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Rêve d’épingles · 2009-02-09 · Une femme s’est approchée de moi. ... Je m’appliquai à retirer les épingles fichées dans ma main. ... mon rôle de vieux ronchon. Cette

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Rêve d’épingles

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Il a été tiré de cet ouvrage cent exemplaires réservés aux membres de l’association Les éditions du Chemin de fer,

numérotés de 1 à 100, constituant l’édition originale.

100 /100

© Les éditions du Chemin de fer, 2009www.chemindefer.org

ISBN : 978-2-916130-18-7

Pascal Gibourg

Vu par

Anne Laure Sacriste

Rêve d’épingles

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Un jour

Tu ne seras pas surprise si je te dis que je me trouve dans la bibliothèque. L’endroit idéal pour t’écrire. Tu sais que j’aime les livres. Est-ce que ce n’est pas toujours notre histoire qui y est écrite, je veux dire la tienne, la mienne ? Bien sûr, j’ai déjà recherché passionnément des titres précis d’auteurs parfaitement inconnus. Pourquoi je te dis cela ? C’est que j’ai fait un rêve. Pour quelqu’un qui ne rêve pas confier son rêve a quelque chose de terriblement paradoxal et impudique. J’ai rêvé que j’entrais dans une librairie. Je ne me souviens plus comment les choses se sont passées, quel étourdi je fais. Une femme s’est approchée de moi. J’ai dit un nom. Deux ouvrages retenaient mon attention. Oui, deux, je ne sais pas pourquoi. Je me méfie grandement de la manie de l’interprétation (quelle naïveté que de croire

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une. Si tu pouvais le voir tu verrais que mon majeur est tout bleu, la main droite. Tu ne vois pas le rapport ? Je l’ai mis dans la porte au moment où un vent violent a décidé de la claquer. Oh, réprime-moi cette grimace. Bientôt il n’y paraîtra plus, bientôt tu pourras à nouveau abandonner tes petites menottes dans mes grosses pattes. N’est-ce pas que j’ai raison Nore, et ne te lamente plus de mon absence, ne suis-je pas revenu, ne suis-je pas déjà là ?

Un autre jour

Depuis quelques temps un affreux et espiègle petit bouton me défigure. Il a élu domicile sur le bout de mon nez, c’est ravissant, et bien que je lui mène la vie dure il s’épanouit de jour en jour. Je me fais penser à ce tableau célèbre d’un homme affreusement laid à côté duquel se tient un ange qui a pris les traits d’un enfant ou bien l’inverse. L’enfant ou l’ange, on l’imagine aisément, sait tout des turpitudes qui ravagent le vieil homme, toutes ces machinations qui épuisent son esprit et ces vilaines idées qui boursouflent sa chair. Eh bien je suis pareil, sauf que tu n’es pas là, ange blond qui me désespère. Je ne pense pourtant pas à mal et mon

que ce qu’on imagine est vrai). Je tenais un livre à la main, très certainement prélevé sur une des tables de la librairie, quand la libraire ouvrit une armoire vitrée pour en extraire un volume recouvert d’un cuir noir, mat et granuleux. Je le compulsai. Etait-ce ce que je recherchais ? Sans doute. Quand je remis le livre à la dame, je remarquai gêné que des épingles avaient pénétré la chair molle de mes mains. Oui, c’était ça que je cherchais, et cependant je n’avais rien ressenti, aucune exaltation, aucune excitation, rien. Soudain je me suis retrouvé seul devant l’armoire restée ouverte. Le livre avait regagné sa place. Je m’appliquai à retirer les épingles fichées dans ma main. Comment avaient-elles fait pour traverser la couverture ? J’accomplissais une sorte de rite, un devoir. Je remettais de l’ordre dans l’ordre. C’était comme des échardes, il y en avait des petites et des grandes, certaines jaillissaient fièrement de mes paumes, d’autres se terraient, ne voulant ni être vues ni être arrachées à leur nouveau terrain. Je ne devais en laisser aucune, dieu sait ce qu’il aurait pu advenir. Mais je ne doutais pas de parvenir à mes fins. Je n’éprouvais aucune angoisse, je me comportais en bon élève, sé-rieux, appliqué et confiant. Tu sais ce que je pense des explications. Toutefois, parce que c’est toi et que pour toi j’accepte de me tordre les chevilles, je t’en donnerai

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Il faut que je te raconte comment la chose est arrivée. Pour cela je remonte à dimanche dernier. Ce jour-là, la mère de madame Labé est venue manger. Tout s’est bien passé, sauf que Michel, son fils, a vomi à peine le repas terminé. Il était tout pâle et est monté se coucher. On se demandait bien comment la grand-mère allait faire pour rentrer, c’est là que j’ai dit que j’avais passé le permis cet été. Si tu avais vu le regard de la grand-mère, j’ai cru qu’elle allait m’embrasser. Bref, je la ramène à Morey puis je rentre à la maison. Le soir tombe, je mets les phares. Une voiture roule devant moi à une allure moyenne. Au feu, je les vois qui s’embrassent, un couple de jeunes gens, la fille est brune, elle a les cheveux courts. Dans la nuit elle a l’air jolie, elle ressemble un peu à Eglantine. Le feu passe au vert. Je me mets à penser à elle, à l’époque où on était dans la même classe et où je l’attendais à la sortie pour la raccompagner chez elle. C’est trop bête, et si c’était elle ? Je me décide à doubler. Je me rapproche de la voiture, je déboîte. En passant devant, pas trop vite, je tourne la tête. Elle me regarde, on se regarde. Maintenant c’est elle, j’en suis sûr. Je regarde à nouveau devant moi, je suis tout chose. Je n’ose plus tourner la tête, la regarder. Enfin vient le moment où je dois tourner à gauche, je clignote. Le feu est rouge, je m’arrête. Deux secondes plus tard, ils me

comportement est des plus sages, des plus polis même. Madame Labé est plutôt contente de moi, et même si elle m’a dit que j’étais stupide d’avoir planté du cerfeuil dans le jardin en cette saison, je crois qu’elle m’aime bien. En tout cas elle ne me fait pas d’histoires pour ravoir de la soupe. Dehors il fait froid et c’est vrai que les dimanches sont longs. Tout est gris et uniforme en ce moment. J’ai beau scruter le ciel, je ne t’y vois pas. Je n’arrive pas à m’enlever de la tête que tu t’y es perdue et que je vais voir ton front subitement dépasser du nuage. Des fois, sur un coup de tête, je sors et je m’en vais marcher au hasard dans la plaine qui est belle et où je suis un étranger.

Plus tard

Chère Nore, tu te souviens de la règle que nous avons fixée avant mon départ alors que nous étions encore dans la grange abandonnée. C’est toi-même qui l’as énoncée, tu as dit que rien de ce qui nous passait par la tête et qui avait un tant soit peu d’importance ne devrait être ignoré de l’autre. Eh bien figure-toi que j’ai revu la petite Eglantine. La petite, c’est une façon de parler, elle est aussi grande que toi maintenant et aussi bien formée.

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dépassent. Instinctivement je suis la voiture des yeux et je vois Eglantine qui se retourne – elle est assise côté passager – et qui me fixe. J’ai le cœur qui bat, je sens mes mains devenir moites. Ça y est, ils ont disparu. Je passe la première et je rentre doucement. Le soir je n’ai pratiquement rien mangé et maintenant que je suis dans mon lit je repense à la voiture, aux circonstances qui m’ont amené à ramener la grand-mère et à l’infime chance que j’avais de revoir Eglantine. Parce que ce n’est pas anodin, et ce n’est pas toi qui me diras le contraire, avec tout ce que tu me racontes sur le hasard et le destin, si ? Peut-être tu as raison, peut-être ça ne veut rien dire du tout et j’ai tort d’y penser. Je vais tâcher de m’endormir. Je ne vais pas rêver à Eglantine traversant l’épais rideau noir de la nuit au volant d’une obscure limousine. Je vais rêver à toi et à personne d’autre, ma petite douceur, mon caméléon.

J’oubliais, parce qu’il faut toujours que j’oublie quelque chose. Juste avant de rentrer, sur le chemin qui va à la maison, je suis tombé sur une voiture en feu et trois pompiers qui s’activaient pour l’éteindre. Il y avait de grandes flammes et le propriétaire du véhicule ouvrait de grands yeux incrédules. Peu après tous les sièges étaient calcinés et la voiture était bonne à jeter.

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plus humiliant, mais je le prends légèrement, j’ai peut-être été trop bavard et puis cela me donne un excellent prétexte pour m’isoler et pour courir te retrouver. Si tu m’entendais, tu prendrais peur – ou tu serais impres-sionnée. J’ai la voix d’un homme qui a vécu et surmonté de pénibles épreuves, le peu de voix qui me reste est à l’image de ce qu’il m’a fallu sacrifier pour rester debout. J’ai volé la canne de feu monsieur Labé et devant la glace j’incarne le vieux patriarche. Si madame me voyait. Imagine-moi brandissant mon bâton devant la glace de la grande armoire et invectivant la foule, le monde. C’est vrai, il pourrait mieux tourner, plus rond. Je me fais rire moi-même, il faut dire que j’ai jeté un vieux manteau sur mes épaules et qu’il ne me manque que des cheveux blancs pour être parfaitement crédible dans mon rôle de vieux ronchon. Cette usurpation m’excite. Si la porte venait à s’ouvrir sur ma femme, je crois que je la chasserais avec autorité avant d’aller m’asseoir à table pour réclamer ma soupe. M’as-tu jamais vu aussi furieux ? Allez, je range le manteau, je remets la canne à sa place. Le temps d’écrire, j’avais oublié combien je suis impuissant. Au moment de relire ma lettre à haute voix, je me fais pitié. Je ne verrai personne aujourd’hui et si je croise quelqu’un dans la rue, je ferai semblant de ne pas le reconnaître. Ce n’est pas de ne pas pouvoir

Le matin

Ce matin j’ai la voix tout enrouée. Oh, chère Nore, ne vois-tu pas comme ma correspondance se transforme progressivement en un journal de maladie ! Comme j’aime me plaindre, cela me fait presque honte. Tu te sou-viens de ce nouvel an que nous devions passer ensemble, une abominable grippe t’ayant clouée au lit je m’étais retrouvé seul avec un groupe d’étrangers, j’en avais perdu la voix. Aux alentours de minuit, alors que tous criaient, s’embrassaient et se souhaitaient les plus belles choses, je restais dans mon coin incapable d’émettre le moindre son. J’aurais voulu fuir dans le froid, rentrer à pied. C’est d’ailleurs ce que j’ai fini par faire. Ce qu’on peut être sot. Mais j’avais raison, rien n’est plus pénible que de se montrer faible à des gens qu’on n’aime pas et qui ne nous aiment pas. Etre aimé, ça devrait être pouvoir se montrer faible sans inspirer le mépris. Un philosophe a exprimé cela, mais je crains de déformer sa pensée. Enfin, à nouveau j’ai la gorge irritée et je ne peux plus parler. Comme je le disais dans un murmure à ma logeuse, il ne peut plus rien m’arriver, j’ai perdu l’essentiel. L’essentiel, c’est peut-être toi. Ton éloignement m’enlève jusqu’au moyen de m’exprimer. Il n’y a pas de châtiment

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Tôt le matin, quand il fait encore nuit

Je ne sais ce qui m’a tiré du lit ce matin, moi qui suis si paresseux. Une agitation particulière m’a fait me lever en plein cœur de la nuit. J’exagère, il était six heures, ou cinq, je ne sais plus. Aucun bruit n’est venu rompre le silence de la maison. Madame Labé, pourtant matinale, dormait encore sur ses deux oreilles. J’ai poussé mes volets en prenant soin de ne pas les faire grincer. Un petit clair de lune jetait ses lumières pâles sur le jardin, un moineau a pris son envol. Les oiseaux ne dorment-ils pas la nuit, je croyais qu’ils ne chantaient qu’au petit matin ? Celui-ci sera tombé du nid. Après avoir sauté d’une branche à une autre, le petit oisillon a regardé dans ma direction puis il a disparu. Un silence religieux s’est installé. Eglantine m’est alors apparue, d’un coup, sans que j’en comprenne la raison. Elle avait l’air de vouloir s’adresser à moi, comme si des forces nuisibles la retenaient prisonnière. Un mari jaloux l’empêcherait-il de me parler ? Si tu étais là nous pourrions aller la voir tous les deux et chercher à comprendre. Seul je ne suis bon à rien, jamais je n’oserais franchir la grille et aller sonner à la porte de son pavillon. Oui, elle loge dans un petit pavillon en limite de la ville. C’est Michel qui me l’a appris. Il l’a croisée et, en discutant, il lui a

parler qui fait mal, c’est de savoir que le plus ignare, le plus abruti des gens qu’on croise a cette supériorité capitale sur soi qu’il peut s’adresser à nous sans qu’on ait le moyen de lui répliquer quoi que ce soit, qu’il nous demande sa route ou nous insulte, tout est pareil, on ne peut rien dire, tout juste se jeter sur lui et le battre à mort. Est-ce que je n’aurais pas de la fièvre ? Que dit le thermomètre ? Je ferais mieux de retourner au lit. Je grelotte, je transpire. J’enrage de me sentir petit. Au fond, je voudrais l’être encore plus et disparaître dans les interstices du plancher. J’ai des souhaits étranges te diras-tu, mais ne te rassure pas en te disant que je suis dérangé. Je me sens parfaitement moi-même, pour dire la vérité j’ai même le sentiment de me découvrir plus complètement, je me sens nu et traversé de sensations nouvelles qui sont plus miennes que celles que j’éprouvais auparavant. Mais je me soignerai, je te le promets, je ne jetterai plus mes médicaments dans la cuvette des W.-C. Ma Nore chérie, pourquoi n’es-tu pas là à te blottir contre moi pour que je puisse te transmettre mes microbes en plus de mes pensées ?