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Decruppe, Rhéologie, Vol. 10, 1-12 (2006) 1 Rhéologie et biréfringence d’écoulement, du macroscopique au microscopique. J.P. Decruppe Laboratoire de Physique des Milieux Denses, 1 Bd. D. F. Arago, IPEC CP87811, 57078 Metz Cedex3 Résumé : La biréfringence d’écoulement est une technique expérimentale qui peut être associée avec profit à l’étude du comportement rhéologique de nombreux fluides complexes. Elle apparaît dans certains fluides mis en mouvement sous l’action de contraintes ; le liquide devient alors équivalent à un cristal anisotrope. Les grandeurs optiques caractéristi- ques d’un fluide biréfringent sont l’angle d’extinction et l’intensité de la biréfringence, dont on décrira une technique de mesure originale qui fait appel à la diffusion Rayleigh. Les liens entre optique et rhéologie vont apparaître dans la rela- tion de Lodge et dans la loi tensio-optique ; cette dernière, lorsqu’elle s’applique, permet d’atteindre certaines caracté- ristiques microscopiques (anisotropie de polarisabilité, longueur de persistance) des particules en solutions. Enfin, quel- ques exemples choisis dans les fluides micellaires illustreront ce travail et apporteront une confirmation de l’intérêt des études optiques dans le domaine de la rhéo-physique des fluides complexes. Mots-clé : Biréfringence d’écoulement, Rhéologie, Ecoulements hétérogènes, Rhéo-épaississement 1. Introduction C’est vers la fin du XIX e siècle que fut découverte la biréfringence induite par un champ hydrodynamique dans les fluides. Si Mach [1] sera le premier à dé- crire ses travaux dans une publication, c’est le nom de Maxwell [2] qui restera attaché à la découverte du phénomène physique dans l’écoulement du baume du Canada. Quant à la rhéologie, c’est une science un peu plus jeune puisque le mot "rhéologie" est né au début du XX e siècle, sous la plume de E.C. Bing- ham. Son émergence et son développement sont liés à la synthèse des polymères mais, également, à l’apparition des premiers appareils permettant d’en étudier les propriétés : les rhéomètres. A l’heure actuelle, l’apparition sur le marché de rhéomètres associant des mesures optiques (diffusion de lu- mière, dichroïsme, biréfringence) montre le regain d’intérêt pour ces techniques expérimentales. Rapidement après la découverte du phénomène physique de biréfringence, se développèrent les premières théories et apparut le concept d’orientation des particules dans l’écoulement. Une synthèse très complète de ces premières interpréta- tions théoriques a été réalisée par Jerrard [3]. La rhéologie est une branche de la physique qui étudie l’écoulement des fluides complexes ; l’orientation étant due à l’action du champ hydrodynamique, il est donc tout naturel d’essayer de relier les propriétés optiques et rhéologiques. Ce lien quantitatif sera principalement établi dans la loi tensio-optique [4], qui relie les contraintes à l’origine de l’écoulement à l’anisotropie optique qui en résulte. Après une brève description du phénomène physique et des grandeurs caractéristiques que l’on mesure, on introduira les relations qui lient rhéologie et optique en soulignant leur intérêt. Il existe de nombreuses techniques de mesure des grandeurs optiques induites sous cisail- lement, on se contentera de décrire une méthode originale faisant appel à la diffusion de Rayleigh. La biréfringence d’écoulement a été étudiée dans une large gamme de fluides, allant des liquides purs aux polymères fondus, et les résultats expérimentaux sont innombrables ; on donnera simplement quel- ques exemples dans un domaine qui a retrouvé un regain d’intérêt depuis quelques décennies, à savoir le comportement rhéo-physique de solutions micel- laires dans lesquelles on a pu observer, sous certai- nes conditions, la transition de rhéo-épaississement et l’émergence d’écoulements hétérogènes en bandes de cisaillement, plus connus sous l’appellation de "shear banding". Cette étude est loin d’être exhaus- tive, elle a pour unique but de mettre en évidence la complémentarité de deux techniques physiques trop peu souvent utilisées conjointement. 2. L’effet Maxwell L’effet Maxwell est une biréfringence accidentelle ; c’est "la biréfringence induite par un écoulement dans des liquides, solutions ou dispersions contenant des molécules ou particules optiquement anisotro- pes, anisométriques ou déformables et due à une orientation non aléatoire de ces particules ou molé- cules". Telle est la définition que chacun pourra lire dans le Compendium of Chemical Terminology. La plupart des molécules sont optiquement anisotropes et leur polarisabilité varie avec la direction de pro-

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Decruppe, Rhéologie, Vol. 10, 1-12 (2006) 1

Rhéologie et biréfringence d’écoulement, du macroscopique au microscopique.

J.P. Decruppe Laboratoire de Physique des Milieux Denses, 1 Bd. D. F. Arago, IPEC CP87811, 57078 Metz Cedex3

Résumé : La biréfringence d’écoulement est une technique expérimentale qui peut être associée avec profit à l’étude du comportement rhéologique de nombreux fluides complexes. Elle apparaît dans certains fluides mis en mouvement sous l’action de contraintes ; le liquide devient alors équivalent à un cristal anisotrope. Les grandeurs optiques caractéristi-ques d’un fluide biréfringent sont l’angle d’extinction et l’intensité de la biréfringence, dont on décrira une technique de mesure originale qui fait appel à la diffusion Rayleigh. Les liens entre optique et rhéologie vont apparaître dans la rela-tion de Lodge et dans la loi tensio-optique ; cette dernière, lorsqu’elle s’applique, permet d’atteindre certaines caracté-ristiques microscopiques (anisotropie de polarisabilité, longueur de persistance) des particules en solutions. Enfin, quel-ques exemples choisis dans les fluides micellaires illustreront ce travail et apporteront une confirmation de l’intérêt des études optiques dans le domaine de la rhéo-physique des fluides complexes.

Mots-clé : Biréfringence d’écoulement, Rhéologie, Ecoulements hétérogènes, Rhéo-épaississement

1. Introduction C’est vers la fin du XIXe siècle que fut découverte la biréfringence induite par un champ hydrodynamique dans les fluides. Si Mach [1] sera le premier à dé-crire ses travaux dans une publication, c’est le nom de Maxwell [2] qui restera attaché à la découverte du phénomène physique dans l’écoulement du baume du Canada. Quant à la rhéologie, c’est une science un peu plus jeune puisque le mot "rhéologie" est né au début du XXe siècle, sous la plume de E.C. Bing-ham. Son émergence et son développement sont liés à la synthèse des polymères mais, également, à l’apparition des premiers appareils permettant d’en étudier les propriétés : les rhéomètres. A l’heure actuelle, l’apparition sur le marché de rhéomètres associant des mesures optiques (diffusion de lu-mière, dichroïsme, biréfringence) montre le regain d’intérêt pour ces techniques expérimentales.

Rapidement après la découverte du phénomène physique de biréfringence, se développèrent les premières théories et apparut le concept d’orientation des particules dans l’écoulement. Une synthèse très complète de ces premières interpréta-tions théoriques a été réalisée par Jerrard [3]. La rhéologie est une branche de la physique qui étudie l’écoulement des fluides complexes ; l’orientation étant due à l’action du champ hydrodynamique, il est donc tout naturel d’essayer de relier les propriétés optiques et rhéologiques. Ce lien quantitatif sera principalement établi dans la loi tensio-optique [4], qui relie les contraintes à l’origine de l’écoulement à l’anisotropie optique qui en résulte. Après une brève description du phénomène physique et des grandeurs

caractéristiques que l’on mesure, on introduira les relations qui lient rhéologie et optique en soulignant leur intérêt. Il existe de nombreuses techniques de mesure des grandeurs optiques induites sous cisail-lement, on se contentera de décrire une méthode originale faisant appel à la diffusion de Rayleigh. La biréfringence d’écoulement a été étudiée dans une large gamme de fluides, allant des liquides purs aux polymères fondus, et les résultats expérimentaux sont innombrables ; on donnera simplement quel-ques exemples dans un domaine qui a retrouvé un regain d’intérêt depuis quelques décennies, à savoir le comportement rhéo-physique de solutions micel-laires dans lesquelles on a pu observer, sous certai-nes conditions, la transition de rhéo-épaississement et l’émergence d’écoulements hétérogènes en bandes de cisaillement, plus connus sous l’appellation de "shear banding". Cette étude est loin d’être exhaus-tive, elle a pour unique but de mettre en évidence la complémentarité de deux techniques physiques trop peu souvent utilisées conjointement.

2. L’effet Maxwell

L’effet Maxwell est une biréfringence accidentelle ; c’est "la biréfringence induite par un écoulement dans des liquides, solutions ou dispersions contenant des molécules ou particules optiquement anisotro-pes, anisométriques ou déformables et due à une orientation non aléatoire de ces particules ou molé-cules". Telle est la définition que chacun pourra lire dans le Compendium of Chemical Terminology. La plupart des molécules sont optiquement anisotropes et leur polarisabilité varie avec la direction de pro-

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pagation de l’onde lumineuse. Dans un fluide, par suite de l’agitation thermique, leur orientation est aléatoire et le milieu se comporte comme un corps optiquement isotrope. Si une action extérieure vient contrarier ce mouvement désordonné, les molécules vont adopter une orientation moyenne dans une di-rection donnée et le milieu perdra son caractère iso-trope ; du point de vue optique, il devient alors équi-valent à un cristal biaxe, possédant trois indices de réfraction principaux : n1, n2 et n3.

Figure 1. Orientation moyenne d’une particule en écou-lement de Couette et angle d’extinction χ. L1, L2, L3 sont

les lignes du milieu.

L’orientation dans un fluide peut être réalisée par application d’un champ électrique ou magnétique (effet Kerr et Cotton-Mouton), par l’action d’ondes acoustiques (effet Lucas) ou encore sous l’action des contraintes engendrées dans un champ hydrodyna-mique : c’est l’effet Maxwell, que l’on observe faci-lement en éclairant en lumière polarisée un liquide en écoulement dans un capillaire ou entre deux cy-lindres coaxiaux (cellule de Couette).

Le milieu en écoulement devient donc équivalent à un cristal dont la biréfringence est caractérisée quan-titativement par deux grandeurs : l’angle d’extinc-tion χ et l’intensité de la biréfringence ∆n. Ce sont ces deux grandeurs qui sont liées aux contraintes mécaniques qui induisent l’anisotropie. L’angle χ ne dépend que de l’orientation moyenne des particules dans l’écoulement, tandis que ∆n varie en plus en fonction de la concentration en particules ou molé-cules.

Un milieu biréfringent possède des axes propres ou axes principaux auxquels correspondent des modes propres ; ils sont au nombre de trois dans les milieux biaxes ; ces modes propres sont trois vibrations pola-risées linéairement (dans un milieu purement biré-fringent) et qui se propagent avec des vitesses diffé-rentes. Après traversée d’une certaine épaisseur e de milieu, deux modes propres présentent donc un dé-phasage φ, relié simplement à la biréfringence ∆n par :

ne∆=

λπφ 2 (1)

où λ est la longueur d’onde de la lumière utilisée et ∆n = n1 - n2.; n1 et n2 sont les indices principaux associés à deux axes propres.

Les axes propres sont les lignes neutres L1, L2, L3 du milieu ; elles sont orthogonales et conservent la po-larisation d’une onde incidente. L’une d’entre elles, L1 par exemple (Fig. 1), caractérise l’orientation moyenne des particules et fait l’angle χ avec la di-rection de l’écoulement.

Faire une mesure de biréfringence en écoulement permanent se résume donc en la détermination de χ et de φ pour différents taux de cisaillement.

Il appartient ensuite aux différentes théories élabo-rées de faire le lien entre ces grandeurs macroscopi-ques et les caractéristiques optiques des particules en solution d’une part, et le champ hydrodynamique d’autre part [3].

En plus des phénomènes d’orientation qui sont do-minants la plupart du temps, il peut exister des contributions d’origine géométrique (dues à la forme des particules) ou photoélastique. Ainsi, un ensem-ble de particules optiquement isotropes d’indice n dans un solvant d’indice nS apportera une contribu-tion de forme (biréfringence de forme) à l’anisotropie optique ; de même, les contraintes aux-quelles sont soumises les particules peuvent induire une anisotropie de polarisabilité et le phénomène observé est alors similaire à la photoélasticité obser-vée dans les solides.

3. Rhéologie et biréfringence

3.1 Loi tensio-optique Parmi les différentes équations qui établissent un lien et assurent la complémentarité entre rhéologie et rhéo-optique, la loi tensio-optique est sans doute l’une des plus importante. Etablie dans le cadre de la théorie de l’élasticité caoutchoutique [4], sa portée s’est avérée très générale et sa validité confirmée dans de nombreuses aplications, telles que les solu-tions concentrées et les fondus de polymères [5-9], les solutions diluées de polymères [10] et les solu-tions semi-diluées et concentrées de tensio-actifs [11-12]. Sa formulation générale établit une relation linéaire entre le tenseur des contraintes τ et le ten-seur des indices de réfraction n:

n = C τ (2)

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C est la constante ou coefficient tensio-optique, relié aux propriétés microscopiques des particules en solution. On montre [13-16] que, pour une chaîne gaussienne, C obéit à l’équation :

απ∆

+=

nn

kT

22 245

2 C )( (3)

21 ααα −=∆ est la différence des polarisabilités principales d’un élément (élément de Kuhn [17]) de chaîne gaussienne, k est la constante de Boltzman et n l’indice moyen de la solution.

En écoulement de cisaillement simple, la relation tensorielle (2) conduit à deux équations simples, reliant les caractéristiques optiques χ et n∆ aux grandeurs mécaniques σ et N1 :

∆n sin2χ = 2 C σ (4)

∆n cos2χ = C N1 (5)

En général, le coefficient C est déterminé en traçant le produit ∆n sin2χ/2σ en fonction du taux de cisail-lement γ& . La constance de ce rapport avec γ& impli-que la validité de la loi.

Si la contrainte tangentielle σ est aisément mesura-ble, il n’en va pas de même de la première différence des contraintes normales N1, qui est souvent faible dans les solutions peu viscoélastiques. La seconde équation permet en principe de palier cet inconvé-nient et d’atteindre indirectement N1. Inversement, si l’on dispose d’un rhéomètre dont les performances permettent la mesure de N1 avec suffisamment de précision, le rapport des équations (4) et (5) conduit à :

1

22N

tg σχ = (6)

Il devient alors possible de comparer directement les mesures rhéologiques à celles de la rhéo-optique.

Dans l’équation (4), remplaçons la contrainte σ par le produit γη & ; il vient :

γχη

&Cn2

2sin∆= (7)

La viscosité apparente apparaît comme le produit de l’anisotropie optique n∆ par un terme qui dépend de l’orientation moyenne des particules. Ceci établit un lien qualitatif entre rhéologie et rhéo-optique.

L’examen de l’équation (3) montre que la connais-sance de C permet de déterminer la différence des polarisabilités et, si l’on se donne un modèle de par-ticules, il est possible de remonter à la longueur de

persistance d’une chaîne gaussienne. Nous en ver-rons un exemple par la suite.

3.2 Relation empirique de Lodge Une seconde relation, fort intéressante mais de por-tée plus limitée, due à Lodge [4], a été étendue aux polymères fondus par Laun [18, 19] ; elle ne concerne que les fluides maxwelliens et établit un lien entre le module de conservation G' et N1 :

21

020 2lim'lim

γω γω &&

NG→→

= (8)

Compte tenu de l’équation (5), il vient également :

2021

0 22coslim

2lim

γχ

γ γγ && && CnN ∆

=→→

(9)

Il est intéressant de remarquer que cette relation établit une corrélation entre une fonction du domaine linéaire G’ et des contraintes qui caractérisent le comportement non-linéaire du fluide. D’autre part, si l’on détermine le coefficient tensio-optique C, à partir de l’équation (4) par exemple, cette relation permet de s’assurer de la validité des mesures expé-rimentales de biréfringence. La Figure 2 en donne un exemple [20] et il est assez surprenant de constater qu’elle s’applique sur une large gamme de taux de cisaillement, bien au-delà des conditions aux limites

0, →γω & .

Figure 2. Relation de Lodge. Traits pleins : variations de G'/ω2 en fonction de la pulsation ω. Symboles : évolution

de 22/2cos γχ &Cn∆ en fonction de .γ&

3.3 Relation de Hess

Pour un fluide maxwellien à un seul temps de re-laxation, Hess [21] a montré que les variations de l’angle d’extinction χ en fonction du taux de cisail-lement en régime permanent peuvent être simple-ment déduites de l’équation :

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4

)(21

4)( τγπγχ && arctg−= (10)

τ est le temps de relaxation de Maxwell, dont une valeur peut être déterminée à partir des mesures de G' et G" en rhéologie dynamique.

Le Tableau 1 donne quelques valeurs du coefficient C et des temps de relaxation Fbτ (biréfringence) et

Rτ (rhéologie) pour quelques systèmes de tensioac-tifs ayant un comportement maxwellien [20]. L’accord quantitatif entre les deux techniques expé-rimentales est remarquable.

Systèmes C (Pa-1) Fbτ (s) Rτ (s)

MyTAB(a)/NaSal 0.1/0.23 M 3,63 10-7 0,015 0,013

CTAB(b)/NaSal 0.1/0.23 M 0.1/0.03 M 0.1/0.1 M

5,74 10-7 1,76 10-7 6,86 10-7

1,23 0,081 0,35

1,19

0,3

(a) : bromure de myristyl-trimethyl ammonium (b) bromure de cetyl-trimethyl ammonium.

Tableau 1. Constante optique C et temps de relaxation déduits de la rhéo-optique (τFb) et des mesures

rhéologiques (τR).

4. Méthodes optiques de mesure

Depuis l’apparition des lasers bon marché et de fai-ble puissance, les problèmes techniques liés à la réalisation de pinceaux lumineux fins, susceptibles de traverser de grandes épaisseurs d’échantillons, ont été grandement simplifiés. La faible diffraction des faisceaux permet de réduire au minimum les réflexions parasites sur les parois des cellules et l’excellente monochromaticité de la lumière rend inutile l’utilisation de filtres interférentiels coûteux. Hormis la méthode visuelle de Sénarmont [22], tou-tes les méthodes classiques développées pour la mesure des caractéristiques optiques consistent en l’analyse d’une intensité lumineuse recueillie sur un capteur photo-sensible. On consultera avec intérêt les articles de Osaki et al. [23] et l’ouvrage de Fuller [24] pour une description détaillée et exhaustive de ces différentes techniques.

On s’attachera plutôt ici à décrire une nouvelle tech-nique [25] qui repose sur l’étude de l’intensité diffu-sée par une solution colloïdale. Lorsqu’un milieu contient des particules et de petites régions dont l’indice de réfraction est peu différent de l’indice du milieu environnant, l’homogénéité optique est per-

due et la lumière est diffusée dans toutes les direc-tions, conformément à la théorie de Rayleigh. La diffusion est également observée dans les solutions colloïdales de particules anisotropes telles que les solutions micellaires.

Si les centres diffuseurs sont suffisamment petits devant la longueur d’onde du rayonnement, c’est la théorie de Debye-Rayleigh qui s’applique et l'on montre [24] que l’amplitude de l’onde diffusée s’écrit :

0

112

1 )])(exp[4

exp'

E

ir

rikdxkEV

s

i2

2p

s

nn

n

x'kk

I)-)(x'

)(uu-I( 1

×

−−= ∫π

(11)

où Es est l’amplitude de l’onde diffusée et E0 l’amplitude maximale de l’onde incidente ; k1 (mo-dule k1) et ks sont respectivement les vecteurs d’onde incident et diffusé ; np est le tenseur des indices de réfraction principaux des particules et n1 l’indice du solvant ; I représente le tenseur unité ; u et ni sont des vecteurs unitaires, respectivement dans la direc-tion de ks et dans la direction du champ électrique de l’onde incidente.

Le terme intéressant dans l’expression de sE est le

vecteur i21

2p nn

n)I-

)(x')(uu-I(=V qui, après quel-

ques transformations, peut s’écrire sous la forme simple :

)( 1Nuu ××=V (12)

avec i21

1p nIn

n)-

)(x'(N1 = (13)

Dans un milieu anisotrope, le vecteur ni n’a pas, en général, une direction constante puisque la vibration dans le milieu anisotrope est elliptique. Il en est donc de même du vecteur N1 qui voit sa direction varier. Par contre, lorsque le déphasage induit par le milieu entre deux modes propres atteint kπ, la vibra-tion devient rectiligne et les vecteurs n1 et N1 gar-dent une direction fixe dans l’espace. Il s’ensuit que V est nul si u (vecteur unitaire dans la direction de propagation de l’onde diffusée) est parallèle à N1. L’amplitude de l’onde diffusée et, par conséquent, l’intensité diffusée sont nulles.

Ainsi, pour une lumière ayant traversé une épaisseur de milieu telle que le déphasage induit égale kπ, un nœud d’intensité doit être observé dans une direction donnée. Les solutions micellaires fortement biréfrin-

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gentes se prêtent parfaitement à ce type d’expérience, le déphasage induit pouvant atteindre des valeurs fort importantes. La Figure 3 en est un exemple : on y voit une vue latérale d’une cellule de Couette transparente, traversée par un faisceau laser dans la direction de la vorticité ω ; un nœud d’intensité (I = 0) y est clairement observé. Cette méthode s’est avérée particulièrement efficace dans les solutions micellaires soumises à des écoulements hétérogènes en bandes de cisaillement (shear ban-ding ).

Figure 3. Vue latérale d’une cellule de Couette transpa-rente traversée par un fin faisceau lumineux dans la direc-tion de la vorticité. Un noeud de lumière apparaît lorsque

le déphasage induit par le fluide atteint π.

1cm

mw

mw

fw

fwH-band

L-band v

gradv ω

Figure 4. Vues latérale et transversale de l’entrefer d’une cellule de Couette occupée par un liquide en écoulement

hétérogène (shear banding).

La Figure 4 illustre cet exemple : on y observe une partie de l’entrefer dans le plan (v, gradv) (partie supérieure) et les deux bandes de cisaillement carac-téristiques des écoulements hétérogènes. Dans la partie inférieure, le faisceau parallèle à la direction de la vorticité ω est envoyé successivement dans les deux bandes ; le nombre de nœuds observés permet de mettre en évidence immédiatement la grande différence d’anisotropie optique entre les deux cou-ches ; une simple mesure de la distance entre deux nœuds permet le calcul de l’intensité de la biréfrin-gence puisque le déphasage correspondant est de 2π. Cette méthode trouve tout son intérêt dans les solu-tions fortement biréfringentes, dans lesquelles il n’est pas toujours aisé de détecter les ordres multi-ples du déphasage induit par les méthodes classi-ques.

5. Loi tensio-optique et longueur de persis-tance

L’un des nombreux domaines dans lesquels la biré-fringence d'écoulement a montré tout son intérêt est celui des polymères fondus grâce, en particulier, à la loi tensio-optique. Dans les solutions micellaires, lorsque sa validité est avérée, la longueur de persis-tance d’une chaîne gaussienne peut en être déduite. Que ce soit dans le domaine dilué, où apparaît la transition de rhéo-épaississement, ou dans les régi-mes semi-dilué et concentré, où naissent les écoule-ments hétérogènes, elle apporte un complément in-dispensable à la rhéologie. Dans une solution viscoélastique contenant de lon-gues micelles obéissant à la statistique de Gauss, on montre que l’anisotropie de polarisabilité ∆α d’un élément de Kuhn peut s’exprimer à l’aide des carac-téristiques d’un monomère de la micelle (cf. Figure 5 pour la description schématique d’un monomère) On montre que [16] :

λαα q02∆

=∆ (14)

où λ est l’épaisseur du monomère, q la longueur de persistance et ∆α0 = α1

0 – α20 la différence des pola-

risabilités principales.

Donc, si l’on se donne un modèle structural de la micelle qui permet le calcul des polarisabilités prin-cipales [16, 20], on peut indirectement accéder à la longueur de persistance de la chaîne, ∆α étant dé-terminé à partir du coefficient tensio-optique C (Eq. (3)). A titre d’exemple d’application, le Tableau 2 donne les valeurs de q pour différents systèmes à différentes concentrations.

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Tableau 2. Longueur de persistance q (en nm) pour quelques systèmes surfactant-eau à diverses concentrations. CD et CS sont respectivement les concentrations en tensioactif et en sel.

λ

α10

α20

Figure 5. Monomère de micelle vermiculaire d’épaisseur

λ et de polarisabilités principales α10 et α2

0.

6. Biréfringence et fluide rhéo-épaississant

La transition de rhéo-épaississement avec formation de structures induites sous cisaillement (SIS) est observée dans des solutions micellaires du domaine dilué (0,1 % en fraction volumique) : ces solutions ont alors une viscosité apparente η0 à faible taux de cisaillement voisine de celle de l'eau. Dans ce do-maine de concentration, les molécules de tensioactifs s'auto-assemblent en micelles ayant une faible aniso-tropie géométrique et optique (petits cylindres) et les solutions ont un comportement newtonien aux fai-bles taux de cisaillement. Après un temps d'induc-tion dépendant des conditions de concentration et de température et lorsque le taux de cisaillement atteint une valeur critique cγ& , la viscosité apparente η aug-mente si l'on accroît encore le cisaillement. C'est le phénomène de rhéo-épaississement avec formation de SIS, dont la structure est encore sujette à contro-verse à l'heure actuelle

De par leur anisotropie optique intrinsèque, les SIS rendent la solution anisotrope : il y a apparition de biréfringence, facilement observable en lumière polarisée.

6.1 Ecoulement stationnaire Mener une expérience en écoulement stationnaire consiste à soumettre la solution à des taux de cisail-lement constants et croissants, puis à mesurer les caractéristiques rhéologiques et optiques lorsque le régime permanent est atteint.

Un résultat typique du comportement rhéo-épaississant, obtenu sur une solution de bromure de myristyl-trimethyl-ammonium (C14TAB) et de sali-cylate de sodium (NaSal) à la concentration de 3 mmol est présenté sur la Figure 6.

Figure 6. Angle d’extinction (●), intensité de la biréfrin-

gence (■) et viscosité apparente (○) d’une solution de bromure de myristyl-trimethyl-ammonium en présence de

salicylate de sodium à 3 mmol.

Après un palier newtonien aux faibles taux de cisail-lement, l’évolution de la courbe d’écoulement est caractéristique d’un tel fluide : la viscosité croit, passe par un maximum, pour décroître ensuite. De la même manière, aux faibles taux de cisaillement, χ est proche de 45° et ∆n reste voisin de zéro : les micelles, de faible anisotropie géométrique, sont difficilement orientables et l’anisotropie optique reste faible. A partir d’un taux de cisaillement criti-que, l’accroissement de viscosité coïncide avec une croissance rapide de ∆n et une diminution de χ vers une valeur limite proche de zéro. Ce résultat impor-tant avait déjà été observé par Rehage et al. [26].

Systèmes micellaires CTAB :NaSal [20]

CTAB :NaSal [16]

CTASal :NaSal [16]

CTAB :NaBr [16]

CD 0,1 M 0,01 – 0,1 M 2,24 10-3 M 4,7 10-3-8 10-3 M

CS 0,03 M 0,03-0,4 M 0,1 M 0,3-0,5 M

q (nm) 31 26 110-150 42-53

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Cette faible valeur de l’angle χ traduit une orienta-tion presque parfaite dans la direction de l’écoulement. Ce comportement est générique à tous les systèmes micellaires rhéo-épaississant du do-maine dilué ; il implique une profonde modification de l’arrangement structurel des micelles dans les SIS. C’est un apport essentiel de la biréfringence que ne peut laisser soupçonner un accroissement de la viscosité apparente η. En général, au-delà du maxi-mum, η décroît mais l’angle χ conserve une valeur proche de zéro et ∆n sature à une valeur plateau (il apparaît vers 800 s-1 sur les résultats expérimentaux présentés Figure 6). La décroissance de η pourrait laisser penser à une destruction de la SIS aux forts gradients, mais les variations de χ et de ∆ n mon-trent qu’il n’en est rien ; ce comportement appa-remment contradictoire reste, pour l’heure, inexpli-qué.

6 2 Ecoulement transitoire L’application soudaine d’un taux de cisaillement appartenant au domaine rhéo-épaississant permet de suivre l’apparition et l’évolution de la phase induite en fonction du temps. La Figure 7 en donne un exemple ; elle présente les variations de la viscosité apparente d’une solution de tosylate de cetyl-trimethyl ammonium (CTAT) à la concentration massique de 0,16 % en fonction du temps, pour un taux de cisaillement de 100 s-1 choisi dans le plateau de contrainte [27].

Temps (s)

Viscosité apparente (Pa.s)

Essai 5Essai 6

Essai 7Essai 8

Figure 7. Evolution temporelle de la viscosité apparente

d’une solution de tosylate de cetyl-trimethyl ammonium à la concentration massique de 0,16 %.

On y a associé quelques photos de l’entrefer d’une cellule de Couette éclairée en lumière monochroma-tique polarisée linéairement.

A l’établissement de l’écoulement (t ≈ 0), η est fai-ble, proche de la viscosité du solvant; l’entrefer ap-paraît noir en lumière polarisée, aucune anisotropie optique n’est décelable; à un instant ultérieur, une bande lumineuse apparaît au voisinage du cylindre mobile, la solution est devenue optiquement aniso-trope sous l’action du cisaillement; la largeur de la bande induite croît en fonction du temps et finit par occuper tout l’entrefer (t ≈ 50 s); la viscosité appa-rente a alors atteint son maximum et le régime sta-tionnaire est atteint.

En conclusion, il apparaît que l’accroissement de viscosité est lié à l’apparition d’une phase biréfrin-gente dont l’orientation moyenne (quantifiée par l’angle d’extinction χ) est très proche de la direction de la vitesse tangentielle : c’est l’apport essentiel de la biréfringence d'écoulement dans l’étude de la transition de rhéo-épaississement. Aux faibles taux de cisaillement, avant la transition, l’angle χ reste voisin de 45°, attestant de la présence en solution de petites particules ayant une faible anisotropie géo-métrique, donc difficilement orientables par l’écoulement. Par contre, χ voisin de zéro implique une réorganisation des micelles en agrégats dissymé-triques facilement orientables, mais qui s’opposent également à l’écoulement du solvant. Un second point capital est apparu en régime permanent : contrairement à la viscosité apparente qui atteint un maximum en fonction du taux de cisaillement, l’intensité de la biréfringence subit une variation monotone croissante jusqu’à une valeur plateau, tandis que l’orientation moyenne reste proche de zéro.

Le comportement des grandeurs optiques (χ et n∆ ) au-delà du maximum de viscosité contredit donc l’hypothèse de la désagrégation de la SIS aux forts taux de cisaillement. Néanmoins, la biréfringence ne permet pas d’apporter de conclusion définitive quant à la structure fine de la SIS et l’interprétation du phénomène de rhéo-épaississement reste donc su-jette a controverses.

7. Ecoulements hétérogènes : shear banding.

7.1 Ecoulements stationnaires La biréfringence d’écoulement s’est montrée parti-culièrement utile et fructueuse dans le domaine des écoulements hétérogènes où elle a permis de mettre en évidence de manière simple et sans ambiguïté l’émergence et la croissance des bandes de cisaille-

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ment. En écoulement transitoire, elle a révélée le mécanisme d’établissement des deux bandes.

Dans le domaine linéaire, certains fluides complexes se comportent comme des liquides de Maxwell à un seul temps de relaxation : la relaxation de la contrainte est purement mono-exponentielle. En 1987, Cates [28, 29] a élaboré un modèle microsco-pique qui relie le temps de relaxation au désengage-ment des chaînes, par reptation combinée aux pro-cessus dynamiques de coupures/recombinaisons. Ce modèle, étendu au domaine non-linéaire, prévoit, dans le régime de concentration semi-dilué, un com-portement non monotone de la contrainte tangen-tielle σ en fonction du taux de cisaillement (Fig. 8).

σ

σ

γγ.

γ.

γ.

γ. .

p

hlo

A B

C

B’

A’

A’ B’

Figure 8. Représentation schématique de la courbe d’écoulement non monotone.

La partie décroissante A'B' (instable) de la courbe d'écoulement est alors associée à l'apparition d'un écoulement hétérogène qui se structure en bandes de cisaillement. Le système évolue vers un état station-naire où une bande fluide, fortement cisaillée, coexiste avec une bande visqueuse supportant un taux de cisaillement bien plus faible. Expérimenta-lement, la présence dans la courbe ( )γσ &f= d’un plateau de contrainte au-delà d'un taux de cisaille-ment critique γ& est la signature mécanique d'un tel comportement.

Les mesures de rhéologie en écoulement stationnaire révèlent la présence d'un plateau de contrainte au-delà d'un taux de cisaillement critique lγ& . Cette région, où la contrainte tangentielle devient prati-quement indépendante du taux de cisaillement, est caractéristique de l'apparition d'un écoulement hété-rogène.

Les expériences de biréfringence conduites à l'état stationnaire confirment ces résultats de rhéologie : en effet, les deux grandeurs qui caractérisent le mi-

lieu sous écoulement, à savoir l'angle d'extinction et l'intensité de la biréfringence, saturent également à une valeur plateau au-delà du taux de cisaillement critique, en parfaite cohérence avec celui relevé en rhéologie.

Pour des taux de cisaillement imposés et supérieurs au taux critique lγ& , l'observation directe de l'entrefer de la cellule de Couette dans laquelle est placé l'échantillon montre sans ambiguïté que l’écoule-ment se scinde dans la direction du gradient de vi-tesse en deux bandes concentriques, de biréfringence particulièrement élevée pour l’une d’entre elles (Fig. 9 : coloration de la bande h induite similaire aux colorations des lames minces en lumière polarisée).

Si l’on fait abstraction de la faible variation de la contrainte qui résulte de la courbure des surfaces et qui conduit à donner une faible pente au plateau, on peut admettre que χ et n∆ sont constants sur le pla-teau. Seules les proportions des deux phases φl et φh varient en fonction du taux de cisaillement imposé suivant la loi (règle du levier) :

hhllM φγφγγ &&& += (15)

où Mγ& est le taux de cisaillement macroscopique (imposé par le dispositif expérimental).

1 10 100 10000

5

10

15

20

25

30

35

40

45

Taux de cisaillement (s-1)

Inte

nsité

de

la b

iréfr

inge

nce

(x10

7 )

Angl

e d'

extin

ctio

n

020406080100120140160180200

100 s-1

70 s-1

150 s-1

30 s-1

50 s-1

20 s-1

A

B 10 s-1

Figure 9. Angle d’extinction et intensité de la biréfrin-gence d’une solution de CTAB (0,3 M) et de KBr (0,3M)

en écoulement hétérogène. Clichés de la structure en bandes, à différents taux de cisaillement appartenant au

plateau. L’observation est faite en lumière blanche polarisée.

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Outre l’observation directe des bandes entre polari-seurs croisés, la biréfringence offre un moyen simple de calculer la proportion des deux phases en pré-sence, par une simple mesure de l’épaisseur de l’une des bandes et ainsi de vérifier la règle du levier.

D’autre part, quel que soit le taux de cisaillement imposé appartenant au plateau, l’angle d’extinction garde une valeur constante et différente dans chaque bande ; dans la bande l (bande sombre sur les cli-chés), l’orientation moyenne est d’environ 25° par rapport à la direction de la vitesse, tandis que dans la bande h (colorée et voisine de la paroi mobile), χ est voisin de zéro et les particules sont pratiquement totalement orientées dans la direction de l’écoulement. La Figure 10 offre une représentation schématique de l’arrangement moyen des micelles dans les deux bandes d’un écoulement hétérogène [30].

Bande-l ( )φλ

Bande-h ( )φh

Paroi fixe

Paroi mobile

γc1.

γc2.

Figure 10. Représentation schématique de l’arrangement des particules micellaires dans un écoulement hétérogène.

7.2 Ecoulements transitoires L’échantillon choisi pour illustrer l’intérêt de la biré-fringence en écoulement transitoire est le système CTAB (0,1 M) / NaSal (0,08 M). Le choix de ce système est dicté par les avantages qu’il présente, à savoir un plateau de contrainte débutant à un taux de cisaillement faible et une cinétique lente qui facilite le suivi en temps réel et in situ des phénomènes. La Figure 11 [31] décrit le comportement en fonction du temps de la contrainte tangentielle σ, de l’intensité lumineuse I transmise et du signal Ic (∝ sin2(δ/2)) recueilli en aval du montage lorsque la lumière incidente est polarisée circulairement; ce dernier terme est relié directement au déphasage induit par le milieu et rend compte de l’évolution de la biréfringence pendant la phase transitoire. Quel-ques images de l'entrefer éclairé en lumière blanche ont également été rajoutées, ainsi que quelques spec-tres de diffusion dans le plan (v, ω). Le taux de ci-saillement est de 1 s-1.

Figure 11. Variation temporelle de la contrainte de cisail-lement (trait plein), de l’intensité transmise (trait disconti-

nu) et de Ic (trait pointillé). Clichés de l'entrefer en lu-mière blanche polarisée et figures de diffusion dans le

plan (v, ω).

Au démarrage de l’écoulement et pendant quelques secondes (~ 5 s), l’intensité transmise en lumière circulaire IC oscille très rapidement ; chaque pic du signal correspond à un déphasage de (2k + 1)π ; on observe aisément trois pics, donc un déphasage de 5π. La biréfringence atteint des valeurs très élevées pendant cette phase transitoire, comme l’attestent les bandes colorées observées en lumière blanche pola-risée (le liquide en écoulement présente des caracté-ristiques optiques identiques à celles des lames min-ces éclairées en lumière blanche et dont les colora-tions constituent l’échelle des teintes de Newton). L’observation des variations de I pendant le même intervalle de temps montre que la turbidité de l’échantillon croît (I transmis diminue considéra-blement). Dans ce même intervalle de temps, la contrainte croît lentement et de manière monotone.

Pour t > 5 s, la courbure de la courbe σ(t) s’inverse brusquement, la contrainte tangentielle subit un énorme "overshoot", tandis que l’intensité transmise présente deux minima, dont le premier coïncide ap-proximativement avec le pic de σ. Au même instant, l’entrefer observé en lumière polarisée apparaît comme un patchwork coloré (photos 4 et 5), attes-tant d’une distribution de la biréfringence ,et donc de la contrainte, fortement hétérogène pendant cet in-tervalle de temps.

A environ 14 s, une fine bande brillante apparaît au voisinage du cylindre mobile ; au même instant, dans le plan (v, ω), un spectre de diffusion en forme d’ailes de papillon (butterfly pattern), caractéristique de fluctuations de concentration, est observé.

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Pour 15 s < t < 34 s, la contrainte et la biréfringence tendent progressivement vers leur valeur plateau, la solution est redevenue transparente ; l’écoulement hétérogène en deux bandes s’établit progressive-ment, tandis que les figures de diffusion toujours intenses attestent de la présence de fortes fluctua-tions de concentration pendant cette phase terminale.

Les observations optiques, jointes aux résultats de la rhéologie, montrent la complexité des phénomènes mis en jeu dans l’émergence et la formation des écoulements hétérogènes (shear banding). L’"overshoot" de la contrainte de cisaillement sem-ble lié à la formation d’une phase nucléée dans tout l’espace disponible et qui accroît fortement la turbi-dité de l’échantillon. Cette brève phase tourmentée est suivie d’un processus plus lent, au cours duquel la phase nucléée se sépare spatialement pour former la bande induite fortement biréfringente.

8. Conclusion

Ces quelques exemples choisis arbitrairement dans le domaine de la rhéo-physique des solutions micel-laires montrent, à mon sens, de manière convain-cante l’intérêt qui réside dans l’association de mesu-res rhéo-optiques aux résultats qu’apporte la rhéolo-gie. Ceci apparaît particulièrement vrai pour la biré-fringence d’écoulement dont la contribution à l’étude et à l’interprétation du comportement dyna-mique de ces fluides a été et continue d’être de pre-mière importance.

Si la rhéologie et les courbes d’écoulement condui-sent aisément aux caractéristiques macroscopiques des fluides (type de fluide, viscosité apparente, pro-priétés viscoélastiques), les mesures de biréfringence peuvent, sous certaines conditions, apporter des informations sur la structure microscopique des par-ticules en solution.

Elle a permis d’une part de mettre en évidence l’émergence d’écoulements hétérogènes dans les fluides maxwelliens et, d’autre part, d’associer la transition de rhéo-épaississement à la formation sous cisaillement de structures optiquement anisotropes.

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