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RELEVE DE CONTES par Muriel Bloch Des contes, encore des contes : le sac à histoires de Muriel Bloch, conteuse, est plein, plein, plein. Elle a bien voulu vider son sac pour nous et tenter l'inventaire de son trésor. Répertoire : inventaire méthodique (liste, table, recueil) où les matières sont classées dans un ordre qui permet de les retrouver facilement... Par analogie : l'ensemble des oeuvres qu'un acteur, qu'un musicien a l'habitude d'interpréter. Selon Le Nouveau petit Robert. L ors d'un article paru dans cette même revue en 1986 (n°107-108), j'avais promis d'en dire plus. Aussi je vais tenter un face à face avec « mes » contes pour essayer de vous faire entrer dans les coulisses de mon répertoire. A mes risques et périls. Bruno de la Salle avait proposé en 1989 lors du colloque sur le Renouveau du Conte un étourdissant plongeon dans un répertoire « idéal ». Ici, aucun inventaire exhaustif ni métho- dique ; je crois en être incapable. Juste une présentation de mon bric-à-brac tant en 1994, la collection s'est enrichie, le désordre confirmé, la méthode restée hasardeuse mais les rencontres jamais esquivées. Je n'ai plus cette peur enfantine de manquer d'histoires, mon sac reste trop lourd, je suis toujours gourmande et ne refuse aucune commande alléchante quitte à m'embarquer dans des aventures sans lendemain. Mettre la table, harmoniser le menu en choi- sissant les bons contes, renouveler la carte en accueillant les nouvelles cuvées, demeure une priorité et un souci constant. Orpheline de tradition orale, je dois mettre les bouchées doubles car mon entrée dans la chaîne de la transmission ne va pas de soi. « (...) le conteur traditionnel puise dans un fond commun dont il est Vhéritier direct. Il s'est formé à l'art de la parole en étant long- temps auditeur. C'est dans un corpus de récits issus de sa propre culture qu'il choisit ceux qui correspondent le mieux à sa person- nalité... » (Praline Gay-Para) . Aussi la question d'un répertoire inclassable et éclectique reste centrale pour moi. Ce « relevé de contes » me tend un miroir : j'y retrouve les étapes de ma vie, la trace de mes bouleversements, de mes curiosités et de mes engouements passagers ou obstinés. * Dans un article paru dans les actes du colloque sur « Le Renouveau du Conte » Ed. CNRS, 1991. N-159AUTOMNE1994/55

RELEVE DE CONTES - BnF

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Page 1: RELEVE DE CONTES - BnF

RELEVE DE CONTESpar Muriel Bloch

Des contes, encore des contes : le sac à histoiresde Muriel Bloch, conteuse, est plein, plein, plein.

Elle a bien voulu vider son sac pour nouset tenter l'inventaire de son trésor.

Répertoire : inventaire méthodique (liste, table,

recueil) où les matières sont classées dans un

ordre qui permet de les retrouver facilement...

Par analogie : l'ensemble des œuvres qu'un

acteur, qu'un musicien a l'habitude d'interpréter.

Selon Le Nouveau petit Robert.

L ors d'un article paru dans cette mêmerevue en 1986 (n°107-108), j 'avais

promis d'en dire plus. Aussi je vais tenter unface à face avec « mes » contes pour essayerde vous faire entrer dans les coulisses demon répertoire. A mes risques et périls.Bruno de la Salle avait proposé en 1989 lorsdu colloque sur le Renouveau du Conte unétourdissant plongeon dans un répertoire« idéal ».

Ici, aucun inventaire exhaustif ni métho-dique ; je crois en être incapable. Juste uneprésentation de mon bric-à-brac tant en1994, la collection s'est enrichie, le désordreconfirmé, la méthode restée hasardeuse maisles rencontres jamais esquivées.Je n'ai plus cette peur enfantine de manquerd'histoires, mon sac reste trop lourd, je suistoujours gourmande et ne refuse aucunecommande alléchante quitte à m'embarquerdans des aventures sans lendemain.

Mettre la table, harmoniser le menu en choi-sissant les bons contes, renouveler la carteen accueillant les nouvelles cuvées, demeureune priorité et un souci constant.

Orpheline de tradition orale, je dois mettreles bouchées doubles car mon entrée dans lachaîne de la transmission ne va pas de soi.« (...) le conteur traditionnel puise dans unfond commun dont il est Vhéritier direct. Ils'est formé à l'art de la parole en étant long-temps auditeur. C'est dans un corpus derécits issus de sa propre culture qu'il choisitceux qui correspondent le mieux à sa person-nalité... » (Praline Gay-Para) .Aussi la question d'un répertoire inclassableet éclectique reste centrale pour moi.Ce « relevé de contes » me tend un miroir : j'yretrouve les étapes de ma vie, la trace de mesbouleversements, de mes curiosités et de mesengouements passagers ou obstinés.

* Dans un article paru dans les actes du colloque sur « Le Renouveau du Conte » Ed. CNRS, 1991.

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Occident ConteMuriel Bloch

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Muriei Bloch raconte régulièrementdepuis 1979 en France et à l'étran-ger, pour tous les âges, seule ou àplusieurs voix, souvent en musiques ;à la carte, en urgence, à propos.

Pour des événements, des musées,des théâtres, des bibliothèques, desjardins» des appartements, des pré-aux, des châteaux» à la radio...

Muriel Bloch aime raconter à lacarte, en "patchwork-narratif", mê-lant contes populaires d'originesdiverses (Japon, Grand-Nord, Cau~cases Italie...) ; contes littéraires"inracontables" du Cabinet des Fées,et des récits empruntés à la littérature ;Borges, Calvino, Cortazar, Gogol,Hoflmann, Irish, Kafka, Scott Fitge-rald, Singer...

Répertoire

Muriel Bloch a raconté pour Fran-ce-Culture, la Sept, le Musée duLouvre, le Centre Georges Pompi-dou, k Musée des Arts Décoratifs,la Cité des Sciences et de l'Indus-trie, la Fureur de Lire, les Festivalsdu Conte à New-York, Londres,Turin, Bamako, Port-au-Prince,Point-à-Pître,Montpellier, Gre-noble, Blois, Chevilly-Larue...

Elle est l'auteur de plusieurs re-cueils de contes (Harier). Cassettedisponible : "Contes Extravagants"avec Frédéric Costa (musique).

Son répertoire compte bien plus decent et un récits.

Contes sur le pouceSpécial petites personnes

Un choix de petits contes cadencés,caresses ou secousses, à tue-tête età voix basse...

Nouveaux contesextravagants, insoliteset insolents I et 2Tout public

Entre ciel et terre, la tête à l'envers,sous l'aile des corbeaux : les parolesdégelées des derniers terrains vaguesd'aujourd'hui et d'hier, de Paris,Tokyo, de Géorgie, d'Afrique et duGrand Nord.Avec Frédéric Costa (musique).

Contes de la grandepapille et réservoir d'ogresSpécial Gourmandises

Au jardins des délices : assaison-nement de contes salés et sucrés ;épicés et dévorés à pleines dents auhasard des cinq continents.

Les paroles dégeléeset autres contes, facéties etnouvelles de la RenaissanceSpécial Italie

Avec Jeanne Boëlle (luth, archiluthet guitare).

Filatures hoffmanniennesSpécial Etrange

La conteuse promène dans les lieuxinsolites d'une ville l'œuvre d'unécrivain fantastique.

Contes de fantômesjaponaisNo/Contes

Avec Alexandre Meyer (musique).

Mémoires d'eauxSpécial Environnement

Pot pourri de contes d'eaux doucesdes cours de la terre.

Récits pour bâtonsde pluie

Spécial Environnement

Avec Frédéric Costa (musique).

Contes de ChelmSpécial HumourContes de fou-sages d'après la tra-dition d'Europe Centrale.

Collier d'îles.Collier d'histoiresSpécial Nord-Sud

Avec Manfeï Obin, Mimi Barthélé-my et Praline Gay Para. Quatre voixpour raconter la Caraïbe.

La danse des contesSpécial Nord-Sud

Contes, danses et musiques d'Afri-que, des Caraïbes et d'Europe avecdes musiciens et danseurs du Burki-na-Faso et Mimi Barthélémy.

Cendrillonet les gangstersSpécial Conte de Fée Policier

D'après une nouvelle noire deWilliam Irish.Création musicale : Les Trois 8(F. Costa, A. Meyer, F. Minière).Avec la collaboration de F.N Bing.

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Au long de ces années, j 'ai déroulé un filvisible pour les autres, et je commence seule-ment à le reconnaître !Conteuse kamikaze, touche-à-tout ? J'as-sume, c'est ma fierté.

- Comment travaillez-vous ?- En vrac. Le hic c'est la méthode.

Au commencement, il y eut une collection deporte-clés accrochés sur des cintres ; puisdes étiquettes de fromages classées parmatière grasse.Une collection encore en cours de couponsde tissus censés retracer l'histoire de l'art.Une armoire y est actuellement sacrifiée .Arriva enfin le temps des contes.Et avec eux une gestion de plus en plusdésastreuse de la collection comprise commeune accumulation.Bienvenue dans l'antre, chantier-bureau,entrepôt de contes :les tiroirs débordent, la bibliothèque de-mande grâce, les étagères vacillent.La porte du placard ne ferme plus : on y voitproliférer des chemises en carton sans titre,des feuilles volantes, photocopies de contesarrachés aux livres, cahiers d'histoires, leplus souvent grands, à spirales et petits car-reaux pour écrire.Carnets de notes illisibles. Cartes du monde« éparpliées » pour vérifier la géographie.Dictionnaires mythologiques, essais d'anthro-pologie, récits de voyages...Livres de contes livrés à eux-mêmes parancienneté d'acquisition...Ceux à lire, empilés.Seule planche de salut, des anthologies decontes destinées à redistribuer les trésorsaccumulés.Pour tous les âges (volume I).Par genres (volumes suivants).

Les contes à travailler sont dans un bac spé-cial. L'ordinateur attend pour entrer dans ladanse.

Les valeurs sûres parrainent les nouveautéssi bien que les trésors se confondent. Contescontés, moulés, roulés, ensoleillés et contesà conter, neufs, maladroits, fragiles, sontsolidaires. Ils veulent faire connaissance etse rebiffent à toute tentative de classement.Ils disparaissent sans crier gare.Un secrétaire zélé serait bienvenu.

Bric-à-brac de contes. J'ai essayé en vaind'organiser, d'épingler à la manière de l'ento-mologiste, de classer :par genre, par pays, par thème, par duréeou longueur de texte, par humeur et propos,par préférence, (chemise spéciale pour lescontes fétiches), par commanditaire, parannée d'acquisition, par jour de l'année.Cartes sur table, il n'y a pas de sens pour lavisite.Tout conte fait, dans le désordre. En vrac,patatrac.

— Etes-vous experte-conteuse ouiou non et que racontez vous ?

A cette question difficile, je réponds :- des contes d'un peu partout, de préfé-rence extravagants, insolites et inso-lents.C'est ça mon univers, ma carte de visite.En cas d'hésitation de la part de mon inter-locuteur avide de précisions, je peux encoreenvoyer un menu. Ce document est en mou-vement perpétuel mais ci-joint un exempledu catalogue 1994 de l'association Images,Spectacles et Musiques du Monde qui tra-vaille avec bon nombre de conteurs.Je ne cherche plus comme au début lescontes orphelins, les contes rares, les contessuspects. L' originalité n'est plus une préoc-cupation. Je fais confiance à mon intuition etne cherche pas tout de suite à savoir pour-quoi c'est à celui-là que je vais m'attaquer.J'ai un faible aujourd'hui pour les petitesfables incongrues, saugrenues ; faciles àmémoriser, difficiles à raconter ; pour les

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Page 4: RELEVE DE CONTES - BnF

:

-. Ma collection de boutons...

contes d'amour vache, pour les récits touf-

fus, et ceux aux fins abruptes.

Je recherche les contes obscurs, parfois

infirmes, boiteux, ceux à qui il manque

quelque chose. Ce sont ceux-là qui m'in-

triguent et me dérangent.

Ils me poussent aux recherches, aux supposi-

tions ; je prends des risques avec eux. Ils ont

généralement la peau dure et je m'en lasse

rarement car les images qu'ils impriment en

moi s'effacent avec peine et je les retrouve

avec plaisir.

« Son visage n'était plus impassible, il avait

enfin trouvé sa tempête ». Telle est la phrase

finale d'un de mes contes préférés du Caucase,

« Le Voyage de la mariée », très librement

adapté d'un recueil de chez Griind, où le

héros a eu toutes les peines du monde à trou-

ver sa moitié, la femme de sa vie.

Rencontres avec le répertoire

« Mon capital » augmente au gré des exposi-

tions, des publications, des stages, des spec-

tacles, du temps libre.

58 /LA REVUE DES LIVRES POUR ENFANTS

C'est en janvier et généralement l 'été que je

recharge les bat ter ies . J ' a i alors du temps

devant moi.

À côté du stock couran t , une vingtaine de

contes variés , inséparables , et encore sur-

prenants pour moi, j 'essaie chaque année de

proposer un lot de nouveautés et de m'inté-

resser à un public particulier.

Ainsi, il y eut les années Contes de Chelm,

l'année Petite Enfance, l'année exploration du

Cabinet des fées, l ' année Hoffmann. . . En

1994, j ' a i voulu explorer un genre nouveau

« Le conte de fée policier » avec « Cendrillon et

les gangsters » d'après une nouvelle de William

Irish, pour toucher les adolescents rétifs.

En 1992, les contes japonais de fantômes et

de revenants firent un peu peur au public et

ne tournèrent pas beaucoup.

Ces contes étranges, tristes et effrayants choi-

sis pour l 'Opéra Bastille, en amont du théâtre

Nô, me donnent encore la chair de poule.

Pour les raconter sans les trahir , je m'étais

imaginée courtisane du siècle passé ; coiffée,

Page 5: RELEVE DE CONTES - BnF

tatouée, habillée et chaussée particulière-ment pour renforcer cet écart d'avec moi,j'invitais le public à partager l'intimité d'unvoyage. En m'éloignant de toute « japoniai-serie », cherchant plutôt à créer une équiva-lence plastique et mentale pour l'occidentaleque je suis.Le musicien Alexandre Meyer était mon com-pagnon de route et mon auditeur privilégié.Sans lui, je ne raconte guère ces contesétranges qui me demandent d'être dans uncertain état.Pour eux, j'ai exploré une écriture très pré-cise, un travail autour de l'immobilité, lalenteur, l'économie des gestes, le vide.Une belle expérience : tout le contraire demoi !

En 1993, « Les contes de gourmandises »furent très demandés.Là, sans grand risque. En solo . « Le domai-ne ventre », ça intéresse toujours petits etgrands et tant que l'ogre c'est moi, lesrisques sont limités !À cause de l'appétit du public pour ce réper-toire sans aucun doute très accordé à manature, je persiste et affine pour fin 1994« Réservoir d'ogres » spectacle tout public.La figure de l'Ogre n'est -elle pas « un passageobligé » pour tout conteur ?

Occasions et commandes« Peut-être avons-nous tort d'acceptern'importe quelle proposition » s'inquiétaitBruno de la Salle en 1989 à l'occasion ducolloque sur le Renouveau du Conte.Le seul risque que j'y vois, c'est de ne plussavoir qui on est, ce à quoi on tient vraimentou de plaquer sa personnalité à n'importequelle culture.Moi j'aime ce pari de travailler sur com-mande pour confronter mon répertoire à unsujet imposé. C'est le plus souvent uncadeau, l'occasion rêvée de découvertesinsoupçonnées.

« Le Songe de l'éléphant »,in : William Wilson de 1983 à 1993,

Comptoir Général d'Édition

Mais je dois reconnaître aussi que « lescontes sur commande » ne sont pas toujourssatisfaisants et qu'il y a du déchet. En effetc'est difficile d'enchaîner des contes variéssur le même sujet, des contes qui nousconviennent tous et dont la succession nelasse pas le public.

J'arrive toujours à traiter un sujet mais parun chemin de traverse (je prépare toujours ladéfense en cas d'attaque : un bon conte n'est-il pas passe-partout ?) La mauvaise foi et lasupercherie ne sont pas loin. On pourraitappeler cela du « détournement culturel ».Oui, il m'arrive de tricher en adaptant lesvaleurs sûres de mon répertoire ! Je bricoledu singulier au nom de l'universel ! Et dansle registre de l'humour ça passe plutôt bien.J'ai l'expérience toute récente d'avoir faitpasser un conte japonais pour un conte juifet réciproquement d'avoir glissé deux contesjuifs dans un programme prévu japonais...De toute façon j'ai horreur des étiquettes etne veux pas me sentir emprisonnée dans un

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genre (par exemple la nouvelle ou uneculture : conteuse juive comme cela m'estarrivé parfois).

Je hais surtout les commandes autour deNoël : les gens continuent de croire que c'estnon seulement le moment le plus propicepour raconter (n'est-ce pas la fête desenfants ? disent-ils) mais que les contes deNoël c'est ce qu'il y a de mieux !Alors je biaise en proposant par exemple deraconter autour des naissances extraordi-naires, du froid, du passage, de la transition...

Cependant, c'est à l'occasion de l'exposition« Ulysse, Alice, Oh ! Hisse ! » organisée parLa Joie par les Uvres au centre G. Pompidouque tout a commencé, c'est encore dans cetendroit qu'à l'occasion d'une exposition surKafka, j'ai pu créer les Contes de Franz avecAlexis Nouss.Je suis tout aussi reconnaissante :- à la bibliothèque de Sceaux de m'avoirpermis de plonger dans Le Cabinet des Fées.- aux éditions Gallimard de m'avoir deman-dé de raconter les conteurs italiens de laRenaissance.- à l'Institut Français d'Innsbruck d'avoirconvoqué les ogres pour moi en me mettantnez à nez avec eux.- à une exposition sur l'Inde qui m'a ouvertles portes des contes gigognes du Vampire.- au programme de l'Opéra Bastille pouravoir navigué un an dans l'œuvre de E.T.A.Hoffmann.- à France-Culture pour m'avoir faitconfiance et laissée libre de raconter ce queje voulais le samedi matin pendant presquedeux ans.- au Musée des Sciences et des Techniquesde la Villette qui m'a permis de me penchersur les problèmes de l'eau, de la sécheresseet de commencer à regarder de plus près lescontes étiologiques.- au Musée du Louvre qui m'a fait découvrir

des contes égyptiens anciens et m'a envoyéesur les traces de Persée et de la Méduse.Etc. Etc.

La familleA cause de mon arrière-grand-père colpor-teur et de mon grand-père parlant le yiddishalsacien, je me devais de raconter LesContes de Chelm.Pour retrouver une musique de la langue,un raisonnement sans fin et familier. C'est lecœur de mon répertoire.J'ai l'amour des contes d'Afrique du Nord ennartie à cause de ma grand-mère née à Alger.A dix-huit mois, je me suis cassé le nez àcause de ma mère qui m'avait laissée tomberd'une table à langer. Sa culpabilité aidant, jeraffole des histoires de nez (celle de Gogol estentrée très tôt dans mon répertoire).Je suis incollable sur les histoires de hibou àcause de mon fils.La recherche de contes étiologiques est néegrâce aux questions répétées de ma fille.A cause de mes deux enfants, je me suisessayée un temps aux petits des crèches.

L'amitiéAvec Alexis Nouss, j'ai osé Kafka conteur,avec Praline Gay-Para des contes de femmeset d'amour vache d'Orient et d'Occident,d'hier et d'aujourd'hui.Pour Mimi Barthélémy j'ai raconté un contecubain et pour Fred Costa, saxophoniste, unconte urbain : « Les Gnacs » d'après ItaloCalvino.Enfin pour les Trois 8 (Frédéric Minière,Alexandre Meyer et Frédéric Costa) et lebonheur de travailler avec ces complicesmusiciens : « Cendrillon et les Gangsters ».

L'air du tempsJe crois que j'ai choisi de raconter « Le Princedes Aiguës Marines », (trouvé dans Le Cabi-net des fées), parce que cette histoire

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« Les Enfants » Pascal Verbena.© La Fabuloserie : Art hors-les-normes/Art Brut

d'amant empêché d'amour, ne pouvantregarder celle qu'il aime sous peine de lafaire mourir, me paraissait terriblementmoderne !J'ai réalisé après coup avoir raconté le contedu moustique goûtant tous les sangs sur laterre (d'après un conte d'Eurasie de Luda),au moment de l'affaire du sang contaminé.L'année dernière je me suis surprise à vou-loir raconter un conte des Balkans.Puis à proposer en stage, le conte arméniende la goutte de miel (relatif à l'origine d'unconflit).En période électorale, il est beaucoup ques-tion d'élections et du pouvoir dans mes contes.J'ai même adapté la nouvelle d'AlphonseAllais : « Jean et Madeleine », dans le sensd'une émancipation de Madeleine toujourstrompée par Jean.

Oui, les femmes sont des battantes dans mescontes ! Parce qu'une femme m'avait faitremarquer il y a quelques années que jeracontais beaucoup d'histoires d'hommes,j'avais répondu avec humeur « et alors,quelle importance ? », je constate une fémi-nisation progressive de mon répertoire. J'yai mis le temps !

Idées fixes- Les rapports hommes/femmes, la séduc-tion (Voir « Jean et Madeleine », « La Femme-jardin » mon conte fétiche1, « La Femme-chauve-souris » ou « Le Voyage de la mariée ».)- Le domaine ventre (les grossesses diffi-ciles, l'appétit...)- La chance à laquelle il faut toujourscroire. (« Le Lait de la lionne » d'après I.B.Singer)- La disponibilité pour que les rencontresadviennent (« La Beine des abeilles » deGrimm)...- Et piqué à Evelyne Cévin, le rire libéra-teur...

Des émotions- Avoir entendu Luda raconter le contegéorgien du chasseur,- Marco Vélasquez mentir avec génie etgagner le prix de menterie au Festival deGrenoble,- Anne Quesemand et Laurent Berman duThéâtre à Bretelles dire « Une histoire sansmorale » de J. Cortazar, sans aucun effetdramatique.- Mohammed Belhafaoui chanter et faire lavoix de la petite dame scarabée qui se chercheun mari (depuis, j'adore les randonnées).- Tsvika vêtu d'un boubou africain, racon-ter avec force grimaces, des contes juifs.Pourquoi, et qu'allait-il devenir ?

1. À paraître en octobre dans la collection Paroles de conteurs chez Syros, La Femme-jardin et autrescontes extravagants.

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Le Trésor de Théophile, LU. E. Gorey, L'École des loisirs

Un mot, un motifPour trouver une origine à la formuled'ouverture Cric Crac, j'ai raconté à mesdébuts le conte du « vieux Cricrac » d'aprèsGrimm !Dans la version de Calvino des trois fileuses :« Et Sept », je soigne la description des troisvieilles dont les oreilles de l'une sont silongues qu'elle marche dessus, les cils de ladeuxième si allongés qu'ils touchent le murd'en face, et les lèvres pendantes de la troi-sième lui descendent jusqu'aux genoux...J'ai raconté tout le conte pour savourer cesdescriptions...

Le publicPour les petits, je renouvelle assez peu monrépertoire, une randonnée par an !Récemment je suis retournée dix ans plus

tard au même endroit, les enseignants sesouvenaient avec plaisir de ma version du« Chat qui boude ». Ils l'ont réclamée et ontconstaté que je racontais différemment.J'étais agréablement surprise de leur surprisequi n'était nullement de la déception.Pour les adolescents, je me suis essayée à lascience-fiction et au conte de fée policierpour leur offrir de la ville, du merveilleux etdu suspense !Pour les Américains, j'ai cherché des contesde fantômes, ils en sont très friands !Je suis assez caméléon dans l'adaptationinconsciente de mon répertoire à une situa-tion et à un public donné.La première fois que je suis allée en prison,je n'ai raconté que des histoires d'enferme-ment et de violence !Près de Saint-Quentin dans les Yvelines, aupersonnel déprimé de l'Education nationale,

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Page 9: RELEVE DE CONTES - BnF

j ' a i réalisé après coup n'avoir raconté quedes contes de folie ordinaire et des histoiresde Kafka. (Il est vrai qu'à cette époque-là,j'étais absorbée moi-même par ce répertoire).La vraie difficulté c'est la soirée tout publicoù la moitié de la salle est composéed'adultes tout derrière, et l'autre moitié detout-petits généralement abandonnésdevant, par terre, comme s'ils n'apparte-naient à personne. « II est à moi celui quicavale dans tous les coins ? »Je choisis d'ignorer, au bout d'une demi-heure, les petits trouble-fête, normalementfatigués pour m'adresser aux grands. Eux-mêmes gênés par le mouvement à mes pieds.Certains contes passent de toute façon, maistout en force. Il m'en reste parfois un goûtamer.

Remarquez, il y en a pour tous : un hommedoit avaler une couleuvre pour se débarras-ser d'une grenouille qui a avalé...Lorsque je dis que le malheureux avait déjàavalé bien des couleuvres dans sa vie, lesadultes sourient, les enfants font ah ! bon etje continue...

Un monsieur m'a réconfortée un soir endisant comme il avait apprécié que « dans monlot de contes, il y en ait pour tout le monde aupremier et au troisième degré ». Ouf.

Un auteur

Luda et son écriture drue. Grâce à elle j 'a iaimé les peuples du Grand Nord, j 'ai décou-vert les Républiques Soviétiques, voulu alleren Sibérie et adopté le Caucase comme terred'élection.E. Galeano pour ses concentrés de mytholo-gies d'Amérique du Sud.I.B. Singer et les contes de Chelm.Lofcadio Hearn si sensible à la tristesse descontes japonais.G. Basile et l'écriture baroque des contesnapolitains...Melle de Lubert que j 'aurais bien vouluconnaître !

Horace Walpole et le non-sens, d'unemodernité déconcertante.

Des titres

« Princesse Camion » (de Melle de Lubert),« La Belle entre lait et sang » (conte corse),« Namcouticouti » (Ile Maurice), « Celui quis'en alla apprendre le tremblement ».(Grimm) « Les contes hiéroglyphiques »(H. Walpole).

« Le point de côté, le mal de tête et la mort »(conte corse) : tout un programme !Et tant d'autres ! Il faut faire confiance autitre. En général, je ne suis pas déçue par lescontes qui s'y rapportent. Exception faite duconte roumain de « Celui ou celle qui étaitné (e) un bouquin à la main »... (Fureur delire oblige).

Grandeurs et vicissitudes du répertoire

« Le conteur dit les contes qui lui parlent,donc il dit quelque chose de lui. Les réper-toires des uns ou des autres disent la per-sonnalité de chacun, son histoire, où il enest, comment il va.Quand on écoute sur plusieurs séances ousur plusieurs années un même conteur, on serend compte de son évolution. »

Marie-Claude JulieDans le Vivier du conte, N°2

J'ai droit parfois, comme je viens de la capi-tale à une inquiétude de l'organisateur :c'est la campagne ici, les gens n'ont pasl'habitude ; vous n'allez pas leur raconterles mêmes histoires qu'à la ville !Et pourquoi pas ? En terrain difficile, je neme lance pas à essayer des nouveautés ni àfaire trop dans les histoires déroutantes outrop littéraires.

N'empêche qu'il me manque un joli lot decontes erotiques, des légendes, des récitsmythologiques...

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Raconter une fois, unique, inouïe, inoubliable.Comment recommencer le lendemain le mêmeset de contes ? Comment rejouer la même par-tie ? J'avais peur de m'ennuyer : si le miracleavait eu lieu une fois, je ne voyais pas com-ment il pouvait se reproduire le lendemain !« Une fois suffit bien pour ce que vous allezentendre... » (mon début fétiche).Pendant assez longtemps, je changeais toutle temps de programme, un peu parcoquetterie de conteuse, suggérant aux enfantslorsque je raconte plusieurs fois dans lamême journée : « demandez aux autres devous raconter ce que je leur ai raconté car jene raconte jamais la même chose deux fois ».Surtout par peur de m'asseoir dans les his-toires.

Vive l'éphémère : tel était mon credo. Main-tenant quand une architecture tient bien,j'aimerais recommencer le lendemain pourla consolider. Malheureusement les spec-tacles de contes sont rarement programmésplus d'une fois.Or, révélation de l'année 1994, je sais main-tenant que la différence dans la répétitionest une délectation.

Quand je me suis lancée dans la folle aventure de« Princesse Camion » en 1990, certains col-lègues conteurs m'ont déclaré : « Y'avait vrai-ment que toi pour raconter un machin pareil ! »

On peut voler les histoires mais pas les iden-tités.D'où ma rage lors d'une soirée « spécialconsommation de conteurs » (nous ne nousétions pas choisis, on passait à la queue leuleu, les uns après les autres) j'entends l'und'eux raconter - alors que j 'étais dans lasalle - ma version du « Chat qui boude »adaptée librement de Mohammed Dib.Avec mes mots, la recette du poulet aucitron, bref, ce conteur indélicat ou pares-seux, m'avait volé ma grand-mère ! Çac'était insupportable !

De même, lorsque j'entends ici ou là racon-ter la fameuse histoire du « Loukoum à lapistache » mise en circulation (et enregistrée)par Catherine Zarcate, c'est toujours endeçà, tellement cette histoire faisait corpsavec elle. Je regrette que les conteurs dudimanche empruntent trop souvent des vête-ments qui ne sont pas faits pour eux.Je me souviens de Jean-Louis Le Craver,cédant à Gérard Potier le droit de raconterl'un de ses contes, tant à l'époque, l'élèveavait surpassé le « maître ».

Avec le temps, je raconte plus simplement.J 'a i abandonné les constructions vertigi-neuses, l'emboîtement des histoires, la struc-ture « kafkaïenne » des amis au café centralde Prague se racontant chaque lundi lesmêmes histoires pour vérifier qu'elles nechangeaient pas.

Les contes plus littéraires dont le travaild'adaptation a été long, me demandent plusde travail au moment de retrouvailles. Maisj'aime toujours les mêler à des contes popu-laires.Pour créer un doute dans le public, d'emblée,j 'ai encore recours aux menteries.Ou bien, je joue avec des incertitudes tempo-relles ; démarrant sur des histoires au pré-sent et concluant par des récits de tempsmythiques.

Mais le contraire se présente aussi : com-mencer par des récits d'origine et finir pardes histoires très contemporaines...Je m'amuse toujours bien à cela et garde aufond de ma poche un plan de route, sorte decanevas possible des contes en cours de soirée.

Le conducteur

Je ne le respecte pas toujours mais le simplefait de préparer ce plan, m'évite d'avoir àchoisir un conte en cours de route.Je ne sens pas toujours le public. J'ai besoinde cette organisation préalable même si jechange mon fusil d'épaule...

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Quand nous sommes plusieurs à raconter,j'essaie de rester disponible pour accorder lechoix du conte à ce qui vient d'advenir.Quelquefois ce n'est pas possible puisque« le conducteur » est collectif. Dans cesconditions, il est préférable que les conteursmettent cartes sur table, racontant le pluspossible leur récit au préalable de façon à cequ'il n'y ait pas trop de surprises obligeant àchanger de cap.

J'ai délié mes contes et me préoccupe sur-tout de leur juxtaposition : les valeurs sûresencadrant les nouveautés ; se répondant lesunes aux autres.J'organise des voyages, je dessine des lignes :du plus proche au plus éloigné dans l'uni-vers des histoires. Je propose des circula-tions du ciel à la terre, des plus hautessphères aux plus profonds souterrains...J'adore brouiller les pistes, me perdre etfinir en laissant le public soufflé... I

in : The Oxford Nursery Rhyme book de I & P. Opie, Oxford University Press

Petite nomenclature personnelle

Au long de ces années de contage, les lieux sesont diversifiés, les occasions aussi, m'en-traînant sur de nouvelles pistes.

Conteuse en tous genresmythologie (trop peu), merveilleux, étiologie(de plus en plus), humour, fantastique, ran-données, contes de fées, nouvelles, histoirespolicières, menteries, énigmes, anti-contes.

Nomadeen France, en Angleterre, en Suisse, en Bel-gique, en Italie, en Autriche, en Amériquedu Nord, en Tunisie, en Afrique de l'Ouest,en Haïti, en Guadeloupe.

Tous terrainsMusées (Louvre, Arts Déco, Sciences et Tech-niques), exposition, crèche, école maternelle,primaire, collège, lycée, hôpital psychia-trique, synagogue, comité d'entreprise,centre commercial, pub anglais, restaurant,club de vacances, piscine, jardin public,château, bateau, appartement, théâtre,bibliothèque, prison.

ÉpoquesContes juifs et contes japonais du Moyen Age,contes italiens de la Renaissance, contes fran-çais du cabinet des Fées, contes humoris-

N°159AUTOMNE1994/65

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tiques anglais du XVIIIe, contes romantiqueset fantastiques allemands du XIXe, nouvelleset conte de fée policier américain du XXe.

AuteursA. Allais, R. Bradbury, J.L. Borges, I. Cal-vino, J. Cortazar, S. Fitzgerald, N. Gogol,J. & W. Grimm, L. Hearn, E.T.A. Hoffmann,W. Irish, Kafka, Luda, P. Roth, I.B. Singer,M. Schwob, H.Walpole.

SupportsFilm vidéo (pour le Musée du Louvre) cassetteaudio, radio, livre.

Thèmes reconnusLa féminitéLes filles rebelles, friponnes, « habiles, sub-tiles et sibyllines »L'amour perdu retrouvé, l'amour vache

La nourriture (le sang, le lait, le sel...)L'eauL'écriture, la mémoire et l'oubliLa naissanceLa luneLe rêve

Le travestissement, le jeuLe destin (chance et malchance)Le diableles pères envahissantsLes frères et les sœurs, haine et solidaritéLes ogresLes idiotsles fantômesAnimaux fréquents : le corbeau, le ver deterre, la grenouille, le chat, le hibou, lachauve-souris

Les villesLes jardins

Aperçu de certains motifs récurrentsLe nezLes oreillesLe verre : cercueil, montagne, flacons, pan-toufleLes portes et les fenêtresLes toursLes pontsLes terrains vaguesLes chaussuresLes bijouxLe poireauLe regard qui tue

Le Monde magique de H. C. Andersen 1805 — 1875Papiers collés, déchirés, découpés.

Jacques Damase éditeur.

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