Ruyer Connaissance comme fait physique

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    La connaissance comme fait physique1

    Bah!rpondit Lebrun,cesontdesphysiciens ilssont tournes verslanature deschoses,etn'en pensentpas plus long; leur mtiern'estpasderflchir'

    PHILOSOPHIE ET PHYSIQUE.

    Tout le monde sait, aujourd'hui, que la physique a absorb, pen-dant ces dernires' annes, la mcanique, et mme, en un certain

    sens, les mathmatiques. Ce que l'on sait moins, et ce qui, pour-tant, est aussi vrai, c'est que la physique a annex aussi la philo-sophie, la thorie de la connaissance. Nous ne voulons pas dire

    que les philosophes n'ont dsormais plus de raison d'tre la

    philosophie reste lgitime comme la mcanique nous voulonsdire que la philosophie et la mcanique ont perdu le droit de

    prsance logique, d' enveloppement de la physique. C'est la

    physique qui doit aller de l'avant, fournir les principes; le philo-sophe doit attendre le physicien, sous peine de faire de la philo-sophie pure, c'est--dire vide, car il n'y a pas encore d'algorithmesphilosophiques dont le maniement pourrait donner lieu unescience pure indpendante de la correspondance physique et ana-

    logue aux mathmatiques pures. Il y a, ds maintenant, dans la

    physique, une thorie de la connaissance qui a justement pourcaractre principal de ne pas mme faire mention de la connais-sance-texture. et de traiter exclusivement au contraire le problmede la correspondance, non pas entre le sujet et l'objet termesd'un vocabulaire substantialiste prim mais entre systmephysique observateur et systme physique observ.

    Que nous ayons le droit d'employer cette expression systme

    physique observateur , c'est ce que la science moderne prouvesurabondamment.

    1. Voir premier article Revue philosophique, mai-juin t9~, p. 369.2. Alain, B~re~ens au bord de la mer, p. 61.

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    ~8 REVUE PHILOSOPHIQUE

    I . Le premier exemple que nous pouvons citer, et que nous ne

    dvelopperons pas parce qu'il est bien connu, c'est celui de ladfinition physique de la simultanit. Un philo$ophe, devant satable de travail, en combinant mentalement des images et des

    concepts, se reprsente toute l'Immensit de l'univers un instantdonn. Il a peut-tre un moment d'orgueil en songeant la gran-deur de la pense humaine, et en se considrant comme le supportdu sujet mtaphysique, du reprsentatif o indissolublement liau reprsent, l'univers considr comme objet. Mais le physi-cien arrive ensuite, il ne sait pas ce que c'est que le sujetetl'objet,il ne pense mme pas au criticisme kantien, mais il se transporte,avec ses instruments de mesure. en un point o il pourra constaterla concidence de deux rayons lumineux signalant les deux vne-ments entre lesquels il veut dfinir la simultanit, et comme ilsait, d'autre par t, que les rayons lumineux et tous les agents de

    signalisation ont une vitesse limite, la mme dans tous les systmesde rfrence, comme l'a prouv le rsultat ngatif des expriencessur le vent d'ther, il est mme de donner une dfinition physiquede la simultanit. Le physicien n'a pas pens , il n'a pasemploy son cerveau de la mme faon que le philosophe, il s'enest servi comme d'un instrument enregistreur attach tel systme

    de rfrence physique, et il s'est arrang pour dfinir la simulta-nit de telle sorte qu'il puisse toujours faire concider ses for-mules thoriques avec .une vriScation physique. Quant au pen-seur, au philosophe sa table de travail, il a peut-tre, dans uneextase mtaphysique, connu l'essence de l'univers dans toute sa

    profondeur, mais cela, nous ne le saurons jamais, lui-mme ne lesaura jamais. C'est Fternel conflit du mystique et du mdecin.Le mystique parle de rvlation et de connaissance, le mdecin,examinant le mystique, ne constate que des tats nerveux. Lesides du philosophe sur la simultanit ne sont qu'une aventureintrieure de son esprit, ou de ses cellules nerveuses; elles ne con-cernent pas l'univers rel, elles ne lui correspondent pas. C'est

    par un vritable abus de langage que le mme mot (, connais-

    sance peut s'appliquer aux deux cas; par un abus plus grandencore que l'on peut tablir un parallle quelconque entre la rela-tion connaissant-connu, au sens de la philosophie idaliste, et ausens physique. II n'y a pas de rapport entre le relativisme philoso-

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    R. RUYER. LA CONNAISSANCE COMME FAIT PHYSIQUE 79*

    phique et la relativit physique. Le sujet, au sens idaliste, n&.peut chapper sa propre ncessit interne l'tre est sa repr-sentation. L'observateur, au sens physique, ne peut chapper,pour prendre ses mesures, au systme de rfrence auquel il estli. Nous ne voyons l qu'une communaut de mtaphore, riend'autre. Il serait plaisant et absurde de concevoir le reprsenta-tif d'Hamelin entran dans le mouvement de la terre sur elle-mme ou autour du soleil, et li l'interfromtre de Sagnac oude Michelson.

    II. ~\otre deuxime exemple, encore plus dcisif, nous le tire-

    rons du principe d'indtermination, par l'examen duquel nous nousacheminerons une thorie gnrale de la connaissance. Le mme

    philosophe qui pensait tout l'heure l'univers vu par une coupeinstantane dans le temps, se reprsente maintenant un lectronen mouvement. S'il est bergsonien, il mdite peut-tre sur les

    paradoxes des Elates, sur la continuit indivisible du mouvement,qui rpond au flux indivis de notre propre dure. Et le mme

    physicien arrive encore, il se proccupe tout de suite d'observertes valeurs numriques correspondant la position et la vitessede l'lectron. H s'aperoit alors qu'tant donnes les proprits dela lumire (eu'et Compton, etc.) l'aide de laquelle il pourraitobserver, et mme en imaginant un microscope et un clairageappropris, il ne peut dterminer les coordonnes de

    positionavec une prcision croissante qu'en augmentant l'incertitude avec

    laquelle il dtermine les quantits de mouvement. Il y a uneindtermination irrductible et dont la valeur a une l imite cons-tante. prcisment g'ate au quantum d'action. La chane de lacausalit est donc rompue. D'aprs le principe de dterminisme,un tat B du monde se rattache ncessairement un tat A. Aprsla physique des quanta, comme l'tat initial, comme l'tat A n'est

    pas dtermin une certaine valeur prs, il n'est pas question deconsidrer comme dtermin l'tat ultrieur. La situation est tout fait la mme que tout l'heure. Ce qui se passe dans le cerveaudu philosophe n'est pas une connaissance, c'est un vnementcrbral. Le philosophe croit faire de la mtaphysique, tre au-del

    de la physique, alors qu'il est ct. A regarder les choses de trsloin, un idaliste pourrait triompher devant le principe d'Indtermi-nation. Le dficit de connaissance n'entrane-t-it pas un dficit de-

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    80 REVUE PHILOSOPHIQUE

    ralit? Triomphe tout apparent de mme que le relativisme

    philosophique n'a aucun rapport avec la relativit physique, le

    dficit de connaissance de la thorie des quanta, n'a aucun rapportavec le dficit de perception d'un tre spirituel, du spirit de

    l'vque anglais. L'effet Compton ne saurait passer pour une

    proprit de l'esprit, et quand les physiciens parlent d'une vision,

    ils ne pensent qu' l'action photo-lectrique sur les atomes de

    notre rtine. Comme nous le verrons mieux tout l'heure, le

    dficit de connaissance que signale au fond le principe d'indtermi-

    nation signifie un manque d'ajustement entre deux systmes

    physiques. Toute intervention du vocabulaire philosophique ris-querait ici d'obscurcir la question.

    Mais le philosophe que nous maltraitons, nous l'avons suppos

    bergsonien. Lui aussi/comme l'idaliste, aurait quelque raison de

    triompher la physique oblige de renoncer au dterminisme,

    n'est-ce pas une revanche? Ce serait faire un bien trange com-

    mentaire de la thorie de la relativit, que de la prsenter ainsi

    Einstein a montr que le temps n'existe pas. La relativit res-

    treinte a conduit substituer au temps idal, abstrait, forg parles cervelles humaines comme un concept, un temps physique,utilisable dans une reconstruction scientifique du monde, o l'on

    peut vraiment loger des vnements rels. Nous ferions la mme

    faute grossire, en traduisant leprincipe d'indtermination par cette

    phrase c Le dterminisme n'existe pas. Ce qui doit nous inciter, la mfiance, c'est que le dterminisme, comme le temps, comme

    l'espace, est d'abord une ide abstraite, une ide philosophique.Il y a donc de fortes chances pour que les physiciens aient

    d

    adapter l'ide abstraite aux ncessits du travail technique.Le

    principe d'indtermination est.prcisment le rsultat d'une telle

    adaptation. Pour le montrer, nous pouvons recourir Bergson

    lui-mme, car, lui aussi, et cette fois, une fois n'est pas coutume,

    la philosophie allait de l'avant et prcdait la sciencelui aussi

    a critiqu la notion tout idale du dterminisme. Dans l'Essaisur

    les donnes immdiates de la conscience, il y a deux thses trs

    difTrentes, dont, notre avis, la premire est vraie, la seconde

    fausse. Bergsona

    prcieusementraison

    quandil

    critiqueun

    dterminisme vide, vide des ralits en dehors desquelles il n'a

    aucun sens, et qui a la prtention de dessiner en creux le moule

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    R. RUYER. LA CO~'AtSSAXCE COMME FAIT PHYSIQUE 81

    TOME cxfv.1932 (N~7 et 8). 6

    tout prpar dans lequel les ralits viendront se couler. Une

    pareille conception n'a pas plus d'Intrt scientifique que la notion

    scolastiquo de possible. Chaque ralit n'arrive physiquementqu'une seule fois; c'est de la logomachie, une fois qu'elle estarrive, aussi bien de la dcrter dtermine, (c'est--dire con-forme une sorte d'preuve en ngatif de sa ralit positive, une sorte d'ombre avec laquelle elle conciderait), que de ladclarer possible. L'inutilit'du mot apparat crment dans cedernier cas, parce qu'il y a plus, alors, dans l'vnement rel quedans l'ide par laquelle on a la prtention de lui ajouter au con-

    traire quelque chose, tandis que, dans le premier cas, il y a justeautant dans le mot que dans la chose. Cela nous empche de nous

    apercevoir que l'on n'ajoute rien de plus au fait rel en le procla-mant dtermin qu'en le proclamant possible. Pourtant, si l'on necroit pas la vertu du baptme, peu importe que l'on fasse coulerpeu ou beaucoup d'eau sur la tte de 'l'enfant; Bergson a raisonaussi quand il soutient que l'astronome mais il serait peut-treplus exact de dire le mathmaticien qui s'occupe d'astronomie M

    ne fait pas de vritable prdiction en annonant une clipse,mais u-ne simple analyse d'un donn. Seulement un problme resteouvert. Nous cessons de croire un dterminisme idal qui rgi-rait du dehors les ralits, mais il nous faut regarder cette ralitdirectement, et chercher si elle ne possderait pas une propritqui donnerait un sens et un contenu au dterminisme. La compa-raison avec l'ide de possible est encore instructive. Disserter surle possible en gnral, c'est du verbalisme, mais calculer les pro-babilits, c'est faire de la science positive. Il est trs frappant de

    remarquer qu'au mme moment o la physique nonce le principed'Indtermination, elle est amene par l mme employer lanotion de probabilit. Nous ne voulons pas parler de la mcaniquestatistique de GIbbs et Boltzmann, mais, plus prcisment, de

    l'emploi d'un coefficient de probabilit pour dsigner la texturemme de la ralit, dans la mcanique ondulatoire de Schrodinger.Ainsi il nous semble que la critique de Bergson ne s'applique qu'un dterminisme tout philosophique et idal. Elle peut tre rap-

    prochede

    la critique que faisait Auguste Comte de la notion deprobabilit, critique juste, en un sens, tant qu'elle dnonceun emploi tout scolastique de la notion, mais qui ne portait

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    "Il- m_ 1sens, Bergson de nouveau a raison, mais seulement aprs que letemps a t li l'espace. Cetfe union, elle, correspond quelquechose de positif, d'exprimentalement vrifiable. Elle est l'oeuvred'un mathmaticien, MinkowskI, mais d'un mathmaticien quitravaiHait pour une commande a de la physique.

    On aperoit mieux maintenant la porte du principe d'indter-mmation c'est une thorie de la ralit. De mme la thorie dela relativit a modifi l'nonc du principe d'Inertie, la thoriedes quanta implique un remaniement de nos ides sur la conti-

    nuit du temps aussi bien que de l'espace, puisque lequantum est un atome d'action, ce qui implique une rupturedans la chane de la causalit. Effectivement, le principe d'ind-termination ne fait qu'un avec la thorie des quanta. La physique,surtout la physique des champs, jusqu'aujourd'hui avait consi-dr les phnomnes d'assez loin pour admettre des structurescontinues d'o le principe de dternnnisme. En y regardant deplus prs, on s'aperoit que la ligne du dterminisme, qui, celava sans dire, continue correspondre macroscopiquement audroulement des phnomnes rels, est faite de grains, de noyauxirrductibles d'indtermination. Cette volution de la physique n'aabsolument rien voir avec un retour la thorie du libre arbitre.EHe ne constitue en rien une confirmation de la

    deuxime thse deBergson. Que le dterminisme abstrait soit du pur verbalisme, celan'empche pas la croyance et la libert d'tre un jeu de notre ima-gination. Le passage du dterminisme absolu au dterminisme avecune frange de probabilit n'a aucun rapport avec le problme de lalibert. II est extraordinaire qu'Eddington 1ait pu croire que l'ind-termination physique rejoignait notre intuition ou notre impressionpsychologique de la libert Dans le cas de l'atome. nous pen-sons qu'I[ y a un arrire-fond qui a la plus parfaite continuit avecl'arrire-fond du cerveau quoique nous ne soyons pas davan-tage fonds appeler volition l'arrire-fond de la manire spon-tane d'agir de l'atome que d'appeler raison l'arrire-fond de samanire d'agir causale Cette trange hypothse ne lui sert

    rien, car il recule finalement devant l'ide d'un atome cl du cer-veau. dont l'indtermination quantique commanderait une volition,t. Ainsi que d'autres physiciens, notamment Dirac.

    Hddmgton..La nature du monde pAy~uc. p. :!()'.).

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    REVUE PHtLOSOPtHQL'E

    ou lui correspondrait, et il est oblig d accepterune acuon

    d'ensemble de l'esprit sur les atomes du cerveau. Mais alors,

    pourquoi passer par le dtour du principe d'Indtermination?

    L'examen de ce chapitre de la physique est d'un intrt Inpui-

    sable pour la philosophie. On ne saurait trouverde meilleur

    exemple pour montrer que mme lorsque la physiquesemble

    suivre le mme chemin que la philosophie, elle ne parle pasle

    mme langage. La question du dterminisme ne nousintresse

    pas ici par elle-mme, mais elle nous fournit uneoccasion de pr-

    ciser la thorie de la connaissance que nous voudrions tirer de lascience. Pour la philosophie, reprsente par Bergson, l'homme,

    aprs avoir bris le systme du dterminisme scientifiqueconsi-

    dr comme artificiel, retrouve la ralit vritable qui est l'toile

    mentale, et par l mme, une connaissance d'ordre plus profond,

    l'intuition psychologique, connaissance qui rpondbien ce que

    nous avons appel la connaissance texture. Pour la physique,une

    fois la chane du dterminisme brise, une fois rompue la chaine

    de causalit qui permettit la connaissance correspondancedans

    l'espace et le temps, il n'y a plus de connaissancedu tout, ou tout

    au moins, le rsidu de*connalssance possible doit tre en quetque

    sorte dilu dans une quantit irrductible d'indtermination,d'o

    ..( l'onde de probabilit H de la mcanique nouvelle,et L'incertitude

    sur la position et la vitesse de l'lectron. Du moment que le physi-cien n'a jamais envisag la connaissance

    comme un effort du

    sujet vers l'objet, mais comme un problmede correspondance.

    il ne peut videmment se rabattre sur le sujet quandla cor-

    respondance fait dfaut. Cette situationde la physique ne peut

    tre comprise que par une refonte complte des conceptions phi-

    losophiques admises aujourd'hui.

    LA FRONTIRE DE LA MTAPHYSIQUE.

    En face du problme pos par les quanta etle principe d'ind-

    termination,on

    peut penser trois solutions

    i" M s'agirait d'une simple impossibilit, toute matrielle.

    d'observation. Nous ne pourrions dpasser lalimite prcise d'un

    quantum, de mme qu'un microscopene peut dpasser un certain

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    considrer un autre point de vue? Pratiquement, cela revient aumme de parler d'un dficit de ralit tout court, ou d'un dficitde ralit, avec laquelle une correspondance spatio-temporellepeut tre tablie, mais la premire formule est inutilement dogma-tique. Notre ide est que la notion d'une ralit connaissable, ouinconnaissable, est une notion anthropomorphique. On peut se

    risquer dire qu'au-del du quantum d'indtermination, il y aun a-connaissable, un X pour lequel la connaissance n'a plus de

    sens, un X qui n'est pas de la nature de l'espace et du temps. Par

    dfinition, nous ne pouvons pas parler de cet X, pr-spatial nos

    mots, son propos, ne sont qu'une vaine mission de sons, nous

    ne pouvons que le cerner en ngatif, en dlimitant la sphre oula connaissance a un sens. II faut prsenter l'univers de cettefaon deux tages de ralits, l'tage physique et l'tage mental,

    qui se correspondent, le tout reposant sur un X avec lequel toute

    correspondance interne est impossible. Nous ne parlons pas de

    cet X qui supporte les tages superposs de l'espace physique etde l'tendue sensible, pour choisir un sujet de tout repos,

    propos duquel personne ne saurait nous contredire, notre seulbut est de chercher amliorer la perspective philosophique de

    la physique de la connaissance. Le fait d'avoir reconnu qu'il y a

    des conditions physiques de la correspondance-connaissance nous

    gurit, en quelque sorte de la tentation d'user philosophiquement

    du criticisme, parce que le criticisme n'exprime qu'un fait commeun autre. II n'y a pas d'a-connaissable derrire la nature de chaqueobjet, il y a au-dessous du monde des formes et des structures

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    physique. Mtaphysique toute ngative et qui, ainsi, ne risquepas d'tre dangereuse, minimum indispensable pour comprendremme la physique. En effet, si l'on rejette notre philosophie destapes, on ne peut qu'adopter la philosophie du ddoublement,que nous avons dj critique. Or, cette philosophie se montrencessairement embarrasse devant la physique des quanta. Si laralit originelle est une sorte de Janus sujet-objet, la connais-sance doit pouvoir tre parfaite et absolue comme la ralit elle-mme. Si connaissant et connu sont des lments complmen-taires de l'tre, comment un manque

    d'ajustementfondamental

    serait-il concevable? Cet embarras est sensible dans les dvelop-pements 1 que M. A. Rey consacre la thorie des quanta Pourle moment il est impossible d'avoir une ide claire et distincte del'indivisible d'action 2. Nous n'en pntrons pas encore la

    signification. vrai dire c'est peine si nous la pensons au sens

    propre du terme Si notre ide est vraie, l'inintelligibilit des

    quanta est irrmdiable et tient la nature mme de la connais-sance. Il faut bien que la correspondance commence sur un fond

    inintelligible d'indtermination. Autant il est absurde de faire dela mtaphysique, et non de la science, pour sauver les phno-mnes , autant il est Indispenseble d'en faire pour comprendre

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    art,t_ f ta:R, ,7. .aohn. nf nrl'crit Alillikan l'difice demeure debout et en apparence soli-

    dement tabli, mais sans aucun appui visible o. Milikan ajoute II

    est vident que le point d'appui existe. Nous avons vu qu'il y

    avait de fortes raisons d'en douter. La mcanique des ondes peut

    sans doute reculer la difficult, mais il faudra alors une prmisse

    indfinissable la thorie des ondes, ou des postulats dcon-

    certants, comme ceux qui sont la base du calcul matriciel

    C'est une ide bien vieille que l'homme est Incapable de saisir

    un commencement absolu, mais nous voudrions ici avoir donn

    cette ide une justification prcise.Nos thories, dans leur ettbrt

    pour saisir l'exprience, se referment, partird'un certain point,

    sur le nant. En ce sens, mais en ce sens seulement, le caractre

    symbolique de la physique est incontestable.Nous ne reconstrui-

    sons pas le monde ou plutt deux tages du monde,comme

    avec des botes scelles, dont le contenu, un certain moment,

    pourrait venir expliquer quelque chosedans notre univers,

    l'univers des structures. Ce qu'il y a peut-tre de symboliquedans

    les potentiels, ou les ondes, ne concerne pasnotre monde. Ce qui

    est au-del de la physique, on ne peut rien en dire. Se servir de

    l'X prspatial et a-connaissable comme d'un rservoircommode

    pour rsoudre les problmes difficilesde notre monde serait un

    subterfuge injustifiable.

    Pour passer de la physique la philosophie de la physique,nous ne nous servons pas du principe de substance, bien

    autre-

    ment anthropomorphique encore que lanotion de connaissance.

    L'X non spatial n'est pas, il faut le redire, la substancedes formes,

    il est ce qui est autre que la forme. Ce n'est pas parun jeu dialec-

    tique de principes rationnels quenous y sommes amens, c'est par

    le heurt de la physique aux frontires d'un domaineo elle ne peu t

    pntreT. Les expriences qui sont la basedu principe d'ind-

    termination, ont, comme l'exprience de MIchelson, un caractre

    ngatif. Nous remarquions plus haut queles physiciens avaient

    t fortifis dans cette ide qu'il n'y avait rien trouver derrire

    le noyau d'indtermination, par l'analogie avecla thorie de la

    relativit restreinte. Mais dans ce dernier cas aussi un minimum

    de mtaphysique ne s'impose-t-il pas? Les physiciens se sont

    1. L'lectron, p. 301.2. Cf. E. Bloch, L'ancMnneet la nouvellethoriedesquanta,chap. x.Y)i(tiermann).

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    lisme de la structure, bien diffrent du ralisme de l'objet. CommeM. A. Rey en a une pleine conscience, la philosophie du ddou-

    blement implique, et la contradiction n'est pas petite, que

    l'objet doit se suffire lui-mme i . En effet, si la connaissance

    est un effort vers l'objectivit pure, un efort pour nous liminernous-mme des choses, une science parfaite devrait aboutir un

    parfait chosisme , un parfait matrialisme consquenceparadoxale, mais logique, du principe qui est le point de dpart L'exprience primitive, l'unit relle de ce qui est d'abord, parune sorte de pch originel, se laisse rompre peu peu en

    deux domaines~. L'un est l'objet qui, pour se suffire lui-mme,doit obir la loi de retour ternel, l'autre est la conscience psy-

    chologique, dans laquelle nous trouvons aussi l'intuition de notreternit. Il est bien curieux que la thse idaliste qui affirme

    l'absolu de la pense ait pour contre-partie une thorie qui affirme

    l'absolu de l'objet. L'absolu de notre pense fait sortir l'univers

    du temps; tel est dj le sens de la citation de Poincar par

    laquelle nous avons commenc notre travail. La varit, la nou-

    veaut inpuisable des formes, ne sont que les jeux d'un objetternel. Que cet objet ternel soit constitu par les atomes de la

    thorie cintique, passant par tous les tats probables, ou par les

    quanta de radiation qui, errant dans un univers fini, pourraient

    peut-tre,selon une ide trs la

    mode,reconstituer de la matire

    qui se dissocierait ensuite en radiations, ce ne sont toujours quede nouvelles formes du matrialisme. A vouloir considrer la

    connaissance comme une condition universelle de l'tre, on se

    condamne ainsi tourner Indnniment' dans un cercle. On penseeffacer le scandale de l'inintelligibilit des principes premiers dela mcanique, en les levant la dignit d'objet absolu. Rta-

    blissons maintenant la connaissance son rang, comme une cor-

    respondance entre deux tages, entre deux systmes de structuresaux liaisons diffrentes, on s'apercevra alors que l'lment, l'objet,loin d'tre logiquement antrieur aux structures, loin de contenirtoute leur ralit, n'est que le rsidu de l'opration par laquellenous dcomposons une structure pour la connatre par correspon-

    dance; ce n'est qu'une sorte de sous-produit humain, de l'opra-

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    tion, humaine, de connaissance. Le sens commun a remontjusqu' la matire, qui lui parat un objet stable; la science vaplus loin, elle dcompose avec succs la matire, et au momento. brusquement, la dcomposition s'arrte parce que la corres-pondance fait dfaut, elle est encore tente de s'imaginer qu'elle asaisi l'objet alors qu'elle a seulement touch ses propres limites.

    Sans aucun doute, pour que la connaissance d'une structure soitpossible, mme en dehors de toute imagination d'un lmenthubstantiel et d'un objet absolu, il faut bien une certaine perma-nence, ou plutt une certaine continuit. Bien videmment, si

    l'univers tait une sorte de chaos de discontinuit, une sorte defluide sans vagues, il ne serait pas question de correspondance,ni, par consquent, de science. Mais le postulat fondamental decontinuit, qu'est-ce qui nous oblige y satisfaire par un objet,quel que soit cet objet? La continuit est une notion de la gom-trie, c'est peut-tre mme la no.tion gomtrique par excellence.On imagine mal comment les mathmaticiens pourraient crer unegomtrie qui rejetterait ~ou/e rgle de continuit. Parler de l'iden-tit d'un objet travers le temps, c'est une manire rapide, et peut-tre dangereuse, de faire intervenir la continuit de l'espace et dutemps, rien de plus. Il faut donc se garder de transposer en thsemtaphysique, ce qui n'est qu'une simplification de langage.Puisqu'on est oblig, bon gr, mal gr, d'arriver aux frontires de

    la mtaphysique, il vaut mieux poser correctement le problme entermes de structure et de correspondance de structure, et n'ahorderla mtaphysique que par une insuffisance de la physique, et nonpar un mauvais tour de la grammaire. Car il faut bien, finalement,que l'unit de l'espace et la continuit du moins notrechelle des structures dans l'espace, reposent elles aussi surun X inintelligible. C'est vident d'aprs notre dfinition de laconnaissance. J'observe un objet, par exemple une bille de billardroulant sur un tapis; arm du principe d'inertie, et connaissantl'emplacement et la vitesse de la bille au temps l, j'attends sonpassage, tel endroit, au temps i!\ Il faut bien que je postule quela correspondance-connaissance concerne, sinon la mme bille

    pure satisfaction grammaticale, sinon une continuit absolue,car alors nous sortirions du plan de la physique, du moinsune certaine continuit dans le temps. Si donc le postulat de

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    93 REVUE PHILOSOPHIQUE

    continuit fonde la connaissance, il est clair qu'il ne peut pas tre

    justifi par la connaissance, pos comme une ncessit logique,

    rationnelle: il est clair mme qu'il doit tre inintelligible. Aucun

    autre cas ne saurait mieux justifier le thme dvelopp ici d'une

    physique de la connaissance , puisque nous voyons quela

    connaissance est subordonne une physique de la continuit

    Rien ne nous autorise affirmer que cette continuit ait une valeur

    autre que statistique. Si la bille est unique,si je suis seul dans la

    salle, je peux affirmer que c'est la mmeH bille. Trs probable-

    ment, il n'en serait pas de mme s'il s'agissait d'un lectron.

    L'indtermination de causalit entrane videmmentl'Indtermina-

    tion de continuit, et par suite d'identit Il ne faut pas confondre

    la gomtriepure, idale, avecla gomtrie naturelle;la continuit

    physique n'est pas absolue, quoiqu'ellesoit suffisante l'vne-

    ment le montre pour permettre pratiquement l'existence de

    structures dfinies et, par consquent, de la connaissance. Le

    principe d'identit n'est pas plus philosophiquedans son contenu

    rel que le principe de dterminisme; dans lamesure o il n'est

    pas une abstraction creuse, il exprimeun fait physique. Tout

    l'attirail philosophique identit , substance , aussibien que

    < causalit , est inutile aussitt que la connaissance physique

    s'arrte. Preuve que la thorie de la connaissance ne domine pas

    du tout la science.

    CRITICISME ET PHYSIQUE.

    On sait que M. Brunschvicg fait honneur Kantd'avoir eu le

    premier la notion vraimentmoderne de la causalit. Il a montr

    comment le temps causal H de la deuxime Analogie de l'Exp-

    rience, s'opposait au temps arithmtique, au temps pureforme a

    priori de l'Esthtique transcendantale.L'ide fondamentale de

    t Convergence curieuse, dans la nouvelle thorie du champ unitaire.d'Einstein, thorie qui n'a pourtant aucun rapport avec la- thorie des quanta!'individuaUt physique des diffrents .points qui constituent le fluide

    matrielou lectrique suppos l'tat continu, est nie (Cf. Cartan, Revuede mtaphy-

    sique, janv.-mars 1931,p. 28) Le point matriel tait une abstractionmath-

    mathiquedont nous avions pris l'habitude, et laquelle nous avions fini par

    attribuer une ralit physique. C'est encore une illusion que nous devons aban-donner si la thorie unitaire du champ arrive s'tabUr..

    2. M. Brunschvicg, L'expriencehumaineet la causalitphysique,chap. xxvttt.

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    R. RUVER. J-A COXXAtSSAXCECOMMEFAIT PHYSIQUE 93

    ~-n~t ~i,.< f..H~hrp. nnnt.t.re. avec le Coa'ito, de toute la philo-Kant, la plus clbre peut-tre, avec le Cogito,de toute la philo-

    sophie c'est que toute exprience supposela forme d'un sujet,

    et que le sujet constitue la possibilitde la reprsentation de

    l'objet. Ainsi, la condition pour que l'entendementait prise sur le

    changement, c'est qu'il y ait un invariant, une permanence,et une

    variation, d'o la dduction du principe de substanceet du prin-

    cipe de causalit. Mais la physique s'introduiten quelque sorte

    de force dans la dfinition de la causalit, en amenant avec elle

    l'irrversibilit. Si je regarde une maison, la succession subjective

    de l'apprhension ne m'impose aucun ordre, je peuxcommencer

    par la cave ou le grenier. Si je regarde un bateau qui descend unfleuve, il y a un ordre objectif des phnomnes, qui dtermine

    l'ordre des perceptions.Mais considrer que le plus grand mrite de Kant est

    d'avoir

    introduit un lment tranger dans le criticisme, n'est-ce pas

    rendre suspect le systme tout entier du criticisme?Sans l'avoir

    fait exprs, nous avons crit plus haut Pour que la connais-

    sance d'une structure soit possible, il faut bien une certaine per-

    manence. N'est-ce pas, dira-t-on, avouer involontairement le

    caractre invitable de la position kantienne? Mais prenons garde

    dire qu'un univers discontinu rendrait la connaissance impossible,

    c'est exprimer un fait, ce n'est pas parler d'une exigencede l'enten-

    dement. II ne faut pas jouersur le mot

    exigence. Quand on dit

    qu'une plante exige de la chaleur, onveut dire qu'elle prirait

    faute d'une temprature leve. Pourquoi vouloir, toute force,

    considrer la connaissance comme une ncessit en soi, et non

    comme une chance? Pourquoi, sinon parce que l'on philosophe

    encore devant la toile de fond H d'un rationalisme base toute

    religieuse? Il y a, au fond de l'idalisme critique,un sophisme un

    peu analogue celui mme que Kanta dnonc dans la preuve

    cosmologique de l'existence de Dieu, enmontrant qu'elle cachait

    une preuve ontologique inaperue. Si la connaissanceest un fait

    cosmique, elle a videmment des conditions d'existence,d'o la

    possibilit illusoire d'une physiologie finalistede la connais-

    sance, le criticisme n'est pas autre chose. Toutevritable

    thorie de la connaissance ressemblera donc extrieurement aucriticisme, de mme que la physiologie scientifique est bien

    obli-

    ge de dcrire les fonctionsdes organes comme la physiologie

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    96 REVUE PHILOSOPHIQUE

    distinguer l'eau en mouvement, conclurait que l'volution des

    fleuves viole le principe d'inertie, alors qu'elle en est une cons-

    quence directe. Ou encore, nous faisons la mme faute queferait

    un physicien, essayant un projecteur tournant 6000 tours la

    minute, et d'une porte de 500 kilomtres et concluant que la

    vitesse de la lumire, l'extrmit du rayon, dpasse 300000 kito-

    mtres la seconde. La ralit mentale implique des liaisons

    d'un genre particulier, superposes aux liaisons physiques ord;-

    naires~. Si donc; comme Hume, on met brutalement sur le

    mme plan, comme deux ralits de mme espce, l'association

    des ides et l'inertie mcanique ou l'attraction newtonienne,on

    ne comprend plus du tout la physique, et l'on ne comprend gurela psychologie. Mais si, comme Kant, on veut retrouver une

    ncessit dans la forme du sujet, on tombe dans un insoutenable

    paradoxe.Il ne faut pas nous objecter que nos critiques ne portent pas

    contre Kant parce que celui-ci parle de l'entendement et non de

    l'imagination. La longue histoire des erreurs humaines montre

    que l' entendement livr lui-mme se distingue assez malde

    l'imagination pure. Est-ce une erreur de l'entendementou de

    l'Imagination, que de croire la simultanit absolueou au prin-

    cipe de substance? que de croire une gomtrie pure quidomi-

    neraitl'ordredela mcanique? Rien de plus lgitime sans doute, au

    point de vue de la mthode, que d'tudier des formes dans l'espaceseul, abstraction faite de leur inertie, de leur existence dans le

    temps. Mais en fait, au xvm" sicle, les savants n'ont pas conscience

    que la gomtrie, l'tude des formes dans l'espace seul, estune

    abstraction. D'o leur embarras lorsqu'ils abordent la mcanique.

    dont les principes semblent venir rompre la perfection ration-

    nelle de la gomtrie. La vritable solution, elle nous est

    .suggre par la physique relativiste, qui a mis la gomtrieet la

    mcanique d'accord, en les absorbant toutes deux. Les synthses

    a priori, qu'elles dpendent de formes de la sensibilit ') ou de

    principes de l'entendement , ne sont que des vnements phy-

    siques. Pour reprendre notre comparaison, tout est physique

    l'appareil projections, les ombres sur l'cran, les choses photo-

    1. Nousavons essay de dHnir ces liaisons dans Esquissed'unephilosophiedelastructure (Alcan).

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    trop facile d'absoudre Kant du reproche den'tre jamais all au

    cinma. Elle a une base bien plus large. Elle revient remarquer

    que le mot jugement ,dans l'expression jugement synth-

    tique a priori , doit tre remplac par le mot vnement . Or

    les vnements mentaux sont bien synthtiques , comme tous

    les vnements du monde, dans lequel le changement n'est pas

    un vain mot, mais ils ne sont pas a priori, parce qu'il ne signifie

    rien de dire d'un vnement qu'il est a priori. Le Gedanken-

    experiment de Mach, de Rignano, de Goblot,est un fait dans le

    monde, il obit des lois comme tout ce quiest rel, il fonctionne

    selon sa nature. Le criticisme kantien ne peut se dfendre qu' la

    condition de soutenir que la ralit psychologique est en dehors

    du monde.Comment M. Brunschvicg, qui a si profondment analys la

    signification de la relativit ein.steinienne, peut-ilfaire de Kant

    une sorte de prcurseur d'Einstein? L' observateur d'Einstein

    est constitu par une rgle et une horloge situes quelque part

    dans le monde. On ne comprendrait rien la relativit restreinte

    si l'on imaginait un troisime homme H,un surobservateur non-

    physique, situ en quelquesorte ailleurs que quelque part 1.

    Mais alors, qu'ont donc de commun le maintenant et l' ici

    tout gomtriques du savant,avec le maintenant H et l' ici

    de la conscience intellectuelle , avec le

    jugement;) du

    philo-sophe, avec l' aperception

    transcendantale ') de Kant? La phy-

    sique moderne, en ne prenant plusau srieux les abstractions

    limites des mathmatiques pures, ralit truque ne nous

    invite-t-elle pas plutt ne plus tre dupesdu psychologique

    comme tel, et chercher le mcanisme physique quiconditionne

    cette ralit du second ordre ? M. B. Russella eu une ide

    trs profonde quand il a rapprocheles tendances de la physique

    moderne et celles de la psychologie objective. Les notionsdes

    mathmatiques pures ne sont pas des imaginations,mais elles

    ont ceci de commun avec les imaginations, qu'elles n'ontleur

    ralit que dans, et par le cerveauhumain. M. Brunschvicg sait

    gr Kant d'avoir fait passersa solution du problme physique

    par le dtour des mathmatiques, et c'est une thse fondamentale-

    1. M. Brunsehvicg, Revuedemtaphysique,janv.-mars 1931,p. 38.

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    R. RUY ER. L A CONNAI SSANCE COMME FAI T PHYSIQUE 99

    de sa propre philosophie que l'objectivit de la physique doit tre

    interprte comme tant du type de l'objectivit des mathma-

    tiques. Or, n'est-ce pas prcisment le caractre le plus frappantde la physique contemporaine qu'elle ait conquis un droit de

    priorit philosophique sur les mathmatiques? L'ordre des math-

    matiques abstraites ne domine plus l'ordre des ralits physiques.On se rend compte aujourd'hui que les problmes poss par les

    mathmatiques pures nombre infini, Infini de l'espace, conti-nuit absolue, etc. sont de faux problmes. Il y a naturellementune ncessit interne dans les objets

    mathmatiquesmme les

    plus abstraits, mais cette ncessit est une ncessit d'emprunt.Une addition d'ombres au cinma, comme une addition mentale,ne tire sa ncessit que de la ncessit du monde physique dontelle n'est qu'un reflet. Nos jugements synthtiques ne sont pasa priori, ils refltent le fonctionnement physique des choses. En

    voyant fonctionner une machine calculer, nous constatons que,malgr sa construction tout artificielle et conventionnelle, il y adans son fonctionnement une ncessit interne, la ncessit mmedes mathmatiques. Mais en conclurons-nous que la ncessitinterne de la machine calculer est la source de la ncessit dumonde physique? Tel est pourtant, en substance, le raisonnementde Kant. Il croit encore que les mathmatiques peuvent aller au-

    devant de la science exprimentale comme si la ncessit math-matique avait un sens en dehors de l'univers rel. Tout occup

    prouver contre Hume que le contenu seul de nos ides est contin-

    gent et qu'il y a des lois ncessaires dans notre entendement

    mme, il ne s'aperoit pas que ces lois ncessaires drivent elles-mmes du mode de construction physique de notre machine a.Kant reprochait Hume d'aboutir, dans son empirisme sceptique, considrer les vrits mathmatiques comme purement empi-riques. Et c'est mme une des raisons qui l'ont incit rechercherune ncessit apriori d'origine subjective. Mais l'empirisme absolude Hume n'exprimerait-il pas plus fidlement l'esprit de la science

    d'aujourd'hui que le rationalisme kantien? II nous semble, en tout

    cas, qu'il vaut mieux se tromper comme Hume que se tromper ala manire de K ant. Bien entendu, les vrits mathmatiquessont ncessaires en tant qu'elles sont des analyses, des truismes.Mais les postulats qui sont la base des mathmatiques sont de

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    ~01-

    REVUE PHILOSOPHIQUE

    f'+~ Nr. l'o"C~n.nC! .,6n;F;~ r,n"r. lo r.nrt"1.~+ ~7~purs faits. Nous l'avons vrifi pour le postulat de continuit.

    Rien de plus mort, au contraire, aujourd'hui que le logicismeabsolu, que le panlogisme en mathmatiques. Les nombres

    mmes, les nombres sont-ils absolument indpendants de toute

    base d'existence physique? Pour en douter, il n'y a pas besoin de

    penser certains travaux inspirs au physicien Dirac, par

    exemple par la mcanique matricielle il suffit d'imaginer un

    univers o l'indtermination d'individualit apparatrait notre

    chelle. Cette tendance anti-, ou plutt a-rationaliste de la science

    exprimentale, nous en trouvons un curieux symptme dans

    l'espce de colre qui anime contre elle les purs ') parmi les

    rationalistes. Toute une partie des Entretiens au Bord de la Mer ,

    d'Alain, est un plaidoyer pour la raison contre la physique, contre l'arrogance des nouveaux physiciens . On trouvera peut-tre

    paradoxal que nous parlions des tendances purement exprimen-talistes de la science au moment mme o Einstein, par la thorie

    du champ unitaire, veut trouver dans un seul schma gom-

    trique, de quoi dduire la fois la gravitation, l'lectro-magn-tisme, la matire, en un mot l'univers . Mais il ne faut pas se

    laisser impressionner par ce mot fascinant. L' univers signiliesimplement ici type de champ . La gomtrisation de la

    physique signifie que toute la ralit physique peut tre compl-

    tement dcrite en termes de structure. On se tromperait entransposant l'expression en mathmatisation de la physique~t bien plus encore en sous-entendant' rationalisation . Une fois

    le type de champ choisi, on doit y retrouver par analyse les lois

    physiques, mais le choix de la gomtrie, l'limination des qua-tions et des matriaux inutiles ne sont pas commands par une

    exigence de notre raison 2. Le savant s'arrange pour retrouver leslois classiques par une analyse de structure et voil tout. Lascience rend l'univers intelligible, en ce sens qu'elle l'analyse,

    qu'elle permet la thorie de le parcourir, une fois pos, en toussens sans obstacle. Rendre les proprits du cercle intelligibles,ce n'est pas TUontrer que le cercle peut se dduire de la raison

    ). P: 127.

    2. M. E. Btoohnote que la mcanique matricielle, de mme que la thorie dela relativit, ma)a.-rson caractre d'abstraction marque, est ne d'un effortpour se rapprocher de ['exprience (L'ancienneet ta nouvellethorie des quanta,p. 323).Cf. aussi, &ce sujet, Eddington, Lanaturedumondephysique,p. 239.

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    R. RUYER. LA CONNAISSANCE COMME FAIT PHYSIQUE 10r

    pure, ou que le cercle est une pure ide qui pourrait exister endehors du monde physique.

    Il faut donc bien comprendre que la philosophie moderne peutfaire beaucoup mieux que d'opposer au criticisme kantien, raison-nement raisonnement, dialectique dialectique. Elle peut luiopposer deux faits d'une part le progrs de la psychologie quirattache maintenant l'esprit humain la terre , d'autre part leprogrs de la physique qui nous a donn la notion de mathma-tiques naturelles . Ces deux mouvements convergents ne fontqu'achever l'volution d'importance capitale commence par

    Copernic, auquel Kant a t trangement imprudent de se compa-rer, alors que toute sa philosophie, nous l'avons montr, impliquaencore la vieille conception de l'Homme, Roi de la Crationide toute mystique, laquelle la physique relativiste a port ledernier coup.

    La connaissance n'est pas une condition transcendante de l'tre,c'est une aventure des tres, un fait cosmique. Nous croyons quel'on est pleinement d'accord avec la science en revenant cettevieille thorie d'aprs laquelle l'esprit, ou la ralit classe sousce mot, est une partie de l'univers, une ralit ct des autresralits. La ralit mentale est un ensemble de formes liaisonsspciales. La correspondance entre ce mode de structure et lesautres, constitue la connaissance. Le fait de connaissance peuttre en quelque sorte constat du dehors. Un homme voit un autrehomme connatre, comme il le voit mander ou respirer. Nousassistons la science, et mme en celui qui voit sans tre vu, cen'est pas l' Esprit universel qui se manifeste. Le tmoin d'untmoin est encore un tre physique, comme un miroir qui reflteun jeu de miroirs. Ce qu'il y a de dfinitivement vrai dans le criti-cisme, c'est que le monde doit tre dfini de telle sorte que laconnaissance y soit possible c'est--dire explicable, commetoutes les autres choses existantes. Cela ne veut pas dire que lapossibilit de la connaissance permette de dfinir la ralit de

    l'univers. Seule est cohrente une prsentation en termes de struc-ture du systme observateur comme du systme observ, seul un-ralisme de la forme peut tre absolu sans contradiction, seul-il

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    R. RUYER. LA CON~tAtSSAKCE COMME FAIT PHYSIQUE 103

    ,gestes physiques, autre chose que des oprations au sens le plusconcret du mot. Des machines peuvent changer, compter, tracer,notre machine crbrale aussi, et la ralit physique prexiste aux

    cerveaux comme aux machines calculer. La psycho-physiologieest dj assez avance pour faire une analyse de l'opration du

    jugement, analyse scientifique, non transcendantale, analyse

    qui dmontre un mcanisme et son fonctionnement, ainsi que dans

    tous les autres chapitres de la science. L'idaliste pense et crit

    acte intellectuel a l o il s'agit d'acte tout court. 11 fait encore

    une sorte de mtaphysique de l'opration mentale, aprs avoir

    renonc faire lamtaphysique

    de l'Univers.

    Nous ne dcouvrons pas plus le sujet M philosophique dans

    l'opration du jugement, que dans la prtendue connaissance-

    texture. Il n'y a pas de sujet; il y a diverses consciences dans le

    Cosmos. L'ensemble de ces conciences constitue un tage de ra-

    lit. Chacune est sa place; elle ne reflte pas l'Univers la faondes Monades de Leibniz, mais elle retient, dans l'appareil de ses

    Maisons, qui fait son tre, des liaisons d'un ordre diffrent, fonc-

    tionnant selon des lois diffrentes, les lois physiques proprementdites dont les lois mentales ne sont du reste qu'une complication.Notre fonctionnement psychologique laisse se dessiner en ngatifce que nous appelons pour simplifier l'objet physique, que nous

    situons et reconnaissons comme une structure diffrente de la

    ntre, par mille recoupements et mille correspondances. Notretre est un absolu de prsence ici, puisque nous faisons partie des

    -tres. Il ne signifie rien de dire qu'il se connat lui-mme, il est,et ne saurait se dborder. Nos reprsentations ne sont pas des

    -apparences ; nous ne les avons appeles des ralits truques )'

    que pour exprimer qu'elles taient dues des liaisons composeset superposes aux liaisons des objets qu'elles reproduisent. Elles

    ne sont pas des points de vue ce qui, par parenthse, limine

    tout danger d'antinomie elles sont un fragment de ralit, un

    fragment bien ajust, o pas un dtail n'est sans rapport avec

    l'ensemble, tant que l'on ne sort pas de l'espace et du temps, tant

    que l'on n'a pas atteint l'indtermination quantique de connais-

    sance.Le mcanisme mme de la connaissance correspondance,

    .implique la non-prsence de la structure avec laquelle la struc-

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    104 REVUE PHILOSOPHIQUE

    ture immdiatement prsente qui est nous a correspondance.Comment donc peut-on voir l un argument en faveur de l'ida-

    lisme ? Si l'espace et le temps, si le systme des structures est la

    ralit mme et non une ide , il faut bien que chaque structuresoit en un lieu dtermin, et non ailleurs que l o elle est.

    L'argument se retournerait contre nous, si nous tions matria-

    liste, si la ralit, pour nous, tait, non la forme, mais l'lment,car alors l'absolu de prsence de chaque lment de l'espace, sup-

    pos rel, serait born un point, serait non spatial, par cons-

    quent. Mais le matrialisme est contredit la fois par la science

    qui posecomme rels, non des ici

    ponctuelsisols, mais des

    ensembles, des groupes d' ici , des intervalles, des champs, des

    ondes, c'est--dire toujours des liaisons, et par notre mode mme

    de prsence, puisque nos sensations nous donnent une tendue

    sensible, un ensemble complexe. Sur ce point la philosophie de

    la structure s'accorde, par dfinition, avec la thse du D. Whi-

    tehead il faut rejeter la localisation simple . A travers notre

    tendue sensible, nous reconstituons le Cosmos tendu, qui nous

    contient.Il n'y a pas de sujet . Nous voudrions voir les philosophes

    franais cesser de poursuivre, sous quelque forme qu'ils l'ima-

    ginent, ce feu follet, qui leur a fait perdre dj trop de leur temps,

    pendant que les savants, tourns vers la nature des choses ')

    comme dit ddaigneusement Alain, accumulent victoires survictoires.

    Feux follets, le sujet , le reprsentatif M,1' aperceptiontranscendantale~), la conscience intellectuelle . En dehors de la

    nature des choses, il n'y a rien.

    R. RUYER.