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horizons 3 la couleur des jours 2 · hiver 2011-2012 ANDRÉ LOERSCH I l fait nuit encore. Dans le lit, tu te figes. Les yeux au plafond, les mains en prière sur la bouche, le corps de pierre, tu écoutes le vol silencieux de l’obus. Un sifflement : il nous a dépassés. Quelques secondes encore, plus longues que des heures. Enfin, l’explosion. Tes mains glacées sur ma nuque, tes lèvres froides sur les miennes, un sourire fatigué dans les yeux, tu reprends vie : « It was not for us, my love ! » On est en décembre 1994, et voilà déjà des semaines qu’on se réveille tous les jours, un peu avant l’aube, au son de l’artillerie serbe. Je ne pense pas à la mort. Inconsciem- ment, on croit qu’un passeport rouge à croix blanche et un laissez-passer bleu à croix rouge nous protègent d’une guerre qui n’est pas la nôtre. Toi, tu es, ici, chez toi : Bihać, nord-ouest de la Bosnie-Herzégovine, 45 degrés de latitude nord, 16 de longitude est, climat très continental, enclavée depuis plus de deux ans, et bombardée quotidien- nement depuis des semaines. En 1992, ta ville natale, fière d’avoir abrité le quartier général de Tito durant la Deuxième Guerre mondiale, et sa région, sont devenus dans le langage politique international une « poche » musulmane regroupant quelque 170 000 habitants. La région est encerclée, à l’est et au sud par les forces des Serbes de Bosnie, à l’ouest par celles des Serbes de Croatie. Maintenant, ce sont également des Mu- sulmans autonomistes, dirigés par Fikret Abdić, qui attaquent le cinquième corps de l’armée bosniaque qui, lui, dépend de Retour en Bosnie-Herzégovine « J’ai visité une guerre comme on va au spectacle : ce n’était pas ma guerre, mais j’y ai bien reconnu mon humanité.» Seize ans après les accords de paix de Dayton, reportage dans un pays qui ne digère toujours pas le conflit et reste prisonnier de ses replis identitaires.

Retour en Bosnie-Herzégovine

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Page 1: Retour en Bosnie-Herzégovine

horizons 3la couleur des jours 2 · hiver 2011-2012

ANDRÉ LOERSCH

Il fait nuit encore. Dans le lit, tu tefiges. Les yeux au plafond, les mainsen prière sur la bouche, le corps depierre, tu écoutes le vol silencieux de l’obus. Un sifflement: il nous a

dépassés. Quelques secondes encore, pluslongues que des heures. Enfin, l’explosion.

Tes mains glacées sur ma nuque, tes lèvresfroides sur les miennes, un sourire fatiguédans les yeux, tu reprends vie: «It was notfor us, my love!» On est en décembre 1994,et voilà déjà des semaines qu’on se réveilletous les jours, un peu avant l’aube, au sonde l’artillerie serbe.

Je ne pense pas à la mort. Inconsciem -ment, on croit qu’un passeport rouge à croixblanche et un laissez-passer bleu à croix

rouge nous protègent d’une guerre quin’est pas la nôtre. Toi, tu es, ici, chez toi:Bihać, nord-ouest de la Bosnie-Herzégovine,45 de grés de latitude nord, 16 de longitudeest, climat très continental, enclavée de puisplus de deux ans, et bombardée quotidien-nement depuis des semaines. En 1992, taville natale, fière d’avoir abrité le quartiergénéral de Tito durant la Deuxième Guerremondiale, et sa région, sont devenus dans

le langage politique international une«poche» musulmane regroupant quelque170 000 habitants. La région est encerclée, à l’est et au sud par les forces des Serbes de Bosnie, à l’ouest par celles des Serbes deCroatie.

Maintenant, ce sont également des Mu -sulmans autonomistes, dirigés par FikretAbdić, qui attaquent le cinquième corps de l’armée bosniaque qui, lui, dépend de

Retour en Bosnie-Herzégovine«J’ai visité une guerre comme on va au spectacle: ce n’était pas ma guerre, mais j’y ai bien reconnu mon humanité.» Seize ans après les accords de paix de Dayton, reportage dans un pays qui ne digère toujours pas le conflit et reste prisonnier de ses replis identitaires.

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Sarajevo. L’offensive serbe a commencé il y a plusieurs semaines, en réaction à uneattaque surprise de l’armée bosniaque qui a réussi à reprendre 200 kilomètres carrésde terrain. Les Serbes ne se contentent plusde répliquer, en avançant sur tous lesfronts. Ils ont également réarmé les milicesde Fikret Abdić qui tentent de récupérer leterrain perdu en août 1994 contre les forcesgouvernementales. Tout semble possible,même le pire. Surtout le pire.

Cet après-midi, à la télévision serbe,Radovan Karadžić, le leader des Serbes deBosnie, en tenue d’assaut, clamait que sessoldats entreront demain dans la ville. Ils ysont presque: depuis plusieurs jours, les mai-sons brûlent en périphérie. Une fois la villeoccupée, ils tueront les «10 000 moudjahi-dines qui s’y trouvent». Les autres, les civils,pourront partir «en paix». La cafetière tombede tes mains. Occupée à tricoter à côté del’écran, ta mère se tourne vers Karadžić etnous rassure avec calme: «Crétin!»

L’incertitude est notre principale sourced’angoisse. Incertitude sur la capacité del’armée bosniaque à résister, sur les inten-tions véritables des Serbes, sur celles desCroates, qui pourraient réactiver un autrefront. Incertitude sur l’opinion publiqueoccidentale, sur l’état d’esprit de la commu-nauté internationale. On en vient à espérerun massacre de Casques bleus pour provo-quer une réaction musclée de l’OTAN. Plusbeaucoup d’espoir, en revanche, quant au«Conseil d’insécurité de l’eau nue», dont lesrésolutions n’ont jamais arrêté la sauvagerie.Je n’ai plus la force de traduire mes jeux demots. Un calibre plus gros que d’habitude a explosé, plus proche que d’habitude. Ta

crise de larmes et de tremblements a duré,cette fois, près de quinze minutes.

Pas moyen de noyer nos craintes dansl’alcool, depuis le début de l’offensivemême la bière est inabordable au marchénoir. Le sommeil est notre dernier refugemais il faut batailler pour le trouver. Ons’étourdit régulièrement de crises, de dis-putes, d’insultes, de caresses, pour plongerplus facilement, pour quelques heures,dans un autre monde. Mon transistor japo-nais usé capte ce soir la voix lointaine deDino Merlin:

Est‐ce que je peux, mon Dieu,Vivre seulement un jour encore,Pour voir, une fois encore,Le soleil au‐dessus de la Bosnie?

Des camions militaires surchargés dechansons populaires traversent la nuit. Exal -tées ou ivres, sans équipement d’hiver, desjeunes recrues vont affronter dans la neigeet la glace, en chantant, les blindés serbes.Leur courage et leur inconscience nouséblouissent.

Est‐ce que je peux,Retourner la rivière à sa source,M’acquitter honnêtement de chacun de mes pêchés,Est‐ce que je peux, mon Dieu,Vivre seulement un jour encore?

On a traversé hier la ville vide et griseassombrie par un ciel de plomb. A quelqueskilomètres l’écho des détonations, dans lescours les coups de hache, qui débitent lebois pour les fourneaux. Dans ta main gauche

quelques grains de café, emballés dans unmorceau de papier.

Est‐ce que l’oiseau peut trouver son nid,Est‐ce que le réfugié peut retrouver sa maison,Est‐ce que je peux, mon Dieu,Vivre seulement un jour encore?

En visite, on n’a pas eu le cœur à boiredu café. On a écouté ta tante parler dou -cement de son fils, mort à 20 ans, au débutde la guerre, sur le mont Grabez. On aregardé silencieusement le petit mausoléeaménagé dans l’appartement, et on est ren-trés sans un mot, impressionnés par saforce de caractère.

A 60 ans, mon voisin n’est plus en âge de se battre, mais il est mobilisé au frontpour creuser de nouvelles tranchées. Il l’as-sure: «Nous avons bien travaillé. Ils ne passeront pas.» Le général du cinquièmecorps de l’armée bosniaque, Atif Dudaković,est un stratège respecté même par ses en -nemis. Il aurait un fils en bas âge, à l’étran-ger, et son désir de le revoir constituerait lameilleure défense de l’enclave. On s’endortenfin.

L’enclave de Bihać n’est pas tombée, lesforces du général Dudaković ont tenu bon.L’année 1995 aura été celle du plus grandmassacre en Europe après la DeuxièmeGuerre mondiale: plus de 8000 musulmansdésarmés tués par les Serbes après la prise deSrebrenica, à l’est du pays. Mais c’est aussicelle de la contre-offensive croate et bos-niaque, et de la signature, en décembre, desaccords de paix de Dayton. La Bosnie-Herzé -govine est désormais un pays fictif, composé

de deux entités, la République serbe – quioccupe 49% du territoire –, et une fédération,composée elle-même de dix cantons, à majo-rité bosniaque (musulmane), croate, ou mixte.

Seize ans après la fin de la guerre,dans cette ville désormais libre, on se re -garde, silencieux et désemparés, un peucomme alors, après un bombardementintense, comme ceux qui sortent abasour-dis d’un spectacle et se réadaptent peu àpeu aux lumières et aux bruits de la ville.On parle peu du passé, on reprend nosmarques, prudemment. On redimensionnenos petites tragédies passées à l’aune dugrand drame de la Bosnie et de l’Histoiresanglante de la région. Le décor noir et blancde la guerre est remisé, les accessoires mili-taires rangés. Un ciel bleu marine et unsoleil brillant renforcent le bleu de Prussede la rivière Una. Les chansonnettes de laterrasse de l’hôtel Opal ne sont plus quedes chansonnettes, et les héros de l’Histoireont tombé le masque.

L’exaltation de la guerre a fait place àl’apathie, à la dépression. Radovan Karadžić,dont la rhétorique terrorisait des populationsentières, a été arrêté sans gloire, dé guisé en«Docteur Dabić», il y a quelques années, àBelgrade. Le général Ratko Mladić, le chefmilitaire des Serbes de Bosnie, balbutie son insignifiance à chacune de ses appari -tions au Tribunal pénal international pourl’ex-Yougoslavie, à La Haye. A Sarajevo, onsoupçonne le commandant bosniaque NasserOrić, ancien héros de Srebrenica, d’activitéscriminelles. Le héros de Bihać, le généralDudaković, est à la retraite. A Sarajevo, sonfils de 19 ans vient de se pendre dans son

L’hommeblessé

samedi 2 janvier 1999 lundi 4 janvier 1999 mardi 5 janvier 1999

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appartement de Koševo, et Hamdija Abdić,héros du cinquième corps de l’armée bos-niaque, purge une peine de prison pourviolences physiques.

«Je ne veux plus rien lire sur la guerre.»Ton frère me l’a dit aussi: «J’aime toujoursautant lire des livres d’histoire, sur tous lessujets. Sauf sur la guerre.» Je remballe lelivre que je transporte avec moi depuisGenève: Nikada ne zaboravi Cersku («N’ou -blie jamais Cerska»), du nom de cette loca-lité proche de Srebrenica. Un livre contrel’oubli, dans un pays qui, seize ans seule-ment après la tuerie de Srebrenica, est déjàconfronté à des phénomènes de négation-nisme. La Bosnie entière ferait peut-êtremieux de tourner la page, mais elle n’yarrive pas. Le pays ne digère toujours pas laguerre. Il la remâche, jusqu’à la nausée.

On attribue à Winston Churchill cettefameuse citation: «Les Balkans produisentplus d’histoire qu’ils ne peuvent en absor-ber.» En fait d’Histoire, ce sont plutôt d’innombrables histoires que produisentles Balkans, depuis «la généralisation en1918-1919 du modèle occidental de l’Etat-nation» dans une zone où, au contraired’autres ré gions d’Europe, «les groupesnationaux sont de petite taille et fréquem-ment imbriqués», multipliant ainsi les«situations minoritaires en divisant par dixleur calibre» (Michel Roux, Les Albanais enYougoslavie. Minorité nationale, territoire etdéveloppement, Editions de la Maison dessciences de l’homme, Paris, 1992).

N’était l’état des routes, on traverseraiten quelques heures la Bosnie-Herzégovine,où trois armées se sont opposées entre 1992et 1995, provoquant les pires massacres de

l’Europe d’après 1945: 51 000 km2 pour quel -que quatre millions d’habitants. La Serbie,l’un des plus grands pays de la région, necompte pas plus de neuf millions d’habitantspour un territoire de 88 000 km2 – deux foisla Suisse. Le Kosovo ne fait pas plus duquart de la superficie de la Suisse…

Cent mille morts, deux millions de réfu-giés et déplacés, villes et infrastructuresdétruites: la Bosnie-Herzégovine aura payéle prix fort de sa diversité ethnique dans cet embrasement des nationalismes. Avantguerre, aucune des trois communautésprincipales du pays ne représentait la majo-rité de ses 4,5 millions d’habitants, lesMusulmans arrivant en tête avec 44%. Les29 février et 1er mars 1992, le référendum surl’indépendance, boycotté par les Serbes quisouhaitent rester dans la Yougoslavie, metle feu aux poudres. Les Serbes déclarentune «république indépendante». Après laproclamation d’une «communauté» puisd’une «république» croate en Bosnie, troisarmées s’affrontent: l’armée de la Répu -blique serbe, le Conseil de défense croate et les troupes fidèles à Sarajevo, composéesmajoritairement de soldats musulmans.

L’expression souvent utilisée de «bal -kanisation» désigne le morcellement, ladivision, la création d’entités exception nel -lement petites. Elle a été chantée par ĐjorđjeBalašević en 1988, un chanteur serbe restépopulaire dans toute l’ex-Yougoslavie, dansune chanson prémonitoire dédiée à l’anciendirigeant de la Yougoslavie, le maréchalTito:

Commandant,Notre histoire restera dans les livres,

Balkans, fin d’un siècle,Chacun veut sa page,

Les rêves fondent comme un iceberg,Hey… Commandant!Sur les barricades – à nouveau des drapeaux,Les gens sortent comme pour un jour de fête

Le Kosovo, avec les barricades érigées aunord du pays après de nouveaux affronte-ments entre Serbes et Albanais en été 2011,illustre l’actualité de ces paroles. En Bosnie-Herzégovine, seize ans après la fin descombats, les frontières sont invisibles maisles lignes de fracture, bien présentes dansles têtes, s’expriment au quotidien. «J’étaisà Velika Kladuša, en août 1994, le jour où laville est tombée.» Un sourire aux lèvres,Jasko, un ami rencontré à Bihać, me corrige:«Velika Kladuša n’est jamais tombée. Elle aété libérée.»

Velika Kladuša, une petite bourgade à la frontière avec la Croatie, se trouve à unecinquantaine de kilomètres au nord de Bihać.Elle était le fief, durant la guerre, de FikretAbdić et de ses milices. En 1993, cet hommed’affaires et politicien populaire en Bosnie,membre de la présidence collégiale, y an -nonce la création d’une «Région autonomede Bosnie orientale». En ralliant à sa causedeux brigades du cinquième corps de l’ar-mée bosniaque, il déclenche un conflit ausein de la communauté musulmane bos-niaque. Frères contres frères, fils contre pères,la ligne de front traverse les villages et lesfamilles. Fikret Abdić avait en vain appeléle président bosniaque Alija Izetbegović à

accepter l’un des plans de paix proposéspar la communauté internationale durantce conflit – le plan «Owen-Stoltenberg» –,avant de faire sécession.

Sur place, ce désaccord politique n’ap-paraît pas dans les conversations avec lescombattants, mus davantage par une loyautéprimitive, soit à «Alija», soit à «Babo» (quel’on peut traduire par «papa») – surnomdonné par la population à Fikret Abdić,dont le succès commercial du consortiumAgrokomerc avait permis d’élever de ma -nière notoire les conditions de vie dans larégion. Pas de slogans en faveur de la paix,lors des meetings populaires, mais un seulcri : «Babo, babo, babo!», jusque dans lescamps de ré fugiés en Krajina croate, en cetété 1994. En août de la même année, lesforces du cinquième corps de l’armée bos-niaque s’em parent du nord de la «poche»de Bihać, poussant les milices d’Abdić et lapopulation à se réfugier chez les Serbes deCroatie. La ville n’est «tombée» que pour lespartisans d’Abdić. Pour le reste de la popu-lation bosniaque, à quelques kilomètres dela ville, elle a été «libérée».

En cet automne 2011, le morcellementhistorique de la Bosnie est toujours enmarche. Des communes déclarent de nou-veaux jours fériés officiels pour leur propreunité administrative, en lien avec les évé-nements de la guerre de 1992-1995, et encontradiction avec les interprétations desautres communautés. C’est le cas de la villede Ključ qui vient de déclarer jour férié le 15 septembre, en référence au 15 septembre1995, lorsque les forces bosniaques ont re -pris la ville jusqu’alors occupée par lesSerbes. Pour le maire Osman Ćehajić, il ne

mercredi 6 janvier 1999 jeudi 7 janvier 1999 vendredi 8 janvier 1999 samedi 9 janvier 1999

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s’agit de rien moins que de la «date his -toriquement la plus significative» d’unecommune pourtant mentionnée dans desdocuments officiels dès le XIVe siècle, qui aconnu l’Empire ottoman, l’Autriche-Hongrieet traversé deux guerres mondiales…

En reportage à Sarajevo en juillet 1996,j’avais déjà été frappé en voyant les télé -visions serbes parler de l’anniversaire de la «libération» de Srebrenica alors que leschaînes bosniaques débattaient du «géno-cide». L’histoire récente bosniaque seconjugue ainsi, au quotidien, dans uneseule langue mais dans de multiples lan-gages. Il suffit de faire quelques dizaines dekilomètres pour passer de la «chute» à la«libération», du «génocide» à la «luttecontre l’occupant historique».

Riffle, guns and tanksI hear the soundOf war drumsIn my ears

(Fusils, revolvers et tanksJ’entends le sonDes tambours de la guerreDans mes oreilles)

Ce ne sont plus les ballades slaves deBalašević qui accompagnent le voyage, sur laroute entre Sarajevo et Srebrenica, mais lespsalmodies engagées rap, groove, et reggaedu groupe de Sarajevo Dubioza Kolektiv.

Responsible for war crimesAre not in custodyResponsible for war crimesThey walk free

(Les responsables des crimes de guerreNe sont pas en prisonLes responsables des crimes de guerreSont en liberté)

Controversé, le Tribunal pénal inter-national pour l’ex-Yougoslavie, selonson ancienne procureure générale Carla delPonte, aura servi à écrire l’histoire: «Cesarchives, si les historiens, les écrivains et lesjournalistes font leur travail correctement,rendront la tâche difficile aux futurs déma-gogues qui souhaiteraient susciter l’hysté-rie interethnique en Croatie, en Serbie, enBosnie-Herzégovine, en Macédoine et auKosovo. Grâce aux efforts du Tribunal, aucungroupe sur le territoire de l’ex-Yougoslaviene peut prétendre n’avoir été qu’une vic-time, et rien d’autre. Aucun groupe ne peutaffirmer que ses anciens dirigeants ont lesmains propres.» (Carla Del Ponte, La Traque.Les criminels de guerre et moi, EditionsHéloïse d’Ormesson, Paris, 2009). Il n’aurapas pour autant rendu justice aux victimes,surtout sur un plan politique.

«Qu’est-ce que j’en ai à foutre, moi, queMladić soit jugé comme un voleur de poulet à La Haye?», demande Sabbahudindans son français appris durant ses annéesde refuge politique en Suisse. Attablé à uneterrasse de café au centre de Srebrenica, ilcontient à peine sa rage. En 1995, il a errédans les forêts, deux mois entiers, après la prise de la ville par les Serbes, avant de pouvoir rejoindre le «territoire libre».«Tout ce que je sais, c’est qu’on a tué lesmiens pour déclarer cette ville serbe, et quepersonne n’a l’air de s’en inquiéter. Ce n’estpas La Haye qui va me rendre mon père,

tué pour la création de cette républiqueserbe.»

Habitée en 1991 à plus de 70% par desBosniaques musulmans, Srebrenica dépendaujourd’hui de la République serbe. Elle estaujourd’hui peuplée, selon diverses estima-tions, par près de 80% de Serbes. En auto-risant en 2008 les électeurs enregistrés àSrebrenica avant la guerre à voter pour lacirconscription de leur choix – Srebrenicaou leur lieu actuel de résidence –, le parle-ment bosniaque reconnaissait en quelquesorte l’échec du droit au retour des réfugiésgaranti par les accords de paix.

C’est un fait: malgré les condamnationsprononcées dans les salles d’audience de La Haye, le nettoyage ethnique, en Bosnie,a eu des conséquences irréversibles. Pouréviter d’entériner ce fait accompli sur unplan politique, les députés croates et bos-niaques s’opposent à la tenue d’un recense-ment national mentionnant l’appartenanceethnique. Ce pays virtuel ne connaît mêmeplus sa population.

These are people who did genocideWe see their faces every dayThe monsters are among usStill looking for a new prey

(Ce sont les gens qui ont commis le génocideOn voit leur visage chaque jourLes monstres sont parmi nousCherchant encore une nouvelle proie)

A Bratunac, à quelques kilomètres de laville désormais fantôme de Srebrenica, flotteencore le drapeau bosniaque à fleur de lys,

celui de la guerre, ainsi que des équationsanti serbes: «Serbija = agresija = genocid /Dejton = Republika Srpska» («Serbie = agres-sion=génocide/Dayton = Répu blique serbe»).Nous sommes, pourtant, officiellement, sur leterritoire de la République serbe de Bosnie.On aperçoit, sur la colline, le chantier in ter -rompu d’une église orthodoxe. Une in sultepour les musulmans bosniaques, qui sontparvenus à en faire arrêter la construction.

Au centre du mémorial, sur les plaquesde marbre, je m’arrête sur ton nom defamille: ils sont tellement nombreux, in nom -brables, ces homonymes, à avoir perdu lavie ici, presque à la même heure. Après lemassacre, tu m’avais dit: « C’est exactementce qui nous serait arrivé, s’ils avaient prisBihać.» De quoi parle-t-on, entre Serbes etBosniaques musulmans, dans cette villedévastée, à moitié vide? Se parle-t-on? «Biensûr qu’on se parle, mais pas des sujets quifâchent. Avant chaque nouvelle élection, onréchauffe les slogans nationalistes, et puison passe à autre chose, au quotidien», ré -sume Sabbahudin.

Plus loin, sur la route de Tuzla, un monu-ment en croix célèbre la mémoire des vic-times de deux guerres, mais d’une seulenationalité: 3267 «victimes serbes», de la«guerre patriotique» de 1992-1995, et 6469«victimes serbes» de la Deuxième Guerremondiale (1941-1945) pour la «région deBirać et la Moyenne Podrinja». A quelquesdizaines de kilomètres de là, à Tuzla, aucinéma Kaleidoskop, on célèbre ce 2 oc -tobre 2011 la libération de la ville des fas-cistes, en 1943. La présidente du conseilmunicipal Nada Mladina invite les parti -cipants à dédier également la minute de

lundi 11 janvier 1999 mardi 12 janvier 1999 mercredi 13 janvier 1999 jeudi 14 janvier 1999

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silence initiale aux morts de la guerre«défensive et de libération» («odbrambeno‐oslobodilacki») de 1992-1995.

A peine plus loin, sur la place centralede la ville, un monument rappelle les 71jeunes victimes du 25 mai 1995, morts sousle bombardement de l’«agresseur fascisteserbe». L’épitaphe invite chacun à lire la«fatiha», mot d’origine arabe qui dé signela première sourate du Coran. Alors que les victimes étaient de nationalités diffé-rentes, Tuzla la multiculturelle, la tolérante,semble avoir islamisé sa souffrance. Ouplutôt «nationalisé», puisque le terme de«Musulman», avec majuscule, désignaitjusqu’en 1993 la nationalité, en Bosnie-Herzégovine et au Sandžak, des Slaves deconfession musulmane. A part le mémorialaux en fants de Sarajevo, je n’ai pas rencon-tré, lors de trois semaines de voyage enBosnie, de monument aux morts qui soitconsacré aux victimes du conflit, toutesnationalités confondues.

«Le jour où les Bošnjak ont retrouvéleur nom historique.» La presse rappelle le18e anniversaire du congrès des Bošnjak(prononcer «Bochniaques», dans ce cas)qui, en 1993, en pleine guerre, décidaitd’abandonner le terme de «Musulman»pour dé signer leur nationalité (Dnevni Avaz,27.09.2011). La question n’était pas uni -quement culturelle, ou identitaire, maiségalement politique. «“Laïciser” le nom dupeuple, en remplaçant “Musulman” par“Bošnjak”, ce n’était pas seulement satis-faire la logique, c'était aussi améliorerl'image de ce peuple aux yeux de l'opinionoccidentale, chez qui les préjugés contre lesmusulmans en général sont assez répan-

dus.» (Paul Garde, Le Discours balkanique.Des mots et des hommes, Fayard, Paris, 2004).Appelés souvent «Turcs» jusqu’en 1918, lesnouveaux Bošnjak peinent à effacer leurancienne appellation. Ce nom «est re fuséavec vigueur par la plupart des Serbes etdes Croates, qui continuent à dé signerleurs voisins comme “musulmans”, pensantainsi les déconsidérer, et défendre en mêmetemps leurs propres droits sur la Bosnie.»

Les idéologies passent. Rouges et Blancsde la Russie révolutionnaire, républicainset phalangistes de l’Espagne des années 30,Rouges et Noirs de l’Italie de 1943-1945, une fois les dogmes apaisés, ont pu, peu-vent envisager une réconciliation, un rap-prochement, laborieux, douloureux, mais unrapprochement. En Bosnie-Herzégovine, laguerre a été menée au nom des identitésnationales, ou supposées telles, qui se sontaffirmées dans une logique de confrontation,de négation de l’autre. La revendication dedroits exclusifs sur des territoires a entraînél’humiliation de l’autre, son anéantissementsymbolique et psychologique, prélude indis-pensable au meurtre physique, aux opéra-tions de «nettoyage ethnique». Pris aupiège, celui qui ne se préoccupait guère desa nationalité ne peut plus lui échapperaujourd’hui. Elle le rattrape au quotidien,dans la presse, au café, dans les structurespolitiques et administratives du pays, ethni-cisées elles-aussi. Elle le catégorise et ins-taure des frontières aussi invisibles quepalpables entre communautés.

Le pays est au point mort. Alors que laSerbie et la Croatie, toutes deux impliquéesdans la guerre de Bosnie, semblent se rap-

procher à grands pas de l’Union européennepar des initiatives politiques – comme l’ar-restation par la Serbie de Ratko Mladić –la Bosnie, qui a le plus souffert des guerresbalkaniques des années 1990, semble resterà quai, tant dans son développement éco-nomique que politique. Valentin Inzko dé -crivait au printemps au Conseil de sécuritéde l’ONU un pays au «bord du gouffre»,«sans perspective pour la formation d’unnouveau gouvernement et avec une écono-mie entraînée dans une spirale négative»(Radio Free Europe, 10.5.2011). Citoyen autri-chien, Slovène de Carinthie, Valentin Inzkooccupe le poste de Haut Représentant de lacommunauté internationale, nommé parl’ONU, qui supervise les autorités politiquesdu pays depuis la signature des accords depaix de Dayton.

Avec la menace récente, du côté serbe,d’organiser un référendum contre certainesdécisions du Haut Représentant, et la création, du côté croate, d’une «Assembléecroate», la tonalité du discours politiquereflète à nouveau un morcellement du pays.Si «la violence n’est peut-être pas immi-nente», écrivait l’International Crisis Groupen mai 2011, elle pourrait devenir une«perspective proche».

En réalité, la Bosnie d’après-guerre n’estpas encore née, ses divisions administrativesabsurdes ne sont que d’anciennes lignes defront fixées à la fin décembre 1995 sous lespressions occidentales. Ses structures poli-tiques sont toutes pensées en termes denationalités, de représentations nationales:quotas pour les parlements, pour le pouvoirexécutif, et même pour la radio-télévisiond’Etat, elle-même morcelée, et qui offre un

bon miroir de l’obsession identitaire quibloque le développement du pays.

En 2009, embauché pour officier comme«facilitateur» dans le projet de créationd’un média national de service public, j’avaisété sermonné à l’avance. Pas question, lors dece séminaire qui devait regrouper des jour-nalistes des trois radio-télévisions pu bliquesexistantes (celle de Bosnie-Herzégovine,celle de la Fédération, celle de la Républiqueserbe), de mentionner la langue dans la -quelle nous allions parler. Difficile, pour-tant, de se taire. Questionné sur la Suisse,j’avais souligné que les langues nationales,en Suisse, justifiaient la présence de diffé-rentes radio-télévisions publiques, tant ellessont différentes. Ici, avais-je ajouté, «je n’aipas remarqué que nous ayons be soin detraducteurs pour nous comprendre.»

«Tu as foutu le bordel, m’avait dit ledirecteur de ce projet, financé par l’Unioneuropéenne. Mais c’est bien. Ça a provoquédes discussions.» Cela avait surtout permisde constater à quel point la Bosnie-Herzé -govine était toujours empêtrée dans uneobsession identitaire, une rhétorique quiempoisonne l’espace public et empêched’aborder les questions de fond: les servicespublics en plein délabrement (les médiasn’arrêtent pas de mentionner des grèves,dans les hôpitaux, les écoles, la police), l’éco-nomie en stagnation, la corruption, que dé -taillent des enquêtes journalistiques maisque rien ne semble arrêter. Mon cœur avaitnaïvement bondi lorsque cette journalisteserbe m’avait déclaré, les yeux dans lesyeux: «J’ai repensé à ce que tu as dit hier. Je suis linguiste, et je crois que tu as raison,il ne s’agit que d’une seule langue.» Avant

vendredi 19 février 1999 samedi 20 février 1999 lundi 22 février 1999 mardi 23 février 1999

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d’ajouter, comme un coup de massue:«C’est la langue serbe.»

Serbe, croate, bosniaque, serbo-croateou croato-serbe du temps de la Yougoslaviene représentent qu’une seule et mêmelangue, qu’on fragmente encore en insistant,à des fins identitaires, sur de minimes dif-férences. Dans son livre sur les négociationsde l’accord de paix de Dayton, l’anciendiplomate américain Richard Holbrookeavait bien résumé le rôle purement symbo-lique des appellations différentes pour unemême langue. Alors qu’à Dayton les parti-cipants aux discussions avaient le choixentre six variantes pour la traduction desdébats, trois services – serbe, croate, bos-niaque – étaient assurés, depuis la cabine,par une seule et même personne (RichardHolbrooke, To End a War, Random House,New York, 1998).

Rade, un vétéran de la télévision bos-niaque, a son explication des blocagesactuels. Avec les demandes de la commu-nauté internationale de créer des institu-tions centrales comme la radio-télévision,avec le droit au retour des réfugiés contenudans les accords de paix de Dayton, c’est àune Bosnie d’avant-guerre que l’on suggèreaux anciens belligérants de retourner, àcette mini-Yougoslavie qu’ils se sont atta-chés à détruire avec une passion morbide.Retourner à cette Bosnie-là, monolinguemais multiculturelle, c’est reconnaître quedes centaines de milliers de personnes ontété tuées, déplacées, violentées, traumatiséespour rien, que des trésors d’architecture, debeauté et de culture ont été anéantis envain. «Psychologiquement, ce n’est pas facileà admettre», commente Rade.

«

»Jean-Luc Godard, Je vous salue Sarajevo, 1993, 2’, couleur, son

Car il y a la règle, et il y a l’exception. Il y a la culture qui est de la règle, il y a l’exception qui est de l’art. Tous disent la règle, cigarette, ordinateur, tee-shirt, télévision, tourisme, guerre. Personne ne dit l’exception, cela ne se dit pas, cela s’écrit: Flaubert, Dostoïevski, cela se compose: Gershwin, Mozart, cela se peint:Cézanne, Vermeer, cela s’enregistre: Antonioni, Vigo. Ou cela se vit, et c’est alors l’art de vivre: Srebrenica,Mostar, Sarajevo. Il est de la règle que vouloir la mort de l’exception. Il sera donc de la règle de l’Europe de la culture d’organiser la mort de l’art de vivre qui fleurit encore à nos pieds.

mercredi 24 février 1999 jeudi 25 février 1999 vendredi 26 février 1999 samedi 27 février 1999

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PHOTOGRAPHIES STEEVE IUNCKER

En 2009, Steeve Iuncker reçoit un mandat de l’Union européenne pour photographier la démilitarisation de la Bosnie-Herzégovine. Sur place, à Sarajevo et dans ses environs, il comprend qu’on ne fait qu’éliminer, ou recycler, les stocks de munitionsdevenues instables, comme dans toutesles armées du monde. C’est en ville, dans un climat de suspicion, de tension,qu’il capte les fantômes de la guerre, de possibles détonateurs aussi. Et c’est un travail de diptyques qui lui permet de rendre compte de ce double vécu.

A Višegrad, sur le pont Mehmed Paša,sujet du roman d’Ivo Andrić, je repense àcette anecdote bosniaque que tu m’avaisracontée, celle de cette institutrice qui,demandant à un élève s’il a lu Le Pont sur laDrina, reçoit cette réponse inculte: «Non,je l’ai traversé!» Dans ce chef-d’œuvre écriten 1945, Ivo Andrić, seul prix Nobel yougo-slave de littérature (1961), raconte quatresiècles d’histoire de la ville, sur cette Drinaqui marque la frontière entre la Serbie et laBosnie, dans cette ville où vivent chrétiensorthodoxes, juifs, musulmans. Au printempset en été 1992, la ville devenait l’un desthéâtres du nettoyage ethnique qui allaitdévaster la Bosnie et qui coûtait la vie, àVišegrad, à plus de 1500 personnes. «Je necrois pas aux symboles purement théo-riques, déclarait Ivo Andrić en 1961. C’est lavie qui créé les symboles. Je considère quebâtir un pont est une chose sacrée, on aideà nouer deux rives, à continuer la vie.» Audébut de la guerre, c’est la mort qui créaitun nouveau symbole: celui des corps muti-lés que l’on précipitait dans la Drina duhaut du pont Mehmed Paša.

Loin des grands discours sur le multi-culturalisme, c’est peut-être Jean-Luc Godard,dans son court métrage de 1993 Je voussalue Sarajevo, qui avait le mieux défini lecrime essentiel commis par la guerre enBosnie-Herzégovine: l’anéantissement d’uneculture au quotidien, d’une civilité, d’un«art de vivre».

Ponts, églises, mosquée, bibliothèquenationale, théâtres, la Bosnie-Herzégovinepouvait s’enorgueillir avant la guerre d’unpatrimoine culturel rare, reflet des grandsempires disparus, ottoman, austro-hongrois;

et d’une utopie abandonnée: le commu-nisme. Ses habitants bénéficiaient d’unelangue commune et d’un savoir-vivre par-tagé, de codes communs pour exprimerleur énergie, leur littérature, leurs chan-sons. Ils disposaient des moyens de donnerà la vie, sinon du sens, du moins une vraiesubstance.

Le double drame de la Bosnie est d’émer-ger aujourd’hui péniblement d’une guerrepour rejoindre un monde sans projet.Europe en panne, démocraties fatiguées,l’Ouest retourne lui-aussi à de vieux conceptset n’est plus ce modèle attractif qu’il étaitau moment de l’écroulement des systèmessocialistes. Débat sur l’identité nationale jus -qu’en France – berceau de la citoyenneté –,séparatisme rhétorique au Nord de l’Italie,en Espagne, débats sans fin sur le choc descivilisations, sur le terroir, les religions, lecommunautarisme: l’Ouest, peu à peu, sebalkanise. Partout on proclame le multi -culturalisme, que très peu vivent en pra-tique: un «symbole purement» théorique,pour reprendre les termes d’Ivo Andrić. Aulieu de relancer l’idée d’une solidarité entreles nations, la globalisation provoque desphénomènes de repli.

Tu es née à Bihać, nord-ouest de laBosnie-Herzégovine, 45 degrés de latitudenord, 16 de longitude est, climat très conti-nental, et une guerre à digérer qui ne passepas, et moi un peu plus à l’ouest. J’ai visitéune guerre comme on va au spectacle: ce n’était pas ma guerre, mais j’y ai bienreconnu mon humanité, et entrevu celle dé -crite par Primo Levi dans Si c’est un homme.(Dans sa préface, Primo Levi précise: «Jene l’ai pas écrit dans le but d’avancer de

nouveaux chefs d’accusation, mais plutôtpour fournir des documents à une étudedépassionnée de certains aspects de l’âmehumaine.»)

Il fait froid, sur le pont de la Drina, quej’ai enfin traversé après l’avoir lu plusieursfois. Le passé de ce pays est toujours aussifascinant, mais son futur ressemble toujoursà une impasse. Antonio Tabucchi me vienten tête: «Des ères nouvelles, il y en a déjàeu beaucoup, tandis que l’His toire se dé -roule en changeant les acteurs mais enconservant toujours les mêmes terriblesmasques.» Il parlait de l’Italie et de la «nuit»qu’elle traverse (Antonio Tabucchi, Au pasde l’oie. Chroniques de nos temps obscurs,Seuil, Paris, 2006). Cette même nuit quiassombrit la Bosnie d’aujourd’hui.

La rhétorique usée des politiciens bos-niaques ne prend plus, le drame se dévidedésormais en silence, devant un auditoirefatigué et déprimé. Sur les photos depresse, les mimiques des représentants des «peuples constitutifs» de la Bosnie-Herzégovine, toujours incapables de for-mer un gouvernement après les électionsd’octobre 2010, évoquent da vantage despotaches railleurs que des politiciens encharge d’un pays à reconstruire. Avec unsystème d’éducation en pleine dé bâcle, un appauvrissement culturel flagrant, on nevoit guère à l’horizon de réa lisateur capablede créer un scénario nouveau et de trouverles acteurs qui pourraient l’incarner demanière crédible. J’au rais tellement voulu,avant de te quitter à nouveau, trouver laforce de t’inventer des mots d’espoir. C’étaitplus facile alors, quand notre petite tragé-die était prise dans la grande.

mardi 23 mars 1999 mercredi 24 mars 1999 jeudi 25 mars 1999 vendredi 26 mars 1999

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