René Guénon - 1925 - LHomme et son devenir selon le Vêdânta

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  • 8/2/2019 Ren Gunon - 1925 - LHomme et son devenir selon le Vdnta

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    REN GUNON

    LHOMMEET SON DEVENIR

    SELON LEVDNTA

    - 1925 -

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    AVANT-PROPOS

    plusieurs reprises, dans nos prcdents ouvrages, nous avons annonc notreintention de donner une srie dtudes dans lesquelles nous pourrions, suivant les cas, soitexposer directement certains aspects des doctrines mtaphysiques de lOrient, soit adapterces mmes doctrines de la faon qui nous paratrait la plus intelligible et la plus

    profitable, mais en restant toujours strictement fidle leur esprit. Le prsent travailconstitue la premire de ces tudes : nous y prenons comme point de vue central celui desdoctrines hindoues, pour des raisons que nous avons eu dj loccasion dindiquer, et plus

    particulirement celui du Vdnta, qui est la branche la plus purement mtaphysique deces doctrines ; mais il doit tre bien entendu que cela ne nous empchera point de faire,toutes les fois quil y aura lieu, des rapprochements et des comparaisons avec dautresthories, quelle quen soit la provenance, et que, notamment, nous ferons aussi appel auxenseignements des autres branches orthodoxes de la doctrine hindoue dans la mesure oils viennent, sur certains points, prciser o complter ceux du Vdnta. On seraitdautant moins fond nous reprocher cette manire de procder que nos intentions ne

    sont nullement celles dun historien : nous tenons redire encore expressment, cepropos, que nous voulons faire uvrede comprhension, et non drudition, et que cest lavrit des ides qui nous intresse exclusivement. Si donc nous avons jug bon de donnerici des rfrences prcises, cest pour des motifs qui nont rien de commun avec les

    proccupations spciales des orientalistes ; nous avons seulement voulu montrer par lque nous ninventons rien, que les ides que nous exposons ont bien une sourcetraditionnelle, et fournir en mme temps le moyen, ceux qui en seraient capables, de sereporter aux textes dans lesquels ils pourraient trouver des indications complmentaires,car il va sans dire que nous navons pas la prtention de faire un expos absolument

    complet, mme sur un point dtermin de la doctrine.

    Quant prsenter un expos densemble, cest ici une chose tout fait impossible :ou ce serait un travail interminable, ou il devrait tre mis sous une forme tellement

    synthtique quil serait parfaitement incomprhensible pour des esprits occidentaux. Deplus, il serait bien difficile dviter, dans un ouvrage de ce genre, lapparence dunesystmatisation qui est incompatible avec les caractres les plus essentiels des doctrinesmtaphysiques ; ce ne serait sans doute quune apparence, mais ce nen serait pas moinsinvitablement une cause derreurs extrmement graves, dautant plus que lesOccidentaux, en raison de leurs habitudes mentales, ne sont que trop ports voir des systmes l-mme o il ne saurait y en avoir. Il importe de ne pas donner le moindre

    prtexte ces assimilations injustifies dont les orientalistes sont coutumiers ; et mieuxvaudrait sabstenir dexposer une doctrine que de contribuer la dnaturer, ne ft-ce que

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    par simple maladresse. Mais il y a heureusement un moyen dchapper linconvnientque nous venons de signaler : cest de ne traiter, dans un mme expos, quun point ou unaspect plus ou moins dfini de la doctrine, sauf prendre ensuite dautres points pour en

    faire lobjet dautant dtudes distinctes. Dailleurs, ces tudes ne risqueront jamais dedevenir ce que les rudits et les spcialistes appellent des monographies , car les

    principes fondamentaux ny seront jamais perdus de vue, et les points secondaires eux-mmes ny devront apparatre que comme des applications directes ou indirectes de ces

    principes dont tout drive : dans lordre mtaphysique, qui se rfre au domaine delUniversel, il ne saurait y avoir la moindre place pour la spcialisation .

    On doit comprendre maintenant pourquoi nous ne prenons comme objet propre dela prsente tude que ce qui concerne la nature et la constitution de ltre humain : pourrendre intelligible ce que nous avons en dire, nous devrons forcment aborder dautres

    points, qui, premire vue, peuvent sembler trangers cette question, mais cesttoujours par rapport celle-ci que nous les envisagerons. Les principes ont, en soi, une

    porte qui dpasse immensment toute application quon en peut faire ; mais il nen est

    pas moins lgitime de les exposer, dans la mesure o on le peut, propos de telle ou telleapplication, et cest mme l un procd qui a bien des avantages divers gards.

    Dautre part, ce nest quen tant quon la rattache aux principes quune question, quellequelle soit, est traite mtaphysiquement; cest ce quil ne faut jamais oublier silon veut

    faire de la mtaphysique vritable, et non de la pseudo-mtaphysique la manire desphilosophes modernes.

    Si nous avons pris le parti dexposer en premier lieu les questions relatives ltrehumain, ce nest pas quelles aient, du point de vue purement mtaphysique, uneimportance exceptionnelle, car, ce point de vue tant essentiellement dgag de toutes lescontingences, le cas de lhomme ny apparat jamais comme un cas privilgi ; mais nousdbutons par l parce que ces questions se sont dj poses au cours de nos prcdentstravaux, qui ncessitaient cet gard un complment quon trouvera dans celui -ci.

    Lordre que nous adopterons pour les tudes qui viendront ensuite dpendra galementdes circonstances et sera, dans une large mesure, dtermin par des considrationsdopportunit ; nous croyons utile de le dire ds maintenant, afin que personne ne soittent dy voir une sorte dordre hirarchique, soit quant limportance des questions, soitquant leur dpendance ; ce seraitnous prter une intention que nous navons point, maisnous ne savons que trop combien de telles mprises se produisent facilement, et cest

    pourquoi nous nous appliquerons les prvenir chaque fois que la chose sera en notrepouvoir.

    Il est encore un point qui nous importe trop pour que nous le passions sous silencedans ces observations prliminaires, point sur lequel, cependant, nous pensions toutdabord nous tre suffisamment expliqu en de prcdentes occasions ; mais nous noussommes aperu que tous ne lavaient pas compris ; il faut donc y insister davantage. Ce

    point est celui-ci : la connaissance vritable, que nous avons exclusivement en vue, naque fort peu de rapports si mme elle en a, avec le savoir profane ; les tudes qui

    constituent ce dernier ne sont aucun degr ni aucun titre une prparation, mmelointaine, pour aborder la Science sacre , et parfois mme elles sont au contraire unobstacle, en raison de la dformation mentale souvent irrmdiable qui est la consquence

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    la plus ordinaire dune certaine ducation. Pour des doctrines comme celles que nousexposons, une tude entreprise de lextrieur ne serait daucun profit; il ne sagit pasdhistoire, nous lavons dj dit, et il ne sagit pas davantage de philologie ou delittrature ; et nous ajouterons encore, au risque de nous rpter dune faon que certainstrouveront peut-tre fastidieuse, quil ne sagit pas, non plus de philosophie. Toutes ceschoses, en effet, font galement partie de ce savoir que nous qualifions, de profane oud extrieur , non par mpris, mais parce quil nest que cela en ralit ; nous estimonsnavoir pas ici nous proccuper de plaire aux uns ou de dplaire aux autres, mais biende dire ce qui est et dattribuer chaque chose le nom et le rang qui lui conviennentnormalement. Ce nest pas parce que la Science sacre a t odieusement caricature,dans lOccident moderne, par des imposteurs plus ou moins conscients, quil faut

    sabstenir den parler et paratre, sinon la nier, du moins lignorer; bien au contraire,nous affirmons hautement, non seulement quelle existe, mais que cest delle seule quenous entendons nous occuper. Ceux qui voudront bien se reporter ce que nous avons ditailleurs des extravagances des occultistes et des thosophistes comprendrontimmdiatement que ce dont il sagit est tout autre chose, et que ces gens ne peuvent, eux

    aussi, tre nos yeux que de simples profanes , et mme des profanes qui aggraventsingulirement leur cas en cherchant se faire passer pour ce quils ne sont point, ce quiest dailleurs une des principales raisons pour lesquelles nous jugeons ncessaire demontrer linanit de leurs prtendues doctrines chaque fois que loccasion sen prsente nous.

    Ce que nous venons de dire doit aussi faire comprendre que les doctrines dont nousnous proposons de parler se refusent, par leur nature mme, toute tentative de vulgarisation ; il serait ridicule de vouloir mettre la porte de tout le monde ,

    comme on dit si souvent notre poque, des conceptions qui ne peuvent tre destinesqu une lite, et chercher le faire serait le plus sr moyen de les dformer. Nous avonsexpliqu ailleurs ce que nous entendons par llite intellectuelle, quel sera son rle si elle

    parvient un jour se constituer en Occident, et comment ltude relle et profonde desdoctrines orientales est indispensable pour prparer sa formation. Cest en vue de cetravail dont les rsultats ne se feront sans doute sentir qu longue chance, que nouscroyons devoir exposer certaines ides pour ceux qui sont capables de se les assimiler,sans jamais leur faire subir aucune de ces modifications et de ces simplifications qui sontle fait de vulgarisateurs , et qui iraient directement lencontre du but que nous nous

    proposons. En effet, ce nest pas la doctrine de sabaisser et de se restreindre lamesure de lentendement born du vulgaire ; cest ceux qui le peuvent de slever lacomprhension de la doctrine dans sa puret intgrale, et ce nest que de cette faon que

    peut se former une lite intellectuelle vritable. Parmi ceux qui reoivent un mmeenseignement, chacun le comprend et se lassimile plus ou moins compltement, plus oumoins profondment, suivant ltendue de ses propres possibilits intellectuelles ; et cestainsi que sopre tout naturellement la slection sans laquelle il ne saurait y avoir devraie hirarchie. Nous avions dj dit ces choses, mais il tait ncessaire de les rappeleravant dentreprendre un expos proprement doctrinal; et il est dautant moins inutile deles rpter avec insistance quelles sont plus trangres la mentalit occidentaleactuelle.

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    CHAPITRE PREMIER

    GNRALITS SUR LE VDNTA

    Le Vdnta, contrairement aux opinions qui ont cours le plus gnralement parmiles orientalistes, nest ni une philosophie, ni une religion, ni quelque chose qui participe

    plus ou moins de lune et de lautre. Cest une erreur des plus graves que de vouloirconsidrer cette doctrine sous de tels aspects, et cest se condamner davance ny rien

    comprendre ; cest l, en effet, se montrer compltement tranger la vraie nature de lapense orientale, dont les modes sont tout autres que ceux de la pense occidentale et ne selaissent pas enfermer dans les mmes cadres. Nous avons dj expliqu dans un prcdentouvrage que la religion, si lon veut garder ce mot son sens propre, est chose toutoccidentale ; on ne peut appliquer le mme terme des doctrines orientales sans en tendreabusivement la signification, tel point quil devient alors tout fait impossible dendonner une dfinition tant soit peu prcise. Quant la philosophie, elle reprsente aussi un

    point de vue exclusivement occidental, et dailleurs beaucoup plus extrieur que le pointde vue religieux, donc plus loign encore de ce dont il sagit prsentement ; cest, comme

    nous le disions plus haut, un genre de connaissance essentiellement profane

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    , mmequand il nest pas purement illusoire, et, surtout quand nous considrons ce quest laphilosophie dans les temps modernes, nous ne pouvons nous empcher de penser que sonabsence dans une civilisation na rien de particulirement regrettable. Dans un livre rcent,un orientaliste affirmait que la philosophie est partout la philosophie , ce qui ouvre laporte toutes les assimilations, y compris celles contre lesquelles lui-mme protestait trs

    justement par ailleurs ; ce que nous contestons prcisment, cest quil y ait de laphilosophie partout ; et nous nous refusons prendre pour la pense universelle ,suivant lexpression du mme auteur, ce qui nest en ralit quune modalit de penseextrmement spciale. Un autre historien des doctrines orientales, tout en reconnaissant en

    principe linsuffisance et linexactitude des tiquettes occidentales quon prtend imposer celles-ci, dclarait quil ne voyait malgr tout aucun moyen de sen passer, et en faisaitaussi largement usage que nimporte lequel de ses prdcesseurs ; la chose nous a parudautant plus tonnante que, en ce qui nous concerne, nous navons jamais prouv lemoindre besoin de faire appel cette terminologie philosophique, qui, mme si elle ntait

    pas applique mal propos comme elle lest toujours en pareil cas, aurait encorelinconvnient dtre assez rebutante et inutilement complique. Mais nous ne voulons pasentrer ici dans les discussions auxquelles tout cela pourrait donner lieu ; nous tenions

    1Il ny aurait dexception faire que pour un sens trs particulier celui de philosophie hermtique ; il va sans direque ce nest pas ce sens, dailleurs peu prs ignor des modernes, que nous avons en vue prsentement.

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    seulement montrer, par ces exemples, combien il est difficile certains de sortir descadres classiques o leur ducation occidentale a enferm leur pense ds lorigine.

    Pour en revenir au Vdnta, nous dirons quil faut, en ralit, y voir une doctrinepurement mtaphysique, ouverte sur des possibilits de conception vritablementillimites, et qui, comme telle, ne saurait aucunement saccommoder des bornes plus ou

    moins troites dun systme quelconque. Il y a donc sous ce rapport, et sans mme allerplus loin, une diffrence profonde et irrductible, une diffrence de principe avec tout ceque les Europens dsignent sous le nom de philosophie. En effet, lambition avoue detoutes les conceptions philosophiques, surtout chez les modernes, qui poussent lextrmela tendance individualiste et la recherche de loriginalit tout prix qui en est laconsquence, cest prcisment de se constituer en des systmes dfinis, achevs, cest --dire essentiellement relatifs et limits de toutes parts ; au fond, un systme nest pas autrechose quune conception ferme, dont les bornes plus ou moins troites sont naturellementdtermines par l horizon mental de son auteur. Or toute systmatisation estabsolument impossible pour la mtaphysique pure, au regard de laquelle tout ce qui est delordre individuel est vritablement inexistant, et qui est entirement dgage de toutes lesrelativits, de toutes les contingences philosophiques ou autres ; il en est ncessairementainsi, parce que la mtaphysique est essentiellement la connaissance de lUniversel, etquune telle connaissance ne saurait se laisser enfermer dans aucune formule, s icomprhensive quelle puisse tre.

    Les diverses conceptions mtaphysiques et cosmologiques de lInde ne sont pas, rigoureusement parler, des doctrines diffrentes, mais seulement des dveloppements,suivant certains points de vue et dans des directions varies, mais nullement

    incompatibles, dune doctrine unique. Dailleurs, le mot sanskrit darshana, qui dsignechacune de ces conceptions, signifie proprement vue ou point de vue , car la racineverbale drish, dont il est driv, a comme sens principal celui de voir ; il ne peutaucunement signifier systme , et, si les orientalistes lui donnent cette acception, cenest que par leffet de ces habitudes occidentales qui les induisent chaque instant en defausses assimilations : ne voyant partout que de la philosophie, il est tout naturel quilsvoient aussi des systmes partout.

    La doctrine unique laquelle nous venons de faire allusion constitue essentiellementle Vda, cest--dire la Science sacre et traditionnelle par excellence, car tel estexactement le sens propre de ce terme2 : cest le principe et le fondement commun detoutes les branches plus ou moins secondaires et drives, qui sont ces conceptionsdiverses dont certains ont fait tort autant de systmes rivaux et opposs. En ralit, cesconceptions, tant quelles sont daccord avec leur principe, ne peuvent videmment secontredire entre elles, et elles ne font au contraire que se complter et sclairermutuellement ; il ne faut pas voir dans cette affirmation lexpression dun syncrtisme

    2 La racine vid, do drivent Vda et vidy, signifie la fois voir (en latin videre) et savoir (comme dans legrec ) ; la vue est prise comme symbole de la connaissance, dont elle est linstrument principal dans lordre sensible ; et cesymbolisme est transport jusque dans lordre intellectuel pur, o la connaissance est compare une vue intrieure , ainsique lindique lemploi de mots comme celui d intuition par exemple.

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    plus ou moins artificiel et tardif, car la doctrine tout entire doit tre considre commecontenue synthtiquement dans le Vda, et cela ds lorigine. La tradition, dans sonintgralit, forme un ensemble parfaitement cohrent, ce qui ne veut point diresystmatique ; et, comme tous les points de vue quelle comporte peuvent tre envisagssimultanment aussi bien que successivement, il est sans intrt vritable de rechercherlordre historique dans lequel ils ont pu se dvelopper en fait et tre rendus explicites,

    mme si lon admet que lexistence dune transmission orale, qui a pu se poursuivrependant une priode dune longueur indtermine, ne rend pas parfaitement illusoire lasolution quon apportera une question de ce genre. Si lexposition peut, suivant lespoques, se modifier jusqu un certain point dans sa forme extrieure pour sadapter auxcirconstances, il nen est pas moins vrai que le fond reste toujours rigoureusement lemme, et que ces modifications extrieures natteignent et naffectent en rien lessence dela doctrine.

    Laccord dune conception dordre quelconque avec le principe fondamental de latradition est la condition ncessaire et suffisante de son orthodoxie, laquelle ne doitnullement tre conue en mode religieux ; il faut insister sur ce point pour viter touteerreur dinterprtation, parce que, en Occident, il nest gnralement questiondorthodoxie quau seul point de vue religieux. En ce qui concerne la mtaphysique et toutce qui en procde plus ou moins directement, lhtrodoxie dune conception nest pasautre chose, au fond, que sa fausset, rsultant de son dsaccord avec les principesessentiels ; comme ceux-ci sont contenus dans le Vda, il en rsulte que cest laccord avecle Vda qui est le critrium de lorthodoxie. Lhtrodoxie commence donc l ocommence la contradiction, volontaire ou involontaire, avec le Vda ; elle est unedviation, une altration plus ou moins profonde de la doctrine, dviation qui, dailleurs,

    ne se produit gnralement que dans des coles assez restreintes, et qui peut ne porter quesur des points particuliers, parfois dimportance trs secondaire, dautant plus que la

    puissance qui est inhrente la tradition a pour effet de limiter ltendue et la porte deserreurs individuelles, dliminer celles qui dpassent certaines bornes, et, en tout cas, deles empcher de se rpandre et dacqurir une autorit vritable. L-mme o une colepartiellement htrodoxe est devenue, dans une certaine mesure, reprsen tative dundarshana, comme lcole atomiste pour le Vaishshika, cela ne porte pas atteinte lalgitimit de ce darshana en lui-mme, et il suffit de le ramener ce quil a de vraimentessentiel pour demeurer dans lorthodoxie. cet gard, nous ne pouvons mieux faire que

    de citer, titre dindication gnrale, ce passage du Snkhya-Pravachana-Bhshya deVijnna-Bhikshu ; Dans la doctrine de Kanda (le Vaishshika) et dans le Snkhya (deKapila), la partie qui est contraire au Vda doit tre rejete par ceux qui adhrentstrictement la tradition orthodoxe ; dans la doctrine de Jaimini et celle de Vysa (lesdeux Mmnss), il nest rien qui ne saccorde avec les critures (considres comme labase de cette tradition) .

    Le nom de Mmns, driv de la racine verbale man penser , la formeitrative, indique ltude rflchie de la Science sacre : cest le fruit intellectuel de lamditation du Vda. La premireMmns (Prva-Mmns) est attribue Jaimini ; maisnous devons rappeler ce propos que les noms qui sont ainsi attachs la formulation desdivers darshanas ne peuvent aucunement tre rapports des individualits prcises : ilssont employs symboliquement pour dsigner de vritables agrgats intellectuels ,

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    constitus en ralit par tous ceux qui se livrrent une mme tude au cours dunepriode dont la dure nest pas moins indtermine que lorigine. La premire Mmnsest appele aussi Karma-Mmns ouMmnspratique, cest--dire concernant les actes,et plus particulirement laccomplissement des rites ; le mot karma, en effet, a un doublesens : au sens gnral, cest laction sous toutes ses formes ; au sens spcial et technique,cest laction rituelle, telle quelle est prescrite par le Vda. CetteMmns pratique a pour

    but, comme le dit le commentateur Somantha, de dterminer dune faon exacte etprcise le sens des critures , mais surtout en tant que celles-ci renferment des prceptes,et non sous le rapport de la connaissance pure ou jnna, laquelle est souvent mise enopposition avec karma, ce qui correspond prcisment la distinction des deuxMmnss.

    La seconde Mmns (Uttara-Mmns) est attribue Vysa, cest--dire l entit collective qui mit en ordre et fixa dfinitivement les textes traditionnelsconstituant le Vda mme ; et cette attribution est particulirement significative, car il estais de voir quil sagit ici, non dun personnage historique ou lgendaire, mais bien dunevritable fonction intellectuelle , qui est mme ce quon pourrait appeler une fonction

    permanente, puisque Vysa est dsign comme lun des sept Chirajvis, littralement tres dous de longvit , dont lexistence nest point limite une poque dtermine3.Pour caractriser la seconde Mmns par rapport la premire, on peut la regardercomme laMmns de lordre purement intellectuel et contemplatif ; nous ne pouvons dire

    Mmns thorique, par symtrie avec la Mmns pratique, parce que cette dnominationprterait une quivoque. En effet, si le mot thorie est bien, tymologiquement,synonyme de contemplation, il nen est pas moins vrai que, dans le langage courant, il apris une acception beaucoup plus restreinte ; or, dans une doctrine qui est complte aupoint de vue mtaphysique, la thorie, entendue dans cette acception ordinaire, ne se suffit

    pas elle-mme, mais est toujours accompagne ou suivie dune ralisation correspondante, dont elle nest en somme que la base indispensable, et en vue de laquelleelle est ordonne tout entire, comme le moyen en vue de la fin.

    La seconde Mmns est encore appele Brahma-Mmns, comme concernantessentiellement et directement la Connaissance Divine (Brahma-Vidy) ; cest elle quiconstitue proprement parler le Vdnta, cest--dire, suivant la significationtymologique de ce terme, la fin du Vda , se basant principalement sur lenseignementcontenu dans les Upanishads. Cette expression de fin du Vda doit tre entendue au

    double sens de conclusion et de but ; en effet, dune part, les Upanishads forment ladernire partie des textes vdiques, et, dautre part, ce qui y est enseign, dans la mesuredu moins o il peut ltre, est le but dernier et suprme de la connaissance traditionnelletoute entire, dgage de toutes les applications plus ou moins particulires et contingentesauxquelles elle peut donner lieu dans des ordres divers : cest dire, en dautres termes, quenous sommes, avec le Vdnta, dans le domaine de la mtaphysique pure.

    3 On rencontre quelque chose de semblable dans dautres traditions : ainsi, dans le Taosme, il est question de huit Immortels ; ailleurs, cestMelki-Tsedeq qui est sans pre, sans mre, sans gnalogie, qui na ni commencement ni fin desa vie (St Paul, ptre aux Hbreux, VII, 3) ; et il serait sans doute facile de trouver encore dautres rapprochements dumme genre.

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    Les Upanishads, faisant partie intgrante du Vda, sont une des bases mmes de latradition orthodoxe, ce qui na pas empch certains orientalistes, tels que Max Mller, deprtendre y dcouvrir les germes du Bouddhisme , cest--dire de lhtrodoxie, car ilne connaissait du Bouddhisme que les formes et les interprtations les plus nettementhtrodoxes ; une telle affirmation est manifestement une contradiction dans les termes, etil serait assurment difficile de pousser plus loin lincomprhension. On ne saurait trop

    insister sur le fait que ce sont les Upanishads qui reprsentent ici la tradition primordialeet fondamentale, et qui, par consquent, constituent le Vdnta mme dans son essence ; ilrsulte de l que, en cas de doute sur linterprtation de la doctrine, cest toujours lautorit des Upanishads quil faudra sen rapporter en dernier ressort. Les enseignementsprincipaux du Vdnta, tels quils se dgagent expressment des Upanishads, ont tcoordonns et formuls synthtiquement dans une collection daphorismes portant lesnoms de Brahma-Stras et de Shrraka-Mmns4; lauteur de ces aphorismes, qui estappel Bdaryana et Krishna-Dwaipyana, est identifi Vysa. Il importe de remarquerque les Brahma-Stras appartiennent la classe dcrits traditionnels appele Smriti,

    tandis que les Upanishads, comme tous les autres textes vdiques, font partie de la Shruti ;or lautorit de la Smriti est drive de celle de la Shruti sur laquelle elle se fonde. LaShruti nest pas une rvlation au sens religieux et occidental de ce mot, comme levoudraient la plupart des orientalistes, qui, l encore, confondent les points de vue les plusdiffrents ; mais elle est le fruit dune inspiration directe, de sorte que cest par elle-mmequelle possde son autorit propre. La Shruti, dit Shankarchrya, sert de perceptiondirecte (dans lordre de la connaissance transcendante), car, pour tre une autorit, elle estncessairement indpendante de toute autre autorit ; et la Smriti joue un rle analogue celui de linduction, puisquelle aussi tire son autorit dune autorit autre quelle-mme 5. Mais pour quon ne se mprenne pas sur la signification de lanalogie ainsiindique entre la connaissance transcendante et la connaissance sensible, il est ncessairedajouter quelle doit, comme toute vritable analogie, tre applique en sens inverse6 :tandis que linduction slve au-dessus de la perception sensible et permet de passer undegr suprieur, cest au contraire la perception directe ou linspiration qui, dans lordretranscendant, atteint seule le principe mme, cest--dire ce quil y a de plus lev, et dontil ny a plus ensuite qu tirer les consquences et les applications diverses. On peut direencore que la distinction entre Shruti et Smriti quivaut, au fond, celle de lintuitionintellectuelle immdiate et de la conscience rflchie ; si la premire est dsigne par unmot dont le sens primitif est audition , cest prcisment pour marquer son caractre

    intuitif, et parce que le son a, suivant la doctrine cosmologique hindoue, le rang primordialparmi les qualits sensibles. Quant la Smriti, le sens primitif de son nom est mmoire ; en effet, la mmoire, ntant quun reflet de la perception, peut tre prise

    4 Le terme Shrraka a t interprt par Rmnuja, dans son commentaire (Shr-Bhshya) sur lesBrahma-Stras, 1erAdhyya, 1er Pda, stra 13, comme se rapportant au Suprme Soi (Paramtm), qui est en quelque sorte incorpor (shrra) en toutes choses.

    5 La perception (pratyaksha) et linduction ou linfrence (anumna) sont, suivant la logique hindoue, les deux moyens de preuve (pramnas) qui peuvent tre employs lgitimement dans le domaine de la connaissance sensible.

    6Dans la tradition hermtique, le principe de lanalogie est exprim par cette phrase de la Table dmeraude: Cequi est en bas est comme ce qui est en haut, et ce qui en haut est comme ce qui est en bas ; mais pour mieux comprendre cetteformule et lappliquer correctement, il faut la rapporter au symbole du Sceau de Salomon , form de deux triangles qui sontdisposs en sens inverse lun de lautre.

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    pour dsigner, par extension, tout ce qui prsente le caractre dune connaissance rflchieou discursive, cest--dire indirecte ; et, si la connaissance est symbolise par la lumirecomme elle lest le plus habituellement, lintelligence pure et la mmoire, ou encore, lafacult intuitive et la facult discursive, pourront tre reprsentes respectivement par lesoleil et la lune ; ce symbolisme, sur lequel nous ne pouvons nous tendre ici, est dailleurssusceptible dapplications multiples7.

    LesBrahma-Stras, dont le texte est dune extrme concision, ont donn lieu denombreux commentaires, dont les plus importants sont ceux de Shankarchrya et deRmnuja ; ceux-ci sont strictement orthodoxes lun et lautre, de sorte quil ne faut passexagrer la porte de leurs divergences apparentes, qui, au fond, sont plutt de simplesdiffrences dadaptation. Il est vrai que chaque cole est assez naturellement incline penser et affirmer que son propre point de vue est le plus digne dattention et, sansexclure les autres, doit prvaloir sur eux ; mais, pour rsoudre la question en touteimpartialit, il suffit dexaminer ces points de vue en eux-mmes et de reconnatre

    jusquo stend lhorizon que chacun deux permet dembrasser; il va de soi, dailleurs,quaucune cole ne peut prtendre reprsenter la doctrine dune faon totale et exclusive.Or il est trs certain que le point de vue de Shankarchrya est plus profond et va plus loinque celui de Rmnuja ; on peut du reste le prvoir dj en remarquant que le premier estde tendance shivate, tandis que le second est nettement vishnute. Une singulirediscussion a t souleve par M. Thibaut, qui a traduit en anglais les deux commentaires :il prtend que celui de Rmnuja est plus fidle lenseignement desBrahma-Stras, maisil reconnat en mme temps que celui de Shankarchrya est plus conforme lesprit desUpanishads. Pour pouvoir soutenir une telle opinion, il faut videmment admettre quilexiste des diffrences doctrinales entre les Upanishads et lesBrahma-Stras ; mais, mme

    sil en tait effectivement ainsi, cest lautorit des Upanishads qui devrait lemporter,ainsi que nous lexpliquions prcdemment, et la supriorit de Shankarchrya setrouverait tablie par l, bien que ce ne soit probablement pas lintention de M. Thibaut,pour qui la question de la vrit intrinsque des ides ne semble gure se poser. En ralit,les Brahma-Stras, se fondant directement et exclusivement sur les Upanishads, ne

    peuvent aucunement sen carter; leur brivet seule, les rendant quelque peu obscurquand on les isole de tout commentaire, peut faire excuser ceux qui croient y trouver autrechose quune interprtation autorise et comptente de la doctrine traditionnelle. Ainsi, ladiscussion est rellement sans objet, et tout ce que nous pouvons en retenir, cest la

    constatation que Shankarchrya a dgag et dvelopp plus compltement ce qui estessentiellement contenu dans les Upanishads : son autorit ne peut tre conteste que parceux qui ignorent le vritable esprit de la tradition hindoue orthodoxe, et dont lopinion,par consquent, ne saurait avoir la moindre valeur nos yeux ; cest donc, dune faongnrale, son commentaire que nous suivrons de prfrence tout autre.

    Pour complter ces observations prliminaires, nous devons encore faire remarquer,bien que nous lavons dj expliqu ailleurs, quil est inexact de donner lenseignement

    7 Il y a des traces de ce symbolisme jusque dans le langage : ce nest pas sans motif que, notamment, une mme racineman ou men a servi, dans des langues diverses, former de nombreux mots qui dsignent la fois la lune, la mmoire, le mental ou la pense discursive et lhomme lui-mme en tant qutre spcifiquement rationnel .

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    des Upanishads, comme certains lont fait, la dnomination de Brhmanismesotrique . Limproprit de cette expression provient surtout de ce que le mot sotrisme est un comparatif, et que son emploi suppose ncessairement lexistencecorrlative dun exotrisme ; or une telle division ne peut tre applique au cas dont ilsagit. Lexotrisme et lsotrisme, envisags, non pas comme deux doctrines distinctes etplus ou moins opposes, ce qui serait une conception tout fait errone, mais comme les

    deux faces dune mmedoctrine, ont exist dans certaines coles de lantiquit grecque ;on les retrouve aussi trs nettement dans lIslamisme ; mais il nen est pas de mme dansles doctrines plus orientales. Pour celles-ci, on ne pourrait parler que dune sorted sotrisme naturel , qui existe invitablement en toute doctrine, et surtout danslordre mtaphysique, o il importe de faire toujours la part de linexprimable, qui estmme ce quil y a de plus essentiel, puisque les mots et les symboles nont en somme pourraison dtre que daider le concevoir, en fournissant des supports pour un travail quine peut tre que strictement personnel. ce point de vue, la distinction de lexotrisme etde lsotrisme ne serait pas autre chose que celle de la lettre et de l esprit ; et lon

    pourrait aussi lappliquer la pluralit de sens plus ou moins profonds que prsentent lestextes traditionnels ou, si lon prfre, les critures sacres de tous les peuples. Dautrepart, il va de soi que le mme enseignement doctrinal nest pas compris au mme degrpar tous ceux qui le reoivent ; parmi ceux-ci, il en est donc qui, en un certain sens,

    pntrent lsotrisme, tandis que dautres sen tiennent lexotrisme parce que leurhorizon intellectuel est plus limit ; mais ce nest pas de cette faon que lentendent ceuxqui parlent de Brhmanisme sotrique . En ralit, dans le Brhmanisme,lenseignement est accessible, dans son intgralit, tous ceux qui sont intellectuellement qualifis (adhikrs), cest--dire capables den retirer un bnfice effectif; et, sil y ades doctrines rserves une lite, cest quil ne saurait en tre autrement l olenseignement est distribu avec discernement et selon les capacits relles de chacun. Silenseignement traditionnel nest point sotrique au sens propre de ce mot, il estvritablement initiatique , et il diffre profondment, par toutes ses modalits, delinstruction profane sur la valeur de laquelle les Occidentaux modernes sillusionnentsingulirement ; cest ce que nous avons dj indiqu en parlant de la Science sacre etde limpossibilit de la vulgariser .

    Cette dernire remarque en amne une autre : en Orient, les doctrines traditionnellesont toujours lenseignement oral pour mode de transmission rgulire, et cela mme dans

    le cas o elles ont t fixes dans des textes crits ; il en est ainsi pour des raisons trsprofondes, car ce ne sont pas seulement des mots qui doivent tre transmis, mais cestsurtout la participation effective la tradition qui doit tre assure. Dans ces conditions, ilne signifie rien de dire, comme Max Mller et dautres orientalistes, que le mot Upanishaddsigne la connaissance obtenue en sasseyant aux pieds dun prcepteur ; cettednomination, si tel en tait le sens, conviendrait indistinctement toutes les parties duVda ; et dailleurs cest l une interprtation qui na jamais t propose ni admise paraucun Hindou comptent. En ralit, le nom des Upanishads indique quelles sontdestines dtruire lignorance en fournissant les moyens dapprocher de la Connaissance

    suprme ; et, sil nest question que dapprocher de celle-ci, cest quen effet elle estrigoureusement incommunicable dans son essence, de sorte que nul ne peut latteindreautrement que par soi-mme.

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    Une autre expression qui nous semble encore plus malencontreuse que celle de Brhmanisme sotrique , cest celle de thosophie brhmanique , qui a temploye par M. Oltramare ; et celui-ci, dailleurs, avoue lui-mme quil ne la pasadopte sans hsitation, parce quelle semble lgitimer les prtentions des thosophesoccidentaux se recommander de lInde, prtentions quil reconnat mal fondes. Il estvrai quil faut viter en effet tout ce qui risque dentretenir certaines confusions des plus

    fcheuses ; mais il y a encore dautres raisons plus graves et plus dcisives de ne pasadmettre la dnomination propose. Si les prtendus thosophes dont parle M. Oltramareignorent peu prs tout des doctrines hindoues et ne leur ont emprunt que des mots quilsemploient tort et travers, ils ne se rattachent pas davantage la vritable thosophie,mme occidentale ; et cest pourquoi nous tenons distinguer soigneusement thosophie et thosophisme . Mais, laissant de ct le thosophisme, nous dironsquaucune doctrine hindoue, ou mme plus gnralement aucune doctrine orientale, naavec la thosophie assez de points communs pour quon puisse lui donner le mme nom ;cela rsulte immdiatement du fait que ce vocable dsigne exclusivement des conceptions

    dinspiration mystique, donc religieuse, et mme spcifiquement chrtienne. La thosophieest chose proprement occidentale ; pourquoi vouloir appliquer ce mme mot desdoctrines pour lesquelles il nest pas fait, et auxquelles il ne convient pas beaucoup mieuxque les tiquettes des systmes philosophiques de lOccident ? Encore un fois, ce nest pasde religion quil sagit ici, et, par suite, il ne peut pas plus y tre question de thosophieque de thologie ; ces deux termes, dailleurs ont commenc par tre peu prssynonymes, bien quils en soient arrivs, pour des raisons purement historiques, prendredes acceptions fort diffrentes8. On nous objectera peut-tre que nous avons nous-mmeemploy plus haut lexpression de Connaissance Divine , qui est en somme quivalente la signification primitive des mots thosophie et thologie ; cela est vrai, mais,tout dabord, nous ne pouvons pas envisager ces derniers en ne tenant compte que de leurseule tymologie, car ils sont de ceux pour lesquels il est devenu tout fait impossible defaire abstraction des changements de sens quun trop long usage leur a fait subir. Ensuite,nous reconnaissons trs volontiers que cette expression de Connaissance Divine elle-mme nest pas parfaitement adquate mais nous nen avons pas de meilleure notredisposition pour faire comprendre de quoi il sagit, tant donne linaptitude des langueseuropennes exprimer les ides purement mtaphysiques ; et dailleurs nous ne pensons

    pas quil y ait de srieux inconvnients lemployer, ds lors que nous prenons soindavertir quon ne doit pas y attacher la nuance religieuse quelle aurait presque

    invitablement si elle tait rapporte des conceptions occidentales. Malgr cela, ilpourrait encore subsister une quivoque, car le terme sanskrit qui peut tre traduit le moinsinexactement par Dieu nest pas Brahma, mais shwara ; seulement, lemploi deladjectif divin , mme dans le langage ordinaire, est moins strict, plus vague peut-tre,et ainsi se prte mieux que celui du substantif dont il drive une transposition commecelle que nous effectuons ici. Ce quil faut retenir, cest que des termes tels que thologie et thosophie , mme pris tymologiquement et en dehors de touteintervention du point de vue religieux, ne pourrait se traduire en sanskrit que par shwara-

    8 Une remarque semblable pourrait tre faite pour les mots astrologie et astronomie , qui taient primitivementsynonymes, et dont chacun, chez les Grecs, dsignait la fois ce que lun et lautre ont ensuite dsign sparment.

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    Vidy ; au contraire, ce que nous rendons approximativement par ConnaissanceDivine , quand il sagit du Vdnta, cest Brahma-Vidy, car le point de vue de lamtaphysique pure implique essentiellement la considration de Brahma ou du PrincipeSuprme, dont shwara ou la Personnalit Divine nest quune dtermination en tantque principe de la manifestation universelle et par rapport celle-ci. La considrationdshwara est donc dj un point de vue relatif : cest la plus haute des relativits, la

    premire de toutes les dterminations, mais il nen est pas moins vrai quil est qualifi (saguna), et conu distinctement (savishsha), tandis queBrahma est non-qualifi (nirguna), au del de toute distinction (nirvishsha), absolument inconditionn, et quela manifestation universelle toute entire est rigoureusement nulle au regard de SonInfinit. Mtaphysiquement, la manifestation ne peut tre envisage que dans sadpendance lgard du Principe Suprme, et titre de simple support pour slever la Connaissance transcendante, ou encore, si lon prend les choses en sens inverse, titre dapplication de la Vrit principielle ; dans tous les cas, il ne faut voir, dans ce qui syrapporte, rien de plus quune sorte d illustration destine rendre plus aise la

    comprhension du non-manifest , objet essentiel de la mtaphysique, et permettreainsi, comme nous le disions en interprtant la dnomination des Upanishads, dapprocherde la Connaissance par excellence9.

    9 Pour plus de dtails sur toutes les considrations prliminaires que nous avons d nous borner indiquer assezsommairement dans ce chapitre, nous ne pouvons mieux faire que de renvoyer notre Introduction gnrale ltude desdoctrines hindoues, dans laquelle nous nous sommes proposs de traiter prcisment ces questions dune faon plusparticulire.

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    CHAPITRE II

    DISTINCTION FONDAMENTALEDU SOI ET DU MOI

    Pour bien comprendre la doctrine du Vdnta en ce qui concerne ltre humain, ilimporte de poser tout dabord, aussi nettement que possible, la distinction fondamentale du

    Soi , qui est le principe mme de ltre, davec le moi individuel. Il est presquesuperflu de dclarer expressment que lemploi du terme Soi nimplique pour nousaucune communaut dinterprtation avec certaines coles qui ont pu faire usage de cemot, mais qui nont jamais prsent, sous une terminologie orientale le plus souventincomprise, que des conceptions tout occidentales et dailleurs minemment fantaisistes ;et nous faisons allusion ici, non seulement au thosophisme, mais aussi quelques colespseudo-orientales qui ont entirement dnatur le Vdnta sous prtexte de laccommoder la mentalit occidentale, et sur lesquelles nous avons dj eu aussi loccasion de nousexpliquer. Labus qui peut avoir t fait dun mot nest pas, notre avis, une raison

    suffisante pour quon doive renoncer sen servir, moins quon ne trouve le moyen de leremplacer par un autre qui soit tout aussi bien adapt ce quon veut exprimer, ce quinest pas le cas prsentement ; dailleurs, si lon se montrait trop rigoureux cet gard, onfinirait sans doute par navoir que bien peu de termes sa disposition, car il nen est gurequi, notamment, naient t employs plus ou moins abusivement par quelque philosophe.Les seuls mots que nous entendions carter sont ceux qui ont t invents tout exprs pourdes conceptions avec lesquelles celles que nous exposons nont rien de commun : tellessont, par exemple, les dnominations des divers genres de systmes philosophiques ; telssont aussi les termes qui appartiennent en propre au vocabulaire des occultistes et autres

    no-spiritualistes ; mais, pour ceux que ces derniers nont fait quemprunter desdoctrines antrieures quils ont lhabitude de plagier effrontment sans en riencomprendre, nous ne pouvons videmment nous faire aucun scrupule de les reprendre enleur restituant la signification qui leur convient normalement.

    Au lieu des termes Soi et moi , on peut aussi employer ceux de personnalit et d individualit , avec une rserve cependant, car le Soi , commenous lexpliquerons un peu plus loin, peut tre encore quelque chose de plus que lapersonnalit. Les thosophistes, qui semblent avoir pris plaisir embrouiller leurterminologie, prennent la personnalit et lindividualit dans un sens qui est exactement

    inverse de celui o elles doivent tre entendues correctement : cest la premire quilsidentifient au moi , et la seconde au Soi . Avant eux, au contraire, et en Occidentmme, toutes les fois quune distinction quelconque a t faite entre ces deux termes, la

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    personnalit a toujours t regarde comme suprieure lindividualit, et cest pourquoinous disons que cest l leur rapport normal, quil y a tout avantage maintenir. La

    philosophie scolastique, en particulier, na pas ignor cette distinction, mais il ne semblepas quelle lui ait donn sa pleine valeur mtaphysique, ni quelle en ait tir lesconsquences profondes qui y sont impliques ; cest dailleurs ce qui arrive frquemment,mme dans les cas o elle prsente les similitudes les plus remarquables avec certaines

    parties des doctrines orientales. En tout cas, la personnalit, entendue mtaphysiquement,na rien de commun avec ce que les philosophes modernes appellent si souvent la personne humaine , qui nest en ralit rien dautre que lindividualit pure et simple ;du reste, cest celle-ci seule, et non la personnalit, qui peut tre dite proprement humaine.Dune faon gnrale, il semble que les Occidentaux, mme quand ils veulent aller plusloin dans leurs conceptions que ne le font la plupart dentre eux, prennent pour la

    personnalit ce qui nest vritablement que la partie suprieure de lindividualit, ou unesimple extension de celle-ci1 ; dans ces conditions, tout ce qui est de lordre mtaphysiquepur reste forcment en dehors de leur comprhension.

    Le Soi est le principe transcendant et permanent dont ltre manifest, ltrehumain par exemple, nest quune modification transitoire et contingente, modification quine saurait dailleurs aucunement affecter le principe, ainsi que nous lexpliquerons plusamplement par la suite. Le Soi , en tant que tel, nest jamais individualis et ne peut pasltre, car, devant tre toujours envisag sous laspect de lternit et de limmutabilit quisont les attributs ncessaires de ltre pur, il nest videmment susceptible daucuneparticularisation, qui le ferait tre autre que soi-mme . Immuable en sa nature propre,il dveloppe seulement les possibilits indfinies quil comporte en soi-mme, par le

    passage relatif de la puissance lacte travers une indfinit de degrs, et cela sans que

    sa permanence essentielle en soit affecte, prcisment parce que ce passage nest querelatif, et parce que ce dveloppement nen est un, vrai dire, quautant quon lenvisagedu ct de la manifestation, en dehors de laquelle il ne peut tre question de successionquelconque, mais seulement dune parfaite simultanit, de sorte que cela mme qui estvirtuel sous un certain rapport ne sen trouve pas moins ralis dans l ternel prsent . lgard de la manifestation, on peut dire que le Soi dveloppe ses possibilits danstoutes les modalits de ralisation, en multitude indfinie, qui sont pour ltre intgralautant dtats diffrents, tats dont un seul, soumis des conditions dexistence trsspciales qui le dfinissent, constitue la portion ou plutt la dtermination particulire de

    cet tre qui est lindividualit humaine. Le Soi est ainsi le principe par lequel existent,chacun dans son domaine propre, tous les tats de ltre ; et ceci doit sentendre, nonseulement des tats manifests dont nous venons de parler, individuels comme ltathumain ou supra-individuels, mais aussi, bien que le mot exister devienne alorsimpropre, de ltat non-manifest, comprenant toutes les possibilits qui ne sontsusceptibles daucune manifestation, en mme temps que les possibilits de manifestation

    1 M. Lon Daudet, dans quelques-uns de ses ouvrages (LHrdo et Le Monde des images), a distingu dans ltrehumain ce quil appelle Soi et moi ; mais lun et lautre, pour nous, font galement partie de lindividualit, et tout celaest du ressort de la psychologie qui, par contre, ne peut aucunement atteindre la personnalit ; cette distinction indiquecependant une sorte de pressentiment qui est trs digne de remarque chez un auteur qui na point la prtention dtremtaphysicien.

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    elles-mmes en mode principiel ; mais ce Soi lui-mme nest que par soi, nayant et nepouvant avoir, dans lunit totale et indivisible de sa nature intime, aucun principe qui luisoit extrieur2.

    Le Soi , considr par rapport un tre comme nous venons de le faire, estproprement la personnalit ; on pourrait, il est vrai restreindre lusage de ce dernier mot au

    Soi comme principe des tats manifests, de mme que la Personnalit divine ,shwara, est le principe de la manifestation universelle ; mais on peut aussi ltendreanalogiquement au Soi comme principe de tous les tats de ltre, manifests et non-manifests. Cette personnalit est une dtermination immdiate, primordiale et nonparticularise, du principe qui est appel en sanskrit tm ou Paramtm, et que nous

    pouvons, faute dun meilleur terme, dsigner comme l Esprit Universel , mais, bienentendu, la condition de ne voir dans cet emploi du mot esprit rien qui puisserappeler les conceptions philosophiques occidentales, et, notamment, de ne pas en faire uncorrlatif de matire comme il lest presque toujours pour les modernes, qui subissent cet gard, mme inconsciemment, linfluence du dualisme cartsien3. La mtaphysiquevritable, redisons-le encore ce propos, est bien au del de toutes les oppositions dontcelle du spiritualisme et du matrialisme peut nous fournir le type, et elle nanullement se proccuper des questions plus ou moins spciales, et souvent toutartificielles, que font surgir de semblables oppositions.

    tm pntre toutes choses, qui sont comme ses modifications accidentelles, et qui,suivant lexpression de Rmnuja, constituent en quelque sorte son corps (ce mot nedevant tre pris ici que dans un sens purement analogique), quelles soient dailleurs denature intelligente ou non-intelligente , cest--dire, suivant les conceptions occidentales,

    spirituelles aussi bien que matrielles , car cela, nexprimant quune diversit deconditions dans la manifestation, ne fait aucune diffrence au regard du principeinconditionn et non-manifest. Celui-ci, en effet, est le Suprme Soi (cest latraduction littrale de Paramtm) de tout ce qui existe, sous quelque mode que ce soit, etil demeure toujours le mme travers la multiplicit indfinie des degrs delExistence, entendu au sens universel, aussi bien quau del de lExistence, cest--diredans la non-manifestation principielle.

    Le Soi , mme pour un tre quelconque, est identique en ralit tm, puisquilest essentiellement au del de toute distinction et de toute particularisation ; et cestpourquoi, en sanskrit, le mme mot tman, aux cas autres que le nominatif, tient lieu dupronom rflchi soi-mme . Le Soi nest donc point vraiment distinct dtm, si cenest lorsquon lenvisage particulirement et distinctivement par rapport un tre, etmme, plus prcisment, par rapport un certain tat dfini de cet tre, tel que ltat

    2Nous exposerons plus compltement, dans dautres tudes, la thorie mtaphysique des tats multiples de ltre ;nous nen indiquons ici que ce qui est indispensable pour comprendre ce qui concerne la constitution de ltre humain.

    3 Thologiquement, quand on dit que Dieu est pur esprit , il est vraisemblable que cela ne doit pas sentendre nonplus dans le sens o esprit soppose matire et o ces deux termes ne peuvent se comprendre que lun par rapport lautre, car on en arriverait ainsi une sorte de conception dmiurgique plus ou moins voisine de celle quon attribue auManichisme ; il nen est pas moins vrai quune telle expression est de celles qui peuvent facilement donner naissance defausses interprtations, aboutissant substituer un tre ltre pur.

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    humain, et, seulement en tant quon le considre sous ce point de vue spcialis etrestreint. Dans ce cas, dailleurs, ce nest pas que le Soi devienne effectivementdistinct dtm en quelque manire, car il ne peut tre autre que soi-mme , commenous le disions plus haut, il ne saurait videmment tre affect par le point de vue dont onlenvisage, non plus que par aucune autre contingence. Ce quil faut dire, cest que, dans lamesure mme o lon fait cette distinction, on scarte de la considration directe du

    Soi pour ne plus considrer vritablement que son reflet dans lindividualit humaine,ou dans tout autre tat de ltre, car il va sans dire que, vis--vis du Soi , tous les tatsde manifestation sont rigoureusement quivalents et peuvent tre envisagssemblablement ; mais prsentement, cest lindividualit humaine qui nous concerne dunefaon plus particulire. Ce reflet dont nous parlons dtermine ce quon peut appeler lecentre de cette individualit ; mais, si on lisole de son principe, cest--dire du Soi lui-mme, il na quune existence purement illusoire, car cest du principe quil tire toute saralit, et il ne possde effectivement cette ralit que par participation la nature du Soi , cest--dire en tant quil sidentifie lui par universalisation.

    La personnalit, insistons-y encore, est essentiellement de lordre des principes ausens le plus strict de ce mot, cest--dire de lordre universel ; elle ne peut donc treenvisage quau point de vue de la mtaphysique pure, qui a prcisment pour domainelUniversel. Les pseudo-mtaphysiciens de lOccident ont pour habitude de confondreavec lUniversel des choses qui, en ralit, appartiennent lordre individuel ; ou plutt,comme ils ne conoivent aucunement lUniversel, ce quoi ils appliquent abusivement cenom est dordinaire le gnral, qui nest proprement quune simple extension delindividuel. Certains poussent la confusion encore plus loin : les philosophes empiristes , qui ne peuvent pas mme concevoir le gnral, lassimilent au collectif, qui

    nest vritablement que du particulier ; et, par ces dgradations successives, on en arrivefinalement rabaisser toutes choses au niveau de la connaissance sensible, que beaucoupconsidrent en effet comme la seule possible, parce que leur horizon mental ne stend pasau del de ce domaine et quils voudraient imposer tous les limitations qui ne rsultentque de leur propre incapacit, soit naturelle, soit acquise par une ducation spciale.

    Pour prvenir toute mprise du genre de celles que nous venons de signaler, nousdonnerons ici, une fois pour toutes, le tableau suivant, qui prcise les distinctionsessentielles cet gard, et auquel nous prierons nos lecteurs de se reporter en toute

    occasion o ce sera ncessaire, afin dviter des redites par trop fastidieuses :

    Universel

    IndividuelGnral

    ParticulierCollectif

    Singulier

    Il importe dajouter que la distinction de lUniversel et de lindividuel ne doit point

    tre regarde comme une corrlation, car le second des deux termes, sannulantrigoureusement au regard du premier, ne saurait lui tre oppos en aucune faon. Il en estde mme en ce qui concerne le non-manifest et le manifest ; dailleurs, il pourrait

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    sembler au premier abord que lUniversel et le non-manifest doivent concider, et, duncertain point de vue, leur identification serait en effet justifie, puisque,mtaphysiquement, cest le non-manifest qui est tout lessentiel. Cependant, il faut tenircompte de certains tats de manifestation qui, tant informels, sont par l-mme supra-individuels ; si donc on ne distingue que lUniversel et lindividuel, on devra forcmentrapporter ces tats lUniversel, ce quon pourra dautant mieux faire quil sagit dune

    manifestation qui est encore principielle en quelque sorte, au moins par comparaison avecles tats individuels ; mais cela, bien entendu, ne doit pas faire oublier que tout ce qui estmanifest, mme ces degrs suprieurs, est ncessairement conditionn, cest--direrelatif. Si lon considre les choses de cette faon, lUniversel sera, non plus seulement lenon-manifest, mais linformel, comprenant la fois le non-manifest et les tats demanifestation supra-individuels ; quant lindividuel, il contient tous les degrs de lamanifestation formelle, cest--dire tous les tats o les tres sont revtus de formes, car cequi caractrise proprement lindividualit et la constitue essentiellement comme telle, cestprcisment la prsence de la forme parmi les conditions limitatives qui dfinissent et

    dterminent un tat dexistence. Nous pouvons encore rsumer ces derniresconsidrations dans le tableau suivant :

    Universel Non manifestationManifestation informelle

    Individuel Manifestation formelle tat subtiltat grossier

    Les expressions d tat subtil et d tat grossier , qui se rfrent des degrs

    diffrents de la manifestation formelle, seront expliqus plus loin ; mais nous pouvonsindiquer ds maintenant que cette dernire distinction ne vaut qu la condition de prendre

    pour point de dpart lindividualit humaine, ou plus exactement le monde corporel ousensible. L tat grossier en effet, nest pas autre chose que lexistence corporelle elle-mme, laquelle lindividualit humaine, comme on le verra, nappartient que par une deses modalits, et non dans son dveloppement intgral ; quant l tat subtil , ilcomprend, dune part, les modalits extra-corporelles de ltre humain, ou de tout autretre situ dans le mme tat dexistence, et aussi, dautre part, tous les tats individuelsautres que celui-l. On voit que ces deux termes ne sont vraiment pas symtriques et ne

    peuvent mme pas avoir de commune mesure, puisque lun deux ne reprsente quuneportion de lun des tats indfiniment multiples qui constituent la manifestation formelle,tandis que lautre comprend tout le reste de cette manifestation 4 . La symtrie ne se

    4 Nous pouvons faire comprendre cette asymtrie par une remarque dapplication courante, qui relve simplement dela logique ordinaire : si lon considre une attribution ou une qualit quelconque, on divise par l-mme toutes les choses

    possibles en deux groupes, qui sont, dune part, celui des choses qui possdent cette qualit, et, dautre part, celui des chosesqui ne la possdent pas ; mais, tandis que le premier groupe se trouve ainsi dfini et dtermin positivement, le second, quinest caractris que dune faon purement ngative, nest nullement limit par l et est vritablement indfini ; il ny a donc nisymtrie, ni commune mesure entre ces deux groupes, qui ainsi ne constituent pas rellement une division binaire, et dont ladistinction ne vaut dailleurs videmment quau point de vue spcial de la qualit prise comme point de dpart, puisque lesecond groupe na aucune homognit et peut comprendre des choses qui nont rien de commun entre elles, ce qui nempche

    pourtant pas cette division dtre vraiment valable sous le rapport considr. Or cest bien de cette faon que nous distinguons

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    retrouve jusqu un certain point que si lon se restreint la considration de la seuleindividualit humaine, et cest dailleurs ce point de vue que la distinction dont il sagitest tablie en premier lieu par la doctrine hindoue ; mme si lon dpasse ensuite ce pointde vue, et mme si on ne la envisag que pour arriver le dpasser effectivement, il nenest pas moins vrai que cest l ce quil nous faut invitablement prendre comme base etcomme terme de comparaison, puisque cest ce qui concerne ltat o nous nous trouvo ns

    actuellement. Nous dirons donc que ltre humain, envisag dans son intgralit, comporteun certain ensemble de possibilits qui constituent sa modalit corporelle ou grossire,plus une multitude dautres possibilits qui, stendant en divers sens au del de celle-ci,constituent ses modalits subtiles ; mais toutes ces possibilits runies ne reprsentent

    pourtant quun seul et mme degr de lExistence universelle. Il rsulte de l quelindividualit humaine est la fois beaucoup plus et beaucoup moins que ne le croientdordinaire les Occidentaux : beaucoup plus, parce quils nen connaissent gure que lamodalit corporelle, qui nest quune portion infime de ses possibilits ; mais aussi

    beaucoup moins, parce que cette individualit, loin dtre rellement ltre total, nest

    quun tat de cet tre,parmi une indfinit dautres tats, dont la somme elle-mme nestencore rien au regard de la personnalit, qui seule est ltre vritable, parce quelle seuleest son tat permanent et inconditionn, et quil ny a que cela qui puisse tre considrcomme absolument rel. Tout le reste, sans doute, est rel aussi, mais seulement dunefaon relative, en raison de sa dpendance lgard du principe et en tant quil en refltequelque chose, comme limage rflchie dans un miroir tire toute sa ralit de lobjet sanslequel elle naurait aucune existence ; mais cette moindre ralit, qui nest que participe,est illusoire par rapport la ralit suprme, comme la mme image est aussi illusoire parrapport lobjet ; et, si lon prtendait lisoler du principe, cette illusion deviendraitirralit pure et simple. On comprend par l que lexistence, cest--dire ltre conditionnet manifest, soit la fois relle en un certain sens et illusoire en un autre sens ; et cest undes points essentiels que nont jamais compris les Occidentaux qui ont outrageusementdform le Vdnta par leurs interprtations errones et pleines de prjugs.

    Nous devons encore avertir plus spcialement les philosophes que lUniversel etlindividuel ne sont point pour nous ce quils appellent des catgories ; et nous leurrappellerons, car les modernes semblent lavoir quelque peu oubli, que les catgories ,au sens aristotlicien de ce mot, ne sont pas autre chose que les plus gnraux de tous lesgenres, de sorte quelles appartiennent encore au domaine de lindividuel, dont elles

    marquent dailleurs la limite un certain point de vue. Il serait plus juste dassimiler lUniversel ce que les scolastiques nomment les transcendantaux , qui dpassentprcisment tous les genres, y compris les catgories ; mais, si ces transcendantaux sont bien de lordre universel, ce serait encore une erreur de croire quils constituent toutlUniversel, ou mme quils sont ce quil y a de plus important considrer pour lamtaphysique pure : ils sont coextensifs ltre, mais ne vont point au del de ltre,auquel sarrte dailleurs la doctrine dans laquelle ils sont ainsi envisags. Or, sil ontologie ou la connaissance de ltre relve bien de la mtaphysique, elle est fort

    le manifest et le non-manifest, puis, dans le manifest, le formel et linformel, et enfin, dans le formel lui -mme, le corporelet lincorporel.

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    loin dtre la mtaphysique complte et totale, car ltre nest point le non -manifest ensoi, mais seulement le principe de la manifestation ; et, par suite, ce qui est au del deltre importe beaucoup plus encore, mtaphysiquement, que ltre lui-mme. En dautrestermes, cestBrahma, et nonshwara, qui doit tre reconnu comme le Principe Suprme ;cest ce que dclarent expressment et avant tout lesBrahma-Stras, qui dbutent par cesmots : Maintenant commence ltude de Brahma , quoi Shankarchrya ajoute ce

    commentaire : En enjoignant la recherche deBrahma, ce premier stra recommande unetude rflchie des textes des Upanishads, faite laide dune dialectique qui (les prenantpour base et pour principe) ne soit jamais en dsaccord avec eux, et qui, comme eux (mais titre de simple moyen auxiliaire), se propose pour fin la Dlivrance.

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    CHAPITRE III

    LE CENTRE VITALDE LTRE HUMAIN,SJOUR DEBRAHMA

    Le Soi comme nous lavons vu dans ce qui prcde, ne doit pas tre distingudtm ; et, dautre part, tm est identifi Brahma mme : cest ce que nous pouvonsappeler l Identit Suprme , dune expression emprunte lsotrisme islamique, dontla doctrine, sur ce point comme sur bien dautres, et malgr de grandes diffrences dans laforme, est au fond la mme que celle de la tradition hindoue. La ralisation de cetteidentit sopre par le Yoga, cest--dire lunion intime et essentielle de ltre avec lePrincipe Divin ou, si lon prfre, avec lUniversel ; le sens propre de ce mot Yoga, eneffet, est union et rien dautre1, en dpit des interprtations multiples et toutes plusfantaisistes les unes que les autres quont proposes les orientalistes et les thosophistes. Il

    faut remarquer que cette ralisation ne doit pas tre considre proprement comme une effectuation , ou comme la production dun rsultat non prexistant , suivantlexpression de Shankarchrya, car lunion dont il sagit, mme non ralise actuellementau sens o nous lentendons ici, nen existe pas moins potentiellement, ou pluttvirtuellement ; il sagit donc seulement, pour ltre individuel (car ce nest que par rapport celui-ci quon peut parler de ralisation ), de prendre effectivement conscience de cequi est rellement et de toute ternit.

    Cest pourquoi il est dit que cest Brahma qui rside dans le centre vital de ltre

    humain, et ceci pour tout tre humain quel quil soit, et non pas seulement pour celui quiest actuellement uni ou dlivr , ces deux mots dsignent en somme la mme choseenvisage sous deux aspects diffrents, le premier par rapport au Principe, le second parrapport la manifestation ou lexistence conditionne. Ce centre vital est considrcomme correspondant analogiquement au plus petit ventricule (guh) du cur(hridaya),mais ne doit cependant pas tre confondu avec le curau sens ordinaire de ce mot, nousvoulons dire avec lorgane physiologique qui porte ce nom, car i l est en ralit le centre,non pas seulement de lindividualit corporelle, mais de lindividualit intgrale,susceptible dune extension indfinie dans son domaine (qui nest dailleurs quun degr

    1 La racine de ce mot se retrouve, peine altre, dans le latinjungere et ses drivs.

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    de lExistence), et dont la modalit corporelle ne constitue quune portion, et mme uneportion trs restreinte, ainsi que nous lavons dj dit. Le cur est considr comme lecentre de la vie, et il lest en effet, au point de vue physiologique, par rapport lacirculation du sang, auquel la vitalit mme est essentiellement lie dune faon toute

    particulire, ainsi que toutes les traditions saccordent le reconnatre ; mais il est en outreconsidr comme tel, dans un ordre suprieur, et symboliquement en quelque sorte, par

    rapport lIntelligence universelle (au sens du terme arabe El-Aqlu) dans ses relationsavec lindividu. Il convient de noter ce propos que les Grecs eux-mmes, et Aristoteentre autres, attribuaient le mme rle au cur, quils en faisaient aussi le sige delintelligence, si lon peut employer cette faon de parler, et non du sentiment comme lefont dordinaire les modernes ; le cerveau, en effet, nest vritablement que linstrumentdu mental , cest--dire de la pense en mode rflchi et discursif ; et ainsi, suivant unsymbolisme que nous avons dj indiqu prcdemment, le curcorrespond au soleil et lecerveau la lune. Il va de soi, dailleurs, que, quand on dsigne comme le cur le centrede lindividualit intgrale, il faut bien prendre garde que ce qui nest quune analogie ne

    doit pas tre regard comme une assimilation, et quil ny a l proprement quunecorrespondance, qui na du reste rien darbitraire, mais qui est parfaitement fonde, bienque nos contemporains soient sans doute ports par leurs habitudes en mconnatre lesraisons profondes.

    Dans ce sjour deBrahma (Brahma-pura) , cest--dire dans le centre vital dontnous venons de parler, est un petit lotus, une demeure dans laquelle est un petite cavit(dahara) occupe par lther (ksha) ; on doit rechercher Ce qui est dans ce lieu, et onLe connatra 2 . Ce qui rside en ce centre de lindividualit, en effet, ce nest passeulement llment thr, principe des quatre autres lments sensibles, comme

    pourraient le croire ceux qui sarrteraient au sens le plus extrieur, cest--dire celui quise rfre uniquement au monde corporel, dans lequel cet lment joue bien le rle deprincipe, mais dans une acception toute relative, comme ce monde lui-mme estminemment relatif, et cest cette acception quil sagit prcisment de transposeranalogiquement. Ce nest mme qu titre de support pour cette transposition quelther est ici dsign, et la fin mme du texte lindique expressment, puisque, sil nesagissait pasdautre chose en ralit, il ny aurait videmment rien rechercher ; et nousajouterons encore que le lotus et la cavit dont il est question doivent tre aussi envisagssymboliquement, car ce nest point littralement quil faut entendre une telle

    localisation , ds lors quon dpasse le point de vue de lindividualit corporelle, lesautres modalits ntant plus soumises la condition spatiale.

    Ce dont il sagit vritablement, ce nest pas mme seulement l me vivante (jvtm), cest--dire la manifestation particulire du Soi dans la vie (jva), donc danslindividu humain, envisag plus spcifiquement sous laspect vital qui exprime une desconditions dexistence dfinissant proprement son tat, et qui dailleurs sapplique toutlensemble de ses modalits. En effet, mtaphysiquement, cette manifestation ne doit pastre considre sparment de son principe, qui est le Soi ; et, si celui-ci apparat

    2Chhndogya Upanishad, 8me Prapthaka, 1er Khanda, shruti 1.

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    comme jva dans le domaine de lexistence individuelle, donc en mode illusoire, il esttm dans la ralit suprme. Cet tm, qui rside dans le cur, est plus petit quungrain de riz, plus petit quun grain dorge, plus petit quun grain de moutarde, plus petitquun grain de millet, plus petit que le germe qui est dans un grain de millet ; cettm, quirside dans le cur, est aussi plus grand que la terre (le domaine de la manifestationgrossire), plus grand que latmosphre (le domaine de la manifestation subtile), plus

    grand que le ciel (le domaine de la manifestation informelle), plus grand que tous cesmondes ensemble (cest--dire au del de toute manifestation, tant linconditionn) 3.Cest que, en effet, lanalogie devant sappliquer en sens inverse comme nous lavons djsignal, de mme que limage dun objetdans un miroir est inverse par rapport lobjet,ce qui est le premier ou le plus grand dans lordre principiel est, du moins en apparence, ledernier ou le plus petit dans lordre de la manifestation4. Pour prendre des termes decomparaison dans le domaine mathmatique, afin de rendre la chose plus comprhensible,cest ainsi que le point gomtrique est nul quantitativement et noccupe aucun espace,

    bien quil soit le principe par lequel est produit lespace tout entier, qui nest que le

    dveloppement de ses propres virtualits

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    ; cest ainsi galement que lunit arithmtiqueest le plus petit des nombres si on lenvisage comme situe dans leur multiplicit, maisquelle est le plus grand en principe, puisquelle les contient tous virtuellement et produittoute leur srie par la seule rptition indfinie delle-mme. Le Soi nest que

    potentiellement dans lindividu, tant que l Union nest pas ralise6, et cest pourquoiil est comparable une graine ou un germe ; mais lindividu et la manifestation toutentire ne sont que par lui et nont de ralit que par participation son essence, et ildpasse immensment toute existence, tant le Principe unique de toutes choses.

    Si nous disons que le Soi est potentiellement dans lindividu, et que l Union

    nexiste que virtuellement avant la ralisation, il va de soi que cela ne doit sentendre quedu point de vue de lindividu lui-mme. En effet, le Soi nest affect par aucune

    3Chhndogya Upanishad, 3me Prapthaka, 14me Khanda, shruti 3. Il est impossible de ne pas se souvenir ici decette parabole de lvangile : Le Royaume des Cieux est semblable un grain de snev quun homme prend et sme dansson champ ; ce grain est la plus petite de toutes les semences, mais, lorsquil est cr, il est plus grand que tous les autreslgumes, et il devient un arbre, de sorte que les oiseaux du ciel viennent se reposer sur ses branches (St Matthieu, XIII, 31 et32). Bien que le point de vue soit assurment diffrent, on comprendra facilement comment la conception du Royaume desCieux peut tre transpose mtaphysiquement : la croissance de larbre est le dveloppement des possibilits ; et il nest pas

    jusquaux oiseaux du ciel , reprsentant alors les tats suprieurs de ltre, qui ne rappellent un symbolisme similaireemploy dans un autre texte des Upanishads : Deux oiseaux, compagnons insparablement unis, rsident sur un mme arbre ;lun mange le fruit de larbre, lautre regarde sans manger (Mundaka Upanishad, 3me Mundaka, 1er Khanda, shruti 1 ;Shwtshwatara Upanishad, 4me Adhyya, shruti 6). Le premier de ces deux oiseaux est jvtm, qui est engag dans ledomaine de laction et de ses consquences ; le second est ltm inconditionn, qui est pure Connaissance ; et, sils sontinsparablement unis, cest que celui-l ne se distingue de celui-ci quen mode illusoire.

    4 Ici aussi, nous trouvons la mme chose exprime trs nettement dans lvangile : Les derniers seront les premiers,et les premiers seront les derniers (St Matthieu, XX, 16).

    5 Mme un point de vue plus extrieur, celui de la gomtrie ordinaire et lmentaire, on peut faire remarquer ceci :par dplacement continu, le point engendre la ligne, la ligne engendre la surface, la surface engendre le volume ; mais, en sensinverse, la surface est lintersection de deux volumes, la ligne est lintersection de deux surfaces, le point est lintersection dedeux lignes.

    6En ralit, dailleurs, cest lindividu qui est dans le Soi , et ltre en prend effectivement conscience quandl Union est ralise ; mais cette prise de conscience implique laffranchissement des limitations qui constituentlindividualit comme telle, et qui, plus gnralement, conditionnent toute manifestation. Quand nous parlons du Soi comme tant dune certaine faon dans lindividu, cest au point de vue de la manifestation que nous nous plaons, et cest lencore une application du sens inverse.

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    contingence, puisquil est essentiellement inconditionn ; il est immuable dans sa permanente actualit , et ainsi il ne saurait avoir en soi rien de potentiel. Aussi faut-ilavoir bien soin de distinguer potentialit et possibilit : le premier de ces deux motsimplique laptitude un certain dveloppement, il suppose une actualisation possible,et il ne peut donc sappliquer qu lgard du devenir ou de la manifestation ; aucontraire, les possibilits, envisages dans ltat principiel et non-manifest, qui exclut tout

    devenir , ne sauraient aucunement tre regardes comme potentielles. Seulement, pourlindividu, toutes les possibilits qui le dpassent apparaissent comme potentielles, parceque, en tant quil se considre en mode sparatif , comme sil avait par lui-mme sontre propre, ce quil peut en atteindre nest proprement quun reflet (bhsa), et non cespossibilits mmes ; et, bien que ce ne soit l quune illusion, on peut dire que celles-cidemeurent toujours potentielles pour lindividu, puisque ce nest pas en tant quindividuquil peut les atteindre, et que, ds quelles sont ralises, il ny a vritablement plusdindividualit, comme nous lexpliquerons plus compltement quand nous aurons parlerde la Dlivrance . Mais, ici, nous devons nous placer au del du point de vue

    individuel, auquel, tout en le dclarant illusoire, nous nen reconnaissons pas moins laralit dont il est susceptible dans son ordre ; alors mme que nous considrons lindividu,ce ne peut tre quen tant quil dpend essentiellement du Principe, unique fondement decette ralit, et en tant que, virtuellement ou effectivemen t, il sintgre ltre total ;mtaphysiquement, tout doit tre en dfinitive rapport au Principe, qui est le Soi .

    Ainsi, ce qui rside dans le centre vital, au point de vue physique, cest lther; aupoint de vue psychique, cest l me vivante , et, jusque-l, nous ne dpassons pas ledomaine des possibilits individuelles ; mais aussi, et surtout, au point de vuemtaphysique, cest le Soi principiel et inconditionn. Cest doncvraiment l Esprit

    Universel (tm), qui est, en ralit, Brahma mme, le Suprme Ordonnateur ; etainsi se trouve pleinement justifie la dsignation de ce centre comme Brahma-pura. Or

    Brahma, considr de cette manire dans lhomme (et on pourrait le considrersemblablement par rapport tout tat de ltre), est appel Purusha, parce quil repose ouhabite dans lindividualit (il sagit, redisons-le encore, de lindividualit intgrale, et non

    pas seulement de lindividualit restreinte sa modalit corporelle) comme dans une ville(puri-shaya), carpura, au sens propre et littral, signifie ville 7.

    Dans le centre vital, rsidence de Purusha, le soleil ne brille point, ni la lune, ni

    les toiles, ni les clairs ; bien moins encore ce feu visible (llment ign sensible, ouTjas, dont la visibilit est la qualit propre). Tout brille aprs le rayonnement de Purusha(en rflchissant sa clart) ; cest par sa splendeur que ce tout (lindividualit intgraleconsidre comme microcosme ) est illumin 8. Et on lit de mme dans la Bhagavad-

    7 Cette explication du mot Purusha ne doit sans doute pas tre regarde comme une drivation tymologique ; ellerelve du Nirukta, cest--dire dune interprtation qui se base principalement sur la valeur symbolique des lments dont lesmots sont composs, et ce mode dexplication, gnralement incompris des orientalistes, est assez comparable celui qui serencontre dans la Qabbalah hbraque ; il ntait mme pas entirement inconnu des Grecs, et lon peut en trouver desexemples dans le Cratyle de Platon.Quant la signification de Purusha, on pourrait faire remarquer aussi quepuru exprimeune ide de plnitude .

    8Katha Upanishad, 2me Adhyya, 5me Vall, shruti 15 ;Mundaka Upanishad, 2me Mundaka, 2me Khanda, shruti 10 ;Shwtshwatara Upanishad, 6me Adhyya, shruti 14.

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    Gt9 : Il faut rechercher le lieu (symbolisant un tat) do il ny a pas de retour ( lamanifestation), et se rfugier dans le Purusha primordial de qui est issue limpulsionoriginelle (de la manifestation universelle) Ce lieu, ni le soleil, ni la lune, ni le feu nelclaire : cest l mon sjour suprme 10. Purusha est reprsent comme une lumire(jyotis), parce que la lumire symbolise la Connaissance ; et il est la source de toute autrelumire, qui nest en somme que sa rflexion, toute connaissance relative ne pouvant

    exister que par participation, si indirecte et si lointaine soit elle, lessence de laConnaissance suprme. Dans la lumire de cette Connaissance, toutes choses sont enparfaite simultanit, car, principiellement, il ne peut y avoir quun ternel prsent ,limmutabilit excluant toute succession ; et ce nest que dans lordre du manifest que setraduisent en mode successif (ce qui ne veut pas dire forcment temporel) les rapports despossibilits qui, en soi, sont ternellement contenues dans le Principe. Ce Purusha, de lagrandeur dun pouce, (angushtha-mtra, expression qui ne doit pas tre entenduelittralement comme lui assignant une dimension spatiale, mais qui se rfre la mmeide que la comparaison avec une graine)11, est dune luminosit claire comme un feu sans

    fume (sans aucun mlange dobscurit ou dignorance) ; il est le matre du pass et dufutur (tant ternel, donc omniprsent, de sorte quil contient actuellement tout ce quiapparat comme pass et comme futur par rapport un moment quelconque de lamanifestation, ceci pouvant dailleurs tre transpos en dehors du mode spcial desuccession qui est proprement le temps) ; il est aujourdhui (dans ltat actuel qui constituelindividualit humaine) et il sera demain (et dans tous les cycles ou tats dexistence) telquil est (en soi, principiellement, de toute ternit) 12.

    9 On sait que la Bhagavad-Gt est un pisode du Mahbhrata, et nous rappellerons ce propos que les Itihsas,cest--dire le Rmyana et le Mahbhrata, faisant partie de la Smriti, sont tout autre chose que de simples pomespiques au sens profane o lentendent les Occidentaux.

    10Bhagavad-Gt, XV, 4 et 6. Il y a dans ces textes une similitude intressante signaler avec ce passage de ladescription de la Jrusalem Cleste dans lApocalypse, XXI, 23 : Et cette ville na pas besoin dtre claire par le soleilou par la lune, parce que cest la gloire de Dieu qui lclaire, et que lAgneau en est la lampe. On voit par l que la Jrusalem Cleste nest pas sans rapports avec la ville de Brahma ; et, pour ceux qui connaissent la relation qui unitl Agneau du symbolisme chrtien lAgni vdique, le rapprochement est encore plus significatif. Sans pouvoir insistersur ce dernier point, nous dirons, pour viter toute fausse interprtation, que nous ne prtendons nullement tablir une relationtymologique entre Agnus et Ignis (quivalent latin dAgni) ; mais des rapprochements phontiques comme celui qui existeentre ces deux mots jouent souvent un rle important dans le symbolisme ; et dailleurs, pour nous, il ny a l rien de fortuit,tout ce qui est ayant une raison dtre, y compris les formes du langage. Il convient encore de noter, sous le mme rapport, quele vhicule dAgni est un blier.

    11 On pourrait aussi, ce propos, tablir une comparaison avec lendognie de lImmortel , telle quelle estenseigne par la tradition taoste, ainsi quavec le luz ou noyau dimmortalit de la tradition hbraque.

    12Katha Upanishad, 2me Adhyya, 4me Vall, shrutis 12 et 13. Dans lsotrisme islamique, la mme ide estexprime, en des termes presque identiques, par Mohyiddin ibn Arabi dans son Trait de lUnit (Rislatul-Ahadiyah) : Il(Allah) est maintenant tel quil tait (de toute ternit) tous les jours en ltat de Crateur Sublime. La seule diffrence portesur lide de cration , qui napparat que dans les doctrines traditionnelles qui, partiellement au moins, se rattachent auJudasme ; ce nestdailleurs, au fond, quune faon spciale dexprimer ce qui se rapporte la manifestation universelle et sa relation avec le Principe.

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    CHAPITRE IV

    PURUSHA ET PRAKRITI

    Nous devons maintenant considrer Purusha, non plus en soi-mme, mais parrapport la manifestation ; et ceci nous permettra de mieux comprendre ensuite commentil peut tre envisag sous plusieurs aspects, tout en tant un en ralit. Nous dirons doncque Purusha, pour que la manifestation se produise, doit entrer en corrlation avec un

    autre principe, bien quune telle corrlation soit inexistante quant son aspect le plus lev(uttama), et quil ny ait vritablement point dautre principe, sinon dans un sens relatif,que le Principe Suprme ; mais, ds quil sagit de la manifestation, mmeprincipiellement, nous sommes dj dans le domaine de la relativit. Le corrlatif dePurusha est alors Prakriti, la substance primordiale indiffrencie ; cest le principe passif,qui est reprsent comme fminin, tandis que Purusha, appel aussi Pumas, est le principeactif, reprsent comme masculin ; et, demeurant dailleurs eux-mmes non-manifests, cesont l les deux ples de toute manifestation. Cest lunion de ces deux principescomplmentaires qui produit le dveloppement intgral de ltat individuel humain, et cela

    par rapport chaque individu ; et il en est de mme pour tous les tats manifests de ltreautres que cet tat humain, car, si nous avons considrer celui-ci plus spcialement, ilimporte de ne jamais oublier quil nest quun tat parmi les autres, et que ce nest pas lalimite de la seule individualit humaine, mais bien la limite de la totalit des tatsmanifests, en multiplicit indfinie, que Purusha et Prakriti nous apparaissent commersultant en quelque sorte dune polarisation de ltre principiel.

    Si, au lieu de considrer chaque individu isolment, on considre lensemble dudomaine form par un degr dtermin de lExistence, tel que le domaine individuel o sedploie ltat humain, ou nimporte quel autre domaine analogue de lexistence

    manifeste, dfini semblablement par un certain ensemble de conditions spciales etlimitatives, Purusha est, pour un tel domaine (comprenant tous les tres qui y dveloppent,tant successivement que simultanment, leurs possibilits de manifestationcorrespondantes), assimil Prajpati, le Seigneur des tres produits , expression de

    Brahma mme en tant quil est conu comme Volont Divine et Ordonnateur Suprme1.Cette Volont se manifeste plus particulirement, dans chaque cycle spcial dexistence,comme le Manu de ce cycle, qui lui donne sa Loi (Dharma) ; en effet, Manu, ainsi que

    1 Prajpati est aussi Vishwakarma, le principe constructif universel ; son nom et sa fonction sont dailleurssusceptibles dapplications multiples et plus ou moins spcialises, suivant quon les rapporte ou non la considration de te lou tel cycle ou tat dtermin.

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    nous lavons dj expliqu ailleurs, ne doit aucunement tre regard comme unpersonnage ni comme un mythe (du moins au sens vulgaire de ce mot), mais biencomme un principe, qui est proprement lIntelligence cosmique, image rflchie de

    Brahma (et en ralit une avec Lui), sexprimant comme le Lgislateur primordial etuniversel2. De mme queManu est le prototype de lhomme (mnava), le couple Purusha-Prakriti, par rapport un tat dtre dtermin, peut tre considr comme quivalent,

    dans le domaine dexistence qui correspond cet tat, ce que lsotrisme islamiqueappelle l Homme Universel (El-Insnul-kmil)3, conception qui peut dailleurs tretendue ensuite tout lensemble des tats manifests, et qui tablit alors lanalogieconstitutive de la manifestation universelle et de sa modalit individuelle humaine4, ou,pour employer le langage de certaines coles occidentales, du macrocosme et du microcosme 5.

    Maintenant, il est indispensable de remarquer que la conception du couple Purusha-Prakriti na aucun rapport avec une conception dualiste quelconque, et que, enparticulier, elle est totalement diffrente du dualisme esprit-matire de la philosophieoccidentale moderne, dont lorigine est en ralit imputable au cartsianisme. Purusha nepeut pas tre regard comme correspondant la notion philosophique d esprit , ainsique nous lavons dj indiqu propos de la dsignation dtm comme l EspritUniversel , qui nest acceptable qu la condition dtre entendue dans un sens tout autreque celui-l ; et, en dpit des assertions de bon nombre dorientalistes, Prakriti correspondencore bien moins la notion de matire , qui, dailleurs, est si compltement trangre la pense hindoue quil nexiste en sanskrit aucun mot par lequel elle puisse se traduire,mme trs approximativement, ce qui prouve quune telle notion na rien de vraimentfondamental. Du reste, il est trs probable que les Grecs eux-mmes navaient pas la

    notion de la matire telle que lentendent les modernes, tant philosophes que physiciens ;en tout cas, le sens du mot , chez Aristote, est bien celui de substance dans touteson universalit, et (que le mot forme rend assez mal en franais, cause desquivoques auxquelles il peut trop aisment donner lieu) correspond non moinsexactement l essence envisage comme corrlative de cette substance . En effet,ces termes d essence et de substance , pris dans leur acception la plus tendue, sontpeut-tre, dans les langues occidentales, ceux qui donnent lide la plus exacte de laconception dont il sagit, conception dordre beaucoup plus universel que celle del esprit et de la matire , et dont cette dernire ne reprsente tout au plus quun

    aspect trs particulier, une spcification par rapport un tat dexistence dtermin, endehors duquel elle cesse entirement dtre valable, au lieu dtre applicable lintgralit

    2Il est intressant de noter que, dans dautres traditions, le Lgislateur primordial est aussi dsign par des noms dontla racine est la mme que celle duManu hindou : tels sont, notamment, leMns ouMina des gyptiens, leMinos des Grecs etleMenw des Celtes ; cest donc une erreur de regarder ces noms comme dsignant des personnages historiques.

    3Cest lAdam Qadmn de la Qabbalah hbraque ; cest aussi le Roi (Wang) de la tradition extrme-orientale(Tao-te-king, XXV).

    4Nous rappelons que cest sur cette analogie que repose essentiellement linstitution des castes. Sur le rle dePurusha envisag au point de vue que nous indiquons ici, voir notamment le Purusha-Skta du Rig-Vda, X, 90. Vishwakarma, aspect ou fonction de l Homme Universel , correspond au Grand Architecte de lUnivers des initiationsoccidentales.

    5Ces termes appartiennent en propre lHermtisme, et ils sont de ceux pour lesquels nous estimons navoir pas nous occuper de lemploi plus ou moins abusif qui a pu en tre fait par les pseudo-sotristes contemporains.

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    de la manifestation universelle, comme lest celle de l essen