d'agir:

«[…] Quelle jeune tante complice, quelle servante de passage, dansles chuchotements des siestes de l'enfance, me raconta les péripéties dechaque nuit, vécue par la couvée nombreuse? […]

Un jour, l'adolescente confessa (à qui, à cette tante disparue, à laservante de passage qui se maria à son tour dans une chambre semblable?)comment se rythmaient ses nuits, du fait de cet appel du maître vers la mèreesclave ou consentante. Sur quel ton d'amertume vindicative Houria aborda-t-elle le sujet? Jusqu'où prolongea-t-elle la confidence? Je ne le sus pas; jene le demandai pas. Une voix […] me décrivit, en tout cas, ce rite préludantà l'accouplement.

Jusqu'au jour où, dans la pause d'une des rencontres collectives dupatio, la jeune fille interpella sa mère devant nous toutes».

(O.S, pp. 142-143)

Et la chaîne de paroles se déroule ininterrompue, sanglante, humiliante pourles femmes. Ainsi, projetant de raconter des scènes de son enfance, Isma (ou lanarratrice) aboutit au récit de vie des autres femmes, des femmes qui ontpeuplé cette enfance. N'était-ce pas déjà le projet ou la contrainte imposée à lanarratrice de A.F dont l'autobiographie est tenue en échec par les corps mutilésdes siens?

«Croyant «me parcourir», je ne fais que choisir un autre voile.Voulant, à chaque pas, parvenir à la transparence, je m'engloutis davantagedans l'anonymat des aïeules!» (A.F, p. 243)

Ces femmes constituent donc l'entrave principale à l'écritureautobiographique. Elle font partie des «mères gardiennes» qui hantent le couplependant ses nuits d'amour, le disloquent et le privent de toute possibilité decommunication. Aussi la présence fantomatique de la mère de l'homme habite-t-elle les songes du couple, altérant ainsi l'acte d'amour:

«La mère de l'homme, ennemie ou rivale, surgit dans les strates de noscaresses. Survient un cauchemar d'avant l'aube: quelle hantise a saisil'homme, quelle trahison le déchire? Il se débat, il lutte. Réveillée, je tente[…] de calmer le dormeur.

Il ne se réveille pas; il brame d'une bouche béante, privée de sons.Quel songe le bâillonne? Je décide d'un recours: je me dévêts de machemise, me colle vivement contre ce corps en lutte avec lui-même, dessine

Page 92: Regaieg

74

de mes formes douces les formes durcies, en proie aux fantasmes de quelledérive. Opiniâtre, j'encercle le prisonnier qui échappe, qui revient, qui meretrouve dans une vivacité rêche, me caresse avec des soupirs, va pourtranspercer quand… Le galop d'un rêve noir secoue le masque sommeillant,les épaules larges, la poitrine dénudée. Son corps déployé devient fouillisde fibres et de nerfs. Muscles contractés, quêtant la déchirure, exigeant larumeur des viscères maternels.

Face en pleurs, cœur épouvanté, je me soumets». (O.S, p. 61)

Elle se soumet à cette puissance maternelle et abandonne «l'illusion du couple».C'est précisément dans cette soumission que se dissimule le secret de laseconde partie du roman. Abandonnant la vie de couple, Isma, vaincue par lesaïeules, leur consacre, comme pour se racheter de son erreur de jeune femme,une partie entière. Elle s'y emploiera à ressusciter et rassembler les femmesd'autrefois alors que sa "rivale" Hajila mène le combat avec l'homme: «La

sultane là-haut invente; elle combat. Sa sœur sous la couche, rameute les victimes du

passé». (O.S, p. 108) Un peu avant de voir son entreprise aboutir, préparant lesoulèvement final, la narratrice s'accorde un temps de réflexion dans leseptième chapitre «LIEU-REPOSOIR» (O.S, p. 137) où le Nous, déjà senti àtravers l'union des deux femmes Isma et Hajila, se charge de toute sadimension unificatrice:

«Je ne sais pourquoi je charrie le flot des peines, je ne sais pourquoiles corps couchés des femmes me devancent, obscurcissant mon chemin,cahotés par les arêtes du quotidien, propulsés par l'espoir des béatitudes».

(O.S, p. 137)

Ce chapitre retrace, avec exaspération — la révolte commence déjà à gronder— le trajet des femmes depuis leur tendre enfance jusqu'à la vieillesse, âge dusalut final qui rapproche la femme de Dieu. Là, la narratrice, intégrée à ce Nousrévolté, se fait le porte-parole des femmes, se charge de rapporter leursrevendications et leur exaspération générale. Un long cri de protestation fusealors à travers les pages du roman et l'entreprise introspective cède la place àune entreprise révolutionnaire, féministe.

Page 93: Regaieg

75

V - L'ECRITURE-CRI: DE L'INTROSPECTION A LA PROTESTATION:

Nous avons jusque là étudié les manifestations du dérèglement del'écriture autobiographique, les failles qui ont mené le projet autobio-graphiqueà sa perte: subversion de l'ordre chronologique, manque d'adhé-rence del'écriture, autobiographie impersonnelle, souvenirs partagés dans leur majoritépar des fillettes compagnes de jeu, déviation de l'écriture qui quitte le centred'intérêt pour décrire la vie des parentes de la narratrice… Autant desymptômes du trouble qui affecte le mécanisme de l'écriture initialementautobiographique. Nous avons évoqué également à maintes reprises, par debrèves allusions, les raisons de ce dérèglement, le pourquoi de l'échec du projetautobiographique. Il convient, avant de clore cette première partie, de nousétendre sur cette question. En réalité, l'échec macro-structurel del'autobiographie dans A.F répond à un autre échec micro-structurel qui serapporte à la vie même d'Assia Djebar. L'aboutissement de l'entrepriseintrospective exige en fait un équilibre psychologique et affectif parfait quimanque cruellement à la narratrice. Comment écrire une vie qui n'aura étéqu'un échec cuisant, qu'une aliénation constante et déchirante? Peut-on retracersa vie quand on en a manqué le côté amoureux? Peut-on exprimer sessentiments les plus profonds, commenter les événements les plus insignifiantsde sa vie alors qu'on est frappé d'une «aphasie amoureuse» qui arrête à la fois laplume et noue la langue? Tout cela transforme le récit de vie en traces éparsesévoquées par bribes d'un semblant de vie. Car la narratrice n'a pas vraimentvécu, elle a été persécutée, assassinée par l'ombre du père qui l'a maintenue

Page 94: Regaieg

76

dans une enfance inaccessible ou impossible. Cherchant la voie de la liberté,elle passe d'un mode d'expression à un autre, de l'écrit à l'oral. Son «aphasie»surgissant dès qu'elle tente de s'exprimer, elle adopte une façon primitive de sedire. Tel un bébé qui apprend à parler, elle entraîne sa voix en poussant descris, cris de désespoir qui rejoignent dans l'espace le chœur des femmesensevelies, et le chant démarre amer, révolté, incontrôlable. L'échec du projetautobiographique aboutit alors au passage de l'écriture au domaine de lafiction dans O.S. Je, d'abord unique, se multiplie et s'amplifie pour aboutir à lafigure de Nous et faire jaillir le cri du ventre emmagasiné depuisd'innombrables siècles.

Page 95: Regaieg

77

V. A - «L'APHASIE AMOUREUSE»:

C'est là le titre d'un des chapitres autobiographiques de la troisièmepartie de A.F. La narratrice n'y cesse de renvoyer à cette «aphasie amoureuse»comme étant le premier responsable de l'échec de sa vie amoureuse et aussi deson entreprise autobiographique. Quel sens donne-t-elle à cette «aphasie»?S'agit-il, pour la narratrice de A.F, d'une véritable maladie organique ouemploie-t-elle plutôt l'expression comme une métaphore?

Avant de pouvoir répondre à ces questions, nous nous devonsd'avancer une définition de l'aphasie. Selon André Roch Lecours, «le termeaphasie désigne une classe particulière de comportements linguistiquesanormaux. Dans son acception française, il exclut les troubles de l'ontogenèsedu langage (dits dysphasie, dyslexie, dysgraphie d'évolution) et n'englobe doncque certains comportements acquis, liés à la survenue d'une lésion cérébrale.Dans la majorité des cas, cette lésion est focale et elle vient désorganiser lelangage, jusque-là normal, d'un adulte droitier»1.

L'aphasie est donc une maladie organique, une affection du système nerveuxqui altère la capacité communicative de la personne aphasique. Cela ne peutévidemment pas être le cas d'Assia Djebar. Nous ne serions autrement pas entrain de lire et de commenter des ouvrages qu'elle a écrits. Il est en outreévident que l'écriture suppose obligatoirement une certaine fonctioncommunicative. Cependant, l'aspect purement organique et aucunementpsychologique de cette maladie revêt une importance capitale à nos yeux. Celasuppose que l'«aphasie amoureuse» dont est atteinte la narratrice la dépasse etpour ainsi dire la déchire de l'intérieur. Impuissante, elle constate sonincapacité chronique de communiquer, d'exprimer ou de recevoir les motsd'amour. C'est en fait là que se dissimule la raison de l'échec de sa vieconjugale. S'agit-il, pour elle, de l'impossibilité d'écrire ou de dire l'amour oudes deux à la fois?

D'après Lecours, «plus souvent qu'autrement, l'aphasie se présente sous uneforme affectant l'expression linguistique dans son ensemble: elle se manifestealors au même titre dans la langue écrite et dans la langue parlée»1. L'aphasie

1. Encyclopédie médico-chirurgicale, Système nerveux, Aphasie, Paris, 17019 A10, 7-1975, p. 8.1. Encyclopédie médico-chirurgicale, op. cit., p. 14.

Page 96: Regaieg

78

peut donc apparaître autant sur le plan de l'écrit que sur celui de l'oral. Lapersonne aphasique ne peut généralement ni parler ni écrire, elle ne peut nonplus ni comprendre la parole des autres ni lire l'écriture d'autrui. Il s'agit doncd'une absence totale de la communication qui bâillonne la narratrice, fait déviersa plume et la prive de toute complicité avec l'époux.

V . A . 1 - L'échec de l'écrit:

Dans l'étude de tous les symptômes du dérèglement de l'écritureautobiographique, nous avons pu constater qu'ils se manifestent dans leurmajorité dans la deuxième partie et au début de la troisième, moments oùl'amour, la vie conjugale de la narratrice de A.F tentent de s'inscrire. Il y a doncun rapport étroit, presque viscéral, entre l'échec de sa vie amoureuse et l'échecde l'écriture autobiographique.

La première partie de A.F s'intitule «LA PRISE DE LA VILLE ou

L'Amour s'écrit» (A.F, p. 9). ce titre, scindé en deux, renvoie à l'alternance, danscette partie, entre des chapitres autobiographiques et d'autres historiques.«L'Amour s'écrit» réfère donc à l'initiation amoureuse de la narratrice-enfant.Défilent alors devant ses yeux ébahis des couples aussi variés qu'on peut sereprésenter: couples des filles cloîtrées et de leurs correspondants, couple dePaul et de Marie-Louise, couple du père et de la mère. Effarée, la filletteconstate l'ébauche de transgression qui anime les jeunes filles cloîtrées maisdécidées à se créer un extérieur grâce à l'écrit.

«Et moi, à treize ans […], j'écoutais, au cours de la veillée, la dernièredes filles à marier me raconter leurs débats, leurs conceptions différentes del'écrit». (A.F, p. 22)

La réaction des femmes parentes de sa mère apprenant la correspondanceadressée par le mari à cette dernière marque aussi l'enfance de la narratrice etimprime dans son esprit l'image, impossible, frappée d'interdit, du couple dansla société algérienne:

«J'ai été effleurée, fillette aux yeux attentifs, par ces bruissements defemmes reléguées. Alors s'ébaucha, me semble-t-il, ma première intuitiondu bonheur possible, du mystère, qui lie un homme et une femme».

Page 97: Regaieg

79

(A.F, p. 49)

C'est donc grâce aux (ou à cause des) femmes emprisonnées dans le harem quecommence sa première conception de l'amour. L'écrit était donc pour elle laseule expression qui pouvait permettre à son cœur de s'ouvrir, de se dévoiler.Car dans l'écrit il n'y a pas confrontation et la pudeur tant prônée par lesaïeules est préservée.

La narratrice commence alors par échanger secrètement des lettres d'amouravec des correspondants. Ces lettres sont écrites en français, langue qui lui a étéenseignée par le père: «Dans cette amorce d'éducation sentimentale, la

correspondance secrète se fait en français». (A.F, p. 12) Cependant, l'écrit, à l'originetoujours d'une distance entre la narratrice et l'homme, implique déjàl'éloignement, la séparation, la condamnation, par avance, de la relationamoureuse. Ecrire l'amour semble donc ne pas avoir de sens, puisque l'amourne peut exister dans la séparation:

«Ecrire devant l'amour. Eclairer le corps, pour aider à lever l'interdit,pour dévoiler… […]

Dès lors l'écrit s'inscrit dans une dialectique du silence devant l'aimé». (A.F, p. 75)

Le mot «devant» vient séparer l'écriture de l'amour concret. L'écrit, expressionmuette, joue ici le rôle de la peinture. Le mot sculpte le corps de l'autre pour legraver dans la mémoire du partenaire. L'amour dit, l'acte d'amour ne peuventavoir la même intensité que le mot écrit qui, rien qu'en séparant physiquementles amoureux, les réunit spirituellement. Ainsi, rien n'autorise les mots d'amoursinon l'écriture, symbole d'éloignement:

«Propos perlés, mots doux que la main inscrit, que la voixchuchoterait contre la grille en fer forgé. Quelle nostalgie avouer à l'amidont seul l'éloignement permet cet apparent abandon?…» (A.F, p. 71)

Le mot «apparent» démontre que même dans l'écriture, l'amour n'estvéritablement pas inscrit. Comment peut-il l'être si l'écrit est frappé d'interdit,de malédiction par le père qui, furieux, déchire la première lettre d'amourreçue par sa fille. C'est en fait cet incident inoubliable qui a inauguré sa vieamoureuse:

«A dix sept ans, j'entre dans l'histoire d'amour à cause d'une lettre.Uninconnu m'a écrit; par inconscience ou par audace, il l'a fait ouvertement. Le

Page 98: Regaieg

80

père, secoué d'une rage sans éclats, a déchiré devant moi la missive. Il ne mela donne pas à lire; il la jette au panier». (A.F, p. 12)

L'emploi de la locution prépositive «à cause de» fait allusion à l'universdysphorique où s'introduit la narratrice et où elle aura désormais à vivre.L'amour, univers d'habitude paradisiaque, se présente à ses yeux comme unmalheur nécessaire qu'elle devra supporter ou comme une expériencedouloureuse mais incontournable. En fait, la narratrice dont la personnalité aété façonnée au gré de l'humeur paternelle regrette le temps de l'enfance seméed'innocence. Elle a désormais à vivre l'adolescence avec ses arêtes, avec l'amourimpossible, avec le bonheur inaccessible. Cette lettre dont elle nous parle estprécisément la lettre d'amour envoyée par un étudiant et déchirée par le père.Son arrivée est visiblement un événement fâcheux pour la narratrice car elleétablit, pour la première fois, une distance entre son père et elle. Désormaisl'amour ne peut plus être éprouvé, vécu par elle sans un certain défi à l'égarddu père:

«Les mots conventionnels et en langue française de l'étudiant envacances se sont gonflés d'un désir imprévu, hyperbolique, simplementparce que le père a voulu les détruire». (A.F, p. 12)

En détruisant cette lettre d'amour, le père condamne sa fille à mort, ilstoppe brutalement les élans naturels de son cœur désormais pétrifié, il laréduit à une existence insignifiante: «Les mois, les années suivantes, je me suis

engloutie dans l'histoire d'amour, ou plutôt dans l'interdiction d'amour». (A.F, p. 12)Ainsi, la voie vers l'amour se trouve dès l'aube de sa vie bouchée, obstruée. Savie n'aura été qu'un passage perpétuel d'une impasse à une autre. «L'histoire de

l'amour» et «l'interdiction de l'amour» aboutissent inévitablement à l'interdictionde l'histoire et donc de toute existence, de toute vie. Détruisant la premièremanifestation d'amour adressée à sa fille, le père tue en elle toute passion:

«[…]le premier billet […], dont je retirai les morceaux de la corbeille.J'en reconstituai le texte avec un entêtement de bravade. Comme s'il mefallait désormais m'appliquer à réparer tout ce que lacéraient les doigts dupère…»

(A.F, p. 75)

La langue française, par son appartenance au père qui lui en a autoriséet même organisé l'apprentissage, cette langue qui est le seul moded'expression écrit de la narratrice devient l'obstacle à l'extériorisation de sapassion: «Cette langue que m'a donnée le père me devient entremetteuse et mon

Page 99: Regaieg

81

initiation, dès lors, se place sous un signe double, contradictoire…» (A.F, p. 12) Pèreet amant sont en fait deux figures inconciliables. L'une d'elle doit être expulsée;ce ne peut être celle du père car elle fait partie de la personnalité de lanarratrice, elle l'habite, la possède. Ainsi, le couple ne peut être composé que dupère et de la fille. Rapprochement incestueux qui blesse la narratrice autantqu'il la réconforte. Ecrivant à son père «l'assurance cérémonieuse de [son] amour»,lui adressant, le jour même des noces, un télégramme où elle inscrit cettephrase: «je t'aime», la narratrice substitue inconsciemment l'image du père àcelle de l'époux, elle lui destine les propos qu'elle est censée tenir pour le marié.Même absent, le père retient toute l'attention de la narratrice et occupetotalement son cœur se constituant ainsi en rempart la protégeant ou la privantde toute forme de séduction. N'était-ce pas l'attitude des frères, des pèresalgériens qui, face à la menace du conquérant, ont su préserver à la fois lesfemmes et la patrie de la tentation, du viol de l'étranger? Cette ambivalencepère-époux annonce déjà l'impasse où aboutira l'expérience "amoureuse" de lanarratrice.

«Peut-être me fallait-il le proclamer: «je t'aime-en-la-langue-française», ouvertement et sans nécessité, avant de risquer de le clamer dansle noir et en quelle langue, durant ces heures précédant le passage nuptial?»(A.F, p. 122)

La langue française, territoire linguistique où opère la magie de la force et de lapuissance paternelles, semble soudain complice de cette figure omniprésente,omnipotente, obsédante; car elle répugne à rendre les sentiments amoureux dela narratrice; au lieu de les expliciter, elle les dissimule:

«L'émoi ne perce dans aucune de mes phrases. Ces lettres, je leperçois plus de vingt ans après, voilaient l'amour plus qu'elles nel'exprimaient, et presque par contrainte allègre: car l'ombre du père se tientlà».(A.F, p. 71)

Dans le premier chapitre de la seconde partie de A.F, la narratrice nous raconteles «péripéties» qui ont entouré une lettre qu'elle a reçue de son époux et où ildétaille son corps. Cette lettre a d'abord été lue par un curieux, elle a ensuite étésubtilisée à la narratrice par une mendiante: en plus du regard du père, l'écritsuppose donc toujours un regard voyeur, indiscret. La communication n'estalors plus binaire mais triple ou multiple; le mot écrit n'a plus un seuldestinataire mais plusieurs. L'écriture détournée, altérée, ne peut plus

Page 100: Regaieg

82

désormais renvoyer à une quelconque expression de son auteur, elle évoquesimplement son silence, son aphasie:

Le père, contrôleur infatigable, vigilant, continue donc de hanter l'esprit et lecœur de sa fille et de suspendre sous sa plume l'expression du moindre motd'amour:

«Quand l'adolescente s'adresse au père, sa langue s'enrobe depruderie… Est-ce pourquoi la passion ne pourra s'exprimer pour elle sur lepapier? Comme si le mot étranger devenait taie sur l'œil qui veutdécouvrir!»

(A.F, p. 76)

L'aliénation de la narratrice est ainsi définitive, irréversible. L'amour qu'ellepeut éprouver ne peut s'inscrire et le couple n'est qu'une «illusion». C'est parcequ'il lui est impossible de rendre fidèlement les élans de son cœur et derecevoir exclusivement les mots d'amour qui lui sont destinés que la narratricene peut, non plus, confier au papier, aux pages de A.F le récit de ses nuitsd'amour. Le père, lisant ces pages, le lui pardonnerait-il? C'est en outre parcequ'elle ne peut risquer cette transgression, cet attentat à la pudeur, qu'elle nepeut écrire son autobiographie. La réussite du projet autobiographique passenécessairement par l'inscription de ces années de vie conjugale, expérienceaussi vaine qu'instructive pour celle qui l'a vécue.

L'écrit est le territoire de l'homme, du père. C'est justement ce qui aprivé la narratrice de l'accès au champ de l'écriture, de l'expression scripturalede son expérience amoureuse. Le territoire de la femme est l'oral, ambivalencelinguistique qui scinde la société algérienne en deux, la déchire et y altèrel'image du couple. C'est pourquoi, Isma, racontant l'histoire des femmes quihantent ses souvenirs d'enfance, découvre en elle la honte d'avoir trahi cesfemmes, d'avoir cédé à la tentation de vivre en couple, tentation qui s'est trèsvite révélée être une chimère:

«Je m'abrite derrière le mutisme de tant d'anonymes ensevelies. Est-cepour pallier l'échec de mon ancien défi? Un couple; l'illusion me fascinaitde par sa nouveauté… Poussée vers tant d'horizons! La présence de l'aimése révélait point d'appui. Il devenait mon double, moi qui avais échappé parhasard à la claustration…» (O.S, p. 88)

Revenons à la narratrice de A.F; si elle n'a pu et ne peut écrire l'amour,l'a-t-elle au moins dit? Une communication orale, commune aux femmes

Page 101: Regaieg

83

algériennes, lui a-t-elle servi de pont pour établir le rapprochement avec l'autre,avec l'aimé? Aucunement, car c'est surtout au niveau de l'expression orale quel'aphasie de la narratrice prend sa forme la plus accentuée.

V . A . 2 - La fuite des mots ou le bâillonnement:

La langue française, apprise à l'école dès la plus tendre enfance de lanarratrice, est la cause principale de cette aphasie. Les mots français, en rapportavec une autre civilisation et donc avec une toute autre conception du couple,ne peuvent rendre les élans de son cœur, la passion qui l'anime. Marie-Louiseet Paul, voisins des jeunes filles cloîtrées, impriment dans son esprit une imagedu couple français totalement différent des couples arabes dont elle a rarementla possibilité de constater la présence dissimulée, pudique, presqu'absente:

«Anodine scène d'enfance: une aridité de l'expression s'installe et lasensibilité dans sa période romantique se retrouve aphasique. Malgré lebouillonnement de mes rêves d'adolescence plus tard, un nœud, à cause dece «Pilou chéri», résista: la langue française pouvait tout m'offrir de sestrésors inépuisables, mais pas un, pas le moindre de ses mots d'amour ne meserait réservé… Un jour ou l'autre, parce que cet état autistique ferait chapeà mes élans de femme, surviendrait à rebours quelque soudaine explosion».

(A.F, p. 38)

La langue française ne peut lui servir de mode d'expression amoureuse car lesmots d'amour français ne peuvent, non plus, réveiller en son âme la moindrepassion. Femme symboliquement «voilée», elle demeure imperméable à toute«stratégie de séduction» que prétend exercer sur elle un homme français:

«La langue étrangère me servait, dès l'enfance, d'embrasure pour lespectacle du monde et de ses richesses. Voici qu'en certaines circonstances,elle devenait dard pointé sur ma personne. […]

Le commentaire, anodin ou respectueux, véhiculé par la langueétrangère, traversait une zone neutralisante de silence… Comment avouer àl'étranger, adopté quelquefois en camarade ou en allié, que les mots ainsichargés se désamorçaient d'eux-mêmes, ne m'atteignaient pas de par leurnature même, et qu'il ne s'agissait dans ce cas ni de moi, ni de lui? Verbeenglouti avant toute destination…» (A.F, p. 143)

Page 102: Regaieg

84

Le mot «dard» fait de la langue française — à l'origine source première deliberté pour la narratrice, trait de lumière qui éclaire ses jours et la sauve de laclaustration — une langue-blessure qui s'avive et lui sectionne les entrailles. Lalangue-lance, souillée de sang, écorchure douloureuse, ne peut être elle-mêmele remède qui exprime l'amour de la narratrice et participe ainsi à la réalisationde son bonheur.

Exempte du port du voile imposé à toutes ses semblables, la narratrice, nue,vulnérable, attaquée par les mots français, se trouve contrainte de se dissimulersous un «voile symbolique» (A.F, p. 144) pour se préserver des lames pointéessur son corps en «logorrhée si peu discrète» (A.F, p. 143). Ce flux de mots, lapoignardant profondément, renvoie inexorablement au sang des siens versépar les colons français. Le mal s'amplifie alors et prend une dimensiondémesurée:

«Cette impossibilité en amour, la mémoire de la conquête la renforça.Lorsque, enfant, je fréquentai l'école, les mots français commençaient àpeine à attaquer ce rempart. J'héritai de cette étanchéité; dès monadolescence, j'expérimentai une sorte d'aphasie amoureuse: les mots écrits,les mots appris, faisaient retrait devant moi, dès que tentait de s'exprimer lemoindre élan de mon cœur». (A.F, p. 145)

Cette animosité à l'égard de la langue française suppose l'existence d'un pôlecontraire, une autre langue, la langue maternelle, que la narratrice maîtriseraitet qui lui permettrait de communiquer son amour à un homme, un Algérien oudu moins un Arabe:

«[…] S'agit-il pour moi de frères ou de frères-amants, je peux enfinparler, partager des litotes, entrecroiser des allusions de tons et d'accents,laisser les courbures, les chuintements de la prononciation présager desétreintes… Enfin, la voix renvoie à la voix et le corps peut s'approcher ducorps». (A.F, p. 146)

Ce prétendu bonheur n'est toutefois à son tour qu'une illusion car la narratricene peut se servir de sa langue maternelle pour exprimer son amour pour le«frère-amant». Même «hannouni», l'unique mot d'amour, soufflé par le frère, ellen'a pu s'en servir pour le restant de sa vie:

«Dire que mille nuits peuvent se succéder dans la crête du plaisir et deses eaux nocturnes, mille fois chaque fois, et qu'aux neiges de la révulsion,le mot d'enfance-fantôme surgit — tantôt ce sont mes lèvres qui, en lecomposant dans le silence, le réveillent, tantôt un de mes membres, caressé,

Page 103: Regaieg

85

l'exhume et le vocable affleure, sculpté, je vais pour l'épeler, une seule fois,le soupirer et m'en délivrer, or, je le suspends.

Car l'autre, quel autre, quel visage recommencé de l'hésitation ou de lademande, recevra ce mot de l'amour inentamé?» (A.F, p. 95)

L'interrogation finale souligne le sentiment de perte, dessine le labyrinthe oùaboutit l'itinéraire de la narratrice qui se heurte à la certitude que son «aphasie

amoureuse» est chronique, incurable. Tel un condamné, elle cherche une lueurd'espoir qui semble à son tour une chimère. Là aboutit le destin de la narratrice,là apparaît aussi la gravité de la faute paternelle, l'erreur du père qui aenveloppé sa fille dans une «tunique de Nessus».

V . B - LE PERE COLLABORATEUR, L'HOMME, «IL»:

Constatant son handicap, l'aliénation dont elle a été victime, lanarratrice, d'abord fière de son père, prise d'un accès de désespoir, tourmentéepar son incapacité de se dire, s'acharne contre celui-ci. Le père devient alorssymbole de tous les hommes algériens, de tous les hommes arabes. Il incarnel'Homme qui entretient la peur dans les cœurs des femmes et les maintientdans un avilissement humiliant.

VI . B . 1 - Le père collaborateur:

Les premières pages de A.F mettent en scène une complicité premièreentre la narratrice et son père. Cette dernière est peinte en fillette partant àl'école «main dans la main du père». (A.F, p. 11) Père dont le portrait fait ressortirl'aspect d'intellectuel; la description est faite de la tête au cartable (porté à lahauteur des genoux): «Celui-ci, un fez sur la tête, la silhouette haute et droite dans

son costume européen, porte un cartable, il est instituteur à l'école française». (A.F, p.

11)

Page 104: Regaieg

86

Le couple de Mériem et de son père dans O.S reproduit cette complicité père-fille, il dessine la marque d'une reconnaissance implicite à l'égard du père,reconnaissance encore une fois difficile à avouer dans le cadre d'un récitautobiographique:

«L'homme et sa fille, sur les sièges avant [de la voiture], poursuiventune conversation calme, en convives qui seraient attablés devant leur tassede thé […]

Tu comprends quelques bribes de français. Depuis le premier jour, ilsont apporté, en même temps que leurs valises, cette langue dont la douceurles protège». (O.S, p. 35)

Le mot «douceur» trahit une certaine inclination à l'égard de la langue française.L'image de Hajila reproduit ici celle de la mère de la narratrice de A.F (p. 46)apprenant, pour la première fois, le français. Hajila serait-elle l'incarnation del'image de la mère de l'écrivain? Il est encore trop tôt pour répondre à cettequestion que nous aborderons dans notre troisième partie.

L'harmonie et la complicité (disons même l'amour) qui unit le père et lafille dans A.F ne sont cependant pas aussi solides qu'il le paraît au premierabord. La différence qui amorce la séparation entre les deux existe depuis ledébut, elle est énorme comme le gouffre qui sépare une «fillette arabe» d'un«instituteur à l'école française», un gouffre tel que celui qui sépare historiquementl'Algérie de la France et si profond qu'il devient impossible à combler.

Et voilà que la narratrice ose voir en son père un collaborateur qui a vendu safille. Ce crime perpétré par le père contre sa fille, la narratrice ne cessera de lelui reprocher; elle l'accuse de trahison, le forfait le plus odieux que s'avise decommettre un humain:

«Le père, instituteur, lui que l'enseignement du français a sorti de lagêne familiale, m'aurait «donnée» avant l'âge nubile — certains pèresn'abandonnaient-ils pas leur fille à un prétendant inconnu ou, comme dansce cas, au camp ennemi?» (A.F, p. 239)

Soudain, le père tant adulé revêt l'aspect d'un homme étranger, méconnu,haïssable. Ce sentiment s'accentue à mesure que la narratrice constate l'échec desa vie amoureuse et de son projet autobiographique; échecs dont il est renduresponsable. L'emploi du conditionnel atténue cependant quelque peu cettedénonciation de l'action paternelle. Comment oser, dans le cadre d'uneautobiographie qui se donne pour réelle, accuser son père de trahison?

Page 105: Regaieg

87

Isma, personnage romanesque, a réussi, elle, à franchir ce seuil de laréserve filiale. Le rapport qui la lie à son père est identique au rapport qui régitla relation de la narratrice de A.F avec celui qui lui a donné la vie et enseigné lalangue française. Pareillement, le père d'Isma a ouvert devant elle les portes dela sortie, il l'a préservée de la claustration; Isma, elle le dit ouvertement, n'estpourtant pas reconnaissante: «Adolescente, je me disais à tout instant que mon père

m'avait libérée du harem». (O.S, p. 145) L'emploi de l'imparfait associé àl'adolescence du personnage stipule un recul qui s'opère par rapport au pèrelors de l'âge adulte d'Isma. Comment peut-elle être reconnaissante à celui quil'a expulsée de l'enfance heureuse, des jeux innocents et de l'euphorie de sentirson corps s'envoler au gré du rythme de la balançoire?

«Percevant enfin ses mots débités à voix basse, j'écoutais un inconnu,non, pas mon père: «pas mon père», me répétais-je. Un homme, à côté demoi, soliloquait. Je comprenais mal: ce n'était ni l'escapade du cousin, ni madésobéissance qui le révoltait. C'était, je le devinais lentement, le fait que«sa fille, sa propre fille, habillée d'une jupe courte, puisse, au dessus desregards des hommes, montrer ses jambes!»

Sa fille montrait ses jambes. Pas moi, il ne s'agissait pas de moi, maisd'une ombre quasiment obscène!» (O.S, p. 147-148)

Le père, «mon père» se transforme ainsi en «un homme», un «inconnu» qui dressede «sa fille» un portrait hideux, «obscène» tuant au fond de son âme toute joie etinterrompant l'élan naturel de ses passions. Et voilà que la narratrice Ismaavance une «vérité» terrible, une maxime qui condamne à jamais les rapportspère-fille et attribue aux pères une qualité hideuse: celle d'assassins de leurpropre progéniture: «Je découvrais difficilement cette vérité: un père qui ne se

présente au mieux qu'en organisateur de précoces funérailles». (O.S, p. 147). Lecaractère abstrait de cette formule n'est absolument pas difficile à deviner.L'usage de l'article indéfini pour désigner le substantif «père» opère uneparticularisation de cette réalité amère.

La narratrice de A.F, vivant ou revivant une véritable crise de l'êtreoccasionnée par ses rapports ambivalents avec son père et avec la languefrançaise, n'aurait pas osé avouer cette «vérité». Encore un autre exemple quidémontre les limites qu'impose l'écriture autobiographique à l'auteur et leshorizons étendus qu'ouvre devant son héroïne Isma le passage à un registrefictif. Néanmoins, la narratrice de A.F choisit d'établir autrement une distanceentre elle et son père. Voilée, pudique, elle s'abrite derrière la voix de sa mère etd'autres voix de femmes. Le père, «mon père» se transforme alors en «lui», en

Page 106: Regaieg

88

«il», vocable cher aux femmes et qui leur sert à désigner l'époux; pronompersonnel de l'absent qu'Emile Benveniste qualifie de «non-personne»1. Et lanarratrice se range aux rangs des femmes de sa ville reproduisant l'écho de lavoix maternelle:

«Ma mère, comme toutes les femmes de sa ville, ne désignait jamaismon père autrement que par le pronom personnel arabe correspondant à«lui». Ainsi, chacune de ses phrases, où le verbe, conjugué à la troisièmepersonne du masculin singulier, ne comportait pas de sujet nommémentdésigné, se rapportait-elle naturellement à l'époux». (A.F, p. 46)

VI . B . 2 - «Il» pronom de l'absent:

S'opère alors un retournement de la situation: les pères, les époux, lesfrères qui entretiennent habituellement à la fois le respect et la peur seconfondent désormais dans l'anonymat. Ce ne sont que des hordes d'hommesqui n'ont aucune utilité aux yeux de leurs épouses, filles ou sœurs: «Ces oncles,

cousins, parents par alliance se retrouvaient confondus dans l'anonymat du genre

masculin, neutralité réductrice que leur réservait le parler allusif des épouses». (A.F, p.47) Réhabitant la durée des femmes de sa cité natale, se remémorant leursconversations dans le patio, la narratrice fait souvent allusion à «L'époux évoqué

par un «il» trop présent». (A.F, p. 175) Absence «réductrice» ou présencemajestueuse? Cette façon de parler des hommes, la narratrice en fait sa loi. Sonpère, qui d'ailleurs n'intervient jamais dans A.F, est très rarement associé aupossessif. Il est «le père», emblème de tout père tyrannique, incompréhensifdans la société algérienne.

«L'«Homme» pour reprendre en écho le dialecte qui se murmure dans la

chambre…» (O.S, p. 9) est encore plus haïssable dans O.S. Sa présence animeune angoisse profonde dans l'âme de Hajila. «Sa voix saccadée a traversé l'espace.

«Il» se tient sur le seuil, non loin». (O.S, p. 16) Cette proximité exerce sur le

1. Problèmes de linguistique générale I, Gallimard, 1966, p. 231.

Page 107: Regaieg

89

personnage une terreur immense. Le départ de l'homme ne peut, pour cetteraison, être qu'un salut pour elle:

«Plus personne dans la pièce: «il» s'est éloigné. Ses souliers crissentrégulièrement sur les dalles. «Il» tousse; «il» ouvre des portes; «il» est parti.

«Il» est vraiment sorti […]L'homme est vraiment sorti; l'homme, tous les hommes!» (O.S, p. 16)

Cette peur du mâle, c'est en fait la société qui l'a enracinée dans le cœur etl'esprit de Hajila. L'homme, le «maître» qui est venu demander sa main un journ'a pas été interrogé sur son statut social; «Veuf ou divorcé avec deux enfants, qu'il

avait eus d'une épouse ou de deux, comment savoir, qui allait le lui demander?» (O.S,p. 22) Le dialogue avec l'homme est donc totalement absent dans la sociétéalgérienne. Dire l'impuissance de l'homme semble être un sacrilège; ainsi Hajilane sachant comment avouer à sa mère l'incapacité de l'homme «lié» à lapénétrer: «Comment dire qu'«il» était responsable?» (O.S, p. 26)

L'homme, souverain, ne s'abaisse pas jusqu'à appeler sa femme par son nom.Des codes, relevant d'autres signes que de ceux du langage humain, sontétablis pour servir à l'époux de moyen de communication avec l'épouse-esclave. Le son de la babouche permet ainsi au père de Houria d'ordonner à lamère de le rejoindre, pendant la nuit, dans sa couche:

«Une demi-heure après environ, […] un signal était émis: le père sesaisissait de sa babouche en cuir marocain posée sur le tapis à portée de samain et il heurtait le sol de trois petits coups rapides, insistants.

Silence […]. Le père reprenait le signal plus impérativement, unedeuxième, quelquefois une troisième fois.

La mère se levait, tâtonnait dans le noir pour rejoindre l'époux, del'autre côté. Revenait à sa place, un long moment après, une fois terminés lesébats qu'il avait exigés de cette manière péremptoire». (O.S, p. 142)

Le mari de Hajila l'appelle autrement. Il tousse, feint d'avoir besoin d'uncendrier pour entraîner la femme-esclave dans son lit d'acajou:

«Le mari toussait; il appelait pour que tu lui apportes un cendrier. Tuentrais dans cette chambre. Un lit neuf, en acajou comme l'armoire, setrouvait là. Il te paraissait trop haut; était-ce un trône, une estrade? Tuétendais ton corps près de l'autre corps. Tu prenais soin de ne rien frôler.Dans le noir, une main tâtait tes seins, puis ton ventre contracté. Tususpendais ton souffle. Tu attendais sans dormir. Tu te levais peu après dansle noir pour t'allonger plus bas, sur le matelas posé à même le tapis, au pieddu lit moderne». (O.S, p. 25)

Page 108: Regaieg

90

Le lit réfère ici à un monde vertical, à un espace phallocratique. La terre est parcontre l'espace maternel familier à Hajila. L'homme impuissant réitèreplusieurs fois sa demande, il se heurte chaque fois à son incapacité, à la mise enquestion de sa virilité:

«Dans l'autre chambre, le mari a toussé. Il doit être allongé sur le litd'acajou. Il appelle pour que tu lui apportes le cendrier. Tu étends ton corpsprès de son corps. Tu prends soin de ne rien frôler. Dans le noir, une maintâte tes seins…» (O.S, p. 29)

Les points de suspension sont destinés ici à mettre en relief l'impuissance lâchede l'homme. L'emploi du présent, après une séquence semblable à l'imparfaititératif, accentue la routine de l'action. Ainsi, les gestes de l'homme deviennentcomme un rituel qui n'aboutit jamais à sa fin. Ces codes institués par leshommes pour s'adresser aux femmes installent un immense espaced'incompréhension entre eux et aboutissent à une rupture définitive quicondamne à jamais l'image du couple. Comment peut-il y avoir communicationsi le son employé par l'homme pour apostropher sa femme ne renvoie pas,pour elle, au référent désigné par ce dernier? «Tu te rappelles la première fois où il

t'a parlé — tu as tourné la tête pour chercher l'interlocuteur: tu n'existes pas plus qu'un

fantôme!» (O.S, p. 37) Le langage, où s'opère un décalage entre le signifiant et leréférent, ne remplit donc pas sa fonction communicative; le dialogue esttotalement rompu dans les rapports homme-femme.

Pour la narratrice de A.F, l'enjeu est manifeste: il s'agit de choisir l'undes deux camps séparés par un gouffre infranchissable. Le camp du père qui aouvert devant elle le chemin de l'école ou celui de la mère de la chaleur delaquelle elle a été très tôt privée? La réponse ne se fait pas attendre, elle vient àla suite du constat d'échec qu'elle dresse de son entreprise autobiographique,échec causé par la langue française que lui a enseignée le père. La langue-mère,l'arabe paraît alors comme un champ inaccessible, comme un paradis, unepoésie primitive qui ne s'accommode pas à son appareil vocal occidentalisé.

V . C - LA «PLETHORE AMOUREUSE» PERDUE DE LA LANGUE-MERE:

Page 109: Regaieg

91

Pour Georges Gusdorf: «Le commencement des écritures du moicorrespond à une crise de la personnalité; l'identité personnelle est mise enquestion, elle fait question; le sujet découvre qu'il vivait dans le malentendu. Lerepli dans le domaine de l'intimité répond à la rupture d'un contrat socialfixant le signalement d'un individu selon l'ordre d'apparences usuelles dontl'intéressé s'aperçoit brusquement qu'elles sont abusives et fondées»1. C'est enfait le cas d'Assia Djebar qui s'est trouvée confrontée à la fois à l'injustice de lasociété à l'égard de la femme recluse et à l'envie irrésistible de connaître le sortde cette femme. Là apparaît la gravité de la faute originelle du père qui a causéla mutilation de la narratrice coupée de sa langue maternelle. Elle qui n'arrivemême pas à déchiffrer un poème d'Imriou el Quaïs:

«Dès lors, quels mots de l'intimité rencontrer dans cette antichambrede ma jeunesse? Je n'écrivais pas pour me dénuder, même pas pourapprocher du frisson, à plus forte raison pour le révéler; plutôt pour luitourner le dos, dans un déni du corps dont me frappent à présent l'orgueil etla sublimation naïve». (A.F, p. 72)

C'est alors que se manifeste la nostalgie de la narratrice à l'égard de sa languematernelle, de sa culture arabe et même du harem tant détesté par les femmeset qu'elle qualifiait autrefois de geôle2.

«Le français m'est langue marâtre. Quelle est cette langue mèredisparue, qui m'a abandonnée sur le trottoir et s'est enfouie?… Langue-mèreidéalisée ou mal-aimée, livrée aux hérauts de foire ou aux seuls geôliers!…Sous le poids des tabous que je porte en moi comme héritage, je me retrouvedésertée des chants de l'amour arabe. Est-ce d'avoir été expulsée de cediscours amoureux qui me fait trouver aride le français que j'emploie?»

(A.F, p. 240)

Il s'agit ici d'un cri de désespoir, de lassitude après la constatation amère del'aboutissement impossible de l'entreprise autobiographique. Les interro-gations, les exclamations poussent l'introspection entravée jusqu'à son pointculminant et la font chuter d'un trait pour l'enrober de la fadeur désespérée etdésespérante de la langue française. Cette langue coupée de toute référence à laculture du pays d'origine de l'auteur n'a d'ailleurs pas manqué de lui jouer untour dans le chapitre consacré dans A.F à «LA COMPLAINTE D'ABRAHAM»(A.F, p. 191). En réalité, dans la tradition islamique, l'enfant d'Abraham dont 1. Les Ecritures du moi: lignes de vie I, op. cit, p. 23.

2. «Le geôlier d'un corps sans mots […] peut finir, lui, par dormir tranquille: il lui suffira de supprimer les fenêtres, de cadenasser l'unique portail, d'élever jusqu'au ciel un mur orbe». (A.F,p.11)

Page 110: Regaieg

92

Dieu a exigé le sacrifice est Ismaël et non Isaac. L'écriture est alors vécuecomme une trahison de la poésie maternelle qui évoque le bonheur et laplénitude. Au dire de Béatrice Didier cette appréhension de l'écriture est vécuepar toute femme écrivain: «Je veux bien que toute écriture soit transgression, etqu'écrire soit pour l'homme aussi enfreindre un interdit. Disons simplementque la transgression sera double ou triple chez la femme. Il s'agira nonseulement de transgresser l'interdit de toute écriture, mais encore de letransgresser par rapport à l'homme et à la société phallocratique. De letransgresser aussi peut-être par rapport à une sorte de vocation de la voix, duchant, de la tradition orale qui a été assumée par les femmes. Parce que tel étaitl'intérêt de la société? Parce que pour l'enfant, fille ou garçon, la première voixest la voix maternelle, mais que la fille plus que le garçon se sent l'obligation dereprendre et de perpétuer le chant de la mère. D'où un certain malaise de lafemme à l'égard de l'écriture qui ne lui semble pas toujours adéquate pourtranscrire ce chant. Ecrire c'est figer sur une feuille de papier une modulationqui risque d'y perdre vie. Pour la femme, plus que pour l'homme, la lettre estmorte. Alors reprend tout son poids le discours social qui l'incite à travailler de«pierres vives», et à faire des enfants plutôt que des livres»1. Assia Djebar, elle,ne cède pas à ce «discours social», elle s'obstine à écrire et même à écrire sonautobiographie. Cependant, l'exil de la langue-mère la contraint à l'abdicationet la conduit vers un échec cuisant.

Le sentiment de l'échec du projet autobiographique accentue donc cetteamertume et ce vide que devait combler la chaleur de la langue maternelle: «En

fait, je recherche, comme un lait dont on m'aurait autrefois écartée, la pléthore

amoureuse de la langue de ma mère». (A.F, p. 76) La soif sera non seulementaccablante, mais aussi constante et impossible à étancher. La description duparadis perdu de l'enfance, de la poésie primitive de la langue maternelle sedéroule alors comme une longue plainte aiguë, sourde et déchirante. L'enfanceparaît alors comme «cette «spacieuse cathédrale» où les femmes aiment àrevenir, à se recueillir: là il leur semble retrouver leur véritable identité, commedans une nostalgie de leur intégrité originelle. Nostalgie peut-être aussi d'unlangage, fait de balbu-tiements et de cris, de sensations et d'images plus que demots»1.

1. L'Ecriture-femme, op. cit, p. 17.1. L'Ecriture-femme, op. cit., p. 25.

Page 111: Regaieg

93

Ce langage est maintes fois regretté, sa poésie est appuyée, adulée.«LA COMPLAINTE D'ABRAHAM» (A.F, p. 191) souligne ainsi le caractèreprimitif et l'intensité de la langue arabe:

«Autant que la tristesse du timbre […], la texture même du chant, sadiaprure me transportaient: termes rares, pudiques, palpitants d'images dudialecte arabe. Cette langue que le ténor savait rendre simple, frissonnait degravité primitive». (A.F, p. 193)

Le patio, lieu où s'organisaient les rencontres quotidiennes des femmes, estassimilé à une scène de théâtre où se meuvent des actrices dont les costumesdessinent le rôle et dont l'éloquence accentue l'habileté à animer la scène:

«[…] salutations et bénédictions s'entrecroisent dans un échangepresque mimé.[…] Ainsi se déroule le théâtre des citadines assises qui sefont témoins, tant bien que mal, de leur propre vie.

Dans ces réunions, peu importe, le spectacle des corps et le folkloredes costumes: le calicot et les sérouals des vieilles datent du début du siècle,les roses d'or trembleuses au-dessus du front, les tatouages au «harkous»entre les sourcils peints des brus figées ne changent pas depuis deux ou troisgénérations… […]

la litote, le proverbe, jusqu'aux énigmes ou à la fable transmise,toutes les mises en scène verbales se déroulent pour égrener le sort, ou leconjurer, mais jamais le mettre à nu». (A.F, p. 175-176)

Mimes, «théâtre», «spectacle», «folklore», «costumes», «litote», «proverbe»,«énigmes», «fable», «mises en scène»: tout le vocabulaire employé dans cetteséquence vise à accentuer le caractère poétique, théâtral de ces rencontres, deces conversations de femmes. Et la narratrice de renchérir sur le goût amer qu'alaissé en elle la séparation d'avec ces femmes, l'expulsion de ce théâtre quiassure une certaine continuité de l'enfance et de ses jeux:

«Laminage de ma culture orale en perdition: expulsée à onze, douzeans de ce théâtre des aveux féminins, ai-je par là même été épargnée dusilence de la mortification?» (A.F, p. 177)

Tel un nourrisson qui cherche désespérément le sein maternel, elle se réfugiedans des lieux clos qui évoquent l'antre sécurisant, chaud et fermé de la mère.Les visites successives en compagnie de certaines parentes lors de son enfanceau Saint de la ville dressent en elle le souvenir du bain turc, univers liquide oùdes voix de femmes se répandent en écho continu:

«Dans l'ombre de la masure fruste, aux murs de pisé, au sol tapissé denattes, des dizaines d'anonymes, venues des hameaux et des fermesvoisines, se lamentent, psalmodient dans ce lieu écrasé d'odeurs. Par ses

Page 112: Regaieg

94

miasmes de transpiration et de moiteur, l'atmosphère me rappellel'antichambre d'un hammam où le ruissellement lointain des fontaines seraitremplacé par le murmure des voix écorchées». (A.F, pp. 191-192)

Le harem communément critiqué et méprisé représente, à ses yeux, un rempartqui a empêché l'aliénation des femmes et a garanti la conservation de la culturearabe des dérives où allait l'entraîner le contact avec les sociétés occidentales.La figure des «mères-gardiennes» se confond alors avec celle des murs qu'ontélevés autour d'elles les frères et les pères:

«Jamais le harem, c'est-à-dire l'interdit, qu'il soit d'habitation ou desymbole, parce qu'il empêcha le métissage de deux mondes opposés, jamaisle harem ne joua mieux son rôle de garde-fou; comme si les miens décimés,puis déracinés, comme si mes frères et par là mes geôliers, avaient risquéune perte de leur identité: étrange déréliction qui fit dériver jusqu'à leurfigure sexuelle…» (A.F, p. 145)

Dans O.S, les références au dialecte arabe sont multiples; il est plusprécisément fait un large usage des mots appartenant à ce dialecte: «Fantasia»,«Derra» (O.S, p. 100), «saroual» (O.S, p. 111), «haïk» (O.S, p. 80), «nue» dans lesens de dévoilée (O.S, p. 35), «il» pour désigner l'homme (O.S, p. 80 et dansbeaucoup d'autres pages1)… et la liste n'est pas close. Isma, elle, prône le retourà l'enseignement de la langue maternelle et se promet d'arracher sa fille à latyrannie paternelle pour s'occuper elle-même de son éducation:

«Quand je serai institutrice (je reprendrai l'enseignement de la languematernelle), il me suffira d'ouvrir la fenêtre: pendant le cours de chant, laclasse voisine résonnera du chœur des enfants. Avec un peu d'attention, jepourrai percevoir le timbre de mon unique.

A la récréation, nous nous saluerons, les paupières plissées pardiscrétion, comme des amies masquées ; notre connivence se prolongera auretour jusqu'à la nuit qui nous réunira. «C'est fini, me dirai-je, errant dans lesruines romaines. Que m'importe si, par malheur, je devais trouver prise dansl'interdit, me réenfoncer sous le haïk de la tradition? Je tiens la main de mafillette, je la tire au soleil, je l'aiderai, elle, à ne pas s'engloutir!»»

(O.S, pp. 79-80)

Derrière ce discours d'Isma se dissimule l'amertume d'une femme qui a étéprivée de la poésie de la langue maternelle et qui veut empêcher, par tous les

1. Cf analyse précédente: «Il» pronom de l'absent.

Page 113: Regaieg

95

moyens, que cette faute originelle ne se reproduise et ne trouble à son tour lavie de sa fillette.

La densité poétique de la langue de la mère se sent même, pour lanarratrice de A.F, à travers ce cri de joie, ce hululement que sa mère poussequand la narratrice reçoit un prix à l'école coranique:

«L'école coranique, antre où, au-dessus des enfants pauvres trônait lafigure hautaine du cheikh, devenait, grâce à la joie maternelle ainsimanifestée, l'îlot d'un éden retrouvé». (A.F, p. 206)

Coupée de cet «éden», elle se trouve exilée du chant maternel et sa gorge latrahit à chaque fois qu'elle cherche à reproduire ce cri de joie maternel, ce cricommun à toutes les femmes de son pays:

«Elles rythmaient la rencontre par leurs clameurs vrillées quis'élançaient en gerbes. Ce cri ancestral de déchirement — que la glotte faitvibrer de spasmes allègres — ne sortait du fond de ma gorge que peuharmonieusement. Au lieu de fuser hors de moi, il me déchirait. Jepréférais écouter la longue vocifération de ma mère, mi-roucoulement, mi-hululement qui se fondait d'abord dans le chœur profus, puis le terminait enune vocalise triomphale, en long solo de soprano». (A.F, p. 144)

C'est alors à un autre cri qu'elle consacre ses efforts de reconstitution de cettepoésie primitive. Telle une muette, elle entraîne sa voix à pousser des cris, àretrouver la «texture» de la voix maternelle.

V . D - LE CRI COMME ALTERNATIVE:

Faute de pouvoir s'exprimer par le biais de la plume, faute de pouvoirse dire, la langue étant liée et la gorge nouée, la narratrice de A.F cherchedésespérément le moyen de parler, de s'écrire. Démunie de tout moyend'expression, aphasique, la seule alternative pour elle est le cri, c'est par là quepasse l'apprentissage de la langue maternelle, du cri primitif des femmes de sonpays.

Page 114: Regaieg

96

«La fièvre qui me presse s'entrave dans ce désert de l'expression. Mavoix qui se cherche quête l'oralité d'une tendresse qui tarde. Et je tâtonne,mains ouvertes, yeux fermés pour scruter quel dévoilement possible…Enfoui dans l'antre, mon secret nidifie; son chant d'aveugle recherche lechas par où il s'envolerait en clameur». (A.F, p. 72)

La roman se peuple alors de cris, cri de la défloration, cris de désespoir d'unefemme malheureuse dans sa vie conjugale, plaintes des femmes qu'elle aconnues quand elle était enfant. Tous ces cris se répandent en échos prolongésjusqu'à se rencontrer dans O.S où l'écriture elle-même se transforme en clameuraiguë qui accuse la société et les hommes de tenir les rênes de l'esclavage desfemmes.

Pour Pierre Van Den Heuvel, l'écriture «C'est le refus du langage et de sesclichés, l'abandon du syntagme et de la phrase, la destruction du symbole dumot. C'est un retour à la non-parole, ou plutôt à la parole première,irrationnelle, non construite, désarticulée. Transgressant le fonctionnementnormal du langage contre lequel il se révolte, le sujet retrouve dans le cri laparole originelle la plus expressive, non encore chargée de dénotation, l'anti-signifié par excellence. Il y retrouve aussi l'acte primitif désappris du soufflephysique, transporté dans le texte par le mouvement chaotique de l'écriture etpar des images qui traduisent l'effort physique de l'expulsion vocale et son effetde délivrance»1.

V. D . 1 - Cri de la défloration:

Le troisième et dernier chapitre autobiographique de la seconde partie«LES CRIS DE LA FANTASIA» (A.F, p. 57) raconte le mariage de la narratrice.Nous avons déjà vu que cette nuit de noces et précisément l'acte d'amourétaient pratiquement occultés. Cependant, une large part est faite au «cri de la

défloration» que la narratrice affectionne comme un nouveau-né sorti tout droitde ses entrailles:

1. Parole, mot, silence, op. cit., p. 59.

Page 115: Regaieg

97

«Et j'en viens précautionneusement au cri de la défloration, les paragesde l'enfance évoqués dans ce parcours de symboles. Plus de vingt ans après,le cri semble fuser de la veille: signe ni de douleur, ni d'éblouissement…Vol de la voix désossée, présence d'yeux graves qui s'ouvrent dans un videtournoyant et prennent le temps de comprendre.

Un cri sans la fantasia qui, dans toutes les noces, même en l'absencede chevaux caparaçonnés et de cavaliers rutilants, aurait pu s'envoler. Le criaffiné, allégé en libération hâtive, puis abruptement cassé. Long, infinipremier cri du corps vivant». (A.F, p. 122)

Ce cri est donc le cri de la naissance de la narratrice, de sa résurrection. C'est lesignal de départ d'une nouvelle vie. L'acte d'amour se résume dans ce cri«l'amour, c'est le cri» (A.F, p. 124). Cri de la libération du joug oppressant del'homme:

«Le cri, douleur pure, s'est chargé de surprise en son tréfonds. Sacourbe se développe. Trace d'un dard écorché, il se dresse dans l'espace; ilemmagasine en son nadir les nappes d'un «non» intérieur.

Ai-je réussi un jour, dans une houle, à atteindre cette crête? Ai-jeretrouvé la vibration de ce refus? Dans cette orée, le corps se cabre, il couleson ardeur dans le cours du fleuve qui passe. Qu'importe si l'âme fusealors, irrépressiblement?» (A.F, p. 123)

Ce cri est aussi celui de la négation, du refus de l'homme. Le «fiancé» (A.F, p.119), le «marié» (A.F, p. 120), une fois la mariée pénétrée, devient «l'homme»:

«— […] «Il» vous emmènera dormir à l'hôtel! […]Puisque le destin ne me réservait pas des noces de bruits, de foule et

de victuailles, que me fût offert un désert des lieux où la nuit s'étaleraitassez vaste, assez vide, pour me retrouver face à «lui» — j'évoquai soudainl'homme à la manière traditionnelle. […]

Non, me dis-je, ni Dieu, ni quelque formule magique ne protègerontcet amour que l'homme espère «jusqu'à la mort»». (A.F, p. 123-124)

Le cri de la défloration ayant amorcé le refus, des cris de protestation vontdésormais proliférer dans A.F.

«SISTRE» (A.F, p. 125) est le titre d'une page en italique venant à la suite de cechapitre consacré à la nuit de noces pour le conclure ainsi que toute ladeuxième partie du roman. L'usage de l'italique correspond toujours dans lesœuvres d'Assia Djebar à une réflexion intérieure de la narratrice. Ce discoursintérieur retrace ici les étapes de la naissance du cri, le passage du silence, aumurmure, à une clameur assourdissante. Le son [K] se trouvait déjà alors

Page 116: Regaieg

98

remplacé dans plusieurs phrases du chapitre précédent par [s]: «Le corps se

cabre, il coule son ardeur dans le cours du fleuve qui passe». (A.F, p. 123) De cettepage en italique se dégage une ardeur poétique. Les sons se conjuguent commedans un concert de musique, les instruments se relayent et reconstituent lapoésie et la virulence du cri féminin, cri de la défloration, cri ancestral de joieou de douleur, de plaisir ou de supplice. Tout un registre de sons traverse cettepage intense du cri qui la déborde et se détache des mots pour exister, pournaître et faire exister la narratrice.

SilenceRâlesruisseaux de sonséchosmurmureschuchotements [�], [K], [m] (soliloque,susurrant murmure, chuintement) Voix pourlangue rompre lechuintements => [s] silence.

souffles PhonèmesRâles sourds =>soupirs apprentis-clapotis sage de rires la parole =>plaintes plainte,craille cri Mots Cri, plainte, râle,mutité voix, rire

=> vierâlessourdplaintechant

SoufflerieSilence

Là est l'inventaire des termes qui renvoient au lexique du bruissement. Lepassage des consonnes chuintantes aux consonnes sifflantes est apparent, il

Page 117: Regaieg

99

procure au cri poussé une sonorité très élevée et le fait fuser hors de la gorge dela narratrice. Le silence continue cependant à être le rempart de la geôle quicantonne ce cri et l'empêche de dériver, c'est la digue qui arrête le magma dessons et emprisonne la voix:

«Silence rempart autour de la fortification du plaisir, et de sadigraphie.

Création chaque nuit. Or broché du silence». (A.F, p. 125)

Le silence règne donc en maître dans la vie conjugale de toute femme. Descris de la narratrice l'interrompent toutes les nuits, brillent par éclairs dansl'opacité noire du mutisme qui lui est imposé. Ainsi chaque cri renvoie-t-il à unnon de protestation, de refus. C'est en réalité seulement l'absence des voyeuseset des oreilles indiscrètes qui a permis à la narratrice de laisser libre cours à savoix, de pouvoir l'entraîner tous les soirs et venger le mutisme des femmes deson pays, leurs cris étouffés, leurs voix écorchées:

«Il n'y a pas eu les yeux des voyeuses rêvant de viol renouvelé.Il n'y a pas eu la danse de la mégère parée du drap maculé, ses rires,

son grognement, sa gesticulation de Garaguz de foire — signes de la mortgelée dans l'amour, corps fiché là-bas sur des monceaux dematelas… L'épousée d'ordinaire ni ne crie, ni ne pleure: paupières ouvertes,elle gît en victime sur la couche, après le départ du mâle qui fuit l'odeur dusperme et les parfums de l'idole; et les cuisses refermées enserrent laclameur». (A.F, p. 124)

La narratrice, grâce à la chance qui lui a été donnée de se marier hors de sa terrenatale, grâce à la nudité des lieux où s'accomplit l'acte d'amour la nuit de noces,est une femme particulière: elle a une voix qui, si elle ne peut dire sa passion enlangue maternelle, peut au moins s'associer aux cris emmagasinés dans leventre des femmes de son pays et ressusciter leurs voix qui, avec sa voix à elle,formeront un chœur déchirant le silence et libérant la Femme de son mutismeincurable.

V . D . 2 - Cri du refus:

Page 118: Regaieg

100

Pour réaliser ce rêve de ressusciter les voix des femmes, la voix de lanarratrice s'impose donc un entraînement dur, aussi insupportable que sa vieconjugale semée de malheurs et de misère. «LES DEUX INCONNUS» (A.F, p.129), premier chapitre du premier mouvement de la troisième partie met enscène deux cris de désespoir poussés par la narratrice, deux cris qui, à chaquefois, se mêlent aux cris d'inconnus. Et voilà que la voix quitte son cantonnementdans la chambre conjugale, investit l'espace, atteint les oreilles des autres et seconfond même avec d'autres voix étrangères. Les cris des deux inconnus mêlésau cri de la narratrice ont un effet libérateur; ils se situent à l'entrée et à la sortiede l'histoire d'amour et bouclent ainsi le cycle des malheurs qui tourmente lanarratrice. Ils se présentent comme des échos ou des prolongements du cri de ladéfloration. Cri du conducteur du tramway qui a arrêté de justesse la machinedevant un corps d'adolescente allongé sur les rails, celui de la narratrice; crid'un inconnu dans la rue Richelieu qui se prend de compassion pour lanarratrice adulte qui crie, qui souffre:

«Deux inconnus m'ont frôlée, chaque fois dans l'éclat d'un cri, peuimporte que ce fût l'un ou l'autre, ou que ce fût moi qui le poussai. […]

Deux messagers se dressent donc à l'entrée et à la sortie d'une histoired'amour obscure. Aucun étranger ne m'aura, de si près, touchée».

(A.F, p. 129 et 132)

Fondue dans les voix des autres, la voix de la narratrice existe, elle n'est plusprisonnière de la chambre nuptiale, elle se transforme en être indépendant,détaché de son auteur, de la narratrice même:

«Tandis que la solitude de ces derniers mois se dissout dans l'éclat desteintes froides du paysage nocturne, soudain la voix explose. Libère enflux toutes les scories du passé. Quelle voix, est-ce ma voix, je la reconnaisà peine». (A.F, p. 131)

Le cri a désormais une existence autonome. Il se mue en un être indépendant,en un nouveau-né dont la conception s'est étalée sur des années. Comme lepremier jour de sa conception, comme le cri de la défloration, le cri de laprotestation sort au monde dans une explosion inattendue, il crée un effet desurprise.

Page 119: Regaieg

101

Dépassée par sa voix, la narratrice se trouve dans un état d'inconscience, elle nese contrôle plus, elle est hors d'elle:

«Comme un magma, un tourteau sonore, un poussier m'encombred'abord le palais, puis s'écoule en fleuve rêche, hors de ma bouche et, pourainsi dire, me devance». (A.F, p. 131)

«Magma», volcan, explosion, «scories» volcaniques, déchets de laves: la bouchede la narratrice s'apparente ici à l'embrasure d'un volcan. Le «poussier»,poussière de charbon, évoque les cavernes des siens incendiées par les colons.

«Un long, un unique et interminable pleur informe, un précipitéagglutiné dans le corps même de ma voix d'autrefois, de mon organe gelé;cette coulée s'exhale, glu anonyme, traînée de décombres non identifiés…Je perçois, en témoin quasi indifférent, cette écharpe écœurante de sons:mélasse de râles morts, guano de hoquets et de suffocations, senteursd'azote de quel cadavre asphyxié en moi et pourrissant. La voix, ma voix(ou plutôt ce qui sort de ma bouche ouverte, bâillant comme pour vomir ouchanter quelque opéra funèbre) ne peut s'interrompre. Peut-être faut-il leverle bras, mettre la main devant la face, suspendre ainsi la perte de ce sanginvisible?»

(A.F, p. 131)

La voix, jadis «organe gelé», est ici une personne qui a un «corps» qui lui estpropre. Ce paragraphe est chargé de mots relevant du registre de la mort(«organe gelé», «décombres», «râles morts», «guano de hoquets et de suffocations»,«cadavre asphyxié et pourrissant», «opéra funèbre», «sang»). Cette mort del'ancienne voix de la narratrice, de son «organe gelé» s'accompagne en fait d'unerésurrection, de la naissance de sa nouvelle voix, voix libre, purifiée de l'amouret du silence. Deux fardeaux qui pèsent énormément sur la gorge des femmes.La mort de cet «organe» pétrifié de la narratrice signe la mort de l'amour, ledéchirement du tissu opaque et imperméable du silence. La narratriceamoureuse, silencieuse, angoissée cède le pas à la narratrice révoltée dontl'arme est ce râle neuf, puissant, ravageur. Cette «voix de l'étrange, ce lamento qui

m'appartient malgré moi» (A.F, p. 132), dit-elle. «Pleur », cri, «râles», chant«funèbre», «sang invisible»: tout vise à nous plonger dans un univers desouffrance, douleur de l'accouchement qui donne naissance à un être nouveau,plein de force et d'ardeur:

«Son émoi a dérivé parce que, dit-il, «je crie». Est-ce là que finit lebourdonnement souterrain de ma révolte entravée?… La réaction de cetinconnu, je la perçois soudain en révélateur, je la reçois en couverturetendue. Aucune écoute ne peut plus m'écharner. […]

Page 120: Regaieg

102

D'avoir entendu l'homme supplier, tel un ami, tel un amant, m'exhumapeu après de l'enfouissement. Je me libérai de l'amour vorace et de sanécrose. Rire, danser, marcher chaque jour. Seul le soleil peut me manquer».

(A.F, p. 132)

Les voyeurs ne font plus peur à la narratrice: ceux qui ont lu ses lettres d'amourdont le père, ceux qui l'ont volée. Crier devant tout le monde puisqu'elle aexpulsé l'amour qui la liait, lui nouait la gorge et l'entraînait dans une descenteaux enfers vers l'obscurité, le feu et la mort. «Deux messagers», les inconnus,grâce à leur écoute, à leur compassion devant ses malheurs, la sauvent de cettemalédiction.

Conçu lors de la nuit de la défloration, le cri grandit, se nourrit dudésespoir de la narratrice, se prolonge jusqu'au premier chapitre du premiermouvement de la troisième partie où il voit le jour et libère son auteur del'illusion où elle plongeait, de l'abîme qui l'engloutissait. Au lieu de concevoirun enfant, elle a donc conçu ce cri, cette voix de la révolte, cette arme salutairequi la protègera désormais de l'injustice de l'Homme. Cette voix se substituealors à sa plume, elle se transforme en écriture-cri qui appuie la texture des voixdes femmes d'autrefois reléguées dans le harem où on leur imposait silence.

V . D . 3 - L'écriture-cri:

Les femmes d'autrefois, les aïeules vivaient sous le joug du silence.Muettes, elles ne possèdent ni voix ni langue, leur langage se limite à desallusions brèves, métaphoriques à leur malheur, à des murmures, des plaintessourdes qui ne se font entendre que lors des réunions dans le patio:

«Chaque rassemblement, au cours des semaines et des mois,transporte son tissu d'impossible révolte […]. Toutes les mises en scèneverbales se déroulent pour égrener le sort, ou le conjurer, mais jamais lemettre à nu».

(A.F, p. 176)

C'est pour changer cet état de fait que la narratrice de A.F a décidé de réveillerles mortes, les mères et les aïeules ensevelies, pour leur apprendre à criercomme elle et finalement à parler, à exercer leur voix à la révolte.

Page 121: Regaieg

103

Dans la troisième partie: «LES VOIX ENSEVELIES» (A.F, p. 127), le cri de lanarratrice procurera des voix aux mortes. Cette partie se compose demouvements, mot qui souligne la liberté de la voix et du corps grâce au cri.Ainsi le premier chapitre du deuxième mouvement s'intitule «TRANSES» (A.F,p. 163), il reconstitue une séance de transe de la grand-mère maternelle de lanarratrice: comme le cri de cette dernière, la voix de l'aïeule déroule son chantd'abord très bas, comme un chuchotement, un murmure puis le cri fuse trèsviolent et déchire l'espace:

«Enfin la crise intervenait: ma grand-mère, inconsciente, secouée parles tressaillements de son corps qui se balançait, entrait en transes. Lerythme s'était précipité jusqu'à la frénésie.[…] L'aveugle adoucissait lethrène, le rendait murmure, râle imperceptible; s'approchant de la danseuse,elle chuchotait, pour finir, des bribes du Coran.

Un tambour scandant la crise, les cris arrivaient: du fond du ventre,peut-être même des jambes, ils montaient, ils déchiraient la poitrine creuse,sortaient enfin en gerbes d'arêtes hors de la gorge de la vieille. On la portaitpresque, tandis que, transformant en rythmique ses plaintes quasi animales,elle ne dansait plus que de la tête, la chevelure dénouée, les foulards decouleurs violentes, éparpillés sur l'épaule». (A.F, pp. 164-165)

«Crise», «chant», «murmure», «râle imperceptible», «chuchotement», «cris du ventre»,déchirement de la poitrine, «gerbes d'arêtes», «plaintes animales»: tout levocabulaire employé ici semble étrangement renvoyer au cri de la déflorationpoussé par la narratrice lors de la nuit de noces. D'ailleurs «crise» ou «cirse»(A.F, p. 125) qu'importe le sens si ce qui vaut ici ce sont les sons, et surtout lessons aigus qui gagnent petit à petit en sonorité. Ainsi les cris de l'aïeule

«se bousculaient d'abord, se chevauchaient, à demi étouffés, puis ilss'exhalaient gonflés en volutes enchevêtrées, en courbes tressées, enaiguilles». (A.F, p. 165)

N'était-ce pas ainsi, en «courbes tressées» que la voix de la narratrice s'étaitdéroulée? Cri de souffrance, cri de refus, de révolte:

«Long silence, nuits chevauchées, spirales dans la gorge. Râles,ruisseaux de sons précipices, sources d'échos entrecroisés, cataractes demurmures, chuchotements en taillis tressés, surgeons susurrant sous lalangue, chuintements, et souque la voix courbe qui, dans la soute de samémoire, retrouve souffles souillés de soûlerie ancienne». (A.F, p. 125)

Page 122: Regaieg

104

La «voix courbe» n'a donc fait que mimer le cri maternel. Tous ces sonsrenvoient au schéma de l'écriture: entrecroisement, cri, phrases tressées, courbe,spirale. C'est l'écriture-cri, la déchirure, l'écriture-blessure.

«La voix et le corps de la matrone hautaine m'ont fait entrevoir lasource de toute douleur: comme un arasement de signes que nous tentons dedéchiffrer, pour le restant de notre vie». (A.F, p. 165)

Silence à comprendre, silence à rompre. Ainsi se noue l'écriture de la narratricequi s'entête à réveiller les mortes. «LE CRI DANS LE RÊVE» (A.F, p. 217),premier chapitre du quatrième mouvement tente de ressusciter sa grand-mèrepaternelle, de «lui redonner voix»:

«Elle seule, la muette, par ce geste des mains enserrant mes pieds,reste liée à moi… C'est pourquoi, je crie; c'est pourquoi, dans ce rêveaccompagnant le défilé de mes ans, elle revient en absence tenace et macourse de fillette tente désespérément de lui redonner voix.[…]

Ce rêve me permet-il de rejoindre la mère silencieuse? Je tente plutôtde venger son silence d'autrefois, que sa caresse dans le lit d'enfantadoucit…»

(A.F, pp. 218-219)

Venger le silence des femmes en criant, en se révoltant, là est désormaisl'unique aspiration de la narratrice constatant l'échec de son projetautobiographique. Dans « LES VOYEUSES» (A.F, p. 228), l'é(cri)ture renvoieaux cris silencieux, tus, des femmes, des sœurs anonymes:

«Ecrire en langue étrangère, hors de l'oralité des deux langues de marégion natale […], écrire m'a ramenée aux cris des femmes sourdementrévoltées de mon enfance, à ma seule origine.

Ecrire ne tue pas la voix, mais la réveille, surtout pour ressusciter tantde sœurs disparues». (A.F, p. 229)

L'échec de l'écriture autobiographique n'a donc pas été négatif, il a fini par fairedécouvrir à la narratrice le cri, les cris étouffés des sœurs algériennes mortessans avoir goûté au plaisir de la transgression, de la révolte déclarée. C'estencore sur un cri pessimiste que le roman s'achève confirmant le sentiment depeur, de perte, de bâtardise qui s'empare de la narratrice et accentuant le videque l'échec de l'autobiographie laisse en elle:

«Quel rivage s'annonce pour moi, rêveuse qui m'avance, retrouvant lamain de la mutilation que le peintre a jetée?… Quelle liesse se prépare,hantée par le chant de tribus disparues? […]

Page 123: Regaieg

105

Dans la gerbe des rumeurs qui s'éparpillent, j'attends, je pressensl'instant immanquable où le coup de sabot à la face renversera toute femmedressée libre, toute vie surgissant au soleil pour danser! Oui, malgré letumulte des miens alentour, j'entends déjà, avant même qu'il s'élève ettransperce le ciel dur, j'entends le cri de la mort dans la fantasia».

(A.F, pp. 255-256)

Ce cri de désespoir retentira très fort, assourdissant, dans O.S où laplume de celle qui écrit semble être sa langue, où la voix, infatigable, tressevéritablement ses figures de rébellion dans un acharnement sans merci àl'égard des hommes et de la société. Ainsi ce commentaire à la suite de lablessure de Hajila par l'époux au moment même où il découvre les sortiessuccessives de sa femme:

«Un homme ivre a le droit de dériver, mais une femme qui va «nue»,sans que son maître le sache, quel châtiment les Transmetteurs de la Loirévélée, lui réserveront-ils?» ( O.S, p. 96)

Cette phrase est chargée à la fois d'ironie, d'indignation et d'amertume.Cependant, comme la narratrice de A.F, le cri de Hajila blessée symbole del'aveuglement de l'homme signe l'acquisition de la liberté par cette dernière.L'écriture, chargée de révolte amène ainsi le cortège des plaintes, desaspirations, des rêves des femmes. Cri, plainte d'une tante d'Isma:

«— Jusqu'à quand, ô maudite, cette vie de labeur? Chaque matin,chaque midi et chaque soir, mes bras s'activent au-dessus du couscoussier!La nuit, nul répit pour nous les malheureuses! Il faut que nous les subissionsencore, eux, nos maîtres, et dans quelle posture — la voix sursaute, l'accentse déchire en rire amer —, jambes dénudées face au ciel!» (O.S, p. 112)

«LIEU-REPOSOIR» (O.S, p. 137) est un chapitre consacré aux cris de femmes, àune plainte aiguë qui jalonne ces pages: là, les cris de révolte atteignent leurpoint culminant, l'émeute est à son comble. La narratrice résume la vie desfemmes en disant Nous comme si elle, elle avait vécu de la sorte:

«Nourrir les fils le jour, nourrir l'époux la nuit […]Enfin jeunesse passe; des muscles, de la peau, des cheveux […] Le

répit survient: l'époux prendra une coépouse; se sentir enfin libérée, sepercevoir autonome, et reine! […]

Oui, le répit intervient. La vie, à quarante ans ou à soixante, peutcommencer. Nous assoupir, un chapelet entre les doigts; nous faire servirassise […]

Page 124: Regaieg

106

Louange à Dieu et qu'il nous appelle! La mort nous sera envol».(O.S, pp. 138-139)

La voix de la tristesse, de la désolation, de l'amertume sur laquelle s'est achevéA.F, revient dans le dernier chapitre de O.S «LUTH» (O.S, p. 171). L'italique,renvoyant toujours à des réflexions intérieures de la narratrice, fait de cettepage un cri d'angoisse chargé d'un sentiment de perdition:

«Sitôt libérées du passé, où sommes-nous? […] Où sommes-nousdonc, dans quel désert ou quelle oasis?

Sourire fugace du visage dévoilé: l'enfance disparue, pouvons-nous laressusciter, nous les mutilées de l'adolescence, les précipitées hors corridord'un bonheur excisé? […] Nos rires ont fusé en gerbes évanouies, nosdanses se sont emmêlées hier, dans le désordre de l'exubérance; quel soleilou quel amour nous stabilisera?» (O.S, p. 171)

Cette série d'interrogations indique que la soif de justice et de liberté éprouvéepar la narratrice n'est pas étanchée. Son désir de changer la réalité n'est pasassouvi, d'où d'autres publications d'Assia Djebar (Loin de Médine et Vaste est laprison) où la narratrice continue à errer à la recherche de sa liberté inaccessible,en quête d'une justice qui peut libérer les femmes du joug de la société où ellesvivent, de la répression à la fois des hommes et des femmes-gardiennes: cellesqui préservent la loi patriarcale et perpétuent la soumission des femmes et latyrannie des hommes.

D'une dimension individuelle l'écriture passe donc à une dimensionplurielle ou collective. Au lieu d'une autobiographie, le lecteur se surprend àlire des biographies multiples mais semblables. Des biographies qui, autantqu'elles occultent la vie de la narratrice de A.F ou d'Isma dans O.S, mettent audevant de la scène des femmes inconnues, anonymes; les sœurs, les mères, lestantes de la narratrice. Cette écriture au pluriel se transformera à la fin de A.Fet surtout dans Loin de Médine en une écriture plurielle. Ces femmesanonymes, analphabètes, vieilles ou jeunes, après avoir fait entendre leurs cris,font connaître leur exaspération, prendront la parole, s'empareront de lanarration et c'est précisément ce qui transforme A.F, écrite à l'origine commeune autobiographie, en une fiction romanesque. Nous aurons à développer àloisir cette idée, dont Philippe Lejeune n'a pas tenu compte pour chercher lespoints de divergence entre roman et autobiographie, dans notre troisièmepartie consacrée aux voix de l'écriture dans A.F.

Page 125: Regaieg

107

Page 126: Regaieg

108

CONCLUSION:

Selon Philippe Lejeune: «deux dangers guettent l'autobiographie: lerelâchement de la pertinence, le récit devenant une simple promenade à traversdes souvenirs éparpillés; l'excès de pertinence qui transforme le récit endémonstration sèche et artificielle»1. C'est justement le premier mal qui affecteA.F signant ainsi le verdict de l'échec de l'écriture autobiographique. Le styled'Assia Djebar s'opère sous le signe d'une tension entre révélation etdissimulation, tension qui marque l'impossibilité pour l'auteur de s'écrire, de sedire. Cet échec n'est cependant pas suffisant pour affirmer l'absolu retrait del'écriture autobiographique. Jacques Borel, autobiographe, éprouve lui aussicette incapacité de se dire, il voit les secrets de son âme se dissimuler à mesurequ'il tente de les révéler: «Ce que, bien plutôt, de livre en livre, et si échelonnésqu'ils soient, j'en suis amené à me demander, c'est si, d'une part écrire et écrire,précisément, cela, écrire en obéissant ou en croyant obéir à un tel motif,n'obscurcit pas, n'épaissit pas toujours plus avant ce secret, ne le fait pas jusquedans les fonds les plus inaccessibles de la caverne, comme un lièvre apeuré, àson ombre confondu, s'acagnarde en boule, reculer, plus loin se terrer, commeon s'enterre en effet, on s'ensevelit»2. Pour Béatrice Didier, l'écritureautobiographique est un projet pratiquement impossible à réaliser pour toutefemme car le principe de cette écriture est de devoir se mirer pour dessiner lereflet de soi, or le miroir est proscrit aux femmes qui se doivent de sedissimuler et d'éviter toute exposition fatale à leur prestige social: «Mais alorsque représente l'écriture autobiographique pour une femme? V. Woolf soulignel'évidente parenté qui existe entre l'expérience du miroir et le fait de raconter savie. Si l'expérience du miroir est dès le départ entachée pour la femme de cepoids de culpabilité ancestrale, à quel prix, dans quelles conditions pourra-t-elle écrire son autobiographie? La difficulté à tracer son propre visage dans cegenre de texte est considérablement accrue s'il s'agit d'une femme. Peut-êtres'expliquera-t-on ainsi qu'il y ait finalement peu de grandes autobiographiesféminines, que Virginia ait plutôt laissé des fragments qu'une totalité, que G.Sand en vienne à s'éclipser souvent devant la longue histoire de ses

1. L'Autobiographie en France, op. cit., p. 21.

2. Propos sur l'autobiographie, op. cit., p. 125.

Page 127: Regaieg

109

ancêtres, qu'il faille attendre une période contemporaine pour qu'une KathleenRayne se lance dans la redoutable entreprise»1.

L'autobiographie féminine est donc pratiquement impossible à réaliser.Elle est d'autant plus difficile à écrire pour Assia Djebar que cet auteur, commebeaucoup d'autres femmes algériennes et arabes, vit dans les mêmes conditionsque celles qu'avaient dû supporter G. Sand ou V. Woolf. Il ressort alors del'analyse menée dans notre première partie que A.F est une autobiographieratée et que O.S est un roman autobiographique destiné à combler le vide qu'alaissé en son auteur l'écriture de A.F. L'échec de son entrepriseautobiographique laisse en elle un désert, une soif impossible à étancher si cen'est par le biais de la fiction qui, créant un univers de personnages différentsde l'auteur, et donc par l'altérité, permet à Assia Djebar de se dévoiler tout ense dissimulant après qu'elle s'était trouvée contrainte de se taire, de s'ensevelirtout en voulant se mettre à nu, se découvrir au regard voyeur de ses lecteurs.Ainsi le procédé de l'altérité a permis le passage de la réalité à la fiction, del'autobiographie au roman autobiographique. Seulement nous avons faitsemblant jusque là d'oublier que A.F était, lui aussi, un roman. Nous avons demême négligé de répondre à notre première question concernant le mécanismequi a permis la mutation au sein de cette œuvre même d'une autobiographie àun roman autobiographique. Philippe Lejeune semble du coup avoir raison,notre analyse de la structure interne de l'œuvre était-elle veine puisqu'elle nenous a pas permis de saisir la raison de sa mutation d'une autobiographie enune fiction? La réponse serait oui si nous avions fixé comme seul objectif laréponse à cette question. Elle serait, par contre, négative si nous savions quecette analyse de la structure interne des chapitres autobiographiques del'œuvre allait nous révéler les raisons de l'échec de l'écriture autobiographique,si nous savions aussi que l'étude comparative entre A.F et O.S allait nouspermettre de délimiter l'espace autobiographique dans lequel s'inscrivent lesdeux romans; espace indispensable à la suite de notre étude et qui nouspermettra de mieux établir la différence entre roman et autobiographie.

Nous nous entêtons néanmoins toujours à investir la structure internedes deux œuvres dans l'espoir de trouver des éléments de comparaison entreces deux genres. Nous nous soumettons encore à la définition de PhilippeLejeune et nous en abordons le troisième terme à savoir qu'une autobiographie

1. L'Ecriture-femme, op. cit., p. 228.

Page 128: Regaieg

110

est un récit qui s'écrit d'abord dans une perspective rétrospective. Une analyseminutieuse du travail opéré par la mémoire et des différents tempsgrammaticaux employés dans les deux textes est à ce propos indispensable.

DEUXIEME PARTIE:

DE LA RETROSPECTION A L'ABSOLUETERNEL OU L'ANNIHILATION DU TEMPS

Page 129: Regaieg

111

«L'écriture est précisément cecompromis entre une liberté et un souvenir,elle est cette liberté souvenante qui n'estliberté que dans le geste du choix, mais déjàplus dans sa durée».

Roland BARTHES, (Le Degré zéro de l'écriture, Seuil, 1953.)

Page 130: Regaieg

112

INTRODUCTION:

Nous partirons dans cette deuxième partie de la dichotomieDiscours/Histoire instaurée par Benveniste dans ses deux tomes de Problèmesde linguistique générale. Pour ce dernier, «Les temps d'un verbe français nes'emploient pas comme les membres d'un système unique, ils se distribuent endeux systèmes distincts et complémentaires. Chacun d'eux ne comprend qu'unepartie des temps du verbe; tous les deux sont en usage concurrent etdemeurent disponibles pour chaque locuteur. Ces deux systèmes manifestentdeux plans d'énonciation différents, que nous distinguerons comme celui del'histoire et celui du discours»1. Essayant d'établir des distinctions entre ces deuxplans, il ajoute une page plus loin: «Le plan historique de l'énonciation sereconnaît à ce qu'il impose une délimitation particulière aux deux catégoriesverbales du temps et de la personne prises ensemble. Nous définirons le récithistorique comme le mode d'énonciation qui exclut toute forme linguistique«autobio-graphique». L'historien ne dira jamais je ni tu, ni ici, ni maintenant,parce qu'il n'empruntera jamais l'appareil formel du discours, qui consisted'abord dans la relation de personne je: tu. On ne constatera donc dans le récithistorique strictement poursuivi que des formes de «3e personne»»2.

Partant de la définition de l'histoire par Benveniste, nous devonsadmettre que tout texte écrit à la forme personnelle est un discours, touteparole, toute écriture du Je est un discours. La présence de ce déïctique depersonne est exclue par définition de tout récit. Or, Philippe Lejeune définitl'écriture autobiographique comme un «récit»3. Nous voilà devant un dilemmeinattendu. A qui se fier sur ce point? A Lejeune ou à Benveniste? En réalité,

1. Emile BENVENISTE, Problèmes de linguistique générale I, op.cit., p. 238.

2. Ibid, p. 239.3. Cf définition de l'autobiographie énoncée dans l'introduction, p.17.

Page 131: Regaieg

113

cette distinction trop rigide entre récit et discours établie par Benveniste asuscité plusieurs critiques dont celle de Simonin-Grumbach qui, révélant lesfailles dans le système de Benveniste, tente de définir autrement ces deuxnotions: «Est «discours», pour Benveniste, tout texte comportant des Shifters,c'est-à-dire des éléments de mise en relation avec l'instance d'énonciation; onappelle «histoire» tout texte sans shifters. Il semble bien, dans un premiertemps, que tous les textes sont, soit de type «discours» (base: présent, premièreet deuxième personne), soit de type «histoire» (base: passé simple en français[…], troisième personne). Toutefois, certains textes posent des problèmes: ceuxqui sont construits sur des combinaisons en principe exclues par la distinctionde Benveniste, soit la troisième personne […] et le présent, soit la premièrepersonne et le passé simple […]. Il faudrait donc sans doute reformulerl'hypothèse de Benveniste en des termes un peu différents, et je proposeraid'appeler «discours» les textes où il y a repérage par rapport à la situationd'énonciation (= Sit e), et «histoire», les textes où le repérage n'est pas effectuépar rapport à Sit e mais par rapport au texte lui-même. Dans ce dernier cas, jeparlerai de «situation d'énoncé» (= Sit E). Il ne s'agit donc plus de la présenceou de l'absence de shifters en surface, mais du fait que les déterminationsrenvoient à la situation d'énonciation (extra-linguistique) dans un cas, alorsque, dans l'autre, elles renvoient au texte lui-même»1. Nous voilà soulagé.Nous nous trouvons ainsi face à une nouvelle distinction qui recoupe celle dediscours/récit. Enonciation/énoncé est cette nouvelle dichotomie que nouspropose Simonin-Grumbach. Todorov définit ces deux termes comme suit:«l'énonciation est l'acte individuel d'utilisation de la langue, alors que l'énoncéest le résultat de cet acte»2.

Cette nouvelle distinction nous réconforte et nous permet de parler durécit autobiographique, notion tout à fait contradictoire pour Benveniste.L'écriture autobiographique se base sur la première personne, Lejeune ladéfinit d'abord comme un récit parsemé de discours autobiographiques. Anous de vérifier cette réalité dans les deux œuvres d'Assia Djebar. Il nousrevient de déterminer la part qu'occupe le discours autobiographique dans lerécit et de chercher les limites que s'impose le récit pour pouvoir affirmer ouréfuter l'appartenance de ces œuvres au genre autobiographique. Cependant,

1. Jenny SIMONIN-GRUMBACH, «Pour une typologie des discours» in Langue, Discours, Société,

Seuil, 1975, p. 87.2. Tzvetan TODOROV, «L'énonciation» in Langages, Mars 1970, n° 17, p. 3.

Page 132: Regaieg

114

nous nous devons d'abord d'expliquer les raisons de l'appartenance de cettemystérieuse première personne à la fois au plan du récit et à celui du discours.Ce n'est en fait, par exemple, pas le cas de la deuxième personne qui ne peutêtre rencontrée que dans une séquence discursive.

Pour Starobinski, «l'écart qu'établit la réflexion autobiographique est[…] double: c'est tout ensemble un écart temporel et un écart d'identité.Cependant, au niveau du langage, le seul indice qui intervienne est l'indicetemporel. L'indice personnel (la première personne, le je) reste constant. […] la«première personne» est le support commun de la réflexion présente et de lamultiplicité des états révolus. Les changements d'identité sont marqués par leséléments verbaux et attributifs: ils sont peut-être encore plus subtilementexprimés par la contamination du discours par les traits propres à l'histoire,c'est-à-dire par le traitement de la première personne comme une quasitroisième personne, autorisant le recours à l'aoriste de l'histoire. Le verbe àl'aoriste vient affecter la première personne d'un certain coefficient d'altérité»1.Starobinski parle ici de l'emploi de la première personne avec des temps durécit et donc de la contamination du discours par l'histoire. Maingueneau, lui,voit le problème autrement. A ses yeux, dans ce cas, «le je du «récit» n'est pasun embrayeur véritable, celui du «discours» (qui est indissociable d'un TU etde l'ICI-MAINTENANT), mais seulement la désignation d'un personnage quise trouve dénoter le même individu que le narrateur»2. Que Je soit à l'originedu récit ou du discours, peu importe! L'essentiel c'est que, de par son emploiavec l'aoriste, Je peut appartenir au récit. Pour Maingueneau: «Ce type de«récit» présente néanmoins une particularité: il permet de passer aisément du«récit» au «discours», le je opérant sur les deux registres»3. C'est justement cequi s'est passé dans A.F et O.S où le Je autobiographique s'est transformé en Jecommentatif et où les temps du discours ont fini par submerger ceux du récit.C'est cette suprématie du discours que nous nous chargerons de démontrerdans la suite du développement de cette partie. Mais avant de nous livrer à cetexercice, nous devons rappeler un autre terme de la définition del'autobiographie établie par Lejeune à savoir que c'est un «récit rétrospectif».S'agit-il donc d'une rétrospection dans les deux œuvres d'Assia Djebar?

1. Jean STAROBINSKI, «Le style de l'autobiographie», op. cit., pp. 261-262.2. Dominique MAINGUENEAU, Eléments de linguistique pour le texte littéraire, Bordas, Paris, 1990, p. 41.3. Ibid.

Page 133: Regaieg

115

Raconter sa vie suppose qu'on est presque arrivé à son terme, racontersa vie suppose donc aussi un certain regard rétrospectif opéré par la mémoireet qui embrasse, d'un seul coup d'œil, tous les événements, les émotions, lestribulations d'une vie; raconter sa vie implique alors un constant retour enarrière, un va-et-vient incessant entre le présent et le passé, le passé constituantnéanmoins la matière essentielle de l'écriture.

Rétrospective: telle est l'écriture d'Assia Djebar dans les deux œuvres.Nous avons parlé dans notre première partie d'une sorte d'extension du pacteréférentiel dans O.S, nous avons démontré que beaucoup d'éléments en rapportavec la vie d'Isma pouvaient nous permettre d'affirmer qu'il existe un lien etmême une parfaite identité entre elle et la narratrice de A.F; cette dernièreénonce dès l'ouverture de A.F:

«J'ai fait éclater l'espace en moi, un espace éperdu de cris sans voix,figés depuis longtemps dans une préhistoire de l'amour. Les mots une foiséclairés — ceux-là mêmes que le corps dévoilé découvre —, j'ai coupé lesamarres.

Ma fillette me tenant la main, je suis partie à l'aube». (A.F, p13)

C'est donc au moment où elle s'arrête que l'histoire de la narratrice de A.Fcommence à être prise en charge par la narration, c'est aussi au moment où ellemet fin à son aventure conjugale qu'Isma se mue en conteuse et laisse librecours aux souvenirs qui l'envahissent. S'adressant à Hajila, elle s'interroge:

«Ai-je voulu te donner en offrande à l'homme? […] Réaffirmais-je àmon tour mon pouvoir? Non, je coupais mes amarres.

[…]

Mériem, ma fille de six ans, a crié ton nom ce matin-là. Sa main bienserrée dans la mienne, elle t'a appelée pour la première fois, au dehors».

(O.S, p. 10)

Les deux romans s'ouvrent ainsi sur une même image. La vie des ou de lanarratrice(s) semble s'arrêter à cet instant et c'est à ce moment-là, moment del'écriture, du premier contact de la plume avec le papier que démarrel'entreprise rétrospective, l'entreprise folle et sans issu de l'écritureautobiographique et que, par la suite, s'écrire s'avère être impossible.

La tâche que nous nous fixons dans cette deuxième partie est d'étudierl'aspect temporel des deux œuvres. Nous commencerons d'abord pardéterminer le rôle de la mémoire et la place qu'occupe le discours

Page 134: Regaieg

116

autobiographique dans chaque roman, nous étudierons dans un deuxièmetemps les interventions des narratrices qui entrecoupent le récitautobiographique. Un deuxième chapitre sera consacré à l'examen dufonctionnement du récit autobiographique proprement dit, il aboutira à ladouble constatation de la suprématie du discours sur le récit et de l'aspirationde chacune des narratrices à une annihilation du temps, à un anéantissementdes lieux et de la durée pour atteindre à un absolu éternel.

Page 135: Regaieg

117

CHAPITRE I - MEMOIRE EN ACTION, MEMOIRE MUTILEE:

«La durée vécue nous livre bien lamatière des souvenirs, elle ne nous livre pas lecadre, elle ne permet pas de dater etd'ordonner les souvenirs».

Gaston BACHELARD,

(La Dialectique de la durée, P.U.F, 1950)

Page 136: Regaieg

118

Selon Philippe Lejeune: «L'autobiographie comporte d'abord une trèsempirique phénoménologie de la mémoire. Le narrateur redécouvre son passé,mais à travers le fonctionnement imprévisible de la mémoire, dont il se plaît ànoter les jeux: non seulement l'évidence des souvenirs qui persistent […], maisle caractère mystérieux de la résurgence d'un souvenir après les années d'oubli[…], la difficulté de ressaisir le passé […], et surtout le caractère fragmentaire,lacunaire de la mémoire»1. L'autobiographie exige donc un incessant travail dela mémoire qui, dans ce cadre, est très fortement sollicitée. Ce «jeu de lamémoire, affirme Georges Gusdorf, expose l'incessant dialogue entre le passé etle présent, dont l'enjeu est l'histoire d'une vie personnelle. […] La présence desoi à soi se réalise mieux dans la rétrospection, selon le mode de l'irréel dupassé, que dans l'actualité du présent. D'où les charmes nostalgiques dusouvenir et les incantations du passé qui permettent à l'être humain de rejouersa destinée, et de retrouver en deuxième lecture le temps perdu de la vie»2.

La rétrospection est donc une condition de l'existence du genreautobiographique. L'autobiographe doit commencer le récit de sa vie à sasource, il «procède en remontant le cours du temps, partant du présent de larédaction afin d'atteindre le passé de l'expérience qui doit faire l'objet de cetterédaction. Il s'agit là d'une condition même du genre puisque, tenant la plumedans le présent, il ne peut avoir accès à ses sources, qui sont enfouies dans samémoire, qu'en remontant ainsi le courant de sa vie»3. En réalité, touteautobiographie s'écrit au passé comme un récit. Deux instances se mettent encorrélation, conjuguent leurs efforts pour nous livrer une suite de vie logique;«qui je suis entreprend de raconter qui je fus»4. Tout autobiographe se doitdonc de commencer à raconter sa vie dès l'enfance. Il ne peut s'adonner au jeude partir du moment présent pour dévoiler une à une les étapes cachées de savie passée. En réalité, les deux procédures recèlent des difficultés innombrables,car, à cette volonté d'organiser chronologiquement la vie, se heurte le désordredans lequel les souvenirs se présentent à la mémoire de tout autobiographe.

Pour Georges May: «Dans la conscience de l'autobiographe en traind'écrire, les souvenirs s'appellent l'un l'autre au mépris de toute chronologie.Les noter tels quels serait donc commettre une infidélité à l'ordre dans lequel lavie s'est réellement déroulée; mais les reclasser selon l'ordre chronologique 1. L'Autobiographie en France, op. cit., p. 76.2. Les Ecritures du moi: Lignes de vie I, op. cit., p. 11.3. Georges MAY, L'Autobiographie, op. cit., pp. 165-166.4. Georges GUSDORF, Les Ecritures du moi: Lignes de vie I, op. cit., p. 135.

Page 137: Regaieg

119

d'autrefois résulterait de l'intervention d'un artifice également infidèle à lavérité. Vérité du moment de l'expérience? Ou vérité du moment de saremémoration et de sa notation? A laquelle se soumettre, puisqu'on ne sauraitjamais obéir qu'à un maître à la fois?»1. Assia Djebar, elle, semble avoir obéïdans A.F à la «vérité du moment de l'expérience» et dans O.S à la «vérité dumoment de sa remémoration et de sa notation». En fait le récit commence dansA.F avec l'enfance et se poursuit jusqu'à la nuit du mariage même si l'écriturefait après «ressac» et retourne au récit d'enfance. Dans O.S, le récit commencepar contre par les nuits de femme mariée d'Isma; de là il remonte dans ladeuxième partie à l'enfance de la narratrice. Dans le premier cas, l'axe del'histoire est d'abord linéaire puis devient circulaire alors que dans le deuxièmecas l'axe de l'histoire semble renversé, il correspond au travail opéré par lamémoire pour remonter à l'inverse la pente du temps. Pour mieux rendrecompte de la coordination entre la mémoire et le temps réel de l'histoire dansles deux œuvres nous proposons les deux schémas suivants:

A.F: O.S:

Enfance adolescence âge adulte

Axe de la narration

Mouvement rotatif

Enfance adolescence âge adulte

Axe de la narration

Mouvement parallèle mais ordre inversé

Axe de l'histoire Axe de l'histoire

Définissons d'abord la terminologie des mots employés dans ces deux schémaset qui réfèrent à la distribution du temps narratif établie par Genette2. PourGeorges Molinié: «La narration est l'ensemble des procédures verbales quivisent à raconter une histoire, l'histoire étant le contenu anecdotique raconté, etl'objet littéraire produit constituant le récit»3. Ainsi A.F semble plus fidèle àl'ordre chronologique: ce n'est en fait que dans la troisième partie, partie où lanarratrice constate l'échec de son entreprise autobiographique, qu'un retour aurécit d'enfance est opéré. L'écriture dans O.S semble, par contre, plussubversive et moins fidèle à l'histoire réelle. C'est comme si la fiction semoquait de toute réalité ou de tout ordre dans lequel devrait être présentée laréalité.

1. L'Autobiographie, op. cit., p. 76.

2. Gérard GENETTE, Figures III, op. cit., p. 72.3. La Stylistique, P.U.F, 1993, p. 27.

Page 138: Regaieg

120

Pour Philippe Lejeune: «Raconter sa vie à l'envers, en partant duprésent, et en remontant progressivement dans le passé pourrait être unexercice artificiel: à l'endroit ou à l'envers, n'est-ce pas toujours le même ordre,aussi infidèle au désordre de la mémoire? L'inversion a pourtant un avantage:elle pose nettement le présent comme origine du récit, et fait de la naissancenon plus une source incontestable mais un horizon impossible. […] Le passédevient un abîme dans lequel on plonge, avec des paliers pour s'acclimater auxprofondeurs croissantes»1. Et Lejeune d'ajouter: «Adopter cet ordre inverse estune vraie aventure, une forme de saut dans le vide. On accepte d'affronter enface le problème de l'origine, c'est-à-dire de la mort. Ce qui explique que les cassoient si rares»2. Assia Djebar fait donc preuve d'un courage exemplaire dansO.S quand elle commence à raconter sa vie à partir de la fin. Seulement il nefaut jamais perdre de vue qu'elle s'abrite derrière l'écran de la fiction quiprotège son identité réelle et lui permet de tout affronter, même la mort.

Pour mettre en évidence les jeux de la mémoire et le rôle que joue lanarratrice-adulte dans la narration, nous nous situerons dans ce chapitre sur leplan du discours tel que le définit Benveniste: «Il faut entendre discours dans saplus large extension: toute énonciation supposant un locuteur et un auditeur, etchez le premier l'intention d'influencer l'autre en quelque manière»3. Qui peutêtre le «locuteur» dans le cadre d'une autobiographie si ce n'est l'autobiographelui-même qui s'adresse à ses éventuels lecteurs lesquels constituent la masse desses auditeurs potentiels? Notre première piste de travail dans ce chapitre estl'examen des différents discours autobiographiques qui jalonnent autant A.Fqu'O.S. Ce n'est qu'après que nous nous intéresserons aux différents discoursdes narratrices (explicatifs, commentatifs, émotifs, etc.) qui étouffent autant lediscours que le récit autobiographiques et qui mènent à la dérive le projetpremier de la narratrice de A.F de s'écrire.

1. «Peut-on innover en autobiographie?» in L'autobiographie, Acte des VIes Rencontres

psychanalytiques d'Aix-en-Provence, 1987, Société d'édition «Les Belles Lettres», p. 89.2. Ibid, p. 90.

3. Emile Benveniste, Problèmes de linguistique générale I, op. cit., pp. 241-242.

Page 139: Regaieg

121

I - LE DISCOURS AUTOBIOGRAPHIQUE:

Le discours autobiographique est indispensable à toute écritureautobiographique. Il correspond à des interventions de l'instance actuelle de lanarration, celle qui organise le récit et rend compte du travail opéré par lamémoire pour orchestrer les souvenirs. «Ce discours, dans lequel le récit estenchâssé, comporte une série de figures auxquelles l'autobiographe peut

Page 140: Regaieg

122

difficilement échapper»1 déclare Philippe Lejeune. C'est pourquoi «rares sontles autobiographes qui choisissent de s'en tenir à un pur récit, et s'abstiennentde tout discours autobiographique»2. Nous avons déjà déterminé dans notrepremière partie l'espace autobiographique dans lequel s'inscrivent les deuxœuvres. Cet espace est endigué par toutes sortes de discoursautobiographiques, discours omniprésents dans chacun des romans mais qued'autres discours des narratrices finissent petit à petit par supplanter.Cependant, l'intention première de la narratrice de A.F fait de ce livre uneœuvre plus autobiographique qu'O.S. C'est pourquoi ce genre de discours estencore plus présent dans A.F mais sa manifestation est disproportionnée d'unepartie à l'autre de chacune des deux œuvres.

I. A - DISTRIBUTION INEGALE AU SEIN DES DEUX TEXTES:

La première partie de A.F qui raconte l'enfance de la narratrice abondeen discours autobiographiques mettant en relief le constant travail de lamémoire et le retour sans cesse opéré sur la vie passée de la narratrice:«Lustration des sons d'enfance dans le souvenir». (A.F, p. 12) Le présent, moment del'énonciation, se trouve toujours être le point de départ pour l'évocation desouvenirs qui traversent avec la rapidité des éclairs sa mémoire: «Dans un blanc

de ma mémoire étale, surgit le souvenir d'un été torride, interminable». (A.F, p. 19) Leverbe surgir souligne parfaitement l'intrusion qu'opèrent les événements dupassé dans le présent de la narratrice.

Le mot «souvenir», la formule «Je me souviens» reviennent constam-mentdans cette première partie et même au début de la seconde partie du roman:

«Je me souviens de Marie-Louise provocatrice, ainsi que de deux deses expressions, tantôt «mon lapin», tantôt «mon chéri»». (A.F, p. 36)

«Je me souviens donc de cette lettre d'amour, de sa navigation — et deson naufrage». (A.F, p. 75)

1. L'Autobiographie en France, op. cit., p. 73.2. Ibid, p. 79.

Page 141: Regaieg

123

Dans cette deuxième partie, consacrée à l'adolescence et à la vie conjugale de lanarratrice, on note cependant un retrait pour ne pas dire une quasi absence dudiscours autobiographique qui ne revient que dans la troisième partie oùs'opère un retour à l'enfance. Des souvenirs s'y agencent et animent des scènesd'enfance vécues par la narratrice-enfant: souvenir de la grand-mère maternelle(«Ma grand-mère maternelle dresse en moi son souvenir de halètement sombre, son

impuissance de lionne». (A.F, p. 163)), souvenir de «L'ECOLE CORANIQUE» (A.F,p. 202) où «Les leçons se donnaient dans une arrière-salle prêtée par l'épicier, un des

notables du village. Je me souviens du lieu, et de sa pénombre». (A.F, p. 205),souvenir des «you-you» improvisés par la mère célébrant la réussite de sesenfants dans l'apprentissage du Coran («Je me souviens des fêtes que ma mère

improvisait dans notre appartement lorsque je rapportais, comme par la suite mon frère

devait le faire, la planche de noyer ornée d'arabesques» (A.F, p. 205)), souvenir de lagrand-mère paternelle («Le souvenir s'anime; pour m'endormir, la vieille dame me

tenait chaque pied dans chacune de ses mains et me les réchauffait longuement, au seuil

du sommeil». (A.F, p. 218)), souvenir des voyeuses qui hantaient les nocesd'autrefois;

«Dans les fêtes de mon enfance, les bourgeoises sont assises écraséesde bijoux […]

Un détail du spectacle se met pourtant à grincer: à un moment de lacérémonie, […] la maîtresse de maison donne l'ordre d'ouvrir grandes lesportes. Entre alors le flot des «voyeuses»». (A.F, p. 229)

Tout se passe comme si les souvenirs proches, récents ne s'écrivaient pas oun'arrivaient pas à s'écrire alors que le passé lointain, le temps de l'enfancehabite la mémoire de la narratrice et submerge ses souvenirs. Le temps del'adolescence et surtout celui de sa vie de femme réfèrent en réalité à uneblessure encore béante, blessure que le pansement de l'oubli n'a pas pu encoreguérir.

A ce pansement de l'oubli se substitue cependant le pansement de lafiction dans O.S: la narratrice Isma s'élance en effet, dès le départ, dansl'entreprise de raconter sa vie d'adulte, ses nuits d'amour et ses déambulationsavec «l'aimé». Les souvenirs sont cependant liés à une période précise: unedurée de vingt ans entre l'âge de vingt et celui de quarante ans. Ils évoquentsurtout les nuits d'Isma. Les jours, eux, seront vécus par Hajila: «Je choisis de ne

réveiller que les nuits: depuis la crête des vingt ans au vallon des trente, au défilé des

quarante». (O.S, p. 20)

Page 142: Regaieg

124

Isma contrôle donc le déroulement du ruban des souvenirs, elle en trie lesmoments qu'elle se décide à raconter. Le passé proche se révèle ainsi fascinant,attrayant, gorgé d'un bonheur conjugal infini; il investit l'espaceautobiographique dont la brèche a été ouverte dans A.F. Revient alors tout levocabulaire de la mémoire actionnée, mémoire en délire qui déplie le ruban dessouvenirs de bonheur intense: «Ô souvenir, je ferme les yeux en plein soleil […]. Ô

souvenir, jours d'été ou jours de pluie, je flâne dans les rues de quelque capitale». (O.S,p. 19)

L'emploi de la double interjection accentue ici la sensation de bonheur qui sedégage de la simple évocation de ces souvenirs de jeune mariée. L'euphorie liéeà la vie de jeune épouse est si grande que la mémoire saisit ces années en «un

clin d'œil»:

«Je me souviens, oh oui, je me souviens de tant d'années, un clind'œil, une vie! Je marche. Je me souviens de l'écoulement des jours, de leursuccession en chute ou en envol». (O.S, p. 20)

La répétition de la formule «je me souviens», le retour des interjectionsdémontrent le registre euphorique où s'inscrivent ces premiers chapitresautobiographiques consacrés à Isma, l'héroïne du roman. Les souvenirs seprésentent à la mémoire de la narratrice dans un mouvement brusque et joyeuxcomme pris par un élan de l'âme de cette dernière: «Un matin, nous avons observé

ensemble le métal et… — les souvenirs s'élancent — son éclat éclairait nos corps

allongés». (O.S, p. 31) Le verbe «s'élancer» souligne ici la ruée des souvenirs versla mémoire de la narratrice, mémoire encombrée par tant de moments debéatitude et de satisfaction.

Dans «VOILES» (O.S, p. 44), «L'AUTRE» (O.S, p. 57), «LES MOTS» (O.S,p. 74), respectivement le troisième, le quatrième et le cinquième chapitresconsacrés à Isma dans la première partie du roman, s'amorce un retrait dubonheur conjugal remplacé par une fadeur ou une amertume liée à l'illusion ducouple. Devant cette dysphorie, le discours autobiographique opère un retraittotal: plus aucune référence à l'exercice de la mémoire qui se trouve à nouveaudéfaillante.

Ce n'est, encore une fois, qu'en amorçant un retour au récit d'enfanceque la mémoire recommence à fonctionner, fluide et d'une richesse

Page 143: Regaieg

125

extraordinaire. Ce récit d'enfance démarre dès «PATIOS» (O.S, p. 85), le dernierchapitre consacré à Isma dans cette première partie:

«Je me souviens d'une maison mauresque, la plus ancienne, mais laplus vaste de mon quartier natal». (O.S, p. 85 )

«Je me souviens du concert de protestations lorsqu'un des neveux-oncles […], proposa, par ostentation, de recouvrir le patio d'une verrière».

(O.S, p. 88)

Si dans A.F le lieu de l'énonciation n'est pas précisé, si l'identité de la narratrice,celle qui se souvient, est souvent camouflée, ce n'est pas le cas pour Isma qui,outre le fait qu'elle possède un nom, ne manque pas d'énoncer le lieu à partirduquel s'élancent ses souvenirs. En fait l'évocation du récit d'enfancecorrespond au retour de la narratrice sur les lieux des jeux, lieux où, enfant, ellea vécu. Maison d'une tante,

«Je n'ai pas bougé de la chambre dont le balcon s'ouvre sur la darse etles pentes étagées de la cité historique. Un jasmin fleuri ombrage les vitresde la porte-fenêtre. Je rêve, allongée sur des matelas superposés à même lesdalles rouges.

Insomnies de minuit, siestes le jour suivant: ma mémoire retrouve unhalètement ancien». (O.S, p. 89)

maison de la famille maternelle,

«Enfouis dans ces haltes de l'enfance, derrière les claies filtrant l'éclatdes étés dissipés, se lèvent en moi, efflorescence du passé, d'autres soupirs.Ceux que des inconnues, compagnes de ma mère morte trop tôt, ont uneseule fois fait entendre». (O.S, pp. 110-111)

campagne où, enfant, elle effectuait, en compagnie de sa famille, un pèlerinageannuel: «La fillette se souvient et les danseuses vagabondes apparaissent.[…] La fillette

se souvient des montagnes où surgissent les déesses». (O.S, pp. 114-115)

Ainsi, l'espace de l'enfance renvoie aux scènes d'autrefois vécues par lanarratrice. Nous pourrons presque dire qu'Isma se sent, dans ces circonstances,redevenir enfant et qu'il ne s'agit donc plus pour elle de se souvenir mais derevivre le passé. Dès lors la distance entre le personnage et l'instance actuelle del'énonciation s'estompe et il devient pratiquement impossible de dissocier Ismal'adulte, celle qui parle, d'Isma l'enfant qui a vécu ces expériences. Cetamalgame des deux pôles de l'identité du personnage est un danger grave pourl'autobiographie où, soudain, le lecteur n'arrive plus à distinguer dans cette

Page 144: Regaieg

126

confusion un récit de vie où s'installe forcément une distance obligatoire entrepassé et présent. Ce danger, Assia Djebar a voulu l'éviter dans A.F qui se veutd'abord une autobiographie. Dans ce roman, surtout au début, il n'estpratiquement pas fait référence à l'instance de l'énonciation. Nousdémontrerons, par ailleurs, que cette fidélité au principe le plus élémentaire del'écriture autobiographique n'a pas duré et que l'instance de l'énonciation a finipar envahir le Je de l'énoncé. C'est justement l'une des causes qui a conduit àl'échec de l'entreprise autobiographique.

Tenons-nous en pour l'instant au discours autobiographique qui soulignesurtout l'attachement de la narratrice, que ce soit celle de A.F ou Isma, auximages de l'enfance. Images sur lesquelles sa mémoire se révèle infaillible.

I. B - MEMOIRE INFAILLIBLE:

La mémoire de la narratrice apparaît, par moments, solide. Elle égrèneun à un les souvenirs qui se présentent à elle. Elle ne laisse rien au hasard, secharge de tout noter, de tout répertorier. Cependant, cette caractéristique de lamémoire n'est pas constante. Cette dernière se heurte parfois à des oublisvoraces, à des trous qui l'engloutissent et paralysent son mouvement. En fait leretour en force de la mémoire coïncide souvent avec la réapparition du récitd'enfance, période où la mémoire exhale une magie incontestable liée àl'euphorie de ces instants inoubliables.

I. B. 1 - Les images de l'enfance:

Pour Paul Ricœur, se souvenir «c'est avoir une image du passé»1. Cesont précisément ces images qui s'inscrivent dans le récit d'enfance de lanarratrice de A.F. Le regard y est si présent qu'il semble parfois au lecteursuivre l'objectif d'une caméra. Cette impression est sans doute liée à la carrièrede cinéaste d'Assia Djebar. L'évocation des scènes d'enfance si lointaines réfère

1. Temps et récit I, Editions du Seuil, février 1983, p.27.

Page 145: Regaieg

127

paradoxalement à une narratrice lucide, en possession de tous ses sens etsurtout du regard. Le regard éveillé de la narratrice et qui fait de sa mémoireun écran à travers lequel elle observe et revit ces scènes de l'enfance, est reflétédans ce même mot énoncé par Ricœur («image») et souvent répété lors del'évocation de ses souvenirs d'enfance. Ainsi à propos de Marie-Louise dont lesouvenir hante l'esprit de la narratrice-adulte: «De cet éclat de bonheur, de sa

beauté rehaussée par sa vanité de fiancée, me reste une image persistante». (A.F, p. 37)A l'école coranique également, «L'image du maître m'est demeurée avec une

singulière netteté: visage fin, au teint pâle, aux joues émaciées de lettré». (A.F, p. 205)

L'emploi très fréquent du verbe «revoir» au présent, emploi qui ramènele passé dans le présent et réactualise ces scènes révolues, ranime encore leregard de la narratrice. L'une de ses tantes avait un enfant désobéissant: «Je la

revois courant désespérément pour lui administrer une correction…» (A.F, p. 163 ).Une autre vivait dans «Une chambre isolée,[…]. Je la revois, ombre pâlie, dressée sur

le seuil». (A.F, p. 219) Le mot «image», le verbe «revoir» font de ces scènes desmoments inoubliables, ancrés dans l'esprit et le cœur de la narratrice.

Dans certaines scènes, nous assistons à des séquences descriptives. Leregard de la narratrice-enfant semble encore pointé sur ces scènes, cespaysages, qu'elle nous décrits avec une minutie scrupuleuse. L'imparfaitdescriptif y seconde l'imparfait narratif pour souligner l'ancrage des souvenirsdans la mémoire de la narratrice. Le souvenir de Marie-Louise, fille dugendarme français qui vivait dans le voisinage des jeunes filles cloîtrées,s'inscrit d'une manière aiguë à travers les pages du second chapitreautobiographique de la première partie:

«Elle nous paraissait aussi belle qu'un mannequin. Brune, les traitsfins, la silhouette mince; elle devait être petite, car je la revois perchée surde très hauts talons. Sa coiffure était sophistiquée, avec des chignonsélaborés, des peignes de diverses formes, ici ou là bien en évidence aumilieu des crans et des bouches noires. Nous nous émerveillions de sonfard: rose aux pommettes et rouge carmin exagérant l'ourlet des lèvres».(A.F, p. 32)

Une minutie et un souci du détail se dégagent de cette séquence où nousassistons à une reconstitution du portrait de Marie-Louise comme si elle étaitprésente en face de la narratrice («Je la revois»). Cette précision est en faitmotivée par la fascination qu'exerçait cette fille sur la narratrice-enfant. Lestemps employés ici sont des temps de l'histoire qui confèrent au récit

Page 146: Regaieg

128

autobiographique toute sa densité et sa texture habituelles. La seule phrase quicomporte du discours est bien évidemment celle que nous avons déjà soulignéeet où est fait usage du présent, il s'agit ici d'un discours autobiographiquedestiné à actualiser le récit et à souligner le travail de la mémoire. Le récit desjeux d'enfance est conduit de la même manière:

«Ces allées et venues, dans les ruelles que bordaient de très hautsmarronniers, me restent présentes. Une forêt d'eucalyptus longeait le villageen le séparant des collines de vignoble au loin; nous dépassions quelquefoisla maison du gendarme, nous courions jusqu'à l'orée des premiers résineux,nous nous jetions sur le sol jonché de feuilles pour nous gorger d'odeursvivaces. Notre cœur battait sous l'effet de l'audace qui nous habitait».

(A.F, p. 33)

Cette précision dans les souvenirs est due en fait à l'univers euphorique auquelces derniers se réfèrent et aux scènes inoubliables vécues par la narratrice-enfant. L'imparfait, temps de la durée, accentue l'expression de ce bonheurinaltérable et les bribes de discours autobiographique qui traversent ces récitsles actualisent et permettent à la narratrice adulte de revivre l'allégresse qu'ilscontent.

La description de l'école coranique et du maître sert également à souligner lanetteté du souvenir dans la mémoire de la narratrice:

«L'image du maître m'est demeurée avec une singulière netteté: visagefin, au teint pâle, aux joues émaciées de lettré; une quarantaine de famillesl'entretenaient. Me frappait l'élégance de sa mise et de ses vêtements tradi-tionnels: une gaze légère immaculée flottait derrière sa nuque, enveloppaitsa coiffe; la serge de sa tunique était d'un éclat irréprochable. Je n'ai vu cethomme qu'assis à la turque, auréolé de blancheur, la longue baguette dumagister entre ses doigts fins». (A.F, p. 205)

L'expression «singulière netteté», le mot «image» et le verbe «demeurer» sont lestémoins incontestables de l'omniprésence du souvenir. La narratrice semblerevoir le maître d'école: la description se fait ainsi contemporaine du regard decette dernière, regard entraîné par la vivacité des souvenirs.

L'univers euphorique de l'enfance se charge ainsi de toute sa puissancemagique, fascinante, et accapare l'attention de la conteuse, alors que le récit desa vie d'adulte s'accompagne d'hésitations, d'oublis, de perte de l'image auprofit des sons.

Page 147: Regaieg

129

Il en est de même pour Isma que le retour aux lieux d'enfance plongedans l'immobilité des jours passés: «Patios de mon enfance! me hante le trajet de

connivences dont ces lieux de rassemblement quotidien étaient le cœur». (O.S, P. 85)Le verbe «hanter» souligne ici l'obsession qu'impriment ces images de l'enfancedans l'esprit d'Isma. La description de la maison de la grand-mère maternelleatteste la vigueur du souvenir de la narratrice:

«Je me souviens d'une maison mauresque, la plus ancienne, mais laplus vaste de mon quartier natal. Arcades de marbre torsadé, galeries decéramiques où les jaune cuivre, les bleus passés et les verts délavésgardaient leur harmonie malgré l'usure: deux étages s'élevaient autour de lacour dont la vasque me fascinait quand je venais chaque après-midi d'étérendre visite à une tante». (O.S, p. 85)

Le verbe «fasciner», souvent employé dans de tels contextes, explique l'éclat descouleurs qui ornent cette maison maternelle, lieu à la fois de rêves et desouvenirs d'enfance ineffaçables, symbole de bonheur inaltérable.

La longueur de la durée qui sépare le personnage de ces moments de bonheurparaît insignifiante, car Isma est là et elle revit ces instants d'innocence et dequiétude:

«Je m'engloutissais, visage prisonnier entre les barreaux d'une rampe,dans la vétusté du lieu. Vingt ans après, l'immobilité de cette heure degoûter resurgit; vieilles dames et jeunes femmes réapparaissent».

(O.S, pp. 85-86)

Ces souvenirs sont d'autant plus inoubliables que le cadre reste inchangé: lecaractère itératif des verbes «resurgir» et «réapparaître» est là pour le confirmer.

Si, dans les deux romans, l'enfance est là, présente, omniprésente,pesante, la vie d'adulte, plus précisément celle de la narratrice de A.F, n'a puépuiser sa part du récit. Comment cette narratrice peut-elle raconter sa vie defemme alors que les images de ce passé, pourtant proche, font retrait devant samémoire? Comment peut-elle le faire si, de ces longues années de vie conjugale,elle ne garde en mémoire que les échos de cris ou de sons qui ont pu lamarquer?

I. B. 2 - L'écho des cris:

Page 148: Regaieg

130

Le premier souvenir inaltérable de la narratrice adulte de A.F, c'est lecri de la défloration: «Plus de vingt ans après, le cri semble fuser de la veille». (A.F,p. 122 ). Comment peut-elle l'oublier alors qu'il a marqué la signature d'unnouvel acte de naissance, de sa renaissance à elle? Renaissance à la douleur et àla monotonie de la vie conjugale. Ce cri de la défloration fait écho à d'autrescris, à d'autres voix: celle du conducteur du tramway qui a évité de l'écraserlors de sa première tentative de suicide et celle de l'inconnu qui l'a abordéealors qu'elle pataugeait dans un désespoir sans fin dans la rue Richelieu. Dansles deux cas, la narratrice ne conserve que le souvenir de la voix, du cri del'autre:

«Depuis, j'ai tout oublié de l'inconnu, mais le timbre de sa voix, aucreux de cette houle, résonne encore en moi. Emoi définitivement présent».

(A.F, p. 130)

«Je ne me souviens plus de son visage, à peine de sa silhouette, maissa voix, dans l'urgence de sa demande, me parvient encore aujourd'hui,chaude, avec une vibration qui en fait palpiter le grain imperceptiblement».

(A.F, p. 132)

Ainsi le passé proche de la narratrice semble englouti, dénué d'images, decouleurs, d'éclat: c'est un passé peuplé de cris, d'angoisse, de déchirement. Unpassé qui renvoie à la blessure encore saignante d'une femme qui a été trompéepar l'illusion du couple.

Dans O.S, le souvenir des sons qui hante Isma renvoie à des histoires defemmes proches de sa mère. Souvenir de la plainte d'une tante: «Son accent

métallique me reste dans l'oreille. La plainte, avec l'écho de ses rimes, s'est fichée dans

ma mémoire: rythme, son et vocables». (O.S, p. 112)

Souvenir de la voix de Houria accusant sa mère de s'abandonner aux exigencespéremptoires du père:

«Or, en cette circonstance précise j'entends, oui, vingt ans après,j'entends la voix de Houria, la jeune fille, qui accuse sa mère soumise. Et letranchant de ce vibrato juvénile perce soudain ma mémoire».

(O.S, pp. 141-142)

Aussi longue soit-elle (vingt ans), la durée qui sépare la narratrice de cemoment ne parvient pas à effacer l'écho de cette voix de jeune fille. Le verbe«entendre» répété ici deux fois, le verbe «percer» démontrent autant la solidité

Page 149: Regaieg

131

que la présence constante de ce souvenir. Ce n'est cependant pas à cetteoccasion qu'Isma a entendu pour la première fois le récit de la soumission de lamère de Houria: «Une voix—je l'entends encore dans l'immobilité de la sieste — me

décrivit […] ce rite préludant à l'accouplement». (O.S, p. 143)

Isma garde même le souvenir des instants intenses de silence, instants dont ellea pu être le témoin et qui l'ont définitivement marquée. Ainsi le silence de lamère de l'une de ses voisines, mariée d'une manière austère, si austère qu'elleévoque les cérémonies funéraires: «La mère, son voile de laine ramené à la taille,

considéra une seconde sa fille tassée et hoquetante. Silence dont l'opacité me resta

ineffacée». (O.S, p. 134) Ainsi, la consistance des souvenirs d'Isma se double dela force de ces sons ou de ces silences qui percent sa mémoire et lui font revivreles instants qu'elle décrit.

Cependant, la mémoire des deux narratrices n'est pas aussi infailliblequ'elle le paraît. Des incertitudes et des oublis se manifestent dans le récitautobiographique. Ils sont soulignés par le discours autobiographique qui necesse de nous transmettre le tangage de la mémoire entre certitudes ethésitations. Ces oublis affectent autant le récit de vie d'adulte de la narratrice deA.F et d'Isma que leur récit d'enfance. Ils sont cependant beaucoup plusimportants et visibles dans le premier cas. Dans le récit d'enfance, ils sont liés àquelques détails précis ou à une circonstance déterminée, alors que dans le récitde vie d'adulte ils sont généralisés et si pesants qu'il finissent par introduire lamémoire dans une sorte de léthargie incurable.

I. C - INCERTITUDES, OUBLIS

MÉMOIRE MUTILÉE:

Pour la narratrice de A.F, ces oublis sont en fait occasionnés par sonaliénation qui fait qu'elle n'arrive pas à écrire en sa langue maternelle:«Silencieuse, coupée des mots de ma mère par une mutilation de la mémoire, j'ai

parcouru les eaux sombres du corridor en miraculée». (A.F, p. 12). Certaines scènes,certains mots se refusent en fait au récit en langue française. Apparaissent alorsdes scènes où la mémoire semble restreinte et d'autres où la narratrice sedécouvre totalement amnésique.

Page 150: Regaieg

132

I. C. 1 - Mémoire restrictive:

Des restrictions dans les souvenirs posent des limites à la mémoire etinterrompent son élan. Ainsi le contenu des lettres que des correspondantsarabes adressent aux jeunes filles du hameau d'enfance de la narratrciceéchappe-t-il à l'esprit de la narratrice de A.F: «Je ne me souviens que de l'origine

géographique de ces lettres et de leur prolifération». (A.F, p. 21) Comment les jeunesfilles ont-elles pu observer le jeune Paul, fiancé de Marie-Louise? La narratricene s'en souvient pas non plus:

«Réussirent-elles à l'expliquer à Marie-Louise, ou tout au moins àJanine? Je ne me souviens pas, en effet, de l'intrusion de l'officier, mêmepour quelques minutes; on avait dû lui demander de passer lentementdevant le portail, de façon que les amies cloîtrées puissent, par lesinterstices des persiennes, l'apercevoir et féliciter Marie-Louise de laprestance de son promis…

Je me rappelle, plus nettement encore, l'une des dernières visites de lademoiselle». (A.F, p. 37)

Les interrogations, les points de suspension, le verbe «devoir» soulignentl'hésitation de la narratrice qui cherche dans sa mémoire enfouie les plusinfimes détails de sa vie d'enfant. La phrase finale accentue quant à ellel'impression de ce travail continuel de la mémoire et attribue aux souvenirs desdegrés de précision variés.

La voix de la mère, comme tout ce qui se rapporte à la maisonmaternelle, demeure très présente dans l'esprit de la narratrice même si cettedernière ne se rappelle pas le temps qu'a mis sa mère pour apprendre la languefrançaise:

«Je ne sais exactement quand ma mère se mit à dire: «mon mari estvenu, est parti… Je demanderai à mon mari», etc. Je retrouve aisément leton, la contrainte de la voix maternelle; le tour scolaire des propositions, lalenteur appliquée de l'énonciation sont évidents». (A.F, p. 46)

La mémoire est donc défaillante quant à la durée qu'a nécessité l'apprentissagede la langue étrangère par la mère et non au ton maternel. Faute d'image, elle

Page 151: Regaieg

133

retient surtout les sons qui mèneront la narratrice à «l'écriture-cri». L'image dela fille du boulanger, camarade de classe de la narratrice aussi bien à l'écolecoranique qu'à l'école française, ne s'imprime également dans sa mémoire quelors des cours de l'école coranique:

«La fille du boulanger kabyle avait dû fréquenter, comme moi, l'écolefrançaise en même temps que le cours coranique. Mais je ne me souviens desa présence, à mes côtés, que devant le cheikh». (A.F, p. 206)

Ces récits restrictifs des souvenirs d'enfance attestent du souci de la narratricede rendre compte du travail de sa mémoire, de mettre l'accent sur la mutilationoriginelle dont elle a été victime lors de son départ du harem, antre maternel oùs'entretient et grandit la mémoire comme un enfant choyé. La narratrice,coupée des chants maternels, n'a en fait pratiquement pas de mémoire, elle nepeut, à l'instar des aïeules conteuses, relater sa vie d'enfant et surtout pas sa vieamoureuse. C'est en fait lors de ce récit de ses amours que la narratrice sedécouvre être totalement amnésique.

La mémoire hésitante, défaillante se trouve cependant redressée dansO.S où l'aliénation s'opère autrement. C'est en fait en se disant autre (Isma) quela narratrice arrive à se souvenir et à sentir imprimées dans sa mémoire desscènes, des sons, des images du passé. Ainsi, dans des scènes où la mémoiresemble restrictive, le lecteur découvre qu'Isma a voulu simplement mettrel'accent sur un détail de l'histoire, détail qu'il lui importe beaucoup derapporter. La restriction n'est donc pas liée à une amnésie affectant lanarratrice, alors qu'elle tente de se souvenir de la scène mais d'un événementqui surgit et prend plus d'importance par rapport au reste de l'histoire. Ainsi,parlant des noces de sa voisine, elle affirme:

«Je me souviens des noces — plus exactement du lendemain de la nuitnuptiale au matin.[…]

Je me souviens de l'émoi ensommeillé de ce voyage entre chien etloup; du froid sur la route de corniche, dans la brume bleutée que la voituresemble transpercer. Je me souviens de notre arrivée dans la demeure […].Je me rappelle surtout la mariée, à l'instant où nous la revîmes». (O.S, p.133)

Le retour constant de la formule «je me souviens» affirme la consistance dusouvenir, alors que l'emploi de la locution superlative «plus exactement» et de

Page 152: Regaieg

134

l'adverbe «surtout» confirme le sens dans lequel la narratrice emploie larestriction. La restriction peut être aussi liée à une circonstance précise. Ainsi lanarratrice oublie-t-elle les voyages annuels avec la famille maternelle autombeau du saint de la région, dès que disparaissent les danseuses bédouinesqu'elle voyait dans ces circonstances:

«Je me souviens de ces caravanes annuelles qui eurent lieu jusqu'àmes dix ans environ. On dirait que la même procession défileinterminablement dans ma mémoire. De mon père, devant moi, j'aperçois lefez haut qui détonne parmi les coiffes des montagnards et les chèches largeset courts des villageois. La dernière année, il s'était décidé à acheter uneCitroën, pour nous assurer un voyage plus confortable, mais mon souvenirexpulse dès lors ces visites; la flûte avait cessé de rallier les danseusesbédouines».

(O.S, p. 116)

Les souvenirs d'Isma, personnage de roman, totalement démarqué de l'auteurmême s'il a vécu la même expérience qu'elle, semblent ainsi plus solides et plusrésistants que ceux de la narratrice de A.F, confondue par endroits avec AssiaDjebar elle-même. Touchant donc à la vie même de l'écrivain, le tissu de lamémoire de cette narratrice anonyme s'avère pratiquement troué de toute part.Ainsi se découvre-t-elle amnésique en voulant raconter certaines scènes de savie d'enfant et surtout de sa vie d'adulte.

I. C. 2 - Narratrice amnésique:

Racontant sa vie d'enfant, la narratrice de A.F tente de respecterscrupuleusement la réalité. Cependant, des trous, des oublis viennent entacherle déroulement du ruban des souvenirs. Lors des vacances d'été dans la maisondes trois jeunes filles cloîtrées, elle ne se rappelle ni son âge ni sa physionomie:«Je dois avoir douze ou treize ans environ. J'en parais davantage; trop longue, trop

maigre probablement». (A.F, p. 19) Le verbe «devoir» et l'adverbe «probablement»

Page 153: Regaieg

135

accentuent l'hésitation de la mémoire. La locution «peut-être» joue également lamême fonction:

«Et moi, à treize ans — peut-être, cette fois, était-ce alors desvacances d'hiver —, j'écoutais, au cours de la veillée, la dernière des filles àmarier me raconter leurs débats». (A.F, p. 22)

Malgré la confusion des souvenirs dans sa tête et l'impossibilité pour elle de serappeler certains détails, la narratrice fait montre lors du récit d'enfance d'unepugnacité acharnée à vouloir raconter tout avec le maximum de précision et dedétails. Cependant,

«Tout, durant ce dernier séjour, se mêle dans [ses] souvenirs: lesromans en vrac dans la bibliothèque interdite du frère et les lettresmystérieuses qui arrivaient par poignées». (A.F, p. 22)

et la mémoire s'avère être confuse, trouée.

Les interrogations, le semi-auxiliaire «devoir», les adverbes d'incertitude… tousces modalisateurs continuent à jalonner le discours autobiographique qui estcensé être le pont qui relie le passé au présent:

«Etait-ce deux, trois années auparavant que Marie-Louise eut unfiancé, un officier de la «métropole» comme on disait? Cela est probable; jedevais avoir moins de dix ans». (A.F, p. 33).

C'est en fait de la texture, de la solidité de ce discours autobiographique, de cepont, que dépend la mémoire. Or, ce pont s'avère être fragile, il menace à toutinstant de choir coupant définitivement la narratrice de son enfance.

Le discours autobiographique est encore moins présent et surtoutmoins solide dans le récit de sa vie d'adulte. Les modalisateurs se renforcent etfragilisent encore plus ce fil très mince qui lie le passé au présent. Unerencontre fortuite avec son frère s'inscrit en fait dans un flou de la mémoire dela narratrice: «Nous marchions, je crois, dans une rue déserte de la capitale». (A.F, p.95). Tel est également le sort du contenu du télégramme qu'elle adresse à sonpère le jour de ses noces: «je décidai de lui envoyer, par télégramme, l'assurance

cérémonieuse de mon amour. J'ai oublié l'exacte formulation du pli postal». (A.F, p.122).

Le discours autobiographique se faisant très rare et chargéd'incertitudes dès que la narratrice s'attaque au récit de sa vie d'adulte, d'autres

Page 154: Regaieg

136

types de discours viennent s'inscrire à la place qu'il devait occuper. Desexplications, des commentaires jalonnent les chapitres consacrés à sa vieamoureuse, ils contaminent le récit autobiographique et empêchent l'inscriptionde l'autobiographie. Dans ces discours, une référence est clairement faite àl'instance actuelle de l'énonciation, elle fait ressortir exagérément sa subjectivitéet noie dans un océan d'oubli, de perte, le personnage qui a vécu cetteexpérience.

Ce genre de discours est cependant omniprésent dans O.S où lasubjectivité de l'instance de l'énonciation domine le personnage d'Isma auxdivers moments de son histoire. Dans la mémoire de ce personnage, lessouvenirs sont si forts, si solides qu'il n'est fait référence qu'à de très raresmoments d'hésitation lors du processus qui consiste à ramener des momentspassés au présent: l'identité de l'auteur de la plainte qu'Isma a entendue dans lamaison maternelle est ainsi indéterminée:

«Quelle jeune tante, quelle voisine, l'âme écorchée, s'est donc révoltéeen ces termes?

Laquelle, je ne le sus jamais». (O.S, p. 112)

Isma se trouve aussi dans l'incapacité de dire si sa mère était présente lors del'épisode du baiser qui a fait d'elle, même momentanément, la reine de sa tribumaternelle: «Ma mère était-elle encore vivante, je ne saurais le dire». (O.S, p. 115)Elle n'est pas sûre non plus de son âge précis au moment où elle avait subi lacolère de son père découvrant son «escapade» avec un cousin sur les lieux d'unmanège:

«Peu après, les femmes ébahies racontaient autour de moi l'incident;l'une, avec véhémence, me reprocha de m'être égarée parmi les hommes «àmon âge». J'avais six ans, peut-être sept». (O.S, p. 117)

Quelques petites hésitations filtrent aussi au moment où Isma se met à raconterles noces austères de l'une de ses voisines:

«D'un geste sec, la mère chassa la horde. Ne restèrent que troisfemmes, je crois, ainsi que nous, deux fillettes, qui aurions dû être lesdemoiselles d'honneur.[…]

Nous restâmes, nous, les deux fillettes et une femme, probablement lasœur aînée de la mariée». (O.S, p. 134)

Page 155: Regaieg

137

Le verbe «croire», l'adverbe «probablement» démontrent ici l'hésitation de lanarratrice quant aux circonstances précises du déroulement de la scène. Parmoments, Isma hésite, avoue l'incapacité de sa mémoire à tenir compte de tousles détails de l'histoire, puis elle se rétracte car la mémoire lui revient amenéepar un souvenir précis. Ainsi à propos de la circonstance où elle a pu entendrela plainte d'une de ses tantes:

«Au fond, l'orchestre fait entendre les premiers accords de ses luths.Est-ce la circoncision d'un cousin, les fiançailles du plus jeune oncle, lesdeuxièmes noces du père resté longtemps veuf?» (O.S, p. 111)

«En bas, la fête des hommes se prolongeait. Installée sur le muret, jene désirais même plus contempler l'horizon de la ville là-bas, étrangère; jene pouvais plus envier le cousin qui venait faire admirer son gilet depaillettes – ce dernier détail me confirme qu'il s'agissait d'une circoncision».

(O.S, pp. 112-113)

Ainsi la question n'a pas tardé à trouver réponse. La mémoire d'Isma est si vive,si vigilante que le passé raconté semble mêlé au présent. Il est à remarqueravant de conclure sur ce point que les souvenirs sur lesquels la mémoire d'Ismasemble hésitante se rapportent surtout à des épisodes de sa vie à elle et non àdes scènes auxquelles elle a assisté comme témoin oculaire ou auditif.

Il est donc manifeste qu'Isma, un simple personnage de roman, paraîtdotée d'une mémoire solide, infaillible, alors que la narratrice de A.F,personnage qui est pourtant censé être réel, est hésitante, amnésique dans lamajorité des chapitres autobiographiques. Les souvenirs, l'écritureautobiographique sont pourtant les piliers du projet initial de A.Fcontrairement à O.S où «Les bribes de scènes d'autrefois affleurent; [et] abordent

[simplement] la rive du récit qui court». (O.S, p. 149) Les souvenirs s'inscrivent-ilsplus facilement dans la fiction que dans le cadre d'un récit autobiographique?Est-ce cette intention même d'écrire son autobiographie qui empêche lanarratrice de A.F de réaliser son entreprise première? Il semble en être ainsi carl'écriture autobiographique paraît paradoxalement plus réelle et plus fidèle auximages de la réalité dans O.S que dans A.F.

Cependant O.S est d'abord un roman où l'accent est mis sur le travailde la mémoire et sur la distance minime qu'il installe entre l'instance del'énonciation et le personnage qui a vécu l'expérience relatée. Un effort est par

Page 156: Regaieg

138

contre fourni par la narratrice de A.F pour maintenir grande cette distance etétablir ainsi un abîme infranchissable entre celle qui parle et l'enfant ou lafemme qu'elle était et qui a pu vivre l'histoire racontée. Toutefois, ledélabrement du tissu des souvenirs et son manque de texture empêcherontl'aboutissement de ces efforts acharnés: le discours autobiographique est alorsd'abord relayé puis remplacé par toutes sortes d'autres discours (commentatifs,explicatifs, émotifs…) renvoyant surtout à l'instant précis de l'énonciation etestompant la distance que l'écriture autobiographique se doit d'établir entrecelui qui parle et celui qui a vécu ou qui a assisté à l'histoire racontée.

II - COMMENTAIRES, EXPLICATIONS: DE LA RETROSPECTION AL'INTROSPECTION:

Les commentaires, les explications ne peuvent qu'émaner de l'instancede l'énonciation. Il appartiennent donc à ce que Benveniste a nommé«discours». Les commentaires constituent cependant une part très importante

Page 157: Regaieg

139

du discours. H. Weinrich va jusqu'à substituer le terme «commentaire» auterme «discours» après avoir remplacé celui d'«histoire» par le concept de«narration»1. Jean-Michel Adam commente et appuie ces deux notions établiespar H. Weinrich: «Le concept de «commentaire», encore insatisfaisant certes,peut être préférable à celui de «discours» car il semble plus précis de parler dedeux types de discours, l'un narratif, l'autre commentatif indiquant tous deux, àdes degrés divers, la problématique énoncé/énonciation. Dans ces conditionsnous parlerons donc d'un discours narratif et d'un discours commentatif étantentendu que, dans sa pureté, le «récit» ne constitue que la pointe extrême dudiscours narratif («Personne ne parle ici; les événements semblent se racontereux-mêmes»; E. Benveniste, PLG I, p. 241) qui englobe aussi la catégorie du«discours»; le commentaire, quant à lui, recoupe une partie seulement del'ancien «discours»»2.

Le commentaire s'inscrit donc dans le registre de l'énonciation ou dudiscours. Dans ce discours le moi énonciateur, le Je adulte bénéficie de toutesses prérogatives de sujet scripteur. Selon Georges Gusdorf: «L'historien de soi-même se trouve aux prises avec les mêmes difficultés: revenant en visite dansson propre passé, il postule l'unité et l'identité de son être, il croit pouvoirconfondre ce qu'il fut avec ce qu'il est devenu. Comme l'enfant, le jeunehomme, l'homme mûr d'autrefois ont disparu, et ne peuvent se défendre, seull'homme d'aujourd'hui a la parole, ce qui lui permet de nier le dédoublement etde postuler cela même qui se trouve en question»1. Ainsi, le moi adulte noiesous le poids de sa présence les autres moi, enfant, adolescent, ou même adultequi ont pu constituer des moments de la vie de ce Je. «L'autobiographie [n']est[qu']un moment de la vie qu'elle raconte, elle s'efforce de dégager le sens decette vie, seulement elle est elle-même un sens dans cette vie. Une partie del'ensemble prétend refléter l'ensemble, mais elle ajoute quelque chose à cetensemble dont elle constitue un moment»2. Comment peut-on déceler laprésence de cette «partie de l'ensemble», de ce Je adulte qui étouffe les autresJe?

1. Harald Weinrich, Le Temps, le récit et le commentaire, Traduction française par M. Lacoste, Seuil,

Collection Poétique, 1973.2. ««Mise en relief» et discours narratif» in Le Français Moderne, 44e année, Octobre, 1976, n° 4,

p.314.1. «Conditions et limites de l'autobiographie», cité par Philippe Lejeune dans L'Autobiographie en

France, op. cit., p. 230.2. Georges GUSDORF, «Conditions et limites de l'autobiographie», op. cit., p. 233.

Page 158: Regaieg

140

Pour Catherine Fromilhague et Anne Sancier: «La voix du narrateurdans le récit est principalement décelable:— à la variation des temps: en particulier des imparfaits, dits «de com-mentaire», aux présents et futurs de vérité générale, au futur d'atténuation;— à l'intervention de la première personne du singulier ou du pluriel»3. Lesecond critère n'est en fait pas pertinent dans le cas d'un récit autobiographique(le Je servant à la fois pour le récit et pour le discours). C'est donc sur lepremier critère (celui des temps) que nous nous baserons pour déceler lesdifférentes interventions de la narratrice de A.F ou d'Isma hachurant le récitautobiographique. Etablissant la distinction entre discours et récit, Benvenisteinsiste beaucoup sur la divergence qui les caractérise sur le plan des temps.Cette distinction est capitale à ses yeux, c'est pourquoi il la réitère à toutpropos. «Les deux plans d'énonciation se délimitent donc en traits positifs etnégatifs:— dans l'énonciation historique, sont admis (en formes de 3e personne):l'aoriste, l'imparfait, le plus-que-parfait et le prospectif; sont exclus: le présent,le parfait, le futur (simple et composé);— dans l'énonciation de discours, sont admis tous les temps à toutes les formes;est exclu l'aoriste (simple et composé)»4. Ainsi le discours admet tous les tempssauf le prétérit. Les temps les plus utilisés dans ce cadre sont néanmoins leprésent et l'imparfait. En fait l'imparfait est commun aux deux plans. Comme leprésent de l'énonciation, nous le rencontrerons également dans l'examen de cesmultiples discours des narratrices, il est présent surtout dans les discourscommentatifs. Car ces discours s'échelonnent des plus sereins aux plus violents,des discours explicatifs aux discours émotifs en passant par les discourscommentatifs.

II. A - DISCOURS EXPLICATIFS:

Des discours explicatifs reviennent souvent dans des phrases incises ouentre parenthèses pour souligner un détail que la narratrice a oublié de noter,

3. Introduction à l'analyse stylistique, Bordas, 1991, p. 47.4. Emile BENVENISTE, Problèmes de linguistique générale I, op. cit., p. 245.

Page 159: Regaieg

141

que sa mémoire a omis. Ces discours trouvent déjà leurs racines dans lapremière partie de A.F. Ils soulignent le contraste entre l'instance présente del'énonciation, celle qui explique, et le moi enfant qui a vécu l'expérience: «mon

père, au cours d'un voyage exceptionnellement lointain (d'un département à l'autre, je

crois) mon père donc écrivit à ma mère». (A.F, p. 48) Le premier Je qui se manifestedans les possessifs est en réalité autre que le Je sujet du discours explicatif misentre parenthèses. Dans ce discours explicatif, il s'agit de l'instance del'énonciation dont la présence est garantie par l'emploi du présent, alors que leJe de «mon père», de «ma mère» renvoie à un sujet double à savoir la narratriceadulte et la narratrice enfant qui coexistent dans cet énoncé, dans ce récitd'enfance. Cette instance double accompagnée du prétérit forme le récitautobiographique.

Alors que dans la seconde partie du roman, le discoursautobiographique se fait rare, le discours explicatif, toujours employé dans desphrases incises ou entre parenthèses, prolifère:

«Un jour — âgée de dix-huit ans, j'avais cessé depuis longtemps defréquenter l'école coranique — je décachetai une lettre reproduisant le texted'un long poème d'Imriou el Quaïs. […]». (A.F, p. 72)

La narratrice nous explique ici la raison pour laquelle elle n'arrivera pas àdéchiffrer ce poème. Dans le troisième chapitre autobiographique de cettedeuxième partie, chapitre consacré à la nuit de noces, d'autres discoursexplicatifs se font entendre, leur essor prend même une dimensionvertigineuse:

«La jeune fille, dans ce Paris où ses yeux évitaient d'instinct, à chaquecarrefour, le rouge du drapeau tricolore (qui lui rappelait le sang de sescompatriotes guillotinés dernièrement dans une prison lyonnaise), la jeunefille s'imaginait naviguer». (A.F, p. 119)

«Autant passer la frontière au plus tôt, même clandestinement ouséparément (seul le nom du jeune homme était sur la liste des suspects)».

(A.F, p. 119)

«Cet appartement de libraire — celui d'un Français détenu depuis desmois pour avoir aidé un réseau nationaliste — était vide depuis l'arrestationde son propriétaire». (A.F, p. 120)

«Même si le ténor andalou avait accompagné de sa voix attendrie lechant du rebec, une nuit entière — nuit de la défloration et de son émoi lent

Page 160: Regaieg

142

—, mon père n'aurait emprunté aucun burnous de pure laine, tissé par lesfemmes de la tribu, pour m'enlacer et me faire franchir le seuil».

(A.F, p. 121)

Ces discours explicatifs, devenus de plus en plus fréquents, réalisent unerupture dans l'écriture autobiographique, qui même lors de son retour sur leterrain de l'enfance dans la troisième partie, s'accompagne d'une manièreencore plus pressante de discours explicatifs. Ces discours, s'ils cohabitent avecdes discours autobiographiques, en démontrent les limites et accentuent lesentiment d'hésitation et les oublis qui accablent la narratrice.

Dans «LA MISE A SAC» (A.F, p. 174), second chapitre autobio-graphique de la troisième partie, la narratrice essaie de conter les réunions desfemmes d'autrefois; des oublis ou le manque de précision dans les souvenirsgreffent sur son récit des discours destinés à expliquer au lecteur certains pointsqu'elle a oublié de noter:

«Plutôt que de se plaindre d'un malheur domestique, d'un chagrin tropconnu (une répudiation, une séparation momentanée, une disputed'héritage), la diseuse, évoquant son propre sort, conclura à la résignationenvers Allah et envers les saints de la région». (A.F, p. 175)

«Chaque parleuse — celle qui clame trop haut ou celle qui chuchotetrop vite — s'est libérée». (A.F, p. 176)

Le même procédé d'écriture apparaît dans le chapitre autobiographiquesuivant: «LA COMPLAINTE D'ABRAHAM» (A.F, p. 191). La narratrice y revientd'abord sur les visites que, petite, elle effectuait, accompagnée des femmes desa tribu maternelle, au tombeau du saint de la ville: «De ces récriminations des

fidèles voilées (à peine si elles ouvrent l'échancrure du drap sur leur face tuméfiée), je

serais l'âcreté des plaintes». (A.F, p. 192)

Elle évoque ensuite les sensations que réveille en elle le chant du ténor andaloule jour de la fête des moutons:

«Autant que la tristesse du timbre (mon corps, entre les draps, serecroquevillait davantage), la texture même du chant, sa diaprure metransportaient». (A.F, p. 193)

Plus nous avançons dans la lecture de cette troisième partie, plus les discoursexplicatifs distingués typographiquement (mis entre tirets ou entre guillemets)paraissent nombreux et préjudiciables à l'écriture autobio-graphique:

Page 161: Regaieg

143

«Pour les fillettes et les jeunes filles de mon époque — peu avant quela terre natale secoue le joug colonial —, tandis que l'homme continue àavoir droit à quatre épouses légitimes, nous disposons de quatre languespour exprimer notre désir». (A.F, p. 203)

Le souvenir de l'école coranique, qu'enfant elle a fréquentée, harcèle lanarratrice qui y retourne comme dans un paradis perdu:

«Dans ma première enfance — de cinq à dix ans —, je vais à l'écolefrançaise du village, puis en sortant, à l'école coranique». (A.F, p. 205)

«La masse des garçonnets accroupis sur des nattes — pour la plupartenfants de fellahs — me paraissait informe». (A.F, p. 205)

Les prix que ramène la narratrice-enfant de l'école coranique provoquent lavocifération et la joie maternelles, car étudier le Coran pour cette dernière estune entreprise bénie et sans égale:

«La circonstance était jugée par ma mère assez importante (l'étude duCoran entreprise par ses petits) pour que le cri ancestral s'élançât ainsimodulé, au cœur de ce village où elle se sentait pourtant exilée»

(A.F, pp. 205-206)

Des écoles arabes ont succédé à l'école coranique, l'enseignement y est moinsinnocent et plus idéologique. La narratrice a-t-elle pu étudier dans l'une d'elles?Elle nous l'explique:

«Ces medersas ont pullulé depuis. Si j'avais fréquenté l'une d'elles (ilaurait suffi que mon enfance se déroulât dans la cité d'origine), j'auraistrouvé naturel ensuite d'enturbanner ma tête, de cacher ma chevelure, decouvrir mes bras et mes mollets, bref de mouvoir mon corps au-dehorscomme une nonne musulmane!» (A.F, p. 206)

Le geste salvateur du père n'épuise jamais sa part du récit, il est au centre despréoccupations de la narratrice. C'est en fait de ce moment crucial que dépendtoute sa vie avec ses moments de joie et son malheur interminable:

«Ces apprentissages simultanés, mais de mode si différent,m'installent, tandis que j'approche de l'âge nubile (le choix paterneltranchera pour moi: la lumière plutôt que l'ombre) dans une dichotomie del'espace».

(A.F, p. 208)

Ces discours explicatifs, surtout parce qu'ils sont distingués typogra-phiquement, sont en fait des moments du texte où la narratrice, à l'instant

Page 162: Regaieg

144

même où elle énonce chacun de ces discours, nous paraît plus que jamaisprésente. Ils situent la narratrice à la lisière de la fiction et la rapproche dulecteur. En réalité, par ces discours, la narratrice établit une certainecommunication avec ce même lecteur: elle semble l'interpeller pour luiexpliquer certains points jugés difficiles à comprendre pour celui qui n'a puvivre ces événements. Un pacte communicatif tacite semble donc surgir àl'arrière-plan de ces discours explicatifs qui ne sont après tout que des discours.Qu'est-ce d'abord qu'un discours si ce n'est une parole adressée par un«locuteur» à un «allocutaire»? Un message délivré par Je à l'intention de Tu.Pour ces raisons mêmes, accompagnés du discours autobiographique, cesdiscours explicatifs pèsent sur le récit d'enfance et l'annulent ou du moins lemutilent. L'autobiographie ne s'écrit plus ou semble noyée dans un présentpesant et abstrait, celui de l'instance de l'énonciation qui, tout à coup, sembledénuée de passé.

Et ces discours de continuer jusqu'à la fin du roman de cerner encore plusétroitement le récit autobiographique jusqu'à pratiquement le faire disparaître:

«Depuis que j'ai quitté la chambre parentale à la naissance du frère —j'ai donc un an et demi — je partage le lit de l'aïeule». (A.F, pp. 217-218)

«Je devrais la nommer «ma mère silencieuse», face à celles — mère,grand-mère et tantes maternelles — qui […] m'apparaissent plongées dansla musique, l'encens et le brouhaha». (A.F, p. 218)

«Ecrire en langue étrangère, hors de l'oralité des deux langues de marégion natale — le berbère des montagnes du Dahra et l'arabe de ma ville —, écrire m'a ramenée aux cris des femmes». (A.F, p. 229)

«Les mâles — pères, fils, époux — devenaient irrémédiablementabsents». (A.F, p. 230)

Ces discours explicatifs, de plus en plus nombreux, finissent sur un accès decolère de la narratrice vis-à-vis d'elle-même. Colère contre sa fierté de fillettemenée par le père sur le chemin de l'école française:

«Le père […], marche dans la rue du village; sa main me tire et moiqui longtemps me croyais si fière — moi, la première de la famille àlaquelle on achetait des poupées françaises, moi qui, devant le voile-suairen'avais nul besoin de trépigner ou de baisser l'échine comme telle ou tellecousine, moi qui, suprême coquetterie, en me voilant lors d'une noce d'été,m'imaginais me déguiser, puisque, définitivement, j'avais échappé àl'enfermement — je marche, fillette, au dehors, main dans la main du père».(A.F, p. 239)

Page 163: Regaieg

145

Le discours explicatif se colore ici d'une note commentative et même émotivequi met en relief l'indignation de la narratrice adulte face à la naïveté et àl'innocence de l'enfant qu'elle était. Le discours commentatif, se chargeantencore plus subjectivement de l'opinion du moi, est encore plus préjudiciable àl'écriture autobiographique qui se découvre cernée de tous bords. Et latentative ou tentation première de la narratrice n'a plus d'issue. Le récitautobiographique se dilue ainsi dans des discours de plus en plus proliférants.

Dans O.S, les discours explicatifs sont encore plus nombreux.Contrairement à A.F, ils se manifestent dès les premiers chapitres où Isma selivre à l'entreprise de raconter sa vie d'adulte, entre vingt et quarante ans. Ilscernent ce récit, font exagérément ressortir l'instance de l'énonciation etcamouflent la jeune épouse qui a vécu ces années de bonheur. Ils peuvent êtreannoncés par un simple tiret comme dans ce cas:

«La porte demeure ouverte; elle se ferme juste avant l'éclat de rire —non celui qui déchire les lèvres, mais celui qui secoue le corps entier, brasen lianes qui s'allongent, jambes nues aux pieds de nymphe, aux orteils quise délient le uns des autres, visage éparpillé aux quatre coins». (O.S, p. 30)

Deux points suffisent, par moments, pour nous indiquer la présence dudiscours explicatif: «Nous courbons la nuque pour un premier précipice. Rythme qui

s'accélère: piétinement du désir nu, arrêt abrupt». (O.S, p. 32) Il arrive même à cetype de discours de se détacher de ces petites contraintes typographiques:

«Quand, la première fois, je pénétrai dans la pièce profonde, celle-ciparaissait m'attendre pour une nouvelle nuit de noces. Non qu'il y eût cebrouhaha de fête lorsque la mariée s'engourdit, idole trônant au milieu desvoyeuses. Mais la chambre avait été lavée au préalable à grandes eaux dessources voisines, des peaux de moutons avaient été jetées sur les dalles; desmatelas avaient été rangés au pied des murs». (O.S, p. 32)

Comme nous venons de le remarquer, les discours explicatifs dans O.S sontbeaucoup plus nombreux, plus rapprochés et leurs formes plus variées. Ilconvient aussi de noter qu'ils sont de loin plus longs et donc plus explicites.

En étudiant le discours autobiographique dans le chapitre précédent, nousavons remarqué combien ce discours confond les deux composantes dupersonnage d'Isma: celle qui se rappelle et donc qui écrit et celle qui, enfant oujeune femme, a vécu ces événements racontés. Nous avons aussi indiqué que ce

Page 164: Regaieg

146

procédé est un danger grave pour l'écriture autobio-graphique. A ce dangerprécaire vient s'ajouter un autre danger plus notable et surtout plus visible: ils'agit des discours explicatifs qui minent le récit autobiographique et annulentson effet. Nous n'en avons jusqu'ici cité que trois, ce n'est rien par rapport aunombre et à l'ampleur des discours explicatifs contenus dans les seuls chapitresconsacrés à la vie de jeune mariée d'Isma. Les époux, comblés par un bonheurqui semble infini, se transportent de couche en couche: «Partout où nous allions

dormir plus tard — chambres d'hôtel, chambres anonymes — nous transporterions

l'éclat de chaux de ces noces». (O.S, p. 32) «Ces noces» réfèrent ici à la premièrenuit passée par le couple dans la chambre parentale, chambre où est nél'homme et où Isma semble chercher encore à s'habituer à l'espace: «Je m'appuie

à la cloison pour descendre: la ruelle du lit est étroite». (O.S, p. 33) Dans cettechambre, la silhouette de la mère hante le couple qui sombre dans desinsomnies ou dans un demi-sommeil mêlé à des rêves et des angoisses.L'atmosphère, elle, semble accentuer leur souffrance:

«Nuits de courant d'air, de malaise: les loquets cliquettent, un bidondans un préau tombe avec fracas.Les vierges ouvrent grand leurs yeuxobscurcis, les boutiquiers cessent de ronfler, les crapauds se taisent. Lefroissement du jet d'eau persiste, brisure affaiblie. Le vent isole notrechambre. Les murs s'allongent». (O.S, p. 34)

Pour conjurer la hantise de la matrone, le couple se souvient. Des nuits deprintemps passées à la campagne… Et le discours explicatif surgit cerné par desparenthèses:

«[…] Nous ne rentrions dans cette cabane abandonnée (un matelas parterre, la fenêtre devant une table en bois blanc) qu'une fois le crépusculeéteint». (O.S, p. 46)

C'est lors de l'une de ces nuits, une nuit passée à la belle étoile, qu'ils ont conçuleur fillette. Un bébé docile et calme qui comble de bonheur ses parents:

«Je soulève ma fille, je l'emporte, je l'amène de sa chambre à la nôtre;nous l'installons entre nous. Par-dessus son gazouillis — car elle est docile,rit quand nous appelons son rire, s'éveille quand nous nous lassons de sonsommeil —, nous parlons longuement, vainement, des années à venir».

(O.S, p. 47)

Ces souvenirs ne font cependant qu'étayer la présence de la mère de l'homme etmême de ses sœurs, présence qui le hante et le bâillonne. C'est en essayantencore une fois de masquer cette présence qu'Isma parle à l'homme de sessœurs, qu'elle nous en parle. Leur présence la hante-t-elle, elle aussi? La

Page 165: Regaieg

147

dernière et quatrième sœur de l'homme, la plus jeune, est la plus proche ducouple:

«La quatrième sœur est apparue, elle, dès notre première arrivée,tandis que j'admirais le citronnier et les céramiques de la demeure —benjamine à la grâce de chevrette, au sourire timide, avec cetteconcentration du regard que l'homme prend aussi dans ses accès de mutismelorsqu'il ne veut pas m'interroger». (O.S, p. 58)

Ce discours explicatif est destiné ici à décrire la jeune fille et à noter surtout saressemblance avec l'homme. Peut-être est-ce la raison pour laquelle Isma la sentsi proche d'elle.

Emmener l'esprit de l'homme ailleurs, se souvenir des moments de bonheurqu'ils ont vécus à la compagne, dessiner les contours de la mère et des sœurs,matérialiser leur présence pour chasser leurs fantômes de la tête de l'homme:Isma a tout essayé vainement, car l'homme, obsédé par la mère, continue à êtreréveillé la nuit par des cauchemars:

«Survient un cauchemar d'avant l'aube: quelle hantise a saisi l'homme,quelle trahison le déchire? Il se débat, il lutte. Réveillée, je tente (mains surson front, injonctions patientes de ma voix basse) de calmer le dormeur».

(O.S, p. 61)

Tous les discours explicatifs que nous avons cités jusqu'ici se situent dansquatre chapitres consacrés à la vie d'adulte d'Isma. Ce sont «LA CHAMBRE»(O.S, p. 30), «VOILES» (O.S, p. 44), «L'AUTRE» (O.S, p. 57) et «LES MOTS» (O.S,p. 74). Tous se situent donc entre la page 30 et la page 77. Non pas en 47 pagesmais en seulement 17 car ces discours ne s'inscrivent pas dans les chapitres oùIsma s'adresse à sa «rivale» Hajila. A peu près deux à trois pages de discoursexplicatifs en seulement 17 pages, n'est-ce pas beaucoup pour un texte quiparaît à première vue autobiographique?

Si le récit autobiographique de la vie d'adulte de la narratrice de A.F ne s'écritpas ou se dérobe à l'écriture, celui des années de mariage d'Isma qui paraît, deprime abord solide et complet, miné par des discours explicatifs, de longueurset formes variées, ne réussit pas non plus à percer le mystère de l'écritureautobiographique.

«PATIOS» (O.S, p. 85) est le dernier chapitre consacré à Isma dans lapremière partie du roman, l'écriture y fait marche arrière et les souvenirs

Page 166: Regaieg

148

reviennent à l'enfance chérie. Ce retour à l'enfance n'est pas pour autantprétexte à une écriture autobiographique limpide, vidée des différents discoursexplicatifs qui minent son terrain et la font trébucher. Le chapitre est en fait, luiaussi, rongé par ces discours explicatifs qui n'en finissent pas de reléguer dansun arrière-plan lointain le récit autobiographique. Dans ce chapitre, lanarratrice Isma évoque le souvenir des femmes qui habitent la maisonmaternelle:

«Femmes assises là, quelquefois plusieurs femmes d'un seul homme,ou regroupées à l'ombre du même maître — père, frère aîné, l'un et l'autreplus respectés qu'un époux transitoire». (O.S, p. 85)

Elle se souvient aussi de la complexité de l'arbre généalogique de sa famille,complexité favorisée par les mariages consanguins très nombreux dans cemonde vivant dans une sorte d'autarcie complète: c'est cette complexité mêmequi nécessite en fait la présence de multiples discours explicatifs:

«Ma grand-mère elle-même avait donné en mariage l'une de ses filles— née, il est vrai, d'un troisième mari — au dernier des petits-fils de sonpremier époux: si bien que ce jeune homme avait épousé sa tante (la sœurde son père par alliance) et ce risque d'inceste avait suscité maintesplaisanteries. De même l'épouse de mon oncle avait été choisie dans cettedescendance […]. La mariée donc — cette bru amenée à assumer, un jour,le pouvoir domestique de notre famille — était l'arrière-petite-fille dupremier mari de ma grand-mère; elle avait appelé celle-ci «Lalla» depuisson enfance. Or elle devenait, à vingt ans, la belle-fille de son aïeule!» (O.S,p. 86)

La dernière phrase où se manifeste une modalité exclamative n'est en fait qu'uncommentaire de la narratrice fascinée par ces enchevêtrements au sein de laparentèle. Toujours dans «PATIOS» (O.S, p. 85), d'autres discours explicatifsapparaissent et minent le récit autobiographique. Les femmes vivent commedans une ville qui leur est propre, la présence des hommes dans ces lieux n'esten fait pas effective, elle ne se manifeste que dans les discours et les bavardagesdes femmes:

«La présence des hommes se profilait donc amenée par le lien dusang. Hors de ces propos, ils étaient réduits au prosaïsme de leur profession:les uns artisans, les autres boutiquiers, en même temps que dévots reconnus,d'autres simples pêcheurs — ceux-ci s'enivraient, les femmes chuchotantesévoquaient leurs veillées licencieuses dans un quartier réservé de la cité».

(O.S, p. 86)

Page 167: Regaieg

149

Dans cet espace à la fois vaste et exigu, des plaintes de femmes s'élèvent ettrahissent la monotonie de leur quotidien:

«Je le comprenais mal, mais peu avant ces réunions, et à l'intérieur deschambres, des phrases amères se dévidaient — confidence révoltée d'unemère, monologue d'une épouse rageuse après la sortie du maître, sanglotshululés de telle autre rivée à un matelas de douleur, soupirs d'une épousestérile dont le mari a pris seconde femme». (O.S, p. 87)

Ainsi les discours explicatifs continuent de jalonner ce même chapitre ethachurent les souvenirs de la narratrice:

«J'ai embrassé ma tante, ce matin-là. Ma tendresse la fit pleurer. Dansma première enfance, elle avait remplacé ma mère à mes côtés, jusqu'au jour— j'avais dix ans, tout au plus — où mon père («jaloux de mon affection»,accusait-elle) préféra me mettre en pension». (O.S, p. 89)

La deuxième partie du roman intitulée «LE SACCAGE DE L'AUBE»(O.S, p. 101) et entièrement consacrée à Isma amène elle aussi son cortège dediscours explicatifs bâillonnant la narratrice-enfant et donnant le privilège de lanarration à Isma adulte qui, parquée dans la maison maternelle ou chez sa tantepaternelle, se souvient de tant d'années passées dans la quiétude et le bonheurde l'enfance. Dès le troisième chapitre «LA PLAINTE» (O.S, p. 109 ), desdiscours explicatifs marqués ou non typographiquement se greffent sur chaqueparticule de souvenir de la narratrice. Ainsi le souvenir du crieur de la ville:

«Les matins plus ordinaires, le crieur, un vieux Turc ventru, parcourtson trajet immuable; un tambour ponctuant son prologue, il s'égosille àdévider quelques événements notables: une mort, une circoncision,l'approche d'une fête religieuse ou simplement un repas d'aumône servi pourles pauvres». (O.S, p. 110)

Dans «L'EXCLUE» (O.S, p. 119), Lla Hadja femme «réputée redoutable» dans lacité d'enfance de la narratrice, épie de son regard perçant toutes les femmes dela rue où elle habite:

« Dans l'étirement de la durée matinale – hâte des hommes quisortaient, haltes des enfants qui jouaient ou rêvaient, courses furtives desservantes voilées —, Lla Hadja ne montait pas seulement la garde;invisible, elle présidait au spectacle du dehors». (O.S, p. 119)

Dans différents autres chapitres, les discours explicatifs s'associent de plus enplus à des discours commentatifs. Ainsi dans le chapitre «LA NOCE SUR LA

Page 168: Regaieg

150

NATTE» (O.S, p. 128) où la première fille de la maison voisine de la narratrices'est mariée à la manière occidentale:

«La première des filles de cette famille s'était mariée «à la française»:une robe de satin blanc la parant au matin de ses noces, deux fillettes entulle blanc jouant les demoiselles d'honneur, un bouquet de fleurs d'orangerà la main — et le blanc devenait symbole non de virginité mais du passageau monde occidental, au lendemain d'une union consommée comme dansun rapt, avec la brutalité du viol». (O.S, p. 128)

La dernière phrase est une phrase commentative: les noces à l'occidentale n'yapparaissent que comme un simulacre de mariage puisque l'essentiel qui résidedans la nuit de noces a obéi aux coutumes indigènes. L'expression «brutalité du

viol» le souligne parfaitement.

La deuxième des filles, elle, est d'une âme romantique, elle est aimée desmatrones. Là encore un commentaire de la narratrice vient souligner avecironie la cupidité des «mères-gardiennes»:

«En tout cas, comme brodeuse, couturière, dentellière, sa réputationparmi les matrones planait au zénith. Celles-ci parlaient autant de sa beauté,de la douceur de son humeur (elle rougissait au moindre mot prononcé, ellene parvenait même pas à hausser son filet de voix dans les réunionsnombreuses) que de son trousseau. Surtout de son trousseau!» (O.S, p. 129)

La dernière phrase, de type exclamatif, souligne avec ironie le but premièr maiscaché des matrones qui veulent surtout s'emparer du trousseau de la vierge àmarier. «L'ADOLESCENTE EN COLÈRE» (O.S, p. 140) déroule, lui, le récit desnuits d'une femme soumise, c'est la mère de Houria dont la couvée ne cesse deproliférer:

«[…] La mère, ayant terminé la dernière sa prière du soir (ellereprenait l'une après l'autre celles qu'elle avait dû négliger dans la journée àcause de ses obligations de ménagère), rejoignait enfin sa couche ets'allongeait en émettant quelques gémissements». (O.S, p. 142)

Dans le chapitre «LA BALANÇOIRE» (O.S, p. 145), la narratrice-enfant estfascinée par un marché qui se situait à côté de la ville natale:

«Des vendeuses de poules, de cailles et d'œufs, femmes dont le typeberbère si pur (yeux verts à l'éclat insoutenable, visage allongé au nezbusqué, chevelure blonde ou fauve, rougie le plus souvent de henné jusqu'àdevenir écarlate) me les faisait paraître d'une fierté romantique».

(O.S, p. 146)

Page 169: Regaieg

151

Le discours entre parenthèse cherche ici à décrire la physionomie de cesfemmes berbères pour ceux qui ne les ont jamais vues. Là, une questionpressante s'impose à nous: cette prolifération des discours explicatifs est-elleliée au fait que l'auteur sait qu'elle écrit surtout pour un public occidental (sesromans sont publiés en France et ne seront probablement pas publiés enAlgérie) à qui manquent beaucoup de repères référentiels car ils ne vivent pasen Algérie? Il n'est pas de notre ressort de répondre à cette question. Mais sic'est le cas, un renversement de situation amusant et peut-être involontaires'opère dans les livres d'Assia Djebar: tout comme elle se sentait exilée à l'écolefrançaise car elle devait faire face à des images, à des noms de lieux, d'objets,dénués de toute référence, son lecteur français, lui, fait la même expérience ense trouvant confronté à un monde tout à fait différent de celui où il vit et où lesvaleurs sont complètement opposées, en tout cas autres.

Concluons sur ce chapitre consacré aux discours explicatifs. Nous nousdevons d'informer le lecteur que nous nous sommes contentée, surtout dansl'évocation de la deuxième partie d'O.S, de citer pratiquement un seul exemplepar chapitre. Cet exposé était nécessaire pour démontrer l'ampleur duphénomène explicatif qui s'empare des deux œuvres et paralyse le récitautobiographique en axant l'énonciation sur l'unique instance de l'énonciation,celle qui, écrivant, s'adresse à nous lecteurs et nous interpelle.

II. B - DISCOURS COMMENTATIFS:

Dans Le Journal intime, Béatrice Didier affirme: «Le moi sujet se doitd'être un peu distant, de porter un jugement surtout intellectuel, tandis que lemoi objet sera le refuge des vertus de la sensibilité et de la passion. […] Le moisupérieur s'arroge un droit de regard sur l'autre — non sans volupté: c'est ledroit du voyeur»1. C'est justement ce droit que s'avise d'exercer le moi adulteaussi bien dans A.F que dans O.S.

Dans les deux œuvres, nous avons déjà relevé des discourscommentatifs qui se mêlent ou s'ajoutent aux discours explicatifs. Si les

1. P.U.F, 1976, pp. 120-121.

Page 170: Regaieg

152

discours explicatifs se cantonnent dans des barrières typographiques quiassurent leur distinction du récit autobiographique, les discours commentatifsou modalisants, eux, se libèrent souvent de cette contrainte. La frontière entrerécit et discours n'est alors plus assurée que par le temps employé, s'il s'agitbien sûr du présent car l'imparfait, temps à la fois du récit et du discours,maintient cette ambiguïté et c'est alors au lecteur de saisir le sens pour pouvoirdéterminer si c'est un récit ou un discours commentatif. Les discourscommentatifs portent souvent des jugements de valeur de la narratrice-adulte àl'égard de ses gestes, de ses idées d'enfant: là, la narratrice-adulte paraît enposition de force, alors que l'enfant qu'elle était semble amoindrie, presqueeffacée: n'est-elle pas objet d'analyse pour son aînée?

«Bien qu'en apprenant ainsi sur le tard le français, ma mère fît desprogrès rapides. Je sens, pourtant, combien il a dû coûter à sa pudeur dedésigner, ainsi directement, mon père». (A.F, p. 46)

Ce n'est donc qu'à présent, moment de l'énonciation, que la narratrice se rendcompte de la gravité de l'aliénation à laquelle était exposée sa mère. Ce n'estaussi qu'à l'instant de l'écriture qu'elle constate la stérilité de ses lettresd'amour, lettres qu'elle écrivait pendant son adolescence et qui reflétaient son«aphasie amoureuse». Ces discours commentatifs, à l'instar des discoursexplicatifs, pullulent dans les chapitres consacrés à la vie amoureuse de lanarratrice:

«Ces lettres, je le perçois plus de vingt ans après, voilaient l'amourplus qu'elles ne l'exprimaient». (A.F, p. 71)

«Je n'écrivais pas pour me dénuder, même pas pour approcher dufrisson, à plus forte raison pour le révéler; plutôt pour lui tourner le dos,dans un déni du corps dont me frappent à présent l'orgueil et la sublimationnaïve». (A.F, p. 72)

Le déïctique temporel «à présent» est destiné à renforcer le présent aux dépensdu passé amèr qui ne s'inscrit plus que pour se dédire ou s'effacer. Tous lesexemples cités jusque-là renvoient à une «fonction d'attestation» de lanarratrice. Ils expriment le rapport et surtout la distance qu'elle entretient avecl'histoire qu'elle nous raconte.

Lors du récit de la nuit de noces, les discours commentatifs se font plusnombreux et plus variés sur le plan de la forme, certains sont mis entre

Page 171: Regaieg

153

parenthèses ou en incises alors que d'autres s'énoncent directement sanss'imposer une quelconque contrainte typographique:

«Le couple, dans les promenades qu'il se réservait encore — errancesbavardes hors du temps des autres et de la «Révolution», comme si, n'ayantpas droit aux majuscules de l'histoire quand ils s'enlaçaient sous les porches,leur bonheur participait cependant de la fièvre collective —, le couple seprémunissait certes contre la filature de la police». (A.F, p. 118)

«Les femmes se consacrèrent à la remise en état de l'appartementparisien: cirer le parquet, redonner à la cuisine un aspect propret […],penser enfin au repas traditionnel pour le lendemain des noces — la mèretrouvait ce rite indispensable». (A.F, p. 120)

«La jeune fille s'aperçut qu'elle souffrait de l'absence du père —certes, si la noce avait été célébrée dans les formes habituelles, elle auraitrassemblé une foule exclusivement féminine». (A.F, p. 121)

«Ces épousailles se dépouillaient sans relâche: de la stridence des voixféminines, du brouhaha de la foule emmitouflée, de l'odeur des victuaillesen excès — tumulte entretenu pour que la mariée, seule et nue au cœur de lahoule, puisse s'emplir du deuil de la vie qui s'annonce…» (A.F, p. 122)

«Le jeune homme l'avait toujours su: lorsqu'il franchirait le seuil de lachambre — conque d'amour transcendental — il se sentirait saisi d'unegravité silencieuse». (A.F, p. 122)

Il s'agit dans ce dernier exemple d'une métaphore qui met en relief l'impressionque crée la vue de la chambre conjugale chez le jeune homme.

«SISTRE» (A.F, p. 125), la page en italique concluant la seconde partie, porte àson extrême dimension la fonction commentative de l'écriture. Elle décrit le cride la défloration, commente ses mouvements, poursuit sa destination: ce texteapparaît comme une sorte de «métatexte» qui se greffe sur le texte précédent, àsavoir le dernier chapitre de cette deuxième partie, chapitre consacré à la nuitde noces.

Jusqu'à la fin du roman, des discours commentatifs continuent àpersécuter l'écriture autobiographique, même dans la troisième partieconsacrée, comme la première, au récit d'enfance. Soulignant son «APHASIE

AMOUREUSE» (A.F, p. 142), la narratrice regrette de ne pouvoir pousser le cride joie maternel: «Ce cri ancestral de déchirement — que la glotte fait vibrer de

spasmes allègres — ne sortait du fond de ma gorge que peu harmonieusement».(A.F, p.

144)

Page 172: Regaieg

154

Lors des réunions des femmes d'autrefois, la vieille «précède sa bru, qu'elle appelle

«sa mariée», même dix ans après la noce (comme si son fils s'était contenté de convoler

par procuration)». (A.F, p. 174) Une matrone demande à la mère pourquoi sa fillen'est pas encore voilée. La réponse de la mère semble étrange et mystérieusepour la narratrice qui, interloquée, s'empresse de la commenter:

««Elle lit», c'est-à-dire, en langue arabe, «elle étudie». Maintenant jeme dis que ce verbe «lire» ne fut pas par hasard l'ordre lancé par l'archangeGabriel, dans la grotte, pour la révélation coranique… «Elle lit», autant direque l'écriture à lire, y compris celle des mécréants, est toujours source derévélation: de la mobilité du corps dans mon cas, et donc de ma futureliberté». (A.F, p. 203)

Le passage ici de l'énoncé commenté à l'énonciation est manifeste. Lanarratrice-adulte imprime sa subjectivité d'une manière encore plus saillante,plus pressante et plus étouffante pour l'écriture autobiographique.

Dans ce chapitre, certains discours commentatifs se colorent d'une pointeémotive et même parfois lyrique. La narratrice laisse fuser sa colère, sarépugnation pour la situation qu'elle avait à supporter. Des phrasesinterrogatives, des points de suspension font alors leur apparition dans le récitet crèvent l'écran autobiographique pour nous ramener à l'unique instant del'écriture:

«Sourire des yeux plats de la pucelle. Comment transformer ce sangen éclat d'espoir, sans qu'il se mette à souiller les deux corps? […]

Le cri, douleur pure, s'est chargé de surprise en son tréfonds. […] Ilemmagasine en son nadir les nappes d'un «non» intérieur.

Ai-je réussi un jour, dans une houle, à atteindre cette crête? Ai-jeretrouvé la vibration de ce refus? Dans cette orée, le corps se cabre, il couleson ardeur dans le cours du fleuve qui passe. Qu'importe si l'âme fuse alors,irrépressiblement?» (A.F, p. 123)

Comme les discours explicatifs, les discours commentatifs dans O.Sapparaissent dès le premier chapitre consacré à Isma, chapitre où elle évoqueses souvenirs de femme récemment mariée: «un chauffeur de taxi, à Paris –

pourquoi pas à Paris! – sifflote de me trouver belle».(O.S, p. 19) La phrasesoulignée relève d'une fausse interrogation: la narratrice y semble taquiner lelecteur, sa joie est si grande qu'elle la laisse éclater dans son écriture.

Page 173: Regaieg

155

Dans le patio, les femmes ne se lassent pas de converser au sujet de lacomplexité des rapports familiaux créés par les nombreux mariagesconsanguins:

«Ce désordre des alliances entretenait les conversations des après-midi. D'autres paradoxes de la consanguinité étaient éclairés par les proposféminins. Comme si les diseuses ne pouvaient oublier l'exiguïté de leurquotidien. Comme si la maison devenait la ville entière».(O.S, p. 86)

Lasses de leur claustration, murée chacune dans sa chambre, elles se livrent àdes plaintes quotidiennes qui leur permettent de se consoler de cette vie amère.Fascinée par ces cris de désespoir, la narratrice essaye de les commenter pouren comprendre le sens et la visée:

«Ce chœur de soumissions prêtes à la révolte, ces strophes de motsheurtés, lancés frontalement contre le sort, en somme la parole drapée dumalheur restait reléguée, aussi voilée que le corps de chacune au-dehors.C'est pourquoi chaque parente sortant de sa chambre voulait profiter,pendant la rencontre du patio, de la clarté déversée du ciel comme d'unerémission ultime». (O.S, pp. 87-88)

Lacérée par une injustice accablante, la narratrice-enfant rêve des oursins queles cousins, provoquants, consomment sur le bord de la mer interdit auxfillettes. L'un des enfants en parle comme d'un délice inaccessible pour elle:longtemps après, la femme qu'elle devient commente ces paroles du garçon:

«Les oursins dont ils ramènent les coquilles vides, pour nous narguer,sont une gourmandise décrétée tabou au peuple des femmes! Un enfant enévoque le goût; longtemps après, la fillette que je fus rêva aux motségrillards qu'utilisa ce gamin complice, comme si, le fruit m'étant interdit,ce n'était pas seulement la mer et ses nourritures dont je me trouvais écartée.Comme si ce garçon se mettait à rêver au sexe de sa mère et que parbravade il en dévoilait, pour moi et pour lui-même, la nostalgieincestueuse».

(O.S, p. 110)

Ironique, la narratrice commente avec amertume tout le brouhaha, le charivariqui emplissaient la maison maternelle à l'occasion de la circoncision d'un de sescousins: «[…] Il s'agissait d'une circoncision: tout ce tumulte et cet afflux pour un

prépuce à couper chez un garçonnet de sept à huit ans!…» (O.S, p. 113) L'exclamationest significative: la narratrice semble ne pas comprendre l'attitude, pour elleinsensée, de ces gens qui affluent dans sa maison d'enfance. Cependant, cecomportement paraît anodin comparé à celui des femmes de sa tribu maternelle

Page 174: Regaieg

156

la jugeant, elle qui n'était qu'une fillette de six ou sept ans, pour s'être perdueau milieu des hommes un soir d'été; égarement fort bénéfique pour ellepuisqu'elle a reçu la bénédiction d'un mendiant qui, contrairement à cesfemmes, ose affirmer devant tous que cette fillette détient la «baraka» desancêtres:

«Peu après, les femmes ébahies racontaient autour de moi l'incident;l'une, avec véhémence, me reprocha de m'être égarée parmi les hommes «àmon âge». J'avais six ans, peut-être sept.

Je découvrais que, dans ce monde rural, tout au moins chez ceux quicroyaient en être l'élite, l'interdit tombe sur toute fillette de cet âge. Dansnotre cité, repeuplée autrefois par les réfugiés andalous du XVIe siècle,certes on confinait au harem les filles pubères, mais à l'âge de onze, douzeans, quelquefois treize. Incommensurable progrès!…» (O.S, p. 117)

La dernière phrase, de modalité exclamative, est cruellement chargée d'ironie.Elle souligne le relatif progrès dans la décadence que connaît le peupled'Algérie. Ce mendiant apporte cependant une consolation à la narratrice: cethomme, à l'esprit jugé sûrement débile par les gens de la tribu, semble l'uniquepersonne lucide de ces amas d'hommes et de femmes aux mœurs si austères.Car, seul, il ose braver la tradition séculaire qui octroie aux hommes l'héritagede la bonne parole prêchée par l'ancêtre premier, lui seul affirme sans gêne quecette fillette, la jeune Isma, peut être détentrice de cet immense trésor béni:

«S'exerçait soudain la rupture, du moins aux yeux du vieillard entrevu.D'où la magie de ce baiser. Comme si cet homme, le premier, affirmait,devant témoins et non loin des transes licencieuses, que je pouvais devenirprêtresse. Pour la première fois, c'était aux femmes de maintenir l'héritagede parole et de bon augure… L'annonciateur sitôt apparu s'évanouissait.Pour cela même, personne ne discutait la légitimité de cet hommage; dansles chambres trop pleines, les femmes affectaient de s'offusquer du fait que,par inconscience de citadine, je me fusse trouvée dans une assembléemasculine, un soir où les hétaïres officiaient!» (O.S, p. 118)

Le mot «magie» confirme l'effet qu'a eu ce baiser de bénédiction sur lanarratrice-enfant, alors que le verbe «affecter» critique l'attitude des femmes quisont secrètement contentes de cet événement qu'elles essaient pourtantd'ignorer ou de minimiser contrariées qu'elles sont par la Tradition qui lesbâillonne.

La narratrice adulte, elle, continue à vivre dans le sillage de la fillette qu'elleétait et que ce baiser a fascinée ou sur laquelle il a exercé une magieinexpliquée. Son attitude est donc restée inchangée même si, un jour, elle en est

Page 175: Regaieg

157

arrivée à rebuter ce geste humiliant du mendiant des montagnes de sonenfance:

«Plus tard, adolescente, dans la hâte caricaturale du «modernisme»musulman ambiant, j'en vins à dénigrer la superstition paysanne. Parcequ'elle prétendait me faire assumer la bénédiction aléatoire d'ancêtresmomifiés, alors que mon corps exposé ne pouvait que dénoncer, par samobilité, la malédiction qui ployait chaque femme autour de moi…

Je me dis aujourd'hui, ô longtemps après avoir traversé le tunnel desmutités inévitables, que seules mes mains, frôlées par un mendiant inconnu,se trouvèrent préservées. Rattachées, par quel lien obscur, à la spirale dupassé». (O.S, p. 118)

Ce sont justement ces mains préservées qui écrivent aujourd'hui, qui dévidentla geste des ancêtres et leur combat pour la liberté. Ainsi concrétise-t-elle laprophétie du mendiant en maintenant effectivement l'héritage des anciens.Fidèle aux souvenirs des ancêtres, elle critique son ancienne attitude de jeuneécolière mue par un faux «modernisme» musulman qui refuse toute traditionpaïenne se dissimulant sur les flancs des montagnes de l'Algérie.

Et la plume de la narratrice de parcourir les pages frappant d'une critiqueacerbe tous les gestes des siens, toutes les lacunes de la Tradition sous le jougde laquelle vivent les femmes de son pays. Cette Tradition de commérage etd'espionnage incarnée d'ailleurs dans Lla Hadja, la veuve stérile, n'a-t-elle pasfrappé de sa lame aiguisée «l'exclue» de sa rue d'enfance?

«[…] Une jeune femme que je ne rencontrai que plus tard, mais quemystérieusement on surnommait «l'exclue». Appellation qui semblait voilerle voile même de l'inconnue». (O.S, p. 120)

La compassion de la narratrice pour cette femme est si grande qu'elle en faitune description minutieuse qui trahit la fascination qu'exerce sur elle cettefemme chassée de sa ville natale par le regard soupçonneux de Lla Hadja et lesbouches médisantes des parentes de sa belle-sœur, lasses soudain de saprésence dans la maison paternelle, elle qui «immobilise tant de pièces en bas»(O.S, p. 125) dans la maison de son honorable frère:

«[…] Ces détails, je les notais avec hâte, j'y voyais apparaître la bontévéritable, la noblesse secrète de l'être: dans un retrait de la pudeur, en deçàd'un éclat trop visible de la carnation. Oui, je contemplais ce jour-là«l'exclue» de ma ville, quinze ans au moins après mon départ».

(O.S, p. 121)

Page 176: Regaieg

158

«Comme si cette femme que je retrouvais sous ce porche carcéral, uneaura de douceur illuminant ses traits, dans une sorte de vieillesse enfantine,l'usure du temps sur ses traits à peine perceptible, comme si cette inconnuesi connue, en m'apparaissant enfin, réanimait la seule histoire d'amour quiavait bercé mon enfance! «Voici enfin l'héroïne», commençait en moi unevoix attristée. Héroïne d'avant toute intrigue, le dénouement ayant précédéla naissance même de l'histoire, de toute histoire! Voici donc l'expulséepour intention d'amour!» (O.S, p. 122)

Le mot «héroïne» témoigne de la joie de la narratrice à la vue de cette femmerendue presque sainte par le regard admirateur de son ancienne voisine de rue.La solidarité de la narratrice avec cette femme est si grande qu'elle cherchemême à la disculper en narrant les événements qui ont conduit à son expulsionde la maison de son frère, non! de sa maison à elle, de la parcelle qu'elle ahéritée de son père.

«Imaginez Satan. Eve. Une épouse, tournant dans l'obscurité d'unemaison de malade. Observant chaque matin le retour de celui dont le corpshumide ramène les odeurs, les chaleurs de la liberté. Son pas régulier quipasse fait refluer les jours d'hier, les bourrasques de rires dans lesvestibules, ou sur le banc du jardinet d'église. Chaque jour. Un matin, elles'oublie — dort-elle, rêve-t-elle —; elle cède, elle hèle tout bas».

(O.S, p. 125)

Il s'agit ici à la fois d'un discours communicatif et commentatif. La narratriceessaie-t-elle d'associer le lecteur à son point de vue sur cette femme, essaie-t-ellede réveiller sa compassion pour cette malheureuse injustement condamnée?C'est sûrement le dessein qu'elle s'est fixée en interpellant le lecteur et en faisantappel à son sens de la justice. L'opposition ici entre la claustration et la liberté,entre la frustration et les jeux d'enfance ne peut d'ailleurs que le convaincre del'innocence de cette femme victime de tout un système social reléguant lesfemmes et leur reprochant ensuite un moment, une seconde de rêve oud'aspiration à une liberté inaccessible.

Les victimes de ce système social sont en fait innombrables et le malheur qui lesfrappe est variable. Une des voisines d'enfance de la narratrice s'est, elle, mariéesous «le rameau de Sidi Maamar» (O.S, p. 132), un saint si austère qu'il interdit,lors de la noce, tout signe de festivité:

«Je me sentais honteuse de ma robe blanche, incongrue; fallait-iltendre l'oreille pour discerner, comprendre si la peine de l'épousée étaitdurable, si… Conciliabules de deux sœurs courbées, abritées maintenant parle même voile. A ce moment précis, ou plus tard quand la confession fut

Page 177: Regaieg

159

résumée par bribes aux autres citadines, j'entrevis le pas de mutilationécrasant les pousses du jardin des rêves». (O.S, pp. 134-135)

«Je retins de cette fête ces détails épars — l'accouplement sur unenatte, un marié sans tendresse et les pleurs de l'épousée au visage bouffi —,mais aussi l'amertume du préambule, une dévastation que certaines jugèrentpuérile. Comme si, dans notre ville comme partout ailleurs, avec labénédiction d'un saint d'autrefois ou sous les you-you nasillards descitadines passives, nul espoir ne devait s'ouvrir après la noce».

(O.S, pp. 135-136)

«Le pas de mutilation écrasant les pousses du jardin des rêves» piétine ainsi toutefemme osant se dresser libre, osant rêver un instant de bonheur possible, alorsque «nul espoir ne [ doit ] s'ouvrir après la noce». Ce que la narratrice dénonce icice ne sont pas tant les habitudes de cette tribu de l'époux que la tradition dumariage en général. Ainsi ose-t-elle s'attaquer à l'institution la plus importantedans la société algérienne, elle tente d'en déstabiliser la structure, d'en démolirle fond pour assurer à toute femme la liberté à laquelle elle aspire.

Ces femmes, une fois mariées, se croient reines, mais elles ne possèdent rienmême pas la moindre parcelle de la maison où elles vivent, car cette maison (entout cas la maison de l'enfance de la narratrice) n'appartient véritablement qu'àune seule, l'aïeule et donc la plus vieille, la matrone de toutes ces femmes quipeuplent le harem:

«Patio, antre de l'attente. Je le quittai vers l'âge de dix ans. Fût-cevraiment là «ma» maison, la «nôtre»? Celle de l'aïeule certainement. Desautres femmes. A la fois souveraines des cours et dépouillées. Elles secroyaient reines du harem, alors qu'elles n'en étaient souvent que lesfigurantes». (O.S, p. 140)

Se découvrant une ferveur féministe, la narratrice, opposée toujours à touteéthique sociale, va jusqu'à confirmer le malheur de toute femme n'ayant pas eude fille:

«[…] Ma tante […] en m'élevant […], s'était consolée de n'avoirenfanté que des fils — ô orgueil de la mère de mâles multiples, mais quelaride avenir est promis à celle qui n'aura pas élevé de filles!…»

(O.S, p. 140)

Les discours commentatifs, critiques, augmentent ainsi d'intensité et deviolence à mesure qu'on approche de la fin de cette seconde partie consacrée àIsma. L'un de ces commentaires conclut ainsi le chapitre «L'ADOLESCENTE EN

COLÈRE» (O.S, p. 140): il souligne les raisons de la réticence de la narratrice-

Page 178: Regaieg

160

enfant devant la colère de cette jeune fille à l'égard de sa mère, colère agressive,nue, même indécente:

«Un oubli vorace a englouti en moi le reste de la scène. Comme si, dèsle début immobilisée, j'avais reculé devant… Comme si le cœur memanquait pour définir mon malaise.

Aujourd'hui seulement je peux déceler la nature de ma réticence:comme une palpitation en moi, une froissure. Ne me choqua ni l'indécencede Houria, ni même l'évocation du couple avec enfants allongés côte à côtedans ce calfeutrement des corps. J'ai renâclé en fait devant la haine nueenvers la mère trop soumise; devant cette incandescence». (O.S, p. 144)

Comme si une mère, aussi soumise soit-elle, ne devrait jamais être humiliée dela sorte. Et la narratrice de se ranger presque toujours du côté des mères, desfemmes que le sort a clouées au sol et sur le dos desquelles pèse une Traditionséculaire: celle de la peur des maîtres qu'ils soient époux, fils, ou plusfatalement encore pères, car, à ses yeux, le père ne peut être que le fossoyeur desa propre fille. Ce verdict, si sévère à l'égard des pères, couronne tout lesentiment d'exaspération qui motive la narratrice Isma et qui parcourt les pagesdu roman. Ce verdict est énoncé après l'humiliation qu'a connue la fillette à lasuite de la scène de la balançoire: son père l'ayant accusée alors — elle quin'était qu'une fillette de sept ans — d'avoir montré ses jambes: «Je découvrais

difficilement cette vérité: un père qui ne se présente au mieux qu'en organisateur de

précoces funérailles». (O.S, p. 148)

Ainsi la narratrice Isma, plus encore que la narratrice de A.F, sedécouvre une véhémence insoupçonnée. Des discours commentatifs, gorgés decritiques, de dénonciations, parcourent les deux romans stoppant ainsi l'élanautobiographique qui a inauguré A.F. Cette véhémence acerbe se transformeraen véritable révolte, en une bourrasque de cris et de clameurs d'indignation quepousse l'une ou l'autre des narratrices pour vider sa colère intérieure et selibérer de tout sentiment d'injustice pesant sur son âme. Ces discourscommentatifs, à l'évidence si idéologiques, se doublent ainsi de discoursémotifs où prime la dimension intérieure et où le lecteur entend des clameurssorties tout droit des entrailles de chacune des narratrices.

Page 179: Regaieg

161

II. C - DISCOURS EMOTIFS:

Dans A.F, le discours émotif se charge de toute sa signification dans lechapitre consacré à la nuit de noces. Il s'en manifeste cependant déjà quelquesbribes dès le début du roman. Des bribes qui mettent déjà en cause la réussitedu projet autobiographique. Ainsi, dès le second chapitre autobiographique(«TROIS JEUNES FILLES CLOÎTREES» (A.F, p. 18)), la narratrice se pose desquestions sur le drame qu'a pu vivre l'aïeule des jeunes filles cloîtrées:

«Je n'entre jamais dans la pièce du fond: une aïeule, brisée de sénilité,y croupit dans une pénombre constante. […] De quel drame enfoui et quirenaît, réinventé par le délire de l'aïeule retombée en enfance, frôlons-nousla frontière?» (A.F, p. 18)

Le récit de l'adolescence et de la vie d'adulte de la narratrice s'accompagnecependant plus souvent de discours émotifs qui se multiplient à mesure quenous nous approchons de la nuit de noces. Dès le premier chapitreautobiographique de la deuxième partie, des phrases à modalité exclamative,interrogative et suspensive jalonnent le récit le transformant pratiquement endiscours:

«Propos perlés, mots doux que la main inscrit, que la voixchuchoterait contre la grille en fer forgé. Quelle nostalgie avouer à l'amidont seul l'éloignement permet cet apparent abandon?…» (A.F, p. 71)

Dans la majorité des cas, le discours émotif se rapporte à l'impossibilité pour lanarratrice de dire l'amour et donc de se dire. Un désespoir sans fin s'empared'elle après qu'elle a découvert son incapacité de déchiffrer un poème arabe:

«A peine si l'éclat du chef-d'œuvre me fit fermer une seconde lespaupières: tristesse abstraite!

Dès lors, quels mots de l'intimité rencontrer dans cette antichambre dema jeunesse? Je n'écrivais pas pour me dénuder, même pas pour approcherdu frisson, à plus forte raison pour le révéler; plutôt pour lui tourner le dos,dans un déni du corps dont me frappent à présent l'orgueil et la sublimationnaïve.

La fièvre qui me presse s'entrave dans ce désert de l'expression. Mavoix qui se cherche quête l'oralité d'une tendresse qui tarde. Et je tâtonne,mains ouvertes, yeux fermés pour scruter quel dévoilement possible…Enfoui dans l'antre, mon secret nidifie; son chant d'aveugle recherche lechas par où il s'envolerait en clameur». (A.F, p. 72)

Page 180: Regaieg

162

L'expression «désert de l'expression», la «tendresse qui tarde», le «chant d'aveugle» àla quête d'une issue par où il peut fuser: tout dans ce dernier paragraphe porteà son extrême dimension l'aliénation dont est victime la narratrice qui se trouvecoupée des mots de sa mère. Le chapitre se clôt sur une longue page où semanifeste plus clairement l'incapacité de la narratrice à avouer son amour pour«l'aimé» et par là son impuissance à s'écrire. Ce sentiment d'impuissances'accompagne d'un lyrisme si poussé qu'il se colore d'une pointe de pathétique.Le second chapitre autobiographique de cette deuxième partie, quoique concis,contient, lui aussi, de multiples discours émotifs mêlés à des commentaires dela narratrice concernant le mot d'amour que lui a soufflé son frère:

«Comment traduire ce «hannouni», par un «tendre», un «tendrelou»?Ni «mon chéri», ni «mon cœur». Pour dire «mon cœur», nous, les femmes,nous préférons «mon petit foie», ou pupille de mon œil»… Ce «tendrelou»semble un cœur de laitue caché et frais, vocable enrobé d'enfance, quifleurit entre nous et que, pour ainsi dire, nous avalons… […]

Dire que mille nuits peuvent se succéder dans la crête du plaisir et deses eaux nocturnes, mille fois chaque fois, et qu'aux neiges de la révulsion,le mot d'enfance-fantôme surgit […], je vais pour l'épeler, une seule fois, lesoupirer et m'en délivrer, or, je le suspends.

Car l'autre, quel autre, quel visage recommencé de l'hésitation ou de lademande, recevra ce mot de l'amour inentamé?» (A.F, p. 95)

L'«aphasie amoureuse» de la narratrice semble portée ici à son comble. Le motd'amour qui lui a été adressé par le frère ne peut pas avoir de destinataire car,de toute manière, la narratrice n'osera le prononcer devant personne.

Comme nous l'avons déjà souligné, le discours émotif, mêlé à despropos commentatifs, se multiplie et se charge de plus de violence et de colèreà mesure que nous avançons dans la lecture du roman. Colère contre lacondition de mariée de la narratrice, colère contre le sort qui l'a assujettie àl'homme. La violence de ce discours, sa véhémence augmentent à mesure qu'onapproche de la fin. Dans la troisième partie, l'écriture «fait ressac»; s'opère alorsun retour au récit d'enfance de la narratrice, époque très lointaine du présentde l'énonciation. Cependant, des discours émotifs continuent de peser sur lanarration et d'éroder la magie de l'écriture autobiographique. Ainsi, le regardde l'étranger n'exerce aucune séduction sur les femmes algériennes voilées:

«La pudeur habituelle n'est plus nécessaire. Le passant, puisqu'il estFrançais, Européen, chrétien, s'il regarde, a-t-il vraiment un regard? Face àelles, […] face à elles toutes, mes tantes, mes cousines, mes semblables,

Page 181: Regaieg

163

l'étranger, en s'arrêtant, en les dévisageant, les voit-il lorsqu'il croit lessurprendre? Non, il s'imagine les voir… […]

Car il ne sait pas. Son regard, de l'autre côté de la haie, au-delà del'interdit, ne peut toucher. Aucune stratégie de séduction ne risque des'exercer; dès lors, pour ces promeneuses d'un entracte furtif, pourquoi secacher?» (A.F, pp. 142-143)

Dans le troisième chapitre autobiographique, «LA MISE A SAC» (A.F, p. 174),le discours émotif, si violent, si vif va jusqu'à se transformer en une sorte dediscours idéologique ou abstrait qui dévoile l'indignation de la narratrice:

«Comment une femme pourrait parler haut, même en langue arabe,autrement que dans l'attente du grand âge? Comment dire «je», puisque ceserait dédaigner les formules-couvertures qui maintiennent le trajetindividuel dans la résignation collective?… Comment entreprendre deregarder son enfance, même si elle se déroule différente? La différence, àforce de la taire, disparaît. Ne parler que de la conformité, pourrait metancer ma grand-mère: le malheur intervient, inventif, avec une variabilitédangereuse. Ne dire de lui que sa banalité, par prudence plutôt que parpudeur, et pour le conjurer… Quant au bonheur, trop court toujours, maisdense et pulpeux, concentrer ses forces à en jouir, yeux fermés, voix endedans…» (A.F, p. 177)

A travers la parodie du discours officiel adopté par les vieilles femmes, unepointe d'ironie perce et accentue la critique adressée au conformisme de cesmères-gardiennes de la Tradition. Aussi ce discours ironique se charge-t-ild'une fonction idéologique destinée à conjurer le sort des femmes, destinqu'elles ont choisie autant qu'il leur a été imposé. A l'opposé de ces femmes«collaboratrices» se situent «les voyeuses», celles qui crient, qui libèrent leurvoix, qui déchirent l'écran du silence institué par les autres. Elles, que lanarratrice affectionne en particulier et en qui elle voit le salut des femmes:

«Ces non-invitées sont donc introduites au sein de la fête enespionnes! […] Les voici, les ensevelies au cœur de la parade, celles donton tolère la présence muette, celles qui jouissent du triste privilège de restervoilées au cœur même du harem! Je comprends enfin et leur condamnation,et leur chance: ces femmes qui «crient» dans la vie quotidienne, celles queles matrones écartent et méprisent, personnifient sans doute la nécessitéd'un regard, d'un public!» (A.F, p. 230)

Dans «LA TUNIQUE DE NESSUS» (A.F, p. 239), dernier chapitreautobiographique de la troisième partie, le retour est fait sur le destin de lanarratrice et le sort d'exilée de la langue maternelle qu'elle a à subir. Le

Page 182: Regaieg

164

discours émotif se fait alors très pesant, très violent, contre le pèrecollaborateur:

«Ainsi, le père, instituteur, lui que l'enseignement du français a sortide la gêne familiale, m'aurait «donnée» avant l'âge nubile — certains pèresn'abandonnaient-ils pas leur fille à un prétendant inconnu ou, comme dansce cas, au camp ennemi?» (A.F, p. 239 ),

contre le français, langue du colonisateur:

«Le français m'est langue marâtre. Quelle est ma langue mèredisparue, qui m'a abandonnée sur le trottoir et s'est enfuie?… Langue-mèreidéalisée ou mal-aimée, livrée aux hérauts de foire ou aux seuls geôliers!…Sous le poids des tabous que je porte en moi comme héritage, je meretrouve désertée des chants de l'amour arabe. Est-ce que d'avoir étéexpulsée de ce discours amoureux qui me fait trouver aride le français quej'emploie?» (A.F, p. 240)

Après la dimension idéologique, le discours émotif de la narratrice secharge d'une autre introspective, lyrique. Cette écriture introspective serenforce dans «SOLILOQUE» (A.F, p. 244), la page en italique correspondant àun discours intérieur de la narratrice. Ce discours se solde par un long crid'amertume, amertume d'une femme constatant son impuissance à s'écrire, sonincapacité à se raconter:

«Ma fiction est cette autobiographie qui s'esquisse, alourdie parl'héritage qui m'encombre. Vais-je succomber?… Mais la légende tribalezigzague dans les béances et c'est dans le silence des mots d'amour, jamaisproférés, de la langue maternelle non écrite, transportée comme unbavardage d'une mime inconnue et hagarde, c'est dans cette nuit-là quel'imagination, mendiante des rues, s'accroupit…

Le murmure des compagnes cloîtrées redevient mon feuillage.Comment trouver la force de m'arracher le voile, sinon parce qu'il me fauten couvrir la plaie inguérissable, suant les mots tout à côté?»

(A.F, pp. 244-245)

Le mot «plaie», le verbe «suer» renvoient au sang d'une blessure intérieure quidéchire la narratrice et la sépare des siens, de celles justement dont elle a pris ladéfense dans ses romans croyant ainsi se racheter de la trahison dont son pèrel'a rendue coupable. Ce cri de désespoir fait étrangement écho à une autreclameur poussée par la narratrice pour conclure la première partie du roman.«BIFFURE» (A.F, p. 58) est une autre page en italique relatant l'impossibilitépour la narratrice de lire la langue-mère et donc de se dire:

Page 183: Regaieg

165

«Et l'inscription du texte étranger se renverse dans le miroir de lasouffrance, me proposant son double évanescent en lettres arabes, de droiteà gauche redévidées; elles se délavent ensuite en dessins d'un Hoggarpréhistorique…

Pour lire cet écrit, il me faut renverser mon corps, plonger ma facedans l'ombre, scruter la voûte de rocailles ou de craie, laisser leschuchotements immémoriaux remonter, géologie sanguinolente. Quelmagma de sons pourrit là, quelle odeur de putréfaction s'en échappe? Jetâtonne, mon odorat troublé, mes oreilles ouvertes en huîtres, dans la cruede la douleur ancienne […].

Hors du puits des siècles d'hier, comment affronter les sons dupassé?… Quel amour se cherche, quel avenir s'esquisse malgré l'appel desmorts, et mon corps tintinnabule du long éboulement des générations-aïeules». (A.F, p. 58)

La lecture de l'histoire des siens s'avère être pour la narratrice aussipréjudiciable, aussi blessante que l'acte d'amour. Lire l'histoire c'est ouvrir lesplaies encore béantes de son peuple, lire l'histoire c'est ouvrir les yeux sur uneréalité amère: ce peuple, elle ne peut prétendre compatir à sa souffrance passéeet présente car elle l'a trahi en se livrant à l'apprentissage de la langue ennemie.Ainsi, le roman tourne autour de cette image de femme-traîtresse malgré elle.Et le déchirement de la narratrice semble porté à son comble quand elleconstate l'impossibilité pour elle de s'écrire dans cette langue étrangère.

L'écriture autobiographique a donc cédé la place dans A.F à uneécriture psychologique, une écriture de l'aliénation et de la blessure impossibleà guérir. L'autobiographie, le tracé de vie, projet premier de l'écriture, setransforme alors en une exploration des tréfonds les plus cachés de l'âme de lanarratrice qui, avec délices et douleur, se livre à un examen de conscience desplus éprouvants.

Comme les discours commentatifs, les discours émotifs sont beaucoupplus nombreux dans O.S que dans A.F. Ils sont surtout plus violents etcorrespondent à une introspection intérieure de la narratrice Isma. Dès lepremier chapitre, un cri de désespoir conclut la synthèse que cette dernière faitde sa vie de femme et inaugure ainsi amèrement le roman:

«Un clin d'œil, une vie. Eblouie, je la déploie, mais déjà je la détruis,j'en obscurcis les aubes, je filtre les après-midi d'indolence, j'éteins ce soleil,pâle ou resplendissant, qu'importe! Je choisis de ne réveiller que les nuits:depuis la crête des vingt ans au vallon des trente, au défilé des quarante, le

Page 184: Regaieg

166

corridor, comment savoir sur quel ciel il débouche? Je ne possède plus nivoile ni visage; «Isma», j'éparpille mon nom, tous les noms dans unepoussière d'étoiles qui s'éteignent». (O.S, p. 20)

L'exclamation, l'interrogation confirment qu'il s'agit ici, et dès l'ouverture duroman, d'une écriture de l'introspection. Les verbes «détruire», «obscurcir»,«éteindre» (répété à deux reprises), «éparpiller» introduisent un certainmorcellement dans cette vie que la narratrice entreprend de nous raconter. Lepessimisme de cette dernière pointe derrière chaque mot de ce paragraphe:nous sommes confrontés à un personnage défaillant, chancelant, faible et celaprésage la structure morcelée, émiettée du roman partagé entre des discoursqu'Isma adresse à elle-même ou à nous lecteurs pour raconter des bribes de sessouvenirs et d'autres où elle interpelle sa fausse rivale Hajila la guidant sur lechemin de la liberté.

Cependant, ce personnage si faible, si malheureux s'est déjà trouvé heureux etépanoui: ne nous raconte-t-il pas, avec emportement, ses déambulations au-dehors et ses nuits d'amour?

«Je désire soudain sortir, malgré le froid. Il me faut errer, libérer dansl'espace cette excitation gratuite. Mon corps se meut léger, ma robe estneuve, le rouge me sied, ce matin de printemps acide me mord les joues! Lesouvenir de la nuit précédente m'aiguillonne; il m'auréole d'une poussièred'or invisible. Se trouve-t-il des couleurs indélébiles au cœur de l'émoi?»

(O.S, p. 44)

Le malheur du couple commence cependant le jour où la mère de l'homme s'estmise à habiter le sommeil désormais agité de son fils. Hautaine, elle se dresseau seuil de ses rêves et les transforme en cauchemars, elle pèse même sur lesnuits de la mariée, l'aimée de son fils:

«Depuis quand la mère dresse-t-elle sa forte silhouette sur l'horizon denos songes? […]

Plus tard, en une autre ville, en un nouveau pays, nous retrouvons peuà peu le rythme de nos nuits, la respiration de nos jours, quand soudain lefantôme maternel revient, nous rappelle l'exil. Est-ce moi seule qu'ilobsède? Je scrute sa silhouette qui m'apparaît noyée sous des tuniquesmauves, sa face à la pâleur de cire, qui s'effrite dans un brouillard. Quellesmortifications traîne-t-elle donc?» (O.S, p. 59)

Cette hantise de la mère déchire donc le couple et lui noue la langue:

Page 185: Regaieg

167

«La mère de l'homme, ennemie ou rivale, surgit dans les strates de noscaresses. Survient un cauchemar d'avant l'aube: quelle hantise a saisil'homme, quelle trahison le déchire? […]

Il ne se réveille pas; il brame d'une bouche béante, privée de sons.Quel songe le bâillonne?» (O.S, p. 61)

Ce chapitre intitulé «L'AUTRE» (O.S, p. 57) finit sur un commentaire qui seconvertit en discours émotif: la narratrice, ayant réussi à se substituer à la mère,à dompter le sommeil de l'homme, y déguste sa victoire sur la matrone:

«Mêler larmes et sourires dans l'embrasement de mille nuits et deleurs couloirs! Dans l'antre maternel, nous nous réinstallons, moi, l'épouseaux antennes inaltérées, lui, le fils que je tire loin, plus loin… J'ai recréé sanaissance ou je l'ai engloutie, je ne sais. Mais je t'en ai dépouillée, ô mèredevant laquelle je m'incline, à laquelle je me lie, mais que j'écarte enfin demon amour». (O.S, p. 62)

Il s'agit ici de paroles adressées à la mère de l'homme comme pour s'excuserd'avoir distrait son fils de son souvenir. Cependant, la victoire d'Isma n'est paseffective, car, après ces nuits de songes agités, le mal frappe, irréparable commeune maladie incurable. Dans le chapitre «LES MOTS» (O.S, p. 74), pris d'unmutisme inexplicable, le couple semble atteint d'un début de paralysie:

«Mots de moire, vous flottez comme lampions dans ciel de foire,oranges scintillant dans un feuillage enneigé. […] Nos jambes se dénouent,nos bras se réencerclent, réussirais-je à mon tour à le faire pénétrer au seinde mon imagerie nocturne?» (O.S, p. 77)

A partir du chapitre «PATIOS» (O.S, p. 85), le discours émotif se met àdévier de son objet premier à savoir la vie de couple de la narratrice Isma.Celle-ci se consacre désormais à épeler la vie des femmes qui ont animé etéclairé son enfance:

«Arrivée à ce point du récit, une violence me saisit de mélanger mavie à celle d'une autre. Tout corps masculin sert-il à signaler le carrefourvers le- quel, aveuglées, nous patinons, bras tendus l'une vers l'autre?»

(O.S, p. 85)

Ainsi, Isma commence-t-elle à se démarquer de l'image de l'homme. Nousassistons ici à une première apparition de Nous qui inaugure de nouveauxdiscours de la narratrice se mettant en complicité avec les femmes au malheurdesquelles elle tente par tous les moyens de s'associer, ces femmes qu'elleemploie désormais toutes ses forces à comprendre:

Page 186: Regaieg

168

«Deux décennies plus tard, l'amertume de ces femmes m'atteint enfin.Est-ce dans cette clairière que, retrouvant gestes et paix séculaires, elles sequêtent désespérément? […]

Ces femmes essayaient-elles d'adoucir leur destin aride grâce au mieldes gâteaux de semoule, au rituel des serviettes brodées à la main que l'onse passe, au parfum du café sur la qualité duquel les discussions se dévelop-pent à l'infini? Diseuses au torse incliné, au visage fardé, une mèche decheveux émergeant de dessous leur coiffe rayée…» (O.S, p. 88)

Ce chapitre commence par des discours explicatifs qui accompagnent le récitautobiographique, il finit cependant sur des discours à la fois commentatifs etémotifs:

«Je m'abrite derrière le mutisme de tant d'anonymes ensevelies. Est-cepour pallier l'échec de mon ancien défi? Un couple; l'illusion me fascinaitde par sa nouveauté… Poussée vers tant d'horizons! La présence de l'aimése révélait point d'appui. Il devenait mon double, moi qui avait échappé parhasard à la claustration…» (O.S, p. 88)

La première partie du roman se termine à la page 100 avec «Derra»: une pageen italique constituant un discours intérieur de la narratrice où se mêlent desdiscours commentatifs, idéologiques, émotifs et même introspectifs. Vu lalongueur de ce discours, nous n'en citerons ici que le premier paragraphe:

«Derra: en langue arabe, la nouvelle épousée, rivale d'une premièrefemme d'un même homme, se désigne de ce mot, qui signifie «blessure»:celle qui fait mal, qui ouvre les chairs, ou celle qui a mal, c'est pareil!»

(O.S, p. 100)

La deuxième partie du roman commence avec le chapitre «LA

PLAINTE» (O.S, p. 109) qui met en scène le rêve d'une fillette dissipé surl'horizon de la mer inaccessible:

«Ah, imaginer les bains de mer: cheveux luisants des cousins qui enreviennent harassés, le regard aiguisé, et dont les maillots tendus ensuite surles fils de la terrasse, sèchent tout le restant du jour! Traces d'un paradisproche, qui pourrait nous y introduire?» (O.S, p. 110)

Une interjection, une exclamation, une interrogation: qu'y a-t-il de plusreprésentatif d'un discours introspectif où apparaissent mêlés les sentiments dedésespoir et d'aspiration au souffle de la liberté. Ce cri de désespoir de cettefillette, cri aigu, ira s'amplifiant jusqu'à se transformer en un cri de femmeadulte révoltée, cri chargé d'indignation. Indignation contre la condamnation

Page 187: Regaieg

169

de «l'exclue» de sa rue d'enfance au malheur de laquelle elle compatit et qu'elleessaie, par tous les moyens, de disculper:

«Alors l'inattendu arrive, ou risque d'arriver. Quel jour la sœursacrifiée, l'épouse amoindrie commence à épier par les persiennes rabattues?Remarque le retour du jeune voisin qui revient de la plage, lui qu'elle a dûreconnaître? Ne sont-ils pas presque du même âge? Leurs familles étaient siproches! Quand a-t-elle revécu les jeux d'enfance soudain ressuscités, ceuxqu'elle a partagés, ceux qu'il a partagés, c'est pareil…» (O.S, pp. 123-124)

Les deux phrases soulignées correspondent-elles à un discours de la narratriceou à un discours indirect libre de l'exclue? Difficile de trancher surtout que leprésent maintient ici une ambiguïté difficile à lever. Voix de la narratrice, voixde l'exclue? Qu'importe puisqu'Isma a choisi de se faire le porte-parole de cettefemme frappée par l'injustice des siens, puisqu'elle s'est assignée le devoir derétablir la réalité à propos des faits qui ont conduit au bannissement de cettefemme de sa maison! Ainsi la narratrice compatit à sa souffrance, imagine sesrêves pour pouvoir affirmer son innocence.

Cette dimension féministe dont se charge désormais le discours de lanarratrice, prend toute son ampleur dans le chapitre «LIEU-REPOSOIR» (O.S, p.137) où cette dernière pousse un cri de lassitude au nom de toutes les femmes,au nom du Nous qui se transforme ici presque en un nouveau personnage,plus, en une nouvelle narratrice:

«Le premier fils, le second fils, le troisième s'éloignent des seinsgonflés de lait; mais ils rôdent aux alentours, mendiant l'insidieuse tiédeurmaternelle. Ils errent non loin, mâles précoces, époux ou amants d'une autrefemme. Ils attendent que le corps de la mère soit mis à bas pour trouver lapaix, mais pourquoi? Ô Envoyé d'Allah, toi qui justement as si peu connu tamère, pourrais-tu habiter le cœur de ce secret-là, de ce cactus amer?»

(O.S, pp. 137-138)

La narratrice implore ici le Prophète comme le ferait n'importe quelle dévote,n'importe quelle mère. Pourquoi ne le ferait-elle pas puisqu'elle veut fondredans cette nouvelle narratrice, dans cette masse des femmes?

Ce dernier exemple porte à son extrême dimension l'indignation de lanarratrice quant à l'exploitation des femmes par leurs maîtres les hommes,qu'ils soient des fils, des époux ou des pères. Ainsi, dans A.F comme dans O.S,de multiples discours émotifs chargent l'écriture d'une dimension autant

Page 188: Regaieg

170

idéologique qu'introspective qui paralysent le récit autobiographique etstoppent son élan jusqu'à pratiquement l'immobiliser.

C'est donc à l'énonciation elle-même, qu'elle se rapporte à des discoursautobiographiques nombreux par rapport au récit, qu'elle porte sur desdiscours explicatifs, commentatifs ou émotifs poussant comme deschampignons maléfiques dans le lac du récit; c'est donc à ce plan del'énonciation que revient la responsabilité d'avoir miné le récitautobiographique et d'en avoir annulé l'effet. Cependant, le récitautobiographique contient en lui-même les germes de sa destruction. En quoiconsistent donc ces germes qui ont déstabilisé le récit autobiographique et l'ontcondamné à la reddition?

CHAPITRE II: LE JEU DES TEMPS:

Page 189: Regaieg

171

«Le présent est proprement la source dutemps. Il est cette présence au monde que l'acted'énonciation rend seul possible, car, qu'onveuille bien y réfléchir, l'homme ne disposed'aucun autre moyen de vivre le «maintenant» etde le faire actuel que de le réaliser par l'insertiondu discours dans le monde».

Emile BENVENISTE,(Problèmes de linguistique générale II,

Editions Gallimard, 1974, p. 83.)

Nous passerons dans ce chapitre à l'étude du récit proprement dit. Apart l'intrusion du discours dans le récit autobiographique, il s'agit de décelerles anomalies qui transformeront le récit lui-même en discours. Il ne sera aiséd'accomplir cette tâche qu'en s'appuyant sur le système des temps qui composele récit et d'en examiner l'application dans les deux œuvres d'Assia Djebar.

Page 190: Regaieg

172

Pour Benveniste, «l'énonciation historique comporte trois temps: l'aoriste (=passé simple ou passé défini), l'imparfait (y compris la forme en -rait diteconditionnel), le plus-que-parfait. Accessoirement, d'une manière limitée, untemps périphrastique substitut de futur, que nous appellerons le prospectif. Leprésent est exclu, à l'exception — très rare — d'un présent intemporel tel que le«présent de définition»»1. Les temps du récit sont donc distincts des temps dudiscours. En fait le discours compte «trois temps fondamentaux […]: présent,futur, et parfait, tous les trois exclus du récit historique (sauf le plus-que-parfait). Commun aux deux plans est l'imparfait»2. Les temps principaux durécit sont donc le passé simple et l'imparfait. C'est sur l'examen dufonctionnement de ces deux temps que nous baserons notre analyse du récitautobiographique. Ce n'est qu'après que nous constaterons l'intrusion du«présent de narration» qui contraint le récit autobiographique, déjà en voie dedisparition vers la fin des deux œuvres, au retrait total. Les temps du discoursfinissent ainsi par dominer ceux du récit, ils barrent le passé des narratricesd'un trait qui conduit les sujets de la narration à une certaine annihilation dutemps.

I - LE RECIT AUTOBIOGRAPHIQUE:

Commentant l'emploi du passé simple et de l'imparfait, DominiqueMaingueneau déclare: «dans la narration il s'agit plutôt de distinguer deuxniveaux: d'une part, les événements qui font progresser l'action, représentés parles formes au passé simple, de l'autre, à l'imparfait, le niveau des procès posés 1. Emile BENVENISTE, Problèmes de linguistique générale I, op. cit., p. 239.2. Ibid, p. 243.

Page 191: Regaieg

173

comme extérieurs à la dynamique narrative»1. Ainsi le prétérit sert à marquerl'évolution de l'action, à en énoncer les étapes alors que l'imparfait correspondà une sorte d'arrêt dans le temps qui permet au narrateur de livrer différents«procès» qui encadrent la narration.

I. A - LE PRETERIT:

Le prétérit est le temps de l'énoncé par excellence. «Il ne repère pas lesévénements énoncés par rapport à c, même lorsqu'il est associé à la premièrepersonne. C'est d'ailleurs un argument probant que je + passé simple soitassocié à la série des adverbes non-déictiques. […] Ici, l'histoire de je estracontée comme le serait l'histoire d'un autre. Ce n'est pas le même je qui écrit ( ) et dont il est question dans le texte (S). Le je (S = ) qui écrit maintenant (T =c) se manifeste dans les passages de discours qui apparaissentoccasionnellement dans le corps de l'histoire (incursions de discours dansl'histoire)»2. Son usage est lié aux événements et à leur progression à travers lanarration. Dominique Maingueneau l'interprète ainsi: «Les formes au passésimple représentant des intervalles temporels réduits à une sorte de «point»insécable, leur juxtaposition s'interprète comme une succession d'événementsqui s'appuient sans chevauchement les uns sur les autres»3.

La première manifestation du prétérit s'opère dans A.F dans le secondchapitre autobiographique «TROIS JEUNES FILLES CLOÎTREES» (A.F, p. 18)mais seulement deux pages après le début. En fait, ce chapitre est d'abord écritau présent de narration. La narratrice, y déployant le récit de ses journées d'étéavec les filles cloîtrées, n'emploie le prétérit qu'au moment où elle aborde larévélation du secret de ces jeunes filles:

«Cet été, les adolescentes me firent partager leur secret. Lourd,exceptionnel, étrange. Je n'en parlai à nulle autre femme de la tribu, jeuneou vieille. J'en fis le serment; je le respectai scrupuleusement. Les jeunesfilles cloîtrées écrivaient; écrivaient des lettres, des lettres à des hommes; àdes hommes aux quatre coins du monde; du monde arabe naturellement».

1. Eléments de linguistique pour le texte littéraire, op. cit., p. 53.

2. Jenny SIMONIN-GRUMBACH, «Pour une typologie des discours», op. cit., pp. 100-101.3. Eléments de linguistique pour le texte littéraire, op. cit, p. 42.

Page 192: Regaieg

174

(A.F, p. 20)

La dernière phrase où il est fait usage de l'imparfait révèle le contenu du secret.Elle correspond en réalité à un discours indirect libre des jeunes filles. L'emploidu prétérit coïncide ici avec la surprise qu'a pu provoquer chez la narratrice ledévoilement de ce secret lourd de conséquences, inimaginable pour la fillettequ'elle était. Son étonnement est d'autant plus grand qu'elle ne peut se figurerle contenu de ces lettres que les jeunes filles envoient à leurs amants parcorrespondance: «Au premier, au second, au troisième correspondant, je ne sus jamais

ce qu'elle écrivait». (A.F, p. 21) «Elle», ici, est l'aînée des jeunes filles. De tout lechapitre, ces exemples cités sont les seuls où l'on a pu relever l'emploi du passésimple. La primauté de l'imparfait est en fait inscrite à travers toutes les pagesde ce chapitre. Le troisième chapitre autobiographique «LA FILLE DU

GENDARME FRANÇAIS» (A.F, p. 30) est également narré à l'imparfait jusqu'àla cinquième page. Nous n'avons pu relever qu'un petit paragraphe au prétéritaprès quoi le retour à l'imparfait se fait très rapide, comme pressant:

«Durant toute mon enfance, peu avant la guerre qui aboutira àl'indépendance, je ne franchis aucun seuil français, je n'entrai dans aucunintérieur d'une condisciple française…

Soudain l'été 62: d'un coup ces meubles cachés […], tout ce décor[…], se trouva déversé sur les trottoirs… […] «Ce sont, me dis-je, vraieshardes de nomades, entrailles séchant au soleil d'une société à son tourdépossédée!»

[…] Pour moi, comme pour mon amie, il restait évident que la plusbelle maison […], était sans conteste «la nôtre»». (A.F, p. 34)

L' adverbe «soudain» appelle ici l'emploi du prétérit qui évoque la rapidité del'action. L'emploi de l'imparfait et du prétérit dans un même paragraphe peutparfois être observé comme dans l'exemple suivant:

«Je me souviens de Marie-Louise provocatrice […]. Elle se mit àbalancer régulièrement, en avant, jusqu'à frôler le jeune homme, à sereculer, à reprendre le manège deux, trois fois… […] Pour finir, parcequ'elle risquait de tomber, elle enlaça le fiancé engoncé dans son uniforme.Celui-ci était d'un calme apparent». (A.F, p. 36)

Le premier imparfait est lié à l'aspect causal de la phrase alors que le secondsouligne l'état statique du jeune fiancé. Le prétérit, temps de la ponctualité dansle passé, met souvent l'accent sur différents moi de la narratrice: moi fillette,moi adolescente:

Page 193: Regaieg

175

««Pilou chéri», mots suivis de touffes de rires sarcastiques; que dire dela destruction que cette appellation opéra en moi par la suite? Je crusressentir d'emblée, très tôt, trop tôt, que l'amourette, que l'amour ne doiventpas, par des mots de clinquant, par une tendresse voyante de ferblanterie,donner prise au spectacle, susciter l'envie de celles qui en seront frustrées…Je décidai que l'amour résidait nécessairement ailleurs, au-delà des mots etdes gestes publics.

[…] Malgré le bouillonnement de mes rêves d'adolescence plus tard,un nœud, à cause de ce «Pilou chéri», résista». (A.F, p. 38)

Le changement dans l'état mental de la jeune narratrice ne peut être illustré quepar le prétérit qui montre ici l'évolution des idées de cette dernière. Comme lesprécédents, le quatrième chapitre autobiographique s'écrit surtout à l'imparfait.Le prétérit ne figure en effet que dans un bref paragraphe:

«Après quelques années de mariage, ma mère apprit progressivementle français.[…]

Je ne sais exactement quand ma mère se mit à dire: «mon mari estvenu, est parti… Je demanderai à mon mari», etc. […] Bien qu'en apprenantainsi sur le tard le français, ma mère fît des progrès rapides. […]

Une écluse s'ouvrit en elle, peut-être dans ses relations conjugales». (A.F, p. 46)

Le prétérit sert donc souvent à souligner l'évolution dans le temps, ou à ymarquer un moment précis, ponctuel. Selon Roland Barthes, «par son passésimple, le verbe fait implicitement partie d'une chaîne causale, il participe à unensemble d'actions solidaires et dirigées (…); soutenant une équivoque entretemporalité et causalité, il appelle un déroulement, c'est-à-dire une intelligencedu Récit»1. C'est à ce «déroulement» que la narratrice de A.F fait référence enemployant le prétérit:

«Des années passèrent. Au fur et à mesure que le discours maternelévoluait, l'évidence m'apparaissait à moi, fillette de dix ou douze ans déjà:mes parents, devant le couple des femmes, formaient un couple, réalitéextraordinaire!» (A.F, p. 47)

«Mon père seul… Ma mère, la voix posée, le col incliné, prononçait«Tahar» — ce qui, je le sus très tôt, signifiait «le pur» — […]» (A.F, p. 47)

A cette valeur du prétérit s'ajoute le renvoi à un moment inattendu, quiprovoque une certaine stupéfaction, comme l'envoi d'une lettre, à l'adresse desa femme, par le père de la narratrice:

1. Le Degré zéro de l'écriture, Seuil, collection Points n° 35, p. 26.

Page 194: Regaieg

176

«Un jour, survint un prodrome de crise. Le fait, banal dans un autremonde, devenait chez nous pour le moins étrange: mon père, au cours d'unvoyage exceptionnellement lointain […], mon père donc écrivit à ma mère— oui, à ma mère!

Il envoya une carte postale avec, en diagonale, de sa longue écritureappliquée, une formule brève, du genre «meilleur souvenir de cette régionlointaine», ou bien «je fais un beau voyage et je découvre une région pourmoi inconnue», etc., et il ajouta, en signature, simplement son prénom».

(A.F, p. 48)

L'aoriste peut aussi mettre l'accent sur la brièveté d'une action par rapport à lalongueur d'une autre exprimée à l'imparfait:

«Ainsi mon père avait «écrit» à ma mère. Celle-ci, revenue dans latribu, parla de cette carte postale avec un ton et des mots très simples certes.Elle voulait continuer, décrire l'absence du mari dans ce village, pendantquatre ou cinq longues journées, expliquer les problèmes pratiques posés[…]. Elle allait poursuivre […]… Mais les femmes s'étaient écriées devantla réalité nouvelle, le détail presque incroyable:

– Il t'a écrit à toi?[…]Ma mère se tut. Sans doute satisfaite, flattée, mais ne disant rien».

(A.F, pp. 48-49)

La mère maintient ainsi un air calme contrairement aux autres femmes quisemblent affolées. L'agitation de ces compagnes de la mère semble durable,infinie, incessante (d'où l'emploi de l'imparfait), alors que la mère garde un airserein et une simplicité ordinaire.

Dans la deuxième partie, le premier chapitre autobiographiquecommence au présent. Après une page et demi, le prétérit réapparaît dans unpassage séparé du précédent par un espace blanc:

«Un jour […] je décachetai une lettre reproduisant le texte d'un longpoème d'Imriou el Quaïs. L'expéditeur me demandait avec insistance d'enapprendre les strophes. Je déchiffrai la calligraphie arabe; je m'efforçai deretenir les premiers vers de cette «moallakat», poésie dite «suspendue». Nila musique ni la ferveur du barde anté-islamique ne trouvèrent écho en moi.A peine si l'éclat du chef-d'œuvre me fit fermer une seconde les paupières:tristesse abstraite!» (A.F, p. 72)

Très vite, le présent de narration reprend ses droits sur ce chapitre. Le prétéritparaît étouffé par ce temps qui l'asphyxie et l'empêche de s'inscrire; ainsi dansl'épisode de la mendiante qui a subtilisé la lettre de la narratrice, lettre où sonmari détaille son «corps-souvenir»:

Page 195: Regaieg

177

«Quelques jours plus tard, une autre mendiante me dira gaiement,dans un dialogue de rue:

— Ô ma sœur, toi au moins, tu sais que tu déjeuneras tout à l'heure! Etchaque jour, en cela, il y a pour moi du nouveau!

Elle a ri, mais une vibration âpre altéra le grain de sa voix. J'ai repenséà la lettre, que la première inconnue m'avait subtilisée, non sans quelquejustice».(A.F, p. 74)

Nous assistons ici à une apparente discordance: un prétérit est employé dansune mosaïque de temps propres à l'énonciation qui sont en fait utilisés ici dansle cadre de la narration. Dans ce même chapitre, après quatre pages et demi derécit au présent de narration, nous relevons un paragraphe typographiquementisolé (entre deux espaces blancs) au prétérit: la narratrice s'applique à séparerles deux emplois comme si elle voulait éviter une certaine contamination del'écriture autobiographique par le récit au présent:

«Après l'incident de la mendiante, je retrouvai l'auteur de la lettre. Jerepris la vie dite «conjugale». Or notre histoire, bonheur exposé, aboutit, parune soudaine accélération, à son terme. La mendiante, qui me subtilisa lalettre, tandis que son enfant dormait contre son épaule, l'intrus, avant elle,qui posa son regard sur les mots d'intimité, devenaient, l'un et l'autre, desannonciateurs de cette mort». (A.F, p. 75)

Le deuxième chapitre autobiographique de cette seconde partie évoque lerapport de la narratrice avec son frère: il débute comme une véritable histoireau prétérit:

«Mon frère, à qui j'aurais pu servir de confidente lors de sa premièreévasion vers les montagnes qui flambaient, ne fut ni mon ami ni moncomplice quand il le fallait. […] Mon frère, dont l'adolescence navigua versles horizons mobiles…» (A.F, p. 94)

L'emploi de ce temps ne persiste pas longtemps, car il s'opère aussitôt unpassage au présent de narration. Dans le troisième chapitre autobio-graphiqueconsacré à la nuit de noces et qui présente d'énormes irrégularités du point devue de l'écriture autobiographique (emploi du pronom impersonnel Elle à laplace de Je, défaillance du récit, des souvenirs), la narratrice semble fidèle aurécit: n'emploie-t-elle pas d'abord le prétérit puis l'imparfait?

«A Paris, dans le petit appartement d'un libraire en chambre, le coupleemménagea pour célébrer la noce.

Jours de préparatifs quelque peu irréels. Il semblait que la fêteapprochait du cœur d'un insidieux désastre et l'on se demandait si les invitéset les mariés eux-mêmes ne seraient pas empêchés au dernier moment…»

Page 196: Regaieg

178

(A.F, p. 117)

Cette fidélité n'est cependant qu'apparence car les temps de l'histoire ne sontréservés qu'au récit des jours précédant la noce; mais dès qu'elle aborde la nuitde noces, la narration change et s'écrit désormais au présent. Dans cettenarration au présent, nous n'avons pu remarquer qu'un bref passage auprétérit, passage qui renvoie à la force, à la puissance du cri de la défloration:

«Ce cri, dans la maison de la clandestinité. Je goûtai ma victoire,puisque la demeure ne s'emplit pas de curieuses, de voyeuses, puisqu'unefemme et une fillette s'éloignant momentanément, le cri déroula les volutesdu refus et parvint jusqu'aux linteaux du plafond». (A.F, p. 124)

La troisième partie du roman s'intitule «LES VOIX ENSEVELIES» (A.F,p. 127). Dans son premier chapitre «LES DEUX INCONNUS» (A.F, p. 129), il estfait usage d'abord du présent puis, dès la seconde page, du prétérit. Le lecteurpeut imaginer ainsi un retour au récit autobiographique si cet usage du prétéritne s'accompagnait pas, par moments, de l'emploi de la troisième personne. Lanarratrice adolescente nous conte ainsi sa tentative de suicide comme s'ils'agissait d'une aventure arrivée à un autre personnage:

«Juste avant le noir, la double raie des rails au sol devient mon lit.Lorsqu'on me releva, quelques minutes plus tard, de l'ombre de la

tragédie d'où lentement je resurgis, j'entendis, dans le brouhaha de la fouledes badauds assemblés, une voix isolée, celle du conducteur qui avait pufreiner de justesse la machine. […]

On sortit la jeune fille de dessous la machine; l'ambulance transportason corps à peine contusionné jusqu'à l'hôpital le plus proche. Plutôtétonnée elle-même, comme somnolente d'être allée, elle le pensaemphatiquement, «jusqu'au bout»». (A.F, pp. 129-130)

Après un espace typographique, nous assistons à une reprise de la narration auprésent qui durera jusqu'à la fin du chapitre. Cependant, un peu avant la fin,comme au chapitre précédent, la narratrice fait une mise au point au prétérit:«D'avoir entendu l'homme supplier, tel un ami, tel un amant, m'exhuma peu après de

l'enfouissement. Je me libérai de l'amour vorace et de sa nécrose». (A.F, p. 132) Lechapitre suivant, «L'APHASIE AMOUREUSE» (A.F, p. 142), utilise surtout leprésent de narration et l'imparfait. Néanmoins, un bref paragraphe au prétéritapparaît un peu avant la fin avant le retour à l'imparfait:

«Cette impossibilité en amour, la mémoire de la conquête la renforça.Lorsque, enfant, je fréquentai l'école, les mots français commençaient à

Page 197: Regaieg

179

peine à attaquer ce rempart. J'héritai de cette étanchéité; dès monadolescence, j'expérimentai une sorte d'aphasie amoureuse». (A.F, p. 145)

«LA MISE A SAC» (A.F, p. 174), quant à lui, commence au présent de narration(deux pages et demi), ensuite, après un espace typographique, il vire au passésimple:

«La Seconde Guerre mondiale se termina, dans mon pays épargnémais qui avait livré son important contingent de soldats tués au front, parune flambée nationaliste. Un enchaînement de violences marqua le jourmême de l'Armistice». (A.F, p. 176)

Il s'agit ici d'un passé réellement historique qui renvoie à une période précisede l'histoire de l'Algérie. Il est cependant suivi d'un passé contingent, ponctuel,qui évoque une circonstance précise: «Aux vacances d'été qui suivirent, je participai

à une cérémonie inaccoutumée, qui rappelait les enterre-ments». (A.F, p. 176)

«L'ECOLE CORANIQUE» (A.F, p. 202) fait usage, comme les chapitresprécédents, du présent de narration et de l'imparfait avec toutefois desapparitions ponctuelles du prétérit:

«L'école coranique […], devenait, grâce à la joie maternelle ainsimanifestée, l'îlot d'un éden retrouvé.

De retour dans la ville natale, j'appris qu'une autre école arabes'ouvrait, pareillement alimentée de cotisations privées. L'une de mescousines la fréquentait; elle m'y emmena. Je fus déçue. Par ses bâtiments,l'horaire de ses cours, l'allure moderniste de ses maîtres, elle ressemblait àune prosaïque école française… […]

Je fus privée de l'école coranique à dix ou onze ans, peu avant l'âgenubile. […] La même condamnation frappa mes compagnes, ces fillettes duvillage dont je veux ici évoquer au moins l'une d'elles.[…]

A onze ans, je partis en pension pour le cursus secondaire. Qu'estdevenue la fille du boulanger? Voilée certainement. […]». (A.F, p. 206-207)

Le passé simple souligne ici les étapes de la scolarité de la narratrice, il marquela progression de cette dernière sur l'échelle de l'instruction et du savoir. C'estaprès avoir effectué cette tâche, que le prétérit se retire et cède la place àl'imparfait. Dans «LE CRI DANS LE RÊVE» (A.F, p. 217) la narratrice rêve de lamort de sa grand-mère paternelle. Le récit de ce rêve se trouve être un prétexteau récit de l'histoire de la famille du père: l'emploi du prétérit, qui commence àse faire très rare dans ces derniers chapitres autobiographiques, s'impose alors:

«Je pris conscience assez tard de la pauvreté de ma famille paternelle.Mon père, entré à l'école française à un âge avancé, parcourut un cursus

Page 198: Regaieg

180

brillant, rattrapa son retard et réussit tôt au concours de l'école normale: cemétier d'enseignant lui permit de donner la sécurité à sa mère, à ses sœursdont il assura le mariage, avant de se marier lui-même». (A.F, p. 219)

Ce même récit tourne cependant très vite à l'imparfait. Dans les trois dernierschapitres autobiographiques, il n'est fait pratiquement aucun usage de ce tempsqui s'estompe à mesure qu'on évolue dans le roman. Ce retrait du prétéritdémontre en fait l'absolu échec du récit autobiographique qui n'arrive pas às'inscrire, du moins normalement, à travers tout le roman. Cependant, nous nepouvons encore affirmer avec certitude que c'est une marque incontestable del'annulation du projet autobiographique car l'imparfait dont on a soulignémaintes fois la présence dans ces chapitres autobiographiques peut être, luiaussi, un temps du récit et peut pallier cette lacune qui consiste en l'absence ouen la présence très rare du temps principal du récit qui est le prétérit.

Dans O.S, le passé simple est souvent employé d'une manièreponctuelle, mêlé au passé composé de narration ou à l'imparfait du récit. Ainsidans «LA CHAMBRE» (O.S, p. 30) second chapitre consacré à Isma:

«J'ai demandé s'il était nécessaire de suspendre enfin des rideaux.Peu importa la réponse. Les fenêtres qui ensuite ont fait face à notre lit

sont restées nues». (O.S, p. 31)

«Quand, la première fois, je pénétrai dans la pièce profonde, celle-ciparaissait m'attendre pour une nouvelle nuit de noces». (O.S, p. 32)

«— Isma, je suis né là! commence l'homme. — L'ancien lit, de cuivre et très haut, n'existe plus! intervient la mère

qui n'entendit pas l'aveu, qui le devina». (O.S, pp. 32-33)

«Dans la pénombre le mur me paraît fendillé. Je sors la main dedessous la couverture; je le tâte. […] Les nuits suivantes, l'époux m'acculacontre la paroi. Tout un hiver blanc, nous séjournâmes dans cette maison».

(O.S, p. 33)«Ce soir-là, l'époux me repoussa contre la cloison. Peut-être à cause

de la moiteur insupportable, le temps était au vent du sud. Qui se déchaînatrois longs jours entiers». (O.S, pp. 33-34)

Le souvenir de la nuit où a été conçue la fille du couple évoque un passé dans lepassé: passé du couple qui se souvient dans le passé de la narratrice réveilléaprès tant d'années. Là encore le prétérit n'est jamais isolé, il est toujoursaccompagné d'autres temps et surtout de l'imparfait.

Page 199: Regaieg

181

«Une nuit, un accès de ferveur nous affaissa dans un coin de maquis.Une odeur d'anémones persistait, je crois, après l'averse de l'après-midi.L'enfant naquit en février». (O.S, p. 47)

Le récit des noces de la troisième sœur de l'homme renvoie aussi à unenchâssement dans les souvenirs: la narratrice Isma se souvient d'Isma jeunemariée se souvenant des noces de la belle-sœur. Ce passé doublement lointainappelle lui aussi l'emploi du prétérit:

«Ses noces auraient dû être semblables aux nôtres qui furent austères.Mais la foule emmena dans les clameurs la mariée aux paupières fardées, auregard pâli; ses larmes s'adressaient soudain à notre couple…» (O.S, p. 58)

«PATIOS» (O.S, p. 85), chapitre où s'opère pour la première fois un retour aurécit d'enfance est écrit surtout à l'imparfait; le prétérit, lui, n'y fait qu'une brèveapparition:

«Je me souviens du concert de protestations lorsqu'un des neveux-oncles, enrichi depuis peu, proposa, par ostentation, de recouvrir le patiod'une verrière. Héritières chacune pour une infime part de la demeure, elless'y étaient opposées». (O.S, p. 88)

La scène du «baiser» est, quant à elle, entièrement narrée au passé simple:

«J'ai dû m'évader, un soir, au son du roseau qui halète. Je ne suscomment, je me retrouvai au-delà de la haie de grenadiers et demandariniers aux branches alourdies. Je me glissai parmi des groupesd'inconnus, la plupart accroupis dans la pénombre. D'un coup, je découvrisles corps scintillants et mobiles, les foulards multicolores de trois almées. Jem'oubliai fascinée par ce spectacle de la danse. Quelqu'un me tira avecviolence pour m'amener à mon père. Dans un cercle plus respectable, celui-ci conversait non loin avec quelques notables. D'un geste paisible de lamain, il me fit attendre près de lui quand soudain…» (O.S, p. 116)

L'usage du prétérit est lié ici à la rapidité de l'action, à la successionhallucinante des événements. L'adverbe «soudain» nous prépare à la suite desévénements à savoir la subite apparition du vagabond qui va bénir la jeunefille. Ainsi tout semble pris dans un rythme accéléré et rapide. Le récit del'histoire de «L'EXCLUE» (O.S, p. 119) se fait, lui, à l'imparfait, emploi lié àl'habitude que prenait Lla Hadja d'espionner les femmes de la rue où ellehabitait. L'avènement d'un événement précis: l'histoire de cette femme frappéepar le commérage de la vieille veuve, nécessite cependant l'emploi du prétérit:«Or ce pouvoir d'une seule — Lla Hadja, que certains appelaient «la stérile» — se

concentra sur une victime privilégiée que la rumeur ne sépara plus de la commère».

Page 200: Regaieg

182

(O.S, p. 120) Le récit débute donc au passé simple mais il vire très vite auprésent:

«Faits brefs. Même pas frémissement de vagues. Amorce d'émoi quel'œil de la commère, derrière les persiennes, enfla, multiplia, et la rumeur sedéversa vite, trop vite…

Un jeune homme, âgé de vingt-cinq ans environ, réapparaît dans saville et sa rue, lui qu'on avait oublié depuis dix ans; parti émigré pauvre, ilrevient avec un pécule. […]». (O.S, pp. 122-123)

Et le récit de se dérouler ainsi jusqu'à la fin au présent de narration.Pareillement, l'histoire de la fille qui a été mariée sur une natte commence àl'imparfait mais peu après, le surgissement du souvenir (discoursautobiographique) nécessite le recours au prétérit:

«Je me souviens des noces — plus exactement du lendemain de la nuitnuptiale au matin. […]

Nous partîmes peu avant l'aube […]: la camionnette s'emplit d'unedizaine de femmes voilées des deux demeures contiguës. […]

Je me rappelle surtout la mariée, à l'instant où nous la revîmes.Nous entrâmes dans la plus petite pièce où des matelas s'amoncelaient

sur un dallage dépouillé de tapis. […]La mère […] considéra une seconde sa fille tassée et hoquetante.

[…]». (O.S, pp. 133-134)

Le récit continue donc au prétérit même si nous notons parfois quelquesinterventions de l'imparfait. Au début de «L'ADOLESCENTE EN COLÈRE»

(O.S, p. 140), la narratrice déroule la suite de son histoire à elle; pour cela, elleemploie le prétérit qui souligne l'évolution dans sa vie:

«Ainsi s'écoulait le temps de l'enfance. Les aïeules, gardiennes; statuesvigilantes. Plat redoutable de la grand-mère assise. De la mère de ma mère.[…]

Mon père revint de son exil pour me séparer de ma tante. […]Je poursuivis mes études dans la capitale. Pour cela j'entrai en

pension». (O.S, p. 140)

La première phrase permet, elle, la transition avec les chapitres précédents.L'évocation de l'histoire ou de l'historique de la famille de Hourias'accompagne cependant de l'imparfait. Le retour au prétérit s'opère lors durécit de la scène où la jeune fille apostrophe la mère: l'action est en fait subite,inattendue:

Page 201: Regaieg

183

«[…] Dans la pause des rencontres collectives du patio, la jeune filleinterpella sa mère devant nous toutes. […]

Soudain, la vierge de quinze ans, l'index pointé sur sa mère, se dressa,en pleine assemblée:

— Non, c'est de ta faute, Mma! De ta seule faute! Si au moins, chaquenuit, quand l'homme t'appelle en tapant de sa babouche le sol, tu n'accouraispas vers lui, si tu ne te levais pas!» (O.S, p. 143)

La reprise de l'histoire de la narratrice se poursuit dans «LA BALANÇOIRE»(O.S, p. 145) à l'imparfait. La scène de la balançoire, elle-même, est par contrenarrée au passé simple:

«Adolescente, je me disais à tout instant que mon père m'avait libéréedu harem. […]

J'ai fini par quitter l'homme que j'avais cru aimer. Par engorgement;ou par insolation. […]

Il y eut ce jour lointain où, d'un coup, je fus expulsée de l'enfance[…]». (O.S, p. 145)

Comme dans A.F, l'emploi du passé simple dans O.S est donc ponctuel,bref, lié à des circonstances précises, à des actions subites, rapides. Sa raretésouligne ainsi le retrait du récit autobiographique au profit des différentsdiscours précédemment cités. Néanmoins, l'emploi de l'imparfait, temps à lafois du récit et du discours, peut être source de consolidation pour le récitautobiographique défaillant. Dans quelles proportions est-il donc fait usage dece temps?

I. B - L'IMPARFAIT:

Souvent le chercheur, partant à la recherche du sens dans lequel estemployé l'imparfait dans le récit, se heurte à la notion de «mise en relief». Audire d'Henri Boyer, «cette expression est utilisée par Weinrich pour désigner«la seule et unique fonction de l'opposition entre Imparfait et Passé simple dans lemonde raconté». Pour lui, «l'Imparfait est dans le récit le temps de l'arrière-plan, lePassé simple le temps du premier plan». Il n'est pas douteux que l'oppositionImparfait/PS serve à exprimer une différence de plan et plus précisément que

Page 202: Regaieg

184

le PS «marque un fait de premier plan» comme l'observait Imbs. L'imparfaitexprime bien le «continu» qui «n'a de soi ni commencement ni fin»»1. Ainsi cetemps est utilisé dans une sorte d'arrière-plan par rapport au passé simple quimarque l'évolution des événements. Pour Dominique Maingueneau: «ce n'estpas l'imparfait en tant que tel qui attribue à un énoncé le statut d'énoncéd'arrière-plan mais la relation entre l'imparfait et les formes perfectives (danslesquelles on inclut le présent historique). Employé différemment, l'imparfaitpeut prendre d'autres valeurs, en particulier une valeur «itérative» (= derépétition)»2. L'imparfait sert donc autant à marquer des procès qu'à soulignerdes actions réitérées.

Selon Georges Molinié: «On peut, à l'imparfait, figer ou ralentir àvolonté, comme sur une photo jaunie ou comme dans un ralenti de cinéma,l'expression au passé de n'importe quel événement, fût-il en lui-même le plusbref qu'on imagine. La même série désinentielle en -ais s'emploie pluscommunément pour exprimer l'habitude, la répétition, le pittoresque, le cadre,le commentaire, ou l'imaginaire et le rêve»3. L'imparfait du commentaire, nousl'avons déjà rencontré dans la deuxième partie de notre premier chapitre,notamment lors de l'étude des différents discours commentatifs des narratrices.Nous étudierons ici surtout l'imparfait du récit. Nous nous arrêterons, un peuavant de conclure cette partie du second chapitre, aux manifestations de cetemps dans certains discours indirects libres des personnages. En fait autantl'imparfait du commentaire que celui du discours indirect libre mutilent le récitautobiographique et annulent l'effet de l'imparfait de narration.

I. B. 1 - Narration:

1. «Les temps dans la mise en scène du vécu: le récit de vie comme écriture», op. cit., p. 59.

2. Eléments de linguistique pour le texte littéraire, op. cit., p. 57.3. La Stylistique, op. cit., p. 83.

Page 203: Regaieg

185

L'imparfait, qui est à la fois un temps du récit et un temps du discours,exerce dans A.F plusieurs fonctions dont les principales sont la narration et ladescription. Mais la narration reste de loin l'objet le plus important pour lequelest employé l'imparfait dans le récit. Dans la narration, l'imparfait remplacesouvent le passé simple. Mais pourquoi alors ne pas employer le prétérit? Enfait l'imparfait se charge de différentes valeurs supplémentaires tels que lerenvoi à l'habitude, la réitération de la même action et la signification de ladurée.

Dans le second chapitre autobiographique de la première partie(«TROIS JEUNES FILLES CLOÎTREES…» (A.F, p. 18)), ce temps figure d'unemanière très étendue:

«[…] J'écoutais, au cours de la veillée, la dernière des filles à marierme raconter leurs débats, leurs conceptions différentes de l'écrit. L'aînéeéchangeait avec ses multiples amis des paroles de chansons égyptiennes oulibanaises, les photographies des vedettes du cinéma et du théâtre arabes.Mon amie, elle, gardait une réserve sibylline sur le contenu de ses propreslettres…» (A.F, p. 22)

Ces actions ne sont pas du tout ponctuelles, elles se répètent souvent et mêmeparfois quotidiennement. Contrairement au chapitre précédent, qui s'écritd'abord au présent de narration, le troisième chapitre autobio-graphique «LA

FILLE DU GENDARME FRANÇAIS…» (A.F, p. 30) est inauguré à l'imparfait:«Au hameau de mes vacances enfantines, la famille du gendarme français […]

fréquentait la demeure des trois sœurs». (A.F, p. 30) Ce temps renvoie ici à unecertaine immobilité, à une routine presque quotidienne:

«Quand elle [Janine] fermait le lourd portail, au son du heurtoir,l'aînée des sœurs, son amie, suspendait une seconde un geste de la main, unmouvement du corps. Puis les choses reprenaient leur cours dans ce flux dutemps d'une journée immobilisée dans des intérieurs de maison, toujoursdes intérieurs naturellement». (A.F, pp. 31-32)

Tout ce chapitre, racontant les journées passées dans la demeure des amies del'enfance, l'exiguïté de leur existence, la monotonie de leur vie, le retour desmêmes gestes et des mêmes actions, est presque exclusivement écrit àl'imparfait. Seules quelques phrases sont écrites au prétérit ou au présent denarration. Dans le quatrième chapitre autobiographique: «MON PÈRE ECRIT A

MA MÈRE» (A.F, p. 46), l'imparfait est aussi employé dès le début et d'unemanière extensive:

Page 204: Regaieg

186

«Ma mère, comme toutes les femmes de sa ville, ne désignait jamaismon père autrement que par le pronom personnel arabe correspondant à«lui». Ainsi, chacune de ses phrases, où le verbe, conjugué à la troisièmepersonne du masculin singulier, ne comportait pas de sujet nommémentdésigné, se rapportait-elle naturellement à l'époux». (A.F, p. 46)

Souvent l'imparfait souligne la durée comme dans ce paragraphe où lanarratrice évoque la rencontre de son jeune frère dans une des rues de lacapitale:

«Nous marchions, je crois, dans une rue déserte de la capitale. Nousnous étions rencontrés par hasard, au cours d'un après-midi d'été, et nousavions ri comme deux inconnus se reconnaissent, en se croisant ainsipareille-ment désœuvrés. Près de ce frère unique […], j'affichais souventune coquetterie malicieuse en le présentant comme «mon aîné», à cause deses cheveux précocement grisonnants et malgré sa silhouette de jeunehomme…»

(A.F, p. 95)

Le temps de la marche est ici le temps nécessaire à l'échange de quelques motsde tendresse entre le frère et la sœur: la durée est donc inscrite dans ceparagraphe où est observée une certaine nonchalance dans la narration. Letemps s'étire, s'allonge pour permettre au couple fraternel de livrer les secretsde son âme. Tout le troisième chapitre de la deuxième partie est, lui aussi,pratiquement écrit au seul temps de l'imparfait: il s'agit du récit des joursprécédant la noce:

«La date du mariage avait été fixée un mois auparavant par le fiancéqui, obligé de vivre clandestinement, déménageait de logis en logis: la jeunefille, installée dans une pension d'étudiantes, s'informait chaque fois dunouveau gîte; la sécurité était ainsi provisoirement assurée. Ce manège duraune année environ». (A.F, p. 117)

Le récit vire cependant au présent de narration dès que la narratrice aborde lanuit même des noces. Tout se passe comme si l'amour ne pouvait se dire au seindu récit autobiographique, comme si ce récit fait retrait dès qu'intervientl'évocation des amours de la narratrice. Est-ce la pudeur de cette dernière? Est-ce son incapacité à révéler les sentiments intérieurs qui habitent son cœur troprenfermé sur lui-même, trop rigide?

Le premier chapitre de la troisième partie met en relief desmouvements brusques de la narratrice (tentative de suicide de l'adolescentequ'elle était et cri de désespoir de cette femme lasse de la vie d'épouse qu'elle

Page 205: Regaieg

187

menait) d'où l'absence de l'imparfait réservé généralement à la durée. Les deuxtemps employés dans ce chapitre sont le présent de narration et le prétérit.Ainsi, nous commençons à voir la présence de ce temps s'amoindrir jusqu'àpresque se dissiper dans ces chapitres consacrés à la vie d'adulte de lanarratrice.

Ce temps revient dans la troisième partie de l'ouvrage, partie où s'opère unretour à l'enfance de la narratrice, mais sa présence sera souvent liée à desconjonctures précises. Dans le chapitre suivant évoquant l'«aphasie amoureuse»de la narratrice, l'imparfait est employé à l'occasion d'une comparaison entre lesfemmes algériennes qui ne se voilent pas devant les Français et le rapport entrela narratrice et la langue française: pour elle, l'amour ne peut se dire en cettelangue:

«Ainsi de la parole française pour moi. La langue étrangère meservait, dès l'enfance, d'embrasure pour le spectacle du monde et de sesrichesses. Voici qu'en certaines circonstances, elle devenait dard pointé surma personne». (A.F, p.143)

La réaction de la narratrice à l'égard des mots d'amour est présentée dans sonévolution. Pour cela, elle utilise l'imparfait qui indique la durée de chaque étapepar laquelle elle passe dans ses rapports binaires à la langue française et auxsentiments d'amour:

«Qu'un homme se hasardât à qualifier, tout haut et devant moi, mesyeux, mon rire ou mes mains, qu'il me nommât ainsi et que je l'entendisse,apparaissait le risque d'être désarçonnée; je n'ai d'abord hâte que de lemasquer.[…]

Dans un second mouvement je souffrais de l'équivoque: me préserverde la flatterie, ou faire sentir qu'elle tombait dans le vide, ne relevait ni de lavertu, ni de la réserve pudibonde. Je découvrais que j'étais, moi aussi,femme voilée, moins déguisée qu'anonyme». (A.F, p. 143)

Le deuxième chapitre autobiographique de la troisième partie «TRANSES»(A.F, p. 163) contient surtout un imparfait itératif:

«Régulièrement, tous les deux ou trois mois environ, l'aïeuleconvoquait les musiciennes de la cité: trois ou quatre femmes d'âgevénérable, dont l'une était presque aveugle. Elles arrivaient dans leurs togesusées et leurs dentelles sous le haïk défraîchi, leurs tambours emmaillotésdans des foulards». (A.F, p. 163)

Page 206: Regaieg

188

Le début de la phrase souligne une action réitérée «tous les deux ou trois mois» etreproduite donc d'une manière régulière et répétitive. Pour Maingueneau:«L'imparfait est loin d'être le seul «temps» qui puisse marquer une répétition,mais il présente la singularité de pouvoir être immédiatement interprétécomme tel s'il ne s'appuie pas sur une forme perfective»1. L'arrestation duneveu de la grand-mère provoque une cérémonie de deuil dans la maison de latante maternelle: cet épisode est raconté d'abord dans un début de descriptionqui se solde par une narration, l'imparfait persiste cependant:

«Afflux des voiles blancs des visiteuses; la litugie du deuilennoblissait la maison modeste, où habitait la jeune sœur de ma grand-mère. Etait-ce une mort sans cadavre? Nous stationnions, grappes d'enfantsinterloqués, dans le vestibule: les matrones entraient, s'installaient sur lesmatelas, dodelinaient de la tête pour partager le lamento de la mère qui, lefront serré d'un bandeau blanc, se laissait aller, par convulsions suraiguës,au déroulé de sa douleur».

(A.F, p. 176)

Un mouvement se fait dans ce paragraphe de la description au discours à lanarration et de nouveau à la description. Si le regard des enfants suscite ladescription, l'interrogation, les questions qu'ils se posent (discours) animent cemême regard.

Ainsi, l'emploi de l'imparfait itératif se fait de plus en plus rare. L'usage de cetemps est souvent lié à une circonstance précise dans ces derniers chapitresautobiographiques. Le récit des voyages que les religieuses accomplissent ausaint marabout se fait d'abord au présent de narration puis à l'imparfait. Laréapparition de ce temps est en fait lié au changement du sujet grammatical dela phrase. Il ne s'agit plus de Nous (les femmes de la famille et la narratrice)mais de l'oncle de cette dernière:

««Aller au marabout», c'est visiter le saint qui console par sa présencemortuaire. Pour mes parentes, le mort semble secourable, et mêmebénéfique, parce qu'il a eu la politesse, il y a deux ou trois siècles, de venirtrépasser tout près de la plage. Or, ce prétexte du pèlerinage ne pouvaitabuser mon oncle qui voyait, en été, son autorité s'élargir à toute laparentèle. Il voulait bien feindre d'ignorer que nous nous livrions auxplaisirs profanes des bains de mer plutôt qu'aux dévotions annoncées». (A.F,p. 192)

1. Eléments de linguistique pour le texte littéraire, op. cit, p. 64.

Page 207: Regaieg

189

C'est encore parce que la fête des moutons est une cérémonie qui revient tousles ans, que raconter l'émotion qu'elle suscitait chez la narratrice ne peut se faireque dans le cadre d'un récit itératif et qu'il est fait donc usage, dans ce mêmechapitre, de l'imparfait:

«Mon premier émoi religieux remonte à plus loin: dans le village,trois ou quatre années de suite, le jour de la «fête du mouton» débute par la«complainte d'Abraham».

Aubes d'hiver frileuses, où ma mère, levée plus tôt que d'habitude,allumait le poste de radio. Le programme arabe comportait invariablement,en l'honneur de la fête, le même disque: un ténor célèbre chantait unemélopée dont une dizaine de couplets mettait en scène Abraham et son fils».

(A.F, p. 192)

Tout le chapitre continue à l'imparfait car apparaît un nouveau récit itératif dela tante de la narratrice racontant la scène où Khadidja, pour réconforter leProphète, le mettait sur ses genoux:

«A la même époque, le récit d'une tante qui débitait en multiplesvariations une biographie du Prophète, me rapprocha de cette émotion…

Le Prophète, au début de ses visions, revenait de la grotte tellementtroublé qu'il «en pleurait», affirmait-elle, troublée elle-même. LallaKhadidja, son épouse, pour le réconforter, le mettait «sur ses genoux»,précisait la tante, comme si elle y avait assisté». (A.F, p. 194)

«L'ECOLE CORANIQUE» (A.F, p. 202), chapitre racontant les premières annéesde la scolarité de la narratrice dans une école coranique où elle a pu apprendrequelques bribes de la langue maternelle, commence au présent puis vire àl'imparfait: il s'agit d'un récit itératif des années où la narratrice enfant allait àcette institution mi-scolaire mi-religieuse:

«Dans ma première enfance — de cinq à dix ans —, je vais à l'écolefrançaise du village, puis en sortant, à l'école coranique.

Les leçons se donnaient dans une arrière-salle prêtée par l'épicier, undes notables du village». (A.F, p. 205)

Dans ce chapitre, on remarque certaines apparitions du prétérit mais il s'opèretrès vite un retour à l'imparfait:

«Je me souviens combien ce savoir coranique, dans la progression deson acquisition, se liait au corps.

La portion de verset sacré inscrite sur les deux faces de la planche denoyer, devait, au moins une fois par semaine, après la récitation de contrôlede chacun, être effacée. Nous lavions la planche à grande eau commed'autres lavent leur linge; le temps qu'elle sèche semblait assurer un délai àla mémoire qui venait de tout avaler…

Page 208: Regaieg

190

Le savoir retournait aux doigts, aux bras, à l'effort physique. Effacer latablette, c'était comme si, après coup, l'on ingérait une portion du textecoranique. L'écrit ne pouvait continuer à se dévider devant nous, lui-mêmecopie d'un écrit censé immuable, qu'en s'étayant, pause après pause, surcette absorption…» (A.F, p. 207)

Nous assistons ici à une sorte de narration-description puis à un commentaire:un passage se fait du plan du récit au plan du discours même si le temps restele même. Si, en fait, l'imparfait nous paraît omniprésent dans certains chapitres,c'est parce qu'il peut servir autant au récit qu'au discours, ce qui n'est pas le casdu prétérit. L'imparfait du récit, lui, entame son éclipse dès la fin de la premièrepartie du roman. Sa présence se fait plus rare et surtout conjoncturelle c'est-à-dire liée à des circonstances précises. «LE CRI DANS LE RÊVE» (A.F, p. 217),chapitre consacré à la grand-mère paternelle commence au présent de narrationpuis le lecteur rencontre un bref passage à l'imparfait où sont relatées leshabitudes de la défunte:

«Le souvenir s'anime; pour m'endormir, la vieille dame me tenaitchaque pied dans chacune de ses mains et me les réchauffait longuement, auseuil du sommeil.

Elle mourut quelques années après. Cette femme douce, dont le filsétait devenu le soutien, a perdu sa voix dans ma mémoire». (A.F, p. 218)

Ici nous sommes dans le plan du récit alors qu'une seule page avants'entretenait une équivoque sur la nature de l'écriture liée à l'emploi du présentavec la présence de la narratrice à la fois enfant et adulte. Le présent revientcependant avec son ambiguïté, puis nous rencontrons un petit passage auprétérit, après quoi l'imparfait réapparaît:

«La seconde des sœurs de mon père, la plus jeune, surgit dans monenfance, avec plus de relief.

Sa maison n'était guère éloignée de celle de ma mère. L'été, ilm'arrivait de me quereller avec un cousin, une cousine, ou une tanteadolescente. […]

Je me réfugiais chez ma tante paternelle: […] malgré sa couvéeencombrant sa cour, elle m'ouvrait grand les bras. Elle me cajolait et mefaisait entrer dans sa plus belle pièce où un haut lit à baldaquin de cuivre mefascinait… Elle me réservait confitures rares, sucreries, parfums déverséssur mes cheveux et dans mon cou. «Fille de mon frère», m'appelait-elle avecun rire fier et sa tendresse me réchauffait». (A.F, pp. 219-220)

Il s'agit ici d'un imparfait itératif car ce sont des mots qui reviennent souventdans la bouche de la tante de la narratrice, ce sont aussi des gestes qu'elle

Page 209: Regaieg

191

accomplit souvent. La fuite de la narratrice de la maison maternelle vers lamaison de sa tante paternelle ne se produit pas aussi une seule fois.

Les deux derniers chapitres autobiographiques ne contiennent prati-quementpas d'imparfaits, ils n'appartiennent pas au plan du récit. Ainsi, le récitautobiographique fait retrait à la fin de l'œuvre, il cède la place au discours quisupplante l'autobiographie et fait avorter la tentative de la narratrice décidant,au départ, d'inscrire son autobiographie dans cet ouvrage.Trois remarques se dégagent de cette étude des deux temps principaux du récitdans A.F:

— L'imparfait accompagne souvent le prétérit même s'il se fait plus présent quelui. C'est en fait au moment où la manifestation du prétérit s'amoindrit quel'imparfait opère à son tour un retrait. Il s'agit en somme d'une éclipse du récit.

— Le récit disparaît presque totalement lors de l'évocation des souvenirs defemme adulte de la narratrice. Il reprend ses droits dès que celle-ci entreprendle retour à sa vie d'enfant mais sa présence n'est plus ce qu'elle était et samutilation apparaît déjà irrévocable, irréparable.

— Plus le souvenir est ancien, plus le récit paraît solide et fiable: ainsi dans lespremiers chapitres de la première partie, dans les chapitres consacrés auxtranses de la grand-mère maternelle, aux fêtes religieuses et à l'école coranique.

Le récit est encore moins présent dans O.S où, si le lecteur décèle unecertaine tendance à l'écriture autobiographique, la narratrice, elle, ne déclareaucune intention d'inscrire son autobiographie comme un récit réel à travers lespages qu'elle consacre à sa vie d'adulte puis d'enfant. Nous avons déjà noté quele prétérit apparaît de façon ponctuelle et conjonc-turelle dans ce roman. Il enest de même de l'imparfait, le second temps principal du récit. «LA

CHAMBRE» (O.S, p. 30) second chapitre consacré à Isma, démarre au présentpuis y retourne après un bref passage à l'imparfait:

«Dans la plupart des logis que nous avions habités, les fenêtresrestaient donc dépouillées de gaze, de satin ou de taffetas plissé. Dans laplupart de nos chambres, la tringle était faite d'un bronze terni; elle fut debois vulgaire dans d'autres lieux. Une fois, nous avions acheté une barre decuivre, l'aube la faisait miroiter; mes yeux à peine ouverts fixaient les lueursque renvoyait cet or… Un matin, nous avons observé ensemble le métal

Page 210: Regaieg

192

et… […] son éclat éclairait nos corps allongés. J'ai demandé s'il étaitnécessaire de suspendre enfin des rideaux».(O.S, p. 31)

Le passé composé des deux dernières phrases annonce ici le retour à lanarration au présent. Allongés l'un contre l'autre, le couple se souvient de lanuit où a été conçue leur fille unique: le récit de cette nuit de bonheur sedéroule à l'imparfait, bonheur inaltérable et qui semble durable ou alorsinoubliable:

«— L'odeur de la menthe! chuchoté-je […]. T'en souviens-tu?Il s'en souvient. Sol de moisissures, brume déchiquetée aux

branchages du chêne liège, c'était par une nuit claire. Nous avions dormi enplein air, près d'une route de corniche, à la suite d'une panne d'essence de laguimbarde que nous avions utilisée dans un interminable périple de retour.Au réveil l'éclat du matin, au-dessus d'un paysage vollonné, commesuspendu au bord de la mer étale, nous inondait». (O.S, p. 46)

La narratrice Isma essaye de cerner le corps de l'homme avec ses mains pour leséparer de sa famille: ces gestes sont longs, répétitifs, reproduits à chaque foisque les fantômes de la mère ou des sœurs se mettent à hanter l'homme. Cettenotion à la fois d'itération et de durée exige l'emploi de l'imparfait: «Longtemps

je le cernais de cette manière, je tentais de l'extraire de sa familiarité avec ceux auxquels

il est attaché par les liens du sang». (O.S, p. 57)

Dans «PATIOS» (O.S, p. 85), l'histoire de la famille maternelle est contée àl'imparfait, elle intervient à la suite de la description de la maison où résidecette famille:

«Trois tranches familiales logeaient à chacun des niveaux; l'ancêtre,un notable d'autrefois, avait eu trois épouses successives, la dernière étantma grand-mère entrée là à peine nubile. Elle s'était trouvée du même âgeque les petits-enfants de son vieil époux». (O.S, pp. 85-86)

Il s'agit ici d'un temps du récit mais le chapitre est, comme nous l'avons déjàsignalé, gorgé de discours explicatifs et commentatifs.

Dans la deuxième partie du roman, le chapitre «LA PLAINTE» (O.S, p.109) commence au présent, cependant le début du récit de la plainte d'une destantes de la narratrice se fait à l' imparfait, après quoi un retour au présent esttrès vite opéré:

«Dans le coin de la terrasse protégé par le jasmin, peu avant lecrépuscule, on allumait d'énormes braséros, rangés en file, et sur lesquels

Page 211: Regaieg

193

fumaient bientôt des marmites pleines à ras bord de ragoûts divers… Desfemmes, tout autour, s'affairent, se courbent. De longues nattes de jais leurbattent les reins; leurs bras sont nus, leurs pommettes rougies. Elless'activent, s'encouragent les unes les autres, elles conjuguent leurs effortssans hâte, elles n'en peuvent plus de tant d'invités à nourrir».(O.S, p. 111)

Le présent rend mieux compte ici de la situation où se trouvent les femmes: ilsert surtout à actualiser la scène, à la rendre presqu'éternelle, immuable, tel untableau. «LE BAISER» (O.S, p. 114) commence de même au présent puis, pourréférer à un moment ultérieur, la narratrice emploie l'imparfait:

«La fillette se souvient des montagnes où surgissent les déesses.Plus tard, bien plus tard, je les retrouvais raidies de silence, quand je

les rencontrais au hammam et que je les savais résidentes d'un bordelproche, jouxtant un campement militaire». (O.S, p. 115)

La narratrice emploie ici le présent de narration là où l'on attendait le prétérit.C'est pourquoi l'emploi de l'imparfait après le présent ne surprend guère.L'imparfait sert dans un autre chapitre à souligner une habitude, à renvoyer àun « pèlerinage»:

«[…] Les voyages à la zaouïa devinrent pèlerinages. Mon père, l'airgrave, accompagnait la troupe de citadines: nous emplissions deux calècheslouées en ville, tandis que l'aïeule […] se faisait amener un cheval, lorsquenous parvenions au terme de «la route romaine». Nous tous, nouscontinuions à pied, sauf ma grand-mère qui allait à cheval devant nous, letorse dressé, l'allure encore plus fière, l'un des métayers s'étant présenté pourtenir à ses côtés les rênes. Ainsi remontions-nous à la zaouïa où nousarrivions avant l'heure de la canicule». (O.S, pp. 115-116)

Dans ce chapitre, le prétérit se fait très rare. S'opère alors un début de retraitdes temps du récit et par là du récit lui-même. Ce dernier cède le pas aux tempsdu discours ou plutôt au présent de narration dont l'ampleur sera étudiée unpeu plus loin. Le chapitre «L'EXCLUE» (O.S, p. 119) évoque l'habitude desfemmes de s'épier c'est pourquoi nous y rencontrons à nouveau l'imparfaitmais employé d'une façon très brève:

«Dans la ruelle de la maison d'enfance, les familles des demeuresserrées les unes contre les autres s'espionnaient. Surtout depuis que,concession à la mode française, certaines avaient fait percer des fenêtres aurez-de-chaussée. En particulier Lla Hadja, une veuve sans enfants réputéeredoutable». (O.S, p. 119)

Page 212: Regaieg

194

Si «LA NOCE SUR LA NATTE» (O.S, p. 128) commence à l'imparfait, le récit netarde pas à adopter le prétérit: «Nous passions dans la demeure voisine en

enjambant le muret, sautant à pieds joints sur la terrasse contiguë». (O.S, p. 128) Lerécit de la nuit et du lendemain des noces est donc fait au prétérit. L'histoire de«L'ADOLESCENTE EN COLÈRE» (O.S, p. 140), le malheur de cette jeune fille,sont racontés à l'imparfait pour appuyer la routine quotidienne de la vie decette fille:

«Houria, ainsi s'appelait cette dernière, était sur le point d'être fiancée.Les parents se querellaient chaque soir: le père voulait la «donner» et lamère résistait». (O.S, p. 141)

L'imparfait intervient surtout dans le récit des nuits successives, semblables de«la couvée nombreuse» (O.S, p. 142 ). «LA BALANÇOIRE» (O.S, p. 145) quicommence avec la présentation du cadre de la scène démarre aussi àl'imparfait:

«Nous, les fillettes, nous ne nous hasardions jamais vers les quartierseuropéens, au bas de la cité neuve. Un marché éloigné, contre les muraillesde la ville m'attirait. […]

Un cousin, complice de mes jeux, me conduisait jusque-là par deschemins détournés. […]

Un jour, dépassant le terre-plein qui délimitait le caravansérail, jem'aventurai avec le cousin plus loin, du côté d'une grand-rue qui rutilait denéons. «Des forains, voici des forains!» me souffla le garçon».

(O.S, p. 146)

Nous constatons ici que le début du récit de la scène de la balançoires'accompagne du prétérit qui met en relief la découverte des enfants et lacirconstance précise liée à «un jour». Le passage de l'imparfait au prétéritcorrespond ici à ce que Weinrich appelle «mise en relief».

Comme pour le prétérit, nous constatons qu'il n'est fait usage del'imparfait dans O.S comme dans A.F que pour renvoyer à une circonstanceprécise, pour décrire une scène ou surtout pour souligner le caractère itératif detelle ou telle action. Les deux temps du récit se retirent à mesure que nousavançons dans les deux romans. Le récit opère ainsi un recul jusqu'à l'éclipsetotale à la fin des deux œuvres. Qui en est le responsable? Est-ce seulement lesdifférents types de discours déjà rencontrés plus haut ou s'agit-il d'une autreforme d'inscription du temps qui mine le récit et le persécute? En réalité, à côtédes discours explicatifs, commentatifs et émotifs, il convient de noter la

Page 213: Regaieg

195

présence du présent de narration qui se substitue souvent au prétérit et abolitla frontière entre Je narrant et Je narré introduisant ainsi l'écriture dans unezone floue entre récit et discours.

Cependant, avant de nous livrer à l'examen des différentes manifestations de cetemps, nous aimerions souligner une autre valeur de l'imparfait qui est sonemploi dans des discours indirects libres qui réfèrent aux paroles despersonnages. Cet emploi mine lui aussi le récit autobiographique, il le muemême en fiction.

I. B. 2 - Discours indirect libre:

L'imparfait peut aussi être employé dans des discours que l'on est tentéd'attribuer aux personnages: ce sont des discours qui s'inscrivent dans le styleindirect libre. Dans Je est un autre, Philippe Lejeune apporte une définition dudiscours indirect libre: «Sa fonction est d'intégrer un discours rapporté àl'intérieur du discours qui le rapporte en réalisant une sorte de «fondu» à lafaveur duquel les deux énonciations vont se superposer. Au style direct,l'énoncé rapporté serait cité dans son texte réel, sans transformation, mais ilserait nettement séparé du discours qui le rapporte par des guillemets ou destirets, aucune confusion n'étant possible. Au style indirect libre, l'énoncérapporté est intégré au discours du narrateur par ellipse de tout procédéintroductif: il est accordé, pour la personne et le temps, avec le discours qui lerapporte, mais il garde sa syntaxe et son vocabulaire. Ainsi est obtenu unchevauchement des deux énonciations: on entend une voix qui parle àl'intérieur d'une autre. Cette voix n'est pas citée, elle est en quelque sortemimée»1. Dans A.F, le discours indirect libre est employé dès les premièrespages:

«Cet été, les adolescentes me firent partager leur secret. […] Lesjeunes filles cloîtrées écrivaient; écrivaient des lettres à des hommes; à deshommes aux quatre coins du monde; du monde arabe naturellement». (A.F,p. 20)

1. Op. cit., pp. 18-19.

Page 214: Regaieg

196

Les phrases où nous relevons des verbes à l'imparfait nous livrent ici le contenudu secret des jeunes filles. Nous les entendons presque se confiant à lanarratrice-enfant dans la moiteur des soirées d'été. Après ces quelques phrases,le discours indirect libre s'étend sur une page entière. Nous pouvons aussirencontrer dans ce genre de style des phrases où est employé le plus-que-parfait:

«Lors des veillées, la benjamine et moi, nous ne parlions plus desromans lus durant les longs après-midi, mais de l'audace que cettecorrespondance clandestine nécessitait. Nous en évoquions les terriblesdangers. Il y avait eu dans nos villes, pour moins que cela, de nombreuxpères ou frères devenus «justiciers»; le sang d'une vierge, fille ou sœur,avait été versé pour un billet glissé, pour un mot soupiré derrière lespersiennes, pour une médisance…» (A.F, p. 21)

Le «billet glissé», le mot «médisance» renvoient ici à l'histoire de l'exclue dansO.S et confirment l'idée, déjà avancée à plusieurs reprises, que la narratrice deA.F et celle de O.S ne font qu'une. Les phrases soulignées ici constituent, ellesaussi, l'essentiel de la conversation entre les deux fillettes veillant la nuit avantde se livrer aux délices du sommeil de l'innocence. Comme dans ces phrases, lediscours indirect libre peut établir une distance entre la narratrice adulte etl'enfant qu'elle était car ce genre de discours réfère à sa parole à elle quand ellen'était que fillette: «J'avais peur et je l'avouais. Certainement une lumière allait gicler

du plafond et dévoiler notre péché, car je m'incluais dans ce terrible secret!» (A.F, p.22) Il y a à l'évidence dans cette phrase soulignée un décalage entre lanarratrice-enfant et l'adulte qu'elle est devenue et qui écrit ces pages. Ainsi, lenarratrice adulte laisse, par moments, à l'enfant qu'elle était la libertéd'exprimer sa pensée, procédure contradictoire avec le principe de l'écritureautobiographique qui doit exclure toute parole de l'objet de l'énoncé. C'est enfait le discours indirect libre qui permet cet accès du personnage à la parole. Laprésence de ce discours est très fréquente dans les deux premiers chapitresautobio-graphiques:

«Nous n'en revenions pas que le gendarme, si terrifiant dans les ruellesdu village, n'eût même pas osé lever les yeux! Il devait être rouge deconfusion; nous le supposions, nous le commentions». (A.F, p. 37)

Le verbe «supposer» et à sa suite le verbe «commenter» démontrent icil'appartenance du discours souligné aux deux fillettes qui observaient lespectacle hallucinant de Marie-Louise se livrant aux cajoleries amoureuses deson fiancé devant ses deux parents. Et voilà que le personnage de la narratrice-

Page 215: Regaieg

197

enfant s'empare à nouveau de la parole. Nous l'avons déjà souligné dans notrepremière partie, dans l'étude de l'autobiographie à la troisième personne, lestyle indirect libre, permettant un amalgame entre l'instance de l'énonciation etl'objet de la narration, renforce la distance entre Elle et Je en dotant Elle, objetde la narration, «non personne», d'une subjectivité inattendue:

«L'épouse, amusée par cette tristesse superstitieuse, le rassure. Elledépeint l'avenir de leur amour avec confiance; il avait promis que l'initiationprendrait autant de nuits qu'il le faudrait. Or, dès le début de cette nuithâtive, il pénétrait la pucelle». (A.F, p. 123)

Le style indirect libre est employé même avec l'autobiographie personnelle, ilétablit ainsi une distance entre le Je de l'énoncé (la jeune mariée) et le Je del'énonciation (la narratrice adulte qui écrit). Lors de la nuit de noces, La mariéeenvoie sa mère et sa sœur dormir à l'hôtel:

«J'ai formulé ce souhait sur un ton conventionnel…Puisque le destin ne me réservait pas des noces de bruits, de foule et devictuailles, que me fût offert un désert des lieux où la nuit s'étalerait assezvaste, assez vide, pour me retrouver face à «lui»». (A.F, pp. 123-124)

La phrase soulignée explique la formulation du souhait par la narratrice jeunemariée.

Dans O.S, le discours indirect libre est encore plus fréquent et surtoutplus long. Dans le chapitre «LA NOCE SUR LA NATTE» (O.S, p. 128) il metl'accent sur l'attitude des femmes du voisinage à l'égard de la mère qui a donnésa fille, très convoitée, à un étranger:

«Tout était donc prêt pour ces nouvelles noces, sauf le prétendant. Lamère en était à la septième, à la huitième demande en mariage, quandsoudain l'on apprit que l'affaire avait été conclue. La seconde était«donnée». A qui? Les sourires se pinçaient déjà, même pas un fils de la villeou de la capitale! Oui, un «étranger» avait été accepté: un vrai savant,certes, à ce qu'on disait, un professeur, on ne savait de quoi, certainesdisaient d'allemand, d'autres prétendaient de mathématiques, qu'il auraitétudiées jusqu'à un très haut niveau en Allemagne!

Cela n'amoindrissait en rien la tare: l'homme n'était pas originaire dela ville, ni même d'une autre ville; tout bonnement il venait d'un villageproche. Au bain maure, les deux mères avaient sympathisé en échangeantdes flatteries. On ajoutait même qu'elles se ressemblaient «par leursdéfauts», précisait une voisine sur un ton pointu. Mais quoi, le parti serévélait sérieux, le marié apportait les garanties d'un fonctionnaire

Page 216: Regaieg

198

supérieur! La jeune fille après tout avait de la chance, ce trousseauexceptionnel était en quelque sorte augural; il présageait toute une vie devoyages. Et qu'Allah le Miséricordieux la protège!» (O.S, p. 130)

Nous remarquons dans ce paragraphe que le discours indirect où la narratricerapporte mot à mot les paroles des citadines se mêle au discours indirect libreoù il nous semble écouter ces mêmes femmes se morfondre de jalousie contre lamère du jeune promis. Intriguée par ces différents commérages sur la maisonvoisine, la narratrice s'attarde sur les différents discours de ces femmes, qu'elleséprouvent un sentiment de jalousie ou qu'elles soient bienveillantes à l'égarddes voisines:

«Et les bavardes du crépuscule songeaient: une mariée deviendrait unesorte d'objet qu'on transporte, regard en dedans, visage en pleurs, tout justebonne à être enterrée!… Quel masochisme, alors que le destin, déjà sisévère pour les femmes, sauvegardait au moins l'éclat du jour des noces!»

(O.S, pp. 132-133)

La narratrice va jusqu'à habiter la pensée de la mère au jour des noces:

«La mère suivait dans un camion qu'elle avait chargé du trousseau, descouffins pleins de victuailles et des pâtisseries les plus raffinées. «Là-bas»,elle montrerait aux villageoises, en préparant elle-même le déjeuner de fête,ce qu'était sa famille si bien née, ce que représentait sa fille pour elle et pourtoutes les citadines! La fête se déroulerait selon nos normes, le saint austèreet purificateur devant dès lors céder le pas à tradition plus ancienne quelui!»

(O.S, 133)

Le conditionnel remplace ici le futur du discours direct. L'emploi du possessif«nos» ajoute à l'ambiguïté de ce discours et pousse le lecteur à l'imaginer dansla bouche de la mère plutôt que dans celui de la narratrice.

Il serait très long d'étudier dans ce cadre les différents discours indirects libresqui se manifestent dans O.S1. Ce qui nous importe ici c'est d'étudier l'influenceque peuvent avoir ces discours sur le récit autobiographique. Au dire de laplupart des critiques, le discours indirect libre est très préjudiciable à toutprojet autobiographique car il donne une certaine subjectivité aux personnageset les dote d'une personnalité qui les assimile à des héros de roman. Ainsi KäteHamburger, comme Gérard Genette2, affirme que «le discours indirect libre est

1. Une étude plus détaillée de ce genre de discours dans O.S est faite dans le cadre de la troisième et

dernière partie: second chapitre consacré à la polyphonie dans O.S.2. Fiction et Diction, Editions du Seuil, 1991, pp. 76-77.

Page 217: Regaieg

199

devenu progressivement le procédé le plus élaboré de fictionnalisation»3. Elleajoute par ailleurs: «Ce n'est pas le hasard, mais les conditions structurelles quifont que les formes de la représentation ont une importance décisive pour lafictionnalisation: verbes décrivant des processus intérieurs appliqués à destiers, et donc discours indirect libre, mais aussi monologue traditionnel — bref,tout ce qui concourt à former la subjectivité de tierces personnes —, tout cela nepeut avoir sa place dans un [récit]4 à la première personne, même là où le Je-Narrateur lui-même est en cause, car cela signifierait qu'il s'annule en tantqu'instance de la narration (en tant que narrateur) et se transforme en fonctionnarrative. Ces manifestations formelles définissent la limite absolue que nepeut franchir le récit à la première personne sans s'écarter du domaine del'énoncé de réalité»1. Le discours indirect libre fictionnalise ainsi l'écritureautobiographique. Nous le rencontrons même dans la narration au présent.

Concluons sur cette partie du second chapitre. Il semble donc manifesteque les deux œuvres s'inscrivent bel et bien dans un espace autobiographique.Le récit autobiographique est là, présent à travers l'emploi du prétérit et del'imparfait de narration, même s'il doit, à la fin, opérer un retrait presque total.Ce récit est en fait supplanté par les discours qui actualisent la pensée de lanarratrice adulte et que nous avons étudiés dans le chapitre précédent. Il estégalement atténué et même rayé par le présent de narration qui se substitue auprétérit du récit et le tire du côté du discours. L'emploi du discours indirectlibre n'est pas, lui, en reste. Il introduit le récit, au départ autobiographique,dans un espace fictif en dotant les personnages d'une subjectivité qui réveilleleurs voix et leur donne accès à la parole.

3. Logique des genres littéraires, Traduit de l'allemand par Pierre Cadiot, Editions du Seuil, 1986, p.

90.4. Nous avons substitué ici le mot «récit» à «roman» car ce dernier nous semblait contredire la pensée

de l'auteur. Peut-être est-il introduit à la suite d'une erreur de traduction. En fait, dans ce mêmeouvrage, Käte Hamburger définit le récit à la première personne comme un «énoncé de réalitéfeint» (p. 277) Le terme de roman à la première personne est donc illogique pour elle.

1. Logique des genres littéraires, op. cit., pp. 278-279.

Page 218: Regaieg

200

II - LA NARRATION AU PRESENT:

Benveniste ne se lasse pas de le souligner: le présent, le passé composéet le futur sont bannis du récit. Ce dernier est cependant contaminé par cestemps dans les deux ouvrages objet de notre étude. Dominique Maingueneaudécèle dans le récit une faille qui permet au présent de s'y installer: «Si l'ondéfinit le «récit» comme un mode de narration sans embrayage nimodalisation, il suffit qu'un texte présente ces caractéristiques pour relever du«récit», en l'absence de toute forme de passé simple. Le présent estparticulièrement propice à ces emplois: c'est ce qu'on appelletraditionnellement le «présent historique» ou, de manière plus exacte, leprésent aoristique. […] Ce présent ne remplace pas purement et simplement lepassé simple, il le supplée localement à des fins stylistiques bien déterminées»1.Ainsi l'emploi du présent aoristique constitue-t-il une figure de style, unprocédé qui déroge aux règles de la narration.

II. A - LE PRESENT DE NARRATION:

Le présent de narration est employé là où nous devrions rencontrer l'undes temps du récit et plus spécialement le prétérit. Il introduit l'écriture dansune zone d'ambiguïté: le lecteur ne sait plus alors s'il s'agit d'un récit ou d'undiscours, s'il s'agit de la voix de la narratrice adulte ou enfant ou adolescente.Philippe Lejeune définit beaucoup plus amplement ce temps narratif. Comme

1. Eléments de linguistique pour le texte littéraire, op. cit., pp. 46-47.

Page 219: Regaieg

201

Maingueneau, il le considère comme une figure d'écriture: «Le présent denarration, ou présent historique est une très classique figure narrative: ellefonctionne par rapport à un contexte dans lequel le narrateur emploienormalement l'un des deux systèmes qui sont à sa disposition pour raconterune histoire passée: celui du discours centré sur le présent, où cette histoireviendra au passé composé et à l'imparfait; et celui de l'histoire, où elle viendraau passé simple et à l'imparfait. La figure du présent de narration consiste enune ellipse momentanée de toute marque de temps que ces marques soientcelles qui opposent l'histoire au discours, celles qui opposent dans le systèmedu discours le moment de l'énonciation à celui de l'énoncé, ou celles qui, danschaque système, sont utilisées pour la mise en relief (l'opposition du passésimple ou composé avec l'imparfait). Ce degré zéro du temps produit des effetsdifférents selon le contexte où il est employé. Le plus souvent il est utilisé pourcréer localement un effet de mise en relief, dans le cadre d'un récit à anecdotes.Les signes marquant le rapport du narrateur à l'histoire manquent soudain, sibien que l'histoire semble «crever» l'écran diégétique, refouler son narrateurpour venir sur le devant de la scène. […] Tout se passe comme si l'histoiredevenait contemporaine de sa narration»1. Catherine Fromilhague et AnneSancier vont, elles, beaucoup plus loin en consi-dérant le présent de narrationcomme un cas particulier de métonymie. C'est en fait une «énallage». Les deuxcritiques s'appuyent, pour définir cette figure de style, sur la thèse de FrançoisDeloffre: «Elle ne peut consister en français que dans l'échange d'un temps,d'un nombre ou d'une personne, contre un autre temps, un autre nombre ouune autre personne»2. Elles y ajoutent cependant la remarque suivante: «Onreconnaît là en particulier les emplois dits stylistiques des temps de l'indicatif,comme le présent de narration, le futur des historiens, l'imparfait d'atténuation,etc»3. Elles notent aussi ailleurs que le présent de narration «fonctionne commeun substitut du passé simple» et que «son effet stylistique est remarquable,notamment dans le cadre de l'hypotypose [le fait de se représenter des faitsrévolus au moment où ils sont racontés] puisqu'il projette dans un pseudo-présent un événement passé»4.

Dans A.F, le présent de narration est utilisé dès l'incipit:

1. Philippe LEJEUNE, Je est un autre, op. cit., pp. 16-17.

2. Une Préciosité nouvelle - Marivaux et le marivaudage, Les Belles Lettres, Paris, 1955.Cité dansIntroduction à l'analyse stylistique, op. cit., p.160.

3. Introduction à l'analyse stylistique, op. cit., p. 160.4. Ibid, p. 35.

Page 220: Regaieg

202

«Fillette arabe allant pour la première fois à l'école, un matind'automne, main dans la main du père. Celui-ci […] porte un cartable, il estinstituteur à l'école française». (A.F, p. 11)

L'anonymat des lieux et des actants de l'histoire est ici renforcé par l'emploi duprésent qui est un temps indéterminé. Tout ce premier chapitre intitulé«FILLETTE ARABE ALLANT POUR LA PREMIÈRE FOIS A L'ECOLE» (A.F,p. 11) est ainsi écrit au présent de narration. Il retrace les étapes de la vie de lanarratrice, depuis le jour où elle a commencé à fréquenter l'école françaisejusqu'au jour où elle a divorcé et où elle est revenue avec sa fille dans sonvillage natal. Le second chapitre «TROIS JEUNES FILLES CLOÎTREES…» (A.F,p. 18) commence également par une narration au présent. La narratrice estsouvent accompagnée dans ses jeux d'enfant par la benjamine des filles, Je cèdealors le pas au Nous qui s'empare de la narration:

«Je n'entre jamais dans la pièce du fond: une aïeule brisée de sénélité,y croupit dans une pénombre constante. La benjamine et moi, nous nousfigeons parfois sur le seuil: une voix aride tantôt gémit, tantôt se répand enaccusations obscures, en dénonciation de complots imaginaires. De queldrame enfoui et qui renaît, réinventé par le délire de l'aïeule retombée enenfance, frôlons-nous la frontière? La violence de sa voix de persécutéenous paralyse. Nous ne savons pas, comme les adultes, nous en prémunirpar des formules conjuratoires, par des bribes de Coran récitées bien haut».

(A.F, pp. 18-19)

Qui parle dans la phrase interrogative? Est-ce la narratrice adulte ou plutôtl'enfant qu'elle était? L'ambiguïté est maintenue par l'emploi du présent qui,«définissant des procès sans durée et coupés de l'instance énonciative, […]instaure un hors-temps, un monde à la fois présent et parfaitement étranger»1.Le mot «adultes», à la fin du paragraphe, confirme cependant qu'il s'agit de lanarratrice-enfant. L'emploi du présent n'est donc pas du tout approprié pour cegenre de récit et l'utilisation du discours indirect libre ajoute à cette ambiguïté.Pour Philippe Lejeune, «la couleur générale que donne le présent fonctionnecomme une sorte de glaçage de surface qui recouvre en réalité deux sourcesd'énonciation différentes, et brouille en apparence la hiérarchie des niveaux dutexte»2.

Depuis le début du roman, nous assistons donc à un flottement dansl'écriture autobiographique. Le départ du récit autobiographique proprement

1. Dominique MAINGUENEAU, Eléments de linguistique pour le texte littéraire, op. cit., p. 48.

2. Je est un autre, op. cit., p. 17.

Page 221: Regaieg

203

dit ne se fait qu'à la page 20, au milieu du second chapitre autobiographique.Un espace blanc sépare les deux genres de récit (la narration au présent et lerécit au prétérit ou à l'imparfait): marque typographique qui annonce larupture dans l'écriture autobiographique.

Le présent de narration réapparaît dans le troisième chapitre: «je stationne encore

là, fillette accoudée à la fenêtre du gendarme». (A.F, p. 34) Là, la narratrice semblese transporter jusqu'au passé au lieu de le ramener à elle. Aussi, la narratriceadulte se transforme-t-elle en fillette. La fenêtre sert ici de cadre, c'est uneespèce d'écran à travers lequel s'élancent les souvenirs.

«Nous sommes encore accoudées, la benjamine et moi, à la mêmefenêtre de cette maison française; c'est un autre jour ensoleillé.

Cette fois, c'est vrai, nous nous sentons quasiment bouleversées. Lamère, devant son baquet, termine sa lessive; le père, un homme gros et courtdont l'uniforme dehors fait fuir le moindre compagnard, reste assis là, enbras de chemise et l'air bonhomme, tenant un journal local ouvert tout enfumant sa pipe lentement. Exactement face à nous, dans un couloir partantde la cuisine ensoleillée, un peu en retrait, Marie-Louise se tient debout,dressée contre un jeune homme au teint rouge et aux moustaches blondes.C'est lui, le fiancé, l'officier dont tout le monde parle!

Le spectacle nous semblait à peine croyable». (A.F, pp. 35-36)

Ce «spectacle» exerce en fait une fascination infinie sur les deux fillettes. C'estpourquoi cette scène demeure inoubliable pour la narratrice, ancrée dans samémoire. L'emploi du présent renforce cette idée de la présence du souvenir.La phrase exclamative se situant un peu avant la fin du paragraphe correspondà un discours indirect libre des fillettes. Ainsi, ces enfants se dotent-elles d'unepersonnalité qui les isole de l'autorité que devrait exercer sur elles la narratriceadulte.

Dans la deuxième partie, dès le premier chapitre autobiographique, leprésent de narration réapparaît. Ce temps domine dans ce chapitre où il existequelques brefs passages au prétérit. L'écriture autobiographique se trouve enfait mutilée dès qu'elle s'attaque à la vie amoureuse de la narratrice.L'utilisation du présent provoque l'abolition des frontières entre Je adulte et Jeenfant. Cette confusion entretient la présence incontestable du souvenir. «Nous

sommes époux depuis peu, il me semble». (A.F, p. 72) Dans cette phrase, il existeune contradiction entre l'emploi du présent et la modalisation de cette réalité: ils'agit d'un présent de narration et non d'énonciation. Ici, la jeune mariée setransforme en une sorte de narratrice au second degré, une narratrice qui

Page 222: Regaieg

204

exprime ses doutes et révèle des côtés de sa personnalité d'habitude éclairée parles seules indications que veut bien nous fournir la narratrice adulte. Dans letroisième chapitre autobiographique de cette deuxième partie les temps de lanarration (aoriste et imparfait) gèrent le récit des jours précédant la noce (6pages). Cependant, dès que la narratrice aborde la nuit même des noces (deuxpages avant la fin), la narration tourne au présent:

«Dans ces noces parisiennes, envahies de la nostalgie du sol natal,voici que, sitôt entré dans la pièce au lit neuf, à la lampe rougeâtre posée àmême le sol, le marié se dirige vers celle qui l'attend, voici qu'il la regardeet qu'il oublie». (A.F, p. 123)

L'autobiographie impersonnelle se mêle dans cet exemple à l'emploi du présentde narration et l'aliénation de l'écriture autobiographique devient double. Dansle chapitre suivant (premier chapitre autobiographique de la troisième partie«LES DEUX INCONNUS» (A.F, p. 129)), un procédé différent se met en place: leprésent de narration est employé avec la forme personnelle de l'autobiographieet quand le prétérit fait son apparition dans le récit, l'écriture vire à la formeimpersonnelle:

«J'ai dix-sept ans. Ce matin-là, il fait soleil sur la ville bourdonnante.Je surgis dans une rue qui dégringole jusqu'à l'horizon; partout […], c'est lamer qui attend, spectatrice. Je me précipite.

Après une querelle banale d'amoureux que je transforme en défi, queje lance en révolte dans l'espace, une secrète déchirure s'étire, la première…[…]

Mon corps se jette sous un tramway qui a débouché dans un viragebrusque de l'avenue. […]

On sortit la jeune fille de dessous la machine; l'ambulance transportason corps à peine contusionné jusqu'à l'hôpital le plus proche».

(A.F, pp. 129-130)

Si l'amputation de l'écriture autobiographique ne s'opère pas par l'emploi duprésent de narration, elle est donc garantie par l'écriture impersonnelle. Dans ladeuxième phrase, l'indication temporelle «ce matin-là» se trouve encontradiction avec l'emploi du présent. C'est l'une des marques qui peut nousindiquer qu'il s'agit d'un présent de narration et non d'énonciation. Ce mêmeprocédé d'écriture est employé dans la scène du cri de désespoir poussé par lanarratrice, cri auquel répond un inconnu dans une rue parisienne: nousentendons le cri d'une femme dans la rue Richelieu, cette femme c'est elle, lanarratrice qui vivait ses premières années de femme mariée: la narration se fait

Page 223: Regaieg

205

d'abord au présent avec emploi de la troisième personne puis reprend la formepersonnelle:

«Une femme sort seule, une nuit, dans Paris. Pour marcher, pourcomprendre… […]

Rue Richelieu, dix heures, onze heures du soir; la nuit d'automne esthumide. […] A force d'avancer, de sentir la nervosité des jambes, lebalancement des hanches, la légèreté du corps en mouvement, la vies'éclaire et les murs, tous les murs, disparaissent…

Quelqu'un, un inconnu, marche depuis un moment derrière moi.J'entends le pas. Qu'importe? Je suis seule. Je me sens bien seule, je meperçois complète, intacte, comment dire, «au commencement», mais dequoi, au moins de cette pérégrination». (A.F, pp. 130-131)

Dans le dernier paragraphe, il est largement fait usage du discours indirectlibre même si le temps employé est le présent. L'emploi de la phrasemodalisatrice «comment dire» indique l'apparition d'une sorte de narration ausecond degré. Le discours indirect libre semble alors se métamorphoser en unmonologue intérieur du personnage (la femme qui crie dans la rue Richelieu).«L'APHASIE AMOUREUSE» (A.F, p. 14), chapitre mettant à jour l'un des pointssensibles de la psychologie de la narratrice, débute aussi par une narration auprésent:

« J'ai passé chacun de mes étés d'enfance dans la vieille cité maritime,encombrée de ruines romaines qui attirent les touristes. Jeunes filles etfemmes de la famille, des maisons voisines et alliées, rendent régulièrementvisite à quelque sanctuaire… Des groupes piailleurs se répandent, dès lors,dans la compagne proche». (A.F, p. 142)

Les «étés d'enfance» ne coïncident encore une fois pas avec l'emploi duprésent. Après un passage à l'imparfait (deux pages), le présent domine ànouveau la narration. Ainsi, le chapitre commence au présent et finit auprésent: un paragraphe au présent, situé à sa fin, se détache typogra-phiquement:

«S'agit-il d'ami ou d'amoureux issu de ma terre, […] je peux enfinparler, partager des litotes […] Enfin, la voix renvoie à la voix et le corpspeut s'approcher du corps». (A.F, p. 146)

Si ce chapitre est cerné par le présent c'est parce qu'il conte l'aphasie amoureusede la narratrice. Il met en relief son impuissance à dire l'amour en languefrançaise. Cette impuissance s'applique aussi étrangement aux temps du récit etconfirme la mutilation de l'écriture autobiographique. Dans le dernier

Page 224: Regaieg

206

paragraphe cité, il s'agit d'un discours indirect libre de l'adolescente quiéprouve une gêne devant les mots d'amour: elle exprime la magie que peuventexercer sur elle les mots d'amour arabes. «LA MISE A SAC» (A.F, p. 174),troisième chapitre autobiographique de la troisième partie, fait, lui aussi, usagedu présent de narration:

«Dans les réunions d'autrefois, les matrones font cercle selon un riteconvenu. L'âge, tout d'abord, a priorité avant la fortune ou la notoriété.Chaque vieille pénètre, la première, dans le vestibule coudé, débouche dansle patio aux céramiques bleuies; elle précède sa bru, qu'elle appelle «samariée», même dix ans après la noce […], puis viennent ses filles veuves,divorcées, ou encore vierges…» (A.F, p. 174)

L'emploi du présent est ici antinomique de la présence de l'adverbe de temps«autrefois». «LA COMPLAINTE D'ABRAHAM» (A.F, p. 191), chapitre qui évoqueles fêtes du mouton que la narratrice a vécues lors de son jeune âge, commenceégalement au présent:

«Chaque réunion, pour un enterrement, une noce, est soumise àd'implacables lois: respecter rigoureusement la séparation des sexes,craindre que tel proche ne vous voie, que tel cousin, mêlé à la foulemasculine massée dehors, ne risque de vous reconnaître quand, voilée parmiles voilées, vous sortez, ou vous rentrez, perdue dans la cohue des invitéesmasquées».

(A.F, p. 191)

S'agit-il ici d'un présent d'une introduction dans la situation qui sert à présenterla problématique ou plutôt d'un présent de vérité générale? Le présent denarration peut souvent être confondu avec ces deux genres de présent, mais sonemploi en est tout à fait différent car il feint de ramener le passé au présent ense substituant aux temps du récit. Les déïctiques temporels sont souvent unmoyen sûr de distinguer le présent de narration des autres emplois du présent.Dans la même page, quelques lignes après, nous retrouvons un présentnettement consacré à la narration peut-être parce qu'il est associé au sujet del'énonciation (ou de l'énoncé?):

«Reste la musique. J'écoute le chant des dévotes quand, enfants envacances, nous accompagnions nos parentes, chaque vendredi, à la tombedu saint protecteur de la ville.

Dans l'ombre de la masure fruste […], des dizaines d'anonymes,venues des hameaux et des fermes voisines, se lamentent, psalmodient dansce lieu écrasé d'odeurs». (A.F, p. 191)

Page 225: Regaieg

207

Le présent soulignant la présence de la scène dans la mémoire de la narratricefait ici contraste avec l'imparfait lié au temps de l'enfance «nous accompagnions».Le présent, temps de toutes les équivoques, inaugure aussi «L'ECOLE

CORANIQUE» (A.F, p. 202). Après quelques passages à l'imparfait, nousretrouvons le présent dans un récit consacré à la manière de réciter le Coran dela part des enfants. La question est encore plus pressante dans le chapitre «LE

CRI DANS LE RÊVE» (A.F, p. 217): s'agit-il d'un présent de narration oud'énonciation? Est-ce un discours ou un récit? En réalité, les deux instances,celle de l'énoncé et celle de l'énonciation sont non seulement présentes maisaussi représentées:

«Je rêve à ma grand-mère paternelle; je revis le jour de sa mort. Jesuis à la fois la fillette de six ans qui a vécu ce deuil et la femme qui rêve etsouffre, chaque fois de ce rêve». (A.F, p. 217)

La question se pose en fait pour tout le chapitre. Le lieu de l'énonciation ouplutôt du rêve nous renvoie à l'instance présente de l'énonciation qui parle ourêve à partir de la maison de la grand-mère maternelle:

«Mon rêve se poursuit parfois dans ces lieux de lumière, près dubigaradier de l'escalier, sous les jasmins de la première terrasse. Des pots decuivre, contre la rampe, portent les géraniums… Je me retrouve assise,écrasée, au sein d'une foule de visiteuses voilées, le visage rougi. Jeregarde». (A.F, p. 218)

Dans «LES VOYEUSES» (A.F, p, 228 ), après un bref passage à l'imparfait, leprésent réapparaît et persiste jusqu'à la fin du chapitre. «LA TUNIQUE DE

NESSUS» (A.F, p. 239), chapitre récapitulant la vie de la narratrice est écritentièrement au présent. Il renvoie au premier chapitre du roman de par lesimages qu'il évoque et le temps qu'il utilise:

«Le père, silhouette droite et le fez sur la tête, marche dans la rue duvillage; sa main me tire et moi qui longtemps me croyait si fière […] jemarche, fillette, au-dehors, main dans la main du père. Soudain, uneréticence, un scrupule me taraude: mon «devoir» n'est-il pas de rester «enarrière», dans le gynécée, avec mes semblables? Adolescente ensuite, ivrequasiment de sentir la lumière sur ma peau, sur mon corps mobile, un doutese lève en moi: «Pourquoi moi? Pourquoi à moi seule, dans la tribu, cettechance?»» (A.F, p; 239)

Les phrases interrogatives contiennent ici un discours indirect libre de l'enfantpuis de l'adolescente: l'une et l'autre se posent des questions sur le sens de leurlibération du harem. Les mots, la phrase entre guillemets introduisent encore

Page 226: Regaieg

208

plus subtilement la subjectivité de ces deux nouvelles instances en leurattribuant directement la parole et en reléguant la narratrice adulte au rangd'un témoin qui ne participe plus à la narration que d'une sorte d'arrière-plandissimulé. Ainsi, le roman commence au présent de narration et finit au présentde narration, ce mouvement rotatif du présent annule le récit autobiographiqueet inscrit le roman dans une catégorie discursive qui le rapproche d'une sorte dejournal intime. C'est en fait comme un discours écrit au jour le jour que BéatriceDidier définit le journal intime: «A priori ce genre se définirait par une absencetotale de structure. Pas de «logique du récit», comparable à celle qui existe dansle conte ou dans le roman. Pour une raison bien évidente: il n'y a pas vraimentde récit. Et, curieusement, le journal diffère, en ce point, de l'autobiographie oùje crois que l'on pourrait, du moins avec certaine prudence, parler de récit.L'autobiographie est un récit construit après coup. C'est donc le fait d'écrireaprès l'événement, largement après et avec un écart plus ou moins important,qui permet de donner aux faits une organisation, une «logique», qu'ils nepeuvent acquérir s'ils sont relatés au jour le jour»1.

Cinq remarques s'imposent après notre étude du présent de narration dans A.F:

— Le présent de narration tente de supprimer la frontière entre le sujet del'énoncé et l'instance de l'énonciation. Il établit volontairement un amalgameentre les deux, amalgame qui vise à garder l'écriture dans une lisière floue entrele récit et le discours.

— Le présent de narration est souvent facilement repérable grâce auxindications temporelles qui renvoient au passé de la narratrice.

— Ce temps est omniprésent dans presque tous les chapitres autobio-graphiques du roman, sa présence s'accentue à mesure qu'on avance dansl'œuvre. Associé aux temps du discours, il fait basculer le roman du côté dudiscours et le dote des caractéristiques d'un journal intime.

— L'emploi de ce temps est plus important dans les chapitres consacrés à la vied'adulte de la narratrice, il se manifeste donc avec les autres symptômes dudérèglement de l'écriture autobiographique déjà étudiés dans la partieprécédente. Il s'associe souvent à la forme impersonnelle de l'écriture: cette

1. Le Journal intime, op. cit., p. 140.

Page 227: Regaieg

209

double amputation de l'écriture autobiographique rapproche l'ouvrage de lafiction et l'éloigne du genre autobiographique.

— Ce temps est souvent associé à d'autres procédés d'écriture tels que lediscours indirect libre et la narration au second degré qui dotent le personnage(ou plutôt les personnages puisqu'il s'agit d'âges variables de la narratrice)d'une voix autonome, détachée de celle du sujet scripteur. Ces procédésd'écriture avec le présent font basculer A.F dans la fiction et l'inscrivent dans ladiégèse romanesque.

Pour Käte Hamburger: «Le présent historique n'a pas pour fonction d'actualiserau sens temporel du terme, mais bien au sens fictionnel. Les personnagesapparaissent plus nettement dans leur statut d'agents autonomes que ce n'est lecas avec le prétérit; ils sont montrés dans l'accomplissement de leur action»1. Cetemps est donc la marque incontestable de l'échec de l'écritureautobiographique. Plus que tous les symptômes du dérèglement de l'écritureautobiographique, il pousse l'écriture jusqu'à la faire glisser dans l'abîme de lafiction. Il abolit la frontière entre les différentes personnes que peut constituerle Je, il abolit donc l'évolution du Je dans le temps. La narratrice vit sessouvenirs comme de véritables moments contemporains à la narration. Au direde Béatrice Didier, le mécanisme de l'écriture autobiographique exige un retouren arrière, mais ce retour est éprouvé autrement chez la femme que chezl'homme: «le mythe fondamental de toute autobiographie, c'est évidemmentcelui du retour. Mais le trajet qu'accomplit la femme pour revenir à son enfancesemble différent de celui qu'accomplit l'homme; peut-être, lui est-il donnédavantage de revivre ces premières sensations dans leur immédiateté, sansqu'une véritable distance ait été opérée, si elle a su conserver en elle,profondément enfouies, ces sensations premières. L'homme se souvient de cequi est passé; la femme retrouve ce qui n'a jamais cessé d'être»2. Le mot«immédiateté» légitime pour la femme l'emploi du présent dans sonautobiographie. Est-ce à dire que, ce temps introduisant une dimension fictivedans l'écriture, la femme, hantée par la présence du souvenir, n'arrivefinalement jamais à écrire son autobiographie? C'est en tout cas l'hypothèse quesemble appuyer Béatrice Didier. Nous en avons déjà présenté l'ébauche dans laconclusion de la partie précédente. Si le présent de narration entrave l'écriture

1. Logique des genres littéraires, op. cit., p. 102.2. L'Ecriture-femme, op. cit., p. 259.

Page 228: Regaieg

210

autobio-graphique, que faire? Assia Djebar, elle, n'a pas hésité, elle a décidé,paradoxalement, de recourir justement à la fiction pour pouvoir mieux inscrireson autobiographie.

En effet, le présent de narration, temps de la fiction, est encore plusprésent dans O.S où le récit autobiographique n'occupe qu'une part infime de lanarration. «ISMA» (O.S, p. 19), premier chapitre consacré à cette dernière, estentièrement narré au présent:

«Ô souvenir, jours d'été ou jours de pluie, je flâne dans les rues dequelque capitale; tantôt c'est la mode des robes longues, j'ai l'impression dedanser au moindre mouvement, sur mes mollets battent les pans d'une jupecouleur cuivre, blanche parfois, ou d'un bleu pâle comme les prunelles del'homme qui m'attend; tantôt jambes nues et genoux à demi découverts, lebuste serré, je me sais mince, jaillissante hors la ceinture de cuir, le pashâtif, la nuque gracile, je tourne la tête d'un coup, je surprend ses yeux lentssur mon profil non fardé, ah ce soleil, ces promenades, mon corps quinavigue, tant et tant de fois il m'arrive de flotter dans le faisceau des regardsalentour».

(O.S, p. 19)

Les interjections nous renvoient ici à un registre euphorique, tandis quel'emploi du présent immortalise le souvenir inoubliable. La dernière phrasecorrespond à un discours indirect libre du personnage, de la jeune mariée. «LA

CHAMBRE» (O.S, p. 30), comme le chapitre précédent, est narré au présent. Demême «VOILES» (O.S, p. 44), troisième chapitre racontant l'histoire d'Isma, estécrit au présent de narration. Dans ce chapitre, le passé est lui-même vécucomme un présent:

«L'enfant naquit en février. Je ne dis jamais «ma fille»… Je n'avoueraijamais combien à présent mon corps se détend, mes flancs s'approfondissenttandis que le père se penche, qu'ils s'esclaffent tous deux, lui, sombre ouplacide d'ordinaire, et Mériem aux gestes de mouette, aux éclats de rireintarissables. L'homme l'enlace; je m'alanguis, mes yeux accrochés à l'imagede leur couple». (O.S, p. 47)

Dans A.F, nous avons relevé des présents de narration employés avec desdéïctiques temporels référant au passé. Là, le présent est, comme le présent del'énonciation, associé à des déïctiques. S'agit-il d'ancrer encore plus le passédans le présent, de faire oublier qu'il s'agit du passé? Le passé se transporte-t-ilréellement au présent au point que le lecteur n'arrive plus à les distinguer? Là

Page 229: Regaieg

211

est certainement le but de la narratrice qui tente de masquer toute différenceentre ces deux périodes pourtant généralement distinctes. Pour Pierre Van DenHeuvel, «l'emploi du présent à tous les niveaux discursifs traduit cetteincertitude angoissante du temporel imaginaire et de la durée psychologique:on glisse d'un niveau à l'autre dans l'ambiguïté de l'observation directe et del'émergence de souvenirs anciens…»1. «L'AUTRE» (O.S, p. 57) débute, lui aussiau présent, (nous ne disons plus de narration). «LES MOTS» (O.S, p. 74)emploie également le présent:

«Nos mots n'éclairent ni la meurtrissure, ni la joie; ils miroitent. Leurardeur sourd. Ils tintinnabulent. La pénombre les hisse jusqu'à notre coucheoù le plaisir frôle son point d'orgue. […]

Je m'accroche aux épaules de l'homme. Flux de mots-aiguilles que,dans son sommeil, il épelle. […]

Ruelles qui s'allongent devant nous au crépuscule suivant; elles seterminent en impasses contre un horizon de braises». (O.S, p. 74)

Le «crépuscule suivant» indique que les phrases précédentes contiennent desactions effectuées la veille alors qu'il y a ici emploi du présent. Il s'agit en faitd'une évolution dans le temps, procédé qui nécessite évidemment unenarration.

«De nouveau, bavardage menu du couple; c'est un autre jour où nousmarchons sous la pluie. Mots tremblés. De retour à la nuit tombante,retrouver la quête commune. Soudain je me mure; l'homme, cerné par marétivité inattendue, arrête ses gestes; se tait. La journée suivante croulerasous un torrent de mots contingents. Conversations du dérisoire».

(O.S, pp. 76-77)

Les étapes du récits sont soulignées ici par la progression dans le temps,progression garanties par l'emploi des adverbes temporels. Il s'agit ainsi d'unenarration qui se fait au présent. Le futur est également ici un temps de lanarration. Dans «PATIOS» (O.S, p. 85), le temps dominant est l'imparfait. Iln'existe que quelques bribes de présent: il s'agit du présent d'énonciation et nond'un présent de la narration. Ce chapitre opère-t-il un véritable départ du récitautobiographique? Il semble a priori en être ainsi. Cependant, le présent netardera pas à réapparaître pour miner ce semblant de récit et réinstallerl'écriture dans l'ambiguïté qui la cernait dès le début du roman.

1. Parole, mot, silence : pour une poétique de l'énonciation, op. cit., p. 245.

Page 230: Regaieg

212

La deuxième partie s'intitule «LE SACCAGE DE L'AUBE» (O.S, p. 101).Son troisième chapitre «LA PLAINTE» (O.S, p. 109) évoque la plainte d'unetante dans la maison maternelle alors que la narratrice n'était qu'une enfant.Dans cette scène la narratrice emploie pourtant le présent:

«Le jasmin étale son feuillage sur le coin de la terrasse au sol decéramique rouge brique. Juste en face, la cuisine rénovée et la buanderie,vieille et vaste, gardent leurs portes ouvertes. L'eau coule sans nulle cesse».

(O.S, p. 109)

«LE BAISER» (O.S, p. 114), chapitre mettant en scène la narratrice-enfant face àun mendiant des montagnes natales de sa mère, commence lui aussi au présent.Dans «L'EXCLUE» (O.S, p. 119), après un bref passage à l'imparfait puis auprétérit, le récit de l'exclue se fait au présent. Cette histoire a pourtant eu lieulors de l'enfance de la narratrice:

«Une jeune femme habite là, mariée depuis l'âge de seize ans à unépoux vieilli et malade. Au premier étage qu'occupe son frère, se déroulentdes fêtes, des réunions nombreuses, des veillées féminines à tout propos,animées par l'orchestre des musiciennes. […]». (O.S, p. 123)

Le récit est en fait reproduit par la narratrice elle-même, il ne lui est pas contépar un témoin ou une proche:

«Comment, quinze ans auparavant, elle avait dû quitter la maisonpaternelle et la ville, quasiment chassée par le frère plus jeune, j'en avaisreconstitué l'histoire en m'appuyant sur des allusions, des mots deconnivence, des bribes de confessions éparses et chuchotées, mais jamaispar une relation directe de témoin, à plus forte raison de participante audrame, depuis longtemps enfoui». (O.S, p. 122)

Ainsi, la narratrice reconstitue les événements comme s'il s'agissait d'unscénario de film. Cherche-t-elle alors à immortaliser cette femme en usant duprésent? cela est fort probable.

Le présent est beaucoup plus constant et son emploi beaucoup plus étendudans O.S. Il est si visible et si détaché du passé qu'on a parfois, comme l'indiqueHeuvel, de la peine à le distinguer du présent de l'énonciation. Ainsi l'instancede l'énonciation a souvent tendance à se confondre avec le sujet de l'énoncé, lanarratrice adulte se mêle allègrement à la narratrice enfant et le passé se noiedans l'océan du présent: à la fois celui actuel et celui des souvenirs de lanarratrice adulte se muant en enfant. L'emploi, très fréquent, du discoursindirect libre favorise encore plus cette confusion.

Page 231: Regaieg

213

Le récit autobiographique se trouve donc plus que jamais condamné,plus que jamais relégué au second plan de l'écriture. Le présent de la narratriceflotte sur la surface et noie toute tentative de réapparition du passé pourtanttrès manifeste.

La narration au présent ne se limite cependant pas au présent denarration employé souvent avec des indications temporelles renvoyant aupassé. Ce temps est souvent appuyé par le passé composé ou le futur: tempsgénéralement, de l'énonciation mais employés ici dans la narration.

II. B - PASSE COMPOSE ET FUTUR:

Nous n'aborderons ces deux temps que dans leur rapport au présent denarration: comme lui, ils n'appartiennent ni au plan du récit ni à celui dudiscours, leur emploi est bâtard. Ils s'inscrivent dans ce que nous avons appeléla narration au présent. Ce n'est donc pas du passé composé et du futur dudiscours que nous aurons à parler ici, mais du passé composé et du futur denarration.

Dès le premier chapitre du roman nous rencontrons le passé composéemployé à la place du plus-que-parfait encadré par le présent mis là où devaitêtre utilisé le passé simple ou l'aoriste:

«A dix-sept ans, j'entre dans l'histoire d'amour à cause d'une lettre. Uninconnu m'a écrit; par inconscience ou par audace, il l'a fait ouvertement. Lepère, secoué d'une rage sans éclats, a déchiré devant moi la missive. Il ne mela donne pas à lire; il la jette au panier». (A.F, p. 12)

Ainsi, le passé composé, assez rare, est toujours encadré par le présent, tempsdu discours qui est employé dans une narration. Le récit de la nuit de noces sefait au présent, on y relève un passage au passé composé (passé par rapport aumoment de la défloration racontée au présent):

«Dire aussi ma victoire, son goût de douceur évanouie, dans les lamesde l'instant. Victoire sur la pudeur, sur la retenue. Rougissante maisvolontaire, j'ai réussi à dire devant la jeune mère, et la sœur, à la tendressequi rassure:

Page 232: Regaieg

214

— Laissez-moi la maison seule pour cette nuit, s'il vous plaît!… «Il»vous emmènera dormir à l'hôtel!

J'ai formulé ce souhait sur un ton conventionnel…» (A.F, p. 123)

Le passé composé peut être aussi employé en association avec le futur: tous lesdeux sont ici des temps de la narration:

«Jamais le «je» de la première personne ne sera utilisé: la voix adéposé, en formules stéréotypées, sa charge de rancune et de râles échardantla gorge. Chaque femme, écorchée au-dedans, s'est apaisée dans l'écoutecollective». (A.F, p. 176)

Le futur est justement l'autre temps de ce nouveau plan en apparencemarginal, plan de la narration au présent. Il accompagne parfois le présent denarration: il ne remplace pas le conditionnel mais l'aoriste lui-même. Son butest d'établir des niveaux temporels dans la narration. Ainsi dans le chapitreconsacré aux «réunions d'autrefois» où se rassemblaient les femmes:

«Les questions sont formulées selon des termes convenus, avec desremerciements à Dieu et au Prophète. Quelquefois, l'ordre des politesses estsi peu inchangé que, d'un bout à l'autre de la pièce, une visiteuse secontentera de remuer ses lèvres à l'intention d'une autre. […]

Puis le retour se fait sur soi-même, ou tout au moins sur l'époux […],plutôt que de se plaindre d'un malheur domestique, d'un chagrin trop connu[…], la diseuse, évoquant son propre sort, conclura à la résignation enversAllah et envers les saints de la région. Quelquefois ses filles reprendront, encommentaires chuchotés mais prolixes, le thème autobiographique de lamère. […] Elles esquisseront le déroulé du malheur». (A.F, p. 175)

Ce temps désigne ici le futur du présent de narration. En fait, la narratricerapporte ce que diront les femmes une fois installées dans la pénombre dupatio.

Dans O.S où le présent de narration est beaucoup plus contestable quedans A.F, le passé composé narratif est rarement employé. Nous ne relevonsqu'un seul exemple où il apparaît en alternance avec le présent de narration.Parlant de sa belle mère, Isma affirme:

«Tout en la peignant, je lui ai avoué:— Tu es belle et je t'aime!

Page 233: Regaieg

215

Elle a essuyé une larme. Femme ni apaisée, ni reconnaissante. Je ne lasens pas vulnérable; plutôt obscure, tendre et dure à la fois. Notreconversation a continué ce même jour. […]». (O.S, p. 61)

L'emploi de l'expression «ce même jour» est très significative: il s'agit d'uneindication temporelle renvoyant au passé.

Pareillement, le futur de narration est rare dans O.S:

«Les matelas superposés qui nous servent de couche conjugale ont étérécemment refaits. Je m'émeus à la pensée que, ce prochain été, nous entasserons le relief, que, dans cette laine préparée minutieusement, nos corpscreuseront un mitan de tendresse». (O.S, p. 33)

««Quelle nuit!» soupireront les ménagères, lorsque je les rejoindrai.Pour l'instant, je ne désire pas sortir de la chambre. […]». (O.S, p. 34)

«Notre mort est préfigurée par notre posture; têtes renversées dans unprécipice, yeux vides, mâchoires souriantes, nous nous émietterons».

(O.S, p. 46)

Il apparaît surtout dans le récit des événements qui ont amené l'exclue à quittersa ville natale:

«Le frère sera compréhensif. Il n'aggravera pas le mal. Il désireseulement que la sœur quitte la ville. Son départ éteindra le désordre né de«l'affaire». Il ne sied pas que le malheureux époux sache. Le frère justicierachètera la part de la maison; protecteur, il s'occupera de pouvoir loger sasœur ailleurs, pourquoi pas dans la capitale. On trouvera comme prétexte lessoins pressants qu'elle a à donner au malade. Elle aura un toit décent. Elle sefera brodeuse pour les commerçants mozabites». (O.S, p. 126)

Le futur énonce ici le jugement, presqu'incroyable, prononcé par le tribunalfamilial contre la sœur: il s'agit d'un simulacre, d'une parodie de justice. Lanarratrice use ici en fait d'une ironie amère où se dévide une critique acerbe desmœurs de cette société qui se prétend juste et équitable.

Ainsi, le présent de narration n'est pas isolé. Comme le prétérit pour lerécit, le présent pour le discours, il constitue le temps le plus important dans lanarration au présent. Comme l'imparfait, le plus-que-parfait, le passé antérieur,le futur dans le passé, etc. pour le récit; le futur, le passé composé et l'imparfaitpour le discours; le passé composé et le futur s'associent à lui pour former un

Page 234: Regaieg

216

nouveau plan distinct à la fois du récit et du discours. Si la plupart desthéoriciens affirment qu'il n'est pas toujours évident de donner des contoursprécis à ces deux plans de l'écriture (discours et récit)1, c'est en fait parce qu'il ya des emplois marginaux de quelques temps qui les font sortir de la sphère del'un et de l'autre des deux plans.

L'emploi prolongé du présent de narration introduit donc le texte dansune zone d'ambiguïté entre passé et présent. Il participe d'une sorted'anéantissement du temps pour plonger les narratrices dans un éternel sanslimites, sans contours imposés par les humains. Qu'est-ce le temps si ce n'estl'idée que se fait l'homme du déroulement de la vie, que peut-il être d'autre queles barrières que s'impose la conscience humaine pour tenter de percer lemystère de la vie? Ainsi, en voulant affirmer sa durée dans le cadre d'un projetautobiographique (raconter une vie, sa vie) Assia Djebar s'est trouvée enfouiederrière des narratrices incarnant son moi le plus profond, peut-être même soninconscient. Ces narratrices, elles, se font une idée toute autre du temps et de lavie. Pour elles, la vie n'a de sens que dans les moments de bonheur qu'on peutvivre. Ces moments qui libèrent la conscience de la contrainte du temps et luifont oublier la petitesse de la vie, ces instants qui permettent à l'hommed'accéder à l'éternité et à l'immensité de l'espace. Plus que dans les phrases auprésent de narration, c'est surtout dans les phrases nominales et l'emploifréquent des verbes à l'infinitif que nous décelons chez les narratrices cettevolonté de fuir le temps, de lui tourner le dos, de l'annihiler pour se sentiréternelles, intouchables.

Nous conclurons donc ce chapitre par une dernière partie consacrée auxdifférents emplois des verbes à l'infinitif et des phrases nominales: procédésd'écriture très employés par Assia Djebar. Ce sont en fait des formes nominalesde l'écriture qui la libèrent de la contrainte du temps et la rendent immortelle.

1. Gérard Genette souligne: «Ces essences du récit et du discours ainsi définies ne se trouvent presque

jamais à l'état pur dans aucun texte: il y a presque toujours une certaine proportion de récit dans lediscours, une certaine dose de discours dans le récit. A vrai dire, ici s'arrête la symétrie, car tout sepasse comme si les deux types d'expression se trouvaient très affectés par la contamination».(Figures II, Editions du Seuil, 1969, p. 65)

Page 235: Regaieg

217

III. L'ANNIHILATION DU TEMPS:

L'emploi de phrases nominales et des infinitifs est en fait une constantede l'écriture d'Assia Djebar. L'infinitif est le verbe à l'état brut. C'est le verbe parexcellence, celui qui nous renvoie à la parole première, aux origines de la vie,de la première conquête de l'espace par l'homme. La phrase nominale évoqueégalement une certaine idée de la vie primitive, des premières ébauches de laparole humaine détachée du temps et de la conscience très poussée de lamortalité de l'homme. Ainsi, l'utilisation de ces procédés d'écriture garantit unecertaine oralité du style qui se libère de l'écriture (faut-il encore rappeler quel'écriture est pour Assia Djebar une contrainte plus qu'un choix? Car au langagede la plume elle préfère celui de la voix: langage maternel ou du moins fémininqui permet la continuation de la chaîne de transmission inaugurée par lesaïeules). Le père, l'ayant contrainte à l'apprentissage de la langue étrangère, l'aéloignée de cette parole chaleureuse, primitive, presque sousterraine oucaverneuse. Parsemer son style de ces formes premières de l'écriture ne peutque la rapprocher de ces femmes reléguées, aux voix chargées de poésie quicoule comme un ruisseau ininterrompu. Dans quels contextes apparaissentalors ces verbes infinitifs et ces phrases nominales?

III - A. L'INFINITIF OU L'ABSENCE DU TEMPS:

Page 236: Regaieg

218

L'infinitif qui nous intéresse ici est évidemment l'infinitif en fonctionverbale et plus précisément celui employé dans des propositions indépendantesou principales. Pour Béchade: «L'infinitif s'y rencontre dans des structures demodalité interrogative, exclamative et, beaucoup plus rarement, affirmative.Son caractère sommaire, qui est d'indiquer l'idée verbale à l'état brut, sans quel'estompe aucune acception de personne ou de temps, le fait préférer à un autremode»1.

Dans A.F, l'infinitif est employé surtout dans le récit d'enfance, ilrenvoie au bonheur procuré par les jeux de la narratrice-enfant:

«Nous, les fillettes, nous fuyons sous les néfliers. Oublier le soliloquede l'aïeule, les chuchotements de ferveur des autres. Nous allons compterles pigeons du grenier, humer dans le hangar l'odeur des caroubes et le foinécrasé par la jument partie aux champs. Nous faisons des concours d'envolsur la balançoire. Ivresse de se sentir, par éclairs et sur un rythme alterné,suspendues au-dessus de la maison, du village. Planer, jambes dressées plushaut que la tête, le bruit des bêtes et des femmes s'engloutissant derrièrenous». (A.F, p. 19)

Souvent les infinitifs sont employés dans des phrases de type déclaratif. Emploitrès rare et même exceptionnel en langue française. La narratrice cherche-t-elleà plier cette langue de l'ennemi à ses caprices langagiers de femme arabecoupée de la langue maternelle? C'est en effet l'hypothèse qui semble la plusplausible. L'emploi de phrases nominales fréquent dans la langue arabe ne peutque confirmer cette idée. Ainsi, dans ce premier exemple cité, les infinitifss'accompagnent d'une phrase nominale accentuant l'extase liée au mouvementde la balançoire.

Lycéenne, la narratrice se sent transportée par la joie d'arpenter la ville à lasortie de l'internat et avant le retour à la maison paternelle, son corps se meutpareillement léger lors des entraînements sportifs sur les terrains du lycée:

«A chaque sortie de week-end, une amie à demi italienne, qui rejointun port de pêcheurs sur la côte, et moi nous sommes tentées par toutes sortesd'évasions… Le cœur battant, nous faisons une escapade au centre ville:entrer dans une pâtisserie élégante, surveiller les abords du parc, «faire leboulevard» qui ne longe que de vulgaires casernes, c'est pour nous le comblede la licence, après une semaine de pensionnat! […]

1. Hervé-D BECHADE, Syntaxe du français moderne et contemporain, P.U.F, 1986, p.71.

Page 237: Regaieg

219

Dans ce début d'adolescence, je goûte l'ivresse des entraînementssportifs. Tous les jeudis, vivre les heures de stade en giclées éclaboussées».

(A.F, p. 202)

Dans ce paragraphe apparaissent des infinitifs à modalité exclamative. Ils sont,par contre, très fréquent dans la langue française. En fait, l'une des fonctions del'infinitif est de traduire «des émotions, des mouvements affectifs divers desurprise, de chagrin, de souhait, etc., jaillis spontanément avant que la penséeait le temps de leur organiser un cadre syntaxique élaboré. On l'appelle alorsinfinitif exclamatif»1. Les infinitifs exclamatifs dans ce dernier exemple évoquentla joie liée à la mobilité du corps à l'extérieur. Cette joie se prolonge dans O.Sjusqu'à l'âge adulte où Isma nous conte l'aiguisement de ses sens grâce auxmouvements de son corps mu par l'extase de la marche au-dehors: «Mordre dans

une pomme, fredonner en dégringolant des escaliers, traverser imprudemment une

avenue». (O.S, p. 19)

Ainsi le bonheur de la narratrice-enfant s'associe à la joie de la narratrice-adulte, sa joie d'investir l'extérieur, son bonheur de vivre les instants d'amourauprès de celui qu'elle aime: ivresse de se sentir emportée par les sensations debéatitude, comblée par les gestes et les mots d'amour:

«Ecrire devant l'amour. Eclairer le corps, pour aider à lever l'interdit,pour dévoiler… Dévoiler et simultanément tenir secret ce qui doit le rester,tant que n'intervient pas la fulgurance de la révélation.

Le mot est torche; le brandir devant le mur de la séparation ou duretrait… Décrire le visage de l'autre, pour maintenir son image; persister àcroire en sa présence, en son miracle. Refuser la photographie, ou touteautre trace visuelle. Le mot seul, une fois écrit, nous arme d'une attentiongrave».

(A.F, p. 75)

Cet amour devrait être dépourvu de déguisement et de fard. La narratrices'impose l'obligation de s'écarter de l'emphase, des proverbes des aïeules:

«Préliminaires de la séduction où la lettre d'amour exige non l'effusiondu cœur ou de l'âme, mais la précision du regard. Une seule angoissem'habite dans cette communication: celle de ne pas assez dire, ou plutôt dene pas dire juste. Surmonter le lyrisme, tourner le dos à l'emphase; toutemétaphore me paraît ruse misérable, approximative faiblesse. Autrefois,mes aïeules, mes semblables, veillant sur les terrasses ouvertes au ciel, selivraient aux devinettes, au hasard des proverbes, au tirage au sort desquatrains d'amour…» (A.F, p. 76)

1. Hervé-D BECHADE, Syntaxe du français moderne et contemporain, op. cit., p.72.

Page 238: Regaieg

220

Ce paragraphe commence avec une phrase nominale qui introduit le lecteurdans l'atmosphère euphorique du couple: celle de la séduction qui aboutira àl'acte d'amour. Et le bonheur se vit interminable, ininterrompu, se moquant dutemps et narguant la durée. Le réveil au matin s'accompagne de la jouissance etdu délassement du corps:

«Ouvrir les yeux: chaque membre flotte, les muscles du dos s'ouvrent,les pommettes s'arrondissent, poteries dissemblables, les épaules s'incurventet chaque main égrène de chaque doigt une musique pour odalisquesourde».

(O.S, p. 34)

Le bonheur de la narratrice de A.F comme celui d'Isma dans O.S est souvent liéaux sens qui se réveillent: gestes du corps (jeux d'enfance, jeux d'amour),toucher, odorat, regard (la lumière revêt une signification importante) et mêmel'ouïe: tout cela est rendu par l'intensité que dégagent les verbes à l'infinitif.Ainsi, le cri d'un inconnu dans la rue Richelieu libère la narratrice de A.F dupoids de la monotonie de sa vie de femme et lui fait revivre le bonheur de sonenfance, bonheur encore une fois en rapport avec le mouvement du corps:

«D'avoir entendu l'homme supplier, tel un ami, tel un amant,m'exhuma peu après de l'enfouissement. Je me libérai de l'amour vorace etde sa nécrose. Rire, danser, marcher chaque jour. Seul le soleil peut memanquer». (A.F, p. 132)

Le rêve de la narratrice Isma est de rejoindre le monde des Mille et Une Nuits:monde des rêves, de l'éternel. Ainsi affirme-t-elle s'adressant à Hajila: «Prendre à

poignée l'une ou l'autre de mes nuits, mille peut-être; recréer ma durée, la nôtre, celle de

nos communs sortilèges». (O.S, p. 20)

La vieillesse est enfin le dernier salut qui assure l'annulation du temps, le retourà l'enfance, au mouvement du corps, à l'investissement de l'espace:

«Cinq fois par jour, en retour, briser avec délice le corps, le plier, ledéplier, le ratatiner, le prosterner, l'émietter, le replier, multiplier le corpscinq fois par jour, lui qui n'enfante plus, lui qui n'allaite plus, lui qui ne seprête plus aux étreintes d'aveugle. […]

Chaque matin, rôder dans les ruelles qui nous attendaient depuis cejour où, fillettes de dix ans, l'on nous séquestra en nous décrétant femmes!»

(O.S, pp. 138-139)

La vieillesse rapproche de la mort qui rapproche à son tour de l'enfance: tempsle plus proche de la naissance, du surgissement du monde du néant, de

Page 239: Regaieg

221

l'inexistence. Ainsi l'aspiration de la narratrice de A.F et d'Isma à l'absolu, àl'éternel même s'il peut être rencontré dans la mort, est sans fin, sans limite.

III - B. LA PHRASE NOMINALE OU L'ABSENCE DU VERBE:

Nous entendons par phrase nominale ici toute phrase d'où le verbe estabsent. Pour Béatrice Didier, l'emploi de phrases nominales «accentue» le«caractère de simples notes», il symbolise la «brièveté»1. Quant à Anne Sancieret Catherine Fromilhague, elles y voient «un style […] de «notation»(événements, impressions, «être-là» de l'objet)»1. Il s'agit donc d'une écritureembryonnaire, en germe; une écriture qui s'apparente à la parole. Ainsi AssiaDjebar substitue-t-elle la parole à l'écriture. La voix de l'authentique, de latransmission à la plume de la femme cultivée et instruite. Le retour aux originesse charge ainsi de tout son sens: il se manifeste autant dans le contenu que dansla forme du texte. Le monde de l'enfance est celui de l'enfouissement, d'ununivers liquide qui évoque autant l'utérus maternel que l'antichambre d'unhammam:

«Lustration des sons de l'enfance dans le souvenir; elle nousenveloppe jusqu'à la découverte de la sensualité dont la submersion peu àpeu nous éblouit…» (A.F, p. 12)

Les mots «lustration», «submersion», «sensualité» évoquent un monde liquide ouserait noyée la narratrice: monde d'avant la naissance, monde de la toutepremière existence. Les phrases nominales sont aussi employées pour soulignerle plaisir rencontré dans l'amour: «J'allonge les jambes; volupté d'attendre le plaisir

après le plaisir, de continuer d'en avoir les membres rompus, les articulations

assouplies». (O.S, p. 30)

De la chambre nuptiale, Isma contemple le spectacle du dehors, elle éprouve lebonheur de faire l'amour au soleil:

«Les fenêtres qui ensuite ont fait face à notre lit sont restées nues.Fusion mordorée des couleurs d'automne; matins de décembre où nousparessons enlacés; éparpillement de roses, de reflets mauves, lilas d'un avril

1. L'Ecriture-femme, op. cit., p. 179.1. Introduction à l'analyse stylistique, op. cit, p. 180.

Page 240: Regaieg

222

pluvieux. La baie nous est tentation de limpidité; nous nous renversons. Nospaupières se ferment.

De nouveau enveloppés sur la couche, nous attendons, sonores, telsdes coquillages. Allégement des formes: ivoire du cou, opalescence del'épaule, un genou soudain s'amollit, un coin de pommette devient pulpe, lesprunelles nagent, les mains liées se meuvent comme sans articulation, lesongles s'éteignent, fuchsias pâlis». (O.S, p. 31)

Les deux dernières phrases du premier paragraphe appuient la sensation debonheur, d'étirement dans la joie. Tel un bébé, Isma refuse la sophistication dela toilette, elle maintient une simplicité du visage et de la toilette du corps:

«— Je ne comprends pas! insiste l'homme étonné que je n'achèteaucune toilette, une saison entière.

Allégresse de la pauvreté… Gabardine d'étudiante, chandail noyant letorse, pantalon fatigué, chaussures qu'on jette d'un mouvement du pied enentrant dans la chambre. Cheveux tirés à la garçonne pour délivrer le visage,pour n'offrir aux yeux de l'aimé que les traits secs, que le regard réfléchi,que le front absorbé». (O.S, p. 45)

Comme le réveil, l'assoupissement s'accompagne d'une jouissance du corps quise livre à la quiétude du sommeil:

«Abords d'un sommeil par coulées successives: chaque partie de moncorps se meut autonome, un sein devient coupe renversée, le ventre plagefuyante, les épaules se creusent sous l'oreiller, et les jambes ah! les jambesvous font des rêves de scaphandrier». (O.S, p. 45)

Les «coulées successives» renvoient à l'éjaculation qui conclut tout acte d'amour.La «coupe renversée», la «plage fuyante», le verbe se creuser, le «scaphandrier»évoquent encore une fois un univers liquide qui rappelle le monde maternel,l'utérus, monde d'avant la naissance.

Par son emploi des verbes à l'infinitif et des phrases nominales, l'auteuratteint donc un double objectif: se rapprocher de l'oralité de la languematernelle, de la voix ardente de la mère et exprimer sa volonté secrète de fuirle temps, de l'annihiler. L'emploi fréquent de ces procédés de style (nous n'enavons cité que très peu) lui assure dans une certaine mesure cette échappéehors de la durée humaine et des illusions éphémères de la vie. La sensualité,l'éveil des sens est une garantie de la submersion dans l'origine primitive del'homme, dans les eaux lustrales de l'utérus maternel ou du hammam, le

Page 241: Regaieg

223

monde sousterrain où s'estompe toute frontière et disparaît tout souci lié à lavie.

Le projet autobiographique cède donc le pas à des aspirationsintérieures, psychologiques, l'écriture rétrospective est remplacée par une autreintrospective dévoilant les secrets de l'âme de chaque narratrice et transformantsouvent la narration en discours et même en monologue intérieur de l'instancenarrative. Tout cela transpose l'écriture d'un espace autobiographique à unespace intime, intérieur. Nous assistons donc à un glissement de l'écriture versune sorte de journal intime qui donne à l'instance narrative une multiplicité liéeà chaque moment d'énonciation car, à la différence de l'autobiographie quiessaie de saisir la vie dans un mouvement récapitulatif, le journal intimel'aborde par intervalles qui correspondent aux jours à la fin desquels est narréela synthèse des moments composant chacun d'eux.

Page 242: Regaieg

224

CONCLUSION:

Pour Beïda Chikhi: «Les romans d'Assia Djebar se nourrissentabondamment de ses expériences personnelles et proposent un monde épais,dense, réalisé formellement par un certain traitement du rapport entre le récit etle discours. S'inspirant quelque peu de l'expérience proustienne, elle exploiteses souvenirs avec de multiples réfractions que l'on perçoit comme des effetsd'exigence esthétique et de revendication par l'artiste du privilège de modifieret d'adapter la réalité qui lui appartient»1. Ainsi l'écriture d'Assia Djebar secaractérise par un va-et-vient entre discours et récit, un traitement de l'écriturequi lui permet de rendre compte de la vision qu'elle se fait de sa propre vie.

Une mise au point est nécessaire après ce long développementmesurant la part du récit et celle du discours dans les deux œuvres. La synthèsede notre analyse se résume dans l'apparition au début de A.F d'un certain récitautobiographique relayé par un discours autobiographique qui l'appuie etmaintient l'illusion d'un véritable récit de vie. Ce récit autobiographique netarde pas à s'estomper progressivement sous le poids des différents discours dela narratrice (discours explicatifs, commentatifs et émotifs) et des personnages(discours indirect libre avec emploi du présent de narration). Le plan du récits'avère lui-même contaminé par tout un plan de l'énonciation où il est faitusage des temps généralement associés au discours: présent, passé composé,futur: tous ces temps contribuent à rayer le récit et à installer l'écriture dans unezone d'ambiguïté impossible à clarifier. Le même procédé est conduit avec

1. Beïda CHIKHI, Les Romans d'Assia Djebar, Office des publications universitaires, Alger, 1990,

p.5.

Page 243: Regaieg

225

beaucoup plus de vigueur dans O.S où le discours et le récit autobiographiquesse font moindres et où les discours de la narratrice et le discours indirect libredes personnages se multiplient et s'allongent. Même l'emploi des temps dudiscours dans la narration paraît encore plus floue qu'il ne l'était dans A.F. Enfait, le récit autobiographique qui n'a effectivement démarré que dans laseconde partie paraît être une sorte de pseudo-récit, tellement il s'avère minépar le présent qui pèse sur le passé et l'actualise en le faisant monter à lasurface. La narratrice semble raconter ainsi des événements qu'elle vit au jour lejour et l'écriture s'apparente à un journal intime d'une fillette algérienne. PourJean Starobinski, l'autobiographe est «libre de faire retour sur lui-même àl'heure où il écrit: le journal intime vient alors contaminer l'autobiographie, etl'autobiographe deviendra par instant un «diariste»»1.

La proportion de discours très importante, dans A.F comme dans O.S,donne aux deux œuvres l'apparence de journaux intimes où les événementssont narrés au jour le jour. Cependant, le discours est beaucoup plus présentdans O.S où le récit autobiographique disparaît presque totalement à la fin duroman. En fait, dès que la proportion de discours dépasse celle du récit, lelecteur est souvent tenté de classer l'œuvre qu'il lit dans le registre de la fiction.En réalité, l'emploi prolongé du présent de narration, du discours indirect libreet même parfois d'une sorte de narration au second degré fait chavirer le récitautobiographique pour le remplacer par une diégèse où les différents moi de lanarratrice se transforment en personnages libres et autonomes, presque ennouvelles narratrices. «Dans le récit autobiographique classique, c'est la voix dunarrateur adulte qui domine et organise le texte: s'il met en scène la perspectivede l'enfant, il ne lui laisse guère la parole. C'est là bien naturel: l'enfancen'apparaît qu'à travers la mémoire de l'adulte. On parle d'elle, on la faitéventuellement un peu parler, mais elle ne parle pas directement. Pourreconstituer la parole de l'enfant, et éventuellement lui déléguer la fonction denarration, il faut abandonner le code de vraisemblance (du «naturel»)autobiographique, et entrer dans l'espace de la fiction. Alors il ne s'agira plusde se souvenir mais de fabriquer une voix enfantine, cela en fonction des effetsqu'une telle voix peut produire sur un lecteur plutôt que dans une perspectivede fidélité à une énonciation enfantine qui, de toute façon, n'a jamais existé souscette forme»2. Les procédés qui permettent de construire cette voix d'enfant ou

1. Jean STAROBINSKI, «le style de l'autobiographie», op. cit., p. 257.2. Philippe LEJEUNE, Je est un autre, op. cit., p. 10.

Page 244: Regaieg

226

les voix qui correspondent aux différents moments de la vie de la narratricesont évidemment l'emploi du présent de narration combiné souvent avec lestyle indirect libre et qui font du personnage, objet de l'énonciation, un sujet àpart entière, un narrateur au second degré. Cette déclaration de PhilippeLejeune est en réalité contradictoire avec sa première affirmation del'impossibilité de distinguer dans le corps du texte des indices nous permettantde différencier l'autobiographie d'un roman autobiographique. S'il affirme quel'autobiographie est d'abord un «récit» (et le récit ne peut être décelable qu'à lalecture du texte), il doit admettre que toute apparition disproportionnée dediscours altère l'écriture autobiographique et la transforme en fiction.Cependant est-il indéniable que l'autobiographie soit d'abord un récit?

A la différence de Philippe Lejeune, Jean Starobinski y voit une sorte demélange de discours et de récit. Partant de la distinction entre récit et discoursétablie par Benveniste, il affirme: «Un coup d'œil sur les autobiographiesrécentes (Michel Leiris, Jean-Paul Sartre) nous montre toutefois que lescaractères du discours (énonciation liée à un locuteur qui écrit je) coexistentavec ceux de l'histoire (emploi de l'aoriste). S'agirait-il ici d'un archaïsme? Oubien n'aurions-nous pas affaire, dans l'autobiographie, à une entité mixte, quenous pourrions dénommer discours-histoire ? C'est assurément l'hypothèse quiparaît devoir être examinée»1. Pour lui, toute autobiographie est d'abord une«auto-interprétation»: «Au vrai, le passé ne peut jamais être évoqué qu'à partird'un présent: la «vérité» des jours révolus n'est telle que pour la conscience qui,accueillant aujourd'hui leur image, ne peut éviter de leur imposer sa forme, sonstyle. Toute autobiographie — se limitât-elle à une narration — est une auto-interprétation. Le style est ici l'indice de la relation entre le scripteur et sonpropre passé, en même temps qu'il révèle le projet, orienté vers le futur, d'unemanière spécifique de se révéler à autrui»2. Allant dans le même sens, GeorgesGusdorf voit que la narration autobiographique est «inchoactive» et nonrétrospective: «L'autobiographie, même si elle respecte l'ordre du temps, s'écritau présent; elle n'accepte pas un déterminisme temporel, et procède à partird'une saisie conjointe de la réalité dans une contemporanéité qui échappe à ladurée. […]En dépit des apparences, le vecteurs temporel de l'autobiographie, au senspropre du terme, ne serait donc pas rétrospectif, mais inchoactif, tourné non vers

1. Jean STAROBINSKI, «Le style de l'autobiographie», op. cit., p. 259.2. Ibid, p. 258.

Page 245: Regaieg

227

la récapitulation du passé, mais vers la sommation du présent, ou plutôt versl'avenir de ce passé»3. Sartre aussi voit le problème d'un même œil: «Lesévénements se produisent dans un sens et nous les racontons en sens inverse.On a l'air de débuter par le commencement. […] Et en réalité c'est par la finqu'on a commencé. Elle est là, invisible et présente, c'est elle qui donne à cesquelques mots la pompe et la valeur d'un commen-cement.[…]J'ai voulu que les moments de ma vie se suivent et s'ordonnent comme ceuxd'une vie qu'on se rappelle. Autant vaudrait tenter d'attraper le temps par laqueue»1.

L'autobiographie proprement dite (au sens que lui donne Lejeune) est-elle doncirréalisable? Pour Georges Gusdorf: «Le péché originel de l'autobiographiepourrait bien être le vœu contre nature d'achever l'inachevable, d'immobiliser àtitre définitif une vérité toujours recommençante»2. Ainsi, «dansl'autobiographie comme dans le récit romanesque et dans l'histoire, plusieurstemps s'enchevêtrent: le temps du vécu et celui de la connaissance, le temps del'incertitude et celui de la certitude, le temps du raconté et celui du conteur etcelui du lecteur. Comment orienter leurs rapports et leurs conflits vers lafécondation mutuelle? L'autobiographie devient un art, ce qu'elle ne devait pasêtre»3.

Voilà que nous dévions de notre premier principe, celui de partir de ladéfinition que Philippe Lejeune donne de l'autobiographie considérant qu'elleseule peut être la base d'une analyse plus ou moins cohérente d'œuvress'inscrivant dans un espace autobiographique. En réalité, l'application de cettedéfinition de Lejeune sur notre corpus nous a déjà révélé ses limites. Nouscontinuerons donc d'investir la structure interne des deux œuvres pourdévoiler une autre faille dans cette définition. Celle de ne pas tenir compte, encomparant roman et autobiographie, de la spécificité première du roman àsavoir qu'il constitue une multitude de voix et qu'il se base donc sur unepolyphonie énonciative.

3. Les Ecritures du moi: lignes de vie I, op. cit., pp. 190-191.1. La Nausée, Gallimard, 1938; Collection du Livre de Poche, 1961, pp. 62.2. Les Ecritures du moi: lignes de vie I, op. cit., p. 311.3. Ibid, p. 314.

Page 246: Regaieg

TROISIEME PARTIE :

L'HISTOIRE ET LA POLYPHONIEENONCIATIVE: DEUX ENTRAVES AL'ECRITURE AUTOBIOGRAPHIQUE

Page 247: Regaieg

229

«Un pays sans mémoire est une femme sans miroirBelle mais qui ne le sait pasUn homme qui cherche dans le noirAveugle et qui ne le croit pas».

Assia Djebar

(Poèmes pour l'Algérie heureuse, p. 39)

Page 248: Regaieg

230

INTRODUCTION:

C'est dans «cette effroyable quantité de Je et de Moi!» qui hantaitStendhal dans La Vie de Henry Brulard 1, que prend racine l'idée directrice decette étude consacrée au rapport d'Assia Djebar à l'autobiographie. Il estcommunément admis que Je dans le langage comme dans tout texte écrit peutréférer à plusieurs locuteurs: Je est Je à partir du moment où il prend la parole:«je est l'«individu qui énonce la présente instance de discours contenantl'instance linguistique je»»2. Dans toute fiction, Je peut référer au narrateurcomme aux différents personnages de cette fiction: il renvoie donc à l'instanceénonciatrice. Dans l'autobiographie réelle, par contre, Je réfère uniquement aunarrateur-auteur-personnage qui est en définitive la personne réelle del'écrivain qui entreprend de raconter sa vie. «L'autobiographie telle que nous laconnaissons dépend de distinctions entre ce qui est fiction et ce qui ne l'est pas,entre ce qui est récit à une première personne rhétorique ou idéale et ce qui estrécit à une première personne empirique»3. Cette première personne empiriqueest réalisée grâce à la fusion de trois figures généralement distinctes dans uneœuvre de fiction: «Pour qu'il y ait autobiographie (et plus généralementlittérature intime), il faut qu'il y ait identité de l'auteur, du narrateur et dupersonnage»4. Genette va plus loin en éliminant de tout récit autobio-graphiquela figure du narrateur. Après avoir formulé la nécessité de l'identité trilogiquepar ce schéma:

A

N = P,

il souligne que «entre A et N, [le signe d'égalité] symbolise l'engagementsérieux de l'auteur à l'égard de ses assertions narratives, et suggère pour nousde manière pressante l'excision de N, comme instance inutile: quand A = N, exitN, car c'est tout bonnement l'auteur qui raconte»5.

1. Cité par Georges MAY dans L'Autobiographie, op. cit, p. 69.2. Emile BENVENISTE, Problèmes de linguistique générale I, op. cit, p. 252.3. Elisabeth BRUSS, «L'Autobiographie considérée comme acte littéraire», op.cit, p. 22.4. Le Pacte autobiographique, op.cit, p.15.5. Fiction et diction, op. cit, pp. 87-88.

Page 249: Regaieg

231

Si, dans le cadre de la théorie des niveaux narratifs, nous parlons denarrateur premier dans le cas d'un récit «diégétique» et de narrateur seconddans celui d'un récit «métadiégétique» (c'est-à-dire un récit second, enl'occurrence celui d'un personnage, qui vient se greffer sur le récit premier) —le genre autobiographique étant doté d'un seul niveau narratif ou n'en ayantpas du tout — plutôt que de parler, dans ce cas, de narrateur premier nouspréférons employer l'expression: narrateur unique ou (puisqu'il n'y a pas denarrateur ou que le narrateur est exclu dans l'autobiographie) instance unique.

C'est de cette fusion entre les figures de l'auteur, du narrateur et dupersonnage qu'émane «le "centre" illocutoire»1, l'instance unique et permanentequi représente le domaine du pacte autobiographique. Le centre est donc lenoyau de l'écriture autobiographique, il est au cœur de toute entreprise de cegenre, il est également chargé de toute la dimension psychologique propre àtout individu: «toute autobiographie digne de ce nom présente ce caractèred'une expérience initiatique, d'une recherche du centre. […] Elle se situe selonl'homme quelconque, le centre est partout; il se déplace au gré descirconstances; ou plutôt il n'y a pas de centre. L'entreprise autobiographiquedénonce cette aliénation de l'homme quotidien; elle amorce un repli surl'espace du dedans, elle professe un nouvel ordre des priorités»2. Selon E.Bruss, «Le domaine de ce que nous avons appelé le «centre» de l'acteautobiographique (l'identité de l'élément auteur/narrateur/personnage etl'assomption du caractère vérifiable du sujet traité par le texte) échappe le plussouvent au changement. En fait, ces règles ne forment le «centre» illocutoireque parce qu'il est démontré qu'elles ne sont pas soumises au changement»3.

Ce qu'il s'agit de démontrer dans cette troisième partie c'est qu'aussibien dans A.F que dans O.S ce «centre illocutoire» est absent ou qu'il est plutôtdévié. En réalité, seul A.F commence par une instance unique qui sembled'abord, par son unicité même, être le centre d'un pacte autobiographique.Cependant ce Je unique ne tarde pas à être supplanté par des Je multiples, desvoix de femmes qui s'emparent de la narration et qui submergent de leurs crisvéhéments cette instance d'abord unique et qui, rêve illusoire, cherchait àinscrire son autobiographie. Quant à O.S, une voix unique s'y fait d'abordentendre, celle d'une narratrice anonyme qui ne tarde pas à se transformer en

1 . Elisabeth BRUSS, «L'Autobiographie considérée comme acte littéraire», op. cit.2 . Georges GUSDORF, «De l'autobiographie initiatique à l'autobiographie genre littéraire» in Revue

d'Histoire littéraire de la France: L'Autobiographie, novembre-décembre 1975, pp.971-972.3 . «L'Autobiographie considérée comme acte littéraire», op. cit, p. 25.

Page 250: Regaieg

232

narratrice première, puisqu'une seconde narratrice, Isma, se rend maîtresse dela narration. Cette narratrice s'adresse tour à tour à elle-même et à sa rivaleHajila qui, à son tour, évince la narratrice seconde pour prendre les rênes de lanarration. Ainsi, vers la fin du roman, des voix de femmes s'enchevêtrent à n'enplus finir et le lecteur se perd parmi ces voix multiples, soudain anonymes.

Deux chapitres composeront cette troisième partie: le premier seraconsacré à l'inscription de l'Histoire dans A.F, procédé d'écriture qui déloge lanarration de la plume de la narratrice unique pour l'installer dans la bouche deplusieurs femmes anonymes héroïnes de la guerre de libération. Le deuxièmeillustre les chemins détournés par lesquels est passée la narration dans O.Spour s'installer dans l'ambiguïté d'une polyphonie énonciative grandissante.

CHAPITRE I - L'HISTOIRE AUTREMENT

L'HISTOIRE PAR LES FEMMES:

Page 251: Regaieg

233

«La présence du récit métadiégétique est[…] un indice assez plausible de fictionnalité— même si son absence n'indique rien».

(Gérard Genette,Fiction et diction,

Editions du Seuil, 1991, p. 79)

C'est en fait par le biais de l'Histoire que la narration dans A.F a quittéson foyer unique pour se transporter d'une voix à une autre. Les deuxpremières parties du roman se composent de chapitres historiques quialternent avec d'autres autobiographiques. Dans ces chapitres historiques, lanarratrice parcourt des documents se rapportant aux premières années de lacolonisation de l'Algérie, mémoires, correspondances, journaux d'officiers,d'écrivains, de peintres français fascinés par cette nouvelle terre algérienne. Le

Page 252: Regaieg

234

regard de la lectrice se fait critique, sa lecture ne laisse échapper aucun détailrestituant le point de vue des siens, des colonisés. Ce dépouillement desdocuments historiques introduit la narratrice dans un siècle de cruauté, demeurtres et de massacres commis par les colons contre ses compatriotes. Cesmorts allongés dans les cavernes viennent miner le récit autobiographique etdétournent l'attention de la narratrice-autobiographe vers la répression dusiècle dernier. Honteuse de son égoïsme d'écrivain, elle se donne pour missionde ressusciter ces morts, de leur donner la parole, tâche qu'elle accomplit dansla troisième partie où elle réveille «LES VOIX ENSEVELIES» (A.F, p. 127). Desvoix de femmes se font alors entendre, s'agencent dans une sorte d'orchestrefunèbre qui pousse des hululements à chaque mort remémorée, à chaquecadavre enseveli ou laissé aux vautours et aux chacals. Ce n'est donc que danscette troisième partie de A.F qu'on observe une certaine polyphonie énonciativequi conduit à un échec irrécusable le projet autobiographique formulé d'abordpar la narratrice première.

Ce premier chapitre se composera de trois parties: la première étudieral'inscription de l'Histoire des premières années d'occupation de l'Algérie et lerecul que la narratrice s'évertue à prendre par rapport aux documents surlesquels elle se fonde dans sa recherche. La seconde partie verra se multiplierles voix de femmes, des voix au sein desquelles la narratrice (désormaisnarratrice première) cherche à s'introduire, à se frayer une place pour ne pas sevoir expulsée de l'Histoire et donc de son unique identité. Ce n'est enfin quedans la troisième partie que nous examinerons le rapport de cette écriture del'Histoire, de cette multiplication des voix féminines avec l'écritureautobiographique.

I - L'INSCRIPTION DE L'HISTOIRE:

Les deux premières parties de A.F contiennent autant de chapitreshistoriques que de chapitres autobiographiques. Ces chapitres mettent en reliefla carrière d'historienne d'Assia Djebar. La narratrice s'y livre à une recherche

Page 253: Regaieg

235

minutieuse, à un dépouillement des plus fins pour dégager une nouvelleHistoire de son pays. Sept chapitres se déroulent ainsi, sept chapitres où lanarratrice déchiffre, ligne à ligne, mot à mot, les documents aux quels elle seréfère dans sa recherche. Sept chapitres de sang versé, évoqué par giclées. Septchapitres de corps mutilés, enfumés, réduits en bouillie. Sept chapitres quirésument vingt ans de soumission (de 1830 à 1850), vingt ans d'esclavage, demorts successives, par dizaines, par milliers de ce peuple d'Algérie assailli parles colons français. Dans cette étude historique la narratrice s'appuie sur desécrits de colons, elle s'acharne à y déceler le non-dit, les véritables faits avectoute leur cruauté et dénudés de toute élégance de style. S'écrit alors danschaque chapitre l'Histoire des autres puis celle de la narratrice oul'interprétation qu'elle fait de ces documents historiques.

I . A - L'HISTOIRE DES AUTRES:

La narratrice accomplit sa recherche en véritable historienne. A chaquepage, elle s'applique à signaler la source de son récit. De multiples documentss'amoncellent ainsi devant nos yeux, des documents qu'elle a dû lire et relire,étudier minutieusement pour pouvoir y greffer sa version dernière des faits. Lapremière partie s'intitule «LA PRISE DE LA VILLE ou L'Amour s'écrit» (A.F, p. 9),elle fait référence à la prise d'Alger par les troupes françaises. Le 13 juin 1830,l'armée française s'approche de la ville d'Alger, la narratrice restitue le regarddu conquérant, celui d'Amable Matterer:

«Un premier guetteur se tient, en uniforme de capitaine de frégate, surla dunette d'un vaisseau de la flotte de réserve qui défilera en avant del'escadre de bataille, précédant une bonne centaine de voiliers de guerre.L'homme qui regarde s'appelle Amable Matterer. Il regarde et il écrit le jourmême: «J'ai été le premier à voir la ville d'Alger comme un petit triangleblanc couché sur le penchant d'une montagne.»» (A.F, p. 14)

Soucieuse de son objectivité d'historienne, la narratrice se situe d'abord du côtéde l'ennemi, du conquérant qui rédige ses mémoires, elle nous livre son pointde vue à lui, sa première impression en regardant la ville d'Alger: «[…] La foule

des futurs envahisseurs regarde. La ville se présente dans une lumière immuable qui

absorbe les sons». (A.F, p. 15)

Page 254: Regaieg

236

Le second chapitre amène une nouvelle source, un autre écrit sur lequel sefonde la narratrice pour narrer l'arrivée de la flotte française sur les rivages dela terre algérienne:

«Il sont deux maintenant à relater le choc et ses préliminaires. Lecapitaine de vaisseau en second, Amable Matterer, verra, depuis le Ville deMarseille, les combats s'enfoncer progressivement dans les terres […]… Unsecond témoin va nous plonger au sein même des combats: l'aide de campdu général Berthezène, responsable des premiers régiments directementengagés. Il s'appelle le baron Barchou de Penhoën. Il repartira un mois aprèsla prise de la Ville; au lazaret de Marseille, en août 1830, il rédigera presqueà chaud ses impressions de combattant, d'observateur et même, par éclairsinattendus, d'amoureux d'une terre qu'il a entrevue sur ses frangesenflammées».

(A.F, p. 26)

Les premières impressions des envahisseurs lors de cette arrivée de l'arméefrançaise sur les rives d'Alger comptent en fait beaucoup pour la narratrice quicherche à y déceler une fascination dissimulée derrière la précision dessouvenirs racontés, des scènes observées. La véhémence des premiers combatshante la narratrice, elle cherche à l'imaginer à travers les écrits cités, elle ladevine même dans les peintures de Langlois:

«Le chef de bataillon Langlois, peintre de batailles, au lendemain duchoc décisif de Staouéli, s'arrêtera pour dessiner des Turcs morts, «la ragede la bravoure» imprimée encore sur leur visage. Certains sont trouvés unpoignard dans la main droite et enfoncé dans la poitrine. Le dimanche 20juin, à dix heures du matin et par un temps superbe, Langlois exécuteplusieurs dessins de ces orgueilleux vaincus puis il esquisse un tableaudestiné au Musée. «Le public amateur en aura des lithographies», note cemême jour Matterer». ( A.F, p. 27)

Ces peintures ne figurent en fait que dans le récit de Matterer. Nous assistonsici à un enchâssement des références. Enchâssement qui met en évidence laprécision et la minutie avec lesquelles la narratrice étudie les documents qu'ellea entre les mains.

Ainsi, chaque chapitre apporte un nouvel observateur de cette guerre sansmerci, et les références s'accumulent, éclairent la narratrice sur le cheminsinueux du siècle dernier:

«Ils sont trois désormais à écrire les préliminaires de la chute: letroisième n'est ni marin en uniforme ni un officier d'ordonnance qui circuleen pleine bataille, simplement un homme de lettres, enrôlé dans l'expédition

Page 255: Regaieg

237

en qualité de sécrétaire général en chef. […]J. T. Merle — c'est son nom — publiera à son tour une relation de la

prise d'Alger, mais en témoin installé sur les arrières de l'affrontement». (A.F, p. 39)

Le quatrième chapitre historique de la première partie renvoie à une quatrièmesource principale pour la narratrice, il s'agit de la relation d'un Algérois:

«Un quatrième greffier de la défaite comble, de sa pelletée de mots, lafosse commune de l'oubli; je le choisis parmi les natifs de la ville. HadjAhmed Effendi, mufti hanéfite d'Alger, est la plus haute personnalitémorale en dehors du dey. En cette imminence de la chute, de nombreuxAlgérois se tournent vers lui. Il nous rapporte le siège en langue turque,plus de vingt années après et en écrivant de l'étranger, car il s'expatriera.[…] Dans son exil, il se rappelle ce 4 juillet et publie sa relation:

«L'explosion fit trembler la ville et frappa de stupeur tout le monde.Alors Hussein Pacha convoqua les notables de la ville pour tenir conseil. Lapopulation tout entière vociférait contre lui…»» (A.F, p. 50)

La narratrice, tout en adoptant une nouvelle source continue à se référer àcelles précédemment citées. Ainsi à propos du début des pourparlers, alorsqu'un émissaire anglais est envoyé vers les Français, la narratrice évoque lerécit fait par Barchou:

«L'Anglais, en qualité d'intermédiaire et ami du dey, parle, nousrapporte Barchou qui assiste à la négociation, «du caractère altier etintrépide de Hussein, pouvant le porter aux dernières extrémités.»» ( A.F, p.51)

Ainsi, nous assistons à un déferlement des écrits décrivant cette nuit dela reddition, déferlement que la narratrice ne manque pas de souligner:

«D'autres relateront ces ultimes moments: un secrétaire général,«bach-kateb», du dey Ahmed de Constantine […] rédigera son récit enarabe. Un captif allemand, qui sera libéré le lendemain, évoquera cettemême nuit en sa langue; deux prisonniers, rescapés du naufrage de leursbateaux survenu quelques mois auparavant, en feront une description enfrançais. Ajoutons le consul d'Angleterre qui note ce tournant dans sonjournal…» ( A.F, p. 53)

Le récit de la reddition est donc rédigé en quatre langues plus la langueturque (récit d'Ahmed Effendi). Le monde semble tourné vers la ville d'Algerce soir-là.

A la veille de la prise d'Alger, les colons semblent ainsi pris d'une«Fièvre scripturaire»:

Page 256: Regaieg

238

«Trente-sept témoins, peut-être davantage, vont relater, soit à chaud,soit peu après, le déroulement de ce mois de juillet 1830. Trente-septdescriptions seront publiées, dont trois seulement du côté des assiégés: celledu mufti, futur gouverneur en Anatolie; celle du secrétaire du dey Ahmedqui vivra plus tard la servitude; la troisième étant celle du captif allemand».

(A.F, p. 55)

Cet amoncellement des écrits rendant compte de ce mois de la chute d'Algertémoigne de la fascination des conquérants pour cette terre algérienne, pour cenouveau pays qui livre ses secrets à leurs regards.

La deuxième partie du roman s'intitule: «LES CRIS DE LA FANTASIA»(A.F, p. 59). Elle apporte son nouveau cortège d'auteurs écrivant leur versionde l'Histoire des premières années de l'occupation.

L'expédition de Lamoricière à partir d'Oran est racontée par deux capitainesfrançais:

«Deux hommes écriront le récit de cette expédition: le capitaineBosquet, que Lamoricière a fait venir d'Alger pour en faire son aide decamp, et le capitaine Montagnac. Le régiment de celui-ci vient d'arriver deCherchell par mer, le 14 de ce mois.

Les deux officiers, chacun ignorant tout de l'autre, entretiennent unecorrespondance familiale, grâce à laquelle nous les suivons en témoins-acteurs de cette opération. Avec eux, nous revivons toutes les marchesguerrières de cet automne 1840: lettres que reçoit la mère du futur maréchalBosquet […], épîtres à l'oncle ou à la sœur de Montagnac». ( A.F, p. 63)

Nous assistons ici à un changement de la nature de l'écrit, il ne s'agit plus dejournaux ou de relations mais de correspondances. Des récits brefs peuventaussi être une source importante dévoilant des fonds cachés de la réalité, ainsile témoignage de Cassaigne concernant l'ordre donné par Bugeaud à Pélissier,ordre d'enfumer la tribu des Ouled Riah:

«Le 11 juin, à la veille de son embarquement, Bugeaud envoie àPélissier, qui se dirige vers le territoire des Ouled Riah, un ordre écrit.Cassaigne, l'aide de camp du colonel, en évoquera les termes plus tard:

«Si ces gredins se retirent dans leurs grottes, ordonne Bugeaud, imitezCavaignac aux Sbéah, enfumez-les à outrance, comme des renards!»»

( A.F, p. 78)

Des rapports militaires peuvent également constituer des documentsintéressants à étudier. Après l'enfumade des Ouled Riah, le colonel Pélissier,accompagné de son armée, pénètre dans les grottes, il consigne sesimpressions dans un rapport officiel qu'il envoie à Bugeaud, son chef

Page 257: Regaieg

239

hiérarchique, celui qui lui a donné l'ordre d'accomplir cet acte barbare:

«Le colonel Pélissier vit cette approche de l'aube presquesolennellement, en ouverture de drame. Une scène tragique semble êtreavancée; dans le décor austère de craie ainsi déployé, lui, le chef doit, selonla fatalité, se présenter avec gravité le premier.

«Tout fuyait à mon approche, écrira-t-il dans son rapportcirconstancié. La direction prise par une partie de la population indiquaitsuffisamment l'emplacement des grottes où me guidait el Hadj el Kaim.»»(A.F, p. 80)

Le rapport de Pélissier sert ainsi de source à la narratrice:

«La sommation a été exécutée: «Toutes les issues sont bouchées.»Rédigeant son rapport, Pélissier revivra par l'écriture cette nuit du 19 juin,éclairée par les flammes de soixante mètres qui enveloppent les murailles deNacmaria». (A.F, p. 84)

Soucieuse de restituer la réalité, la narratrice cherche à s'appuyer sur d'autrestémoignages plus neutres que celui de Pélissier:

«Je reconstitue, à mon tour, cette nuit […]. Mais je préfère me tournervers deux témoins oculaires: un officier espagnol combattant dans l'arméefrançaise et qui fait partie de l'avant-garde. Le journal espagnol l'Héraldopubliera sa relation; le second, un anonyme de la troupe décrira le drame àsa famille, dans une lettre que divulguera le docteur Christian». (A.F, p.84)

Après l'enfumade des Sbéah par le colonel Saint-Arnaud, celui-ci ne notera pas,comme Pélissier, ses impressions. Il envoie simplement un rapport confidentielà Bugeaud, rapport secret qui ne sera pas divulgué mais détruit. Cependant, ilne peut s'empêcher d'envoyer une lettre à son frère:

«[…] Même lui [Saint-Arnaud], ne peut s'empêcher d'écrire à sonfrère:

«Je fais hermétiquement boucher toutes les issues et je fait un vastecimetière. La terre couvrira à jamais les cadavres de ces fanatiques.Personne n'est descendu dans les cavernes!… Un rapport confidentiel a toutdit au maréchal, simplement, sans poésie terrible, ni images.»» (A.F, p. 90)

Les circonstances qui ont entouré cette enfumade des Sbéah ne seront pas pourautant enterrées à jamais. Un universitaire français du nom de Gauthiers'acharne à en débusquer les traces, il «en retrouve le souvenir dans les récits des

descendants de la tribu». (A.F, p. 90)

L'histoire de «LA MARIEE NUE DE MAZOUNA» (A.F, p. 97) est, quant à elle,

Page 258: Regaieg

240

publiée par un libraire qui s'appelle Bérard:

«Le libraire Bérard, grâce à son expérience d'ancien soldat del'Empire, mais grâce aussi à son instruction et à ses cheveux grisonnants,est devenu un notable du Ténès européen, troublé par cette agitation siproche. Il dirige une des milices mises sur pied… Vingt ans plus tard, ilécrira le récit de cette révolte: mais il n'ira pas à Mazouna. Aucun Européenne s'y hasarde encore; la neutralité de la vieille cité s'est gelée en définitifsommeil.

Un des lieutenants de Bou Maza, El Gobbi, a écrit également sarelation des événements. Faisait-il partie de l'attaque contre le convoi denoces? Admira-t-il, aux côtés de son chef, le corps «nu» de Badra? Il estloisible de l'imaginer.

Bérard, quand il rédige ses souvenirs, affirme avoir eu connaissancede la relation d'El Gobbi. Aurait-il lu une traduction du texte arabe ouaurait-il eu entre les mains une copie de l'original? Celui-ci, pour l'instant,est perdu». (A.F, p. 116)

Bérard s'est donc fondé sur un écrit d'un lieutenant de Bou Maza, cette relationest perdue, mais, à travers le récit de Bérard, la narratrice arrive à reconstituerl'histoire de Badra, cette vierge captive la nuit-même de ses noces.

La narratrice s'est donc livrée à un dépouillement scrupuleux desdocuments historiques couvrant ces vingt années, les premières marquant lacolonisation de l'Algérie. Il est à remarquer que ces écrits appartiennent, dansleur majorité, à des colons français. Il n'existe en fait pas beaucoup d'écritsd'indigènes témoignant des événements qui ont peuplé ces deux décennies.C'est ainsi qu'en partant de l'Histoire des autres, la narratrice a tenté d'écrire sapropre version de l'Histoire de son pays. Chemin sûrement épineux carl'Histoire des autres est forcément contraire à l'idée que se fait la narratrice deces premières années de l'asservissement du peuple d'Algérie. Comment a-t-elle alors pu concilier ces deux pôles contraires: le contenu des documentsqu'elle étudie et sa propre vision des faits?

I. B - L'HISTOIRE DU JE OU JE REECRIT L'HISTOIRE:

A vrai dire, la narratrice n'a pas accepté le contenu des récits des colonscomme une vérité immuable. Elle a porté sur ces derniers un regard critiquedévoilant à la fois la lâcheté et la cruauté de ces envahisseurs. Ainsi sur

Page 259: Regaieg

241

l'intertexte se greffe une sorte de métatexte très développé et presquesarcastique à l'égard de ces écrivains du hasard. Ensuite, la narratrice s'estappliquée à nous faire connaître le point de vue de l'indigène, de l'opprimédans cette mêlée, dans cet amas de corps entassés, déchiquetés. Elle ne s'estdonc appuyée sur les écrits des autres que pour les critiquer, pour dévoiler lahaine qu'il dissimulent à l'égard du peuple algérien, pour mettre l'accent sur lecaractère inhumain de ces hommes qui ne se soucient guère de la mort dont ilssont témoins et qu'ils inscrivent avec indifférence sur leurs feuilles de papier.

I. B. 1 - Intertexte et métatexte:

Il convient, avant de développer cette partie, de définir ces deux notionsd'intertexte et de métatexte. Pour Gérard Genette, elle s'inscrivent dans ce qu'ilappelle «transtextualité»: «Il est de fait que pour l'instant le texte (ne)m'intéresse (que) par sa transcendance textuelle, savoir tout ce qui le met enrelation, manifeste ou secrète, avec d'autres textes. J'appelle cela latranstextualité, et j'y englobe l'intertextualité au sens strict […], c'est-à-dire laprésence littérale (plus ou moins littérale, intégrale ou non) d'un texte dans unautre: la citation, c'est-à-dire la convocation explicite d'un texte à la foisprésenté et distancié par des guillemets, est l'exemple le plus évident de ce typede fonctions, qui en comporte bien d'autres. J'y mets aussi, sous le terme, quis'impose (sur le modèle langage/métalangage), de métatextualité, la relationtranstextuelle qui unit un commentaire au texte qu'il commente: tous lescritiques littéraires, depuis des siècles, produisent du métatexte sans le savoir»1.L'intertexte est donc le texte cité sur lequel le narrateur ou l'auteur greffentleurs commentaires qui composent le métatexte. C'est en effet en citant desauteurs français que la narratrice de A.F tente de dépasser leurs écrits ensoulignant dans leurs textes leurs silences et les omissions qu'ils ont opéré.

La platitude des documents historiques laissés par les colons françaisest maintes fois soulignée par la narratrice. C'est ainsi, sans originalité aucune,qu'Amable Matterer décrit le jour de la première arrivée de l'armée française àAlger:

1. Introduction à l'architexte, Editions du Seuil, Collection Poétique, 1979, p. 87.

Page 260: Regaieg

242

«Des milliers de spectateurs, là-bas dénombrent sans doute lesvaisseaux. Qui le dira, qui l'écrira? Quel rescapé, et seulement après laconclusion de cette rencontre? Parmi la première escadre qui glisseinsensiblement vers l'ouest, Amable Matterer regarde la ville qui regarde.Le jour même, il décrit cette confrontation, dans la plate sobriété du compterendu.

A mon tour, j'écris dans sa langue, mais plus de cent cinquante ansaprès». (A.F, p. 15-16)

L'indication spatiale «là-bas» situe le lecteur du côté du colon, de son regard àlui. La narratrice, elle, est soucieuse de restituer le regard des indigènes, desAlgérois.

Parcourant les écrits des autres, elle en retient ce qui glorifie la résistance arabe,le courage des Algérois qui ont défendu leur ville jusqu'à la mort. Toutefois,Alger commence à connaître la défaite et la soumission:

«Les morts se succèderont vite. Je relis le relation de ces premiersengagements et je retiens une opposition de styles. Les Algériens luttent à lafaçon des Numides antiques que les chroniqueurs romains ont si souventrapportée: rapidité et courbes fantasques de l'approche, lenteur dédaigneuseprécédant l'attaque dans une lancée nerveuse. Tactique qui tient du volpersifleur de l'insecte dans l'air, autant que de la marche luisante du félindans le maquis». (A.F, p. 25)

Ainsi, les observateurs étrangers ne peuvent empêcher leur plume de noter cetélan de courage, cette lancée vers la mort qui se dessine sur le visage de chaqueindigène. Commentant les textes historiques, la narratrice ajoute: «La fascination

semble évidente de la part de ceux qui écrivent». (A.F, p. 26)

En fait, la longueur des commentaires dépasse de loin celle des textescités. Souvent la narratrice ne fait qu'évoquer la référence sans reproduire letexte-source. Elle s'accorde donc une large part dans la narration pour dénoncerle complot qui se noue contre sa ville, pour insister sur la cruauté desconquérants, sur leur indifférence face à la mort des autres:

«Des cadavres jonchent le plateau de Staouéli. Deux mille prisonnierssont comptés.Malgré l'avis des officiers, sur l'instance des soldats eux-mêmes, ils seront tous fusillés. «Un feu de bataillon a couché par terre cettecanaille en sorte qu'on en compte deux mille qui ne sont plus», écritMatterer resté sur son bateau pendant la bataille.

Le lendemain, il se promène placidement parmi les cadavres et lebutin». (A.F, p. 28)

Page 261: Regaieg

243

Le mot «canaille», l'adverbe «placidement» soulignent la haine déshabillée deMatterer à l'égard des Algériens. La phrase souligné démontre, quant à elle, lalâcheté de ce dernier qui n'a pas osé approcher la bataille.

La narratrice s'applique à retenir, dans les documents étudiés, les images quimarquent leurs auteurs, les images de l'héroïsme des femmes: deux femmesalgériennes font montre d'un courage désespéré, l'une arrache le cœur d'uncadavre français, l'autre écrase la tête de son enfant d'une pierre pour empêcherqu'il ne tombe vivant entre les mains de l'ennemi, les deux femmes serontensuite achevées par les soldats français:

«Du combat vécu et décrit par le baron Barchou, je ne retiens qu'unecourte scène, phosphorescente, dans la nuit de ce souvenir.

Barchou la rapporte d'un ton glacé, mais son regard, qui semble seconcentrer sur la poésie terrible ainsi dévoilée, se révulse d'horreur: deuxfemmes algériennes sont entrevues au détour d'une mêlée […]».

(A.F, p. 28)

La lâcheté de Matterer n'est pas plus visible que l'indifférence de beaucoupd'autres pour qui la guerre se transforme en spectacle. Ainsi la narratrice note-t-elle a propos de J. T. Merle qui, lui aussi, ne se mêle pas à la bataille:

«Chaque jour, il signale où il se trouve, ce qu'il voit (des blessés àl'infirmerie, le premier palmier ou les fleurs d'agave, observés à défautd'ennemis rencontrés au combat…). Aucune culpabilité d'embusqué ne letourmen-te. Il regarde, il note, il découvre; lorsque son impatience semanifeste, ce n'est pas pour l'actualité guerrière, mais parce qu'il attend uneimprimerie, achat qu'il a suscité lui-même au départ de Toulon. Quand lematériel sera-t-il débarqué, quand pourra-t-il rédiger, publier, distribuer lepremier journal français sur la terre algérienne?» (A.F, p. 39)

La dernière phrase correspond en fait à un discours indirect libre. Il s'agit de lavoix de cet homme de lettres qui se passionne pour son travail et oublie lagravité de la situation dans laquelle se trouvent les Algériens. Son indifférencedevient alors la cible première de l'ironie sarcastique de la narratrice:

«J. T. Merle, notre directeur de théâtre qui ne se trouve jamais sur lethéâtre des opérations, nous communique son étonnement, ses émotions etcompassion depuis le jour du débarquement […] jusqu'à la fin deshostilités, ce 4 juillet». (A.F, p. 43)

La phrase soulignée ridiculise cet auteur et met l'accent sur sa lâcheté et sacouardise. La narratrice dénonce surtout les armes des mots qui s'ajoutent aux

Page 262: Regaieg

244

armes de guerre, altèrent la réalité et occultent la férocité du colonisateur:

«Le mot lui-même, ornement pour les officiers qui le brandissentcomme ils porteraient un œillet à la boutonnière, le mot deviendra l'arme parexcellence. Des cohortes d'interprètes, géographes, ethnographes, linguistes,botanistes, docteurs divers et écrivains de profession s'abattront sur lanouvelle proie. Toute une pyramide d'écrits amoncelés en apophysesuperfétatoire occultera la violence initiale». (A.F, p. 56)

C'est par la plume de Bosquet que nous apprenons l'imminence de l'attaque deLamoricière sur la tribu des Gharabas. Comme les autres, ce dernier néglige deconter le caractère féroce, cruel des combats:

«La razzia s'annonce propice: rapt, pillage, peut-être même massacredes ennemis qui, mal réveillés, ne pourront pas combattre. «La nuit est ànous» rêve l'un ou l'autre de ces capitaines… Bosquet note les couleurs del'aube qui se lève». (A.F, p. 64)

L'indifférence du capitaine Bosquet est à son comble. Plutôt que de s'intéresserau massacre qui se prépare, il s'occupe d'admirer le lever du jour. Cetteviolence des combat, ce massacre d'une tribu endormie, c'est la narratrice quiles notera alors que Bosquet semble enivré par les couleurs des habits desfemmes:

«Symphonie exacerbée de l'attaque; piétinement par lancées furieuses,touffes de râles emmêlés jusqu'au pied des cavales. Tandis que le sang, pargiclées, éclabousse les tentes renversées, Bosquet s'attarde sur la violencedes couleurs. L'élan des retombées le fascine, mais l'ivresse d'une guerreainsi reculée tourne à vide». (A.F, pp. 67-68)

Le contraste est manifeste entre la réalité et la fiction que nous présente le récitde Bosquet. Alors que le sang couvre tout comme une coulée de lave mettant enrelief la cruauté de l'homme, Bosquet promène son regard sur les retombées quile fascinent, sur les intérieurs dévastés des victimes.

Après l'enfumade des Ouled Riah et des Sbéah par l'armée française, ilne reste comme document complet et fidèle à la réalité que le rapport dePélissier envoyé à Bugeaud. Ainsi, la narratrice manifeste-t-elle sareconnaissance pour cet homme qui, s'il a emmuré et enfumé une tribu entière,rongé de remords, a reconnu son crime et a même ressuscité par les mots sesvictimes:

«Je me hasarde à dévoiler ma reconnaissance incongrue. Non pasenvers Cavaignac qui fut le premier enfumeur, contraint, par opposition

Page 263: Regaieg

245

républicaine à régler les choses en muet, ni à l'égard de Saint-Arnaud, leseul vrai fanatique, mais envers Pélissier. Après avoir tué avec l'ostentationde la brutale naïveté, envahi par le remords, il écrit sur le trépas qu'il aorganisé. J'oserais presque le remercier d'avoir fait face aux cadavres,d'avoir cédé au désir de les immortaliser, dans les figures de leurs corpsraidis, de leurs étreintes paralysées, de leur ultime contorsion. D'avoirregardé l'ennemi autrement qu'en multitude fanatisée, en armée d'ombresomniprésentes».

(A.F, p. 92)

Parcourant les correspondances, les journaux, les relations, les rapportsdes colonisateurs, la narratrice s'est donc efforcée de restituer la réalité, deredonner au peuple algérien sa dignité, de dévoiler la lâcheté et la cruauté desenvahisseurs, ceux qui tuent comme ceux qui observent indifférents et mêmejoyeux du spectacle de la mort s'offrant à leurs yeux. Après avoir révélé laréalité de ces écrivains de circonstance, après avoir démasqué leur lâcheté etleur cruauté, la narratrice se donne pour mission de rétablir la vérité, deréécrire l'Histoire de son pays, an moins de ces vingt ans de colonisation. Delectrice, elle se mue alors en historienne.

I. B. 2 - Réécrire l'Histoire:

Cette historienne est cependant différente de toute autre historienne.Au lieu de rendre seulement compte des faits, elle se glisse, voyeusedissimulée, parmi les hommes et les femmes de son pays au siècle dernier, elleimagine leurs réactions, se figure leurs rêves et leurs aspirations. Elle écritl'Histoire comme si elle notait des Mémoires. L'emploi du présent participeénormément à la consolidation de cette illusion qui s'empare du lecteur.Observant l'approche de l'armada française des côtes d'Alger, la narratrice ne secontente pas d'imaginer la réaction de ce peuple conquis mais elle tente de s'yintroduire, d'entendre même ses paroles. S'associer à leur attente, à leur peineou leurs rêves! Se mêler à la foule des femmes qui regardent!

«En cette aurore de la double découverte, que se disent les femmes dela ville, quels rêves d'amour s'allument en elles, ou s'éteignent à jamais,tandis qu'elles contemplent la flotte royale qui dessine les figures d'unechorégraphie mystérieuse?… Je rêve à cette brève trêve de tous lescommencements; je m'insinue, visiteuse importune, dans le vestibule de ceproche passé, enlevant mes sandales selon le rite habituel, suspendant mon

Page 264: Regaieg

246

souffle pour tenter de tout réentendre…» (A.F, p. 16)

La narratrice tente de se transporter dans le temps, de voyager à travers cesannées pour devenir témoin de ce début de conquête de son propre pays.L'emploi du présent lui sert de tapis volant et la porte dans cette époquelointaine et proche à la fois.

Observatrice désormais, elle décrit cette première confrontation entre l'arméefrançaise et le peuple algérien comme un acte d'amour, comme une copulationfunèbre:

«Ce 13 juin 1830, le face à face dure deux, trois heures et davantage,jusqu'aux éclats de l'avant-midi. Comme si les envahisseurs allaient être lesamants!» (A.F, p; 16)

Cependant, Alger reste la «Ville Imprenable». Les initiales sont mises aumajuscule comme pour souligner qu'il s'agit d'un nom propre que la narratricedonne à la ville d'Alger. Les combats sont assimilés à une étreinte:

«Comme si, en vérité, dès le premier affrontement de cette guerre quiva s'étirer, l'Arabe, sur son cheval court et nerveux, recherchaitl'embrassement: la mort, donnée ou reçue mais toujours au galop de lacourse, semble se sublimer en étreinte figée». (A.F, p. 25)

Soucieuse de corriger la vision que donnent les colons de cette premièreconquête de l'Algérie, la narratrice fait ressortir un détail important:

«Le Français [Merle] relate l'autre événement significatif: à l'hôpital,un blessé n'a pu être amputé d'une jambe à cause du refus de son père envisite! Mais notre auteur n'avoue pas ce que nous comprenons par ailleurs:la foule d'interprètes militaires moyen-orientaux, que l'armée française aamenés, se révèle incapable de traduire les premiers dialogues — l'arabedialectal de ces régions serait-il hermétique?» (A.F, pp. 44-45)

Ainsi, l'Histoire écrite par les autres est totalement faussée, altérée. Cetacharnement à détourner la réalité révèle le désappointement des envahisseursdevant leur incapacité de soumettre l'ennemi à leur volonté, car les Algériens,par leur fierté et leur silence hermétique restent intacts:

«Impossible d'étreindre l'ennemi dans la bataille. Restent ceséchappées: par femmes mutilées, par bœufs et troupeaux dénombrés ou parl'éclat de l'or pillé. Se convaincre que l'Autre glisse, se dérobe, fuit.

Or l'ennemi revient sur l'arrière. Sa guerre à lui apparaît muette, sansécriture, sans temps de l'écriture. Les femmes, par leur hululement funèbre,improvisent, en direction de l'autre sexe, comme une étrange de la guerre.Inhumanité certes de ces cris, stridulation du chant qui lancine, hiéroglyphes

Page 265: Regaieg

247

de la voix collective et sauvage: nos écrivains sont hantés par cette rumeur».( A.F, p. 68)

L'indigène est donc fier, il ne reconnaît pas sa défaite, il ne fait pas face àl'ennemi:

«L'indigène, même quand il semble soumis, n'est pas vaincu. Ne lèvepas les yeux pour regarder son vainqueur. Ne le «reconnaît» pas. Ne lenomme pas. Qu'est-ce qu'une victoire si elle n'est pas nommée?».

(A.F, p. 69)

C'est peut-être cette fierté d'opprimés qui crée la hantise ou la fascination parcette Algérie indomptable de ceux qui écrivent et notent leur déception, leurconsternation face à cette contrée mystérieuse:

«Les lettres de ces capitaines oubliés qui prétendent s'inquiéter deleurs problèmes d'intendance et de carriè-re, qui exposent parfois leurphilosophie personnelle, ces lettres parlent, dans le fond, d'une Algérie-femme impossible à apprivoiser. Fantasme d'une Algérie domptée: chaquecombat éloigne encore plus l'épuisement de la révolte.

Ces guerriers qui paradent me deviennent, au milieu des cris que leurstyle élégant ne peut atténuer, les amants funèbres de mon Algérie».

(A.F, p. 69)

Ainsi la guerre s'apparente-t-elle à une fantasia où sonnent les glas et où se fontentendre les cris de l'agonie et les stridulations des femmes célébrant la mort enmartyrs de leurs hommes. Les enfumés de Nacmaria, eux, n'ont pas bénéficiéde cette mort en fantasia. Ils ont été enterrés sans cérémonie funèbre, ni cris despleureuses, ni hululement des femmes. Le rapport de Pélissier les ressuscitecependant:

«Pélissier, l'intercesseur de cette mort longue, pour mille cinq centscadavres sous El Kantara, avec leurs troupeaux bêlant indéfiniment autrépas, me tend son rapport et je reçois ce palimpseste pour y inscrire à montour la passion calcinée des ancêtres». (A.F, p. 93)

Ainsi, la narratrice s'applique à réécrire l'Histoire, à réveiller ces morts parmilliers, à leur redonner mouvements et voix. C'est opérant de cette mêmemanière qu'elle a déroulé l'histoire de Badra, fille du caïd Ben Kadrouma et laplus belle de Mazouna: l'histoire se déroule sur 20 pages sans référence auxéventuelles sources desquelles la narratrice s'est inspirée pour raconter cettehistoire. Ce n'est qu'à la dernière page qu'elle restitue la source de son récit. Ellea donc réécrit entièrement l'histoire de cette femme, aucune citation ne filtre àtravers le récit. Le lecteur assiste à une reconstitution détaillée, minutieuse desévénements qui ont entouré cette vierge prisonnière de Bou Maza et libérée par

Page 266: Regaieg

248

son père après qu'il ait payé une rançon d'un montant très élevé. En fait, cettevierge symbolise pour la narratrice l'Algérie dépouillée mais non violée,l'Algérie-femme impossible à apprivoiser.

Partant de documents historiques écrits par les autres, par lescolonisateurs, la narratrice arrive donc à réhabiliter la mémoire de sescompatriotes morts dans ou après les combats. Sa verve d'historienne sedévoile sous nos regards de lecteurs affectés par cette violence exacerbée, parce sang noir qui coule et couvre de sa chaleur cette terre meurtrie. Le contrasteavec les chapitres autobiographiques accentue encore plus cette émotion dulecteur qui, d'un registre ordinaire, quotidien, se voit transporté dans un champde bataille éclaboussé de sang et hanté par les cris de mort et les charognes.C'est en réalité ce même contraste qui fait paraître aux yeux de la narratrice savie sans intérêt notable et son existence d'une banalité accablante. C'estpourquoi elle a décidé d'abandonner l'écriture autobio-graphique, de seracheter de sa faute première (vouloir connaître l'amour alors que des milliersdes siens sont morts sur le champ de bataille, oser vivre à l'occidentale alorsque des milliers de femmes de son pays se recroquevillent dans leur patio).L'écriture autobiographique cède alors le pas à l'écriture historique et l'œuvrese transforme en un roman historique peuplé de cris d'angoisse et d'agonie, descris de femmes racontant leur histoire à elles, leur contribution à la libérationde l'Algérie. Le chœur des femmes s'élève ainsi comme un orchestre musicalanimant toute la troisième partie du roman.

Page 267: Regaieg

249

II - FEMMES-MEMOIRE :

Substituer aux témoignages des colons sa propre version de l'Histoirepuis le témoignage des femmes ayant vécu la guerre de libération: tel est le butde la narratrice de A.F. C'est pourquoi elle entreprend un pèlerinage à traversles buissons des montagnes pour rencontrer celles qui ont participé à la guerrede libération en maquisardes ou celles dont la famille a été frappée par lemalheur de la guerre et qui vivent désormais en veuves de martyrs tombéspour la dignité du pays. Elle pousse la porte de chaque maison dans cesmontagnes du Dahra, mêlée à l'auditoire des enfants, elle s'accroupit devantchaque diseuse, note son récit avec tous ses détails puis le rapporte dans cettetroisième partie destinée à réveiller les voix enterrées. C'est ainsi que chacunede ces femmes devient narratrice à sa manière, chacune s'empare de lanarration en diseuse infatigable. Une certaine polyphonie énonciative s'inscritdésormais dans l'œuvre et la transforme en roman, en fiction mettant en reliefplusieurs Je-origines, plusieurs subjectivités aussi nombreuses que variées. Lanarratrice unique se transforme alors en narratrice première, elle reprend lerécit de chacune de ces femmes, elle le développe, lui donne plus de texture etde poésie. Coupée de l'oralité de ces femmes, elle tente de se rallier à elles, de sefrayer une place parmi elles et de faire partie de la chaîne de transmissionqu'elles composent, chaîne qui maintient la Mémoire du pays vivace etauthentique.

Page 268: Regaieg

250

II. A - DIRE L'HISTOIRE:

La troisième partie s'intitule «LES VOIX ENSEVELIES» (A.F, p. 127),elle ne se compose pas de chapitres mais de mouvements. Ces mêmesmouvements qui animent les corps des morts et les ressuscitent en leurredonnant voix, en réveillant leurs paroles ensevelies. Des chapitresautobiographiques y alternent avec d'autres où nous entendons des récits defemmes sur la guerre de libération de l'Algérie. Voix en mouvements, voix quidéchirent l'espace et disent l'Histoire, leur Histoire. Les chapitres où se fontentendre ces récits de femmes s'intitulent justement «VOIX». Plusieurs voix s'yagencent et nous livrent une version précise et détaillée des endurances dupeuple algérien lors de cette longue guerre.

La première voix est celle de Chérifa Amroune, la narratrice l'écouteavec une attention d'un intérêt extrêmes:

«La conteuse demeure assise au centre d'une chambre obscure,peuplée d'enfants accroupis, aux yeux luisants: nous nous trouvons au cœurd'une orangeraie du Tell… La voix lance ses filets loin de tant d'annéesescaladées, la paix soudain comme un plomb. Elle hésite, continue, sourceégarée sous les haies de cactus». (A.F, p. 160)

Son récit, raconté dans la langue des aïeules, a pour Chérifa une vertulibératrice, c'est en fait la narratrice première qui l'affirme:

«Chérifa vieillie, à la santé déclinante, est immobilisée. Libérant pourmoi sa voix, elle se libère à nouveau; de quelle nostalgie son accentfléchira-t-il tout à l'heure?…» (A.F, p. 161)

Pareille à celle de Chérifa, la voix de Sahraoui Zohra coule, chaude comme unruisseau ininterrompu, elle libère les souvenirs de son auteur et le dote d'uneexistence singulière, d'une personnalité qui lui est propre:

«Sa voix creuse dans les braises d'hier. Au fond du patio, pendant queles versants de la montagne changent de nuances au cours de l'après-midi, lamachine à coudre reprend son antienne». (A.F, pp. 186-187)

Ces récits de transmission sont libérateurs, ils procurent à celui ou celle quiécoute une véritable Mémoire, une Histoire et donc une identité, puisqu'ilsressuscitent les ancêtres morts:

«Les vergers brûlés par Saint-Arnaud voient enfin leur feu s'éteindre,parce que la vieille aujourd'hui parle et que je m'apprête à transcrire son

Page 269: Regaieg

251

récit». (A.F, pp. 200-201)

La chaîne des souvenirs est dissimulée au fond des patios, elle représente lamémoire cachée du pays, son âme secrète à travers laquelle s'entretientl'identité de chacun, son essence même:

«Chaîne de souvenirs: n'est-elle pas justement «chaîne» qui entraveautant qu'elle enracine? Pour chaque passant, la parleuse stationnedebout, dissimulée derrière le seuil. Il n'est pas séant de soulever le rideauet de s'exposer au soleil.

Toute parole, trop éclairée, devient voix de forfanterie, et l'aphonie,résistance inentamée…» (A.F. p. 201)

Ce qui caractérise la voix de ces femmes, c'est l'oralité de la languequ'elles emploient. Le lecteur a, par moments, l'impression d'entendre ledialecte arabe de ces régions montagneuses: «La France est venue et elle nous a

brûlés. […] Ils nous brûlèrent la maison une troisième fois» (A.F, p. 133), dit Chérifaqui se remémore ces années d'endurance. L'emploi de «la France» à la place dessoldats français relève ici d'une synecdocque très employée dans le parler arabede l'époque. Cette figure dévoile la conscience des indigènes d'être sous lasoumission d'un état et non de quelques soldats qui ne sont que les exécutantsde cette force répressive qu'est «la France». L'utilisation du pronom personnelau datif dit «éthique» («Ils nous brûlèrent la maison») est «un trait de langagefamilier»1 en français. Il l'est encore plus en langue arabe. En fait, il n'estemployé que dans l'arabe dialectal. Ces procédés stylistiques, ces traits del'oralité jalonneront ainsi les récits de ces femmes héroïnes de la guerred'Algérie.

Ecoutant le récit de Zohra, nous retrouvons les mêmes traits d'oralité que nousavons déjà décelés dans les paroles de Chérifa: l'utilisation de la mêmesynecdoque et l'emploi du pronom personnel au datif éthique:

«Quant au blé, avant que la France nous brûle, nous le donnions aumoulin, puis nous pétrissions la farine». (A.F, p. 166)

«Ils me brûlèrent la maison». (A.F, p. 167)

«Même les marmites, ils me les avaient brisées». (A.F, p.168)

Zohra confectionnait des uniformes pour les maquisards, elle insiste sur laqualité des coutures qu'elle faisait:

1. Catherine FROMILHAGUE et Anne SANCIER, Introduction à l'analyse stylistique, op. cit, p. 98.

Page 270: Regaieg

252

«Comme j'étais fière des uniformes que je confectionnais! Sansvanité, les miens étaient les mieux coupés! Tu en dépliais un, tu lesuspendais: tu arrivais à peine à croire Qu'il n'était pas acheté au magasin!»(A.F, p. 180)

L'interpellation de l'auditoire relève également ici d'un style oral. Elle émane dela volonté de Zohra d'associer ceux qui écoutent à son admiration pour sesouvrages d'alors. Et le datif éthique de revenir pressant dans la bouche de cettevieille tante de la narratrice première: «La seconde fois où les soldats me brûlèrent

la demeure, le feu se développait, le feu «mangeait» et le toit partait en morceaux…»

(A.F, p. 181)

L'emploi du verbe «manger» pour «consumer» renvoie aussi à l'oralité dudialecte arabe utilisé. De même l'utilisation du verbe «vendre» pour «trahir»: «Au

village, un garçon nous a «vendues»». (A.F, p. 181) Lors de l'arrestation de Zohra,sa fille et sa sœur éclatent en sanglots: «— Ne pleurez pas, leur ai-je ordonné. Ne

pleurez pas sur moi! J'interdis qu'on pleure sur moi!» (A.F, p. 182) «Pleurer surquelqu'un» est, elle aussi, une expression du parler arabe. Même en arabelittéraire on dit «pleurer quelqu'un» et non «pleurer sur quelqu'un».

Une anonyme dont le mari et les trois fils sont morts pendant la guerre et qu'onn'a pas indemnisée, une fois les combats finis, dévide, elle aussi, amèrementson histoire: «Les hommes, qui me servaient d'épaules, tous ces hommes sont partis!»(A.F, p. 224) Le mot «épaules» est employé ici à la place d'«appuis». C'estégalement une expression très employée dans le dialecte arabe. Ce chœur defemmes est conclu par une voix de veuve dont le mari a été fusillé sur la placedu village.

Les récits de ces femmes sont également parsemés de formules debénédiction où elles invoquent Dieu et son Prophète. Racontant qu'elle s'étaitréfugiée dans les branches d'un chêne robuste alors qu'elle était poursuivie par«la France», Chérifa ajoute: «Je me suis fiée à la protection de Dieu!» (A.F, p. 137)Evoquant son départ à la recherche de l'endroit où est tombé son frère, elleaffirme: «Dieu voulut que je me repère aussitôt et que je trouve l'endroit la première».(A.F, p. 138) Dans une des bases des maquisards, elle soigne les blessés. Unjour, elle décide de partir. Sur l'insistance des frères elle répondt: «La seule

raison […] c'est Dieu! C'est comme s'il m'avait mis de l'ombre sur cet endroit!» (A.F, p.148) Cette phrase soulignée n'est employée que dans le dialecte arabe, elledémontre le soudain rejet que Chérifa ressent pour ce lieu.

Page 271: Regaieg

253

Cachée chez Djennet, sa nièce, Zohra se dissimule chaque fois que quelqu'unrend visite à celle-ci. C'est à ce propos qu'elle évoque Dieu et son Prophète:

«Car j'avais peur! Je savais que ces gens venaient «pour Dieu et sonProphète», en toute bonne foi, mais malgré tout, s'ils me voyaient, enpartant, ils parleraient! […]

Tout ce qui est passé sur moi! Mon Dieu, tout ce qui est passé!»(A.F, p. 170)

Cette dernière phrase est, elle aussi, un authentique trait d'oralité dans lalangue arabe. On dit généralement «il s'est passé beaucoup sur ma tête» ce quirevient à dire «j'ai enduré énormément». Evoquant la profession qu'exerçaitKhadidja, une femme qu'elle a rencontrée en prison, Lla Zohra emploie uneformule conjuratoire propre au dialecte arabe: «Elle dirigeait, que Dieu éloigne de

nous le mal, une maison, la «mauvaise», une maison de tolérance…» (A.F, p. 182) Lemot «mauvaise» réfère ici à un jugement moral de la part de la vieille femme àl'égard de telles institutions. Le récit d'une autre anonyme, une veuve dont lemari a été condamné à mort et s'est évadé de prison avant d'être tué dans lescombats, use également de la synecdocque «la France» et des formules debénédiction religieuses:

«La France continuait à multiplier les gardes. Chaque fois que lesévadés nous envoyaient un des leurs, Dieu a conservé sur eux et sur nous lesalut!» (A.F, p. 211)

Les récits de ces femmes sont donc parsemés de références au dialectearabe, au langage qu'elles emploient tous les jours. Comment peuvent-ellesaccéder à l'écriture littéraire puisqu'elles ne sont que des analphabètes? Pour lanarratrice, c'est justement cette langue parlée, langue de sa mère, qui flambe depoésie et de chaleur primitive. C'est cette même langue qui assure latransmission orale de la Mémoire de génération en génération, transmissionplus authentique et plus sûre que n'importe quel écrit. C'est ainsi que s'opère lemécanisme de la transmission de mère en fille:

«Temps des asphyxiées du désir, tranchées de la jeunesse où le chœurdes spectatrices de la mort vrille par spasmes suraigus jusqu'au cielnoirci… Se maintenir en diseuse dressée, figure de proue de la mémoire.L'héritage va chavirer — vague après vague, nuit après nuit, les murmuresreprennent avant même que l'enfant comprenne, avant même qu'il trouveses mots de lumière, avant de parler à son tour et pour ne point parlerseul…»

(A.F, p. 200)

Page 272: Regaieg

254

Etudiant la troisième partie de A.F, Beïda Chikhi affirme: «Témoins oubliés etvoix ensevelies vont tenter une vitale et douloureuse percée à travers lescouches sédimentées de la mémoire; voix, murmures, chuchotements,soliloques, conciliabules, voix à la recherche d'un corps, voix prenant corpsdans l'espace, s'érigent en principe constructif et base thématique de toute latroisième partie. Celle-ci met en jeu un nouveau type de discours historiqueémanant d'instances exclusivement féminines. Le savoir historique fémininproduit son mode d'expression avec ses propres procédés d'articulation, sortesde relais spécifiques à la transmission orale»1.

Voix de l'ombre, voix souterraines qui animent les morts et les ressuscitent.Voix de l'oubli, «voix ensevelies» d'hier: ce chœur de femmes introduit lanarratrice dans un monde magique, dans le monde d'avant la naissance oucelui d'après la mort. N'avons-nous pas affirmé, en conclusion à notredeuxième partie, que la narratrice aspire à une annihilation du temps, à unanéantissement de l'espace pour rejoindre ce monde maternel qui évoque lachaleur utérine? C'est en effet dans la voix de ces femmes, dans leur duréequ'elle découvre ce monde perdu et qu'elle recherchait. Il lui appartient àprésent de s'y introduire, de s'y installer; bref, de faire partie de la chaîne dessouvenirs qu'entretiennent ces femmes de génération en génération.

II. B - JE FAIT PARTIE DE LA CHAINE DE TRANSMISSION:

Ces voix de femmes sont dans leur majorité anonymes. Les Je qu'ellesemploient occultent derrière eux l'identité de chacune. Chérifa, la premièreconteuse dévide son récit sans nous donner la moindre indication sur sonidentité. Ce n'est que lors de la reprise de son histoire par la narratrice que nousdécouvrons son nom:

«C'est elle, la bergère de treize ans, la première fille des Amroune,elle que les cousins, les voisins, les alliés, les oncles paternels accusent dese prendre pour un quatrième mâle, en fuyant le douar et les soldatsfrançais, au lieu de se terrer comme les autres femelles! Elle a donc erré,elle s'est accrochée aux arbres durant la poursuite interminable». (A.F, p.139)

1. Les Romans d'Assia Djebar, Office des Publications Universitaires, Alger, 1990, p. 22.

Page 273: Regaieg

255

«Elle s'appelle Chérifa. Quand elle entame le récit, vingt ans après,elle n'évoque ni l'inhumation, ni un autre ensevelissement pour le frèregisant dans la rivière». (A.F, p. 141)

La narratrice reprend presque intégralement le récit de Chérifa, elle ledéveloppe, le commente comme elle l'a fait pour les documents historiquesdans les deux premières parties. Après cela, elle poursuit le récit entamé par laconteuse. Elle reprend le flambeau de la narration pour se dresser à son tour enconteuse. Elle nous décrit le cri de la fillette de treize ans:

«Elle a entonné un long premier cri, la fillette. […]Le thrène de l'informe révolte dessine son arabesque dans l'azur.La complainte se fait houle: soubresauts suivis d'un frémissement; un

ruisseau d'absence creuse l'air. […]Le cadavre, lui, s'en enveloppe, semble retrouver sa mémoire:

miasmes, odeurs, gargouillis. Il s'inonde de touffeur sonore. La vibrationde la stridulation, le rythme de la déclamation langent ses chairs pourparer à leur décomposition. Voix-cuirasse qui enveloppe le gisant contre laterre, qui lui redonne regard au bord de la fosse…» (A.F, pp. 140-141)

Ce premier récit de la narratrice-conteuse se déroule comme un chuchotement,comme le susurrement d'une voix timide, non habituée à parler devant unauditoire. L'italique confirme en fait notre intuition. N'est-il pas souventemployé pour rendre compte d'une voix intérieure habitant la narratrice? Cettevoix commence à s'extérioriser dans la troisième partie, elle prend corps pourparticiper à son tour à la chaîne de transmission. Dans «CORPS ENLACES»(A.F, p. 160), la narratrice essaie d'associer sa voix à celle de Chérifa, elle tented'apprendre à travers elle les voies de la transmission, elle s'exerce à la parolematernelle, au chant des femmes:

«Je ne m'avance ni en diseuse, ni en scripteuse. Sur l'aire de ladépossession, je voudrais pouvoir chanter.

Corps nu — puisque je me dépouille des souvenirs d'enfance —, jeme veux porteuse d'offrandes, mains tendues vers qui, vers les Seigneurs dela guerre d'hier, ou vers les fillettes rôdeuses qui habitent le silencesuccédant aux batailles… Et j'offre quoi, sinon nœuds d'écorce de lamémoire griffée, je cherche quoi, peut-être la douve où se noient les motsde meurtrissure…»

(A.F, p. 161)

Ainsi, la narratrice cherche à rapprocher l'Histoire racontée dans les deuxpremières parties des récits de ces femmes rebelles. Elle tente de se dégager del'écriture autobiographique, de se dénuder pour pouvoir se mêler à l'Histoirede l'Algérie, à l'Histoire de ces femmes. L'objectif qu'elle se fixe est donc dereprendre le récit de Chérifa, de retracer son parcours même en langue

Page 274: Regaieg

256

étrangère:

«Chérifa! Je désirais recréer ta course: dans le champ isolé, l'arbre sedresse tragiquement devant toi qui crains les chacals. Tu traverses ensuiteles villages, entre des gardes, amenée jusqu'au camp de prisonniers quigrossit chaque année… Ta voix s'est prise au piège; mon parler français ladéguise sans l'habiller. A peine si je frôle l'ombre de ton pas!

Les mots que j'ai cru te donner s'enveloppent de la même serge dedeuil que ceux de Bosquet ou de Saint-Arnaud. En vérité, ils s'écrivent àtravers ma main, puisque je consens à cette bâtardise, au seul métissage quela fois ancestrale ne condamne pas: celui de la langue et non celui du sang.

Mots torches qui éclairent mes compagnes, mes complices; d'elles,définitivement, ils me séparent. Et sous leur poids, je m'expatrie».

(A.F, p. 161)

Ainsi l'écriture joue un rôle salvateur puisqu'elle ressuscite les morts, elle rendcompte du récit de ces femmes anonymes, elle les éclairent, même si elle plongela narratrice dans une obscurité hérmétique. Dans «MURMURES…» (A.F, p.171), cette dernière reprend le récit de Sahraoui Zohra: «Djennet est assise sur le

seuil, à même le carrelage, ou sur une peau de mouton immaculée. […]» (A.F, p. 171)Djennet est la nièce de cette vieille femme, elle essaie de dissimuler la présencede sa tante maternelle. Elle utilise le pilon de cuivre écrasant toute sorted'épices pour couvrir le lamento de la tante harcelée par la présence del'ennemi. En réalité, Zohra est une parente de la narratrice:

«— Nous étions cousines, ta grand-mère et moi, dit-elle. Je te suiscertes plus proche par le père de ta mère; nous sommes de la mêmefraction, de la même tribu. Elle, elle m'est liée par une autre alliance, par lesfemmes!»

(A.F, p. 186)

Le souci de la narratrice est de prendre le relais de la vieille Zohra, detransmettre à son tour:

«Dire à mon tour. Transmettre ce qui a été dit, puis écrit. Propos d'il ya plus de un siècle, comme ceux que nous échangeons aujourd'hui, nous,femmes de la même tribu.

Tessons de sons qui résonnent dans la halte de l'apaisement…»(A.F, p. 187)

Ainsi raconte-t-elle à la vieille une histoire que Fromentin a tenue de son ami:l'histoire des deux «Naylettes» tuées par des soldats français. Et la narratriced'adopter le langage de cette «petite mère»:

«[…] Fatma et Mériem reçoivent en secret deux officiers d'unecolonne française qui patrouille dans les parages: non pour trahir,simplement pour une nuit d'amour, «que Dieu éloigne de nous le péché!»».

Page 275: Regaieg

257

(A.F, p. 188)

Transmettre ce qui a été écrit à celles qui ne peuvent pas lire, aux aïeules à lamémoire fertile: c'est désormais l'objectif qu'elle se fixe:

«La main de Mériem agonisante tend encore le bouton d'uniforme: àl'amant, à l'ami de l'amant qui ne peut plus qu'écrire. Et le temps s'annihile.Je traduis la relation dans la langue maternelle et je te la rapporte, moi, tacousine. Ainsi je m'essaie, en éphémère diseuse, près de toi, petite mèreassise devant ton potager.

Ces nuits de Ménacer, j'ai dormi dans ton lit, comme autrefois je meblottissais, enfant, contre la mère de mon père». (A.F, p. 189)

Dans sa posture de diseuse, la narratrice se voit retourner à l'enfance. N'était-cepas dans la posture de l'enfant qu'elle écoutait la conteuse dans le chapitreprécédent et donc lors du récit de Chérifa?

Et voilà que la narratrice poursuit son dépouillement des documentshistoriques pour assurer la transmission, pour établir un échange entre elle etces femmes conteuses. Elle se réfère à une lettre de Saint-Arnaud à son frère oùil dévide son projet de prendre des otages parmi les Berkani. La voilà parmi cesmêmes otages, prisonniers de Saint-Arnaud, sur le paquebot qui se dirige versl'île Sainte-Marguerite. Une femme enceinte accompagne les prisonniers, lanarratrice la choisit comme interlocutrice, elle lui adresse la parole:

«Je t'imagine, toi, l'inconnue, dont on parle encore de conteuse àconteuse, au cours de ce siècle qui aboutit à mes années d'enfance. Car jeprends place à mon tour dans le cercle d'écoute immuable, près des montsMénacer… Je te recrée, toi, l'invisible, tandis que tu vas voyager avec lesautres, jusqu'à l'île Sainte-Marguerite, dans des geôles rendues célèbres par«l'homme au masque de fer». Ton masque à toi, ô aïeule d'aïeule lapremière expatriée, est plus lourd encore que cet acier romanesque! Je teressuscite, au cours de cette traversée que n'évoquera nulle lettre de guerrierfrançais…»

(A.F, p. 214)

L'histoire de cette femme n'est donc racontée par aucun observateur français.Elle sera seulement retracée par la narratrice. Cette dernière imaginel'accouchement prématuré de cette femme sur le bateau des autres etl'enterrement du fœtus au cœur de l'océan. Elle évoque les craintes de cettemère pour son enfant mort-né, crainte de le voir enterré sur la terre des autreset non sur une terre d'Islam. Ainsi, libre de toute contrainte, la narratrice finitpar inventer ou imaginer une histoire qui n'a été évoquée par personne avantelle. La voilà devenue conteuse comme les autres femmes de son pays, comme

Page 276: Regaieg

258

ces femmes formant la chaîne de transmission. Lors de circonstances critiques(viol par un étranger), une stratégie de silence s'impose à ces femmes. En fait, leviol non dit ne sera pas un véritable viol:

«L'une ou l'autre des aïeules posera la question, pour se saisir dusilence et construire un barrage au malheur. La jeune femme, cheveuxrecoiffés, ses yeux dans les yeux sans éclat de la vieille, éparpille du sablebrûlant sur toute parole: le viol, non dit, ne sera pas violé. Avalé. Jusqu'àla prochaine alerte». (A.F, p. 226)

Cherchant désespérément un lien de sang ou de langue avec ces femmes, lanarratrice s'interroge sur son rapport avec elles:

«Vingt ans après, puis-je prétendre habiter ces voix d'asphyxie? Nevais-je pas trouver tout au plus de l'eau évaporée? Quels fantômes réveiller,alors que, dans le désert de l'expression d'amour (amour reçu, «amour»imposé), me sont renvoyées ma propre aridité et mon aphasie». (A.F, p.227)

Son «aphasie amoureuse» la poursuit en fait comme une malédiction imposée parla langue du conquérant. C'est pourtant de cette langue qu'elle se sert poursortir de son mutisme et rompre le silence, c'est paradoxalement dans les textesécrits en cette langue qu'elle cherche la réalité historique de son pays.S'inspirant du journal d'un légionnaire, elle nous raconte l'histoire du pillage del'armée française dans un village d'El Aroub. Celle-ci y a torturé puis tué deuxmaquisards:

«Parmi les légionnaires, l'un écrit les jours d'El Aroub et les revit. […]Je le lis à mon tour, lectrice de hasard, comme si je me retrouvais

enveloppée du voile ancestral; seul mon œil libre allant et venant sur lespages, où ne s'inscrit pas seulement ce que le témoin voit, ni ce qu'ilécoute». (A.F, p. 235)

La narratrice s'applique cependant à interpréter les récits écrits, à lire entre leslignes pour imaginer la souffrance des siens. Souffrance qu'aucun Français nes'avisera de raconter. C'est en fait après le retrait de l'armée française du villageque le récit de ces jours d'El Aroub est rédigé:

«Est-ce au cours de cette descente vers la mer ou le lendemain, dansun des camions du convoi, sous la pluie, qu'un certain Bernard se confie àcelui qui fera le récit de ces jours d'El Aroub, et évoque ce qu'il n'oublieraplus?…

A nouveau, un homme parle, un autre écoute, puis écrit. Je bute, moi,contre leurs mots qui circulent; je parle ensuite, je vous parle, à vous, lesveuves de cet autre village de montagne, si éloigné ou si proche d'ElAroub!»

Page 277: Regaieg

259

(A.F, p. 236)

Interpellant les aïeules figurant parmi l'auditoire qui l'écoute, la narratriceévoque le récit de Bernard entraîné par une jeune Algérienne sous le regardvoyeur des vieilles femmes:

«Vingt ans après, je vous rapporte la scène, à vous les veuves, pourqu'à votre tour vous regardiez, pour qu'à votre tour, vous vous taisiez. Et lesvieilles immobilisées écoutent la villageoise inconnue qui se donne.

Silence chevauchant les nuits de passion et les mots refroidis, silencedes voyeuses qui accompagne, au cœur d'un hameau ruiné, le frémissementdes baisers». (A.F, p. 237)

L'histoire de Pauline, exilée en Algérie et rapatriée après quatre mois de sonexil à Lyon où, malade, elle meurt, se déroule comme un cri de réconciliationavec la langue française:

«En fait, elle n'a plus quitté l'Algérie sinon pour délirer… Notre paysdevient sa fosse: ses véritables héritières — Chérifa de l'arbre, Lla Zohraerrante dans les incendies de compagne, le chœur des veuves anonymesd'aujourd'hui — pourraient pousser, en son honneur, le cri de triompheancestral, ce hululement de sororité convulsive!» (A.F, p. 250)

Pauline, exilée en Algérie, écrit des lettres à ses amies à partir de la terrealgérienne. Elle souligne la compassion et l'amour qu'elle a pour toute femmealgérienne:

«Durant les quatre mois de ce voyage algérien, Pauline n'a cesséd'écrire de multiples lettres à ses amies de combat, à sa famille, à sesproches…

J'ai rencontré cette femme sur le terrain de son écriture: dans la glaisedu glossaire français, elle et moi, nous voici aujourd'hui enlacées. Je relisces lettres parties d'Algérie; une phrase me parvient, calligraphie d'amour,enroulant la vie de Pauline:

«En Kabylie, écrit Pauline, en juillet 1852, j'ai vu la femme bête desomme et l'odalisque de harem d'un riche. J'ai dormi près des premières surla terre nue, et près des secondes dans l'or et la soie…»

Mots de tendresse d'une femme, en gésine de l'avenir: ils irradient làsous mes yeux et enfin me libèrent». (A.F, pp. 250-251)

Ainsi, les mots français véhiculés par l'amour ne peuvent que libérer lanarratrice de son aphasie. Ils lui permettent de retranscrire l'histoire de Haouatuée par un cavalier Hadjout qu'elle a abandonné pour un ami français. Cettehistoire, la narratrice l'a d'abord lue en langue française, elle a été racontée par

Page 278: Regaieg

260

l'amant de Haoua à Fromentin qui l'a inscrite dans ses Mémoires. CommePauline, Fromentin, fasciné par cette Algérie indomptable, pays qu'il a illustrémagnifiquement dans ses peintures, ne peut être qu'un trait d'union entre lanarratrice et les femmes de son pays, ces femmes qu'il a peintes admirablement.Dans le dernier chapitre du roman «AIR DE NAY» (A.F, p. 255), la narratricesalue ce peintre qu'un lien viscéral rattache à l'Algérie:

«Lors j'interviens, la mémoire nomade et la voix coupée. […]J'interviens pour saluer le peintre qui, au long de mon vagabondage, m'aaccompagnée en seconde silhouette paternelle. Eugène Fromentin me tendune main inattendue, celle d'une inconnue qu'il n'a jamais pu dessiner.

En juin 1853, lorsqu'il quitte le Sahel pour une descente aux portes dudésert, il visite Laghouat occupée après un terrible siège. Il évoque alors undétail sinistre: au sortir de l'oasis que le massacre, six mois après,empuantit, Fromentin ramasse, dans la poussière, une main coupéed'Algérienne anonyme. Il la jette ensuite sur son chemin.

Plus tard, je me saisis de cette main vivante, main de la mutilation etdu souvenir et je tente de lui faire porter le «qalam»». (A.F, p. 255)

«Faire porter le «qalam»» à une main d'anonyme n'est-ce pas associer ces femmesà son écriture, les rejoindre dans leur oralité et leur offrir la possibilité d'inscrireleurs récits, d'entretenir leur mémoire par l'écriture qui immortalise à jamais.Car peu importe la langue qu'on utilise, «Ecrire ne tue pas la voix, mais la réveille,

surtout pour ressusciter tant de sœurs disparues». (A.F, p. 229)

Les efforts de la narratrice pour se lier aux femmes de son pays nefléchissent donc jamais. Constatant son aphasie et le désert de l'expression oùelle se sent dès qu'elle essaie d'utiliser la langue maternelle, elle ne baisse pourautant pas les bras. Elle utilise la langue des autres, leurs mots, leurs propresarmes pour leur renvoyer la balle. Et voilà que la langue française, armepremière des ennemis de l'Algérie, se retourne contre eux, dévoile leurignominie et leur lâcheté. N'est-ce pas la meilleure façon de lutter? Se situer surle terrain de l'écriture, s'emparer des armes des ennemis, de leurs mots pour lesutiliser contre eux et organiser la défense de soi et des siens. C'est ainsi que lanarratrice a pu atteindre le salut final.

Pour Beïda Chikhi: «Lire L'Amour, la fantasia, c'est opérer un constanttravail de liaison, établir de nombreux points de suture de tous les fragmentstextuels conformément au code qui régit tout à la fois la fiction et la narration et

Page 279: Regaieg

261

qui s'élabore dans le rapprochement de trois expériences différentes dediscours historiques: discours-témoignages d'époque, discours-témoignagesdes femmes de la tribu et discours-parcours autobiographique. Tous les senspassent par la corrélation mise en œuvre par l'instance narrative»1. Trois sortesd'énoncés historiques se développent donc dans A.F: l'Histoire de l'Algérie lorsdes premières années de sa colonisation par les Français, l'Histoire de la guerrede libération racontée par des voix de femmes et l'histoire de la narratrice, cellequ'elle a essayé d'abord de nous conter à travers son autobiographie. Laquestion qui s'impose à nous après cette constatation est la suivante: quelrapport entretiennent les deux premiers récits historiques avec le troisième?Autrement dit, quelle influence l'écriture de l'Histoire et l'agencement de cesvoix de femmes en chœur ont-ils sur l'écriture autobiographique? Ce n'est enfait que pour aboutir à cette question, qui constitue la clé de notre analyse, quenous avons décrit la place qu'occupent ces deux récits historiques dans A.F.

III - HISTOIRE ET AUTOBIOGRAPHIE

LE POIDS DE LA MEMOIRE:

L'inscription de l'Histoire, les multiples voix de femmes qui peuplent latroisième partie tiennent en échec le projet autobiographique. Hantée par lescadavres des emmurés de Dahra, obsédée par sa nostalgie pour le territoirelinguistique de sa mère, la narratrice ne peut qu'avouer l'échec de sonentreprise autobiographique. Cherchant à rendre compte de ses nuits d'amour,elle se heurte aux voix enfouies des siens, à leurs corps allongés le long descavernes violées et brûlées:

«L'amour, si je parvenais à l'écrire, s'approcherait d'un point nodal: làgît le risque d'exhumer des cris, ceux d'hier comme ceux du siècle dernier.Mais je n'aspire qu'à une écriture de transhumance, tandis que, voyageuse, jeremplis mes outres d'un silence inépuisable». (A.F, p. 76)

La «transhumance» est le voyage de la plaine à la montagne: voyage qu'elle

1. Les Romans d'Assia Djebar, op. cit, p. 17.

Page 280: Regaieg

262

effectuera dans les chapitres historiques de la troisième partie? Le «silence

inépuisable» trahit sa volonté de ne rien dire en attendant de laisser parler lesautres femmes. Dans ce chapitre autobiographique de la deuxième partie,chapitre évoquant l'adolescence de la narratrice, un rapport entrel'autobiographie et l'Histoire est établi pour la première fois. Ce rapportcoïncide sûrement avec la volonté de la narratrice de raconter ses premièresaventures amoureuses. En réalité, dès ce chapitre, l'écriture autobiographiqueentreprend un retrait notable. Dans la première partie, les chapitresautobiographiques sont titrés alors que les chapitres historiques sont seulementnumérotés. C'est justement l'inverse que nous observons dans la deuxièmepartie: l'autobiographie cède ainsi la place à l'Histoire qui envahit la vie de lanarratrice et détourne à jamais son projet de s'écrire. C'est alors qu'à chaquemot d'amour prononcé, les cadavres des ancêtres tués par les colonscommencent à flotter sur la surface de la mémoire. Même «Hannouni», le mot detendresse prononcé par le frère à l'adresse de la narratrice, réveille en elle lesouvenir de ces morts entassés dans les cavernes:

«Sur une avenue poussièreuse de notre capitale, le frère adulte m'adonc renvoyé l'appellation lacérée de mystère ou de mélancolie. Rompt-ilainsi la digue? Un éclair où j'entrevois, par-dessus l'épaule fraternelle, desprofils de femmes penchées, des lèvres qui murmurent, une autre voix ouma voix qui appelle. Ombre d'aile, ce mot-chott.

Silhouette dressée du frère qui détermine malgré lui la frontièreincestueuse, l'unité hantée, l'obscurité de quels halliers de la mémoire, d'oùne surnagera que ce bruit de lèvres, qu'une brise des collines brûléesd'autrefois où je m'enterre. Où s'enfument ceux qui attendaient, dans lepourrissement de leur chair, l'amour cruel ou tendre, mais crié». (A.F, p. 96)

L'écriture dévie donc dès qu'elle s'attaque aux mots d'amour. La cause de toutcela est bien sûr l'amour de la narratrice pour ces ancêtres martyrisés. La voixdevient alors autre, elle se transforme en cri, pour ressusciter les autres, lesaïeules.

«Cette mise à nu, déployée dans la langue de l'ancien conquérant, luiqui, plus d'un siècle durant, a pu s'emparer de tout, sauf précisément descorps féminins, cette mise à nu renvoie étrangement à la mise à sac dusiècle précédent.

Le corps, hors de l'embaumement des plaintes rituelles, se retrouvecomme fagoté de hardes. Reviennent en écho les clameurs des ancêtresdésarçonnés lors des combats oubliés; et les hymnes des pleureuses, lethrène des spectatrices de la mort les accompagnent». (A.F, p. 178)

La «mise à nu» évoque ici l'écriture autobiographique. Cette écriture, parcequ'elle se fait en langue française, ne peut se détacher de la «mise à sac», du

Page 281: Regaieg

263

pillage de l'héritage maternel par les envahisseurs français. Les «clameurs» et les«hymnes» renvoient, eux, aux voix de l'oubli qu'il s'agit de réveiller: l'écritureautobio-graphique devient alors autant une nécessité qu'un sort à conjurer, unemalédiction. Le «corps fagoté de hardes» est en fait enveloppé de la languefrançaise que la narratrice perçoit comme un voile. C'est pourquoi la seulevéritable mise à nu ne réside pas dans l'écriture qui matérialise le corps maisdans le silence; celui qui travaillait les aïeules depuis des siècles. Les sonschuchotés, la voix murmurée très bas: ce n'est qu'à travers la magie de celangage souterraine que la narratrice arriverait à se dire.

A partir de la page 127 débute la troisième partie intitulée «LES VOIX

ENSEVELIES»: le détournement du projet autobiographique paraît alors effectifet même incontournable. La narratrice ne parlera plus d'elle que pour parlerdes autres. De plus, elle fera parler les morts à travers les récits des femmes desa tribu d'origine. Cette partie commence avec une épigraphe qui consiste enune citation de Saint Augustin: «Sur ce, me voici en la mémoire, en ses terrains, en

ses vastes entrepôts…» Cette citation annonce la transposition du champ de lanarration de la mémoire individuelle de la narratrice à la Mémoire collectivepropre aux femmes de son pays, femmes qui, se remémorant, inscrivent leurversion de l'histoire, témoignent d'une période très critique dans l'Histoire del'Algérie:

«Les mots d'amour s'élèvent dans un désert. Le corps de mes sœurscommence, depuis cinquante ans, à surgir par taches isolées, hors deplusieurs siècles de cantonnement; il tâtonne, il s'aveugle de lumière avantd'oser avancer. Un silence s'installe autour des premiers mots écrits, etquelques rires épars se conservent au-delà des gémissements.

«L'amour, ses cris» («s'écrit»): ma main qui écrit établit le jeu desmots français sur les amours qui s'exhalent; mon corps qui, lui, simplements'avance, mais dénudé, lorsqu'il retrouve le hululement des aïeules sur leschamps de bataille d'autrefois, devient lui-même enjeu: il ne s'agit plusd'écrire que pour survivre». (A.F, p. 240)

Les mots des sœurs, des aïeules se transforment ainsi en morts charriés parleurs paroles et par là, par l'écriture de la narratrice qui transcrit ces paroles defemmes, leurs chuchotements de prisonnières. L'amour, chargé de cris, s'écrit ets'écrie: l'écriture se mue alors en cri: cri des autres, cri de la narratrice. Pourcette dernière, il s'agit désormais d'écrire les autres ou à travers les autres pourpouvoir exister, l'écriture n'est plus à ce moment là un jeu mais un enjeu, unenécessité pour survivre.

Page 282: Regaieg

264

Dans «LA TUNIQUE DE NESSUS» (A.F, p. 239), le rapport entre les chapitresautobiographiques et les chapitres historiques est définitivement établi:l'analogie entre la narratrice et l'Histoire de l'Algérie occupée est manifeste:

«Après plus d'un siècle d'occupation française — qui finit, il y a peu,par un écharnement —, un territoire de langue subsiste entre deux peuples,entre deux mémoires; la langue française, corps et voix, s'installe en moicomme un orgueilleux préside, tandis que la langue maternelle, toute enoralité, en hardes dépénaillées, résiste et attaque, entre deux essoufflements.Le rythme du «rebato» en moi s'éperonnant, je suis à la fois l'assiégéétranger et l'autochtone partant à la mort par bravade, illusoireeffervescence du dire et de l'écrit».(A.F, p. 241)

Cette lutte entre l'écrit et l'oral, entre la langue française et la langue maternelledéchire la narratrice et entrave son projet de s'écrire. Car,

«Ecrire la langue adverse, ce n'est plus inscrire sous son nez cemarmonnement qui monologue; écrire par cet alphabet devient poser soncoude bien loin devant soi, par derrière le remblai — or dans ceretournement, l'écriture fait ressac». (A.F, p. 241)

Le projet autobiographique change alors de destination, il se transforme enfiction animée par les multiples voix des femmes à qui la narratrice s'esttrouvée contrainte de donner la parole:

«Croyant «me parcourir», je ne fais que choisir un autre voile.Voulant,à chaque pas, parvenir à la transparence, je m'engloutis davantage dansl'anonymat des aïeules!» (A.F, p. 243)

En effet, nous assistons ici à un détournement du projet autobiographique qui,à cause des mo(r)ts «charriés par l'écriture», se transforme en fiction. Le sujet dela narration, camouflé, enterré, enseveli par celle-ci et, n'en étant donc plusl'objet, se trouve condamné au silence pour écouter les échos des voix sortiesdroit des cavernes où elles étaient terrées.

«Pour ma part, tandis que j'inscris la plus banale des phrases, aussitôtla guerre ancienne entre deux peuples entrecroise ses signes au creux demon écriture. Celle-ci, tel un oscillographe, va des images de guerre —conquête ou libération, mais toujours d'hier — à la formulation d'un amourcontradictoire, équivoque.

Ma mémoire s'enfouit dans un terreau noir; la rumeur qui la portevrille au-delà de ma plume». (A.F, p. 242)

La Mémoire remplace ainsi la mémoire de la narratrice. S'établit alors un écart

Page 283: Regaieg

265

entre ce qu'elle veut dire et ce qu'elle écrit.

Ce «discours autobiographique», devenant dense à mesure que nousapprochons de la clausule du roman, déchire la narratrice, l'interpelle etl'accuse de collaboration et de trahison, d'où la fréquence dans ces bribes deconfession ou d'aveu pénible des modalités exclamative, interrogative etsuspensive:

«Ma fiction est cette autobiographie qui s'esquisse, alourdie parl'héritage qui m'encombre. Vais-je succomber?… Mais la légende tribalezigzague dans les béances et c'est dans le silence des mots d'amour, jamaisproférés, de la langue maternelle non écrite, transportée comme unbavardage d'une mime inconnue et hagarde, c'est dans cette nuit-là quel'imagination, mendiante des rues, s'accroupit…

Le murmure des compagnes cloîtrées devient mon feuillage. Commenttrouver la force de m'arracher le voile, sinon parce qu'il me faut en couvrirla plaie inguérissable, suant les mots tout à côté?» (A.F, pp. 244-245)

Ce n'est pas un pur hasard si les deux pages d'où nous avons extrait ce passagesont titrées «SOLILOQUE». La dimension intérieure, intériorisée ouintrospective de ces quelques phrases, déjà attestée par la ponctuation, setrouve confirmée et renforcée par le caractère d'imprimerie qui est l'italique,caractère qu'Assia Djebar emploie souvent dans de pareils discours.L'autobiographie n'était donc qu'une vaine tentative, qu'un pur «exercice» sanssolution aucune, qu'une ébauche, qu'un début sans aboutissement. Le «silence»de la narratrice fait place au «murmure» des autres femmes, l'écriture-plaie setransforme en paroles de femmes, de toute femme algérienne, l'unique Je-origine du roman s'éclipse laissant fuser des voix du passé. Je se trouve être unautre.

«Une constatation étrange s'impose: je suis née en dix-huit centquarante deux, lorsque le commandant de Saint-Arnaud vient détruire lazaouia des Béni Ménacer, ma tribu d'origine et qu'il s'extasie sur les vergers,sur les oliviers disparus, «les plus beaux de la terre d'Afrique», précise-t-ildans une lettre à son frère. C'est aux lueurs de cet incendie que je parvins,un siècle après, à sortir du harem; c'est parce qu'il m'éclaire encore que jetrouve la force de parler. Avant d'entendre ma propre voix, je perçois lesrâles, les gémissements des emmurés du Dahra, des prisonniers de Sainte-Marguerite; ils assurent l'orchestration nécessaire. Ils m'interpel-lent, ils mesoutiennent pour qu'au signal donné, mon chant solitaire démarre». (A.F, p.243)

Ce n'est donc que grâce à l'histoire que la narratrice arrivera à écrire, à se dire.

Page 284: Regaieg

266

Dire les autres n'est-ce pas en fin de compte se dire? L'Histoire ne se fait-ellepas à l'intérieur de la personne qui la raconte, dans l'esprit de l'historien? PourGeorges Gusdorf: «Nous comprenons toutes choses, en dehors de nous commeen nous-mêmes, à proportion de ce que nous sommes, et selon la mesure denos dimensions spirituelles. C'est ce que voulait dire Dilthey, l'un desfondateurs de l'historiographie contem-poraine, lorsqu'il affirmait que l'histoireuniverselle est une extrapolation de l'autobiographie. L'espace objectif del'histoire est toujours la projection de l'espace mental de l'historien»1.

«L'écriture du moi suppose la présence du moi, l'adhésion, l'adhérence del'être personnel»2, c'est justement ce qui manque le plus à Assia Djebar:cherchant à s'écrire, elle ne peut que constater, taraudée par son impuissancede femme déchirée, l'impossibilité, malgré l'apparente simplicité, de cet acte.Partie d'un monde réel, de l'histoire de son enfance, Assia Djebar s'enfoncedans un univers purement imaginaire hanté par les fantômes des morts, desmartyrs des premières années de la "conquête" de l'Algérie. Ainsi, s'écrire, sedévoiler s'avère être pour elle un acte suicidaire. L'écriture devient hémorragieet l'acte de se raconter une mort lente. C'est pourquoi elle se trouve dansl'obligation de céder la narration à d'autres femmes qui diront mieux qu'elle (entout cas plus authentiquement qu'elle) l'Histoire de son pays. Sa durée à elle nese résume-t-elle pas dans cette Histoire racontée par les femmes, dans cetteHistoire des femmes?

Faisons le point sur notre analyse consacrée au rapport de l'écritureautobiographique avec l'inscription de l'Histoire et les multiples récits defemmes dans A.F. Nous avons déjà constaté l'entrave considérable queconstitue l'Histoire pour l'aboutissement du projet autobiographique de lanarratrice. Mais, cette fois sur le plan formel et non sur le plan thématique, cequi tient le plus en échec l'écriture autobiographique, c'est surtout ladécentralisation de la narration ou le déplacement de l'intérêt narratif d'un Je-origine unique à une multitude de voix qui, chacune à son tour, se fait entendreet camoufle la source principale de la narration. Par ce procédé, ces femmesdans leur majorité anonymes se transforment en personnages pensants et

1. «Conditions et limites de l'autobiographie», cité par Lejeune in L'autobiographie en France, op. cit,

p. 235.2. Georges GUSDORF, Les Ecritures du moi: lignes de vie I, op. cit, p. 122.

Page 285: Regaieg

267

même agissants. Le personnage n'est-il pas défini, à l'heure actuelle, comme unagent? «Les «personnages» n'ont pas de réalité psychologique, comme levoudrait une tradition critique qui se perpétue, mais […] ce sont d'abord despersonae, des fonctions, des agents du récit»1. Ainsi, «roman signifie composition,combinaison d'agents»2. Nous voilà transportés d'un espace autobiographique,d'une autobiographie se donnant pour réelle, à un espace fictif, romanesque;puisque les personnages-agents ne peuvent figurer que dans un roman, en toutcas jamais dans une autobiographie.

Nous rejoignons sur ce point Käte Hamburger qui définit la fictioncomme une narration où figurent plusieurs Je-origines fictifs: «L'objet d'unenarration n'est pas référé à un Je-Origine réel mais à des Je-Origines fictifs, il est doncfictif»3. Concevant le récit à la première personne comme un «énoncé de réalitéfeint», elle ajoute: «Le concept d'énoncé de réalité feint comporte un élémentconstitutif: ce qui est en cause, c'est la forme de l'énoncé de réalité, c'est-à-direune certaine corrélation sujet-objet, dont le trait décisif est que le sujetd'énonciation, le narrateur à la première personne, ne peut en aucun cas lesfaire sortir de son champ d'expérience propre, son Je-origine est toujoursprésent; sa disparition […] aurait pour conséquence qu'à sa place apparaîtraientdes Je-origines fictifs. Et cette loi, que l'on a décrite comme une unité deperspective, a pour effet que les personnages apparaissant dans un récit à lapremière personne ne peuvent être saisis que dans une relation permanenteavec le narrateur à la première personne. Cela ne signifie pas qu'ils doiventtous se situer dans une relation personnelle avec lui, mais seulement qu'ils sontvus, observés, décrits par lui — et seulement par lui»1. Ainsi, dans uneautobiographie réelle, les personnages ne peuvent pas être des agents, dessujets mais des objets de la narration, le narrateur-auteur commandant toutepensée, toute action et faisant mouvoir ces objets dans son unique sphère, dansl'espace qu'il investit par son regard à lui. Paul Ricœur confirme la justesse decette observation de Käte Hamburger en affirmant: «Tout le poids de la fictionrepose sur l'invention de personnages, de personnages qui pensent, sentent,agissent et qui sont l'origine-je fictive des pensées, des sentiments et actions del'histoire racontée. […] On ne peut être plus près d'Aristote, pour qui la fiction

1. André JOLY, Essais de systématique énonciative, Presse Universitaire de Lille,1987, p. 111.2. Grivel, Production de l'intérêt romanesque, Mouton, 1973, p. 116, cité par Joly in Essais de

systématique énonciative, op. cit, p. 119.3. Logique des genres littéraires, op. cit, p. 82.1. Logique des genres littéraires, op. cit, p. 277-278

Page 286: Regaieg

268

est une mimesis d'agissants»2. C'est donc en se basant sur la poétique d'Aristoteque nous pouvons déduire ce point qui constitue à la fois un élémentindispensable de définition pour la fiction et un facteur de différenciation entrela fiction et toute forme de récit factuel ou réel.

L'une des bases de la fiction serait-elle la polyphonie énonciative dontparle Bakhtine et que plusieurs critiques ont adoptée après lui? En effet, auxyeux de la critique contemporaine, la polyphonie tend à être un élémentindispensable dans la fiction romanesque. Pour Pierre Van Den Heuvel: «Letexte narratif, produit par l'instance créatrice et réceptrice, peut-être considérécomme un énoncé fondé sur des «codes» et des «voix», comme un discourspolyphonique, où non seulement le narrateur décide du sens, mais encore lenarrataire et le personnage dans sa fonction d'interlocuteur, où la productionde sens, immanente, résulte de l'entrecroisement conflictuel des diversesinstances narratives gouvernées par un locuteur unique»3.

La polyphonie qui repose sur la multiplicité des voix narratives participe del'agencement du roman en une sorte de symphonie vocale, symphonie où sefont entendre, comme les sons des différentes cordes d'un instrument musical,les voix des instances narratives: «L'analyse discursive et pragmatique montreque l'effacement de l'identité du locuteur, de l'unicité énonciatrice et dudiscours univoque, tend non seulement à déconstruire et à disséminer le sens,mais encore et surtout à rapprocher la parole romanesque de la voix et, àtravers les variations de celle-ci, de l'orchestration musicale»1.

Pour mieux définir la polyphonie, il importe de se référer à MikhailBakhtine, le fondateur de cette notion. Partant d'un des romans de Dostoïevski,il affirme: «Dostoïevski, à l'égal du Prométhée de Gœthe, ne crée pas, commeZeus, des esclaves sans voix, mais des hommes libres, capables de prendreplace à côté de leur créateur, de le contredire et même de se révolter contrelui»2. Plus loin, il ajoute: «Par rapport à la conception monologique (et c'est laseule jusqu'à présent) de l'unité du style et du ton, le roman de Dostoïevski està styles multiples ou sans style, ainsi qu'à accents multiples de valeurcontradictoire. Les accents les plus dissemblables se chevauchent à l'intérieurde chaque mot de ses œuvres»3. Nous retrouvons là un des éléments de notre

2. Temps et récit II, Editions du Seuil, 1984, p. 99.3. Paroles, mot, silence: Pour une poétique de l'énonciation, op. cit, p. 120.1. Paroles, Mot, Silence: Pour une poétique de l'énonciation, op. cit, p. 266.

2. La poétique de Dostoïevski, Editions du Seuil, 1970, p. 32.3. Ibid, p. 44.

Page 287: Regaieg

269

analyse de la troisième partie de A.F, à savoir l'inscription de la langue parlée àtravers la narration des différentes femmes, procédé qui les distingue à la foisl'une de l'autre et de la narratrice première qui, elle, n'a pratiquement pas accèsà ce langage qu'elle convoite et chérit. Du coup, nous butons sur la questionque nous n'avons pas cessé de poser depuis le début de notre recherche: A.F,est-ce une autobiographie ou un roman? Nous avons déjà vu quel'omniprésence du discours dans cette œuvre peut nous permettre d'affirmerque c'est une fiction romanesque. Mais tout le monde sait l'équivoque quientoure cette double notion de récit et de discours. Nous voilà, à présent,arrivée à un élément d'analyse plus sûr et surtout plus fiable et qui nouspermet de confirmer sans entrave aucune que A.F est un roman et non uneautobiographie. Ainsi, une autre conclusion après l'investissement de lastructure interne de l'œuvre nous a servi de point de départ pour justifier sonappartenance au genre romanesque. L'affirmation de Philippe Lejeuneconcernant l'impossibilité de déterminer à partir de la structure interne del'œuvre son appartenance générique se trouve doublement nuancée. En réalité,il est vrai que Lejeune a affirmé l'obligation absolue de la présence d'un centreconstituant l'auteur-narrateur-personnage dans une autobio-graphie, mais il aomis d'ajouter que l'extrapolation de ce centre entraînait le passage del'autobiographie à la fiction. En fait, tentant une différentiation ou unecomparaison entre autobiographie et roman autobiographique, Lejeune n'atenu compte que des spécificités de l'autobiographie (convaicu qu'il était par ladéfinition qu'il a établie) et a négligé celle de la fiction ou du roman. En effet,s'il était parti d'une double définition des deux genres, il n'aurait pas abouti àcette impasse qui a limité sa vision des deux genres. Il a d'ailleurs prisbeaucoup de recul par rapport à cette première définition qu'il a donnée del'autobiographie: «J'ai apparemment surévalué le contrat, et sous-estimé lestrois aspects suivants: le contenu même du texte (un récit biographique,récapitulant une vie), les techniques narratives (en particulier les jeux de voix etde focalisation) et le style»1. Cependant, cet aveu est resté sans suite puisqu'ilne s'est pratiquement plus intéressé au domaine de l'étude de l'autobiographie.Sa recherche a pris en fait une nouvelle direction visant l'examen des journauxde jeunes filles2. C'est donc sur ces éléments, que Lejeune a passé sous silence,que nous avons fondé notre analyse et c'est par leur biais que nous sommesarrivée à déterminer l'appartenance générique de A.F.

1. Moi aussi, op. cit, p. 25.2. Le Moi des demoiselles, Editions du Seuil, 1993.

Page 288: Regaieg

270

L'espace autobiographique où s'inscrit cette œuvre n'est cependant pasnégligeable; c'est pourquoi il ne suffit pas de dire que c'est un roman, mais ilfaudra préciser que c'est un roman autobiographique, comme l'est d'ailleursO.S. Ce n'est donc qu'en pénétrant le texte par les différentes entrées qui seprésentent à nous que nous pouvons affirmer l'appartenance d'une œuvre à telou tel genre. Les éléments paratextuels, aussi déterminants soient-ils dansl'accomplissement de cette entreprise, ne peuvent suffire pour dire avecjustesse que tel livre est un roman ou une autobiographie. Lejeune lui-mêmeétudie dans Moi aussi l'ambiguïté des œuvres où existent à la fois un pacteromanesque et un pacte autobiographique c'est-à-dire où le personnage a lemême nom que l'auteur, mais le livre est sous-titré «Roman»; il peut seprésenter aussi à l'intelligence du lecteur une autre variante de ces récitambivalents: un auteur peut inventer une histoire de toutes pièces, procurer aupersonnage principal son moi à lui et prétendre qu'il s'agissait de sa propreautobiographie. Ainsi, l'immersion dans le texte est une conditionincontournable pour pouvoir déterminer l'appartenance générique de telle outelle œuvre.

En conclusion, nous pouvons affirmer que A.F et O.S sont des romansautobiographiques. En fait, dans A.F, l'écriture de l'Histoire a mené lanarratrice à céder la parole à des femmes de son pays, des femmes héroïnes dela guerre de libération et c'est en passant d'une narration unique à unenarration polyphonique que l'œuvre se transforme en fiction habitée parl'ombre et les voix des cadavres ensevelis et réveillés par les paroles de cesfemmes-narratrices. S'agit-il dans O.S du même procédé? Si nous affirmons quecette œuvre est un roman autobiographique, ce n'est pour l'instant qu'en nousfiant au sous-titre et à quelques indications qui nous ont permis de faire lerapprochement entre Isma, la narratrice principale, et la narratrice de A.F quise trouve d'abord incarner la figure de l'auteur. Il semble indispensable, àl'heure qu'il est, de plonger dans O.S pour y déceler la polyphonie qui en faitun roman à part entière. En réalité, si A.F part d'une narration unique pour voirextrapoler ce centre narratif, O.S, lui, passe d'une narration plurielle à unenarration apparemment monologique.

Page 289: Regaieg

271

CHAPITRE II: «JE EST UN AUTRE»:

«Chacun sait que le romancier construit sespersonnages, qu'il le veuille ou non, le sache ounon, à partir des éléments de sa propre vie, que seshéros sont des masques par lesquels il se raconte etse rêve…»

Michel Butor(«L'Usage des pronoms personnels dans

le roman», Répertoire II,Editions de Minuit, Collection

«critique», 1964, p. 62)

Page 290: Regaieg

272

Comme nous avons déjà eu l'occasion de le démontrer, Je dans O.Sn'est pas unique, il renvoie à des instances différentes, à des voix variables quinéanmoins finissent par se rejoindre à la fin du roman et former une seule voixamplifiée, sanglante, voix de la révolte, celle qui dénonce l'injustice et manifestesa colère. Dans le roman, Je renvoie d'abord à une narratrice première quiouvre le récit et présente, comme dans une scène de théâtre, les deux acteurs de«l'intrigue» qui «à peine amorcée, un effacement lentement la corrode». (O.S, p. 9)Isma s'empare cependant très vite de la narration et devient la narratriceseconde mais la plus importante du roman car elle sera à la fois celle qui narreson histoire et celle qui s'adresse à Hajila, sa "rivale" et lui dicte sa conduite.Hajila, à son tour, s'émancipera de l'emprise d'Isma et pourra participer à laparole et même à la narration. Toutes ces figures se fondent à la fin du romandans une figure unique, celle de la Femme à laquelle l'auteur essaie des'identifier. Toutes ces étapes, le passage d'un niveau narratif à un autre, d'unevoix à une autre n'auront été que des tentatives de la part de l'auteur d'inscrireson autobiographie, de s'inscrire dans son œuvre par le biais de la diégèse.C'est en se disant autre qu'Assia Djebar peut surpasser l'obstacle qui cloue saplume en haut de la page ou la fait tourner en rond, c'est ainsi qu'elle peutoublier la faille qu'a ouverte en elle la langue du colonisateur. L'auteur estdonc derrière chacun des personnages qui par leur différence même semblentrefléter différentes facettes de sa personnalité, principalement celui de l'écrivainet de la femme ayant vécu une expérience douloureuse, si douloureuse qu'elle

Page 291: Regaieg

273

ne peut l'exprimer dans sa nudité et sa cruauté réelles. Qui sont ces troispersonnages, qu'est-ce qui les rapproche les uns des autres?

Isma est l'héroïne de O.S, elle est à la fois personnage et narratrice de laplus grande partie du roman. L'étude de l'onomastique a toujours étérévélatrice dans la langue arabe: la plupart des noms propres ont en effet unesignification plus ou moins précise. Isma qui s'écrit en arabe ainsi: �”«¡ , est lepluriel de «Ism» (�” ) qui signifie «nom». Isma désigne donc des «noms», nedit-elle pas: «Je ne possède plus ni voile ni visage; «Isma», j'éparpille mon nom, tous

les noms dans une poussière d'étoiles qui s'éteignent». (O.S, p. 20)? Ce nom signaledoublement l'importance de ce personnage: comme on a déjà pu le constater,cette femme représente, de par les événements qui ont peuplé sa vie depersonnage, la narratrice même de A.F et donc Assia Djebar elle-même, elle estaussi à la fois le substitut et l'égale de la narratrice première d'O.S, elle est enmême temps la créatrice et l'autre face du personnage de Hajila, supposée êtresa rivale: c'est la Femme par excellence, elle symbolise le Nous féminin quiconclut le roman. Le choix de ce nom n'est donc pas un pur hasard de la part del'écrivain. Comment s'opère donc, dans le corps du texte, l'identité de cettefemme avec la narratrice première et avec le personnage de Hajila?

Page 292: Regaieg

274

I - JE E(S)T LA NARRATRICE PREMIERE:

O.S s'ouvre sur une sorte de prélude (une page) énoncé par unenarratrice première anonyme qui, s'adressant au lecteur, introduit à l'histoire etprésente les personnages du roman: «le récit que j'esquisse cerne un duo étrange:

deux femmes[…]». (O.S, p. 9) Isma et Hajila, désignées par le pronom personnel«elles» sont donc tout à fait distinctes de la narratrice première. Isma s'estcherchée une rivale, elle a procuré une épouse à son ex-mari, «[…] Elle a cru, par

naïveté, se libérer ainsi à la fois du passé d'amour et du présent arrêté». (O.S, p. 9) Lanarratrice première donne ensuite la parole à Isma: «Dans le clair-obscur, sa voix

s'élève, s'adressant tour à tour à Hajila présente, puis à elle-même l'Isma d'hier…» (O.S,p. 9) Le rôle de la narratrice première s'arrête-t-il là? N'interviendra-t-elle plusdans le récit? Quel rapport entretient-elle avec Isma? Son anonymat ne larapproche-t-il pas de la narratrice de A.F et par là de l'auteur?

I. A - LA NARRATRICE PREMIERE E(S)T ISMA:

Ainsi la narratrice première semble être une narratricehétérodiégétique qui s'inscrit dans un niveau narratif extradiégétique. Elle

Page 293: Regaieg

275

finira cependant par s'identifier à son personnage Isma et se mue donc ennarratrice homodiégétique qui accède à la diégèse. C'est aussi à ce moment-làque le niveau métadiégétique s'avère être tout simplement un universdiégétique puisque la frontière entre narratrice première et narratrice secondese dilue. Le passage de la voix de la narratrice première à celle d'Isma est direct,presqu'imperceptible, il s'opère dans le passage d'une page à une autre, de lapage 9 à la page 10 et sans changement de chapitre. Les deux discours sontseulement séparés par un blanc, un espace typo-graphique. Cet agencementdes deux voix narratives n'est évidemment pas gratuit, il préfigure lerapprochement et la fusion entre ces deux sources de l'énonciation. Ainsi Ismacontinuera la narration jusqu'à la fin du roman s'adressant parfois à Hajila etparfois à elle-même: chapitres où elle évoque ses souvenirs les plus prochespuis les plus lointains, ceux qui remontent à sa première enfance.

La voix d'Isma supplante donc la narratrice première qui semblesoudain, par cette délégation des voix, absente du roman auquel elle a donné lecoup d'envoi, reléguée derrière les mots tracés par l'impres-sionnantpersonnage d'Isma. Elle laisse jouer ses personnages, elle leur donne leurautonomie et choisit de se ranger dans notre camp, nous lecteurs. Ainsi «lenarrateur devient le narrataire, comme le lecteur, du discours qu'il rapporte.C'est alors qu'apparaît le véritable niveau de la communication littéraire, oùl'expérience de la lecture permet au lecteur concret de rencontrer le sujet del'écriture»1. La narratrice devient-elle ainsi une simple voyeuse qui regarde sedérouler l'intrigue dont elle a d'abord noué les ficelles?

Oui, elle regarde se nouer l'intrigue qu'elle a préparée ou qu'elle a plutôt vécuecar son image rejoindra peu à peu celle de son personnage Isma qui s'avèreraêtre une simple création de son imagination, une actrice qui est destinée à jouerson rôle et raconter à sa place sa vie. Plus nous avançons dans le roman, plusIsma s'enfonce dans ses souvenirs et rejoint les moments dorés de son enfance,plus sa voix se détache du récit et son absence se fait sentir. «PATIOS» (O.S, p.85) est le premier chapitre évoquant l'enfance d'Isma dans la première partie.Elle y parle de la maison de son enfance et des femmes du patio. Six pages desuite, le nom d'Isma s'éclipse totalement laissant la place à un Je ambigu, uneunique allusion est faite à son enfant Mériem, allusion destinée à nous rappelerl'identité de la narratrice:

1. Pierre VAN DEN HEUVEL, Parole, Mot, Silence: Pour une poétique de l'énonciation, op. cit,

p.141.

Page 294: Regaieg

276

«Patios de l'oubli! Tandis que j'embrasse Mériem qui gigote dans lelit, je rêve à ce royaume où te dire «tu» à toi, la concubine, me revigore.[…]». (O.S, p. 88)

Au fur et à mesure qu'Isma remonte la pente du passé, de sa vie d'enfant, sonnom et son identité de narratrice adulte disparaissent. Dans tous les chapitresqui suivront et qui constitueront la deuxième partie du roman intitulée: «LE

SACCAGE DE L'AUBE», aucune trace du personnage d'Isma n'est perceptible:un Je indéterminé raconte les souvenirs de son enfance. Est-ce Isma elle-mêmeou la narratrice première du roman?

Ce n'est encore une fois qu'à la conclusion de cette partie qu'un nom depersonnage, rappelant encore une fois l'univers romanesque où nous sommesplongés et par là l'identité de la narratrice Isma, réapparaît: il s'agit ici deHajila: «L'enfance, ô Hajila! Te déterrer hors de ce terreau commun qui embourbe».(O.S, p. 149) Est-ce toujours la voix d'Isma qui interpelle Hajila ou la voix de lanarratrice première qui s'est substituée à Isma? Dans cette page en italique, desallusions au «récit» filtrent: «Les bribes des scènes d'autrefois affleurent: elles

abordent la rive du récit qui court». (O.S, p. 149) C'est précisément ce même récitqu'une première narratrice avait «esquissé» au début du roman. «Je cherche,

avant de poursuivre notre récit, d'où viennent les soupirs. […]». (O.S, p. 149) Cesévocations d'ordre auctoriel associées à l'interpellation de Hajila opéréeordinairement par Isma jettent le trouble dans la limpidité du rapporthétérogène entre les deux voix narratrices. Survient alors à la fin de laconclusion à la seconde partie une interrogation qui confirme nos soupçons etinstalle une parfaite identité entre la narratrice première et Isma:

«Isma, l'impossible rivale tressant au hasard une histoire pour libérerla concubine, tente de retrouver le passé consumé de ses cendres.Cetteparleuse, aux rêves brûlés par le souvenir, est-elle vraiment moi, ou quelleombre en moi qui se glisse, les sandales à la main et la bouche bâillonnée?Eveilleuse pour quel désenchantement...» (O.S, p. 149)

Il ne peut plus donc y avoir d'équivoque concernant ces deux figures denarratrices. La narratrice première a délégué Isma pour raconter à sa place savie et celle de sa "rivale" Hajila. Cependant, nous avions parlé de l'extension dupacte référentiel dans O.S et donc de la ressemblance qu'on pouvait constaterentre Isma et la narratrice de A. F. Cette dernière serait-elle cette mêmenarratrice première dan O.S? Autrement dit la narratrice première incarne-t-elle l'auteur lui-même?

Page 295: Regaieg

277

I. B - LA NARRATRICE PREMIERE ET L'AUTEUR :

«Dans l'art du récit, le narrateur n'est jamais l'auteur […], mais un rôleinventé par l'auteur» déclare Kayser1. Genette va dans le même sens quand ilsouligne: «On identifie l'instance narrative à l'instance d'«écriture», lenarrateur à l'auteur et le destinataire du récit au lecteur de l'œuvre. Confusionpeut-être légitime dans le cas d'un récit historique ou d'une autobiographieréelle, mais non lorsqu'il s'agit d'un récit de fiction, où le narrateur est lui-même un rôle fictif, fût-il directement assumé par l'auteur»1.

Dans O.S, la narratrice première joue en fait le rôle d'un personnage-embrayeur2. Elle est la marque de la présence de l'auteur. «Ombre et sultane;

ombre derrière la sultane». (O.S, p. 9) C'est ainsi qu'elle ouvre le romanreproduisant, expliquant le titre qui a été préalablement choisi par l'auteur lui-même. Ainsi, par cet incipit, la narratrice première se donne la légitimité denarratrice omnisciente s'approchant par là de la figure de l'auteur. Elle estaussi anonyme comme la narratrice de A.F; elle fait office de conteuse commeSchéhérazade dans Les Mille et une Nuits. Passant le flambeau de la narration àIsma, elle se mue en lectrice-voyeuse. C'est cependant sûrement ce rôle, à la foisde lectrice et de voyeuse, qui maintient sa présence constante dans le roman(comme l'auteur, le lecteur ne s'inscrit-il pas dans les œuvres de fiction?),présence facilement sentie dans sa répartition architecturale, dans son espaceintérieur, dans les titres des parties et des chapitres ainsi que dans leursconclusions (pages en italique), bref dans ce que Genette appelle le «paratexte».Par exemple, l'un des chapitres de la première partie est intitulé «ISMA» (O.S,p. 19) alors que cette dernière a déjà pris la narration en main, ce titre ne peutdonc être proposé que par la narratrice première. Les titres des parties et deschapitres, choisis par elle, sont étroitement liés à leur contenu énoncé par Isma:si, à titre d'exemple, la première partie est intitulée «TOUTE FEMME

S'APPELLE BLESSURE» c'est parce que Hajila est la Blessure («Derra»), la"rivale" d'Isma et que, comme Isma, elle sera blessée par l'homme à la fin decette partie. Ainsi, même si Isma est la narratrice de la plus grande partie du

1. Wolfgang KAYSER, «Qui raconte le roman?» in Poétique du récit, ouvrage collectif, Editions du

Seuil, 1977, p .71.1. Gérard GENETTE, «Discours du récit» in Figures III, op. cit, p. 226.2. Philippe HAMON, «Statut sémiologique du personnage» in Poétique du récit, op. cit, p. 122.

Page 296: Regaieg

278

roman, la narratrice première continue donc à exercer la fonction de régie quine peut incomber qu'à elle et qui, par là même, la rapproche de plus en plus dela figure de l'écrivain.

C'est, en fait, surtout dans les pages en italique comme «Derra» (O.S,p.100) qui conclut la première partie, que la voix de la conteuse initiale se faitsentir. Qui est la narratrice de cette page où l'on entend une réflexion sur lesens du mot «blessure» et son rapport aux femmes arabes? «ce mot, […] signifie

«blessure»: celle qui fait mal, qui ouvre les chairs, ou celle qui a mal, c'est pareil!»(O.S, p.100). C'est évidemment la même narratrice qu'à la page 9: celle quiintroduit au roman est la même que celle qui conclut la première partie. Lediscours commentatif, les phrases exclamatives, coupées, hacées par des pointsde suspension ne peuvent que confirmer cette idée. La narratrice réfléchit sur lesens du titre qu'elle a donné à sa première partie et continue ainsi à exercer lafonction de régie.

«La seconde épouse qui apparaît de l'autre côté de la couche n'est-elle pas semblable à la première, quasiment une partie d'elle, celle-là mêmequi n'a pu jouir et vers laquelle l'époux dresse ses bras vengeurs». (O.S,p.100)

Cette interrogation n'en est pas vraiment une: à cause de l'absence du signe deponctuation qui, d'un coup, fait chuter l'intonation, elle se transforme enassertion, en affirmation; bien plus, elle devient une forme d'emphase destinéeà illustrer le projet que la narratrice a voulu concrétiser à travers cette premièrepartie: faire se rencontrer deux rivales et finir par conclure qu'elles ne fontqu'une, alors que

«l'homme sans lieu se transporte chaque nuit de couche en couche, cechassé-croisé rythmant sa vie de mâle, de vingt ans à soixante, ou àsoixante-dix. Ainsi la deuxième épouse sourira furtivement à l'apparition dela troisième, à son tour celle-ci esquissera même apparent retrait àl'arrivée de la quatrième. Car, sur nos rivages, l'homme a droit à quatrefemmes simultanément, autant dire à quatre… blessures». (O.S, p.100)

L'expression «nos rivages» renvoie ici à l'Algérie, patrie de l'auteur. La présenced'Assia Djebar derrière ces pages en italique est vraiment incontestable. PourHeuvel, «par le recours aux guillemets, aux italiques, aux majuscules et auxtraits d'union, l'auteur introduit dans la même expression une double référence,à son propre code et à un sous-code»1. C'est donc la narratrice première quiouvre et conclut les parties, alors qu'Isma reste un personnage, même si elle fait

1. Paroles, mots, silence, op.cit, pp.129-130.

Page 297: Regaieg

279

fonction de narratrice dans pratiquement la totalité du roman.

L'image de la narratrice première se consolide et prend de la vigueurdans la troisième partie du roman narrée, en apparence, par Isma: sa présenceest en fait effective, il ne s'agit plus des souvenirs du personnage mais de lasuite de son histoire avec Hajila. Le long des chapitres de cette partie, la plusanodine des anecdotes racontées par Isma provoque une intervention en retrait(marquée typographiquement par une marge plus importante et séparée dudiscours d'Isma par un blanc) d'une narratrice inconnue qu'on peut a priori — àcause du caractère abstrait et souvent émotif de ces passages, bref à cause deleur ressemblance avec les pages en italique ouvrant et concluant les parties duroman — attribuer à la narratrice première du roman. Dès le premier chapitre«LA MERE» (O.S, p. 154), une remarque d'Isma concernant Touma, la mère deHajila, suscite une sorte de commentaire de la narratrice première:

«Assise à mon tour, haut perchée devant Touma. Cela ne me la faitpas paraître plus basse. Au contraire. Elle n'a pas à redresser le torse ni àrelever le cou, ni à me narguer du regard. Elle demeure immobile;imperceptible-ment en garde.

Les portiers du sérail, athlètes nus, bardés de cuivre et d'or,armés de cimeterres, veillaient aux entrées, langues coupées,testicules écrasés, redou-tables. Pour une surveillance infaillible.

Derrière eux, des corps féminins sont pelotonnés, enfoncés dansdes soieries et des velours écarlates, sur des divans jonchés de perles,de plumes et d'or, butin déversé en vrac.

[…]Maintenant, les mères gardiennes n'ont nul besoin d'attributs

policiers. Le sérail vidé, ses miasmes ont tout envahi. La peurs'entretient de génération en génération. Les matrones emmaillotentleurs fillettes pas encore pubères de leur angoisse insidi-euse.

Mère et fille, ô harem renouvelé!» (O.S, pp. 154-155)

Voici donc un exemple des discours en retrait de la narratrice première; lecaractère abstrait, commentatif et émotif est facile à démontrer. Touma est icil'illustration de ces matrones, héritières des eunuques et gardiennes dunouveau harem. L'origine de ces discours multiples ne peut être en fait que lanarratrice première, il s'agit presque d'une voix féminine universelle. Lecaractère abstrait de ces interventions en retrait et leur ressemblance avec lediscours conclusif de la première partie du roman énoncé par la narratricepremière et avec certaines interventions d'Isma ou de Hajila dans le roman faitde celles-ci l'écho d'une voix représentative de toutes les femmes. Il s'agit d'unNous unique et uni qui rassemble l'intégralité des voix féminines.

Page 298: Regaieg

280

Ce discours violent, polémique recèle en plus une autre identité, celle d'AssiaDjebar elle-même: ces cris féminins, ces protestations féministes ne peuventêtre que le reflet d'une exaspération intérieure de l'auteur. Nous n'ironscependant pas jusqu'à affirmer qu'à travers ces cris, c'est Assia Djebar elle-même qu'on entend car si l'auteur est présent d'une manière ou d'une autredans son œuvre, il ne l'est en fait qu'à travers les personnages qu'il met au-devant de la scène et surtout à travers le narrateur qui n'est que l'«alter ego»romanesque de l'auteur.

II - JE E(S)T TU :

Nous l'avons déjà précisé, Je ne peut exister en dehors de la situationd'énonciation, Je n'est Je qu'à partir du moment où il dit Je. Cependant, Jelocuteur entraîne toujours une autre figure intégrée à l'acte d'énonciation: c'estTu à qui Je parle et qui est donc l'allocutaire. Si Je est l'instance du discours quis'énonce Je, «en introduisant la situation d'«allocution», on obtient unedéfinition symétrique pourtu, comme l'«individu allocuté dans la présenteinstance de discours contenant l'instance linguistiquetu»1. Je et Tu sont donc liéspar un rapport d'allocution. Je et Tu, les deux personnes grammaticalesopposées à la «non personne» Il, ne sont différenciés que par une «corrélationde subjectivité». C'est donc ainsi que se présente le système des personnes chezBenveniste2:

1. Emile BENVENISTE, Problèmes de linguistique générale I, op. cit, pp. 252-253.2. Schéma emprunté à André JOLY, Essais de systématique énonciative, op. cit, p. 61.

Page 299: Regaieg

281

Plusieurs linguistes ont depuis critiqué cette notion de non personne avancéepar Benveniste. Cependant, ce n'est pas là notre propos. Nous nous intéressonssurtout au rapport entre les deux personnes Je et Tu, rapport visiblement trèsétroit surtout que Tu ne peut exister sans Je: «A la deuxième personne, «tu» estnécessairement désigné par «je» et ne peut être pensé hors d'une situationposée à partir de «je»; et, en même temps, «je» énonce quelque chose commeprédicat de «tu»»1. Cependant, s'il paraît assujetti à Je, Tu peut en êtreindépendant ou même supérieur: un inversement de la situation est en effetpossible, Je peut se transformer en Tu et Tu peut devenir Je: ««Je» et «tu» sontinversibles: celui que «je» définis par «tu» se pense et peut s'inverser en «je», et«je» (moi) devient un «tu»»2. C'est ainsi qu'on aboutit à une structuredialogique, «l'énonciation pose deux «figures» […] nécessaires, l'une source,l'autre but de l'énon-ciation. C'est la structure du dialogue. Deux figures enposition de partenaires sont alternativement protagonistes de l'énonciation»3.Dans le dialogue il existe donc alternance entre la parole de Je et celle de Tu quià son tour s'approprie le langage et transforme Je en Tu.

S'agit-il dans O.S d'un dialogue? Qui est Je? Quel rôle joue-t-il dans leroman? Quel rapport entretient-il avec Tu? Tu reste-t-il toujours Tu ous'empare-t-il de la parole? A quoi aboutit le va-et-vient entre ces deux figures?Et la narratrice première (un autre Je) qui nous les a présentées: son rôles'arrête-il là? Une série de questions auxquelles il va falloir répondre pourconclure ce chapitre sur l'identité du Je ou sur le jeu sur le Je.

II. A - JE CREE TU OU OMNISCIENCE D'ISMA :

Dans O.S, deux récits alternent, ils confèrent au roman l'apparence d'un

1. Emile BENVENISTE, Problèmes de linguistique générale I, op. cit, p. 228.2. Ibid, p. 230.3. Emile BENVENISTE, Problèmes de linguistique générale II, Editions Gallimard, 1974, p.85.

Page 300: Regaieg

282

dialogue. Ce n'en est pourtant pas un car les deux récits sont dits par Isma quiraconte, tour à tour, son histoire et celle de sa rivale Hajila qu'elle interpelle etdésigne donc par le pronom personnel Tu. Isma semble être ainsi l'unique,l'incontestable narratrice du roman, une narratrice non seulementintradiégétique, mais aussi omnipotente, omniprésente. Son omniscience est sipoussée qu'elle frôle, par moments, une véritable figure d'écrivain. Ne crée-t-elle pas le personnage de Hajila en choisissant, elle-même, cette femme commeépouse pour son ex-mari? Ne la recrée-t-elle pas en l'interpellant, par la suite, àchaque début de chapitre qu'elle lui consacre?

Ces interpellations font de Hajila l'allocutaire d'Isma (celle à qui elleparle) et son destinataire (celle pour qui elle parle). Elle se trouve subordonnéeà sa créatrice par un rapport d'allocution et d'illocution. En fait l'«acted'énonciation apparaît […] comme un mécanisme complexe qui ne se composepas seulement d'un acte d'allocution (parler à) mais […] [d']un acte d'illocution:parler pour, c'est-à-dire à la fois pour quelque chose et pour quelqu'un. On parlepour informer, persuader, promettre, provoquer une action, interroger, etc.Tout énoncé a une valeur ou une force illocutoire»1. C'est donc son statut delocuteur qui fait d'Isma le personnage qui détient la «force illocutoire» etsubordonne Hajila à sa condition à la fois d'allocu-taire et de destinataire. Ellel'interpelle, l'interroge, lui assigne des ordres, la pousse à agir suivant savolonté. Fait significatif, la toute première interpellation de Hajila ne se trouvepourtant pas dans la bouche d'Isma mais se fait entendre à travers la voix de safille Mériem (enfant, elle est plus proche de Hajila la femme-enfant, elle sertdonc d'intermédiaire entre les deux femmes au début du roman):

«— Hajila!Mériem, ma fille de six ans, a crié ton nom ce matin-là. […] Elle t'a

appelée pour la première fois, au-dehors, j'ai entendu vibrer, dans laviolence bleue du matin d'été, le prénom que j'avais murmuré pour moiseule si souvent». (O.S, p. 10)

«Murmuré», le nom de Hajila n'est pas encore concrétisé; pour Isma il ne s'agitque d'un projet, projet d'un personnage et en même temps d'une rivale qui laremplacera. La voix de Mériem fait surgir ce nom et donne corps aupersonnage de Hajila, elle la fait exister. Hajila n'en reste pas moins un simplepersonnage, une pure invention d'Isma qui dessine sa vie et prédit même son

1. André JOLY, Essais de systématique énonciative, op. cit, pp. 112-113.

Page 301: Regaieg

283

avenir: «Je t'imaginais dégringolant dans la ville — ou escaladant à l'inverse ces

escaliers multiples. Comme si là, sous mes yeux, ton avenir fusait». (O.S, p. 10).Faisant d'elle son interlocuteur privilégié, Isma crée une intimité entre elle etHajila. Une complicité si étroite relie les deux personnages et semble exclure duroman le lecteur; le seul, l'unique destinataire n'est-il pas le narrataire et doncHajila? Ce personnage élu, inventé par Isma pour en faire son autre, son Tu.

Dans les chapitres où Isma s'adresse à Hajila, elle narre son histoire jour pourjour, heure pour heure, parfois même minute pour minute: elle recrée sa duréeet lui confère ainsi une existence. L'emploi des temps du discours (selon laterminologie de Benveniste et donc par opposition aux temps du récit) n'est làque pour confirmer cette idée: l'histoire de Hajila se fait-elle devant les yeuxd'Isma qui joue ici le rôle de voyeuse ou Isma choisit-elle un rôle dramatiquequ'elle fait jouer à Hajila? Ce sont deux impressions qui se dégagent à la fois dela lecture des chapitres consacrés à Hajila.

«Hajila, une douleur sans raison t'a saisie, ce matin, dans la cuisinequi sera le lieu du mélodrame.

Tu débarrasses la table sur laquelle a été servi le petit déjeuner. Tesyeux sont embués. Tu renifles. Une tasse, sous tes doigts fébriles, se fêlecontre la faïence de l'évier. La porte de l'ascenseur claque sur le palier; lesenfants sont sortis pour aller à l'école.Tu plies la nappe, tu essuies le boisclair de la table; tu poses le chiffon humide, tu regardes tes mains vides, tesmains de ménagère active. Devant le petit miroir, près de la fenêtre, tu tetapotes les joues; ton visage serait-il celui d'une autre? Tu asperges d'eaufroide ton front brûlant. Tu murmures le nom de Dieu deux, trois fois, pourmieux respirer: «Dieu le Protecteur, le Clément, le…»». (O.S, p. 15)

Le déïctique temporel («ce matin») semble indiquer la présence de la narratriceIsma à côté de Hajila. L'emploi du présent fait d'elle un témoin oculaire, unevoyeuse invisible, une présence fantomatique, mystérieuse ou mystique qui,dès le premier discours adressé à Hajila, annonce son futur malheur (l'emploidu futur en témoigne): serait-ce une voyante? Quel sera ce «mélodrame» quifrappera la vie de Hajila? Dans cette séquence, la présence de Hajila estmatérielle, celle d'Isma est fictive ou fictionnelle; pourtant c'est par les yeux decette dernière que le lecteur voit Hajila: elle décrit le moindre de sesmouvements, rapporte le plus insignifiant de ses murmures. Bref, tout lepassage a l'apparence d'une longue didascalie qu'un dramaturge-metteur enscène inscrit à l'attention d'un acteur destiné à remplir un rôle précis qu'il luiassigne. Il s'agit effectivement d'une théâtralisation des gestes de Hajila dansleurs détails les plus infimes.

Page 302: Regaieg

284

Cette première journée après les noces vécue par Hajila et décrite par Ismasera le lot de la nouvelle épouse pendant six mois: la durée qui sépare lepremier chapitre qui lui est consacré du second qui, comme le précédent,commence par son interpellation [«Hajila, tu habites cet appartement moderne

depuis six mois». (O.S, p. 21)] et nous rappelle ainsi le rapport d'allocution etd'illocution qui lie les deux femmes. Ainsi Isma continue à dessiner la vie deHajila, à faire son histoire, à déterminer sa durée. Que décidera la Sultane Ismapour son esclave Hajila ? Quel sera le sort de ce personnage spectral? Ismapoursuit donc Hajila pas à pas, elle ne cesse de l'observer comme si elle scrutaitun objet de curiosité: l'emploi des temps du discours se généralise presque àtous les chapitres où elle s'adresse à sa "rivale", il témoignera de sa présence,même fictive, aux côtés de Hajila, de son regard de témoin, de voyeuseinassouvie:

«[…] Tout habillée de neuf, tu entres définitivement dans ce lieu. […]Tu t'es contentée d'enlever ton voile blanc de soie raidie et de le plier avecsoin. Tu le poses, après une hésitation, sur une chaise, comme si tu allaisrepartir». (O.S, p. 23)

Et voilà qu'une première idée, comme susurrée par Isma, germe dans l'espritvierge mais hésitant de Hajila: l'idée de sortir. Désormais, tous les «[…] comme

si…» suggérés par Isma seront effectués, exécutés, comme un ordretranscendant, par Hajila. L'exécution ne saurait tarder: tels des versets sacrésque Dieu adresse à ses prophètes, Isma dessine le portrait de la future Hajila,celle qui sortira:

«Tu vas «sortir» pour la première fois, Hajila. Tu portes tes babouchesde vieille, la laine pèse sur ta tête; dans ton visage entièrement masqué, unseul œil est découvert, la trouée juste nécessaire pour que ce regardd'ensevelie puisse te guider. Tu entres dans l'ascenseur, tu vas déboucher enpleine rue, le corps empêtré dans les plis du voile lourd. Seule, au dehors, tumarcheras». (O.S, p. 27)

L'emploi ici du futur et du futur proche confère au discours d'Isma l'apparenced'une série d'ordres qu'elle adresse à Hajila, il signale en même tempsl'imminence de la première sortie de Hajila. Isma la guide sur la voie de lasortie comme on guiderait un aveugle. Il s'agit effectivement d'une «ensevelie» àlaquelle on dicte ses actions, ses gestes de peur qu'elle ne se perde.

Hajila, personnage encore tributaire de sa condition sociale, se trouvesoudain tiraillée entre deux forces suprêmes: la voix d'Isma, sa créatrice fictive,

Page 303: Regaieg

285

qui la tire vers la lumière et la voix du Dieu Tout-Puissant derrière laquelle sedissimulent les valeurs sociales responsables de la peur et de l'angoisse où vit lepersonnage. Deux Dieux entrent ainsi en conflit pour gagner l'âme de cet êtrespectral qu'est Hajila:

«L'œil en triangle noir regarde à droite, à gauche, encore à droite,puis… le cœur se met à battre sous le tissu de laine, la main soudain mollit,serre moins nerveusement le voile sous le menton. Pouvoir lâcher le borddu drap, regarder, le visage à découvert, et même renverser la tête vers leciel, comme à dix ans!

«Mais je m'oublie, ô Très-Haut! Mais je deviens ivre, ô mon douxProphète! Je m'immobilise, puis j'avance, je glisse dans l'azur, je décolle deterre, je… ô veuves de Mohammed, secourez-moi!»» (O.S, pp. 27-28)

Le passage ici du style indirect libre exprimant les désirs de Hajila au discoursrapporté direct à caractère émotif rendant compte de sa peur, de la notiond'interdit qui s'empare d'elle, démontre les forces contraires qui habitent lepersonnage: Isma, la première responsable du discours indirect libre et le «Très-

Haut» avec son «Prophète» et les «veuves de Mohammed» que Hajila implore. Lepersonnage semble, à ces moments, pris de vertige, il apparaît dans toute sadimension psychologique; plus, il semble être une simple entité psychologiquesans existence physique réelle. Tiraillée, prise d'un vertige, son «esprit vacille»(O.S, p. 28).

«Tu as repris ta marche; tu descends. Avancer jusqu'au bord dugouffre. Tentation de t'y plonger: s'y renverser pour flotter dans cetteimmensité, face à l'immensité inversée du ciel. Yeux ouverts, corps à ladérive. La ville, au loin, se réduirait à une tache papillotante, à unpoudroiement.

[…]Un désarroi t'a saisie. Dans l'avenue populeuse où tu as débouché par

inadvertance, tu interroges le ciel. Un ciel impasse. Sur le côté, une bâtisseénorme, hangar ou immeuble désaffecté… «Si je ne retrouvais pas lechemin du retour?…» Tu luttes contre l'affolement et ses rafales, tu faisdemi-tour, tu…» (O.S, p. 28)

Tout le premier paragraphe correspond à un discours indirect libre quitranscrit les désirs les plus secrets de Hajila. Le mot «désarroi» en interrompt leflux et vient introduire à un discours intérieur de Hajila rapportétypographiquement par Isma. La même stratégie s'opère donc dans ce chapitreconsacré à la première sortie de Hajila jusqu'au retour de cette dernière chez«l'homme».

Page 304: Regaieg

286

Cependant, l'angoisse de Hajila s'atténue dès sa seconde sortie; sortieprovoquée par la vue, à travers la vitre de la voiture de l'homme, d'une femmejouant avec son enfant dans un square. L'idée s'ancre alors dans l'esprit deHajila jusqu'à s'y graver comme une obsession:

«Tu te dis, une, deux fois:«Des cheveux rouges de henné… Ce n'était pas une Française!» Et tu

rêves:«Sans voile, dehors, en train d'aimer son enfant!» Tu reprends:«Sans voile, dehors, en train…«Sans voile, dehors…»L'antienne te poursuit dans l'ascenseur, puis dans le vestibule; la porte

est claquée derrière toi, tandis que tes mains plient en deux, en quatre, enhuit le voile des jours de fête. Et le rangent». (O.S, p. 36)

Le mot «antienne» et le verbe «poursuivre» illustrent parfaitement l'empres-sement dont fait preuve Hajila pour réaliser ce rêve: rêve qui s'est emparé deson esprit comme par insinuation, par allusion d'Isma. La progression dans lapensée de Hajila est soulignée par la reprise soustractive du refrain qui laharcèle: une voix en elle (celle d'Isma) l'invite, la pousse à sortir de nouveau, àsortir cette fois nue, dévoilée. L'idée ne tardera pas à se concrétiser; sa façon deranger le voile ne le confirme-t-elle pas? Ainsi le drap n'aura plus aucun sens,plus aucune utilité.

La déesse Isma triomphe enfin sur la religion et le Dieu Tout-Puissant. Une foisdehors, dévoilée, Hajila n'en continue pas moins d'implorer Dieu mais il nes'agit plus d'une prière inspirée par la peur et l'angoisse, plutôt d'un frisson debonheur, d'un véritable désir du dehors, remercie-t-elle ainsi la divinité?

«La laine du voile glisse sur ta chevelure tandis que tu ralentis le pas;tu te représentes ta propre silhouette, tête libre, cheveux noirs tirés. La tressequi faisait des plis sous le tissu pointe à son tour. Tu as un sursaut du torse.Tes mains vont à ton col, elles tremblent:

«Dehors… ô Dieu! Ô doux Envoyé de Dieu!»» (O.S, p. 39)

Et voilà que, Hajila en paix avec elle-même, le sentiment religieux se trouveêtre en parfaite harmonie avec le plaisir de se faire pénétrer par les rayons dusoleil. Il était donc écrit que Hajila reprenne force et surmonte toutes lesdifficultés. Ainsi en a décidé sa créatrice Isma qui continue de lui parler d'unemanière biblique:

«Hors du parc, tu décides de remonter le boulevard. Tu trouveras lechemin. Le retour est-il nécessaire? […] Tu remontes la pente. Tumarcheras des heures, tu peineras, tu trouveras». (O.S, p. 42)

Page 305: Regaieg

287

Le futur est là comme pour rassurer Hajila et l'arracher à ses scrupules. Laphrase interrogative qui relève, comme beaucoup d'autres, du style indirectlibre est destinée à pousser le personnage encore plus en avant, vers d'autresdécisions plus audacieuses, peut-être même plus insensées. Un changementirréversible s'opère donc dans la structure mentale de Hajila: la voix d'Isma aune puissance presque magnétique qui module sa pensée et change ainsi sapersonnalité.

Plus qu'une voix intérieure chargée d'insinuations, la voix d'Isma estdésormais pour Hajila un véritable stimulant, un appel clair et distinct, uneinvitation ouverte à la révolte, à la dissidence. Son empressement est à lahauteur de la gravité de la circonstance: il s'agit, en effet, du «viol» de Hajilapar «l'homme»: «Faut-il céder? Non, rappelle-toi les rues, elles s'allongent en toi dans

un soleil qui a dissous les nuées; les murs s'ouvrent; arbres et haies glissent». (O.S, p.67) La violence de ces propos rejoint impercep-tiblement le pressentimentéprouvé par Isma et qui ne cesse de s'aviver à mesure qu'elle s'approche dumoment crucial: «Insensiblement, nous approchons du drame» (O.S, p. 79), drameannoncé tant de fois auparavant. Peut-être ne s'agit-il même pas d'unpressentiment mais d'une certitude et c'est donc pour affronter ce momentqu'Isma entraîne sa rivale à la révolte. Elle va même jusqu'à lui préciser lanature du drame qu'elle aura à vivre:

«Je suis heureuse de la prémonition qui m'a poussée à éloigner mafille, à lui épargner le spectacle des cris, des coups, de l'invraisemblablebêtise sexuelle». (O.S, p. 79)

Ce drame, Hajila n'en sort cependant que plus forte. Sa peur l'a définitivementquittée, elle va vers d'autres aventures plus déterminantes pour son avenir, denouvelles tentations l'habitent soufflées toujours par Isma qui ne cesse de laguider afin de la voir aboutir au destin qu'elle lui a tracé d'avance:

«[…] Tu acceptes le fait que tu es grosse; tu portes dans tes flancs unavenir; pour qui? Pour le buveur qui vomit chaque nuit au fond du couloir?Pour toi? Tu n'en as cure; tu as repris tes évasions». (O.S, p. 81)

Les interrogations posées par Hajila (il s'agit encore une fois d'un discoursindirect libre) installent un sentiment d'incertitude quant au sort du bébéqu'elle porte, le fera-t-elle «tomber»? Ce doute est le germe qui fera éclore cetteidée mise directement en application par Hajila: A votre service déesse Isma!

«Non, la douleur d'enfanter dans un univers glacé ne te tourmente pas.C'est l'attente présente que tu refuses, l'alourdissement: comment circuler au

Page 306: Regaieg

288

dehors sans être vue, comment passer inaperçue malgré ce ventre? Cetteproéminence allait-elle fendre l'espace à ta place, t'empêcher d'être denouveau un regard qui dévore?

Ne seras-tu plus seule quand tu marcheras? Ta légèreté va-t-elledisparaître? Espoir fugace, espoir de… Tu comprends que tu t'approchesd'un mystère qui, à peine frôlé, risque de se dissiper.

— Si je pouvais le faire tomber? murmures-tu le len-demain, quand tuvas dans ta famille». (O.S, pp. 82-83)

De nouveau les interrogations, de nouveau le discours indirect libre préparentHajila à une nouvelle transgression: se délivrer du fœtus semble être d'abordune idée suggérée par Isma. Hajila, la prononçant à haute voix devant sa sœur,démontre sa disposition à en assurer l'exécution dès que possible. La tentativede suicide, scène finale du roman, garantira effectivement la disparition dubébé. Ainsi, tous les événements s'enchaînent comme l'avait prévu Isma, tout,dans le roman, obéit à cette puissance suprême, à cette instance créatrice despersonnages, maîtresse de leur vie comme de leur mort. Outre son pouvoireffectif de narratrice, Isma détient les clés de la liberté, clés de l'appartement del'homme qu'elle finira par remettre à Hajila concrétisant ainsi son incitation à larévolte: «Sors seulement pour sortir!» (O.S, p. 163) Et c'est seulement cette actionqui lui permettra de mettre un terme à sa grossesse, de rompre tout lien quipourrait la rattacher encore à l'homme.

Pour conclure, il convient d'insister sur la supériorité d'Isma, sur sapuissance qui la rapproche énormément de l'image que prône Flaubert del'écrivain: «L'artiste doit être dans son œuvre, comme Dieu dans la création,invisible et tout-puissant, qu'on le sente partout mais qu'on ne le voie pas»1.

II. B - TU INTERLOCUTEUR ACTIF OU METAMORPHOSE DE TU:

Dans cette première partie consacrée à l'omniscience de la narratriceIsma, nous avons évoqué, à plusieurs reprises, le discours indirect libre et lediscours direct rapporté de Hajila. Ces deux manifestations déguisées, voiléesde la présence de ce personnage seront, en fait, l'amorce, le signe de sa forcefuture. Comme l'a prédit sa créatrice Isma, Hajila passera par différentes étapes

1. Flaubert, Correspondances, lettre à Mlle Leroyer de Chantepie, cité par Marguerite LIPS, Le Style

indirect libre, Payot, Paris, 1926.

Page 307: Regaieg

289

qui la mèneront vers le chemin de la liberté. Cependant, une fois libre, lepersonnage prendra de l'ampleur jusqu'à écraser de sa présence la narratrice.Hajila se muera à son tour en narratrice, sera-t-elle une narratrice seconde ouplutôt une autre face de la narratrice Isma? Mais avant de devenir narratrice, illui faut passer par différentes étapes qui feront d'elle une femme libre etautonome, détachée à la fois de l'emprise de l'homme et de l'autorité de sacréatrice Isma.

II. B. 1 - Hajila: une autre:

L'omniscience, l'omniprésence d'Isma font de Hajila un personnagefaible, dénué de toute volonté. Cependant, si Isma a créé Hajila de toutespièces, si Hajila apparaît au début fragile et déstabilisée, il n'en reste pas moinsqu'elle est devenue un personnage à part entière, un actant et même un agentdu roman. Malgré son apparente passivité, elle participe activement à la trameévénementielle du récit. Son mutisme rendu par l'emploi du style indirect libreet du discours direct n'est qu'une chape destinée à la protéger de la violence del'homme. C'est à mesure qu'elle défiera ce dernier que sa voix, à son tour,fusera, et que la distance entre elle et sa créatrice Isma s'estompera.

Les prémisses de sa révolte sont d'abord contenues dans la froideur desquelques mots qu'elle se trouve amenée à adresser à l'homme. Dans uneintervention directe, pour répondre à sa question: «— Qu'as-tu?», elle dit «sans

[se] retourner»: «— Je pleure!» (O.S, p. 16) La communication entre les deuxépoux est donc presqu'inexistante. L'aridité de leur relation est telle que Hajilane peut que se féliciter du départ de l'homme: ««Il» est vraiment sorti. Louange à

Dieu et à son Prophète»! (O.S, p. 16) Ce départ de l'homme provoque donc chezelle un véritable sentiment de soulagement et de plénitude: «Main sur le robinet

de cuivre: «ta» main. Front sur un bras nu tendu: «ton» front, «ton» bras» (O.S, p. 16),tous ces possessifs donnent effectivement corps au personnage qui se libère deson apparence fantomatique. Maintes fois, seule, livrée à elle-même, Hajilaentraîne sa voix, prononce des mots, apprend à parler pour se préparer à sortir:

«Hajila, ton nom signifie «petite caille»; tu te rappelles. Tu prononcesle nom «Hajila» à voix distincte, tu te vois en oiseau transi, d'un blanc sale,devant un horizon de chotts». (O.S, pp. 16-17)

Page 308: Regaieg

290

La liberté de Hajila passe inexorablement par la perte de celle de l'homme,l'humilier lui redonne sa dignité et le goût de vivre, c'est ainsi qu'elle engage labataille; dans le douar de son enfance où il l'a accompagnée pour visiter safamille, une voix la bouscule:

«— Dépêche-toi, Hajila! «Il» t'attend!Malgré le «il» majestueux, tu t'enveloppais lentement […]».

(O.S, p. 24)

Faire attendre l'autre, voilà un premier acte à accomplir, une première issuevers le chemin de la liberté, chemin qu'elle trouvera grâce à sa première sortie:cet acte émane d'une décision irrévocable: «Un jour, […] tu décidas que tu

franchirais bientôt le seuil. Et seule! Enveloppée du voile de laine blanc écru […]».

(O.S, p. 26) L'emploi ici du passé simple a une importance capitale.Contrairement aux temps du discours employés dans la plus grande partie dudiscours qu'adresse Isma à Hajila, ce temps installe une distance entre les deuxpersonnages, leur durée n'est, d'un coup, plus la même. Cette distance peut êtrecomme un signe d'une ébauche d'indépendance du personnage de Hajila quicommence à se démarquer de sa créatrice.

Se démarquer? Non! Plutôt avoir les mêmes traits qu'elle, ceux d'une femmeémancipée, d'une femme dont le mari respecte la famille et la juge digne de sesvisites: «Ton mari t'avait emmenée dans ta famille, au bidonville. Cette fois, il était

entré avec toi; il avait souhaité à tous «bonne fin de jeûne»». (O.S, p. 35) Premièreconcession de l'homme faite à Hajila qui sera suivie d'une série d'autresconcessions: la nuit du drame, il l'appelle, «il énonce son nom»: «La voix du fond

du couloir, énonce ton nom à deux reprises: ton nom à toi, vraiment? — «Hajila,

Hajila!» Deux fois». (O.S, p. 66)

Qu'y a t-il de plus humiliant pour un homme algérien, que le conservatismepoussé à son plus haut degré incite à emprisonner sa femme, que d'être obligéd'appeler cette dernière par son nom, de lui attribuer ainsi une personnalité,une existence, de montrer le besoin dans lequel il se trouve de constater saprésence? Devrait-on avoir besoin de son esclave? Les conséquences de cesconcessions seront graves: cela encouragera Hajila à suivre le chemin de larévolte, l'image de l'homme étant ainsi désacralisée. Forte de la faiblesse del'homme, Hajila relève le défi: Hajila, la femme rebelle, Hajila ironique à la vuede l'époux l'attendant devant la porte de sa maison:

«Un jour, ils furent deux sur le palier: Nazim, visage en larmes, etl'homme, les traits durcis. Tu eus un sourire déchiré. «Tiens, te dis-tu,

Page 309: Regaieg

291

l'homme n'avait pas la clef de la maison aujourd'hui? Ainsi j'ai laissé leSeigneur à la porte de sa propre demeure!… Il va me ramener au bidonvilledès ce soir!»… Tu te retins de reprendre ce discours à voix haute».

(O.S, p. 92)

Le mot «Seigneur» dont l'initiale est en majuscule illustre parfaitement l'ironiedont l'homme est l'objet. Le calme de Hajila est si grand qu'elle éprouve le désirde dire ouvertement à l'homme ce qu'elle pense de lui, pensée rapportée icientre guillemets. Affaibli, l'homme ne l'impressionne plus. La peur qui lasaisissait à son approche se dissipe d'un coup et Hajila s'endort calme, l'espritbercé par les images du dehors:

«Quand, accroupie près des enfants, tu entends l'homme appeler,demander un cendrier, attendre, tu le rejoins, tu te laisses toucher,contractée. Une fois sur le matelas, par terre, tu t'endors en répétant avec ladouceur d'une consolation: «Demain, une seconde fois!»» (O.S, p. 37)

Parallèlement à sa vie conjugale, Hajila jouit d'une autre vie, d'un autre espace,espace de liberté et de bonheur qui lui fait oublier l'exiguïté de son quotidienet où elle puise sa force de femme séquestrée. Ce n'est cependant qu'aprèsavoir passé par une série de décisions difficiles à prendre qu'elle a pu goûter àce bonheur: décision de sortir, décision d'enlever le voile une fois dehors…

«Tu marchais à l'ombre; tu vas au soleil. Si les rayons t'enveloppaientles bras, te pénétraient aux aisselles, si… sous la laine usée du haïk, ta robede coton mauve est échancrée jusqu'à la poitrine […].

Ta main tâte le tissu. […]Là, tu te décides avec violence: «enlever le voile!». Comme si tu

voulais disparaître… ou exploser!» (O.S, pp. 38-39)

«Disparaître» pour, à nouveau, exister, pour être ressuscitée. Cet acte fait naîtreen effet une nouvelle femme, une nouvelle Hajila dont les traits ressemblerontde plus en plus étrangement à ceux d'Isma, théoriquement sa rivale. Les étapesdu dévoilement de Hajila sont rendues avec une précision infinie: lamétamorphose est complète, Hajila, le personnage indécis, angoissé disparaîtpour laisser apparaître une Hajila nouvelle, décontractée, heureuse, amoureusede l'extérieur: ainsi assistons-nous en direct à une nouvelle naissance:

«Ta main droite tire alors l'étoffe, en fait un tas qui traîne jusqu'au sol[…].

Enfin tes bras en action plientle voile: en deux, en quatre, en huit![…].Tu mets le haïk sous le bras: tu avances. Tu t'étonnes de te voir

marcher d'emblée d'un pas délié sur la scène du monde!» (O.S, p. 40)

Page 310: Regaieg

292

Telle une chenille, Hajila voit le jour; bientôt, elle quittera sa chrysalide et feradémarrer son vol de papillon, d'oiseau libre. Il s'agit effectivement d'unerésurrection du personnage, peut-être même d'un dédoublement: Hajila, lafemme traditionnelle, cède la place à une nouvelle femme, une femmemoderne, une femme passionnée par l'extérieur:

«[…] Tu entres dans la salle de bains. Déshabillée, tu plonges dans labaignoire fumante. Tu contemples ton corps dans la glace, l'esprit inondédes images du dehors, de la lumière du dehors, du jardin-comme-à-la-télévision. Les autres continuent à défiler là-bas; tu les ressuscites dansl'eau du miroir pour qu'ils fassent cortège à la femme vraiment nue, à Hajilanouvelle qui froidement te dévisage». (O.S, p. 43)

Dès le début du roman, Hajila ne cesse de se contempler dans le miroir: «Devant

le petit miroir, près de la fenêtre, tu te tapotes les joues; ton visage serait-il celui d'une

autre»? (O.S, p. 15) Et c'est précisément cette «autre» que va devenir Hajila, une«étrangère» avec une nouvelle peau:

«Pour ces sorties tu portes la même robe. Hier, avant le coucher, tul'as lavée précautionneusement. Tu as revêtu un peignoir. Attendais-tu ainsique sèche ta secon-de peau?» (O.S, p. 50)

Ce dédoublement, rendu par le miroir et par la robe, est très significatif: Hajilaopère un retour à la toute première enfance, période pendant laquelle l'enfantne se voit pas vraiment ou se voit comme s'il était un autre: son Je, et par là sapersonnalité, ne sont pas encore constitués. Il se voit comme un autre, unenfant quelconque. Pour s'apercevoir que ce qu'il observe dans le miroir n'estque le reflet de sa propre image, il devra passer d'abord par plusieurs étapes,des transformations que la nouvelle Hajila aussi subit: le personnage voit sessens se réveiller un à un, sa langue se délier petit à petit. Plus nous avançonsdans la lecture du texte plus la nouvelle Hajila apprend à vivre, à découvrir,son regard se construit, se perfectionne tel le regard d'un nouveau-né:

«Dehors, tu ne te lasses pas de marcher; tu apprends à découvrir.Choses et personnes se diluent en taches à peine colorées. Un vide se creuseoù ton corps peut passer, sans rien déranger. Tu t'assures que personne ne teremarque, une fois que ton voile tombe: te voici étrangère et mobile, avecdes yeux ouverts. Parfois certains te laissent la préséance. Tu fends l'air,silhou-ette royale.

Dans un deuxième temps, tu t'es mise à retenir des portions du corpsdes autres, un peu aussi du volume des choses». (O.S, p. 49)

Hajila, la nouvelle, a désormais une personnalité, une existence et même unnouveau nom: «Après une semaine ou davantage, te voici devenue «une femme qui

Page 311: Regaieg

293

sort»». (O.S, p. 51)

II. B. 2 - La voie de la parole :

Dès sa première journée dans la demeure de l'époux, de l'homme,Hajila sent un malaise. La face en pleurs, elle s'affole, se sent en péril, cherche«la paix d'autrefois», quelque chose la «harcèle», elle ne sait quoi, un sentiment dedégoût s'empare d'elle: cet état d'âme se reflète dans les bribes de phrasesqu'elle se murmure et qui sont jalonnées d'interrogations, d'exclamations, depoints de suspension. Il s'agit d'un discours «en miettes». Le personnage estindécis, perdu dès sa première apparition sur scène. Le discours indirect librequi est censé refléter indirectement la pensée du personnage illustreparfaitement la peur, l'angoisse où vit Hajila et l'incapacité où elle se trouve des'extérioriser:

«Devant le petit miroir, près de la fenêtre, tu te tapotes les joues; tonvisage serait-il celui d'une autre? Tu asperges d'eau froide ton front brûlant.Tu murmures le nom de Dieu deux, trois fois, pour mieux respirer: «Dieu leProtecteur, le Clément, le…»» (O.S, p. 15)

Hajila n'a donc même pas de voix: dans ce paragraphe, Isma emploiesuccinctement le discours indirect libre pour rendre compte d'une questionqu'elle se pose et le discours rapporté direct pour faire entendre ses prières àDieu adressées. «Tu te tapotes les joues; ton visage serait-il celui d'une autre?»: Leconditionnel remplace ici le futur des phrases précédentes où se fait entendre lavoix d'Isma, il transcrit l'affolement de Hajila qui se «tapote les joues» et marquela présence du discours indirect libre. «Tu murmures le nom de Dieu deux, trois

fois, pour mieux respirer: «Dieu le Protecteur, le Clément, le…»: le verbe murmureret l'emploi de guillemets démontre qu'il s'agit ici d'une transcription des prièresde Hajila. Discours indirect libre, discours intérieur cerné par des barrièrestypographiques (les guillemets): tout semble faire de Hajila un simplepersonnage qui n'a pas accès à la parole, du moins pas à la parole à fonctioncommunicative, et surtout pas à la narration. L'emploi du style indirect libre etdu discours direct font donc de Hajila un personnage muet, sans véritableconsistance, sans existence effective: Isma ne lit-elle pas ainsi dans son âme, nedevine-t-elle pas sa pensée quelque insignifiante qu'elle soit?

Page 312: Regaieg

294

«Tu cherches le nom d'un saint fraternel. Retrouver la paix d'autrefois!Tu fermes les yeux, tu ne trouves pas les mots, quels mots… Dans le matinqui s'avive, tu tâtonnes, tu ne comprends pas ce qui te harcèle: appels desaïeules invoquant des saints morts, tous cadavres de mâles! Le robinetcoule. Le soleil miroite contre le mur proche. Tes larmes reprennent,s'égouttent sur l'évier, sur le sol étincelant. Tu te penches («ramasser monvisage en miettes, vomir mon âme!… Ô Sidi Abderahmane aux deuxtombeaux!»). Tu tentes de te réconforter: «Je n'ai pas pleuré depuis tantd'années! Ai-je même prié? Les autres… Ma mère, ma sœur, les enfants del'homme, tous les autres reculent. Seul le bruit de l'homme…»» (O.S, p. 16)

Quand il n'est pas introduit par Isma, le discours de Hajila est rapporté entreguillemets auxquels viennent s'ajouter — comme pour emprisonner encoreplus la voix du personnage — des parenthèses («ramasser mon visage en

miettes, vomir mon âme!… ô Sidi Abderahmane aux deux tombeaux!»). L'infinitif,forme nominale du verbe, est là dans une phrase au discours indirect libre pourajouter à l'ambiguïté du sujet que fait déjà observer un tel style: «Retrouver la

paix d'autrefois!», qui parle ici? est-ce Je ou Tu, Isma ou Hajila; dans de telsdiscours l'ambiguïté sera maintenue jusqu'à la fin parce qu'elle est voulue. Lamême observation peut être faite à propos de la phrase nominale alliée, elleaussi, au style indirect libre: «Appels des aïeules invoquant des saints morts, tous

cadavres de mâles!» La forme nominale est la forme primitive du langage, c'estl'absence du verbe et donc de la parole: n'est-ce pas une belle façon desouligner le mutisme de Hajila ou l'impossibilité pour elle d'extérioriser sessentiments et ses pensées? L'emploi de l'infinitif et l'omission du verbe dans desphrases, souvent interrogatives ou exclamatives, au style indirect libre setrouvent effectivement souvent en rapport avec l'expression du doute, del'hésitation, de la psychologie instable de Hajila donc de son aphasie:

«Tu fermes les yeux, tu ne trouves pas les mots, quels mots…»(O.S, p. 16)

«Pleurer sans larmes. Le silence, coupe pleine s'égoutte. «Face de ladouleur», tu murmures ces mots en langue arabe pour toi seule, pour toimuette». (O.S, p. 17)

Cependant, Hajila, une fois libre, pourvue d'une personnalité et d'uneautonomie parfaite, commence à avoir la langue déliée et la voix libre: voixqu'elle n'a pas cessé d'entraîner discrètement depuis le début du roman.Souvent, nous avons eu l'occasion de le souligner à plusieurs reprises, Ismarapporte entre guillemets des murmures, des réflexions, l'angoisse de Hajila.Bien entendu, «la citation au discours direct suppose la répétition du signifiantdu discours cité et par conséquent la dissociation entre les deux situations

Page 313: Regaieg

295

d'énonciation, citante et citée. Elle fait coexister deux systèmes énonciatifsautonomes: chacun conserve son JE, son TU, ses repérages déictiques, sesmarques de subjectivité propres, les guillemets ou le tiret jouant à l'écrit le rôlede frontière entre les deux régimes énonciatifs»1.

Il s'agit donc dans ces interventions de Hajila entre guillemets d'une situationd'énonciation, d'une subjectivité qui lui sont propres même si ce discours paraîtsouvent intériorisé, murmuré, pensé bref non adressé à quelqu'un. Lesfrontières typographiques entre le discours rapportant et le discours directrapporté sont les uniques témoins du passage d'une situation d'énonciation àune autre et donc, dans ce cas, de la subjectivité d'Isma à celle de Hajila. Lediscours direct «est nettement coupé du récit par les deux points, les guillemets,éventuellement le tiret ou l'alinéa»2. Dans O.S, les guillemets cernent souventun discours intérieur, des réflexions ou même l'espoir de l'un ou l'autre despersonnages, alors que l'emploi du tiret atteste d'un discours effectivementprononcé par son énonciateur. La voix de Hajila opèrera justement ce passaged'un discours timide, intérieur, peureux à un discours extériorisé où elle osedéclarer ses intentions, ses sentiments, sa passion la plus secrète. Ainsi, cettenouvelle femme dont les germes se trouvaient dans l'ancienne Hajila, celle qui adéfié l'homme et a transgressé les lois de la société, possède désormais unevoix, elle ose même avouer son "délit" directement à sa mère puis, combled'indifférence, à son époux. L'emploi des tirets, procédé dramatique parexcellence, démontre ici l'audace de Hajila qui, face à ses bourreaux, s'enhardità prononcer distinctement ses pensées:

«Tu l'as laissée circuler, fureter partout. Pour finir, elle s'installe dansle salon: c'est la première fois. Tu t'accroupis à ses pieds, tu retrouves taposture de gamine.

— Le concierge a raison, Mma… Maintenant, je sors! — Tu souris,une moue tire tes traits. — Je sors presque chaque jour!

Tu allais ajouter: «Que Dieu me pardonne, que…». Tu t'es tue. Avecdécision. Ne pas implorer, ne débiter aucune formule de sauvegarde!Non…» (O.S, p. 52 )

«Il haleta, un éclair de haine fit frémir ses paupières étirées.— J'aimais enlever le voile dans une ruelle, quand personne ne passait,

ensuite marcher nue!» (O.S, p. 95)

La nouvelle Hajila est donc une «gamine» qui ne sait ni mentir ni implorer lesDieux, elle est l'innocence même. Cette enfant a désormais la langue libre,

1. Dominique MAINGUENEAU, Eléments de linguistique pour le texte littéraire, op. cit, p. 87.2. Catherine FROMILHAGUE, Anne SANCIER, Introduction à l'analyse stylistique, op. cit, p. 48.

Page 314: Regaieg

296

déliée: n'intervient-elle pas directement à haute voix en avouant sa "faute" à samère puis à son mari? En réalité, dès le début du roman, dans plusieursphrases, on pouvait déjà constater l'intervention directe, sans barrièrestypographiques, du personnage. ««Il» est vraiment sorti. Louange à Dieu et à son

Prophète!» (O.S p. 16); il s'agit bien évidemment ici de la voix nue (nonrapportée) de Hajila et non d'un discours indirect libre. Ce type de discoursdirect non rapporté de Hajila ne tardera pas à se multiplier dès qu'elle accèderaà la liberté. En fait, «l'effacement de cette cloison graphique des guillemets quiséparent le discours du narrateur et celui des personnages gomme les frontièressyntaxiques entre les personnes au profit de la voix»1. Voix, bien entendu, deHajila qui fuse libre et procure à son auteur une personnalité solide et forte.

Une petite phrase, d'apparence insignifiante, vient appuyer notreintuition, elle crée ainsi un effet de choc. Isma (est-ce Isma ou Hajila?) assimilele voile à un «chiffon»: «Tu as roulé en boule ce chiffon (ton aigreur te faisait répéter

«oui, ce chiffon!»)» (O.S, p. 64). Cette intervention entre parenthèses de lanarratrice Isma confirme l'appartenance du discours précédent à Hajila, la voixd'Isma apparaît ainsi reléguée comme l'était au début celle de Hajila. Le verbe«répéter» vient appuyer cette idée: a-t-on jamais répété quelque chose qu'on n'apas encore prononcé? Dès lors des paragraphes entiers se tissent par la seulevoix de Hajila: un discours direct où la psychologie du personnage laisse librecours à ses fantasmes, ainsi s'exprime sa soif du hammam après deux semainesde claustration:

«Vite dans l'étuve, au milieu des corps usés qui se confortent del'atmosphère émolliente. S'il ne faut vraiment plus sortir, vite s'ouvrirpar les yeux, les seins, les aisselles! Cheveux dénoués et trempés, le dosétalé sur la dalle de marbre brûlant, ventre, sexe et jambes libérés, creuserune grotte et au fond, tout au fond, parler enfin à soi-même, l'inconnue».

(O.S, p. 73)

Dans ce passage apparaît, pour la première fois, nue, dévoilée, authentique,sans aucun amalgame possible avec la voix d'Isma, la subjectivité de Hajila. Etsi toutes les phrases au style indirect libre, avec des verbes à l'infinitif ou sansverbes, qui entretenaient l'ambiguïté sur l'origine de leur énonciation, n'étaientque des fragments d'un monologue intérieur de Hajila!

1. Pierre VAN DEN HEUVEL, Paroles, mots, silence: Pour une poétique de l'énonciation, op. cit, p.

251.

Page 315: Regaieg

297

II. B. 3 - La voix de la narration :

Parlant d'Isma, nous avons souligné la proximité de voyeuse qui larapproche de Hajila et qui se manifeste à travers l'emploi des temps dudiscours dans les chapitres qui sont destinés à l'aventure de cette dernière.Cependant des bribes de récit apparaissent de temps en temps et viennentperturber le déroulement du discours. Par moments, des phrases, desparagraphes entiers se trouvent narrés avec des temps du récit, principalementle prétérit.

«Tu te mis à rentrer de plus en plus tard de tes randonnées. […]Un jour, ils furent deux sur le palier: Nazim, visage en larmes, et

l'homme, les traits durcis. Tu eus un sourire déchiré. «Tiens, te dis-tu,l'homme n'avait pas la clef de la maison aujourd'hui? Ainsi j'ai laissé leSeigneur à la porte de sa propre demeure!… Il va me ramener au bidonvilledès ce soir»… Tu te retins de reprendre ce discours à voix haute.

Nazim rejoignit sa chambre sans un mot; il n'en sortit même pas pourdîner». (O.S, p. 92)

L'emploi de l'aoriste revêt ici une importance capitale, le retour aux temps durécit nous éloigne de la subjectivité de narratrice d'Isma et la voyeuse s'éclipselaissant la place à une nouvelle forme narrative, à un nouveau type de discours.

En effet, parallèlement à ce récit se développe, depuis le début duroman, une autre forme de discours énoncé par Hajila. Dans de nombreusespages, nous assistons à la narration de certains souvenirs de Hajila: souvenir dela visite qu'elle a effectuée avec sa mère dans l'appartement de l'homme et descommentaires qu'en a faits Touma dès leur retour dans le bidonville (pp. 22-23), souvenir de sa première visite de femme mariée dans son quartierd'enfance, de ces nuits froides passées dans la chambre de l'homme (pp. 24-26),souvenir de ses sorties successives (pp. 48-49), de la leçon faite par Toumadécouvrant le péché où glisse sa fille (pp. 53-54), de l'histoire de sa famille(mariage des parents, naissance des enfants, mort du père, expulsion de la villades Dunes…) souvent racontée par Touma lors de l'enfance de Hajila (pp. 68-70), souvenir des nuits de noces de quelques cousines auxquelles elle a puassister (p. 72), souvenir de la nuit du drame (p. 95), etc.

Page 316: Regaieg

298

Ces pages sont la preuve concrète que Hajila a une histoire et donc uneexistence, une identité. Il s'agit apparemment toujours d'un discours adressépar Isma à Hajila, seulement l'emploi des temps du récit en fait dévier l'originede l'énonciation: si elle peut assister en voyeuse au quotidien de Hajila, Ismane peut en effet se souvenir d'événements qu'elle n'a pas vécus. Dans ces pages,il est fait un large usage du discours indirect libre dans sa forme la plushabituelle (avec l'imparfait et les transformations temporelles qui s'ensuivent)c'est-à-dire sans emploi du présent, de l'infinitif ou de phrases nominales,procédés qui entretiennent au début du roman l'équivoque sur l'origine del'énonciation. Afin d'illustrer nos propos, nous reproduisons ici un extrait dessouvenirs d'enfance de Hajila:

«Mariée à douze ans la mère. Le mari avait émigré d'abord vers lacapitale, puis il avait traversé la Méditerranée. L'évocation fait surgir la terred'oliviers et de lentisques du grand-père, là où Touma accoucha unepremière fois: trois ans après la noce, elle passait tout son temps à sarclersous les arbres, à aider la vieille au moment de la cueillette […].

Kenza pouffait d'un rire espiègle; elle connaissait la suite.Le pèrerevenait de France, repartait; la vieille querellait chaque jour Touma et sesgamines qu'on nourrissait mal. Toi, l'aînée, tu inquiétais la mère qui selevait la nuit pour te donner de l'huile d'olive volée de la jarre, pour que tune gémisses plus de douleur; les diarrhées te laissaient pantelante. […]

Touma se retrouvait enceinte une troisième fois; l'enfant naissaitmort-né, «à cause des travaux», ceux du champ et de la maison qui luiincombaient tous. L'aïeule, à moitié aveugle, ne quittait plus son matelas. Legrand-père ne vendait plus de poteries. La récolte d'olives était de moins enmoins suffisante. Le père, revenu pour l'été, décidait de ne plus repartir. Ilss'installaient dans la capitale; une pièce louée dans une maison du quartierancien […]. Mais les troubles de la guerre d'indépendance commencaient.Un garçon maladif, Nasser, naissait enfin; peu après, les légionnairesvenaient arrêter le père, accusé d'avoir abrité momentané-ment un«terroriste». Jours de bouclage presque total du quartier; les fillettess'aventuraient sur le seuil:elles respiraient le silence de la peur collective…

[…]Le père sortait de la prison de Barberousse; ses vieux parents étaient

morts entre-temps.[…] Touma déménageait son monde dans une villaréquisitionnée du quartier des Dunes. Elle y entrait en souveraine: enfin![…]

Le père trouvait du travail — réparer le matériel agricole dans uneferme du Sahel proche. Il faisait vite partie du «comité de gestion»; ilrentrait tard chaque soir, on le voyait à peine […]. Hajila, encore engourdiepar le sommeil, à l'aube, entendait confusément le conciliabule des parents:dans son ensommeillement, elle tentait de toutes ses forces de reconnaître lavoix paternelle qui semblait ponctuer les exposés monocordes de Touma.Elle perçut un jour clairement que la mère énumérait ainsi toutes lesdépenses passées et présentes. Le père répétait par intervalles «comme tu

Page 317: Regaieg

299

veux, femme!… comme tu veux, femme!» Son timbre était chaud, maisl'intonation comme lasse, ou soumise. Hajila garda longtemps en elle cesouvenir auditif, comme une écharde.

Car le père… Hélas, l'accident: un jour ordinaire, mais qui dériva, aucoucher, dans des hululements de femmes […]. Hajila et Kenza pétrifiées,plaquées contre le mur, et des femmes, des femmes, des inconnues, desparentes, toutes psalmodiantes, gémissantes, les yeux rougis, les voilesfroissés, les parfums mêlés, toutes autour de Touma raidie maintenant,inconsciente du moins apparemment… […] Hajila cherchait son père, lecorps de son père, le corps enseveli de… […] Hajila sortait, Hajila fuyait,ah, cette villa du quartier des Dunes existait-elle encore? […]

«La mère, mariée à douze ans!» te répètes-tu ce matin, quand, leslèvres serrées, tu prépares le déjeuner». (O.S, p. 68 à 71)

Le lecteur excusera la longueur de cette séquence citée. Il est, en fait,indispensable pour nous comme pour le lecteur d'avoir sous les yeuxpratiquement l'ensemble du passage évoquant les souvenirs de Hajila pourpercevoir l'encadrement qui en est fait. La première remarque à observer estque la première phrase de la séquence est reproduite à la fin par Hajila: on peuten déduire justement que toute la séquence se déroule dans l'esprit de cettedernière alors qu'elle prépare le déjeuner dans la cuisine. Cependant, desdifficultés d'interprétation apparaissent aussitôt et viennent contrer cette idée:cette voix de Hajila semble, par moments, amalgamée à celle de sa mère (sourcepremière de l'histoire) et de sa sœur (la personne qui partage avec elle sessouvenirs). Ainsi des moments d'ancrage de la mémoire de la mère, de Kenza,de Hajila semblent se superposer. Ce passage n'en est qu'une synthèse faite parHajila qui dévide le passé de sa famille. Néanmoins, des indices énonciatifsdans le texte confirment encore la présence d'Isma qui s'adresse ici à Hajila(«Toi, l'aînée, tu inquiétais la mère qui se levait la nuit pour te donner de l'huile d'olive

volée de la jarre, pour que tu ne gémisses plus de douleur»), d'autres font de cediscours un véritable récit impersonnel, sans narrateur apparent: le Tuqu'adresse Isma à Hajila se mue en elle («Touma», «le père», «Hajila», «Hajila et

Kenza», «les filles», etc). Isma oublie-t-elle qu'elle s'adresse à Hajila et adopteainsi un nouveau mode de narration hétérodiégétique? Cherche-t-elle, parcontre, à effacer sa présence et à permettre à Hajila de laisser libre cours à sessouvenirs? Hajila voudra-t-elle se démarquer de son passé en l'écrivant à latroisième personne? Ce Elle n'est-il pas le signe du dédoublement dupersonnage qu'on a déjà évoqué auparavant? Hajila, devenue une autre (autreque la jeune fille Hajila habitant la maison du quartier des Dunes, autre queHajila la nouvelle mariée) ne peut évoquer ses souvenirs — qui étaientdevenus les souvenirs d'une autre — en disant Je.

Page 318: Regaieg

300

La séquence que nous venons de citer n'est en fait que l'échantillond'une séquence parmi d'autres nombreuses où Hajila rapporte ses souvenirs:ainsi devient-elle une sorte de narratrice seconde, alors que la présence d'Ismadans la narration s'atténue jusqu'à presque s'estomper à la fin. Il s'agit en faitd'un emploi prolongé du style indirect libre. La conjugaison des verbes de cetteséquence à l'imparfait et au plus-que-parfais de l'indicatif le confirme. Celacontribue à occulter la voix d'Isma responsable de l'énonciation et à conforterla position de Hajila comme étant une narratrice seconde, une «narration ausecond degré» que Philippe Lejeune préfère appeler «narration indirectelibre»1. Le roman se compose en effet de trois parties, la dernière estentièrement consacrée à Hajila qui se dote ainsi de toute l'importance que luiconfère son nouveau rôle de narratrice seconde.

II. C - RETRAIT DU JE :

Hajila se dotant donc des qualités d'une narratrice, Isma délaissemomentanément ce rôle. Il convient d'observer que la force d'Isma, sapuissance de narratrice ne sont pas aussi évidentes qu'on le croyait. Dèsl'ouverture de son discours adressé à Hajila, elle paraît indécise, interrogativequant à l'objectif de son choix: «Ai-je voulu te donner en offrande à l'homme?

Croyais-je retrouver le geste des reines de sérail? […] Réaffirmais-je à mon tour mon

pouvoir?» (O.S p. 10)

Dans la première partie du roman, partie où des chapitres consacrés à Hajila etd'autres à Isma s'alternent, les pages où elle parle de sa vie, de son expérienceconjugale sont dérisoires, minces par rapport à celles où elle interpelle Hajila.Sa vie ne l'intéresse-t-elle donc pas ou cherche-t-elle un autre mode de vie? Enréalité, les souvenirs retracés par Isma ne sont pas vraiment des souvenirs,c'est-à-dire qu'elle ne raconte pas sa vie passée comme elle l'a vécue maiscomme elle aurait aimé la vivre. Elle réinvente son histoire, recrée sa duréecomme elle a créé celle de Hajila.

Ainsi, Isma n'est pas aussi réelle, aussi matériellement antérieure à Hajilaqu'elle le paraît. De plus, elle n'est, au même titre que Hajila, qu'un personnage

1. Je est un autre, op. cit, p. 24.

Page 319: Regaieg

301

de roman créée par une narratrice première qui, dès le début, introduit àl'histoire des deux femmes. Visiblement, dans les chapitres où elle narre sonexpérience conjugale, Isma cherche à vivre comme une femme traditionnelle,comme l'était Hajila. Et voilà qu'elle commence à jouer à ce rôle:

«[…] J'embrasse avec fougue l'aimé:— Toute seule; je n'aurais pas acheté cette robe!Remercier à la façon des femmes esclaves qu'on entre-tient! Un jeu».

(O.S, p. 44)

Cependant, le jeu ne tarde pas à devenir nécessité, besoin, au point qu'Isma sesent enfermée et aspire à regagner, comme le fait Hajila, le dehors:

«Je désire soudain sortir, malgré le froid. Il me faut errer, libérer dansl'espace cette excitation gratuite. Mon corps se meut léger, ma robe estneuve, le rouge me sied, ce matin de printemps acide me mord les joues!»

(OS, p. 44)

La robe de Hajila est «mauve» (O.S, p. 48). D'où vient cette ressemblance descouleurs, Hajila et Isma ont-elles les mêmes goûts? En réalité, Isma aspire à êtrecomme Hajila, une femme qui, cloîtrée, conquiert sa liberté, lutte pour l'obtenir:

«Dans la salle de bains ouverte, faire halte devant le miroir embué: jeprendrais voiles de religieuse s'il le fallait, et là, en face, d'un coup, ilsglisseraient!» (O.S, p. 45)

Cette scène nous rappelle évidemment la station de Hajila nue, dévoilée,nouvelle devant le miroir. Assume-t-elle, à son tour, le rôle d'une femmemétamorphosée, dédoublée? Il semble que cela soit une condition pour aboutirà la fusion entre les deux femmes. Chacune des deux femmes se double d'uneautre ou de l'autre, nous aboutissons ainsi au schéma de quatre femmes ou dedeux femmes doubles pour en arriver à une seule figure de femme oùfusionnent toutes ces composantes du schéma.

Pour l'instant, nous n'assistons qu'à un simple revirement de lasituation, l'identité d'Isma, altérée, modifiée devient précaire, Hajila va jusqu'àl'interpeller ou se poser des questions à son sujet:

««C'est parce qu'il fait nuit, aimerais-tu dire avec douceur, que je ne metrouve pas dehors! Imaginons des jours sans nuits, ô mes sœurs! Lescrépuscules finiraient par devenir aubes! L'homme resterait dans cettecuisine, s'abreuvant d'alcool et de philtres, tandis que moi je ne melasserais pas du monde!… Et le soleil me regarde!»» (O.S, p. 94)

Hajila interpelle les autres femmes dont fait partie Isma: la narratrice devient icinarrataire en se fondant dans un Nous général. L'identité même d'Isma se

Page 320: Regaieg

302

trouve mise en doute, Hajila se pose des questions à son compte: «Tu attends

stupéfaite, plaquée contre le chambranle. Quelle est cette étrangère qui revient, par sa

voix?» (O.S, p. 93)

Altérée, remise en question, l'identité d'Isma devient de plus en plus floue. Amesure que Hajila retrouve sa liberté, Isma se perd et son hésitation augmente:elle devient de plus en plus interrogative comme l'était Hajila. Aurait-elle prisla place de l'ancienne Hajila?

«Moi, Isma, qui m'apprête à quitter définitivement la ville, pourquoin'ai-je pas pressenti le mélodrame? Pourquoi suis-je condamnée àprovoquer les ruptures? Pour-quoi, revenue sur les lieux de l'adolescence, nepuis-je pas être la guérisseuse?» (O.S, p. 84)

Ainsi nous assistons à une interversion des rôles: Isma prend la place de Hajilaet devient comme elle indécise, interrogative, alors que Hajila usurpe la placeréservée à Isma et se mue en narratrice seconde du roman. C'est ce quicontraint Isma à affirmer:

«Plus les mots me devancent, plus mon présent se disperse; et taforme s'impose. Ma mobilité n'est qu'apparence: vol de papillons de l'aube,aux ailes qui s'émiettent.Immanquablement quelqu'un avancera les doigts,palpera, écrasera». (O.S, p. 91)

La faiblesse d'Isma est en fait une première conséquence de la force de Hajilaqui échappe ainsi au contrôle étroit, à l'emprise de sa créatrice: «Ainsi, je ne te

crée plus, je ne t'imagine plus. Simplement je t'attends». (O.S, p. 166) «J'ai attendu aux

parages de ton immeuble.Sans projet. Disponible seulement». (O.S, p. 167) Attendued'abord par l'homme, elle se fait maintenant attendre par Isma. Elle anéantitainsi toute force autour d'elle, toute force susceptible de l'écraser. La reine Ismaest déchue, elle ne trace plus l'avenir de sa créature, elle n'a plus de projetd'avenir pour Hajila, elle se poste maintenant en spectatrice, en observatrice.Hajila va désormais faire montre de sa force, de sa volonté de femme libre.

II. D - FUSION DES DEUX VOIX FEMININES :

Isma et Hajila sont a priori deux femmes distinctes, différentes, qui nese connaissent même pas. Leur existence est apparemment celle de rivales sedisputant le même homme: «Aucun échange ne s'est établi entre toi et moi, ni dans

Page 321: Regaieg

303

nos appels, ni dans nos gestes». (O.S, p. 11) Cependant, dès le début du roman, lesdurées des deux femmes semblent complémentaires: Hajila, femmetraditionnelle d'autrefois, voit se nouer au présent son sort de femme mariée etIsma, instance narrative présente déroule les événements de sa vie passée.«Avons-nous interverti nos rôles? Je ne sais» déclare Isma dès la page 11, page oùelle vient juste de s'adresser à Hajila. Au fil des pages composant la premièrepartie du roman la réponse affirmative à cette question d'Isma se dessine: Ismacherchera à ressembler à Hajila, à devenir comme elle une femmetraditionnelle, alors que Hajila œuvrera pour devenir «une femme qui sort»comme l'était avant elle Isma.

II. D. 1 - Isma et Hajila: une femme:

Les chapitres consacrés à l'une et à l'autre se déroulent distinctement,aucun chapitre traçant la vie d'Isma ne fait référence à celle de Hajila, aucunautre parlant de Hajila n'évoque directement Isma. Cette stratégie s'observejusqu'à la page 78, au début du chapitre XI consacré à Hajila et intitulé «LE

RETOUR»: là, Isma évoque son retour dans la ville habitée par Hajila: «Hajila, tu

ne savais pas que j'étais revenue dans cette ville après tant d'années d'absence». (O.S, p.78) Avant, Isma ne parlait à Hajila que de Hajila, ici, elle parle à Hajila d'elle-même. Dans ce chapitre, Isma racontera à la fois ses projets d'avenir et le débutdu drame que vivra Hajila. Isma et Hajila dans un même chapitre, Je et Tu serencontrent enfin, ne serait-ce que, pour l'instant, sur le plan de l'écriture:l'alternance entre les deux histoires laisse la place à un mariage, à une rencontreentre les vies des deux personnages. Au fil des pages, une sororité se tisse entreles deux femmes et la rivale cède le pas à la sœur: «Dans la métropole

tumultueuse, ton histoire se poursuit, ô ma sœur». (O.S, p. 80)

Une précision hallucinante — déjà maintes fois soulignée — se dégagedu discours adressé à Hajila par Isma: cette dernière égrène un à un lesmoindres mouvements faits par Hajila, les moindres mots qu'elle se murmure,les moindres sentiments qu'elle éprouve. Elle raconte les journées de Hajilaavec une précision telle que le lecteur se demande si ce n'était pas plutôt ellequi les a vécues. Elle les a peut-être effectivement vécues, du moins a-t-ellevécu de semblables journées. N'a-t-elle pas été à la place qu'occupe aujourd'hui

Page 322: Regaieg

304

Hajila? C'est pourquoi elle devine également tous les mouvements de l'homme:«L'homme s'était remis à boire» (O.S, p. 80), il buvait aussi quand il était l'épouxd'Isma. D'où l'importance ici du préfixe itératif «re-». Le rapprochement entreles deux femmes se concrétise de plus en plus. Ivre, l'homme prononce pour lapremière fois devant Hajila le nom d'Isma, nom qui heurte l'ouïe de Hajila:

«[…] Dans ce préambule de drame, pour la première fois, tu entendsmon nom, qu'il marmonne, qu'il ressasse, avec des yeux fous:

— Isma!… Isma!

Tu recules devant ce nom, devant mon nom. Puis tu pousses l'ivrognecomme une bête de somme vers le corri-dor, jusque dans la chambre».

(O.S, p. 84)

Désormais, Hajila sait qu'Isma existe, qu'elle est sa prétendue "rivale". Cerapprochement ne suffira pas à Isma qui œuvre pour une véritable fusion:«Arrivée à ce point du récit, une violence me saisit de mélanger ma vie à celle d'une

autre». (O.S, p. 85) Dès lors, les deux vies se mêlent, se confondent et un Nousenglobant Je et Tu, Isma et Hajila, apparaît pour la première fois: «Tout corps

masculin sert-il à signaler le carrefour vers lequel aveuglées, nous patinons, bras tendus

l'une vers l'autre?» (O.S, p. 85) Dans ce chapitre tumultueux qui mêleétrangement la vie des deux protagonistes, Isma dévoile enfin son projet denarratrice, le rapport qu'elle entretient avec Hajila:

«Insomnies de minuit, siestes le jour suivant: ma mémoire retrouve unhalètement ancien. C'est là que j'ai fini par dire «tu» à l'étrangère; toi,Hajila, que d'autres imaginent ma rivale». (O.S, p. 89)

Le rapport entre les deux femmes est donc a priori seulement un rapportd'interlocution, rapport de Je à Tu. Cependant, la relation qui les unie est deloin plus profonde:

«Loin du bourdonnement de cette métropole, tu restes l'invitée dans lademeure neuve.Ils te croient gouvernante de deux enfants isolés, oucompagne d'un homme «lié», tu ne sais. Or tu continues mon trajet de vie,je t'avais déléguée». (O.S, p. 89)

Ainsi s'explicite le but d'Isma. Elle cherche une remplaçante en Hajila. Hajila estlà pour continuer le mode de vie qu'Isma a auparavant arrêté.

Le point nodal du roman est atteint au treizième chapitre de lapremière partie intitulé «LE DRAME»: nous voilà arrivée à l'instant crucial tantattendu, instant du drame préparé et prédit plusieurs fois par Isma dans lespages précédentes. Comme à l'ordinaire, cette dernière ouvre le chapitre par

Page 323: Regaieg

305

l'interpellation de sa rivale tenant, par la même occasion, à lui rappeler lerapport d'interlocution qui les rattache l'une à l'autre: «C'est toujours moi qui te

parle, Hajila». (O.S, p. 91) Cependant, c'est à ce moment précis, moment dudrame tant de fois annoncé, qu'une fusion effective des deux person-nages estobservée: à mesure qu'on avance dans la lecture du roman, les intentionsd'Isma se clarifient: créer Hajila comme une «ombre» d'elle même pour qu'ellecontinue le trajet de savie:

«C'est toujours moi qui te parle, Hajila. Comme si, en vérité, je tecréais. Une ombre que ma voix lève. Une ombre-sœur?

[…]Je me soucie à présent du drame qui approche. Or je mélange. Je mêle

nos deux vies: le corps de l'homme devient mur mitoyen de nos antres qu'unmême secret habite». (O.S, p. 91)

En exposant son projet d'écriture, Isma se retire et accorde en même temps plusde consistance, plus de vigueur à ce nouveau personnage, ce Nous qui accaparedésormais toute son attention. Je et Tu sont devenus ainsi une même personne,elles ont une même identité, celle de la femme épouse de l'homme. C'estpourquoi Hajila se lève dès que l'homme appelle Isma: quelle différence?

«[…] Il appelle, il m'appelle — tu quittes ta place, tu approches:— Isma!… Isma!» (O.S, p. 93)

C'est donc Isma qu'il appelle et c'est Hajila qui répond à cet appel. Cette fusiondes deux personnages répond en fait à une confusion qui s'installe dans l'espritde l'homme se trouvant torturé par deux blessures à la fois: deux femmes qui sesont révoltées contre sa majesté; Isma par le divorce et la reprise de sa fille etHajila par ses sorties successives. Toutes deux ont défié ses ordres, elles ontanéanti sa personne. C'est parce que l'effet sur l'homme est le même que lapersonnalité des deux femmes est la même et que, par conséquent, la scène dudrame ne fait que se reproduire:

«— Ainsi, tu sors depuis longtemps, Hajila «la fuyarde»?Le ton n'est pas sarcastique. Il se lève, approche d'un pas et c'est pour

toi le début!Comme toi, j'ai vécu cinquante débuts, cinquante instructions de

procès, j'ai affronté cinquante chefs d'accusation! Je m'imaginais, commetoi, les avoir provo-qués. J'ajoutais des propos que je croyais provocateurs!Vertige de la parole développant ses rêts dans l'espace, face à la foliemonotone du mâle!… De tout temps les aïeules ont voulu nous apprendre àétouffer en nous le verbe». (O.S, p. 94)

Ainsi il ne s'agit plus de ressemblance mais d'identité entre les deux héroïnes.Le Nous prend de plus en plus d'ampleur et devient pratiquement le seul

Page 324: Regaieg

306

énonciateur, un Nous véhément, révolté, s'inscrivant dans un discours abstraitet même polémique. Cette nuit du drame, Isma aurait pu être la victime descoups de l'homme, cependant Hajila la remplace et subit à sa place les coupssans pouvoir, sans oser les esquiver: «Le soleil te regarde, ô Hajila, toi qui me

remplaces cette nuit» (O.S, p. 94). Néanmoins la remplaçante ne ressemble passeulement à Isma, elle lui est parfaitement identique; ne reproduit-elle pas, sansle savoir, le scénario déjà provoqué par cette dernière en avouant à l'homme leplaisir que marcher «nue» pouvait lui procurer?

«— J'aimais enlever le voile dans une ruelle, quand personne nepassait, ensuite marcher nue!

Il a frappé au mot «nue». Il a continué en répétant ce mot, comme s'ille reconnaissait. Comme si on le lui avait lancé; je le lui avais lancé».

(O.S, p. 95)

Après ce chapitre entremêlant jusqu'à l'identité la vie des deux femmes, lelecteur n'observe plus une alternance entre les deux histoires. Sont-ellesdevenues une? Il s'agit en fait désormais de l'Histoire du Nous, des femmes, detoutes les femmes.

Le rapprochement entre les deux femmes se solde dans la dernièrepartie du roman par une proximité physique: Isma rend visite à Hajila pour luiremettre la clé de l'appartement et lui permettre ainsi de sortir quand elle levoudra. Aussi l'apparente rivalité se meut-elle en complicité sororale. Lapremière rencontre entre les deux femmes est pour cette raison lyrique,chaleureuse, presque idyllique: «Je suis apparue sur le seuil.Devant toi, enfin. Pour

la première fois. Toi, ma fille et ma mère, ma consanguine: ma blessure renouvelée

[…]». (O.S p. 157) Autant dire: toi, ma personne, moi!

L'eau, par sa transparence reproduit la double posture d'Isma et deHajila se contemplant ou contemplant l'image de leur altérité face au miroir dela salle de bains. Le bain, le hammam, antre maternel, refuge de la femme,symbole à la fois d'éternité et d'oubli favorisera encore plus cette fusion: lesdeux corps nus se dilueront, parfaitement l'un dans l'autre, dans le Nouscollectif, dans les corps des autres femmes, des autres «blessures». Corps-liquides qui opèrent leur retour aux origines des temps:

«Ne plus dire «tu», ni «moi», ne rien dire; apprendre à se dévisagerdans la moiteur des lieux». (O.S, p. 158)

Page 325: Regaieg

307

«Retrouver la source des hésitations, de l'incerti-tude première, del'aphasie; nous rejoindre». (O.S, p. 159)

L'emploi de l'infinitif contribue ici à anéantir le sujet de l'énonciation, à endissimuler l'identité. C'est la forme impersonnelle du verbe. Seul l'emploipronominal du verbe «rejoindre» indique qu'il s'agit du Nous. Plus nousavançons dans le texte, plus cette source d'énonciation se substitue aux autres,au Je et au Tu, à Isma et à Hajila.

«Lors de ce deuxième vendredi, tu es entrée. Tu m'as reconnue. Tu esvenue te laver au même bassin. Nous n'avons pas parlé: je ne me souviensmême pas de nos salutations. Tu n'as pas retiré ta tunique mouillée quimoulait ton ventre.

En silence, j'ai empli d'eau chaude une tasse de cuivre; j'en déversai lejet sur tes épaules, puis sur ta chevelure. Tu t'es accroupie à genoux et tum'as dit:

— Continue! Que tu sois bénie! Cela me fait tant de bien».(O.S, p. 161)

Ainsi Je et Tu se diluent presque dans un même corps, dans un «même bassin».

La complémentarité entre les deux femmes, déjà soulignée au début de cetteanalyse, se confirme à la fin du roman, il s'agit bel et bien de deux femmeseffectuant deux trajets contraires, Isma vers le harem, lieu d'enfance et Hajilavers la rue, espace de liberté. A l'instant de son divorce, Isma arrête le cours desa vie pour continuer celui de Hajila; à l'instant de son mariage, Hajila arrêteaussi le sien pour poursuivre celui d'Isma. Ainsi chacune des deux femmes auravécu la même expérience que l'autre. Chacune aura remplacé l'autre et les deuxdeviennent interchangeables, la même femme:

«Je me voyais en transit danscette capitale penchée sur la mer.Cetteillusion ne me ramenait-t-elle pas àmon origine — la cité rousse là-basd'où ma mère ne sortit jamais? Je neme fixerai pas ailleurs.

N'aimer nulle part, sinon en monlieu d'origine, mon royaume».

(O.S, p. 165)

«Or toi, dans ce bour-donnement qui enfle entre des ruesdégringolées, dans cette cité àl'incertain équilibre, […] tu as vécuenfermée depuis l'enfance. A partirde ce lieu, tu cherches ta percée; tuquêtes ton échappée. Ville-vaisseaude ta première mobilité; de là, tamarche va commencer».

(O.S, p. 166)

Les deux femmes accomplissent donc deux trajets différents maiscomplémentaires: elles résument ainsi la vie de toute femme algérienne, ellestémoignent de l'ambivalence de l'espace où elle évolue, de son déchiremententre l'intérieur et l'extérieur, entre la nécessité de l'enfermement et la vitalité

Page 326: Regaieg

308

des échappées. Isma et Hajila sont les deux faces de la Femme arabe à la foisreine et servante, esclave et souveraine:

«Tour à tour, sur la scène du monde qui nous est refusée, dans l'espacequi nous est interdit, dans les flots de la lumière qui nous est retirée, tour àtour, toi et moi, fantômes et reflets pour chacune, nous devenons la sultaneet sa suivante, la suivante et sa sultane! Les hommes n'existent plus, ouplutôt si, ils piétinent, ils encombrent. Ils espionnent, les yeuxdéfinitivement crevés!» (O.S, p. 168)

Cette ambivalence, ce déchirement a amené l'une et l'autre à opter pourl'absolu, pour l'éternité qu'elles espéraient trouver dans la mort; là, l'identitéentre les deux est parfaite; observant Hajila accomplir sa tentative de suicide,Isma se voit en elle:

«Je t'ai vue alors te précipiter; dégringoler un escalier large, au marbreimposant, qui surplombe un second boulevard. J'ai compris que tu marchaisen hallucinée.[…]

Je me suis revue dix ans auparavant; peut-être à cause de cemouvement latéral de la tête, au bout de la même rampe d'escalier, audessus du même boulevard encombré.

Et je t'ai vue bondir.[…] Tu as traversé en diagonale quand unevoiture noire, pleine d'occupants rieurs ou grimaçants, te heurte, quand desvoix jaillissent dans un désordre, puis des klaxons, puis… […]

Moi, j'ai regardé ton visage pâle.J'ai vu le mien, que je n'avais jamaispu voir, à ce même instant où l'aile de la mort vous caresse, où son sourireimperceptible semble vous dire «pas maintenant, ce n'est point l'heure!»Mon visage que je n'ai pas trouvé.[…]

Je recule, je vais partir… A quoi bon me dire ce que je sais déjà: quele fœtus tombera puisqu'il est déjà mort en ton cœur; que tu vivras, légère,l'entrave déliée». (O.S, pp. 168-169)

Dans cette scène, nous retrouvons encore une fois l'effet de miroir que nousavons déjà observé chez Hajila comme chez Isma dans leur salle de bains. Lesdeux femmes se sont-elles dédoublées pour fondre enfin l'une dans l'autre?Voir son visage qu'on n'a jamais pu voir n'est-ce pas s'observer dans un miroir?Et l'image de Hajila au bord de la mort reproduit étrangement celle d'Isma à cemême instant, instant qu'elle a provoqué, elle aussi, dix ans auparavant, instantprovoqué aussi par la narratrice de A.F (p. 129). Pareillement la suite de la vied'Isma sera exactement la même que celle de Hajila puisque chacune est en finde compte le double de l'autre, chacune est à la fois la sultane et la suivante.Les noms propres n'ont d'un coup aucune signification ou ils se chargentplutôt de tout leur sens: Isma (des noms, des noms de femmes) et Hajila (petitecaille, oiseau symbole du vol, de la liberté) se transforment en un hurlement deprotestation, en un hymne pour la liberté, l'indépendance de toute femme à la

Page 327: Regaieg

309

fois reine et esclave.

II. D. 2 - Isma et Hajila: une narratrice:

Nous avons maintes fois souligné le rôle que joue le style indirect libredans le camouflage de la source de l'énonciation dans les chapitres où Ismas'adresse à Hajila:

«De la blancheur du matin, alors que les quatre personnes de lamaison commencent à s'épier, tu t'extraies: vite, que le début du jour meure,vite qu'arrive, après le déjeuner, le moment où tu pourras sortir!» (O.S, p.63)

«Bruit de pas dans le couloir. Tu te relèves, le cœur battant. T'es-tuendormie sur le sol, ou était-ce un cauchemar?» (O.S, p. 65)

Nous avons souligné ici les phrases au style indirect libre. Qui parle dans cesphrases? Est-ce Isma qui transcrit les craintes, les sentiments de Hajila ou est-ceHajila qui s'affole, qui s'interroge comme à son habitude? Cette ambiguité esten fait liée à la définition même du style indirect libre. «Il vaut mieux y voir unmode d'énonciation original, qui s'appuie crucia-lement sur la polyphonie.Dans le prolongement des perspectives de M. Bakhtine on a peu à peu réaliséque dans ce type de citation on n'était pas confronté à une véritable énonciationmais qu'on entendait deux «voix» inextricablement mêlées, celle du narrateuret celle du personnage»1, affirme Dominique Maingueneau. Nous revoilàembarqué sur le bateau de la polyphonie énonciative.

Il est évident que l'emploi de ce genre de discours favorise l'amalgameentre la figure de narratrice d'Isma et le personnage Hajila, amalgamerecherché depuis les premières pages du roman et qui devra conduire le lecteurà la fusion des deux figures. Cette ambiguité sera accentuée par l'emploi duprésent à la place des temps habituellement utilisés dans ce genre de discours.Il convient dans ce cadre de rappeler que l'imparfait et le conditionnel du styleindirect libre ne sont que les substituts respectifs du présent et du futur du styledirect. Les temps du style indirect libre ne se chargent donc pas de leur valeur

1. Dominique MAINGUENEAU, Eléments de linguistique pour le texte littéraire, op. cit, p. 96.

Page 328: Regaieg

310

temporelle comme le souligne Marguerite Lips qui affirme qu'il arrive au styleindirect libre «de ne pas transposer les temps. A elle seule, cette liberté prouveque les temps de l'indirect libre n'ont plus de valeur autonome. C'est parce qu'ilest un procédé de transposition dans le mode indirect que l'imparfait peut êtreremplacé par le présent, le conditionnel par le futur»1.

Cet emploi systématique du présent dans un discours indirect libre, PhilippeLejeune l'a constaté aussi dans L'Enfant de Jules Vallès. Le style de ce roman serapproche beaucoup d'O.S, même si la narration y est autodiégétique. En fait,après avoir découvert qu'il n'existe plus de différence entre Je et Tu, entreHajila et Isma, nous pouvons également parler à propos d'O.S de narrationautodiégétique. Ainsi Isma et Hajila seraient les deux faces d'une même femme,c'est-à-dire les deux faces de Je: Je et moi. A propos de L'Enfant, PhilippeLejeune déclare: «Dans un discours indirect libre situé dans une narrationautodiégétique faite au présent de narration, toute distinction de temps et depersonne devenant impossible, il n'y a plus, sur ce plan, de différence entre undiscours indirect libre rapportant un énoncé du personnage principal, et ceténoncé lui-même. On se trouve donc devant un discours rapporté en style directlibre. Et si ce discours se développe sur quelque longueur, la tentation seragrande de parler d'un «monologue intérieur» du personnage»2. Nous n'ironspas jusqu'à parler de «style direct libre» mais nous soutenons l'idée quel'emploi très fréquent du discours indirect libre au présent et à la deuxièmepersonne dans O.S fait dévier la narration vers une sorte de «monologueintérieur» de Hajila. En fait, le style indirect libre exclut l'emploi de la premièreet de la deuxième personne même s'il tolère le passage à des temps du discours:«Le SIL présente […] un certain nombre de particularités du discours:utilisation de certains shifters (à l'exclusion des formes de première etdeuxième personne); possibilité d'utiliser les temps du discours (etéventuellement de passer des temps du discours aux temps du DI);particularités du discours oral (phrases inachevées, ou sans verbe;exclamatives; tournures «familières»… etc.); ce à valeur appréciative;abondance de modalisations»1.

L'ambiguité sur la source de l'énonciation s'aggrave encore plus parl'emploi dans de pareilles phrases de l'infinitif, emploi par excellenceimpersonnel du temps, et par l'abolition pure et simple du verbe qui rend

1. Marguerite LIPS, Le Style indirect libre , op. cit, p. 65.

2. Philippe LEJEUNE, Je est un autre, op. cit, pp. 19-20.1. Jenny SIMONIN-GRUMBACH, «Pour une typologie des discours», op. cit, p. 106.

Page 329: Regaieg

311

définitivement impossible la référence à tel ou tel sujet de l'énonciation. Eneffet, dans beaucoup de phrases l'équivoque est portée à son comble car il y aabsence du verbe: «Ta douceur nouvelle se dépense en attentions infinies à l'égard

des enfants. Journées incertaines. Pauvres innocents, à qui la faute?» (O.S, p. 73)

Ainsi, à l'ambiguité entretenue par ce style vient s'ajouter l'emploi des infinitifsqui ne sont en définitive que des formes nominales du verbe ne permettant pasd'identifier le discours où ils s'inscrivent et donc de savoir s'il s'agit toujoursd'un discours indirect libre ou d'un monologue intérieur de Hajila:

«Tu te lèves; tu le regrettes aussitôt après, mais c'est trop tard.Chercher un banc dans une autre allée! Rien. Il faut marcher. Dehors, on nepeut que marcher:ni se promener, ni courir, ni s'affaisser par terre».

(O.S, p. 42)

La première phrase soulignée est une phrase exclamative; à cause du verbe«chercher» mis ici à l'état brut, à l'infinitif, il est impossible de déterminerl'origine de l'énonciation. L'emploi, par la suite, du pronom personnel indéfini«on» atteste de la volonté de l'auteur de dissimuler le sujet de l'énonciation,d'amener par là le lecteur à confondre le personnage et la narratrice dans unemême femme.

«Une voiture lancée à toute vitesse apparaît au carrefour. Tu teranges; tu en profites pour passer de l'autre côté, éviter la file d'yeuxglobuleux. Où aller désormais, ô Envoyé de Dieu?» (O.S, p. 40)

Plus nous avançons dans la lecture du roman, plus la distance entre les deuxfemmes s'estompe même sur le plan énonciatif; en témoigne ici l'emploi del'infinitif mais aussi cette prière («ô Envoyé de Dieu?») qu'on ne rencontred'habitude que dans la bouche de Hajila et qui se trouve rapportée ici sansguillemets, peut-être est-elle prononcée directement par cette dernière. Dans lecas où on interprétait ces deux phrases comme un discours indirect libre «onpourrait […] parler de contamination lexicale du narrateur»1 et le mot«polyphonie» associé par Maingueneau au style indirect libre se trouveraitmieux illustré. Si on voyait, par contre, dans ces deux phrases un discoursqu'on attribuerait à la seule Hajila, il s'avèrerait, à ce moment, plus correct deparler de l'apparition ou de l'ébauche d'un monologue intérieur dupersonnage. L'ambiguité prend une dimension vertigineuse quand lerapprochement entre les deux femmes commence à se manifester:

«Comme moi, Hajila, l'odeur de la bière t'écœure; tu te forces à la

1. Dominique MAINGUENEAU, Eléments de linguistique pour le texte littéraire, op. cit, p. 102.

Page 330: Regaieg

312

supporter.Se laver mains et visage ensuite, et la bouche, même si c'estl'autre qui boit, ouvrir la fenêtre, fermer la poubelle débordant de bouteillessouillées; mettre de côté l'éponge maculée du liquide déversé». (O.S, p. 93)

Les actions soulignées par ces verbes à l'infinitif se trouvent en fait réalisées parl'une et l'autre, Hajila et Isma qui ont vécu la même expérience. Ces verbes ontdonc un sujet double puisque les actes qu'ils concrétisent ne font que sereproduire. Ainsi cette phrase gorgée de verbes à l'infinitif peut êtreinvariablement prononcée par Isma ou Hajila.

Ce chapitre consacré au drame et où s'opère la fusion entre les deux femmes seclôt de même sur une phrase qui peut être indifféremment énoncée par Ismaou Hajila:

«Maugréant des malédictions, l'homme se redresse; il t'ordonned'essuyer le sang et d'aller te cacher. Tu ne bouges pas, femmes statufiée àl'ouïe vivante.[…]

Un homme ivre a le droit de dériver, mais une femme qui va «nue»,sans que son maître le sache, quel châtiment les Transmetteurs de la Loirévélée, non écrite, lui réserveront-ils?» (O.S, p. 97)

La frontière entre Je et Tu se trouvant abolie, le lecteur se trouveconfronté à un nouveau problème: Pourquoi ne pas interpréter les chapitresadressés à Hajila comme un long monologue intérieur de cette dernière oud'Isma puisqu'il s'agit de la même femme? La tentation d'effectuer cettedémarche est d'autant plus grande que les phrases où s'observe une équivoquesur le sujet de l'énonciation sont généralement de type interrogatif ouexclamatif c'est-à-dire qu'elles sont liées à l'expression de sentimentsintériorisés ou pensés par l'une ou l'autre des deux femmes. Cettecaractéristique rapproche évidemment ces phrases du monologue intérieur oùle sujet «exprime sa pensée la plus intime, la plus proche de l'inconscient,antérieurement à toute organisation logique, c'est-à-dire en son état naissant,par le moyen de phrases réduites au minimum syntaxial, de façon à donnerl'impression du tout venant […]»1. Le monologue intérieur est donc undiscours immédiat, il correspond au discours direct du personnage-narrateur.«Le monologue intérieur est à tel point immédiat qu'il abolit complètementl'écart entre le temps de la narration et le temps de l'histoire. Au fond, lepersonnage-narrateur s'efface au profit du personnage-acteur qui semble

1. Edouard DUJARDIN, Le Monologue intérieur, Paris, Messein, 1931, p. 59.

Page 331: Regaieg

313

exprimer le cours spontané de sa pensée sans aucune instance intermédiaire»2.

Parti à la recherche d'une frontière à établir entre le discours indirect libre et lemonologue intérieur, Dominique Maingueneau finit par annoncer: «le discoursindirect libre intègre sa «voix», il s'insère dans le fil de la narration. Lemonologue intérieur, lui, s'émancipe de l'interlocution, puisqu'il prétendrestituer le flux de conscience du sujet, son discours intérieur, mais aussi dunarrateur»3. Dans le discours indirect libre, il peut donc y avoir confusion entrele narrateur et le personnage, ils restent cependant distincts, en tout cas deux,alors que dans le monologue intérieur il s'agit d'une fusion entre narrateur etpersonnage qui se trouvent être la même personne.

Si nous assimilons le discours d'Isma à un monologue intérieur, si noussupposons que ce personnage subit une sorte de dédoublement et, s'adressant àHajila, ne fait qu'exprimer les pensées qui hantent sa conscience, nous pourronsparler à son sujet d'un narrateur homo-diégétique à la deuxième personne etgénéraliser ainsi l'idée de l'emploi du monologue intérieur à tous les chapitresoù elle s'adresse à Hajila. Parlant de l'omniscience d'Isma, nous avons évoqué lagénéralisation de l'emploi des temps du discours à presque la totalité deschapitres où elle interpelle sa "rivale"; c'est à ce point précis de notre analyseque cette remarque prend tout son sens. Les temps du discours sont en fait lamanifestation du monologue intérieur d'Isma:

«Tu vas «sortir» pour la première fois, Hajila. Tu portes tes babouchesde vieille, la laine pèse sur ta tête; dans ton visage entièrement masqué, unseul œil est découvert, la trouée juste nécessaire pour que ton regardd'ensevelie puisse te guider. Tu entres dans l'ascenseur, tu vas déboucher enpleine rue, le corps empêtré dans les plis du voile lourd. Seule, au dehors, tumarcheras».(O.S, p. 27)

Il est manifeste dans ce passage qu'Isma s'adonne à une description minutieusedes mouvements et même des intentions de Hajila. Comment peut-on décrireles gestes de quelqu'un sans qu'on puisse le voir? Cette scène et beaucoupd'autres supposent l'omniprésence d'Isma aux côtés de Hajila. Mais cela suffit-ilpour qu'elle puisse prédire l'avenir de cette dernière? En réalité, si Ismaprofesse les événements futurs de la vie de Hajila, c'est parce qu'elle les a déjàvécus et que Hajila ne fait que reproduire son aventure. Dans le roman, Ismanarre donc alternativement et doublement sa vie passée: celle que Hajila est làpour revivre et celle qu'elle aurait aimé continuer à vivre. Dans les chapitres où

2. Jaap LINTVELT, Essai de typologie narrative. Le point de vue, Edition José Corti, 1989.3. Eléments de linguistique pour le texte littéraire, op.cit, p.104.

Page 332: Regaieg

314

Isma parle à elle-même, dans ceux où elle semble s'adresser à Hajila, il s'agit enfait de deux côtés opposés de la vie passée d'Isma. Le bonheur qu'elle revitdans ses souvenirs et le malheur que Hajila revit en actrice, Hajila qui réaliserace que Isma s'est révélée incapable de faire: s'émanciper de l'homme et de lasociété sans l'aide d'un père.

Les chapitres du roman où Isma interpelle Hajila se tissent donccomme un monologue intérieur d'une narratrice homodiégétique qui se parle àelle-même à la deuxième personne. Ainsi Hajila n'est qu'un autre moi d'Ismaqu'elle apostrophe à la deuxième personne. En effet, il existe beaucoupd'exemples dans la littérature mondiale où la narration homodiégétique utilisela deuxième et même parfois la troisième personne. En réalité, le monologueexprime la dualité qui régit chacun de nous: c'est Je qui s'adresse à Moi. PourBenveniste, «le «monologue» procède bien de l'énonciation. Il doit être posé,malgré les apparences, comme une variété du dialogue, structurefondamentale. Le «monologue» est un dialogue intériorisé, formulé en«langage intérieur», entre un moi locuteur et un moi écouteur»1. Isma et Hajilane sont donc que deux faces d'une même femme, que deux pôles du moi de lanarratrice. De plus, chaque locuteur est plus ou moins allocutaire de son proprediscours. «Parler à autrui, c'est toujours d'une certaine manière, se parler à soi-même. Le monologue ne fait jamais qu'expliciter une situation latente. Cecicomplique singu-lièrement l'acte d'énonciation»2. Dans le monologue, lapremière personne Ego se scinde en deux, elle est ainsi à la fois sujet et objet del'énonciation, locuteur et allocutaire, Je et Moi. L'évolution de ce pronom dulatin au français est d'ailleurs significative: unique en latin, Ego devient doubleet même multiple en français (Je, Me, Moi).

Moi est souvent vu par les linguistes comme le nom propre de Je. Pour AndréJoly, «Moi est le nom que je me donne. […] Moi apparaît comme un nompropre à usage intime: il a valeur sui-référentielle. On pourrait dire, au senspsychanalytique, que c'est la désignation autistique de la personne qui parled'elle-même comme être d'espace; cette désignation est en effet strictementindividuelle. «Qui est là?» — «Moi» n'a de sens que pour moi, parce que cen'est pas ainsi qu'on me désigne. En ce sens, moi est bien, comme le ditGuillaume, un «nom dématérialisé». Afin de faire pleinement sens pour autrui,moi doit être suivi du nom que l'on me donne: «Moi, Pierre Rivière…», «Moi,général Massu…». Ce type de désignation a, pour le locuteur, une double

1. Emile BENVENISTE, Problèmes de linguistique générale II, op. cit, p. 85.2. André JOLY, Essais de systématique énonciative, op. cit, p.108.

Page 333: Regaieg

315

fonction: se poser pour soi, puis se poser pour les autres. Je décline d'un seulcoup mes deux noms propres»1.

Ainsi Isma a plusieurs noms propres, elle est Isma pour les autres, elleest Moi Isma, Hajila et Nous, elle est toute femme pour elle-même. Lepersonnage ne subit pas seulement un dédoublement, il se trouve aussiamplifié pour ne pas dire multiplié. Isma est Je mais elle est aussi Tu, ces deuxpersonnes ne se trouvent en fait pas contradictoires avec le fait qu'ils s'énoncentdans un monologue. Je énonciateur peut donc être un autre sous trois formesdifférentes. S'appuyant sur une étude qu'il a faite de Mon plus secret conseil deLarbaud, Joly conclut: «Paradoxalement, le discours monologique, tel qu'il estillustré dans le texte de Larbaud, est comme un discours polyphonique dont lesdiverses voix sont tenues par la même personne — par le même énonciateurqui se pose successivement comme locuteur (je)/délocuté (moi), commeallocutaire (tu)/délocuté (toi), et comme délocuté sans plus (il/lui, elle/elle )»2. Etnous revoilà face à la polyphonie posée ici comme un principe du monologuecar «l'individu est un dialogue» disait Valéry3.

L'emploi prolongé du présent, de l'infinitif et des phrases nominales, n'est-ilpas un indice convaincant de l'apparition de bribes de monologue intérieur aumilieu du roman? La fusion entre la narratrice Hajila et le personnage Isman'est-elle pas une preuve suffisante pour justifier notre inclination à faire deschapitres où elle parle à Hajila un long monologue intérieur d'une seulenarratrice, de cette femme dans l'image de laquelle se rencontrent les deuxprotagonistes? Isma dit au début de la seconde partie du roman:

«Aujourd'hui, pour secourir une concubine, je m'imagine sous le lit;éveilleuse et solitaire, je déploie l'image proférée autrefois. Celle defemmes — «jambes dénudées» —, elles qu'on prétend amoureuses la nuit etqu'on fait esclaves sitôt le soleil levé…» (O.S, p. 113)

La narratrice Isma définit ainsi le lieu d'énonciation du roman. Peut-on écrireun roman postée sous le lit conjugal d'un ex-époux? Il s'agit bien évidemmentd'un lieu imaginaire, fictif; le même lieu qui a permis à Dinarzade de teniréveillée sa sœur Schéhérazade la conteuse à la source intarissable. Cettesolidarité a épargné non seulement la vie de la conteuse mais aussi celle deséventuelles futures épouses du roi. Ce lieu imaginaire d'où parle Isma n'estdonc en réalité que le rempart fictif à partir duquel les femmes luttent pour la

1. Essais de systématique énonciative, op. cit, p.110.2. Ibid, p.115-116.3. Cité par Philippe Lejeune in Je est un autre, op. cit, p. 36.

Page 334: Regaieg

316

vie. Le rempart de la solidarité associé au récit, au conte qui maintient le tyranen attente et le subordonne à la femme; le récit, la parole devenant ainsisymbole de la vie.

Les deux femmes, Isma et Hajila, Je et Tu semblent être les protagonistes duroman et ses seules narratrices ou plutôt sa seule narratrice. N'existe-t-il doncdans O.S que deux niveaux narratifs qui finissent par se souder en un seul? Enréalité, l'ambiguité ne se trouve aucunement résolue grâce à cette fusion desdeux voix narratrices car il existe une source de narration qui se fait entendreau tout début du roman, elle introduit à l'histoire des deux femmes.

En conclusion, nous affirmerons que la structure d'O.S ressembleétrangement à celle des Mille et Une Nuits, œuvre à laquelle Assia Djebar necesse de se référer d'une partie à l'autre, d'un chapitre à l'autre. Ces multiplesréférences correspondent en fait aux articulations qui relient la trameévénementielle du roman: elles renvoient à la moralité qui s'en dégage et que lelecteur est appelé à saisir. Assia Djebar emploie donc la technique du récitenchâssé dont l'exemple le plus illustre dans la littérature mondiale est Les Milleet Une Nuits. Une narratrice première cède la parole à Isma qui, à son tour,abandonne son rôle de narratrice à Hajila et des voix de femmes commencentainsi à fuser en échos répétés d'une page à l'autre, d'un chapitre à l'autre pourreproduire les cris des femmes cloîtrées, les cris de Schéhérazade désespérée.

Page 335: Regaieg

317

III - JE E(S)T NOUS

NOUS EST LA FEMME:

Narratrice première, Isma, Hajila: des voix de femmes jalonnent le récitcomme un long écho d'un cri aigu de la Femme qui semble s'épaissir pour setransformer en un hurlement continu dans les dernières pages du roman.Cependant, l'inscription du Nous est visible dès les premières pages à traversles «femmes d'autrefois» que la narratrice Isma dit vouloir ressusciter: «Je te dis

«tu» pour tuer les relents d'un incertain remords, comme si réaffluait la fascination des

femmes d'autrefois…» (O.S, p. 10) Hajila semble n'être donc qu'une femmealgérienne d'autrefois ressuscitée par Isma pour enfin être libérée.

III. A - NOUS AU FEMININ:

Apparaît alors, comme une extension du Je, formé des corps mutilésdes autres femmes, un Nous encombrant, imposant qui s'accapare l'histoire et

Page 336: Regaieg

318

la narration: il se trouve à la fois le sujet et l'objet du récit. D'autres personnagesfictifs sont venues en renfort pour la consolidation de ce Nous martyrisé,fragile. En réalité, ce Tu qu'Isma adresse à Hajila n'est là que pour en faire un Jerevigoré et opérer ainsi le passage à un premier noyau du Nous. En fait, laformation du Nous correspond à la formule suivante:

Nous = Je + Tu + Elles

C'est l'une des formules composant le Nous plusieurs fois avancées par laplupart des linguistes qui voient en Nous, une simple amplification du Je etnon pas une nouvelle personne indépendante. Pour Benveniste, «S'il ne peut yavoir plusieurs «je» conçus par le «je» même qui parle, c'est que «nous» est,non pas une multiplication d'objets identiques, mais une jonction entre «je» etle «non-je», quel que soit le contenu de ce «non-je». Cette jonction forme unetotalité nouvelle et d'un type tout particulier, où les composantes nes'équivalent pas: dans «nous», c'est toujours «je» qui prédomine puisqu'il n'y ade «nous» qu'à partir de «je», et ce «je» s'assujettit l'élément «non-je» de par saqualité transcendante. La présence du «je» est constitutive du «nous»»1.

Ce Nous se renforcera donc par la suite de la présence d'autres femmes à côtéd'Isma et de Hajila. C'est précisément à cela que sert la présence de Mériem auxcôtés de Hajila la femme-enfant, elle semble s'assurer du bon déroulement duprojet de sa mère Isma mais le rapport entre elle et Hajila est tout autre:

«Mériem suivait tes gestes, se taisait à ton entrée dans une pièce,paraissait aux aguets. Elle t'attendait. Tu t'es imaginée qu'elle t'espionnait…Comme si une femme, même fillette-femme pouvait devenir l'espionned'une autre! Sinon d'elle-même. Regard réfléchi posé sur son propredestin».

(O.S, pp. 91-92)

C'est également à la formation de ce Nous que sert la présence de Touma quiest devenue l'«alliée» ou la «complice» d'Isma «selon la Tradition». Cette figureféminine représente en fait les vieilles femmes, les aïeules. Ainsi toutes lesgénérations de femmes se trouvent représentées dans ce Nous.

Le Nous s'ancre même dans l'architecture intérieure du roman, dans sanarration aussi: le roman se compose de trois parties, chaque fin de partiecorrespond en réalité à un stade précis de la formation du Nous. A la fin de lapremière partie se forme le premier noyau du Nous avec la fusion entre Je et

1. Problèmes de linguistique générale I, op. cit, p. 233.

Page 337: Regaieg

319

Tu, Isma et Hajila. Ce noyau se revigore à la fin de la seconde partie, momentoù le lecteur observe une nouvelle fusion entre Isma et la narratrice première.Dans la dernière partie, le Nous devient, non seulement un narrateur avec lesinterventions en retrait d'on ne sais quelle narratrice, mais aussi véritable actantdu roman.

III. B - NOUS : INSTANCE NARRATRICE:

«Y a-t-il une situation […] à laquelle puisse répondre un récit au «nous»?La conversation la plus familière nous en donne des exemples nombreux: ainsilorsque, revenus de vacances, nous racontons à d'autres amis ce que nous avonsfait, celui d'entre nous qui a pris la parole emploie cette première personne dupluriel, montrant qu'à l'intérieur du groupe ainsi désigné, le «je» narrateur peutpasser à chaque instant d'un individu à l'autre, qu'il peut être constammentrelayé»1 déclare Michel Butor. Seul Nous permet donc le camouflage de lasource de l'énonciation ou le jeu sur le Je. C'est pourquoi Nous peut être énoncépar la voix de toute femme dont la narratrice Isma qui se fait le porte-parole dece Nous, elle veut exister avec les autres femmes et non toute seule. «Prendre à

poignées l'une ou l'autre de mes nuits, mille peut-être; recréer ma durée, la nôtre, celle

de nos communs sortilèges». (O.S, p. 20)

Hajila symbole de ces «Femmes-oiseaux de la mélancolie». (O.S, p. 141) parle aussiau nom de la Femme. Depuis la nuit du «viol», elle ne cesse de s'interroger surle sens de la vie des femmes, un discours indigné perce à travers son tonhésitant, révolté. Derrière sa voix se fait entendre la voix de l'auteur:

««Le coït, est-ce vraiment cela, cette douleur de la chair, pour toutefemme?» Aucune ne s'est révoltée? Les autres esclavages ne suffisent-ilspas, les travaux de jour qui ne cessent pas, les maternités qui sesuccèdent?… Toutes laissaient entendre, te semblait-il, que la vie de lafemme commençait comme une fête? Une fête brève, que suivait certes lasoumission aux inévitables tristesses!… Mais quand s'annonçait doncl'allégresse, quand goûtait-on l'ivresse, même réduite à une seule journée?»(O.S, pp. 71-72)

1. «L'usage des pronoms personnels dans le roman» in Répertoire II, Editions de Minuit, Paris, 1964,

p.71.

Page 338: Regaieg

320

Une première voix s'interroge, la question est rapportée entre guillemets. Ils'agit ici du discours intérieur de Hajila. A qui attribuer le reste, les autresphrases interrogatives? A la narratrice première, à Isma ou à Hajila elle-même?Il importe peu de répondre à cette question puisque les voix de femmes serépandent désormais en écho infini filtrant à travers les pages du roman, sechevauchent pour ne former qu'une seule voix:

«Oui, elles mentaient, elles mentaient toutes, malgré le parfum desfleurs de jasmin sur leur front, ou l'obscénité de la maquerelle dansant avecla chemise du viol! Pourquoi? Le rêve persistait dans les patios. Aucunen'avait osé avouer: «Le sang pue entre vos jambes. Chaque nuit, l'écorchurese creuse, vous serrez les dents de longues minutes tandis que le soufflemâle au-dessus de votre tête n'en finit pas!» Aucune n'a révélé que, lelendemain, votre seule arme est le défi! Vous vous lavez longuement, vousvous dressez contre une porte, en ennemie. L'homme alors s'en va». (O. S,p. 72)

Le Nous se mue ici en Vous d'accusation, de révolte. Derrière Nous et Vous, ilest facile d'entrevoir le couple Je/tu qui persiste à travers ses formes amplifiées:«D'une manière générale, la personne verbale au pluriel exprime une personneamplifiée et diffuse. Le «nous» annexe au «je» une globalité indistincte d'autrespersonnes. Dans le passage du «tu» à «vous», […] on reconnaît unegénéralisation de «tu», soit métaphorique, soit réelle»1. Guillaume appelleNous et Vous des «personnes hétérogènes» ou des «personnes de synthèse»2

car «nous implique toujours, d'une manière ou d'une autre, la présence dulocuteur, tandis que vous suppose nécessairement la présence d'un allocutaire(au moins un)»3. Nous et Vous ne sont en fin de compte que des extensions deJe et de Tu. Plus ce Nous/Vous s'inscrit dans le roman, plus les propos desfemmes ou de la Femme deviennent véhéments, féministes.

A mesure que le lecteur avance dans la lecture du roman, à mesure quel'heure du drame prévu par Isma approche, cette dernière tient ou fait tenir àHajila des paroles violentes et révoltées à l'égard de l'homme et de la société:

«Tu imaginais le dehors encombré de mâles qui déambulent selon unrythme improvisé… Or, tu n'avais pas compris: quand ils sortent, c'est pourexposer nos blessures, celles que, pendant des générations, ils nous ontappliquées en stigmates — pères terribles, frères taciturnes qui s'emmurentdans l'ensevelissement imposé aux corps femelles!» (O.S, p. 80)

1. Emile BENVENISTE, Problèmes de linguistique générale, op. cit, p. 235.2. Cité par André JOLY in Essais de systématique énonciative, op. cit, p. 81.3. André JOLY, op.cit, p. 81.

Page 339: Regaieg

321

Une fois renforcé, Nous s'empare ainsi de plus en plus de la narration. Et laplainte continue de gonfler les pages de ce septième chapitre de la deuxièmepartie intitulé «LIEU-REPOSOIR» et qui est consacré à l'Histoire de la Femme.Le Nous féminin est presque le narrateur exclusif de ce chapitre. Ce cri derévolte n'est en réalité qu'un écho amplifié de la plainte déroulée à la page 112par l'une des tantes ou voisines de la narratrice et reproduite, par la voix decette même narratrice-enfant, à la page 137 et 138:

«— Jusqu'à quand, ô maudite, cette vie de labeur? Chaque matin,chaque midi et chaque soir, mes bras s'activent au-dessus du couscoussier!La nuit, nul répit pour nous les malheureuses! Il faut que nous lessubissions encore, eux, nos maîtres, et dans quelle posture […], jambesdénudées face au ciel!» (O.S, p. 112)

Les voix de femmes se font ainsi écho, interchangent les mêmes codes et vonts'amplifiant jusqu'à devenir à la fin un long hurlement assourdissant, unhurlement de protestation, d'indignation car ce discours abstrait s'accompagnerde modalités interrogative, exclamative et suspensive.

Ce long hurlement se fait surtout entendre dans les interventions enretrait de la narratrice première qui ne peut symboliser que ce Nous à la voixécorchée. Dans la dernière partie du roman, Isma, demandant à voir Hajila,désire aller lui parler dans sa chambre; mais Touma ordonne à Nazim del'appeler et l'hésitation de l'enfant appelle tout de suite une réflexion en retraitsur les garçons et le rapport qu'ils entretiennent avec leur mère et toutes lesfemmes:

«Touma fait un signe de tête vers Nazim. Il se lève, non pas craintif,mais hésitant. Ne sachant quel parti prendre, celui de la visiteuse ou de lagardienne des lieux.

Dès l'enfance, ils apprennent à déceler la brèche de noshésitations, la défaillance qui, en un éclair, nous dresse les unescontre les autres, défiantes, vociférantes.

Ils regardent enfants, pour s'en repaître adultes. Pour creuserensuite la déchirure entre nous. De leurs corps, de leurs sexes, de leurtrahison! Pour élargir en nous la perte de l'espoir. Asphyxie des rireset des larmes, le trop plein de vie nous fait dériver…» (O.S, p. 156)

Dès sa première rencontre avec Hajila, Isma lui suggère d'aller à sa rencontredans le hammam:

«J'ai chuchoté en hâte. Nazim est à mes côtés. A-t-il compris? Il

Page 340: Regaieg

322

n'avouera rien. Je t'ai regardée une minute. J'allais sourire, j'allais pleurer.J'ai tourné le dos d'un coup.

Avec rires, avec larmes. Les femmes du sérail, sultanes ouservantes, se dévisagent les unes les autres… Avec rires, avec larmes!Le soleil traverse le vitrail de la lucarne, tout en haut de la geôle».

(O.S, p. 157)

Il est manifeste ici que le discours en retrait devient plus court à l'approche desfins de chapitres (ici il s'agit de «LA MERE»: premier chapitre de la troisièmepartie). «LE BAIN TURC» (O.S, p. 158), à l'instar de la rencontre avec Hajila,aura, lui aussi, beaucoup d'impact sur la psychologie de la narratrice quiconsacre sept pages à ce lieu magique assimilé à l'antre maternel. Comme lepatio, ce mystérieux «cocon» évoque chez elle des souvenirs d'enfance:réflexions avancées en retrait, comme pour effacer définitivement le contourdes personnages et brouiller devant le lecteur les pistes qui lui permettaientd'identifier telle ou telle parleuse:

«Deux femmes — ou trois, ou quatre — qui ont eu en commun lemême homme […], si elles se rencontrent vraiment, ne le peuvent que dansla nudité. Au moins celle du corps, pour espérer atteindre la vérité de lavoix; et du cœur.

Souvenir-nénuphar: moi, jeune bru, à ma première visite aubain turc de la ville, en compagnie de la mère de l'homme.

Elle avait la cinquantaine lourde, mais le visage épargné derides, les traits à peine brouillés par l'âge. Nous sommes entrées deconcert dans la salle chaude; nous nous sommes lavées.

Et je me renversai dans l'enfance, lorsque le hammamentretenait ma complicité avec ma tante: sortir de la salle chaude laface cramoisie l'une et l'autre, les mains comme en offrande, amolliesde tendresse.[…]

Deux femmes, de part et d'autre d'une présence d'homme,frontière ambiguë». (O.S, pp. 159-160)

Et voilà que le discours abstrait prend la place du discours habituel d'Ismaalors que les souvenirs de cette dernière s'énoncent en retrait. Les deuxdiscours interchangent leurs places, se conjuguent comme dans un dialogue, etla frontière entre les différentes narratrices ou les «Je-origines» devientimpossible à déterminer; non, elle disparaît plutôt. A travers les interventionsen retrait de la narratrice qui jalonnent les derniers chapitres du roman, unNous féminin s'inscrit, s'ancre plus violemment et plus désespérément. UnNous qui renvoie simultanément à la narratrice première, à Isma mais aussi àHajila.

Page 341: Regaieg

323

Il est facile de remarquer dans ces discours le cri de révolte de la narratrice.Plus nous progresserons vers la fin du roman, plus ces discours en retraitseront courts, nombreux, vifs et véhéments: ces interventions prennent souventun caractère féministe où le Nous féminin s'oppose aux ils masculins. A partirdu premier cri d'angoisse, de lassitude prononcé par la tante d'Isma, desplaintes jalonneront O.S comme un refrain ininterrompu, pousséesinvariablement par Hajila, par Isma ou par la narratrice première. Et c'estprécisément à partir de ce moment que la distance entre les différentes voixnarratives du roman commence à diminuer jusqu'à s'estomper vers la fin. Quiest cette narratrice qui, à la fin du roman, intervient en retrait, se meut enmagicienne et prétend pouvoir tout deviner concernant les femmes?

«A la démarche de chaque femme dans la rue, je peux dire désormaisson histoire, sa durée, sa généalogie; dire si elle circule depuis trois sièclesou depuis trois jours! Savoir si elle porte robe courte avec mollets dénudés,chevelure libérée, depuis la jeunesse de sa grand-mère, ou pour se préparerà l'adolescence lumineuse de sa fille… Oui, devant chaque passagère — dumoins, dans nos bourgs, dans nos douars, hors des cavernes, des grottes, desgeôles —, j'ai l'audace de prétendre qu'au premier regard, au tout premierregard justement parce que premier, je perçois dans la passagère le passage:de l'ombre au soleil, du silence au mot, de la nuit au nu de la vérité. Lepremier pas qui pointe fait jaillir à la fois la silhouette et l'espérance.

Ô œil de la nuit, ô voix de la cantatrice frigide qui sussure, j'invente,en un éclair d'image ou en un mot même étranger, l'instant de la liberté!»

(O.S, p. 167)

Plus puissante qu'une narratrice, plus puissante que l'auteur elle-même, cettefigure nous rappelle la figure de Lla Hadja (p. 121), la vieille femme qui a lepouvoir de décider du sort de toute femme. Figure suprême de reine qui prenden charge les autres, leur permet d'accéder, grâce au pouvoir magique de laplume, à la liberté, à la vie. Ne ressuscite-t-elle pas les femmes des sièclesprécédents pour se fondre avec elles dans un Nous collectif?

Cette solidarité s'avère être nécessaire pour parer aux dangers quiattendent encore les femmes, dangers exprimés dans la dernière page duroman et qui révèlent la fragilité de la condition féminine:

«Ô ma sœur, j'ai peur, moi qui ai cru te réveiller. J'ai peur que toutesdeux, que toutes trois, que toutes — excepté les accoucheuses, les mèresgardiennes, les aïeules nécrophores —, nous nous retrouvions entravées là,dans «cet occident de l'Orient», ce lieu de la terre où si lentement l'aurore abrillé pour nous que déjà, de toutes parts, le crépuscule vient nous cerner».

(O.S, p. 171-172)

Page 342: Regaieg

324

«cet occident de l'Orient» est bien entendu l'Algérie patrie de l'auteur. Ce Jeféminin, ce Nous collectif qui peuple le roman et le remplit de ses cris deprotestation reflète en fin de compte l'image de l'écrivain elle-même. Lesangoisses, les appréhensions exprimées par la voix de la narratrice première,des personnages du roman, du Nous féminin ne sont donc que l'écho desangoisses intérieures de l'auteur, de ses fantasmes personnels.

Pour conclure, il convient d'insister sur la nature purementmonologique des chapitres où Isma s'adresse à Hajila dans O.S. On assimilesouvent le monologue à une voix de l'intérieur et le dialogue à un échangeverbal extériorisé. La multitude de voix qui peuplent O.S en font en apparenceun roman des voix, du dialogue mais la réalité est toute autre car ces voixapparemment multiples et différentes se rejoignent dans une seule, l'uniquesujet de leur énonciation s'avère être un Nous féminin et ce qui paraît être undialogue n'est en fin de compte qu'un long soliloque se transformant peu à peuen monologue extériorisé, hurlé comme un monologue de théâtre.

CONCLUSION:

Pour Beïda Chikhi: «Parcourir l'œuvre d'Assia Djebar, c'est, à unpremier niveau de lecture, repérer différents jalons biographiques: les grandsmoments de la vie, un itinéraire spatio-temporel et une évolution socialeparticulièrement marqués par l'Histoire; le tout adroitement recréé par lafiction»1. C'est justement de ce mélange entre autobiographie et fiction que secomposent A.F et O.S. L'autobiographie est omniprésente à travers lesévénements composant la vie de l'auteur et que les personnages sont amenés àvivre et la fiction s'impose par la personnalité particulière dont se dote chacundes personnages qui, à son tour, se transforme en élément décisif dans la tramenarrative. Dans A.F, l'inscription de la fiction passe d'abord par la réécriture del'histoire par la narratrice première qui, constatant ensuite son aphasie, s'enremet aux femmes de son pays, ces mêmes femmes qui ont vécu et participé àla libération de leur pays. La langue orale qu'elles utilisent, les différentes voixqui s'orchestrent en chœur musical à travers leurs bouches ouvertes commepour conserver fort et haut ce hululement de la mort et réveiller ainsi lesmartyrs de la révolution; tout cela participe d'une polyphonie énonciative

1. Beïda CHIKHI, Les Romans d'Assia Djebar, op. cit, p. 6.

Page 343: Regaieg

325

chassant l'autobiographie et permettant à la fiction de s'installer définitivement.La polyphonie énonciative s'inscrit autrement dans O.S, elle s'installe dans lesplis même du Moi et accentue la multiplicité au sein de cette instance ambiguë.C'est en faisant référence à cette ambiguïté du Je que François Jost affirme: «Larelation entre narrateur et personnage est donc insaisissable car constammentmobile. Genette remarque, à propos du roman contemporain, que «les formesles plus poussées de cette émancipation ne sont peut-être pas les plusperceptibles du fait que les attributs classiques du «personnage» — nompropre, caractère physique ou moral — y ont disparu et avec eux les repères dela circulation grammaticale». Ce brouillage par défaut dont maints romans nousdonnent l'exemple est remplacé ici par un brouillage par excès. La confusion aune nouvelle cause: les différents personnages en présence sont repérablesgrâce à leur nom, leur âge approximatif ou leur état, mais un seul pronom lesprend en charge; ce je qui devrait, pour éviter l'équivoque, renvoyer à uneréférence unique est surdéterminé. Plusieurs personnages se disputant uneseule instance narrative, le malaise vient précisément du fait qu'il n'y a pluscirculation grammaticale puisqu'une seule «personne» (grammaticale) est miseen jeu (du moins ici). Le nom de personne est un repère, non un fil d'Ariane: cen'est plus un signe de piste mais le point à partir duquel se fragmente lanarration. Cette dislocation a ceci de remarquable qu'elle s'accroît en fonctionde l'éloignement des paramètres nominaux»1. Ainsi le Je lui-même estpolyphonique. Partant d'instances narratives différentes et distinctes (narratricepremière, Isma, Hajila), la narration se complique dans O.S jusqu'à masquertotalement sa véritable source. Son origine unique s'avère soudain être ce Nousqui englobe toutes les femmes même les plus anonymes, un Nous qui secompose de ces Je multiples ou des différentes instances composant le Je.

1. François JOST, «Le Je à la recherche de son identité» in Poétique, n°24, 1975, p. 483.

Page 344: Regaieg

326

CONCLUSION

Page 345: Regaieg

327

Notre objectif était de répondre à la question suivante: à quel genrelittéraire appartiennent A.F et O.S? Nous avons fini par conclure que ces deuxœuvres étaient des romans autobiographiques. Nous sommes partie de ladéfinition de l'autobiographie établie par Lejeune. Nous avons ensuite nuancécette définition d'une partie à l'autre, d'un chapitre à l'autre. Notre réflexionvisait surtout l'investissement de la structure interne des deux œuvres;démarche que Lejeune a banni pour différencier autobiographie et romanautobiographique. Notre constat partait du fait que les deux œuvres sontconstituées dans leur majeure partie d'un récit de vie relatant des événementsressemblant énormément à ceux qu'a vécus Assia Djebar elle-même. Nousavons ensuite constaté que l'écriture autobiographique, surtout dans A.F, étaitminée par différentes anomalies qui empêchaient son fonctionnement habituel(répétitions, écriture impersonnelle, biographies remplaçant le récitautobiographique, aphasie de la narratrice qui ne peut se dire…). Cessymptômes du dérèglement de l'écriture autobiographique se doublaient d'uneautre maladie incurable: l'envahissement du récit autobiographique (présentsurtout dans les premières parties des romans) par différents genres dediscours proliférants. Discours autobiographiques, discours explicatifs,discours commentatifs, discours émotifs. L'emploi du présent de narrationdoublé de la présence du discours indirect libre font dévier l'écritureautobiographique et lui substituent un large projet fictionnel. Ce projetfictionnel se confirme par la multiplication des voix narratives dans A.F etsurtout dans O.S: cette polyphonie énonciative observée dans les deux romansen fait des écrits modernes ou même post-modernes, à la lisière qui sépare lenouveau roman du nouveau nouveau roman. Assia Djebar, écrivainmaghrébin, est donc un écrivain moderne qui suit l'évolution des genres ouplutôt leurs enchevêtrements. De sa triple carrière d'écrivain, d'historienne etde cinéaste, elle tire des effets remarquables qui enrichissent ses œuvres et enfont à la fois des romans autobiographiques, historiques et polyphoniques.

Page 346: Regaieg

328

En réalité l'entreprise (déterminer l'appartenance générique de A.F etde O.S) n'était pas facile. Car l'autobiographie, comme le romanautobiographique sont des genres récents dont les normes ne sont pas encoretout à fait instituées. La confusion qui les lie souvent est en rapport avecl'ambiguïté qu'entretient cette personne énigmatique qui est Je dans les secretsde laquelle réside l'identité de chacun des deux genres. Au dire de JeanThibaudeau : «Le «je textuel» récuse quoi que ce soit qui se présente au «moi del'auteur» comme principe éventuel de totalisation du texte; n'importe quoi quicorrigerait en somme automatiquement sa fragmentation incessante; tout cequi arrêterait celle-ci au profit de quelque organisation d'allure soit naturellesoit arbitraire. Il récuse toute grille, c'est-à-dire tout référent fixe, tout ce qui, dehaut, imposerait un sens à ce travail, et donc toute intrusion, massive ousubreptice, d'un «signifié transcendental»: ce qui paraît un règlement possibledu texte, est ou bien écarté, ou bien utilisé comme péripétie locale»1. Nousavons souvent souligné dans notre analyse que la polyphonie énonciative estun élément constitutif de la fiction romanesque. Cette idée se justifiait par lefait que des voix multiples déplacent le centre de la narration d'un Je-origineunique et réel à des Je-origines fictifs. Nous avons cependant souligné que cemême Je unique peut avoir lui-même différentes facettes qui le rendentmultiple ou polyphonique. Si toute autobiographie se fonde sur l'écriture duJe, elle ne peut révéler, comme l'écriture fictionnelle, qu'un jeu polyphoniqueau sein même de ce Je prétendu unique. Nous touchons là à une autreproblématique qui met en question l'existence même de l'autobiographie.L'autobiographie serait-elle une fiction déguisée puisque le Je est lui-mêmepolyphonique?

Pour Anatole France: «Tout roman, à le bien prendre, est uneautobiographie»2. Georges Gusdorf, quant à lui, voit que: «Tout roman est uneautobiographie, toute autobiographie est un roman»3. Jean Starobinski pensede même que la frontière entre roman et autobiographie reste floue: «Nonseulement l'autobiographe peut mentir, mais la «forme autobio-graphique»peut revêtir l'invention romanesque la plus libre: les «pseudo-mémoires», lesrécits «pseudo-autobiographiques» exploitent la possibilité de narrer à lapremière personne une histoire purement imaginaire. Le je du récit n'est alors

1. «Le Roman comme autobiographie» in Tel Quel : Théorie d'ensemble, Collection Points, Déc 1967.

2. Lettre Préface de la Vie Littéraire, Œuvres complètes, Callmann Lévy, 1926, t. VI, pp. 5-6.3. «De l'autobiographie initiatique à l'autobiographie genre littéraire», op. cit..

Page 347: Regaieg

329

assumé «existentiellement» par personne; c'est un je sans référent, qui nerenvoie qu'à une image inventée. Pourtant le je du texte est indiscernable du jede la narration autobiographique «sincère». On en conclut aisément que, sousl'aspect de l'autobiographie ou de la confession, et malgré le vœu de sincérité,le «contenu» de la narration peut fuir, se perdre dans la fiction, sans que rienn'arrête ce passage d'un plan à l'autre, sans qu'aucun indice non plus ne lerévèle à coup sûr»1. Même Käte Hamburger, qui a bien délimité la frontière dechacun des deux genres grâce à la notion de polyphonie énonciative, laisse filerune ombre de doute sur la possibilité de contamination de l'un par l'autre: «Onne peut pas toujours établir avec certitude la frontière qui sépare le récit à lapremière personne de l'autobiographie authentique»2. Gérard Genette lui-même ne peut échapper à ce constat incontournable: «Si l'on considère lespratiques réelles, on doit admettre qu'il n'existe ni fiction pure ni Histoire sirigoureuse qu'elle s'abstienne de toute «mise en intrigue» et de tout procédéromanesque; que les deux régimes ne sont donc pas aussi éloignés l'un del'autre, ni, chacun de son côté, aussi homogènes qu'on peut le supposer àdistance»3. Réalisant le danger que représente cette constatation pour«l'enquête empirique», il invite les chercheurs à se lancer dans une nouvelleaventure qui assouplit le mur infranchissable qu'a institué la narratologie entre«récit fictionnel» et «récit factuel»: «Cette conclusion toute provisoire en formede jugement de Salomon n'invalide cependant pas notre problématique: quelleque soit le réponse, la question méritait d'être posée. Elle doit encore moinsdécourager l'enquête empirique, car, même — ou surtout — si les formesnarratives traversent allègrement la frontière entre fiction et non-fiction, il n'enest pas moins, ou plutôt il n'en est que plus urgent, pour la narratologie, desuivre leur exemple»4.

D'ou la difficulté à laquelle se heurtent les théoriciens dès qu'ilscherchent à définir le genre autobiographique. Pour Georges May la démarchede Lejeune, voulant partir d'une définition empirique de l'autobiographie, estarbitraire. C'est pourquoi il se refuse à partir dans son livre L'Autobiographie 5

d'une quelconque définition du genre: «Plutôt que d'entrer d'emblée dans desquerelles d'école, supposons le problème résolu et parlons d'autobiographie

1. «Le Style de l'autobiographie», op. cit., p. 258.2. Logique des genres littéraires, op. cit., p. 295.3. Fiction et diction, op. cit., p. 92.4. Ibid, p. 93.5. Op. cit..

Page 348: Regaieg

330

comme si nous savions de quoi il s'agit»6. Cette méthode présuppose unaboutissement plus sûr et des conclusions très précises; il n'en est pourtant rien:après avoir parcouru 207 pages de raisonnement logique alimenté par unnombre important d'exemples, le lecteur se retrouve à la fin de l'ouvrage dansla même incertitude qu'au début. «Si le genre autobiographique est bien encours de formation ou sur le point même de se constituer, il en résulte qu'on nepeut pas encore le définir comme on le fait des autres, mais non pas qu'il faillerenoncer entièrement à en découvrir les traits les plus marquants. A la notionde définition qui a quelque chose en soi de trop raide, de trop figé, et, pour toutdire, de trop définitif, il conviendrait peut-être de substituer celle, plus souple,de tendance, voire de tentation»: telle est la conclusion de Georges May. C'estdonc en y ajoutant l'aspect de «tendance» qu'il reprend un à un les critères lesplus représentatifs du genre autobiographique, critères qu'il a déjà pu discuterau cours de sa recherche: l'autobiographie «tend à être écrite en prose»,«l'autobiographe […] tend à avoir atteint la maturité, sinon le seuil de lavieillesse», «son oeuvre, elle, tend à englober sinon toute la partie de sa vieécoulée au moment où il prend la plume, tout au moins une tranchesuffisamment importante pour qu'il puisse découvrir le sens de son existence»,«l'autobiographie tend à être écrite à la première personne du singulier et àadopter un point de vue rétrospectif»1.

A la lecture de ces quelques «tendances», le lecteur est en droit de seposer une question intéressante parce qu'embarrassante: ces traits pouvantconstituer les bases d'une définition de l'autobiographie, ne sont-ils pas presqueles mêmes que ceux énoncés par Philippe Lejeune, Jean Starobinski et ElisabethBruss dans leurs tentatives de définir le genre? Partis de points de vuedivergents, les différents critiques sont donc pratiquement arrivés à la mêmeconclusion. Cependant, entre «lois», «conditions»2 et «règles»3 d'une part et«tendances» d'autre part la distance est grande. En effet, si le lecteur peutreprocher à May une définition flottante, indécise de l'autobiographie, il n'endemeure pas moins vrai qu'il ne peut être tout à fait satisfait en s'appuyant surles autres critiques.

6. Ibid, p. 12.1. Georges MAY, L'Autobiographie, op. cit., p 209 et 214.

2. Jean STAROBINSKI, «Le Style de l'autobiographie», op. cit., p. 257.3. Elisabeth BRUSS, «l'Autobiographie considérée comme acte littéraire», op. cit., p. 23.

Page 349: Regaieg

331

Ce malaise qui s'empare de tout chercheur sur l'autobiographie, euxaussi ils l'éprouvent. Leurs définitions ou le cadre apparemment fixe où ilscantonnent le genre autobiographique se trouvent tout de suite nuancés: «Cesconditions une fois posées, l'autobiographe apparaît libre de limiter son récit àune page ou de l'étendre sur plusieurs volumes; il est libre de «contaminer» lerécit de sa vie par celui d'événements dont il a été le témoin distant:l'autobiographe se doublera alors d'un mémorialiste […]; il est libre aussi dedater avec précision les divers moments de sa rédaction, et de faire retour surlui-même à l'heure où il écrit: le journal intime vient alors contaminerl'autobiographie, et l'autobiographe deviendra par instant un «diariste» […].On le voit, les conditions de l'autobiographie ne fournissent qu'un cadre assezlarge, à l'intérieur duquel pourront s'exercer et se manifester une grandevariété de «styles» particuliers»1. De même, après avoir énuméré les règles del'autobiographie, Elisabeth Bruss déclare: «toutes ces règles, ou l'une d'entreelles sont susceptibles d'être transgressées, et le sont parfois»2. Comme cesdeux critiques, Philippe Lejeune établit une marge d'incertitude qui laisse lelibre choix au lecteur de classer ou non certaines œuvres dans le répertoire del'autobiographie: «Le texte doit être principalement un récit, mais on sait toutela place qu'occupe le discours dans la narration autobiographique; laperspective, principa-lement rétrospective: cela n'exclut pas des sectionsd'autoportrait, un journal de l'œuvre ou du présent contemporain de larédaction, et des constructions temporelles très complexes; le sujet doit êtreprincipalement la vie individuelle, la genèse de la personnalité: mais lachronique et l'histoire sociale ou politique peuvent y avoir aussi une certaineplace. C'est la question de proportion ou plutôt de hiérarchie: des transitionss'établissent naturellement avec les autres genres de la littérature intime(mémoire, journal, essai), et une certaine latitude est laissée au classificateurdans l'examen des cas particuliers»3.

Ce sont précisément ces «cas particuliers», paradoxalement de plus enplus nombreux depuis que la critique a entrepris de faire de l'autobiographiel'un de ses sujets favoris, qui empêchent le recours à une définition précise etdéfinitive de ce genre. Le genre autobiographique est donc presque impossibleà définir. Pourquoi? Nous l'avons déjà souligné au début: comme toute forme

1. Jean STAROBINSKI, «Le Style de l'autobiographie», op. cit., p. 257.

2. Elisabeth BRUSS, «L'Autobiographie considérée comme acte littéraire», op. cit., p. 23.3. Le Pacte autobiographique, op. cit., pp. 14-15.

Page 350: Regaieg

332

d'expression, l'écriture autobiographique ne cesse de changer à travers les âges,les siècles et même les années. Au XXe siècle, la métamorphose qu'elle subitprend des dimensions démesurées et même hallucinantes. Cela est dûcertainement à l'évolution rapide des sciences humaines notamment lapsychologie et la philosophie avec lesquelles l'autobiographie entretient desrapports privilégiés. Le fait aussi que l'autobiographie soit liée étroitement à lasubjectivité de celui qui l'écrit joue également un rôle très important. Nonseulement la notion d'individu change à travers les siècles mais aussi lavariabilité des individus fait que leurs écritures ne se ressemblent presquejamais. La crise du "moi" et les problèmes existentiels qu'a connus et queconnaît encore le XXe siècle ne sont pas non plus pour régler le problème. Pourtoutes ces raisons et pour d'autres, l'éventail des œuvres pouvant être classéesdans le genre autobiographique croît de jour en jour. Le genreautobiographique obéit donc à des conjonctures historiques à la foisindividuelles et sociales: «on ne peut pas dire, a priori, quelles caractéristiquesun texte dit autobiographique doit nécessairement présenter. L'associationentre caractéristiques textuelles et identité générique n'est pas naturelle, maisconventionnelle»1, déclare Elisabeth Bruss. En fait, c'est surtout parce que le"moi" est indéfinissable et polysémique qu'il s'avère impossible d'imposer àl'autobiographie des limites qui risquent par la suite d'être préjudiciables à sonessence même.

Sachant que toute théorie a ses limites, nous n'avons aucunement laprétention de résoudre l'énigme qui entoure l'écriture autobiographique, encoremoins de juger le rapport d'Assia Djebar à ce type d'écriture, tout au plusavons-nous essayé de déchiffrer l'emploi qu'elle en fait et les mécanismes quirégissent l'expression de son "moi". C'est donc en lecteur attentif que nousavons parcouru les écrits de l'auteur. La complicité ou l'inclusion du lecteurdans le projet de l'écrivain n'est-elle pas l'une des "lois" les plus fermes del'autobiographie?

Nous avons en même temps essayé de tenir compte des spécificités del'écriture d'Assia Djebar: de son rapport à l'Histoire et de la place qu'elles'assigne dans cette Algérie désormais "libre". Nous connaissons par ailleurs lesdifficultés où pataugent actuellement ce pays. L'écrivain se transforme-t-ellepour autant en militante? Ses œuvres se chargent-elles d'une tendance à

1. «L'Autobiographie considérée comme acte littéraire», op. cit., p. 18.

Page 351: Regaieg

333

l'engagement? Nullement! Car cette dernière refuse d'être un écrivain engagé.Signalant l'événement de la parution de Vaste est la prison, Marion VanRenterghem s'interroge: «Comment remplir son devoir à propos de la réalitélorsqu'on est écrivain et qu'on refuse de s'engager? Et, à l'inverse, comment êtreécrivain lorsque son pays est en pleine déliquescence? L'œuvre d'Assia Djebarse veut une réponse à ce dilemme. Dans L'Amour, la fantasia, elle mêlait sapropre enfance au récit de la conquête de l'Algérie et à la mémoire de femmesracontant la guerre d'indépendance. Comme un lointain écho, son dernier livre,Vaste est la prison, est un roman polyphonique qui, outre une réflexion surl'écriture, redonne aux femmes leurs voix singulières, rend compte de quelquesfigures quotidiennes de ce siècle meurtri, retrace des scènes d'aujourd'hui, desvies et des morts très simples, et va puiser dans l'Histoire, auprès des hérosanciens de la civilisation orientale, des repères susceptibles d'ancrer la luttepour la liberté indépendamment des références à l'Occident»1. Le souci d'AssiaDjebar est donc de «créer des œuvres littéraires qui s'imposent en tant quetelles, car jusqu'ici on s'est intéressé à la littérature maghrébine commedocument sociologique»2. Ailleurs, elle justifie son manque d'engagementautrement: elle refuse de pleurer ses sœurs assassinées en Algérie: «C'estprécisément ce qu'on demande aux femmes chez nous, à celles qui sont douéesde parole et d'éloquence: d'être des pleureuses, d'apporter un certain niveau delyrisme à la catastrophe et au malheur. Leur rôle traditionnel, c'est cela : uneparole d'après le désastre. Je ne veux pas m'y plier. Non je ne pleurerai pas mesamies meurtries en terre algérienne»3. Du coup, l'écriture se révèle parmoments inutile ou dérisoire par rapport au drame de son pays: «Quand j'écris,j'écris toujours comme si j'allais mourir demain. Et chaque fois que j'ai fini je medemande si c'est vraiment ce qu'on attendait de moi, puisque les meurtrescontinuent. Je me demande à quoi ça sert. Sinon à serrer les dents, et à ne paspleurer»4.

Selon Anatole France: «Le bon critique est celui qui raconte lesaventures de son âme au milieu des chefs-d'œuvre. Il n'y a pas plus de critiquequ'il n'y a d'art objectif, et tous ceux qui se flattent de mettre autre chosequ'eux-mêmes dans leur œuvre sont dupes de la plus fallacieuse illusion»5.

1. «Je ne pleurerai pas mes amies d'Algérie»… in le Temps du Vendredi 28 Avril 1995.2. Interview, L'Afrique littéraire et artistique, n°3, février 1969.3. Interview par Marion Van Renterghem dans Le Temps, op. cit..

4. Ibid.5. Anatole FRANCE, op. cit., pp. 5-6.

Page 352: Regaieg

334

C'est justement ce que nous nous sommes appliquée à faire tout le long de cetravail de recherche: mettre de nous-même dans notre travail. Nous espérons yavoir réussi.

Page 353: Regaieg

335

BIBLIOGRAPHIE

Page 354: Regaieg

336

ŒUVRE D'ASSIA DJEBAR:

ROMANS :

— La Soif, Julliard, 1957.

— Les Impatients, Julliard, 1958.

— Les Enfants du nouveau monde, Julliard, 1962, réédition 10-18, 1983.

— Les Alouettes naïves, Julliard, 1967, réédition 10-18, 1978.

— Femmes d'Alger dans leurs appartements, Recueil de Nouvelles, DesFemmes, 1980.

— L'Amour, la fantasia, Jean-Claude Lattès, 1985, réédition Albin Michel, 1995.

— Ombre sultane, Jean-Claude Lattès, 1987.

— Loin de Médine, Albin Michel, 1991.

— Vaste est la prison, Albin Michel, 1995.

PIECE DE THEÂTRE :

— Rouge l'aube, avec Walid Carn, SNED, Alger, 1969.

Page 355: Regaieg

337

RECUEIL DE POEMES :

— Poèmes pour l'Algérie heureuse, SNED, Alger, 1969.

CHRONIQUE :

— Chronique d'un été algérien. Ici et là-bas, Commentaires de photographiesde Hugues de Wurstemberger et alii, Editions Plume, Paris, 1993.

FILMS ECRITS ET REALISES (LONGS METRAGES) :

— La Nouba des femmes du mont Chenoua, 1978, Prix de la critiqueinternationale à la Biennale de Venise, 1979.

— La Zerda et les chants de l'oubli, 1982.

COTRADUCTION DE L'ARABE ET PREFACE :

— Ferdaous, une voix en enfer, de Nawal el Saadaoui, roman, éditions desFemmes.

— La terre des passions brûlées, de Béchir Khraïef, roman, éditions J.C. Lattès.

Page 356: Regaieg

338

ETUDES SUR ASSIA DJEBAR:

— BEN GHACHAM H., L'Amour, la fantasia; une femme et l'écriture,Mémoire de DEA, Paris XIII.

— CHIKHI B., Les Romans d'Assia Djebar, Alger, Office des PublicationsUniversitaires, 1990.

— DEJEUX J., Assia Djebar, romancière algérienne et cinéaste arabe,Sherbrooke, Naaman, 1984.

— GADANT M., «Femmes et pouvoir»: la permission de dire «je». Réflexionsur les femmes et l'écriture à propos d'un roman d'Assia Djebar, L'amour,la fantasia, dans Peuples Méditérranéens, n° 48-49, Juillet-décembre 1989,pp. 93-105.

— SARDIER-GOUTTEBROZE A-M., La Femme et son corps dans l'œuvred'Assia Djebar, Thèse de 3e cycle, Paris XIII, 1985.

— TALAHITE C., Problématique de la figure de l'observateur dans Femmesd'Alger d'Assia Djebar, Oran, CDSH, 1981.

— VAN RENTERGHEM M., «Je ne pleurerai pas mes amies d'Algérie»,Interview in Le Temps, Vendredi 28 Avril 1995.

Page 357: Regaieg

339

ETUDES SUR LA LITTERATURE MAGHREBINE:

— ACHOUR C. et REZZOUG S., «Ecrire, disent-elles» in Parcours Maghrébins,Alger, Octobre 1986, pp. 34-37.

— AOUGBI R., La question féminine algérienne dans le roman algériend'expression française de 1950 à nos jours, Thèse de troisième cycle, ParisIV, 1981.

— ARNAUD J., «Littérature maghrébine» in Itinéraires et contact de cultures,Volume 11, 1990.

— ARNAUD J. et AMACHER F., Répertoire des travaux universitaires sur lalittérature maghrébine de langue française, Paris, L'Harmattan, 1984.

— BEN DAMIRE A., La figure féminine entre tradition et modernité dans lesromans algériens d'expression française, Thèse de troisième cycle, ParisIII, 1977.

— BONN Ch., La Littérature algérienne de langue française et ses lectures,Sherbrooke, Naaman, 1974.

Le Roman algérien de langue française, Paris, L'Harmattan,1985.

Anthologie de la littérature algérienne (1950-1987), Paris, LeLivre de Poche, 1990.

— DANINOS G., Les Nouvelles tendances du roman algérien de languefrançaise, Sherbrooke, Naaman, 1979.

— DEJEUX J., Littérature maghrébine de langue française, Sherbrooke,Naaman, 1980.

Bibliographie méthodique et critique de la littérature algériennede langue française (1945-1977), Alger, SNED, 1981.

Page 358: Regaieg

340

Femmes d'Algérie: Légendes, tradition, histoire, littérature, Paris,La Boîte à Documents, 1987.

«Littérature maghrébine d'expression française. Le regard sur soi-même: qui suis-je?», dans Présence Francophone, n° 4, Printemps1972, pp. 57-77.

— Europe, Littérature algérienne, n°567-568, Juillet-aout 1976.

— KHATIBI A., Le Roman maghrébin, Paris, Maspero, 1968, réédition Rabat,SMER, 1979.

— MERAD G., La Littérature algérienne d'expression française, Honfleur,Oswald, 1976.

— MOSTAGHANEMI A., La Femme dans la littérature algériennecontemporaine, Thèse de troisième cycle, Paris,E.H.E.S.S, 1980.

Algérie, femmes et écritures, Paris, L'Harmattan, 1985.

— BOUZAR W., Lectures maghrébines, O.P.U. Publisud, 1984.

ETUDES THEORIQUES:

Page 359: Regaieg

341

LINGUISTIQUE GENERALE ET STYLISTIQUE:

— BARTHES R., Le Degré zéro de l'écriture, Editions du Seuil, 1953, réédition1972.

— BECHADE H., Syntaxe du français moderne et contemporain, P.U.F, 1986.

— DANON-BOILEAU L., Produire le fictif: linguistique et écritureromanesque, Klincksieck, 1982.

— DUCROT O. et TODOROV T., Dictionnaire encyclopédique du langage,Editions du Seuil, 1972.

— Encyclopédie médico-chirurgicale, «Système nerveux: aphasie», Paris, 17018,A10, 7-1975.

— FROMILHAGUE C. et SANCIER A. Introduction à l'analyse stylistique,Bordas, 1991.

— GREIMAS A.J., Sémiotique: dictionnaire raisonné de la théorie du langage,Hachette, 1979.

— GUILLAUME G., Leçons de linguistique, Presses de l'Université de Laval,Québec, 1982.

— LIPS M., Le Style indirect libre, Payot, 1926.

— MOLINIE G., La Stylistique, P.U.F, Coll. Que sais-je?, 1989.

La Stylistique, P.U.F, 1993.

— SUHAMY H., Les Figures de Style, P.U.F, Coll. «Que sais-je?», 1981.

LES GENRES LITTERAIRES:

Page 360: Regaieg

342

— BEAUJOUR M., «Autobiographie et autoportrait» in Poétique, n° 32,Novembre 1977, pp. 442-458.

— BOREL J., Propos sur l'autobiographie, Recueil, Ed. Champ Vallon, Seyssel,1994.

— BOURNEUF R. et OUELLET R., L'Univers du roman, P.U.F, 1972.

— BRUSS E-W., «L'autobiographie considérée comme acte littéraire» inPoétique, n° 17, 1974, pp. 14-26.

— COMBE D., Les Genres littéraires, Hachette, 1992.

— DIDIER B., Le Journal intime, Paris, P.U.F, 1976.

— DOUBROVSKY S., «Autobiographie/vérité/psychanalyse» in Autobio-graphiques: de Corneille à Sartre, P.U.F, 1988.

— HAMBURGER K., Logique des genres littéraire, Editions du Seuil, 1986.

— GENETTE G., Introduction à l'architexte, Editions du Seuil, 1979.

Fiction et diction, Editions du Seuil, 1991.

— GUSDORF G., «De l'autobiographie initiatique à l'autobiographie genrelittéraire» in Revue d'Histoire Littéraire de la France, 1975, n° 6.

Les Ecritures du moi: Lignes de vie I, Odile Jacob, 1991.

Auto-Bio-Graphie: Lignes de vie II, Odile Jacob, 1991.

— JOST F., «Le Je à la recherche de son identité» in Poétique, n° 24, 1975, pp.479-487.

— LEJEUNE Ph., L'Autobiographie en France, A. Colin, Coll "U2", 1971.

Le Pacte autobiographique, Editions du Seuil, 1975.

Je est un autre, Editions du Seuil, 1980.

Moi aussi, Editions du Seuil, 1986.

— MAY G., L'Autobiographie, P.U.F, 1979.

Page 361: Regaieg

343

— NEYRAUT M. et alii, L'Autobiographie, VIe Rencontres psychana-lytiquesd'Aix-en-Provence, 1987, Edition «Les Belles Lettres», 1988.

— Pratiques, n° 45, Mars 1985, «Les récits de vie».

— REUTER Y., Introduction à l'analyse du roman, Bordas, 1991.

— REY P-L., Le Roman, Hachette, 1992.

— Revue d'Histoire Littéraire de la France, «L'Autobiographie», n° 6, T LXXV,Novembre-décembre 1975.

— ROUSSET J., Narcisse romancier, Paris, Librairie José Corti, 1973.

— SARRAUTE N., L'Ere du soupçon, Gallimard, 1974.

— STAROBINSKI J., «Le style de l'autobiographie» in Poétique, n° 3, 1970, pp.257-265, (repris dans L'œil vivant II. La relation critique, Gallimard, 1971,pp. 83-98).

— VALETTE B., Esthétique du roman moderne, Nathan, 1985.

L'ENONCIATION ET L'ANALYSE DU RECIT:

— ADAM J.M., «La «Mise en relief» dans le discours narratif» in Le FrançaisModerne, n° 4, Octobre 1976.

Page 362: Regaieg

344

— BAKHTINE M., La Poétique de Dostoïevski, Editions du Seuil, 1970.

— BARTHES R et alii, Poétique du récit, Editions du Seuil, 1977.

L'Analyse structurale du récit in Communication, n° 8,1966, Editions du Seuil, 1981.

— BENVENISTE E., «L'Homme dans la langue» in Problèmes de linguistiquegénérale I, Gallimard, 1974, pp. 225-277.

«La Communication» in Problèmes de linguistiquegénérale II, Gallimard, 1974, pp. 43-79.

— BERGEZ D., L'Explication du texte littéraire, Bordas, 1989.

— BREMOND C., Logique du récit, Editions du Seuil, 1973.

— BUTOR M., «L'Usage des pronoms personnels dans le roman» in RépertoireII, Les éditions de minuit, Collection critique, 1964.

— CAMPION P., «Le «Je» proustien» in Poétique, n° 89, Février 1992, pp. 3-29.

— CERVONI J., L'Enonciation, P.U.F, 1987.

— COHN D., La Transparence intérieure, Editions du Seuil, 1981.

— DEGARD F., «Polyphonie des voix narratives et autorité énonciative» inPoétique, n° 89, Février 1992, pp. 47-58.

— Deïxis (La), actes du colloque de la Sorbonne de 1990.

— GENETTE G., «Frontières du récit» in Figures II, Editions du Seuil, 1969.

«Discours du récit» in Figures III, Editions du Seuil, 1983.

Seuils, Editions du Seuil, 1987.

— GUELLOUZ S., Le Dialogue, P.U.F, 1992.

— JOLY A., Essais de systématique énonciative, Presses Universitaires de Lille,Arras, 1987.

Page 363: Regaieg

345

— LINTVELT J., «Modème discursif du récit encadré» in Poétique, n° 35,Septembre 1978, pp. 352-365.

— KERBRAT-ORECCHIONI C., L'Enonciation: de la subjectivité dans lelangage, Paris, A. Colin, 1980.

— MAINGUENEAU D., Eléments de linguistique pour le texte littéraire, Paris,Bordas, 1990.

— MILLY J., Poétique des textes, Nathan Université, 1992.

— PERRET M., L'Enonciation en grammaire du texte, Nathan Université, 1994.

— RECANATI F., La Transparence et l'énonciation, Editions du Seuil, 1979.

— RICŒUR P., Temps et récit I et II, Editions du Seuil, 1984.

— SIMONIN-GRUMBACH J., «Pour une typologie des discours» in Langue,Discours, Société, Pour Emile Benveniste, sous la direction de JuliaKristeva, Jean-Claude Milner, Nicolas Ruwet, Seuil 1975, pp. 85-121.

— TADIE J.Y., Le Récit poétique, P.U.F, 1978.

— TODOROV T., «Problèmes de l'énonciation» in Langages, n° 17, Mars 1970,pp. 3-11.

— VAN DEN HEUVEL P., Parole, mot, silence: Pour une poétique del'énonciation, Librairie José Corti, 1985.

— WEINRICH H., Le Temps, Editions du Seuil, 1973.

ETUDES SUR L'ECRITURE DES FEMMES:

— AUBAUD C., Lire les femmes de lettres, Paris, Dunod, 1993.

— DIDIER B., L'Ecriture-femme, Paris, P.U.F, 1975.

— MARSAULT-Loi E. et HOUSSIN M., Ecrits de femmes, Paris, Messidor, 1986.

Page 364: Regaieg

346

— MERCIER M., Le Roman féminin, P.U.F, 1976.

— YAGUELLO M., Les Mots et les femmes, Payot, 1979.

Page 365: Regaieg

347

TABLE DES MATIERES

SOMMAIRE .................................................................................................................... 4INTRODUCTION............................................................................................................ 8PREMIÈRE PARTIE: L'ÉCRITURE AUTOBIOGRAPHIQUE.................................... 1

INTRODUCTION........................................................................................................ 3CHAPITRE I: LES PACTES DE L'ÉCRITURE: .................................................... 7CHAPITRE II - DU TRACÉ AUX TRACES D'UNE VIE: .............................. 26CHAPITRE III - Se dire, se redire, se dédire: .................................................... 43CONCLUSION: ....................................................................................................... 107

DEUXIÈME PARTIE: DE LA RÉTROSPECTION A L'ABSOLU ETERNEL OUL'ANNIHILATION DU TEMPS ................................................................................. 109

INTRODUCTION:................................................................................................... 111CHAPITRE I - MÉMOIRE EN ACTION, MÉMOIRE MUTILÉE: ................... 116II - COMMENTAIRES, EXPLICATIONS: DE LA RÉTROSPECTION AL'INTROSPECTION: .............................................................................................. 137III. L'ANNIHILATION DU TEMPS: ................................................................... 216CONCLUSION: ....................................................................................................... 223

TROISIEME PARTIE : L'HISTOIRE ET LA POLYPHONIE ENONCIATIVE:DEUX ENTRAVES A L'ECRITURE AUTOBIOGRAPHIQUE.............................. 227

INTRODUCTION:................................................................................................... 229I - L'INSCRIPTION DE L'HISTOIRE: ................................................................ 233II - FEMMES-MÉMOIRE : ................................................................................... 248CONCLUSION: ....................................................................................................... 323

CONCLUSION ............................................................................................................ 325BIBLIOGRAPHIE ....................................................................................................... 334

ŒUVRE D'ASSIA DJEBAR: ................................................................................ 335ETUDES SUR ASSIA DJEBAR:......................................................................... 337ETUDES SUR LA LITTERATURE MAGHREBINE:....................................... 338

TABLE DES MATIÈRES ......................................................................................... 345