12
|<) (.1 KAKI) RUBENS ET LA FRANCE a Belgique célèbre cette année le quatrième centenaire de Tous les aspects d'un des plus grands artistes de tous les temps seront évoqués, étudiés, mis en valeur, mais ne risquera-t-on pas d'ignorer ou de sous-estimer l'ampleur, la richesse et la diversité des relations de l'artiste anversois avec la France ? D'aucuns parmi ses biographes ont parlé de la « francophobie » de Rubcns, et certains insistèrent assez lourdement sur son hostilité envers les Français. Il s'agit là d'une fâcheuse erreur d'optique attribuable aux jugements sévères, féroces même, que Rubens porta sur Richelieu. Ce dernier avait quelques motifs de redouter la reconstitution des dix-sept provinces qui, en regroupant la Belgique et la Hollande sous le sceptre des Habsbourg d'Espagne, aurait ressuscité au flanc de la France une menace qui jadis s'était incarnée dans des hommes de guerre tels que le Téméraire et Charles Quint. Richelieu n'ignorait rien de la politique antibourguignonne de Louis XI ni comment ce roi faillit succomber sous les coups de son cousin Charles le Témé- raire. Le cardinal n'avait pas oublié que les généraux de Charles Quint capturèrent François I er à Pavie. Et Rubens ? Diplomate au service de l'Espagne, il s'oppose farouchement à l'alliance des Pays-Bas du Nord avec Richelieu car elle saisit les provinces belges dans un étau. En outre, l'artiste anversois met tout en œuvre pour libérer de l'emprise hollandaise l'embouchure de l'Escaut, ce fleuve dont sa ville tirait sa richesse et qui est désormais sous le contrôle de garnisons ennemies. Aux causes politiques de l'aversion que nourrit Rubens envers le cardinal s'ajoutent des motifs psychologiques. Richelieu ne s'en- tend pas avec Marie de Médicis, l'une des plus généreuses clientes du peintre, qui lui en garde une réelle reconnaissance. Enfin, le cardinal n'a pas voulu qu'au palais du Luxembourg Rubens exécu- Rubcns.

RUBENS ET LA FRANCE

  • Upload
    others

  • View
    3

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: RUBENS ET LA FRANCE

|< ) (.1 K A K I )

RUBENS

ET LA FRANCE

a Belgique célèbre cette année le quatrième centenaire de

Tous les aspects d'un des plus grands artistes de tous les temps seront évoqués, étudiés, mis en valeur, mais ne risquera-t-on pas d'ignorer ou de sous-estimer l'ampleur, la richesse et la diversité des relations de l'artiste anversois avec la France ? D'aucuns parmi ses biographes ont parlé de la « francophobie » de Rubcns, et certains insistèrent assez lourdement sur son hostilité envers les Français. Il s'agit là d'une fâcheuse erreur d'optique attribuable aux jugements sévères, féroces même, que Rubens porta sur Richelieu. Ce dernier avait quelques motifs de redouter la reconstitution des dix-sept provinces qui, en regroupant la Belgique et la Hollande sous le sceptre des Habsbourg d'Espagne, aurait ressuscité au flanc de la France une menace qui jadis s'était incarnée dans des hommes de guerre tels que le Téméraire et Charles Quint. Richelieu n'ignorait rien de la politique antibourguignonne de Louis XI ni comment ce roi faillit succomber sous les coups de son cousin Charles le Témé­raire. Le cardinal n'avait pas oublié que les généraux de Charles Quint capturèrent François I e r à Pavie.

Et Rubens ? Diplomate au service de l'Espagne, il s'oppose farouchement à l'alliance des Pays-Bas du Nord avec Richelieu car elle saisit les provinces belges dans un étau. En outre, l'artiste anversois met tout en œuvre pour libérer de l'emprise hollandaise l'embouchure de l'Escaut, ce fleuve dont sa ville tirait sa richesse et qui est désormais sous le contrôle de garnisons ennemies.

Aux causes politiques de l'aversion que nourrit Rubens envers le cardinal s'ajoutent des motifs psychologiques. Richelieu ne s'en­tend pas avec Marie de Médicis, l'une des plus généreuses clientes du peintre, qui lui en garde une réelle reconnaissance. Enfin, le cardinal n'a pas voulu qu'au palais du Luxembourg Rubens exécu-

Rubcns.

Page 2: RUBENS ET LA FRANCE

102 RUBENS ET LA FRANCE

tât les toiles qui lui avait été commandées et où il devait illustrer la vie de Henri IV. Donc, entre le prélat et l'artiste, la rogne et la grogne ne feront que croître.

D'un naturel méfiant, Richelieu ne tient nullement à voir trop souvent à la cour de France Rubens, qui a tendance à profiter de ses tâches d'artiste pour se livrer non sans habileté à un travail d'agent diplomatique tout dévoué aux intérêts madrilènes.

Aussi le duel entre ces deux fortes personnalités prendra-t-il une ampleur et une violence dont deux vastes fleuves européens

Autoportrait

Page 3: RUBENS ET LA FRANCE

RUBENS ET LA FRANCE 103

seront en définitive l'enjeu. Richelieu veut étendre jusqu'au Rhin les frontières françaises. Rubens manœuvre et intrigue pour libérer l'Escaut du blocus hollandais.

De ces deux politiques si opposées, on en déduisit que l'artiste anversois détestait la France et les Français.

Or il n'en était rien. Rubens établissait une très nette distinc­tion entre ses amitiés parisiennes et aixoises, notamment, et son animosité envers Richelieu.

Un fait parmi d'autres : le peintre se disait combien marri de voir des plagiaires peu scrupuleux reproduire sans vergogne ses gravures et les vendre en France, sans lui verser la moindre des redevances.

Prévenu de ces faits, Louis XIII octroya à Rubens, qui lui mani­festa toute sa reconnaissance, un privilège mettant ses œuvres à l'abri de copistes sans scrupules.

M ais déjà nous anticipons, car une question se pose bel et bien : quand et dans quelles circonstances les premiers

contacts de l'artiste avec la France se nouèrent-ils ? Et quelle image lui offrit-elle de son génie gaulois, sinon celle du Vert Galant dont Rubens entendit parler d'abondance en Italie, lors du mariage par procuration de ce terrible et jovial Henri IV avec Marie de Medi­éis ? Elle était la belle-sœur du duc Vincent de Gonzague régnant sur Mantoue. Rubens tout jeune travaillait à cette époque pour cet aristocrate aux goûts capricieux et parfois libertins. N'a-t-il pas engagé le peintre flamand pour qu'il lui compose une galerie de portraits de jolies femmes souffrant de préférence d'une évidente pénurie vestimentaire ?

Ayant entendu parler, lors de son mariage, des mérites de Rubens par la cour de Mantoue, Marie de Médicis ne les oubliera pas.

En 1622-1623, l'artiste séjournera à Paris pour décorer la Galerie de Médicis du Luxembourg d'épisodes relatant la vie de la souveraine.

L'initiative de cette somptueuse commande est due à l'envoyé de l'infante Isabelle, fille de Philippe et gouvernante de la Belgique, auprès la cour de France : le baron de Vicq.

Il met Rubens en rapport avec l'influent abbé de Saint-Ambroise, trésorier de la reine-mère, qui n'a guère de difficulté à obtenir son assentiment.

Page 4: RUBENS ET LA FRANCE

104 RUBENS ET LA F R A N C E

Le 26 janvier 1622, Rubens signe son contrat. Il lui octroie 60 000 livres dont 6 000 seront versées une fois l'œuvre terminée et à la condition que Marie de Médicis s'en déclare satisfaite.

Agée de cinquante ans, la reine apparaît bien massive, et il faudra des trésors d'habileté pour draper d'une élégante majesté sa plantureuse personne.

Le caractère de Marie de Médicis présente plus d'aspérités que ses rondeurs. Ses colères sont fameuses, ses ressentiments corrosifs.

Enfin, qui oserait prétendre que sa vie conjugale avec le Vert Galant fut une idylle en rose et bleu ? Sans parler des différends de la pétulante Italienne avec son fils Louis XIII.

Voilà donc Rubens engagé dans un joli guêpier. La négociation de son contrat oblige l'artiste à résider à Paris, près du Louvre, sur le quai de la Seine, non loin du Pont-Neuf.

Rubens est-il un parangon de toutes les vertus durant son séjour parisien ? Il fréquente, en tout cas, la rue du Verbois, qui ne passait pas à cette époque pour des plus recommandables, et il noue connaissance avec trois splendides et sculpturales créatures : les dames Capalo et leur nièce Louisa dont il fera les sirènes ornant un des épisodes de la vie de Marie de Médicis.

Ne furent-elles que des modèles pour Pierre-Paul ? En attendant, une fois son contrat signé et après les audiences

où la reine-mère lui expliqua comment elle concevait sa propre glorification picturale, Rubens regagne Anvers et prépare les esquisses de la Galerie de Médicis.

Il décide de recourir à l'aide du peintre Théo Van Thulden, mais il entend bien garder la haute main sur l'exécution des toiles et sur leur finition.

Neuf d'entre elles sont prêtes en ce mai 1623 où Pierre-Paul les apporte à Paris. Il s'y installe pour veiller lui-même à la mise en place des tableaux dont i l désire aussi achever quelques détails.

On verra durant l'hiver 1624, le trésorier de Marie de Médicis, l'abbé de Saint-Ambroise, insister auprès de Rubens pour qu'il ne tarde plus à terminer les autres toiles de la Galerie.

Il s'agit que tout soit fini à l'occasion du mariage de Henriette-Marie de France avec Charles I e r d'Angleterre.

Au prix d'un travail écrasant, l'artiste achève son œuvre : vingt et un grands tableaux. S'ils ravissent la reine-mère, s'ils enchantent l'abbé de Saint-Ambroise, ils n'enthousiasment guère Louis XIII dont le caractère logique et froid ne s'harmonise pas avec l'exubérance allégorique et baroque des compositions rubé-

Page 5: RUBENS ET LA FRANCE

RUBENS ET LA FRANCE 1 0 5

niennes. La réticence du roi est-elle attribuable à Richelieu ? Et, si ce dernier n'aime pas Rubens, serait-ce parce que, bien renseigné, il apprend, répétons-le, que le peintre ne se contente pas de manier ses pinceaux et qu'il se livre à des tâches incombant plutôt à un diplo­mate, voire à un espion mondain, certes, élégant et charmeur, mais d'autant plus dangereux.

Richelieu, qui sait tout, ne dut pas ignorer qu'avant son départ pour Paris Pierre-Paul a été longuement reçu par l'infante Isabelle et qu'elle l'a chargé d'organiser de discrets contacts politiques à la cour de France.

L a fameuse Galerie de Médicis, aujourd'hui au Louvre, suscita des discussions parfois vives entre adversaires et admirateurs

de l'artiste. On lui a reproché l'allure trop exclusivement décorative de ces

tableaux où il représente Marie de Médicis en Minerve et en Bellone.

Mais à cette époque le poète Malherbe célèbre la reine-mère en ces termes :

« Sans fard et sans flatterie C'est Pallas que cette Marie

Par qui nous sommes gouvernés. »

Pallas, Minerve ou Bellône, il faut bien admettre que la vie quotidienne de Marie de Médicis ne se prête guère à l'inspiration d'un peintre. A-t-elle accompli de vastes desseins ? A-t-elle manifes­té du génie politique ? La réponse est souvent négative. Dès lors, et mettons-nous à la place de Rubens, que faire sinon recourir à la mythologie, aux allégories, aux angelots comme aux sirènes.

Et on voit Jupiter accueillir Marie de Médicis tandis que Minerve, Mars et Apollon repoussent, avec vaillance, la Perfidie, l'Envie et la Discorde qui rôdent autour de la souveraine.

C'est de l'opéra et du plus baroque comme dans cette Naissan­ce de Louis XIII où la Fécondité tend à Marie de Médicis un nid de cinq enfants.

Le meilleur tableau, j'allais écrire la scène la mieux venue de ce spectacle pictural, demeure le Débarquement de Marie de Médi­cis en France : ces voiles gonflées par le vent, ces tritons qui souf­flent dans leurs conques, ce décor de costumes rutilants, de tapis magnifiques, cet air de fête partout répandu, quelle merveille !

Page 6: RUBENS ET LA FRANCE

106 RUBENS ET LA F R A N C E

Une question : Rubens prend-il au sérieux le déploiement si chatoyant de tout son personnel mythologique mis au service de Marie de Médicis ? N'en croyons rien, car on voit sur un des tableaux, la Félicité de la régence de Marie de Médicis, un esclave qui tire la langue, non sans insolence. Espièglerie ? Cl in d'oeil au public ? Pourquoi pas ?

Certes, après de nombreuses tergiversations officielles et inspi­rées par Richelieu, Pierre-Paul commença six vastes tableaux de l'histoire de Henri IV, mais i l ne les acheva pas. Deux de ces toiles ont disparu, les plus belles sont conservées aux Offices, à Florence : la Bataille d'Ivry et l'Entrée triomphale de Henri IV à Paris. Avec ses 3,79 mètres sur 6,92 mètres, la Bataille d'Ivry apparaît telle une des plus fougueuses et des plus gigantesques esquisses de Rubens traitée dans des bruns et des gris d'une richesse rare.

" p \ armi les amitiés parisiennes de Rubens, on rangera Pierre et JL Jacques Dupuy. Le premier est à la fois le conseiller juridique et le bibliothécaire de Louis XIII, charge qu'il partage avec Jacques, son frère. L'un et l'autre très liés avec l'humaniste d'Aix, le grand Pereisc, sont aussi en relations épistolaires avec Rubens et à quel rythme : du 24 avril 1626 au 10 août 1628, soixante-huit lettres qui seront suivies jusqu'en 1631 de tant d'autres, où libre­ment Pierre-Paul aborde avec ses amis parisiens tous les problèmes d'actualité. Si le peintre avait été le « francophobe » que décrit Paul Colin aurait-il manifesté dans ses lettres tant de confiance à un des plus proches collaborateurs de Louis XIII ?

On a grand tort de ne pas consulter attentivement la corres­pondance de Rubens avec les frères Dupuy.

En fait de « francophobie » rubénienne, on y lirait ceci : « Je ne comprends pas comment les Anglais osent accumuler les actes de piraterie et les infamies à l'égard de la France. » Et cela : « Comme nous n'avons ici aucune relation officielle avec la Hollande, nous n'avons rien su de la disgrâce de l'ambassadeur de France. Sa femme, en passant par Anvers, m'a fait l'honneur de me rendre visite. »

Et cet autre passage d'une lettre à Pierre Dupuy : « La déci­sion prise par les notables de France de lever et de maintenir sous les armes une forte armée me semble inspirée par le juste souci de la sécurité et de la dignité du royaume. »

Le 25 novembre 1627, Rubens écrit à Pierre Dupuy : « Déjà, dans ma dernière lettre, je me suis réjoui de la victoire remportée

Page 7: RUBENS ET LA FRANCE

RUBENS ET LA FRANCE 107

Rubens — Couronnement de la reine —. Détail

par le Roi Très Chrétien (1) sur les Anglais qu'il a chassés tout à fait de l'île de Ré, avec de grosses pertes et à leur honte. »

Mieux encore ; Rubens, qu'une certaine littérature présenta comme intégralement inféodé à l'Espagne, n'hésitait pas à écrire à

(1) Le roi de France.

Page 8: RUBENS ET LA FRANCE

108 RUBENS ET LA F R A N C E

Pierre Dupuy, le 28 octobre 1627 : « Les troupes françaises arrive­ront très probablement à se débarrasser des Anglais sans attendre notre secours, elles le doivent à leur réputation et elles éviteront de la sorte de contracter une dette d'éternelle gratitude. Je suppose que la France se souvient encore du prix que l'Espagne lui a fait payer, au temps de la Ligue, ses secours et son appui. »

En voilà assez pour la prétendue francophobie de Rubens.

N 'est-ce point en France qu'il trouvera son meilleur ami, Fabri dePereisc, né à Beaugensier en 1580, conseiller au Parlement

d'Aix, grand voyageur devant l'Eternel, juriste de qualité et huma­niste qui, par son insatiable curiosité, préfigure déjà les encyclopé­distes du x v m e siècle ?

Pereisc est extraordinaire. Ne le voit-on pas donner à l'érudit Saumaise de rarissimes manuscrits coptes et arabes, offrir au savant Sickard un exemplaire unique de tables astronomiques rédi­gées, au x m e siècle, en hébreu. Il documenta d'abondance le grand juriste Grotius qui disait : « C'est à Pereisc que je dois d'avoir pu composer mon traité du droit de la guerre et de la paix. »

A la mort de Pereisc, en 1637, son héritière, qui était sa nièce, trouva plus de dix mille lettres qui avaient été adressées à son oncle par des intellectuels et des artistes hollandais, anglais, italiens, belges, allemands. Et que fit la nièce de notre humaniste ? Elle se servit de cette correspondance pour allumer son feu et pour en faire... des papillotes.

Malgré la parfaite sottise de cette dinde, il nous reste deux volumes de lettres écrites à Pereisc et six tomes de courrier signé par lui.

Son œuvre est énorme : quatre-vingt-six volumes de manus­crits divers qui sont conservés à la bibliothèque de Carpentras.

La variété même des essais édités de son vivant par cet original prouve que sa curiosité intellectuelle s'orientait dans toutes les directions.

N'a-t-il pas publié un Traité des oeuvres bizarres de la nature, une Histoire de la Gaule narbonnaise et un important ouvrage sur les langues orientales ?

Pereisc avait visité Louvain, Anvers et Leyde, mais c'était avant cette année 1620 où l'humaniste Gevartius suscita les premiers contacts épistolaires entre le grand Provençal et Rubens.

Page 9: RUBENS ET LA FRANCE

RUBENS ET LA FRANCE 1 0 9

Après l'échange d'une longue correspondance ils se rencontre­ront à Paris en 1623, et ravis l'un de l'autre continueront à s'écrire jusqu'au décès de Pereisc en 1637.

La qualité et l'efficacité de l'affection que ces deux hommes se manifestent dans ces épîtres est assez étonnante. Elle est tissée d'at­tentions délicates et variées. C'est Peiresc qui obtiendra de Louis XIII le privilège royal protégeant l'artiste anversois contre les contrefacteurs de ses gravures en France. Et c'est toujours Pereisc qui interviendra lorsque ce privilège que ne respectaient pas certains personnages suscitera un long procès où sont en jeu les intérêts de Rubens.

Celui-ci appelle toujours Votre Seigneurerie (V.S.) son ami aixois. Ces humanistes du xvu e siècle sont curieux de tout, aussi ne nous étonnons pas de trouver dans une lettre de Rubens à Pereisc cet étrange paragraphe : « J'ai pris soin d'envoyer à V.S. le plan du Mouvement Perpétuel. Il est très précis et vise à lui communiquer loyalement le secret de cette machine. D'ailleurs, quand V.S. sera rentrée en Provence et aura tenté l'expérience, je m'engage, au cas où celle-ci ne réussirait pas, à résoudre toutes les difficultés. D'autre part, il n'est pas impossible (sans que je puisse l'affirmer avec certi­tude) que je puisse décider mon collaborateur à construire un instrument complet dans sa caisse. »

Il n'y a pas amitié véritable sans qu'il soit question d'êtres chers ; en l'occurrence le frère de Pereisc, M . Valavez, dont Pierre-Paul Rubens dans une lettre à Pereisc datée du 13 mai 1625 raconte la mésaventure suivante :

On célébrait alors à Paris le mariage par procuration de la jolie Henriette Marie, sœur de Louis XIII, avec Charles I e r d'Angleterre.

Le cardinal de La Rochefoucauld officiait, et Rubens, en compa­gnie de M . Valavez, assistait à la cérémonie dans une tribune bondée : « Tout d'un coup, le plancher de bois céda sous le poids énorme de cette foule, et je vis le frère de V.S., à ma grande terreur et à mon vif chagrin, tomber avec tous les autres. Il se trouvait à côté de moi, mais je me tenais, moi, à l'extrémité de la tribune voisi­ne, et j'y restai sain et sauf. J'eus exactement le temps de retirer ma jambe de la tribune qui s'effondrait sur celle qui restait debout. Mais impossible, sans sauter dans le vide, de quitter celle-ci. Impos­sible, par conséquent, de voir le frère de V.S., ni d'avoir de ses nouvelles, de savoir s'il était blessé ou non. J'ai dû rester — dans quelle angoisse ! — jusqu'à la fin de la cérémonie. M'étant enfui, ensuite, dès que je le pus, je trouvai M. de Valavez chez lui, blessé

Page 10: RUBENS ET LA FRANCE

RUBhNS FT LA FRANCK

au front. J'en fus d'autant plus irrité que de tous ceux qui sont tombés, soit une bonne trentaine, environ, aucun n'est blessé ni même sérieusement commotionné. L'os du crâne n'est pas brisé, la chair seule est atteinte, et s'il n'y avait pas de déchirure autour de la plaie, je crois qu'en peu de jours celle-ci serait cicatrisée ; du moins, comme les déchirures touchent à la plaie, pourra-t-on sans danger expulser les humeurs par la même ouverture. Grâce à Dieu, je l'ai trouvé sans fièvre, ayant eu recours aussitôt aux bons remè­des pour prévenir les complications : saignée et clystères. C'est pourquoi j'espère que dans quelques jours il sera de nouveau en bonne santé. »

Nous possédons ainsi, grâce à la correspondance de Pereisc et de Rubens, une connaissance parfaite de la vie de l'esprit au xvn e

siècle. L'artiste anversois raconte, par exemple, à l'humaniste d'Aix tout ce qu'il a découvert d'intéressant en Angleterre : les collections de tableaux du roi et du duc de Buckingham, les statues antiques du comte d'Arundel, celui dont la femme éprouve quelque penchant pour le bel Antoine Van Dyck.

Rubens apprécie aussi à Londres les travaux de John Selden qui s'intéresse comme lui aux inscriptions grecques et romaines.

Et Cornclis Drebbel, ce Hollandais vivant en Grande-Bretagne et qui a inventé un thermomètre, un microscope et dessiné les plans d'un sous-marin ? Mais Rubens, peu enthousiasmé par ce touche-à-tout, avoue à Pereisc : «J'ai à peine aperçu le fameux philosophe Drebbel, et je lui ai dit quelques mots dans la rue. Il vit quelque part à la campagne, assez loin de Londres. Je crois que son génie est comme ces choses dont parle Machiavel, et qui semblent beaucoup plus grandes vues de loin ou dans la réputation qu'on leur fait que de près. »

Les lettres de Rubens à Pereisc fourmillent de précisions comme celle-ci : « Pour moi, je n'ai jamais négligé, au courant de mes voyages, d'observer et d'étudier les antiquités des collections publiques et privées, et d'acheter des objets curieux à deniers comp­tants. »

Si Pereisc et Rubens s'échangent souvent des caissettes contenant des moulages ou des empreintes de médailles et de monnaies antiques, s'ils se soumettent des croquis et des dessins de sites anciens, ils en parlent avec une rare franchise.

Ainsi dans la lettre que, le 16 mars 1636, l'artiste envoie d'An­vers à l'humaniste d'Aix lit-on avec plaisir ces réflexions ironiques

Page 11: RUBENS ET LA FRANCE

RUBENS ET LA F R A N C E 111

de Rubens : « J'ai examiné avec plaisir la gravure du Paysage antique qui n'est, à mon sens, qu'une fantaisie pittoresque. Il ne représente aucun endroit précis qui soit « in rerum natura » : les arcades superposées ne sont ni naturelles ni construites, et elles ne pourraient pas se tenir debout ; les petits temples dispersés à la cime des montagnes ne disposent pas de la place indispensable à des monuments, ni des chemins qui permettraient aux prêtres et aux fidèles de monter ou de descendre ; le réservoir rond est inutilisable, car les eaux qui descendent des montagnes n'y resteraient pas et s'échapperaient par toutes les très larges ouvertures qui s'y ouvrent, et qui laisseraient facilement fuir plus d'eau que le réservoir n'en pourrait jamais accueillir. Le paysage est l'œuvre d'un homme habile, mais qui ne s'entend pas très bien aux problèmes de l'opti­que, parce que les lignes des édifices ne se coupent pas à la hauteur de l'horizon, et, pour le dire sans phrases, parce que toute la pers­pective est manquée. On trouve parfois des erreurs de ce genre dans les bâtiments qu'on voit au revers des médailles — même si elles sont parfaites dans leurs autres détails — et surtout dans certains hippodromes, dont la perspective est absente. On les trouve aussi dans les bas-reliefs, qui sont pourtant taillés de main de maître, mais il faut reconnaître qu'une telle ignorance est plus excusable en sculpture qu'en peinture. »

Que prouve ce cours de perspective, sinon la vaste culture de Pierre-Paul Rubens ?

A l'occasion notre artiste ne dédaigne pas d'éblouir son ami Pereisc en faisant un peu l'important. Il lui parle de l'exil à Bruxel­les de Marie de Médicis et de ce farfelu qu'est le duc d'Orléans : « Les tractations secrètes concernant la fuite de la reine-mère et Au duc d'Orléans — tractations qui ont abouti à l'autorisation de trou­ver un asile ici — m'ont été confiées (à moi seul), si bien que je pour­rais fournir à un historien des renseignements précis et véridiques, bien différents de ceux auxquels on attache foi généralement. Ainsi je me suis trouvé dans un vrai labyrinthe, en proie à l'obsession perpétuelle de tout un cortège de soucis, éloigné de chez moi pendant neuf mois consécutifs, et toujours de service à la Cour. Je possédais, il est vrai, toute la confiance de la sérénissime infante (que Dieu Tait dans sa gloire !) et des premiers ministres du roi, et j'avais su conquérir aussi les bonnes grâces de mes partenaires étrangers. C'est alors que je me suis résolu à m'arracher à cette situation, à briser le nœud d'or de l'ambition, et à reprendre ma liberté, trouvant qu'il faut savoir de la sorte se retirer à la montée

Page 12: RUBENS ET LA FRANCE

112 RUBENS ET L A F R A N C E

et non à la descente, abandonner la fortune quand elle est encore bonne, sans attendre qu'elle se détourne. »

Et Pierre-Paul d'expliquer à Pereisc que pour décrocher de la diplomatie il dut supplier l'infante Isabelle : « Cette grâce-là, je ne l'ai obtenue que très difficilement, beaucoup plus difficilement que n'importe quelle autre que Son Altesse m'eût jamais concédée. »

Sous-entendu : vous imaginez combien on tient à moi, Pierre-Paul Rubens.

algré ses menus travers, mais à cause de ses brillantes quali-JLV-L tés, l'artiste anversois avait souvent accordé ses longueurs d'ondes personnelles à celles de toute une élite française. Amputer sa vie de ce qu'elles lui apportèrent serait n'en livrer qu'une version fragmentaire. A ses amis de Paris ou d'Aix, Rubens offrait l'impré­vu d'un esprit toujours à la recherche d'idées originales, de raretés susceptibles de passionner des collectionneurs, mais i l ouvrait aussi à ses interlocuteurs français des perspectives intéressantes sur l'uni­vers des lettrés et des artistes du Nord.

C'est ainsi qu'ensemble le grand Anversois et ses correspon­dants français tissaient déjà la trame de cette Europe que souhaite­ront vivante, forte et riche de tous ses contrastes, un Robert Schu­man et un Jean Monnet.

JO GÉRARD