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Pierre Bourdieu Remarques provisoires sur la perception sociale du corps In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 14, avril 1977. Présentation et représentation du corps. pp. 51- 54. Citer ce document / Cite this document : Bourdieu Pierre. Remarques provisoires sur la perception sociale du corps. In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 14, avril 1977. Présentation et représentation du corps. pp. 51-54. doi : 10.3406/arss.1977.2554 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/arss_0335-5322_1977_num_14_1_2554

Remarques Provisoires Sur La Perception Sociale Du Corps, Bourdieu

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  • Pierre Bourdieu

    Remarques provisoires sur la perception sociale du corpsIn: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 14, avril 1977. Prsentation et reprsentation du corps. pp. 51-54.

    Citer ce document / Cite this document :

    Bourdieu Pierre. Remarques provisoires sur la perception sociale du corps. In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol.14, avril 1977. Prsentation et reprsentation du corps. pp. 51-54.

    doi : 10.3406/arss.1977.2554

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/arss_0335-5322_1977_num_14_1_2554

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/author/auteur_arss_20http://dx.doi.org/10.3406/arss.1977.2554http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/arss_0335-5322_1977_num_14_1_2554

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    REMARQUES PROVISOIRES

    SUR LA PERCEPTION

    pierre bourdieu SOCIALE DU CORPS

    Pour comprendre les investissements (au double sens) dont le corps est l'objet (que l'on pense seulement au cot en temps, en nergie et en argent des stratgies destines transformer le corps, le rapprocher de la conformation tenue pour lgitime, maquillage ou vtement, dittique ou chirurgie esthtique, le rendre prsentable ou reprsentable), il faut rappeler quelques propositions qui se font oublier force d'vidence. Le corps en tant que forme perceptible produisant, comme on dit, une impression (ce que le langage ordinaire appelle le physique et o entrent la fois la conformation proprement physique du corps et la manire de le porter qui s'y exprimejest, de toutes les manifestations de la personne, celle qui se laisse le moins et le moins facilement modifier, provisoirement et surtout dfinitivement et, du mme coup, celle qui est socialement tenue pour signifier le plus adquatement, parce qu'en dehors de toute intention signifiante, l'tre profond, la nature de la personne (1). Le corps fonctionne donc comme un langage par lequel on est parl plutt qu'on ne le parle, un langage de la nature, o se trahit le plus cach et le plus vrai la fois, parce que le moins consciemment contrl et contrlable, et qui contamine et surdtermine de ses messages perus et non aperus toutes les expressions intentionnelles, commencer par la parole (2). Mais ce langage de l'identit naturelle (du caractre) est en fait un langage de l'identit sociale, ainsi naturalise (sous forme par exemple de vulgarit ou de distinction naturelle), donc lgitime. Il est peine besoin de rappeler en effet que le corps dans ce qu'il a de plus naturel en apparence, c'est--dire dans les dimensions de sa conformation visible (volume, taille, poids, etc.), est un produit social, la distribution ingale entre les classes des proprits corporelles s'accomplissant travers diffrentes mdiations telles que les conditions de travail (avec les dformations, maladies, voire mutilations qui en sont corrlatives) et les habitudes en matire de consommation qui, en tant que dimensions du got, donc de l'habitus, peuvent se perptuer au-del de leurs conditions sociales de

    1 C'est le postulat de la correspondance ou du paralllisme entre le physique et le moral qui est au principe de la connaissance pratique ou rationalise permettant d'associer des proprits psychologiques ou morales des indices physiognomoniques. 2 -Le corps parle lors mme qu'on ne le voudrait pas -par exemple dans les premiers contacts o, comme on l'a souvent montr, la prudence impose de restreindre la communication par le recours aux banalits et aux lieux communs.

    production (3). Les diffrences de pure conformation sont redoubles par les diffrences d'hexis, de maintien, diffrences dans la manire de porter le corps, de se porter, de se comporter o s'exprime tout le rapport au monde social (dans la mesure o le rapport au corps propre est, on le verra, une manire particulire d'prouver la position dans l'espace social travers l'exprience de l'cart entre le corps rel et le corps lgitime). Elles sont redoubles aussi, bien sr, par l'ensemble des traitements intentionnellement appliqus tout l'aspect modifiable du corps et en particulier par l'ensemble des marques cosmtiques (chevelure, barbe, moustache, favoris, etc.) ou vestimentaires qui, dpendant des moyens conomiques et culturels susceptibles d'y tre investis, sont autant de marques sociales recevant leur sens et leur valeur de leur position dans le systme de signes distinc- tifs qu'elles constituent et qui est lui-mme homologue d'un systme de positions sociales. L'ensemble des signes distinctifs qui constituent le corps peru est le produit d'une fabrication proprement culturelle qui, ayant pour effet de distinguer les individus ou, plus exactement, les groupes sous le rapport du degr de culture, c'est--dire de distance la nature, parat trouver son fondement dans la nature, c'est--dire dans le got, et qui vise exprimer une nature, mais une nature cultive. Il n'y a pas de signes proprement physiques et la couleur et l'paisseur du rouge lvres ou la configuration d'une mimique, tout comme la forme du visage ou de la bouche, sont immdiatement lus comme des indices d'une physionomie morale, socialement caractrise, c'est--dire d'tats d'me vulgaires ou distingus, naturellement nature ou naturellement cultivs.

    Produits sociaux, les proprits corporelles sont apprhendes travers des catgories de perception et des systmes de classement sociaux qui ne sont pas indpendants de la distribution entre les classes sociales des diffrentes proprits : les taxinomies en vigueur tendent opposer, en les hirarchisant, les proprits les plus frquentes chez les dominants (c'est--dire les plus rares) et les plus frquentes chez les domins (4). La reprsen-

    3-C'est pourquoi le corps dsigne non seulement la position actuelle mais aussi la trajectoire. 4 C'est dire que les taxinomies appliques au corps peru (gros/maigre, fort/faible, grand/petit, etc.) sont, comme toujours, la fois arbitraires (l'ide de beaut fminine pouvant tre associe, dans des contextes conomiques et sociaux diffrents, la grosseur ou la minceur) et ncessaires, c'est--dire fonds dans la raison spcifique d'un ordre social dtermin.

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    tation sociale du corps propre avec laquelle chaque agent doit compter, et ds l'origine, pour laborer sa reprsentation subjective de son corps (et, plus profondment, son hexis corporelle), est ainsi obtenue par l'application d'un systme de classement social dont le principe est le mme que celui des produits sociaux auquel il s'applique (5). Ainsi, les corps auraient toutes les chances de recevoir un prix strictement proportionn la position de leurs possesseurs dans la structure de la distribution des autres proprits fondamentales si l'autonomie de la logique de l'hrdit biologique par rapport la logique de l'hrdit sociale n'accordait parfois aux plus dmunis sous tous les autres rapports les proprits corporelles les plus rares, par exemple la beaut (que l'on dit parfois fatale parce qu'elle menace l'ordre tabli) et si, l'inverse, les accidents de la biologie ne privaient parfois les grands des attributs corporels de leur position comme la grande taille ou la beaut.

    Le fait que la distribution des proprits corporelles (taille, force, beaut, etc.) soit partiellement indpendante de la distribution des proprits qui commandent la position dans la hirarchie sociale n'autorise en rien traiter comme alination gnrique, constitutive du corps-pour-autrui, la relation que les agents entretiennent avec la reprsentation sociale de leur corps, ce corps alin qu'voque l'analyse d'essence, corps gnrique, comme l'alination qui advient tout corps lorsqu'il est peru et nomm, donc objectiv par le regard et le discours des autres (6). Le corps socialement objectiv est un produit social qui doit ses proprits distinctives ses conditions sociales de production et le regard social n'est pas un simple pouvoir universel et abstrait d'objectivation, comme le regard sartrien, mais un pouvoir social, qui doit toujours une part de son efficacit au fait qu'il trouve chez celui auquel il s'applique la reconnaissance des catgories de perception et d'apprciation qu'il lui applique. L'exprience par excellence du corps alin, la gne, et l'exprience oppose, V aisance, se proposent de toute vidence avec des probabilits ingales aux membres des diffrentes classes sociales ; elles supposent en effet des agents qui, accordant la mme reconnaissance la mme reprsentation de la conformation et du maintien lgitimes, sont ingalement arms pour la raliser : les chances de vivre le corps propre sur le mode de la grce et du miracle continu sont d'autant plus grandes en effet que la connaissance (au sens naissance avec que les aristocraties mettent dans le mot naissance) est la mesure de la reconnaissance ; ou, l'inverse, la probabilit d'prouver le corps (ou la langue) dans le malaise, la gne, la timidit, est d'autant plus forte que la disproportion est plus grande, comme chez les tard-venus qui veulent parvenir, bourgeois gentilhommes et petits-bourgeois, entre le corps idal et le corps rel, entre le corps rv et le looking-glass self, comme on dit parfois, que

    5 Prises dans leur forme fondamentale, la plupart des oppositions qui fonctionnent sur le terrain de la morale et de l'esthtique s'appliquent directement au physique, comme lourd/lger, gros/fin, grand/petit. 6-Cf. J.P. Sartre, L'Etre et le nant, Paris, Gallimard, 1943, pp. 404-427.

    renvoient les ractions des autres. C'est pourquoi, bien que les petits-bourgeois n'en aient pas le monopole, l'exprience petite-bourgeoise du monde social est d'abord la timidit, l'embarras, le malaise de celui qui se sent trahi par son corps et par son langage, qui, au lieu d'tre engag dans son corps ou son langage, les regarde en quelque sorte du dehors, avec les yeux des autres, se surveillant, se corrigeant, se reprenant et qui, par ses tentatives dsespres pour se rapproprier le corps alin, donne prcisment prise l'appropriation (il en fait trop en tout cas et son hypercorrection le trahit autant que ses maladresses). Par opposition la timidit qui ralise malgr elle le corps objectiv, enferm dans le destin de la perception et de renonciation collectives (que l'on pense aux surnoms et aux sobriquets) et qui est trahie par un corps soumis la reprsentation des autres jusque dans ses ractions passives et inconscientes (on se sent rougir), l'aisance, cette sorte d'indiffrence au regard objectivant des autres qui en neutralise les pouvoirs, suppose Y assurance que donne la certitude de pouvoir objectiver cette objectiva tion, s'approprier cette appropriation, de pouvoir imposer les normes de l'aperception de son corps, bref, de disposer de tous les pouvoirs qui, mme lorsqu'ils sigent dans le corps et lui empruntent en apparence ses armes spcifiques, comme la prestance ou le charme, lui sont essentiellement irrductibles (7). Le charme et le charisme dsignent en fait le pouvoir que dtient un agent de s'approprier le pouvoir que dtiennent les autres agents (individus isols ou vastes collectivits) de s'approprier sa vrit propre ; ou, en d'autres termes, le pouvoir d'imposer comme reprsentation objective et collective de son corps et de son tre propres la reprsentation que lui-mme s'en fait, d'obtenir d'autrui, comme dans l'amour ou la croyance, qu'il abdique son pouvoir gnrique d'objectivation pour le dlguer celui qui en serait l'objet et qui se trouve ainsi constitu en sujet absolu, sans extrieur (puisqu'il est lui-mme autrui), pleinement justifi d'exister, lgitim. Le chef charismatique parvient tre pour le groupe qui le fait ce qu'il est pour lui-mme au lieu d'tre pour lui-mme, la faon des domins de la lutte symbolique, ce qu'il est pour autrui ; il fait, comme on dit, l'opinion publique qui le fait ; il se constitue comme incontournable, sans extrieur, absolu, par une symbolique du pouvoir qui est constitutive de son pouvoir puisqu'elle lui permet de produire et d'imposer sa propre objectivation.

    7 -C'est ainsi qu'il faut comprendre le rsultat de l'exprience de Dannenmaier et Thumin dans laquelle les sujets, invits valuer de mmoire la taille de personnes familires, tendaient surestimer d'autant plus la taille de ces personnes qu'elles possdaient une autorit plus grande (W.D. Dannenmaier and FJ. Thumin, Authority Status as Factor in Perceptual Distorsion of Size, Journal of Social Psychology, 63, 1964, pp. 361-365). Tout incline penser que la logique qui porte percevoir les grands comme plus grands s'applique de manire trs gnrale et que l'autorit de quelque ordre que ce soit enferme un pouvoir de sduction qu'il serait naf de rduire l'efiet d'une servilit intresse. C'est pourquoi la contestation politique a toujours eu recours la caricature, dformation de l'image corporelle destine rompre le charme et tourner en ridicule un des principes de l'effet d'imposition d'autorit.

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    Mais, contrairement ce que pourrait suggrer l'analogie du charme et du charisme et toute la thorie psycho-sociologique de l'image du corps {body image) qui ne rencontre l'autorit, presque toujours rduite un ascendant personnel, que par accident, les luttes pour l'imposition des normes de perception et d'apprciation du corps ne se rduisent pas des luttes interpersonnelles dont toute la vrit rsiderait (comme aussi chez les inter- actionnistes) dans la structure de l'interaction. On est en droit de parler de corps alin si l'on aperoit que la dfinition du corps lgitime, comme ralisation de l'identit insparablement sexuelle et sociale, est un enjeu de lutte entre les classes : travailler imposer ou dfendre un systme particulier de catgories sociales de perception et d'apprciation de l'identit individuelle, c'est toujours s'efforcer de faire reconnatre la lgitimit des caractristiques distinctives dont on est porteur en tant qu'individu ou en tant que membre d'un groupe et du style de vie dans lequel elles s'insrent. Le proslytisme qui porte les fractions nouvelles de la bourgeoisie (et de la petite bourgeoisie) riger en norme universelle leur art de vivre et en particulier leurs usages du corps ne peut pas se comprendre compltement partir de l'intention, mme inconsciente, de produire le besoin de leurs propres services (dittique, gymnastique, chirurgie esthtique, etc.) ou de leurs propres produits en faisant reconnatre la reprsentation du corps qu'ils incarnent (parce qu'ils dtiennent par dfinition les moyens de la raliser) au-del des limites de ses conditions de ralisation et en engendrant ainsi le dcalage entre la norme et la ralit, entre le corps idal et le corps rel (8). La lutte entre les classes a aussi pour enjeu la domination symbolique (qui peut s'accomplir dans le proslytisme le plus sincrement altruiste) ou, ce qui revient exactement au mme, le sentiment de la lgitimit, la certitude d'tre pleinement justifi d'exister : le profit principal que l'on trouve se donner en exemple rside dans le fait de se sentir exemplaire.

    Mais cela signifie aussi que la dfinition dominante du corps et de ses usages n'exerce son effet spcifique de dpossession que si elle est mconnue comme telle, donc reconnue, ft-ce travers la honte corporelle ou culturelle. Comme on le voit dans le cas limite des paysans que l'imposition du style de vie dominant et de la reprsentation lgitime du corps menace dans leurs conditions spcifiques de reproduction (avec le clibat des chefs d'exploitation) et dans leur existence mme en tant que classe capable de dfinir elle- mme les principes de son identit (9), c'est sans doute un des derniers refuges de l'autonomie des classes domines, de leur capacit de produire elles- mmes leur propre reprsentation de l'homme accompli, que menace l'imposition de la nouvelle 8 -On trouvera une analyse des conditions de production et d'imposition de la nouvelle morale dominante dans diffrents travaux antrieurs (Cf. P. Bourdieu et Y. Delsaut, Le couturier et sa griffe. Contribution une thorie de la magie, Actes de la recherche en sciences sociales , 1 Janvier 1975, pp. 7-36 ; P. Bourdieu et M, de Saint Martin,

    Anatomie du got, Actes de la recherche en sciences sociales, 5, octobre 1976. 9 -Cf. P. Bourdieu, Clibat et condition paysanne, Etudes rurales , 5-6, 1 962, pp. 32-1 36.

    dfinition du corps et des usages du corps. De mme que c'est tout l'art de vivre paysan que l'on atteint en mettant en question la manire paysanne de porter son corps et de se comporter avec son corps, de mme c'est sans doute un des principes de la vision authentiquement populaire du monde social qui serait menac si l'on parvenait entamer l'adhsion des membres de la classe ouvrire aux valeurs de virilit qui sont une des formes les plus autonomes de la conscience qu'ils prennent d'eux- mmes en tant que classe (10) ; si, en d'autres termes, sur ce point dcisif qu'est l'image du corps, on parvenait faire que la classe domine ne s'apprhende comme classe que par le regard des dominants, c'est--dire par rapport la dfinition dominante du corps et de ses usages (11).

    Ce qui est en jeu, dans cette lutte, c'est la transformation de cette dimension fondamentale de la personnalit sociale qu'est l'hexis corporelle par la transformation des conditions sociales qui la produisent (ou, du moins, de ce qui peut en tre chang sans changement profond de l'ordre social, savoir la division sexuelle du travail et la division du travail sexuel). Le rapport au corps ne se rduit pas une image du corps, reprsentation subjective (on parle peu prs indiffremment de body image ou de body concept) qui serait constitue pour l'essentiel partir de la reprsentation objective du corps produite et renvoye par les autres (12). En effet, les schemes de perception et lO^La place qui, dans la reprsentation que les membres des classes populaires se font de leur identit, revient la virilit entendue au moins autant comme force et combativit (et aussi comme courage et rsistance la souffrance) que cojnme puissance sexuelle, entretient sans doute une relation intelligible avec le fait que, dans la lutte des classes, les classes populaires n'ont d'autres armes que le retrait de la force de travail et la force de combat. (La rfrence la division du travail entre les sexes qui connote la reprsentation de l'identit personnelle ou collective -dans tel cas o un ouvrier ayant classer des professions, met dans la mme classe toutes les professions non manuelles en disant : tous des pds !- voque moins la dimension proprement sexuelle de la pratique que les vertus et les capacits statutairement associs aux deux sexes, c'est--dire la force ou la faiblesse, le courage ou la lchet, plutt que la puissance ou l'impuissance, l'activit ou la passivit). 1 1 Sur ce terrain, comme sur tant d'autres, aussi importants, qui ne sont pas constitus politiquement, toute rsistance collective l'effet d'imposition est exclue qui conduirait ou constituer comme valeur les proprits ngativement values par la taxinomie dominante (selon la stratgie black is beautiful) ou crer de nouvelles proprits positivement values. Il ne reste donc aux domins que l'alternative de la fidlit soi et au groupe (toujours expose la rechute dans la honte de soi) et de l'effort individuel pour s'assimiler le modle dominant qui est l'oppos de l'ambition mme d'une reprise en main collective de l'identit sociale (du type de celle que poursuit la rvolte collective des fministes amricaines lorsqu'elle prne le natural look). 12 -La psychologie sociale situe presque toujours la dialectique de l'incorporation au niveau des reprsentations avec la squence body image (ou body concept) comme feedback descriptif et normatif renvoy par le groupe (parents, pairs, etc.), self-image ou looking-glass self, image qu'un agent a de ses effets sociaux (sduction, charme, etc.) et qui implique un degr dtermin de self-estim (cette rduction tient pour une part au fait que la psychologie sociale considre le groupe abstrait, situ hors de l'espace social, des agents en interaction, oubliant que toute la structure sociale est prsente travers les catgories de perception et d'valuation, c'est--dire travers l'image lgitime du corps).

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    d'apprciation dans lesquels un groupe dpose ses structures fondamentales (comme grand/petit, gros/fin, fort/faible, etc.) s'interposent ds l'origine entre tout agent et son corps parce que les ractions ou les reprsentations que son corps suscite chez les autres sont elles-mmes engendres selon ces schemes : une raction verbale ou corporelle engendre partir des oppositions grand/petit et masculin/ fminin (comme toutes les manifestations de la forme : elle est trop grande pour une fille (13)) est une occasion d'acqurir, insparablement, les schemes considrs (qui, retourns par le sujet lui-mme sur son propre corps, produiront, et de faon durable, la mme raction) et l'exprience pratique (qui n'a rien d'une reprsentation) du corps propre qu'ils procurent (l'application des schemes fondamentaux au corps propre, et en particulier aux parties du corps les plus pertinentes du point de vue de ces schemes, est sans doute, du fait des investissements dont le corps est l'objet, une des occasions privilgies de l'incorporation des schemes). L'exprience pratique du corps qu'engendrent les schemes fondamentaux (forme incorpore des structures les plus fondamentales d'un univers social, savoir les structures de la division du travail -dont la division du travail entre les sexes) et qui est sans cesse renforce par des ractions au corps propre engendres selon les mmes schemes, est un des principes de la constitution d'un rapport durable et gnralis au corps qui dfinit en propre l'hexis corporelle. Ce rapport au corps qui est progressivement incorpor et qui donne au corps sa physionomie proprement sociale est une manire globale de tenir son corps, de le prsenter aux autres, o s'exprime, entre autres choses, un rapport particulier -de concordance ou de discordance- entre le corps rel et le corps lgitime (tel qu'il est dfini par une classe particulire de schemes de perception) ou, si l'on prfre, une anticipation inconsciente des chances de succs de l'interaction qui contribue dfinir ces chances (par des traits communment dcrits comme assurance, confiance en soi, etc.) (14). Du fait que les

    13 On peut penser aussi tous les jugements de la forme : C'est embtant pour une fille (d'avoir une cicatrice qui enlaidit, ou d'tre laide) ou pour un garon ce n'est pas grave qui affirment la hirarchie des principes de classement propres chaque sexe (fort/faible, grand/petit pour un homme, beau/laid et grand/petit mais fonctionnant en sens inverse, pour une femme). 14 L'instauration d'une relation entre inconnus (surtout de sexe diffrent) est une occasion privilgie de voir fonctionner cette anticipation des chances objectives de succs dont dpendent, du fait du risque impliqu dans toute instauration d'une relation sociale, l'existence mme de la relation et les chances d'y russir.

    schemes de classement sociaux travers lesquels le corps est pratiquement apprhend et apprci sont toujours doublement fonds, dans la division sociale et dans la division sexuelle du travail, le rapport au corps se spcifie selon les sexes et selon la forme que revt la division du travail entre les sexes en fonction de la position occupe dans la division sociale du travail : ainsi l'opposition entre le grand et le petit qui, comme nombre d'expriences l'ont montr, est un des principes fondamentaux de la perception que les agents ont de leur corps et aussi de tout leur rapport au corps (15), se spcifie selon les sexes qui sont eux-mmes penss selon cette opposition (la reprsentation dominante de la division du travail entre les sexes accordant l'homme la position dominante, celle du protecteur, qui enveloppe, surveille, regarde de haut, etc.) (16) ; et tout indique que l'opposition ainsi spcifie reoit des formes diffrentes selon les classes, c'est--dire selon la force et la rigueur avec laquelle l'opposition entre les sexes y est affirme, dans les pratiques ou dans les discours (depuis l'alternative tranche -tre un mec ou une tante- jusqu'au continuum) et selon les formes que doit revtir le compromis invitable entre le corps rel et le corps lgitime (avec les proprits sexuelles que lui assigne une classe sociale) pour s'ajuster aux ncessits inscrites dans la condition de classe.

    15-11 n'est sans doute rien de plus rvlateur du rapport au monde social et de la place que l'on s'y accorde, que la place que l'on fait son corps, que l'on occupe (rellement ou potentiellement) avec son corps (cf. sur ce point S. Fisher and CE. Cleveland, Body Image and Personality, Princeton, New York, Van Nostrand, 1958). 16 Selon une observation emprunte Seymour Fisher,

    les hommes tendent se montrer insatisfaits des parties de leur corps qu'ils jugent trop petites tandis que les femmes portent plutt leurs critiques vers les rgions de leur corps qui leur paraissent trop grandes.

    InformationsAutres contributions de Pierre BourdieuCet article est cit par :Delphine Serre. Le bb "superbe" : la construction de la dviance corporelle par les professionnel(le)s de la petite enfance , Socits contemporaines, 1998, vol. 31, n 1, pp. 107-127.Dominique Memmi. Le corps protestataire aujourd'hui : une conomie de la menace et de la prsence , Socits contemporaines, 1998, vol. 31, n 1, pp. 87-106.Johanna Simant. L'efficacit des corps souffrants : le recours aux grves de la faim en France, Socits contemporaines, 1998, vol. 31, n 1, pp. 59-86.Leite Lopes Jos Sergio, Maresca Sylvain. La disparition de "la joie du peuple". In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 79, septembre 1989. Lespace des sports-1. pp. 21-36.Bartholeyns Gil. Du social en histoire mdivale: le moment pragmatique. propos d'un ouvrage rcent. In: Revue belge de philologie et d'histoire. Tome 80 fasc. 4, 2002. Histoire medievale, moderne et contemporaine - Middeleeuwse. moderne en hedendaagse geschiedenis. pp. 1477-1494.

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