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BIBEBOOK RENÉ CREVEL MON CORPS ET MOI

Rene Crevel - Mon Corps Et Moi

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  • BIBEBOOK

    REN CREVEL

    MON CORPS ET MOI

  • REN CREVEL

    MON CORPS ET MOI

    1925

    Un texte du domaine public.Une dition libre.

    ISBN978-2-8247-1584-1

    BIBEBOOKwww.bibebook.com

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  • CHAPITRE I

    DU TEMPS DES AUTRES

    O et vite dans les petits htels de montagne.Jtais seul table.Me voici seul dans ma chambre.Seul.Cette aventure, je lai si fort et si longtemps dsire que jai souvent

    dout quelle pt tre jamais. Or ce soir, mon souhait enn ralis, je metrouve disponible moi-mme. Aucun pont ne me conduit aux autres.Des plus et des mieux aims je nai pour tout souvenir quune eur, unephoto.

    La eur, une rose, achve de se faner dans le verre dents.Hier, la mme heure, elle spanouissait mon manteau. La bou-

    tonnire tait assez haute pour quelle surprt mon visage ds qu peineil se penchait. Mais chaque fois, ma peau de n daprs-midi, avant destonner dune douceur vgtale, avait des rminiscences dillet. Toutun hiver, tout un printemps, navais-je pas voulu confondre avec le bon-

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  • Mon corps et moi Chapitre I

    heur ces ptales aux bords dchiquets, sur la sagesse nocturne dune soiege en revers ?

    Tout un hiver, tout un printemps. Hier.Dans une gare, les yeux ferms, une eur condamne croire encore

    aux tapis, aux paules nues, aux perles.Alors je nose plus esprer que soit possible la solitude.Cest elle, pourtant, qui fut tout mon dsir dans les thtres o le

    rouge du velours, sur les fauteuils, depuis desmois, me semblait la couleurmme de lennui. Elle seule, dont jallais en qute par les rues, lorsque lesmaisons, la n du jour, illuminaient, pour de nouvelles tentations, leurschemises de pierre dune tunique complique jusqu lirrel.

    Jentrais encore dans les endroits o lon danse, o lon boit, gouludalcool, de jazz, de tout ce qui sole, et me solais indirent ce quejentendais, dansais, buvais, mais heureux dentendre, de danser, de boire,pour oublier les autres qui mavaient limit mais ne mavaient pas se-couru.

    Oui, je me rappelle. Deux heures, le matin. Le bar est minuscule. Il yfait bien chaud. La porte souvre. Vive la fracheur. On me dit bonjour.Une main atte mon paule. Je suis heureux, non de la voix, non de lamain, mais lair est si doux qui vient me surprendre.

    Je dis bonjour la fracheur, sans avoir nul besoin des mots dont lescratures humaines se servent pour leurs salutations. Hlas ! il ny a pasque la fracheur qui ait prot de la porte. Javais oubli mes semblables.Une crature humaine seorce de me les rappeler. On insiste, on mem-brasse. Il faut rendre politesse par politesse : voici que recommencent lessimulacres ; Bonjour, esprit habill dun corps , jaime cette formule, larpte. Lesprit cest bien cela, je voudrais me recomposer une puret dejoueur dchecs, ne pas renoncer au bonheur mais vivre, agir, jouir avecdes penses. Il ny a pas de contact humain qui mait jamais empch deme sentir seul. Alors quoi bon me salir ? Finies les joies ( ?) de la chair.

    Une troisime fois je rpte : Bonjour, esprit habill dun corps , etdonne ainsi la mesure dune nouvelle conance qui vient dentrer.

    Hlas ! le malheur veut que je sois tout juste en prsence dun corpsqui se croit habill avec esprit.

    On rit, je me fche, marque quelle opposition existe entre lautre et

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  • Mon corps et moi Chapitre I

    moi : Mon esprit shabille avec un corps, et toi ton corps prtend sha-biller avec esprit. Je prvois la gie, la pare, la reois tout de mme.Bonjour. Bonsoir. Je vais regarder comment se lve le soleil au bois deBoulogne.

    Jai march. Laube accrochait aux arbres des lambeaux dinnocence.Un petit bateau achevait de se rouiller, abandonn des hommes. Heu-reux de ltre. Seul comme moi. Seul. Illusion encore. Il parat que lautremavait suivi. Jentends sa voix : Tu vois, ce yacht, cest celui de lac-trice qui se noya dans le Rhin. Oui, je me rappelle. Se rappeler. Encore,toujours. Mon professeur de philosophie avait donc raison qui prtendaitque le prsent nexiste pas. Mais l nest pas la question. Un yacht estabandonn sur la Seine. Qui oserait lhabiter depuis quune actrice senprcipita pour se noyer dans le Rhin, une nuit dorgie ?

    Ctait, je crois, durant lt 1911.1911. Lanne de ma premire communion. Une nuit dorgie , rp-

    tait la cuisinire commentant le suicide qui dailleurs tait peut-tre unassassinat. Dans mes rves, orgie rimait avec hostie. Pourquoi orait-on mon amour des cratures coupables ou malheureuses ? Je voulais quefussent maudits les euves, les canaux par lesquels on avait ramen jus-quau pont de Suresnes cette pniche, la dernire maison humaine dunefemme que mon enfance, sur la foi des programmes, et de LIllustration,croyait heureuse. Cest une reine de notre Paris , se plaisait rpterune amie de ma mre qui aimait la pompe.

    Se sentit-elle donc, elle aussi, abominablement libre dans sa solitudeaumilieu des autres puisque sans souci des invits, un soir divresse, cest--dire de courage, elle se prcipita dans leau du euve ?

    Fe aux plumes amazones, qui rgntes sur lge des robes-culottes,je nie la prsence de lautre pour vous ddier ma solitude, sur ce pont, lore du bois de Boulogne, laube dun jour de juin.

    Je vous ai bien aime. Vous et la dame au cou nu.Je vous aime encore, mais il faut lavouer, jai mieux aim la dame au

    cou nu.Durant mon enfance les femmes ne montraient leur gorge que pour

    aller au bal. Dans la premire moiti de lanne 1914, une citoyenne deGenve mannona les cataclysmes qui devaient assourdir mon adoles-

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  • Mon corps et moi Chapitre I

    cence cause de lchancrure des corsages sur la Cte dAzur. Commeelle portait toujours une guimpe hermtique de soie noire, son pays de-meura en marge de toute catastrophe.

    La dame au cou nu devana de plusieurs annes les lgantes de 1914.Aussi eut-elle mauvaise rputation. Elle tait la femme la plus clbre dumonde ; on laccusait davoir tu son mari, sa mre, et, pour elle, nousachetions les journaux en cachette.

    vrai dire, de toute cette aaire aux yeux de mes camarades quicommenaient ngliger les collections de timbre pour la gographie descorps, le plus intressant tait le nom du jeune valet de chambre qui nesurprenait pas moins quun gros mot lanc en public, et vengeait, par sontriomphe tal, les coliers de leurs recherches clandestines et souvent in-fructueuses dans le Larousse en sept volumes, les hebdomadaires grivoiset les chansons dun sou avec leurs femmes nues, aux visages, poitrineset mollets baveux dune encre dimprimerie jamais sche.

    Pour moi, ce Rmy, en dpit de son patronyme, nemintressait gure.Il valait ni plus ni moins que nimporte lequel des Couillard, dont au resteil continuait rement la ligne, petit gars avantageux, la premire pagedes journaux.

    Jaimais la dame au cou nu et je laimais parce quelle tait la dameau cou nu. Je maccordais fort bien de cette passion, la croyais absolueet circonscrite par le seul argument que je men donnais, ignorant desprincipes de la relativit, cette gloire des sciences, joie des runions mon-daines, supplice des curs.

    La dame au cou nu est la dame au cou nu : sur le papier de machambre denfant, jcrivis cette phrase en lettres lisibles de moi seul.Ainsi je ne mennuyais plus.

    Javais huit ans et demeurais lunique la dfendre sans exhibition-nisme, sans espoir dun petit prot lorsque souvriraient les portes de laprison. Je la vois encore telle que la rvlaient les magazines.

    Elle tait dans le box des accuss une petite chose toute frle sousun paquet de crpe. On la reprsentait la tte directe, ou bien tourne droite, gauche, vanouie, le voile plus fort que les muscles. Dautres foisla douleur de son front entranait jusqu ses mains les insignes de sondouble deuil.

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  • Mon corps et moi Chapitre I

    Mais quels que fussent ses mouvements, leur mystre tout entiernavait quun pivot.

    Devant ma glace je reconstituais les frissons qui aboutissent la tteimmobile des clavicules. Les juges ne pouvaient condamner une femmequi avait de si jolis gestes entre le menton et les paules.

    Acquitte, la dame au cou nu publia ses mmoires. Respectueusementje mabstins de les lire.

    Elle pousa un tranger de grande naissance. Jeus envie dcrire aumari : Embrassez longuement tout son cou, son joli cou nu.

    Maintenant sans doute, lge doit lobliger au mensonge des cols her-mtiques, le jour ; la ruse des tulles trop adroitement vaporeux, le soir.Ainsi, elle que jai crue lunique, elle dont jesprais quelle demeureraitla toujours identique soi-mme, dans mon souvenir, dj, nest pluscomme luf dans sa coquille.

    Perrette de la fable ne sest pas mieux trompe.Je suis devenu un homme, et la dame au cou nu nest plus la dame au

    cou nu.Et maintenant cest un petit matin au bois de Boulogne.Des tramways, pour mobliger croire que le jour recommence, exa-

    grent leurs cris, leur maquillage jaune. Armation dune banlieue quicligne de lil, et nore rien qui me touche, je me rappelle quun philo-sophe a constat : Mourir, cest se dsintresser.

    peine tangent au monde, pourquoi ne mest-il pas permis de tombertout de suite en poussire, ici, deux kilomtres de la porte Maillot ?

    Mais puisque Dieu le Pre ne veut pas de moi dans son Paradis, toutcomme hier, il va falloir user encore des objets, des cratures terrestres.Aujourdhui, je ne suis pourtant pas dispos faire des avances.

    Heureusement quil y a lautre pour me sauver.Lautre trouve que la contemplation a trop longtemps dur.Jentends : il faut rentrer.Cest vrai, laube porte lamour.Allons-y.Chez moi, je touche ce corps, comme jai dj eu lhonneur de tou-

    cher quelques autres, avec la seule volont de me dbarrasser des plus

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  • Mon corps et moi Chapitre I

    prcis de mes dsirs, sans lespoir den satisfaire aucun, ni le got de lesprolonger.

    Ainsi, bien quun temps jeme sois condamn aux dtours, jai, dire levrai, toujours eu honte de ces zigzags qui ne conduisent point lhomme quelque exaltation (comme il me semble aujourdhui que la solitudey peut, y doit mener) mais le laissent en plein brouillard, au milieu desautres dont il ne sait prendre aucune joie.

    Ainsi le cri, par hasard chapp la bouche qui va sur toute ma peaunue, le cri tue-moi lorsquil rpond ma prire non avoue par pudeur,est pour mon triste secret la fois rconfort et exaltation, car la volontdagir exerce contre un simple sexe, le ct pile ou face dun individu,tout entier vtu ou dvtu, visible ou gur, une masse, un peuple, ne majamais paru natre que du besoin dvasion.

    Et certes si la science orait un moyen de se tuer sinon agrablement,du moins proprement et srement, sans doute naurais-je point essayde lamour non plus que de ces dparts dont le dernier me vaut cettemditation, ce soir sur la montagne.

    Or aujourdhui ce nest plus de moi que je prtends mchapper, maisdes autres au travers desquels javais commenc par vouloir me perdre.Mes amis, mes ennemis, je leur dois la plus cruelle des hantises : leursyeux, les miens, liquides aux densits direntes qui se superposent etjamais ne se peuvent pntrer vraiment, se mlanger. Leurs yeux, jai ac-cept de les aimer, orgueilleux et naf la fois, car je voulais my dcouvriren transparence, et puis, si longtemps je les avais dsirs, avec la certitudequils me vengeraient du mystre insusant des glaces de mon enfance.Il sagissait de me noyer, Narcisse. Au long des murs, une rivire genavait pas voulu de moi. Boulangerie, annonaient des lettres dor et, surle miroir, une gerbe sparpillait. Le euve vertical des boutiques navaitemport ni les brins de paille ni les brins de rve.

    Aussi, ds lors, avais-je rsolu de mettre ma joie et ma peine ailleursquen moi-mme, mais telle fut ma folie que, sur la route morne, chaquecrature rencontre, jai demand non le divertissement, non quelqueexaltation dont lamour essay et pu me faire tangent, mais labsolu.

    Labsolu ? Je me perdais. Fallait-il maccuser dorgueil ou dire aucontraire pour ma dfense que je cherchais dans les tres la rvlation

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  • Mon corps et moi Chapitre I

    dune me universelle ? Hlas ! peine de temps en temps, pouvais-je nouveau dcouvrir ce petit tas dos, de papilles jouir, dides confuseset de sentiments clairs qui portaient mon nom.

    Lacs de dceptions que javais crus miroirs, comment aimer encoreles yeux trangers ?

    Or un jour, ce que je vis en transparence, et dans mes yeux cette fois,ce fut leurs yeux, les yeux des autres. Les autres dont je ne pouvais croirequils existassent et qui pourtant triomphaient de moi.

    Ds lors, comment ne pas souhaiter la minute o, libre de toute pen-se, il me serait possible de me dbarrasser du souvenir mme ?

    Do les besognes du jour et les jeux de la nuit.Hlas ! mosaque de simulacres qui ne saurait tenir, les actes de la vie

    courante, si habile et si sre en pt au premier regard sembler la combi-naison, se disloquaient pour laisser voir le mal originel.

    Et ce furent de douloureuses surprises dans les travaux et les ftes.Une chanteuse, alors que les drinks savants, un bon gramophone et

    quelques dsirs dissmins dans deux salons commencent mettre unpeu de ferie au sein de la plus banale assemble, comme elle me de-mande ce que je pense de son rpertoire, et que moi-mme, exalt parlalcool et deux yeux assez beaux pour que je veuille sduire le corps au-quel ils appartiennent, lui rponds que son art ne la vaut pas, impatientede justier en lexpliquant sa carrire, et, pour ce, cherchant des raisonssans arriver dfendre ses couplets, bout darguments essays, dclare : Oui, je sais le peu que valent mes chansons, le peu que valent tous ceuxqui sont ici, tous ceux quil nous faut voir, mais

    Elle nachve pas sa phrase. Elle vient dprouver, de me faire prou-ver que lactivit qui ne donne point lhomme un oubli durable, ne leconsole non plus jamais par quelque sensation premptoire et susantetelle que, par exemple, la sensation de grandeur ou de vrit.

    Et pourtant cette chanteuse et moi nacceptons point de nous mses-timer, mme et surtout lorsque nous avouons.

    Alors, elle, des sillons de peur par tout le visage, un visage o la d-bcle transparente du fard laisse voir les plus secrtes dcompositions,en dpit de la volont des yeux, elle, les mains comme des eurs maladessur cette poitrine de velours quune lassitude dj creuse, le corps rebelle

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  • Mon corps et moi Chapitre I

    au sursaut que lesprit commande, elle, trs lente, avec la gravit de quiprsente au juge le dernier argument, arme : Je vais tout par deschemins modestes.

    Et moi touch par ces simples mots je voudrais magenouiller, baiserla trace de ses pas.

    Je rpte : tout par des chemins modestes. Il me faudra cettelumire grise du matin qui se rjouit daccuser la pauvret du teint etcelle des penses pour me demander : mais ne prend-elle point, pour deschemins modestes, les chemins dtourns ? Une vie de chanteuse est-elleune viemodeste pour une femme que seul tout attire ? Et ce sont les autresquelle apprend mpriser et non elle estimer. Elle accepte la faussemesure des mots. Et comment se mettrait-elle en ordre avec soi-mme,alors quelle essaie non de se limiter, de se dnir, mais de se perdre.

    Elle vit avec les autres, va aux autres, tous les autres, tous. Or aller tous nest pas aller tout, mais au contraire naller rien.

    Un tel exemple est un avertissement.Aussi avais-je, ds ces mots, rsolu dtre seul bientt, vraiment seul.

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  • CHAPITRE II

    VRAIMENT SEUL

    O je suis seul.Seul dans une chambre dhtel.Cest maintenant que devrait venir, si elle et d venir jamais, laminute o, libre de toute prsence, il est possible lhomme de se

    dbarrasser du souvenir mme.Pourquoi alors mtre rappel lexistence des autres ? Serait-ce que

    je ne maime pas, du moins pas assez pour me sure, pour me sourir ?Solitude, la plus belle des ftes, viendra-t-il, tonmiracle ? Il me faut encoreme rpter que je ne maime pas ce soir et ny saurais parvenir, non plusqu me reconnatre dans cette chambre. La chambre dhtel o je suisseul.

    Comme du plus terrible pch, je maccuse de penser aux autres, etnon moi.

    Moi, les autres ?Ds quil ny a plus de moi, ils me deviennent indispensables, et si

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  • Mon corps et moi Chapitre II

    je me sens prt har la chambre dhtel, cest que je ny trouve aucunetrace de leur existence. Pour un peu je renierais les colres antrieureset dclarerais que chacun deux me fut une rvlation et dautant plusblouissante que plus trangre.

    Je nai pas la force de dcouvrir en moi la promesse des surprises n-cessaires et je ne sais quel nettoyage par le vide a chass de cette picele rconfort dun peu de poussire et jusquau souvenir de la chaleur hu-maine.

    Jai passmon doigt sur lemarbre dune chemine. Il tait nu et si froidquil ma bien fallu conclure que cette bue sur une glace ne stait pointpanouie au soue de quelque poitrine semblable la mienne. Fleursdhumidit, sans racine, sans me, sans couleur, voil tout le jardin demes rves, ce soir.

    Je fais marcher les muscles du dos pour craser les premiers frissons,car jai froid dtre seul.

    Dj.Entre les quatre murs de roses roses sur fond ple jorganise une re-

    connaissance. Peine perdue. Il ny a personne et mme, dfaut dtre,rien avec quoi je puisse vouloir lier commerce damiti. Larmoire est enbois blanc et dans cette armoire pas un seul de ces papiers que les voya-geurs consciencieux disposent entre leurs chemises et la planche qui Lesdoit supporter. La commode a quatre tiroirs rglementaires et dont lin-dirence a laiss senvoler laveu lger des parfums. Aux vitres, les ri-deaux, comme sils navaient jamais t soulevs, tombent droit. Aucunsillage des prsences antrieures, aucun objet qui maide imaginer levoyageur inconnu dont la pense permet de redouter moins lobscuritsans sommeil.

    Dehors cest la nuit.Jcarte les rideaux, ouvre la fentre, me penche. La nuit est frache,

    bonne lle insigniante, et ny triomphemme point, pour attirer ou fairepeur, le silence. En bas, trente mtres, un torrent fanfaronne et danslobscurit cest une orgueilleuse et vaine chanson de marche.

    Le torrent est au pied de la montagne.Cette montagne, dans le jour, mon arrive, commenait verte, deve-

    nait grise, nissait blanche, sans quil ft dailleurs possible de se rendre

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  • Mon corps et moi Chapitre II

    compte comment elle passait du vert au gris, du gris au blanc et mmedu blanc ce bleu, dit bien propos bleu de ciel, et dont la masse repo-sait toute sur le point nal de sa dernire cime. Dans la dgradation taittoute la merveille et ce symbole aussi, trop facile, du prisme intellectuel(conscience, rve, sommeil) et cet autre encore de larc-en-ciel du cur(indirence, amour, haine). Je voudrais que ma destine ft de couleurssuperposes et mritt vraiment dtre prise pour la reine des surpriseshorizontales. Ainsi, mes heures seraient coupes en minutes dont len-semble rappellerait celui des tranches gologiques.

    Robe de temps, robe despace que ma vie aille donc du bleu roi auviolet vque, du violet vque au rouge cardinal, du rouge cardinal aujaune serin, du jaune serin au vert meraude et que, par la grce des chan-sons parallles au moka dherbe, de pierre, de glace, de ciel, elle drobe laprsence de la montagne, et sarme la manire du chaud et du froid.

    Crera-t-elle un monde ? Je ferme les yeux pour croire que de grandsnuages blancs schappent des corps les plus aims et, mes enn, endes lenteurs premptoires seeurent. Mais pourquoi soudain cette vo-lont de combat. Ces candeurs peine tangentes se heurtent, se pntrentet chaque choc les dforme, douloureusement. La boxe des mes va m-ler haines et dsirs, les vrits dont on a honte, celles dont on a pudeurcomme lautre boxe, les muscles, la sueur, le sang, les cuisses, les bicepset les colres amoureuses des peaux que le moindre voile de duvet rvletrangres les unes aux autres.

    Le bonheur nat-il des coups donns ou des coups reus, et le malheurde ceux qui ne furent point donns, de ceux qui ne furent point reus ?Drle de question se poser, paupires closes, lorsquon est venu deman-der au soleil de juin, lair des glaciers, la plus intime mtamorphose etla plus solitaire. Hlas ! un corps exige sept annes pour se renouveler. Lamontagne, elle, change de couleur insensiblement. Mais, quoi bon lessymboles dun alpinisme primaire et rconfortant puisque je natteindraipas ce soir, au bleu, ce bleu dit, bien propos, bleu de ciel.

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  • CHAPITRE III

    LES DERNIRES PRSENCES

    S une valise entrouverte.Ple-mle sy entassent des livres, des tricots, du linge et des cra-vates bien inutilement anglaises pour cette solitude choisie. Jeme

    baisse, plonge les mains au milieu de tout ce dsordre et me rappellequhier encore on riait de me voir si maladroit.

    On ?Qui au fait ?Certes ils ntaient pas en grand nombre ceux qui me donnaient lim-

    pression que la scne ntait pas tout fait vide o chaque jour sessayait de nouvelles tragi-comdies. Maintenant, il sagit non de sacharner en-core quelque essai mais doublier les syllabes dun prnom, une bouche.

    Or quand jopte pour lnergie, mme si cest contre moi, mme si jesuis seul en cause, an de ne point trahir ma volont de force, il me fautdabord armer voix tonitruante.

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  • Mon corps et moi Chapitre III

    Rsolu couvrir les accents trop connus et me refuser ltreintedune mmoire pour laquelle je nai dj montr que trop de complai-sance, je rugis : Assez Assez Assez.

    Moralit : la femme de chambre de ltage frappe ma porte. Ces crisont d lui donner un espoir de fait divers. Monsieur a sonn ? Je mevenge, et comme si limportune ntait quune simple bonne tout faireje lappelle Marie : Non, Marie, je nai pas sonn, je nai besoin de rien,Marie. Ne vous drangez pas si je parle un peu fort. Je nai ni la vrechaude ni le dlire. Je rcite mes rles, Marie. Pensez que je suis un acteur.Aimez-vous le thtre, Marie ? Je vous donnerai des billets, Marie.

    De lautre ct de la porte, elle grogne de dception. Dame, comment, moi tout seul, aurais-je pu lui orir un crime passionnel. Pauvre Marie.Allons, ce sera pour une autre fois.

    Dlivr de cette sotte jgrne encore quelques assez, puis en silence (levoil, Marie, notre cher crime passionnel) je dchire une photo et commesi je pouvais en cachant les dbris me drober au souvenir, sous les bro-chures, les gilets, jenfouis des toiles ingales de carton.

    Demain jouvrirai la valise pour prendre un roman, un sweater, maisje ne recollerai pas les morceaux du pass, dhier, de cet hier dont lombresappellera peut-tre demain, mais dont il ne faut pas que la hantise craseaujourdhui.

    Aujourdhui, bien vide, bien blanc, bien seul.Demander secours des prsences extrieures cest croire au miracle

    des changes. Or les cratures assembles se prennent beaucoup les unesaux autres et ne se donnent rien. O va donc le fruit des larcins rci-proques ? Jaimerais croire quelque cagnotte de lesprit, au patrimoinede lhumanit. Et cependant de cette humanit je continue ne pouvoirprendre notion que si, libre de tout contact tranger, je suis enn lhommeseul. Et qui donc na pas senti que pour tre un homme, pour tre, il fallaittre lhomme seul. Je ne suis que par ce qui mloigne des autres et, merendant incomprhensible aux regards de leur intelligence, les rend aussiincomprhensibles moi-mme.

    Cest donc pour encourager les plus srs espoirs que je rpte : Au-jourdhui bien vide, bien blanc, bien seul.

    Il ny a pas de bruit dans cet htel.

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  • Mon corps et moi Chapitre III

    Le silence va-t-il valoir mon cur de sentendre battre ?Ce cur, auparavant, lorsquil a battu (excusez du romantisme),

    lorsque mon cur a battu par dautres, pour dautres, parmi dautres,il ntait pas le mtronome de soi-mme, mais chacun de ses coups nefaisait que dsigner un moment du dsordre.

    Oui, je le redirai, tous mes essais furent prtextes me dissoudre, meperdre. Au long des nuits, si jeme suis dvou certains corps, ctait pouroublier le poids du mien, et si jai t curieux des mes qui passaient, ilfaut lavouer, cest que la mienne tait delle-mme incapable dexaltantessurprises.

    Condamn tout le jour ignorer la sensation dtre, parce quecondamn ne pas tre seul, le soir, lorsque je me trouvais libre enn,je navais pas le temps de mhabituer moi-mme. Pour chapper au ma-laise initial de ma propre rencontre, jacceptais encore des prsences. Etainsi, an que pt mieux svaporer la premire angoisse du contact avecmoi-mme, je cherchais quelque autre pour, lheure du sommeil enn ve-nue, laisser schapper, se transposer, sans moyen choisi, le plus secret,le rel de mon tre dont la rvlation mavait t donne par des tats etnon par des images ou des sensations.

    Nuits sans gestes et sans paroles, nuits qui ne connaissaient point lescauchemars. Un sommeil parallle empche la douloureuse surprise desrves. Or ces rves, si cruels aient parfois t les bouquets de torture dontils se plaisaient maccabler, mes rves, ne sont-ils pas justement ce enquoi mon orgueil aime chercher des raisons. Je ne suis pas Hercule.Et puisque je nai pas entrepris les douze travaux, pourquoi accepter deler aux pieds dOmphale ? Pourquoi accepter de dormir entre des brasde crature humaine, tentacules de la plus inexorable des poulpes ?

    Parce que je me rvoltais davoir abdiqu, aprs des heures dans le litde quelque autre, je hassais le corps lombre duquel je venais de reposer.galement, je hassais lesprit tranger nourri du mien et qui, dailleurs,mourrait au moins quelques instants, de sen tre nourri , lesprit quejavais cru miroir o je ne mtais pas vu, o je ne mtais pas noy.

    Je condamnais la dernire prsence, me levais, me rhabillais, partais.Mais toujours la bonne rsolution tait venue trop tard. Javais commencpar cder.

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  • Mon corps et moi Chapitre III

    Cest pour mieux fuir la tentation que jai dchir une photo, que jedcide aussi de navoir point piti de la rose, qui achve de se faner dansmon verre dents.

    Hier, elle spanouissait mon manteau.Une amie lavait prise au bouquet dun bol persan.Cette amie partait avec un demes amis le mme jour, la mme heure,

    par la mme gare mais pas pour le mme endroit que moi.Jaurais pu essayer daller avec eux.Je navais pas voulu. Je regardais lun et lautre. Mes yeux taient-

    il donc si tristes quils me comblaient de promesses : On tenverrades cartes postales. Huit coups la grande horloge et mes oreilles nepeuvent sempcher de penser un glas. Le glas du dpart. Je veux croireen mon sacrice, et que ceux dont je me spare volontairement mritentmes regrets.

    Il faut en convenir : tous deux sont beaux et grands par le cur, les-prit. Cette femme, ce garon, mes prfrs, pourquoi avoir dcid de vousquitter ? Dj un grand cube de poussire, la gare ore une de ces sur-faces linconnu. Nous sommes arrivs une demi-heure avant le dpartdu train. Lhorloge rpte ses huit coups. Il est donc huit heures.

    Au fait, huit heures de laprs-midi ou huit heures du soir ?Les villes ignorent le crpuscule. Sur elles la nuit tombe, mais ne

    descend jamais. Aucune vapeur ne ma doucement habitu aux tnbrescomme la maladie dun tre cher la mort.

    De grosses lumires bien rondes tremblent. Au-del des quais deslignes noires nissent trop vite par ntre mme plus deux deux lui-santes sur le sol. Toutes les couleurs sont mortes subitement. La tringlede cuivre qui court au long des vitres du wagon a mis mes doigts uneodeur triste. Un coup de siet et ces deux prsences, elles aussi, aurontcess dtre.

    Alors, dcid ne rien perdre des derniers moments, je rectie la posi-tion. Mon corps coupait la porte en diagonale. Le voici droit. Je redeviensattentif.

    Lami parle.Si vous voyiez Crs en voyage, vous ririez bien. Elle emporte toujours

    un fromage avec elle ! Je rpte :

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  • Mon corps et moi Chapitre III

    Crs voyageavec un fromage.

    Est-ce une phrase ou un distique ?Crs voyageavec un fromage.

    Y a-t-il quelque drlerie dans cette phrase, ce distique ? Je ne ris pas,mtonne de ne pas rire. Je ne suis dj plus avec les hommes. Je ne suispas encore seul. Les autres, dont il nest rien qui ne me laisse indirent,depuis que jai dcid de les fuir, nont pas ni de me tenir en esclavage.

    Nirai-je donc jamais jusqu cette belle libert bien neuve, mon or-gueil ?

    Si je pars sans emmener personne, qui demander le secours dela chair, de la parole ou de lesprit, cest que jai renonc aux consola-tions anecdotiques. Des essais auparavant tents, jai d, enn, maper-cevoir que ne pouvait attendre aucune sensation de grandeur ou de vrit.Clown, javais tout juste dans mon orgueil la triste rcompense de sentirmon cur se briser. Jen orais les morceaux quelques-uns parmi lesautres et, entre deux clats de rire faux, javais laudace de croire monmalheur. De toute cette comdie, seule peut me laver la solitude

    Peut me laver la solitude ?Oui, condition que soublient les anomalies de dtail et que ne soit

    point frustre langoisse, mon fauve aux belles dents.Ainsi ai-je dcid quil en serait pour moi. Hlas ! en dpit de mes

    rsolutions, cest une surprise peureuse ds que la rose, dans une gare, huit heures du soir, eeure ma joue.

    Une rose qui meraie. Mon menton se croit-il donc coupable ? Je de-mande mes amis : Avez-vous la notion du pch ?

    La femme a piti ! Cher, nos trains ne partent que dans vingt minutes.Allons boire !

    Le buet du P.L.M. huit heures du soir.Un escalier modle escalier de lOpra mne les dneurs de somp-

    tueuses destines. Nous voudrions bien monter au premier. Mais l il faut

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  • Mon corps et moi Chapitre III

    manger. Nous sommes condamns au rez-de-chausse. Le groom indiquele caf en bas.

    Quallons-nous boire ? Lamie dcide du champagne .Mes mains sadaptent la coupe quelles portent jusqu mes lvres.

    lordinaire jai horreur du champagne. Celui-ci me semble exception-nellement dlicieux. Est-ce pour mieux avoir piti de cette femme en noir la table voisine, une femme seule, sans ge, sans beaut qui boit un thtriste, quelle ne console daucun sucre, citron, rhum ou lait, un th nianglais ni russe et libre de nuages comme le ciel des journes trop crueset dont on ne sait leur lumire si elles sont chaudes ou froides.

    Une femme seule boit un th triste.On emplit ma coupe.Je bois.Tout va-t-il redevenir incomprhensible ?Je mtonne bien haut ! Du champagne au buet de la gare de Lyon

    la n de laprs-midi ? La n de laprs-midi pardon. Il est huit heuresdu soir. Huit heures un quart mme. Entre ces deux compagnons je mecroirais volontiers pendule, une pendule trop sentimentale pour avoir no-tion de lheure quelle doit marquer. Et pourtant elle na dautre mission.Une pendule inexacte entre deux ambeaux. Et si lon vendait la pendule ?Se souviendront-ils un peu de moi seulement ? Consciencieux, je regardede droite gauche. lune et lautre, trs bas, javoue : Je vous aime. Et la voix un peu plus forte je supplie : Il faut, vous, que vous maimieztoujours. Une main de femme, une main dhomme se partagent mes dixdoigts. De celle qui reste libre lamie porte mes lvres sa propre coupe. Bois, darling.

    Tout cela pourrait bien sappeler bonheur.Je ne sais point de mots plus doux prononcer que deux prnoms. Le

    monde entier peut-tre sera sauv par la grce de justes syllabes. PourtantNotre-Dame tout lheure, entre les deux peupliers de son quai, salour-dissait de plis de pierres, tristes comme ceux des robes de veuves lacampagne.

    Pourquoi ma-t-on lev dans les prceptes dune religion qui exaltela tristesse et la sourance ?Mon nez pourtant a linnocence de nimporte

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  • Mon corps et moi Chapitre III

    quel museau. Si javais t animal jaurais t fort russi. Mais homme ?Quai-je fait de toute mon existence avant darriver au buet de cette garedu P.L.M. ?

    Ce champagne qui vient de mattendrir, peut-tre pourra-t-il dautresmiracles ?

    Jaime la rose de ma boutonnire, mes amis, et sils me demandaientencore une fois de les accompagner, je partirais avec eux.

    Ils ne morent rien.Nous sortons du buet.Je monte dans mon wagon.Au revoir.Le train est parti.La rose de ma boutonnire est tout ce qui me reste de leur amiti.La rose de ma boutonnire est devenue, aprs vingt-quatre heures,

    une pauvre chose recroqueville, dans un verre dents. Aucun pardon.Jeeuille la rose comme jai dchir la photo. Frres des toiles de carton,les ptales tombent, pluie pauvre, sur les sweaters, les livres.

    Des veines battent mes tempes. Lobstination de ces cloches dansma tte, faut-il lappeler un glas ? Un glas comme en sut sonner, voicivingt-quatre heures, lhorloge de la gare de Lyon.

    Adieu cet hiver, ce printemps, les ponts que je ne pouvais traversersans bonheur, lorsque le ciel tait si fragile au-dessus des Tuileries queles nuages se faisaient plus lgers pour sy pouvoir encore suspendre ;adieu, boutiques, arbres, becs de gaz et ce sergent de ville, non seulementimpermable mais amoureux de leau du ciel, puisquen dpit de la neigede janvier, de lobstination pluvieuse de fvrier, des giboules de mars,des ondes davril, des orages de mai, je le retrouvais toujours sa placeet pas mme un peu fondu. Brave petit ic ripolin, tout un euve coulait vos pieds, vous nen tiez pas plus er, mais, dnitif, vous donniez decurieuses tentations cet ami qui rvait de vous voir faire lamour avecune petite sur des pauvres. Daphnis et Chlo de bure et de gros draps,vous volez au-dessus des maisons, des glises, des tours, anges de la ville.Mais, comme les autres anges, ceux de mon enfance qui avaient un corpssi doux quon le croyait sans os, comme tous ces anges, vous tes dj le

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  • Mon corps et moi Chapitre III

    pass. Le pass des vieilles gens. Il faut laisser cela : il faut tre sage.

    n

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  • CHAPITRE IV

    MMOIRE, LENNEMIE

    J pas les morceaux du souvenir.Le ciel craquel des puzzles ne ressuscite point la ferie.Ce que je me suis rappel ne ma jamais donn limpression devie que

    par de nouveaux regrets suscits. Aussi, de tous les hommes, les plustristes et les plus malheureux mapparaissent ceux qui naquirent dousdes meilleures mmoires. Ils ne triomphent point de la mort mais, par laplus inexorable fatalit, chaque transsubstantiation quils essaient, au lieude prolonger leur pass, tue leur prsent. Victimes de leur insusance, ilsvont, condamns ne rien voir du spectacle nouveau quils ngligent dansun docile espoir de recommencements, dont au reste nul ne leur sauraitsure.

    Pour moi, tout ce que jai appris, tout ce que jai vu, ne travaillera qumon ennui et mon dgot, si quelque nouvel tat ne me vaut loublides dtails antrieurs. Ds lors comment ne point baptiser ennemie une

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  • Mon corps et moi Chapitre IV

    mmoire aux rappels obstins ?Et puis rien ne se peut exprimer de neuf ni dheureux dans un chant

    dj chant. Les lettres, les mots, les phrases bornaient nos avenues, nosaventures. Lorsque je leur ai demand de dnir mon prsent, ils lontmartyris, dchiquet.

    Bien plus, je navais recours eux que parce que je doutais de ce pr-sent.

    Et certes, lorsquil sagit de parole ou dcriture, larmation prouvemoins une certitude quun dsir de certitude n de quelque doute au fond.

    Ce qui en moi fut indniable, je nai jamais eu la tentation den fairepart qui que ce soit. Au contraire linstable, linquiet exigent une pro-clamation. La pense en mouvement ne dsire rien plus que se ger dansune forme, car, de larrt marqu, nat lillusion de ce dnitif dont larecherche est notre perptuel tourment. Ainsi leau de la mer recueilliedans quelque bol se cristallisera, deviendra sel. Mais ce sel comment leconfondre avec locan ? Sil est tir dune masse livre au tumulte desforces obscures, il ne nous appartient pas doublier que seule cette inter-vention, qui contraignit au repos son lment originel, lui permit de deve-nir ce quil est. Pour locan, je puis usant dune mtaphore tel pointuse quelle possde enn le mrite de ntre plus dangereuse par quelquepittoresque le comparer lhomme : je prtends quil ne doit vouer au-cune reconnaissance ces parois qui, faisant prisonnier un peu de lui,permettent ce peu de se transformer. Ce qui revient dire quun tatpremier se sut soi-mme et ne demande secours ni la philosophieni la littrature. Il se subit et na dautre expression quun chant aec-tif interne et sans syllabes. Ainsi, une page crite plume abattue, sanscontrle apparent de ces facults domestiques, la raison, la conscienceauxquelles nous prfrons les fauves, sera, malgr tout, laboiement ar-gotique et roublard, mais non le cri assez inattendu pour dchirer lespace.Les mots appris sont les agents dune police intellectuelle, dune Roussedont il ne nous est point possible dabolir les eets. Eets bons ou mau-vais ?

    La logique, la rexion nexistent que faute de mieux.Parce que certaine richesse qui faisait le lourd bonheur du sang et

    le poids de ce qui en nous est apte percevoir et non dire, parce que

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  • Mon corps et moi Chapitre IV

    certaine richesse fut au long des sicles dilapide, lhomme, en vengeance,a conu lamour des mots et celui des ides. Cest pourquoi, ce me semble,il faut dnoncer quelle faute de mieux fut, ce qui dailleurs continue sembler aux moins indulgents, sujet du plus lgitime orgueil. Au reste,par leet dune loi daller et retour, sans quoi lhumanit serait trop vitearrive au bout de son chemin, lintelligence parvenue certain pointne semble avoir rien dautre faire que son propre procs. Dbats sansindulgence. Elle-mme se condamne. Et cest une telle tragdie qui met leplus profond dsespoir dans la vie des plus audacieux et des plus francs.

    Spontanment spontans, nous naurions aucune raison daimer laspontanit, den faire lloge. Seul un tre linstinctmoribond enviera labrute. Joie des anmiques, des puiss qui entendent expliquer les vestigesde leurs apptits par linstinct vital. la vrit ce qui importe, ce nestpoint une explication, mais le triomphe subi de linstinct vital lui-mme.

    Lys mieux vtu que Salomon dans toute sa gloire, parmi tant deplantes rptes, que monte enn lorgueil daujourdhui. Lys mieux vtuque Salomon dans toute sa gloire, ou bien arum dont les bords ourlsrendent, par leur voluptueuse innocence, plus terriante encore la cou-leur marcageuse dune tige qui a pris pour elle seule les mauvais dsirsde la terre. La eur est si belle que, grce la joie des yeux, les narinescommettent un abus de conance et, bien quaucune odeur ne soit venueles griser, pensent que le nom nest point arum mais arme et quil futjustement donn.

    Arums et lys, armations bien prsentes, luisez davantage pour exa-grer votre force, votre sduction spontanes et nous faire mpriser d-nitivement ces petites boules dun mimosa trop sec : nos souvenirs.

    Mmoire, mimosa. Mmoire mimosa. Joli titre pour une valse jouerlorsque la vie boite et que la fentre est ouverte sur un jardin triste. Mi-mosa. Au plein midi nous avons pens notre hiver. Nous avons voulufaire des provisions de soleil. Une plante sorait qui fut mise en panier.Aujourdhui le ciel tait lourd et pourtant il faisait froid. Nous avons cher-ch rappeler la lumire absente. Nous avons ouvert le panier. Mmoire,mimosa, mmoire, mimosa. Mme la couleur sest recroqueville. Il nya plus de parfum, mais cette tristesse qui se respire, les jours de janvier,

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  • Mon corps et moi Chapitre IV

    dans les salons de province. Mmoire, vos eurs, votre mimosa sent lerenferm.

    Si je prends une branche, toutes les petites boules tombent, scrasent.Mmoires, vos lampions ne sont pas seulement lamentables mais fragilesaussi. Aucun nclaire, et la tige qui les assemble nore pas lunit du lysni celle de larum.

    Les moments antrieurs ne tiennent pas la branche. Jai dit quetoutes ces petites boules jaunes quon avait prtendues dor, jai dit quetoutes les petites boules jaunes taient tombes terre. Les voici crases.Elles ont laiss de pauvres taches mes doigts.

    Alors pourquoi sans cesse recommencer ? Pourquoi vouloir et dequel droit habiller notre mmoire selon la mode hypocrite des autreshommes ? Il ne faut pas rincarner ce que nous avons le mieux aim.

    Si je prtends encore savoir, me rappeler, que restera-t-il, nalement,que restera-t-il devant la glace ? Moi avec la tte lourde du point din-terrogation et sans mme, entre ce moi et la glace, un halo doux pourvoiler des traits que mon ennui, toujours, retrouve. Le halo doux, cestquelque histoire, une histoire qui dj nest plus vraie et dont je ne puisdj plus penser quelle lait jamais t. Mais, aprs la mmoire, avantloubli, cest la paix et son clair brouillard, un voile ne pas dchirer. Mesdoigts saignent davoir compt des vertbres, mes paumes sont meurtriesdavoir caress des squelettes. Exactitude des os, des chairs molles, maisqui nest pas la vrit. Les couleurs sont absentes, seules aptes parfairela rsurrection. Il faut que la mmoire se taise, entremetteuse des jours depluie. Elle a vendu, hypothqu toute chair, lhumaine et celle aussi deseurs qui furent de nos jardins secrets, tout cela pour une petite renteviagre qui ne peut rien contre lennui.

    Si jai pris la fuite cest seule n de me mettre en ordre avec moi-mme. Il faut donc couvrir la voix qui accumule tant de dtails tropconnus, essaie les plus grossires sductions.

    Jimposerai bien silence la maquerelle. la cantonade, sans avoirlair de rien, elle annonce ces dames au salon puis, vers moi penche,susurre mon oreille : Les dames sont au salon, nues sous un tulle lger,si lger. La tte quelle fait, lorsque je dclare : Ce soir je veux le voileet non la chair. Elle ricane, comme si jtais ivre, hausse les paules :

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  • Mon corps et moi Chapitre IV

    Pauvre fou ! , essaie un geste qui me donne chaud puis, enn, me laisseen paix.

    Prcisions, statistiques : autant dinutiles obscnits.Les souvenirs me condamnent au remords. Et tout de mme la pa-

    rade continue. Cest que lodeur mauvaise des rminiscences attire lesmouches. Je vous jure que a ne sent pourtant pas la chair frache.

    Et voil quil ne sagit plus seulement dapporter une livre bien sai-gnante, mais les curieux insistent. qui la-t-on prise cette chair hu-maine ? Et il va falloir rpondre.

    Alors intervient une volont de mensonge. Ceux qui aiment les motsdistingus lappellent pudeur. Dautres les plus habiles disent quilest temps de passer aux choses de lart, et pour se donner du cur, surlair des lampions, ils se chantent eux-mmes : transpositions, transpo-sitions, transpositions.

    Et hardi petits ! Nous aussi nous savons fabriquer de la fausse mon-naie, des faux visages, des faux noms. Nous aussi nous allons crire desromans, des confessions et servir une belle tranche de vie. Au travail.

    Demi-aveux, les pires mensonges. Doit-on accuser le dfaut dinven-tion ou la joie de se brloter au feu qui fut celui de la plus belle jeunesse ?

    Aprs avoir err par les rues, si je nai pu y dcouvrir quelque raisonde mattarder ou de prolonger ma promenade, rentr chez moi, lorsquejouvre un livre au hasard, plus encore que de la pluie, des badauds oudes importuns croiss tout lheure chemin faisant, je mirrite de cetteimprimerie. Les hommes nont de souvenirs ou daveux quan de cacherce quils craignent de dcouvrir de leur vrai visage, de leur prsent.

    tranges perruquires que vos mmoires, vous tous qui avez crit,peint, ou sculpt. Vous vous tes maquills et, avec des grimaces sous dufard, avez tent de donner les minutes touchantes des visages humains.Souvenirs et intimes dsirs jamais assouvis et mme non avous, vousavez voulu tout concilier par le jeu de quelque logique.

    Lart ?Laissez-moi rire.Je pense ces bals o le travesti est prtexte corriger la nature. Ceux

    qui nont pas trouv leur vrit tentent une autre existence. Toutes les viesmanques sinvertissent, pour un soir. Mais lexhibitionnisme ne donne

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  • Mon corps et moi Chapitre IV

    point dailleurs limpression de quelque franchise ou de quelque ralit.Les femmes apparaissent sans hanche ni poitrine. Les hommes ont descroupes et des ttons. Or voici quune virilit soudain srecte et soulveen son beau milieu la robe dune courtisane grecque. Hommes, femmes ?On ne sait plus.

    Il y a des maisons o ces ftes se produisent plus de deux fois paran. De nocturnes garons y rgnent en tuniques, tutus et paniers quitaient encore quelques annes auparavant des petits bougres bien cam-ps sur des pieds aux grosses chaussures. Jeunes maons que linnocencedu pltre dsigna au dsir dun tranger, avant le rgne des robustesAnglo-Saxons, vous aimiez pourtant les petites gonzesses bien balances.Mais il y eut un coup dil, un mot, une promesse. Et puis il est si facilede se laisser caresser par nimporte quelle main, les yeux ferms. Alorson nit par trouver, sans sapercevoir de rien, got la chose.

    Certaine rsolution prise, la vie, se dit-on, va, dsormais, devenir bienfacile. Et vite, de choisir dans tout ce qui a t vu, entendu, senti, devinles lments dun rle et dimposer silence tout ce qui rendrait prcairelattitude.

    Vie du corps, ou vie de lesprit, ceux qui voulaient tre, tout prix,des satisfaits, se sont spcialiss. Ils sont dune assez lourde paresse pourcroire la perfection dans la jouissance ou la russite, et ne compren-dront jamais quune telle perfection, si elle tait humainement possible,ne lgitimerait rien.

    Mmoire lennemie, mmoire la btarde, tu as beau user de tousles trucs, topposer la surprise, tes disciplines nont jamais empchlhomme de se sentir nalement ls, ni de souhaiter, mme lorsquil fai-sait semblant dtre soumis, quelque rvolution dans sa chair, son cur,son intelligence, sa cit.

    Les lois auxquelles nous nous condamnons par souvenir ne nous ontjamais rien apport qui pt sembler juste en soi, et certains, de la craturedamour lhomme desprit, ont eu beau se fabriquer des codes, si subtilessoient les ressources de lart du toucher ou de la conservation, jamais detoute leur science nous ne tirerons aucune joie. Les plus habiles caresseset les mots bien placs ne valent pas une main grossire, mais mue, outrois syllabes qui senvolent dune phrase.

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  • Mon corps et moi Chapitre IV

    Or celui dont la mmoire ne peut se taire, mme et surtout sil entreavec elle en lutte pour ne plus permettre aucune contradiction sa chair,son esprit, perdra jusquau dernier pouce de son innocence.

    Enfant des faubourgs, gn par le souvenir de la soupe sous la sus-pension de zinc et de porcelaine, couleur cladon, incapable de supporterlimage de la Nini dautrefois, parce quil a trouv beau le torse de ce jeunehomme auquel il sest vendu pour rigoler , pour voir , un matin ila bris le mtre pli en quatre qui battait contre la jambe dans la pochedu pantalon de gros velours. Un pot de crme adoucit le visage. Le soir,bal musette. Les trangers aiment ces endroits comme Notre-Dame. Ilsy vont avec la mme conscience, mais comme on ny vend pas des m-dailles, comme on ny brle pas de cierges, aprs plusieurs nes on achteun petit poisse. Le voyou apprend vite choisir les plus jolies cravates. Ilen a toute une collection. Il danse bien, il chante. Lui aussi il va faire delart. La tuberculose, la coco ont dj creus son visage mais pas encorean ses mains. Il a un camarade quil aime bien et contre qui il voudraitdormir tout nu, et sans rien faire, comme un bb.

    Mais voil, il y a le travail. Comment oublierait-il le rle quil sestchoisi ?

    Ils sont plusieurs gigolos qui seorcent bien rciter, bien chanterdans ce bar o des noctambules vont pour se divertir, sencanailler.

    Lun cause de sa ressemblance avec certaine grande comdienne,dans une robe qui laisse, chaque mouvement, voir une ligne de peauanmique entre le corsage et le vertugadin, incarne Climne. Il y a deuxans, il tait ouvrier plombier. Le voici coquette. Ses bras sont blancs,les aisselles piles. Le malheur vint de ce quil navait pas de sant. Etpuis quoi ! a nest pas drle de passer sa vie souder des radiateurs. Ilalla rparer le chauage dun homme de thtre qui avait de mauvaisesmurs Et tout fut dit.

    Dame aux camlias des faubourgs, il crache le sang. lautomne ilmourra. Il sait dj que ce sera par un aprs-midi tout jaune, tout rouge.Dehors, on attendra le dernier orage. Il aura essay, pour lui seul, cettefois, de maquiller encore son visage. La vre fera fondre toute sa crme.Il aura horreur de son corps, des lambeaux dme et de poumons qui luifont mal dans la poitrine. Il pensera aux petites lles de la rue quil aimait

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  • Mon corps et moi Chapitre IV

    quand il avait quinze ans. Une boue plus chaude ouvrira grande la fe-ntre. Une feuille tombera au pied de son lit. Et il ne comprendra plusrien aux objets, aux photographies. Alors il se raidira. Baudruches m-chantes, des corps quil lui fallut subir voltigeront par toute sa chambre.Il se cachera sous ses draps, se sentira poursuivi, voudra fuir, se lvera.Ses pieds glisseront sur le carreau. La concierge le lendemain le retrou-vera mort. Elle dira quil tait dj aussi froid que le carrelage.

    Les garons qui travaillaient dans la mme maison que lui couvrirontde eurs blanches son corbillard. Ils seront tous son enterrement.

    Et que fera Climne lan prochain ?Ils se disputeront les pauvres nippes, le vertugadin, les vers de Mo-

    lire, ces jeunes voyous qui savaient autrefois de bonnes injures biensaines sur les fortifs. Depuis, ils ont appris piailler comme des lles et chanter le rpertoire de Raquel Meller.

    Ce jeune saint Sbastien de la zone, habill en rat dhtel, dsigne sonentrejambe !

    Voici la eur de voluptQuand il est ivre, il montre sous des bracelets de cuivre dor deux ci-

    catrices aux poignets. Il a essay de souvrir les veines. Petit Ptrone ana-chronique de beuglant, il na pas su mourir, mais depuis cet essai manqu,des bouquets, les plus mauves, les plus tristes, sous ses yeux, se fanent.Quil reprenne son refrain : Voici la eur de volupt , et je songe ces longues eurs pourpres dont se couronna Ophlie et que, nous ditShakespeare, les bergers appellent dun nom licencieux et les jeunes llesrserves, doigts dhomme mort.

    Un jour sans doute, le Ptrone rat deviendra lOphlie russie ducanal Saint-Martin.

    Un ngre a un pauvre sourire dans un coin. Ses jambes nues sortentdnormes chaussures. Il porte une vieille jaquette de laine grise. On luifait comprendre que cest son tour. Il quitte sa veste, ses godasses. Il estnu. Sa peau a la couleur des perles noires. Un petit caleon blanc de lune lautre cuisse ploie sous le fardeau dun sexe africain. Et il danse. Et endansant il embrasse sa poitrine, caresse ses paules de ses grosses joues.La musique sarrte. Il a envie de pleurer. Le caleon lui fait honte. Sonnom aussi. Une Amricaine lui a demand comment il sappelait et il a

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  • Mon corps et moi Chapitre IV

    rpondu : Moi belle Lola ! Voyous blancs, obscne petit ngre, laudace de vos gestes, leur exhi-

    bitionnisme de commande ne signient ni la franchise ni la vrit.Vous ne donnez point une expression dhumanit sincre.Mais rassurez-

    vous, ailleurs ce nest pas mieux.Vous tes des artistes comme dautres. Or votre art ne vise quun coin

    de la pauvret des hommes. Et je veux croire leur richesse diuse.Mais, si je madresse aux livres plutt quaux tablissements de nuit,

    je ne vois encore que fausses rvlations. Tout, ici comme l, se trouvetranspos. On truque.

    Que Proust par exemple ait fait dAlbert une Albertine, voil qui men-gage douter de luvre entire et nier certaines dcouvertes qui myfurent prsentes chemin faisant. Bien que lauteur mait paru assez peusoucieux des biensances et libre dentraves conventionnelles, il mest dif-cile de le croire proccup de la seule tude entreprise. Il sest souvenudes rgles de la civilit purile et honnte et, par la faute de sa mmoirepolice, la transposition combine enlve son uvre le plus fort de lac-tion quelle et d avoir.

    Au reste il faut bien dire la louange de lauteur que son subterfugene saurait gure nous abuser, mais si nous devinons la vrit ou tout aumoins une partie, si nous sommes en mesure darmer quAlbertine taitun garon, lidentit des autres sexes, de ce fait, ne nous apparat pluscertaine. Cette tricherie tue notre conance.

    Proust, dira-t-on pour sa dfense, ne fut pas le seul user de tellesprcautions oratoires. Et certes, je puis vous citer lexemple de ce jeunehomme bien lev qui, dsireux de rendre hommage aux compagnons deses nuits, essaya dcrire un livre, et parce quil ne pouvait sempcherdy chanter tout au long un hymne de reconnaissance au mle, prta sespropres aventures une femme, quil t marquise, fort belle et de cuissefolle.

    Un troisime a une absence bien rjouissante.Il feint de parler une jolie lle, et tout coup victime de la prcision

    dun tendre souvenir et, sans mme, la correction des preuves, saper-cevoir de linvolontaire aveu, crit enlve tes chaussees, au lieu de enlvetes bas.

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  • Mon corps et moi Chapitre IV

    Le mme, quand il mange une pche, se soucie-t-il de savoir si le fruitest mle ou femelle ? Je crois que, dans un lit, il ne doit gure plus penserau genre du sexe dont il senivre. Mais le travail damour achev, lorsquilsera question de souvenir, sil donne de fausses preuves, de faux noms, defaux dtails sur une poitrine ou ce qui se trouve lordinaire entre lesjambes, il se dlectera de sa propre hypocrisie et baptisera perversit lepetit mensonge bien empapillot.

    Ainsi voulant revivre ses aventures plutt que den tenter de nou-velles, il essaie un monde auquel il ne sera pas mme tangent et dont ilnaura ni chaud ni froid.

    Cet homme qui a une bonne mmoire stonne de sennuyer et aussidavoir honte. Quon lui pardonne pour tant dingnuit.

    n

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  • CHAPITRE V

    SEULE, UNE LONGUEOBSCNE MEMBRANE

    P , si je voulais bien oublier des noms, des voix, detrs loin peut-tre, sur ma solitude viendraient se projeter, cesoir, desombres mauves, non, pas mme mauves, mais gris de lin, des ombres

    mles dans un seul bonheur et marquant le sol dune condence lgre.Alors quimporte si dans la ville antrieure vinrent des hommes, des

    femmes aux mauvaises intentions. Un temps, ce fut la tourmente, qui,majeure, dracinait tout et que je nosais nommer, car seul le mot haineet convenu. Poignets tordus, grands yeux qui mimploriez et mes dentsrjouies de mordre, une canne leve certain soir sur un dos qui avait froidet des ammes dun mme feu qui ne steignait point, vacillant de lun lautre des charbons rougis, sanglante nourriture. Puis il y eut surtout lepetit matin dont se givra lincendie nocturne.

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  • Mon corps et moi Chapitre V

    Toute la nuit, femme aux yeux couleur de euve, toute la nuit on avaitdans chez vous et vous aviez t plus ple, plus bleue dans la pourpredun rve. Or voici quil tait parti, celui qui avait rgn sur la fte car ilne savait marcher sans danser, non plus que parler sans chanter. Il sentait all loin de vous, loin de moi, parmi les autres, sans rien savoir, nivouloir deux, comme un enfant, comme un fauve. Dehors, ctait une nuitcouleur diris noir et semblable aux tentations qui faisaient son visagetriangulaire, son regard liquide et ses lvres plus habiles frmir que desailes.

    Lheure tait venue pourtant des penses libres. Trop las pour men-tir encore, avant de chavirer nouveau dans la vie qui recommence enbas sur le trottoir et au milieu des rues, les cratures parviennent cepoint du temps o il est possible de se comprendre.

    Se comprendre, se prendre et non avec des mots ou des doigts, maispar la grce de ces antennes invisibles qui font des curs, laube, lesplus tranges libellules.

    Et vous, femme, parce que, disiez-vous, lheure avait sonn des pen-ses libres, vous ne cachiez plus rien de votre angoisse et puis, tout coup, grce aux lumires, aux boissons, prtendiez quil ne fallait plusavoir peur, que vous naviez plus peur. vous seule vous essayiez de re-faire le monde et, au milieu dune fusion que les autres ne percevaientpas et dont vous apaisiez les lments, vous alliez, semblable en votre im-passibilit Dieu le septime jour. Hlas ! au petit matin, il ne restait quedes verres moiti vids, nos frissons et des courants dair. Vous redeve-nez la crature frileuse dun monde dont tout lheure vous ordonniez laferie. Vous me tendez la main, me donnez sentir comme elle est froideet soupirez : Il est parti.

    Oui, la fte nie, nous sommes seuls, seul seul. Vous ricanez, carvous avez vu nos deux noms, deux murs parallles et trs proches, maisqui montent de chaque ct de limpasse sans se toucher. Vous ricanez. Unjour commence qui ne connatra ni le repos ni le pardon. Dehors, il y a delongues raies roses dans le ciel. Qui donc a gri laube ? Vous grelottez,et armez enmme temps : Je nai pas froid , puis minterrogez : Oui,mais lui, o est-il ?

    Parti lenfant qui sait danser et plaire et morte la ferie dont il nous

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  • Mon corps et moi Chapitre V

    tenta. Les taches du ciel ne sont point celles de lamour. Le jour na rienrepeint. Notre vie sera couleur de courbature, de froid. Nous nous serronslun contre lautre et lches ne pouvoir lutter. Un caf de chaueurs nousrecueille, et vous dites : Il est parti, mais, pourquoi serait-il demeur ?Moi aussi je partirai et toi de mme. Je serai seule, tu seras seul, il seraseul.

    Je lui serre les poignets car je ne veux pas quelle continue la plus tristedes litanies, cette conjugaison du malheur des hommes. Elle ne sent pasltau de mes mains. Elle dit encore : Nous sommes seuls, nous seronstoujours seuls. Quelle monstrueuse et obscne membrane pourrait nouslier les uns aux autres, tu entends, nous lier jamais ? La membrane delamiti, la membrane de lamour ? Nous serions alors semblables cesjumeaux qui naissent colls et que linvitable opration libre non pourla vie, mais pour la mort. Et ces jumeaux, qui oserait les condamner aurciproque esclavage de toutes les minutes ? Il nous faut tre seuls : seuls,toujours seuls.

    Une monstrueuse et obscne membrane ? Mais souvenez-vous, cettemonstrueuse et obscnemembrane nous lappelions un doux lien lorsque,l-bas, trs loin, du fond de notre ignorance et de nos quinze ans, nousrvions damour, damiti. Dj nous connaissions la solitude, mais cettesolitude, nous cherchions des mots pour lembellir, lexcuser et surtout lacirconscrire.

    Sa tristesse vague, nous voulions la croire mortelle. Doucement nouspensions notre n, un matelas odorant de eurs peine fanes surnotre tombe, au lendemain de notre enterrement. Or nous ne sommespas morts.

    Nous ne sommes pas morts et aprs les jours et les nuits de pour-suite, de vre, il nous faut encore inventer des tortures pour croireque nous vivons, aimons, hassons et, malgr la sourance qui nous me-sure, nous narrivons pas mme devenir un peu plus srs de notreexistence puisque, du mal que nous nous faisons, nous ne nous su-sons pas, puisque, triomphant de quelques dgots pisodiques, nous es-sayons dautres expriences, frappons toutes les portes, buvons tousles verres, et, au petit matin, nous rejoignons sans le got de ces utiles

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  • Mon corps et moi Chapitre V

    mensonges qui pourtant retrouvent leur couleur avec le soleil.Hlas ! femme, dans une salle embue de sommeil, laube dun prin-

    temps dont nous ne savions que faire, nous navons pas eu le bonheurde dormir, les coudes sur la table grasse. Nous navons pas eu le bonheurde dormir ni le courage de rcompenser nos mes. Ni lodeur du caf, nicelle du lait ou de la sueur humaine, ni le bourdonnement du percolateurnassourdissaient notre angoisse.

    Lil clair, loreille exacte, nous avons rv, nous avons souhaitdtre enterrs vifs. Les maons aux mes simples ne comprirent pas au-tour de nous. Ilsmangeaient de grosses soupes, buvaient un coup de blanc,et puis partaient pour des chafaudages o le soleil les visitait dans la joieet les chansons.

    Mais nous ?Je me tais, et vous, ma compagne, trangre, la moins trangre parmi

    les cratures rencontres, aprs linsomnie des choses en vain tentes, vosdernires forces arques pour une minute conante, vous pouvez toutjuste proclamer votre solitude et la mienne, et, parce que vous ne savezrenoncer lespoir dune consolation possible, la gorge rauque dalcoolet de malheur, douloureuse dune boisson qui brle sans rchauer, lefront las de chercher encore des raisons, tout de mme essayez de vouloirpersuader que tout est bien ainsi.

    Obstinment vous rptiez : Seule une longue et obscne mem-brane Mais vous saviez bien que votre peur de la nuit, du sommeildisparatrait si par hasard quelque longue et obscne membrane vous liaitpour lexistence entire quelque autre.

    Aussi, les aprs-midi, recommencions-nous, chacun de notre ct, unecourse aux scurits.

    Il fallait bien essayer de tout pour juger des possibilits, voir si lesautres croyaient en moi, acceptaient lide de mon existence

    Dans la rue, je souriais ce qui passait. Et quon mcoute, ce ntaitpoint simple volont de racolage mais cette soif de rencontre qui na rien voir avec le dsir par trop localis.

    Regards qui deveniez plus brillants, lorsque le jour baissait, des yeuxdans le brouillard, des yeux dans des visages anonymes dont peu mim-portaient les fronts, les nez, les bouches, quelque usage que jen dusse

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  • Mon corps et moi Chapitre V

    faire, des yeux mobligeraient sortir de moi-mme.Jai rencontr ce double aimant et, de tout lunivers, rien nest de-

    meur vrai que deux points o brillaient le ciel et tout le phosphore delangoisse. De ces deux points sont ns des paroles, un corps, une me.Mon cur sest arrt de battre. Jai voulu parler, jai bgay. Le trottoirstait ouvert pour que jaillt une eur humaine. Plus uni que leau inno-cente, allait-il me lancer un poison de vrit ?

    Jattendais le miracle.Le dieu des rencontres une fois encore mavait tromp.

    n

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  • CHAPITRE VI

    PROMENADE

    P , qui ne me rpondiez pas ouchoisissiez, pour rpondre, ce mot, ce clin dil dont prcis-ment jeneusse pas voulu, vous ne moriez point ma certitude. Il est vrai que

    dans mon orgueil solitaire je navais eu cure de la vtre.Chacun pour soi, fallait-il se rpter encore, chacun pour soi, et ctait

    cette sorte donanisme dont nous avions cru quil tait le signe un peuhonteux de lenfance mais qui continuait, quoique la premire jeunessedj ft passe, ne chercher que prtextes dans dautres corps, dautrespenses. Do certaines farces drisoires et macabres la fois. Jtais biencontraint daccuser un peu les autres corps, les autres penses, mais parceque je jouais cache-cache avec moi-mme en toute occasion, commentaurais-je eu laudace dexiger de mes partenaires quils renonassent auxmasques, aux fards.

    Alors je continuais mes essais, un peu moins sr, il est vrai, chaque

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  • Mon corps et moi Chapitre VI

    jour, car, vouloir prciser, javais d nir par comprendre que jamais jene parviendrais quelque point comparable dans lespace au prsent dansle temps. Lun de mes pieds sappelle pass, lautre futur. Il y a toujoursun escalier monter.

    Je frappe la porte quil faut et me voil bien sage sur un pouf depeluche rouge. Une voix grle et sans timbre essaie de me tenter.

    Lamour, tu vois, cest encore ce quil y a de mieux pour passer letemps.

    Accroupie dans un coin de sa loge, cette petite femme qui sert de dan-seuse lhomme le mieux fait du monde additionne des vrits premireset sapplique prciser dun bton de rouge les contours de son nombril.

    Elle rpte : Oui, lamour, cest encore ce quil y a de mieux pourpasser le temps.

    Si tu veux, chrie. Alors ne bille plus. Je mennuie. Donc tu ne maimes pas. Mais si, chrie. Cest bien vrai ? Je cherche quelle conscience les raisons qui pourraient bien valoir

    cette bonne femme dtre aime ou, tout au moins, leur dfaut, cellesquil surait dnoncer pour quelle se crt aime. haute voix jarme : Lorsque tu danses, tes pieds tournent si vite que je les prends pour despetits cercles. Mais ds cette premire tentative daltruisme, joublie ladanseuse et, pour moi seul, quoique haute voix, dclare : oui des petitscercles. Gomtrie clatante et lilliputienne. Des pieds qui tournent, despieds de satin blanc et cest tout le mystre des nacres. Je ne suis pas lels dun mandarin, hlas ! Des perles ne boutonnrent point les devantsde mes chemises. Tes pieds, danseuse, parce quils sont deux points decorozo blanc, me rappellent mon enfance, lattente, la toile des blouses surun corps qui commence se douter et dj prend dicilement patience.

    Imbcile. Et la danseuse de semptrer dans ses rubans et un imparfait du sub-

    jonctif. Limparfait du subjonctif est encore plus rebelle que les rubans etne se laisse pas apprivoiser.

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  • Mon corps et moi Chapitre VI

    La partenaire de lhomme le mieux fait du monde rage. Bien entenduje souris. Conclusion : il parat que je ne dis que des btises. Pas mme. Envrit je nai jamais su ce que je disais. Encore moins dintelligence quede savoir vivre. Et trois fois de suite on me rpte que je suis un gosse.

    Et toi, chrie, une petite vierge. Insolent, tu peux te moquer. Dabord je ne suis pas une prostitue,

    moi. Monsieur se moque : Tu es une petite vierge ; eh bien ! sache moncher, sache pour ta gouverne, que pas une femme ne lest ici autant quemoi. Frisoline par exemple, Frisoline qui a seize ans

    Si Frisoline mintressait, je ne serais pas ici. Mue. Bavarde. Sale caractre. Bonne femme, tu es trop drle. Et dire quon ne peut jouer avec tes

    seins, ton petit ventre sans que tu fasses des discours. Tu ne maimes pas. Mais si, puisque je voudrais pour masseoir un fauteuil de ta peau,

    de la peau de ton petit ventre. Et de surprendre le corps de la bonnefemme, une jambe dans chaque main, comme sil sagissait des bras dunnouveau-n.

    Prchi-prcha. Bas les pattes. Quelle ducation ! Et puis aprs ? Monsieur tripote, monsieur gche le maquillage. Madame se farde le nombril.Quel mal y a-t-il se farder le nombril ? Aucun mal. Du ridicule peut-tre. Dcidment, mon pauvre ami, tu ne sais rien. Au lieu de me faire

    la cour, suppose que tu sois avec mon danseur, lhomme le mieux fait dumonde.

    Eh bien ? Eh bien ! tu verrais. Il a un rouge pour la bouche, un autre pour les

    narines, un troisime pour le coin des yeux, un quatrime pour le lobe desoreilles, un cinquime pour le bout des seins, un sixime pour le nombril.

    Et un septime ?

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  • Mon corps et moi Chapitre VI

    Mon interlocutrice se fche : Dgotant personnage , puis elle ap-pelle : Pepo, h ! Pepo. La porte souvre. Une soie joue un drle de jeuautour dune peau vernie. La danseuse ordonne : Laisse tomber cettesortie de bal.

    Voici lhomme le mieux fait du monde tout nu.Non. Pas nu, car vrai dire le vrai, un maillot de crme et de poudre

    adhre aux moindres plis des aisselles et des cuisses. Je minquite : cu-rieux jersey. Drle de pte. Je ne comprends rien ce torse, ce ventrelaqus. Javoue prfrer les surprises dont se marbrent nos pleurs. Certesil est triste que nos corps condamns aux vtements perdent leur gaietet nissent par prendre la mine des exils, loin de leurs frontires. Jaimela couleur dune peau bien cuite, la parure des bains de soleil, mais tousces talages des graisses brunes, rouges sur un corps

    La danseuse de lhomme le mieux fait du monde minterrompt : Tunous ennuies. Ne lcoute pas, mon pauvre Pepo. Un discours qui com-mence et nous passons dans dix minutes. Tu sais, il ne comprend rien.

    Femme, petite femme, je ne temmnerai jamais aux champs. Tu ma-quillerais le cur des marguerites, tu poudrerais les pissenlits !

    Elle hausse les paules. Lhomme le mieux fait du monde regagne saloge. Il ne me reste qu suivre, sans conviction, les prparatifs de la dan-seuse qui, dle aux promesses des aches : Fte sur ltang , clignote,libellule.

    Trois coups.En scne pour le I. Tu mattends. Oui. Dans ma loge, ou dans la salle ? Je reste ici. tout lheure. tout lheure. Jai honte. Ce quil me faut constater nest pas mon honneur. Jai eu

    peur de la solitude, et voil pourquoi je suis dans cette loge. confesserle vrai, cette femme mennuie et, certes, je ne saurais moi-mme, mespenses prfrer une petite thtreuse qui parle sans rire de son art et,

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  • Mon corps et moi Chapitre VI

    toujours sans rire, ne manque jamais loccasion darmer : Si javais su,au lieu de me donner la chorgraphie je me serais livre la science. Pour moi je ne saurais envier la chorgraphie ni plaindre la science. Aureste, cette femme ne vaut ni plus ni moins que la plupart des autres.Pourquoi attendre encore la crature peine tangente notre globe etvenue dunmonde lointain, suprieur au ntre ? Et dire que cette passantepourrait me donner ma photographie : un ls. Jai peur. Deux sous dans lafente. Et dans neuf mois, mon portrait en rsum. Mais cette petite bonnefemme, si insigniante soit-elle, comment aurais-je laudace de ne voir enelle que la courroie de transmission. Quel homme a donc pu manquer deconance au point de croire que la fcondit lgitimait lamour ?

    Mais au reste quimporte, toc et toc, retoc et retoc, on fait son petitdevoir.

    Le plus triste est que la peur dtre seul sobstine certains soirs de-venir cette paresse douce qui la pense prre la parole et le geste la parole. Cest un de ces soirs-l quun camarade, alors amant de la dan-seuse,me conduisit chez elle. Je la trouvai dans sa loge en train dexpliquer lhomme le mieux fait du monde la thorie dun de ses oncles, le savantde la famille, auteur de La Mdecine par les plantes, pour qui les mala-dies sont des rbus dont chacun trouve une solution dans la ore. Toutesles herbes gurisseuses dcouvertes, il ny aura plus de sourance. Dsce premier soir jentendis le beau regret : Si javais su, au lieu de medonner la chorgraphie, je me serais livre la science.

    La maladie de la danseuse tait ce jour-l une tunique de soie verte.Tout porte croire quelle nous prit pour des fougres miraculeusespuisque le fourreau souvrit, glissa, glissa. Alors, elle rendit grces au Cielde lavoir faite digne et capable de sapprcier sa valeur quelle nesti-mait pointmdiocre. Elle explique : Dun hommenu on doit dire quil estindcent, mais il faut appeler vision dart une femme sans vtements

    Quand elle a ni son discours nous dcidons daller tous quatre auVlodrome dhiver car nous sommes au temps des Six jours. Elle sha-bille. Nous partons. Dans le taxi, la bonne femme se fait petite tout contrelhomme le mieux fait du monde. Cest quelle admire ce danseur qui,dshabill, autant quon peut ltre sur une scne, applique, sans trouble, sa peau une peau fminine.

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  • Mon corps et moi Chapitre VI

    Comme les gens des faubourgs qui mangent les coudes sur une tablede bois blanc rvent demeubles compliqus et nestiment rien tant que lesplus laques et les plus inconfortables des armoires faussement chinoisesou japonaises, cette petite femelle pour qui le bonheur est lexigence dumle croit que prendre un partenaire du mme sexe pour lacte damoursuppose ces splendeurs dont ruissellent les robes des reines sur des chro-mos de cruaut. Aussi entre elle et son amant, lhomme le mieux fait dumonde a-t-il toujours gure darbitre.

    Par exemple : Tu sais, Rome, ma mre aimait se promener au bord du Tage. Tu veux dire du Tibre. Je veux dire et dis au bord du Tage. Je tassure Imbcile. Tu nes jamais all Rome, toi. Et puis ma mre savait

    bien les noms des euves dEurope. Je nen doute pas. Mais je suis sr qu Rome, elle ne sest pas pro-

    mene au bord du Tage. Tu me tuerais que je rpterais jusquau dernier soupir : ma mre

    Rome aimait se promener au bord du Tage. Consulte un atlas. Non, je vais tlphoner Pepo. Au Veldhiv, la bonne femme, re de se promener au bras de

    lhomme le mieux fait du monde, russit bien vite nous semer, mon ca-marade et moi. Nous allions tous deux la tte vide, ne sentant pas nosjambes, griss dune courbe soudaine sur la piste et dj morte avantmme que nos yeux leussent xe. Fatigus de la pelouse, nous tionsmonts jusquau dernier tage o, dans une atmosphre de sueur, de grosvin, de charcuterie, des hommes, des femmes passent des jours et desnuits entires. Ils taient l serrs, faisant une mosaque de leurs curiosi-ts, de leurs corps, de leurs haleines et de leurs enthousiasmes chaquepdale. Ils suivaient aussi les promeneurs de la pelouse, envoyaient debelles ordures ceux qui sattardaient sur des marches pour mieux voirles cuisses des coureurs aux muscles bien rgls.

    Soudain une clameur et quelques rexions dbites par des femmesaux corsages de pauvres soies nous avertirent dun incident. Un petit

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  • Mon corps et moi Chapitre VI

    voyou en casquette mettait deux doigts dans sa bouche et siait avec lamagnicence des jeunes bouchers. Comme nous lui demandions la causedune telle colre il nous dsigna la pelouse, tout en bas : Non mais desfois, vous ne lavez pas vu ce type avec sa gonzesse en manteau rouge.

    Une gonzesse en manteau rouge. Nous ne pouvions pas nous appro-cher de la balustrade, mais comme la danseuse avait une cape de veloursrubis, nous fmes tout de suite persuads quelle et lhomme le mieux faitdu monde taient les proies de ces quolibets.

    Redescendus, nous emes tt fait de les trouver.Ils allaient, lun prs de lautre sans se donner le bras, lui bien droit,

    le regard assur, elle, peureuse un peu, mais un sourire de d masquanttoute crainte. De temps en temps elle tournait la tte vers lui, qui navaitdyeux que pour les jambes de cyclistes. Mais parce que la rage du po-pulo, qui les avait dcouverts parmi tant dautres couples, sobstinait les poursuivre, cingls des mmes coups, tandis que lhomme jouissaitseul de lattention mauvaise, heureux den tre le centre, elle, navait debonheur de toutes les insultes dont on les fouettait, que parce quelle secroyait, dans une possibilit de supplice, lie ltre pour qui elle navaitt jusque-l quun accessoire de thtre.

    Mais les jeunes marlous de lamphithtre oubliant leur haine avaientrepris leurs Sporting, et puis sur la piste le miracle continuait. Lhommele mieux fait du monde et sa danseuse furent bien aise de nous retrouver,car ils commenaient sennuyer.

    Pourmoi, ds ce jour, elle ne cessa demirriter. Aussi a-t-elle eu tort deme laisser seul dans sa loge, car dj jai choisi le mur o il me plairait dela clouer. Enfant, bien mieux que mes frres et surs, jpinglais insecteset papillons. Le joli manche dun couteau dans une folie rouge Colombinede velours et de tulle, et que dirait Pepo. Pepo pantin, Pepo putain.

    Mais peut-tre mieux vaut pour elle, pour moi viter un tel drame. Etpuis mme dans sa douleur elle naurait pas une expression franche. Il mefaudrait attendre sa mort et larrive du commissaire pour voir enn sonvisage sans mensonge.

    Adieu petite danseuse de lhomme le mieux fait du monde.Je laisse tomber deux gouttes de son parfum sur mon mouchoir. Deux

    gouttes de souvenir, cest bien tout ce quelle vaut. Une minute jcoute

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  • Mon corps et moi Chapitre VI

    encore ses entrechats, et siotant men vais la bouche en cur.Dans la rue. Tu es falot, mon ami , me suis-je dit, me croyant tout coup per-

    sonnage dune comdie italienne, les yeux avec lclat du jais en pleinamidon et le corps ottant sous mes habits.

    Tu es falot, mon ami, et cest pourquoi la pense tu prres la paroleet le geste la parole, cest--dire aux maux de tte la mandoline, et lapantomime lamandoline. La tristesse, satin noir en grande largeur, prteaux eets de plaidoirie. Du coude au poignet on imite le col des cygnes, onse trouve de la subtilit. Je combine des aumnes et les ore ma propretristesse. Complaisance du revers de la main.

    Et cette manie de plaider irresponsable. De mauvaise foi, jaccuse lesairs et les pas transatlantiques, les divans, les coussins, les boissons m-langes de champagne et de fruits, les jeunes lles et lambigut de leurcamaraderie sur la terrasse du Luxembourg les matins dhiver, Bagatelleles soirs dt.

    Je soure par votre faute, danseuses de mes vingt ans, par votre faute,et celle des jeux o nous tions poupes de buis pour peintre, la joie denous heurter, impntrables dans les chocs, bois qui claquait, vigueur ver-nie et si lisses lune contre lautre, mais tout de mme jouets de sourancecomme ces dents que le mal attaque la pulpe.

    Cure dnergie, premire rsolution. Ne plus fumer les cigarettesblondes, quon prenait dans les coupes de bohme et les bols de jade. Cesoir je vais prendre un cigare et aller voir les boxeurs.

    Cest un petit thtre de quartier. Pas mme : un petit thtre de fau-bourg. Jentre. Un arbitre en veston annonce que le caf du coin rserveune prime de vingt-cinq francs au vainqueur. Et le vainqueur, prtendmon voisin, sera le ngre.

    Quel ngre ? Vous savez bien, le fameux suit un nom, mais je nentends que la

    dernire syllabe : Zo. Je demande : Il est trs fort ce ngre ? Mon ignorance doit tre risible. Sil est fort ? Je crois bien. Il encaisse sans broncher. Voil un homme. Et son adversaire ?

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  • Mon corps et moi Chapitre VI

    Un brave petit bougre qui a du cran. Tenez, cest lui qui arrive. Je vois un bonhomme tout blond, tout rose, sous une veste militaire

    do jaillissent un cou lourd, des doigts trop gros, et pour quon oublie lecou et les doigts, des jambes.

    Jinterroge mon voisin, bien inform. Le jeune homme qui a le bon-heur de possder ces cuisses, ces genoux, ces mollets fait-il son servicemilitaire ?

    On se rcrie : mais non. Voil belle lurette que Jojo nest plus soldat.Mais il a gard sa veste du rgiment et il la prend chaque fois quil vientboxer, parce que a vous a un petit air. Il est ran Jojo. Cest un dandy,un artisse :

    Quoi ! encore de la coquetterie, de lart comme chez la danseusede lhomme le mieux fait du monde, moi qui esprais des garons vraisjusquau sang.

    Le faux pioupiou a quitt sa veste.Sur son caleon une ceinture verte spanouit en nud papillon. Et

    au-dessus triomphent un ventre et une poitrine blancs, si blancs que je lescrois fards. Jaimerais, avec la pointe dun couteau, combiner des dessinssur tout son corps. Ainsi dans les foires les ptissiers qui ont du gotdcorent leurs gteaux.

    Bonbon fondant, bb fondu, le soi-disant athlte mrite de vigou-reux coups de poing. Pourvu que le ngre sache bien le torturer et mmele martyrise un peu. Au reste le ngre est un gaillard faire jaillir deschairs qui lui sont livres des bouquets dexpressions, ce qui dailleursne lempche point de mriter lui aussi quelques reproches. Sa gure esttrop ne. Quant au corps il semble dun bois prcieux et verni. Il est trsbeau et pourtant je nai pas envie de le toucher. Il ne doit tre ni chaudni froid. Je ne saisis pas les moments de sa respiration. Vgtal ou min-ral. Pas animal. Ses muscles habitent une peau insensible. Protg de ladouleur, il ne doit rien connatre de la volupt. Je le prfrerais mau, levisage orn de lvres au grain rugueux, et un museau, non, un groin enguise de nez.

    Pour sa couleur, je la voudrais celle mme de la boue, dans le voisinagedes usines gaz, en plein t, immdiatement aprs lorage.

    Cest toujours la mme histoire : sous prtexte de civilisation il faut

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  • Mon corps et moi Chapitre VI

    vivre au milieu des ersatz. Et dj sdie un systme qui explique notreperptuelle solitude : si nous demeurons sans compagnons parmi ceuxquon nous a dits tre nos semblables, cest que nous ne trouvons aucunecrature spontane. Personne qui sache nous valoir des tats premiers eten toer notre existence pour une ferie magnique et brutale la fois.

    Ainsi je suis seul dans un promenoir.Du cuir frotte sur du bois, crisse dans la poussire. Deux hommes

    mlangent pour la joie des yeux du brun et du blanc. Ils prennent vie. Desraies roses embellissent dans tous les sens le dos trop clair. Ces rauresme vengent du talc, des poudres. Japplaudis. Les ecchymoses vont bienau petit boxeur des faubourgs, mais pourquoi sourit-il ? Jai envie de mefcher. Il minaude. Est-ce donc la peine de donner et recevoir des coups ?Il mrite dtre puni. Je souhaite que le ngre lui casse toutes les dents.Puis je ferme les yeux.

    Ce bruit mat, faut-il en accuser un soulier sur le plancher ou un gantqui fait plus ample connaissance avec une peau ? Si le petit est abm,il sera mon ami. Jaurai piti, je serai bon. Jouvre les yeux. Le Noir lapouss tout contre les cordes. Il halte, je vois dans tous ses dtails le jeudes ctes. Hlas ! il prote de ce qui lui reste de soue et de forces pouressayer encore des grces. Alors je tourne le dos au spectacle. Un abat-jour de zinc dor me vaut plusieurs instants de contemplation mais, vite,je me retourne du ct de la scne car jai entendu des murmures o laplainte conventionnelle shabillait despoir plutt que danxit :

    Ce sale ngre va le tuer. Il saigne comme un buf, ce pauvre gosse. Il a dj une oreille comme un chou-eur. Cest vrai, tout le bas du visage est couleur de bouche et une oreille

    est moiti dcolleOn a compt jusqu dix.Le ngre salue. Il a gagn les vingt-cinq francs, la gloire.On relve le petit.Il tient mal sur ses jambes. Il sessuie avec lavant-bras pour un sou-

    rire. Mais ses lvres obissent mal. On dit quil pleure.Bnies soyez larmes qui avouez la douleur. Une sourance qui se d-

    robe mirrite. Par sa faute jimagine que toutes les expressions heureuses

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  • Mon corps et moi Chapitre VI

    cachent du dsespoir. Jai le got de la vrit. Jaime les spectacles onentre aucune ction.

    Lorsque je rencontre des tres combins, mon tonnement va jus-quau dsir de leur mort ou de la mienne. Je soure deux. Et dans machair.

    Ainsi je me suis senti vid, je me suis vu tout bleu, le jour o visitantun dispensaire de syphilitiques, parmi tous ceux ou celles qui venaientse faire soigner aprs leur travail, je ne rencontrai que des visages et descorps qui ntaient pas de malades. Dans des prouvettes, du sang couleurde celui que javais aim, que javais bu, le matin mme sur une lvreamoureusement torture. Et des putains au verbe haut, bien harnaches,attendaient, avec des piaements sducteurs, leur piqre. Un petit garsfait de lil une jolie lle. La manche releve il prsente un bras muscl.Je ne sais pas sil est er de son bras, de soi tout entier ou de la maladie.Des femmes blanches au milieu de acons et dampoules. Innocence etpropret. Dailleurs il y a aussi des enfants qui sourient. Ils samusent regarder les tubes de verre.

    Tous semblent sains dans cette clinique. Jaimeraismieux les voir tom-ber en morceaux. Dans une lproserie jaurais piti, mais ils sont acteursjusqu sembler bien portants. Pourquoi naurais-je point alors redout,moi aussi, les gestes sans contrle et la parole bgayante ?

    Peau du visage, du cou, des mains, peau que ne couvraient ni lescailles ni les pustules, peau dangereuse, par la faute de votre mensonge,je me lamentais.

    Mais quesprer des hommes, mes compagnons, acteurs dune troupe laquelle jappartiens ?

    Je connais assez lart de feindre pour ne plus croire les vivants ca-pables de vrit.

    n

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  • CHAPITRE VII

    LA MORT ET LA VRIT

    S , en ptriant les plus chers visages, permet de croirednitive leur expression et dnitif aussi le sentiment qui ennatau plus secret de nous. Quant ces armations que le mouvement

    sans cesse renouvelle, chacune est de quelque vrit, mais que le tempslimite et quon ne saurait confondre avec la vrit.

    Ainsi la minute actuelle fait un mensonge dune franchise antrieure.Mais cesse la vie, et toutes les celles se cassent. Les pantins re-

    noncent aux subterfuges de lagitation, lpilepsie simulatrice. Les di-ces conventionnels seondrent sous leurs tais de mensonge et alors,mme si nous pleurons la catastrophe et croyons que le malheur va recu-ler encore certaines bornes, contempler la dbcle o se trouve engloutice quoi nous devions le plus grand, parce que le plus sr, bonheur, nousne tardons gure penser que mieux vaut tout de mme quil en soitainsi, car celui en qui nous avons mis notre complaisance ds la mort se

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  • Mon corps et moi Chapitre VII

    divinise, tandis quil samoindrit et mrite mme la haine si le feu illu-soire damour ou damiti steint, sous la seule action de la force dite deschoses et qui ne manque jamais de triompher de la force des tres.

    Incapables de vivre sans larrire-got du doute, lorsque nous est raviela crature qui pour nous fut le plus prs dincarner la perfection, noussommes heureux quelle nait eu ni le temps ni loccasion de sortir ducercle idal o lexigence de notre amour prtendait circonscrire son hu-manit diuse ; cest pourquoi devant son cercueil nous cdons moins auregret qu lexaltation dchirante, mais exaltation tout de mme, de pen-ser quune revanche nous fut donne, et que si elle ne se poursuit point,cest que la condition humaine seule empche quelle saccomplisse endure, mais non la faiblesse de celui qui nous le dmes.

    Et puis, la magnicence dun corps dbarrass de la vie et que nosmains colores, chaudes mais faibles, nosent toucher est dj, semble-t-il, dun monde o commence le vrai et son rgne insensible, puisque lesensible auquel nous devons de nous renouveler, cest--dire de nous nieret nous renier sans cesse, ne saurait tolrer rien de dnitif.

    Nos amours, nos haines, nos essais les plus passionns ?Des reets sur leau et nous avons appris, pour notre malheur, notre

    honte, que leau est sans couleur, sans saveur, sans odeur.Condamns ne pas savoir si nous serons quelque jour dlimits, ca-

    mlons de formes et de couleurs, lorsque certains reets sur leau s-duisent, parce quen dpit du dsir que nous en avons, nous ne parve-nons pas les xer et parce que, malgr tout, nous avons dcid de lescroire rels, pour justier labus de pouvoir, nous essayons de fabriquerune vrit de linsaisissable.

    Le mouvement continue dformer objets et tres autour de nouset les dforme si bien que nous ne les reconnaissons pas. Nanmoinsnous parlons de vrit. De vrit relative. Et ce sont des bouquets combi-ns. Nous assemblons, pauvres eurs, les suppositions qui nous ont parupropres distraire, un temps, les moins frivoles. Le tout se fane vite. Lredes divertissements ne peut durer.

    Rien ne prvaut contre cette angoisse dont est ptrie notre chairmmeet qui, nous desschant dune soif de vrit, doucement nous pousse aupays des miroirs absolus : la mort.

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  • Mon corps et moi Chapitre VII

    Aucun eort ne sopposera jamais llan mystrieux qui nest pasllan vital, mais son merveilleux contraire, llan mortel.

    Si jessaie de temporiser, en me ddiant aux vrits relatives et leurspitres prtextes, les phnomnes extrieurs, trs vite il me faut recon-natre que fuyant lide de la mort je nai pas accept non plus celle de lavie, et que tous mes actes furent de petits suicides momentans qui me di-minurent sansmloigner de la douleur. Je nai pas voulume sentir vivre.Jai descendu lescalier qui menait au bar souterrain et lumineux. Jai bu,jai dans. Ma chair devenait insensible. Jai bais toutes les bouches pourtre bien sr que je navais plus ni dsir ni dgot. Entre deux boissonsjai combin des aaires, des articles pour le lendemain. Jai bauch uneaventure. Et jai entass les projets sur les projets. Jai pinc ma peau de-venue indirente. Je me suis mordu la main, et je nai pas reconnu legot humain. Et voici que laube me surprend tranger aux choses et auxcratures. Ai-je donc pch que je me voie, et soure dun tel dgot mevoir : Cest un pch que de se trop connatre, un pch contre soi , medit le compagnon qui pleure mais dort bien. Et je rentre seul par des ruescouleur de remords. Mes larmes ne coulent pas, mais je ne p