Saint Augustin et l'Ange. Une légende Médiévale

Embed Size (px)

DESCRIPTION

Saint Augustin et l'Ange. Une légende Médiévale.

Citation preview

  • Saint Augustin et l'ange. Une lgende mdivaleIn: Christiana tempora. Mlanges d'histoire, d'archologie, d'pigraphie et de patristique. Rome : cole Franaise deRome, 1978. pp. 401-413. (Publications de l'cole franaise de Rome, 35)

    Citer ce document / Cite this document :

    Marrou Henri-Irne.Saint Augustin et l'ange. Une lgende mdivale. In: Christiana tempora. Mlanges d'histoire,d'archologie, d'pigraphie et de patristique. Rome : cole Franaise de Rome, 1978. pp. 401-413. (Publications de l'colefranaise de Rome, 35)

    http://www.persee.fr/web/ouvrages/home/prescript/article/efr_0000-0000_1978_ant_35_1_1163

  • SAINT AUGUSTIN ET L'ANGE Une lgende mdivale *

    par Henri-Irne Marrou

    Je n'ai jusqu'ici rencontr personne qui, lev dans le catholicisme, ne se souvnt de l'avoir entendue, au temps du petit catchisme :

    Saint Augustin, mditant sur le mystre de la Trinit se promne sur le bord de la mer et rencontre un petit enfant qui, quip d'une cuiller (ou d'un coquillage), lui explique vouloir transvaser toute l'eau de la mer dans un petit trou qu'il a creus dans le sable de la plage; au Saint qui s'tonne d'une entreprise aussi irralisable, l'enfant, qui se rvle tre un Ange (ou, selon une autre version, l'Enfant- Jsus lui-mme), rtorque avant de disparatre : cela me serait plus facile qu' toi d'puiser, avec les seules ressources de ta raison humaine, les profondeurs du mystre de la Trinit.

    On ne peut que dplorer la longue popularit de cet pisode lgendaire 1. Beaucoup d'autres mots prtendus historiques sont pareillement inauthentiques, mais il est arriv souvent que la postrit ait su imaginer une parole ou une anecdote rsumant bien le vritable caractre ou la situation du hros. Rien de tel ici : que de contresens russit accumuler cette simple historiette, applique saint Augustin! C'est disqualifier implicitement l'uvre effectivement ralise par celui-ci dans ses XV livres De Trinitate o il a condens tant d'efforts, tant d'annes de labeur2 et que l'on compte bon droit aux cts des Confessions et de la Cit de Dieu parmi les trois chefs-d'uvre du grand Docteur africain.

    Contresens sur l'esprit mme qui anime cette recherche, comme si

    1. Il continue circuler : v. par ex. A. SchRER, J. Lampert, Dictionnaire d'exemples l'usage des prdicateurs et des catchistes, adaptation franaise, t. V, Paris-Tournai 1936, p. 640-641. Oserai-je avouer que j'ai trouv ce recueil dans la bibliothque du Sminaire de la Mission de France Pontigny ?

    2. De Trinitate quae Deus summus et uerus est libros iuuenis inchoaui, senex edidi, crit saint Augustin dans sa lettre-ddicace Aurelius de Carthage (Ep. 174); leur composition, on le sait, s'est tendue de 399 419.

    * Paru dans Mlanges Henri de Lubac II, (coll. Thologie 57), 1964.

    [401]

  • 138 HENRI-IRNE MARROU

    saint Augustin avait jamais prtendu puiser le mystre! Qu'on relise l'admirable conclusion du dernier livre : Mais, en tout ce que j'ai dit, je n'ose professer que j'aie rien dit qui ft digne de cette souveraine et ineffable Trinit mais plutt je confesse que cette merveilleuse connaissance de Dieu dpasse ma faiblesse et que je ne puis m' lever jusqu' elle 3...

    Contresens enfin sur la notion mme du mystre chrtien : comme si la foi devait nous interdire de chercher pntrer par la raison l'intelligence de ce que nous croyons4! Loin d'apparatre comme un domaine interdit la recherche, le mystre est pour celle-ci, quand elle est bien conduite, une source inpuisable de vrit et de lumire : sic ergo quaeramus tanquam inuenturi, et sic inueniamus tanquam quaesituri 5.

    Au surplus, est-il besoin de le dire, notre anecdote est-elle sans fondement historique. Comme on va le voir, elle n'est entre qu'assez tard dans la biographie proprement dite de saint Augustin, longtemps protge contre le foisonnement lgendaire par l'excellence de ses sources premires, la Vita de Possidius, les Confessions et autres uvres d'Augustin; on ne lit rien de tel dans les Vitae de la premire partie du Moyen Age, celle par exemple de Philippe de Harvengt (f 1183) 6. Aussi bien notre rcit n'appartient-il pas la tradition hagiographique proprement dite, mais celle de l'homiltique, et plus prcisment ce rpertoire d'exempla, d'anecdotes expressives et difiantes, dont les prdicateurs du moyen ge aimaient mailler leurs sermons; hritage de la rhtorique classique, dj adapt au Christianisme par les Pres, Yexemplum devient d'un usage de plus en plus frquent partir de la fin du XIIe sicle, ainsi qu'en tmoignent les thoriciens de l'loquence sacre, les sermons conservs et les recueils ou rpertoires systmatiques qui apparaissent dans la seconde moiti du XIIIe sicle et vont en se multipliant.

    L'rudition contemporaine a beaucoup travaill l-dessus, s' efforant de classer cette masse de textes troitement apparents les uns aux autres, car rien n'tait moins personnel que ces anecdotes qui s'empruntent, s'adaptent, se transmettent de main en main : il faut

    3. De Trin. XV, 27 (50), trad. P. Agasse, p. 561. 4. V. par ex., entre tant de textes pertinents, l'Ep. 120, 1 (2-3) o saint Augustin

    redresse le point de vue fidiste de son correspondant, Consentius : corrige defini- tionem tuant, non ut fidem respuas, sed ut ea quae fidei firtnitate tant tenes etiam ratonis luce conspicias. Et plus loin, commentant une fois de plus le Nisi credideritis non intelligetis de son texte d'Isate 7, 9 : ubi procul dubio discreuit (propheta) haec duo, deditque consilium quo prius credamus ut id quod credimus intelligere ualeamus.

    5. De Trin. IX, 1 (1). 6. PL 203, c. 1205-1234; v. encore la Vita dite par A. G. Cremer, Kiel 1832 et

    les textes indits BHL. 788-791.

    [402]

  • SAINT AUGUSTIN ET L ANGE 139

    ici en particulier rendre hommage au labeur dpens par un rudit alsacien, l'abb J. Th. Welter, pour les trois thses qu'il a consacres au sujet et qui en ont lucid les problmes essentiels 7.

    Dans l'tat actuel de nos connaissances 8, cet exemplum fait son apparition au dbut du xine sicle : nous le rencontrons pour la premire fois chez le cistercien rhnan Csaire de Heisterbach (n . 1180, f 1240) qui s'en tait servi dans un sermon pour le Ier dimanche aprs la Pentecte 9, avant de la reprendre dans ses Libri miraculorum, recueil compos v. 1219-1223 10. Mais, chose piquante, l'anecdote se prsente chez lui comme anonyme : son hros n'est pas encore saint Augustin mais un scolasticus quidam, la scne se situe Paris et l'eau qu'il s'agit d'puiser n'est pas celle de la mer mais bien celle de la Seine. Voici le dbut de l'histoire, telle que nous la lisons dans sa seconde version :

    De eo quod ostensum est cuidam scolastico, omnes prius aquas Secane fosse modice posse induci quam ab ipso sacramentum Trinitatis per similitu- dinem explicari.

    Die quadam Parisius, cum in scolis cuiusdam eximii magistri disputatio haberetur de sacramento Trinitatis, ceperunt scolares ab eo requirere aliquam manifestam similitudinem, per quam intelligere possent quomodo in una deitate trs esse possent persone, Pater scilicet et Filius et Spiritus Sanctus, ita ut quaelibet earundem personarum Deus sit nee tarnen trs dii, sed unus credendus sit Deus. Quibus ille presumens de scientia sua respondit : Cras dicam vobis bonam similitudinem . Cui tota nocte per cogitationem labo- ranti, cum nil relatione dignum occurreret et mane scolas intranti discipuli cum promissam similitudinem inportunius exigrent, tacuit ille. Qui cum instarent, magister caputio caput operiens cum silentio exivit et super ripam Secane residens amplius de interrogates meditari cepit. Et ecce infantulum speciosissimum contra se sedere respexit, etc.

    Mais un exemplum anonyme a beaucoup moins de force persuasive que s'il est attribu un homme clbre; l'ide dut venir naturelle-

    7. J. Th. Welter, Le Speculum laicorum , dition d'une collection d'exempla, compose en Angleterre la fin du XIIIe sicle, Paris 19 14; L' exemplum dans la littrature religieuse et didactique du moyen ge, Paris 1927; La Tabula exemplorum secun- dum ordinem alphabeti , recueil d'exempla compil en France la fin du XIIIe sicle, Paris JQ26. On trouvera une excellente mise au point de l'tat de la question dans l'article de R. Cantel et R. Ricard, Exemplum , Dictionnaire de Spiritualit, IV, 2 (1961), col. 1885-1902.

    8. Je ne fais ici qu'exploiter le dossier rassembl par A. Hilka, Die Wundergeschichte des Caesarius von Heisterbach {Publikationen der Gesellschaft fr Rheinische Geschichtskunde, 43), Bonn 1937, fase. 3, p. 75, . 2.

    9. Homiliae festivae, 35, d. J.A.C. Coppenstein, Cologne 1615, p. ioB-iiA, texte reproduit par Hilka, op. cit., fase, r, p. 134-135, n 174.

    10. Lib. II, 1, ed. Hilka (fase. 3), p. 75-76; la chronologie relative des uvres de Csaire est fournie par sa lettre l'abb Pierre de Marienstatt (Hilka, fase. 1, p. 5-6); pour la date des L. miraculorum, v. en dernier lieu G. Baader dans Lexikon f. Theol. u. Kirche, s. v. Caesarius v. Heisterbach (1958).

    [403]

  • 140 HENRI-IRENEE MARROU

    ment de lui ajouter une telle prcision et qui pouvait-on penser, sinon d'abord saint Augustin? On ne prte qu'aux riches :

    Diuersi diuersa Patres , sed hic omnia dixit... n

    Combien de prdicateurs, court de mmoire ou d'rudition, ont introduit quelque formule dcisive par un : Comme l'a dit saint Augustin 12 ! Dans le cas prsent le texte le plus ancien o se rencontre une telle appropriation est le curieux trait, achev en 1263, du dominicain brabanon Thomas de Cantimpr, Bonum universale de proprietatibus apum o les murs merveilleuses des abeilles sont utilises comme un symbole de la vie chrtienne. L'adaptation est ralise de faon trs adroite; Th. de Cantimpr connat bien saint Augustin et toffe son anecdote de rfrences doctrinales son uvre 13. De mme il sait fort joliment prsenter la scne et lui donner comme un air d'historicit :

    Eo in tempore quo beatus Augustinus librum de Trinitate composuit, illi taie miraculum Deus ostendit. Hipponensis ciuitas Africe nobilis, in qua beatus Augustinus episcopatum administrabat, super litus maris pulcherrime sita erat. Beatus autem Augustinus in consuetudine habebat, ut post diurnum Studium et laborem, vespere super litus maris, sequentibus a longe episcopis et clericis qui eum pro consilio et negotio universalis ecclesiae frequentabant, solus antecedens deambularet, ne scilicet eius contemplationem aut Studium colloquentium fabulatio impediret. Cum ergo sic solus vice quadam incederet, puerulum mire pulchritudinis super litus maris sedentem inuenit, etc 14.

    Le succs de cette uvre a sans doute contribu la diffusion de l'anecdote ainsi complte qui s'est rpandue travers toute la Chrtient, du au xve sicle, des Pays-Bas 15 l'Espagne le. Nous saisissons quelquefois l'opration en train de se raliser : on possde une collection a'exempla d'origine cistercienne remanie vers 1250 par un dominicain allemand; le manuscrit saxon du xive sicle qui nous l'a conserve portait d'abord :

    Legitur quod quidam magister theologye...

    11. Lgende du portrait prsum de saint Augustin : fresque du Latran, VIe s. (Diehl, ILCV. 1595).

    12. La chose est arrive mme des thologiens : v. R. Laurentin, Marte, l'glise et le sacerdoce, I, Paris 1952, p. 26, n. 31.

    13. Il cite la lettre de Volusianus, inter Aug. Ep. 135, 2, les traits De peccatorum meritis, II, 38 (59), De opere monachorum, 1 (2)...

    14. Bonum universale II, 47, d'aprs l'incunable (Strasbourg 1472?) de la B.N. Res. D 1336; II, 48 dans des ditions plus rcentes, ainsi Douai 1627, p. 437-439

    15. Ainsi dans un ms. de Leyde (xve s. ?) du Binboc, traduction nerlandaise de l'uvre de Th. de Cantimpr : v. C. C. N. De Vooys, Biidrage tot de kennis van de proza-litteratur en het volksgelsof der Middeleeuwen, thse de Leyde, 1900, p. 30-34.

    16. Toujours au xve s., El libro de los exemples por A.B.C., d. J. E. Keller, Madrid 1961, p. 320, n 413 (361).

    [404]

  • SAINT AUGUSTIN ET L'ANGE 141

    les deux derniers mots ont t corrigs ensuite (peut-tre par la mme main) en : Augustinus 17...

    En dpit du succs d'une telle attribution l'anecdote a pourtant continu circuler tout au long du xnie sicle sous sa forme anonyme. Un manuscrit du British Museum, un petit livre de quelques pouces de haut, commode vade-mecum pour le prdicateur , recueil d'exempla compil vers 1270- 1277 par un dominicain de Cambridge, l'introduit par les mots :

    Narratur quod quidam clericus circa Trinitatis altitudinem comprehendere presumptuose attemptans 18...

    (la scne se place sur le bord de la mer); de mme sur un manuscrit d'Oxford 19. Dans la Tabula exemplorum..., recueil d'origine franciscaine rdig en France vers 1277, il s'agit de la vision cujusdam sancii 20, nouveau d'un quidam theologus dans le Doctorum doctorale, autre aide-mmoire, format de poche, d'un prdicateur dominicain et anglais, un peu plus tardif, entre 13 10 et 13 16 21.

    Sous cette mme forme anonyme, la lgende s'est mme propage en dehors des milieux chrtiens : on a la surprise de la retrouver, transpose mais reconnaissable, sous la plume d'un rabbin espagnol Shem Tob Ibn Palquera (1224/8-1295). Dans son Livre du chercheur , Sefer Ha mevakesh, il introduit le rcit suivant :

    On se souvient qu'il y avait un homme qui s'isolait afin de connatre les secrets de la cration, et comment le monde a t cr et pourquoi, et il pensait toujours cela. Un jour, il se leva de bonne heure pour aller sur le bord de la rivire, selon son habitude, car les sages anciens, quand ils voulaient mditer sur la sagesse, sortaient hors de la ville et marchaient afin que leur corps se fatigue avec la fatigue de l'me. Il marchait donc sur le bord de la rivire et cherchait connatre les fins de ce monde, et comment il a t cr, et s'il est cr ou ternel, et ce qu'il y a en bas et en haut, et ce qu'il y a devant et derrire. Et voici un homme debout sur le bord de la rivire et devant lui un petit trou creus qui ne pourrait contenir le volume d'une cruche d'eau, et dans sa main un rcipient et voici, il remplit le rcipient dans le fleuve et le vide dans le trou. L'homme courut vers lui et lui dit : Qu'est-ce donc que

    17. J. Klapper, Erzhlung des Mittelalters in deutscher bersetzung und lateinischem Urtext (Th. Siebs, M. Hippe, Wort und Brauch, Volkskundliche Arbeiten, 12), Breslau 1914, p. 250-251, n 23.

    18. Ms. Royal 7 D 1, f 61 ; sur ce recueil, v. maintenant S. L. Forte, A Cambridge Dominican collector of exempla in the 13th. century , ArchivumFF. Praedicatorum, 28 (1958), p. 115-148.

    19. Ms. Balliol 228, f 287, rubrique : Clericus studens circa Trinitatent convictus est per puerum reponentem aquam marts in puteolo. V. R. A. B. Mynors, Catalogue of manuscripts in Balliol College Library, Oxford 1963 ad Ioc.

    20. J. Th. Welter, La Tabula exemplorum... (1926), p. 80, n 294, et pour l'origine du recueil, p. xi-xv.

    21. Ms. Paris, B. N. nouv. acq. lat. 860, f 39, ex. n 51. A son sujet : Welter, L'exemplum ... (1927), p. 260-263.

    [405]

  • 142 HENRI-IRENEE MARROU

    tu fais ? et il dit : J'ai l'envie de mettre dans ce trou toutes les eaux qui ont coul dans cette rivire et toutes les eaux qui y couleront, depuis le jour o le monde a t cr et jusqu' sa fin . Il lui dit : C'est une folie complte et une chose impossible . Et l'homme lui rpondit : Ce que tu cherches savoir est encore plus une folie et plus impossible , et l'homme disparut de ses yeux et il le chercha et ne le trouva pas, et l'homme sut qu'il avait eu un rveil divin afin de le faire revenir de son erreur et de le remettre sur la bonne voie. Et son cur ne le poussa plus penser ces choses-l 22.

    A ma connaissance23, on ne rencontre rien d'quivalent dans la littrature hbraque antrieure; le plus vraisemblable est que Pal- quera dont le nom, semble-t-il, voque une ascendance catalane 24, a d avoir connaissance de la tradition littraire latine issue de Csaire de Heisterbach.

    Mme chez des crivains ecclsiastiques qui ne se rsignaient pas cette forme vague, le nom de saint Augustin ne s'est pas toujours impos; suivant les rgions nous rencontrons trois autres attributions. En Angleterre, et cela ds le xnie sicle, notre apologue est revendiqu pour Lanfranc, archevque de Canterbury, mort en 1089 aprs avoir t au Bec le matre de saint Anselme; le fait s'observe dans des recueils systmatiques comme le Liber exemplorum, d un franciscain anglais ou irlandais qui crivait vers 1270- 1275 25, ou le Speculum lacorum de mme origine mais un peu plus rcent, 1279-129226; ou encore mis en uvre dans des sermons, comme celui que nous a conserv un manuscrit de Cambridge27; cette version a t aussi connue en Europe centrale, ainsi qu'en tmoigne un sermon conserv dans un manuscrit d'origine silsienne 28.

    En Italie d'autre part, le franciscain Servasanctus de Faenza

    22. Sefer Ha mevakesh, d. M. Tama, La Haye 1779, f 30' : je dois la traduction de ce texte hbreu l'amiti de J. Schlanger.

    23. Je remercie J. de Menasce, G. Vajda (Paris), G. G. Scholem (Jrusalem) et S. Lieberman (New York) qui ont si obligeamment mis leur comptence ma disposition. 24. M. Plessner, L'importance de R. Sem Tob Ibn Falaquera pour l'tude de l'histoire de la philosophie (en hbreu), dans Mlanges Mttlas Vallicrosa, t. II, Barcelone 1956, p. 161, n. 2 : Palquera, Falaquera voquent le catalan falaquer , homme agrable.

    25. Ed. A. G. Little, Aberdeen 1908 (British Society of Franciscan Studies, I), p. 48, n 86 : la scne est situe sur les bords de la Seine, quoique Lanfranc n'ait jamais enseign Paris.

    26. E. J. Th. Welter (1914), p. 106, n 549, avec l'indication, sans doute spcieuse : Legitur in chronicis Francorum... ; sur l'origine et la date, ibid., p. vi-vin.

    27. Ms. Trinity College 8 (alias 9), f I55 A; ce sermon pour la fte du 29 septembre fait partie d'une srie de sermons occupant les fos 146-164; s'il pouvait tre tabli qu'ils appartiennent Eudes de Cheriton (dont le nom apparat dans une autre partie du ms. (f 466 A), nous serions reports trs haut dans le xui s., avant mme peut-tre Csaire de Heisterbach : Eudes a vcu approximativement de 1180-90 1246-7 : v. A. C. Friend, Master Odo of Cheriton , Speculum 23 (1948), p. 641- 658.

    28. J. Klapper, Exempla aus Handschriften des Mittelalters (A. Hilka, Sammlung mittel-lateinischer Texte, 2), Heidelberg 191 1, p. 17-18, n 9.

    [406]

  • SAINT AUGUSTIN ET L'ANGE I43

    (f . 1300), dans sa Summa exemplorum contra curiosos 29 porte l'aventure au crdit d'un frater Reynaldus, qu'il faut sans doute identifier avec fr. Raynaldo d'Arezzo, un des premiers disciples de saint Franois qui soit venu tudier la thologie Paris et qui devait tre lu vque de Rieti en 1249 30.

    En France enfin, mais beaucoup plus tard, au xve sicle seulement 31, notre exemplum a t attribu un des plus illustres matres de la pense du xne, Alain de Lille (f 1202). Cette dernire version a t popularise par une notice qui sert de prologue une dition commente des Parabolae, pome moral en distiques qui a beaucoup circul sous le nom, d'ailleurs usurp, d'Alain :

    Auctor hujus libri vocabatur Alanus, de quo legitur quod cum quadam die studeret Parisius, sciens septem artes liberales, necnon leges atque decreta, suam scientiam proposuit exponere, et in aliquem fructum redigere seu explicare. Et cum in crastinum de tota Trinitate praedicare vellet, etc.32.

    On relve cette notice dans plusieurs manuscrits, de la seconde moiti du xve sicle33; elle se retrouve dans les nombreuses ditions incunables des Parabolae cum commento**.

    Il reste que la version augustinienne a joui d'une popularit particulire; entre autres manifestations de celle-ci, on retiendra par exemple que le manuscrit autobiographique, si curieusement illustr, d'Opicinus de Canistris, de Pavie, ne contient pas moins de quatre allusions transparentes notre pisode; l'une de celles-ci se rfre formellement saint Augustin35. Ce document est dat de 1337, avec quelques additions jusqu'en 1341 ; c'est peu aprs que ce rcit

    29. V. entre autres ms., Carpentras, B. Ing. ms. 127, f 13 A; sur cette uvre, v. J. Th. Welter, L' exemplum... (1927), p. 181-188. 30. HiLARiN de Lucerne, Histoire des tudes dans l'ordre de saint Franois, d.

    franc., Paris 1908, p. 165, 247, 381, n. 3. 31. G. Raynaud de Lage, Alain de Lille, pote du XII0 sicle, Paris 1951, p. 39,

    a fait justice d'une erreur de B. Haurau, Mmoire sur la vie et quelques uvres d'Alain de Lille , Mmoires prs, V Acadmie des Inscriptions, t. 32, i part., p. 2-3, qui faisait remonter tort les tmoins manuscrits de cette version au xm s. Ils sont tous de la seconde moiti ou de la fin du xv.

    32. On peut lire ce texte dans la PL 210, c. 15 BD : Migne reproduit, d'aprs C. Oudin, le texte d'une dition, Lyon 1501, du Commentarium in Parabolis Alani, attribue un Mathieu Bonhomme, cistercien, jusqu'ici mal identifi.

    33. Ms. B. N. f. lat. 6707, f 201 (dat : 1466); 8259, f 97; 8426, f 36; 3517 : la lgende est copie (criture de la fin du xv s.) au verso de la couverture : Exscriptum de quodam praeludio in parabolas Alani : cum quadam die, etc.. Et pour finir ce jugement, tout l'honneur du copiste : Haec fabula, non historia, ridicule consuta mihi videtur. 34. Hain n 376-388; Copinger n 135-141 : v. par ex. la B. N. Rs. m. Yc. 32 (Angoulme 1491), Rs. m. Yc. 30 (Lyon 1494), Rs. m. Yc. 29 (Lyon 1495)...

    35. Ms. Vatic, lat. 6435, f 31 (... sicut docuerat Augustinus puer excipiens guttas maris in modicam fossam); cf. f 8, 53, 84. Je dois communication de ces textes l'amicale obligeance du Prof. R. S. Salomon, qui on doit une prcieuse tude sur ce ms. et son illustration : Journal of the Warburg Institute 15 (1953), p. 47-57; cf. Vortrge du mme Institut, I (1937), p. 86-97.

    [407]

  • 144 HENRI-IRENEE MARROU

    va quitter le rpertoire des exempla pour faire son entre dans la biographie augustinienne avec la notice consacre l'vque d'Hippone dans le Catalogus sanctorum de Pietro de' Natali, un lgendier compil en Vntie entre 1369 et 1372 s8 :

    Fertur de eo quod cum cum libros. de Trinitate compilare cogitasset, transiens iuxta littus vidit puerum qui fossam parvam in littore fecerat, et coclea aquam de mari haustam in foveam mittebat. Et cum Augustinus puerum interrogasset quid faceret, respondit puerum quod mare disposuerat coclea exiccare, et in foveam illam mittere. Cumque hoc Augustinus impossibile esse diceret, et simplicitatem pueri rideret, puer ille ei dixit, quod possibilius sibi esset hoc perficere quam Augustino minimam partem mysteriorum trini- tatis in libro suo explicare, assimilans foveam codici, mare trinitati, cocleam intellectui Augustini; quo dicto puer disparuit. Augustinus autem ex hoc se humiliavit et librum de Trinitate oratione premissa utcumque potuit compi- lavit 37.

    C'est bien Pietro de' Natali qui a pris l'initiative de l'opration : reportons-nous aux lgendiers antrieurs au sien : il suffira de citer les deux derniers en date, ceux de Guy de Chtres, abb de Saint- Denis (f 1350) et du dominicain Pierre Calo de Chioggia (f 1348), le modle immdiat systmatiquement exploit par P. de' Natali; on constatera que, suivant toujours l'exemple de leurs prdcesseurs plus anciens, ils s'taient contents, pour rdiger la notice qu'ils consacraient saint Augustin, de puiser aux sources antiques les plus sres, c'est--dire l'uvre d'Augustin lui-mme, Possidius39, Gen- nade de Marseille40. Le manque de critique dont a fait preuve ici notre auteur ne doit pas surprendre : il en a donn bien d'autres preuves; n'est-ce pas lui qui, retouchant avec effronterie une notice de P. Calo pareillement emprunte Gennade, a russi canoniser Julien d'Eclane, faisant de lui un saint confesseur, savant et charitable, qui aurait combattu divers hrsiarques parmi lesquels un certain Augustin41 !

    Le cas de P. de' Natali n'est malheureusement pas isol : c'est aussi au XIVe sicle (et cette fois dj avec P. Calo) que la biographie de

    36. La date est fournie par un tmoignage de l'auteur lui-mme, publi par A. PoN- CELET dans son prcieux mmoire, Le lgendier de Pierre Calo , Anal. Boll, 29 (ioio), p. 5-n6:p. 35.

    37. Catalogus sancf>rum..., VII, 128, dans l'd. originale (Vicenza 1493), f CLVII. 38. On se rfrera l'tude d'ensemble des lgendiers mdivaux que fournit le

    mmoire cit d'A. Poncelet, notamment p. 28-34, VIII (G. de Chtres), IX (P. Calo).

    39. G. de Chtres, Speculum legendarum, B. Mazarine ms. 1732, f 341-347. 40. P. Calo, Legendae de sanctis, ms. Barberin. lat. 714, f 144 A-158 B. Conscien

    cieusement, il cite d'ordinaire sa source (ainsi f 155 AB : Gennadius, libro de Vins illustribus) avant de la dmarquer : Augustinus Affer, Ypone regioni oppido episcopus, vir erudittone divina et humana orbi clams...

    41. V. la note que j'ai consacre ce sujet : La canonisation de Julien d'Eclane , Mlanges B. Altaner {Historisches Jahrbuch, 77, 1957), p. 434-437.

    [408]

  • SAINT AUGUSTIN ET L'ANGE 1 45

    saint Jrme accueille avec honneur les prtendues lettres d'Eusbe de Crmone, de Cyrille de Jrusalem saint Augustin et la rponse de celui-ci, qui prtendent raconter les faits miraculeux qui auraient accompagne la mort de saint Jrme, faux manifestes, rdigs en vue de propager la dvotion saint Jrme en lui attribuant un rang gal celui de saint Jean Baptiste 42 . Tout cela manifeste un certain recul de l'esprit critique, du sens historique et du bon sens, symptmes de dcadence, verser au dossier de l'automne du moyen ge inventori par J. Huizinga.

    La popularit de notre lgende se reflte dans les monuments figurs qui, leur tour, vont contribuer sa diffusion. On admettait jusqu'ici que cette scne ne s'tait introduite dans l'art chrtien qu' partir du XVe sicle43 et notamment dans des xylographies sur feuilles volantes44; mais Mme Jeanne Pierre Courcelle, qui prpare une tude d'ensemble sur l'iconographie de saint Augustin, nous signale sa prsence dans une miniature de la fin du xive, une lettrine illustrant l'office de saint Augustin dans un brviaire l'usage des Franciscains de Milan45. Elle entre au sicle suivant dans la grande peinture, d'abord vrai dire une place subordonne : prdelles de fra Lippo Lippi, Botticelli, Pinturicchio... Elle passe au premier plan aux XVe et xvile sicles 45 bl3 et cela en dpit des avertissements du sage Molanus, J. van der Meulen, l'animateur de la grande dition des uvres de saint Augustin dite des Thologiens de Louvain ,

    42. F. Cavalleiia, Saint Jrme, Sa vie et son autre, Irc Partie, t. II, Louvain 1922, p. 144, et de faon gnrale, sur ces textes (BHL, 3866-3868), p. 144-145, VII.

    43. . Rathe, Enciclopedia Cattolica, I (1948), s. . Agostino Aurelio, e. 567- 568; L. Rau, Iconographie de l'art chitien, t. Ili, 1, Paris 1958, p. 154; H. Aurenhammer, Lexicon der christlichen Ikonogtaphie I, fase. 3, Wien 1961, p. 268-269, 3- 44. \V. L. Schreiber, Manuel de l'amateur de la gravure sur bois et sur mtal au XVe s., nouv. d., Leipzig 1926, n 1214-12440. L'exemple le plus ancien serait la pice de la Bibliothque Nationale (II. Bouchot, Les deux cents incunables xylographiques du Dpartement des Estampes, Paris 1903, p. 219) que Bouchot date de 1410- 1420 en lui attribuant une origine bourguignonne ou rhodanienne (Schreiber la placerait plutt en 1430-1450 et lui donne comme provenance la Souabe orientale, Augsbourg?). 45. Ms. . ", f. lat. 760, fu 505 . Csaire de Heisterbach (opp. cit.) hsitait sur l'identit de l'enfant et proposait deux interprtations : Puerum hune puto fuisse angelum Domini vel quod venus zidetur ipsum speciosum forma pre filiis hominum (Ps. 44, 3) , Christum Ihesum, qui multis modis in se credenlibus apparuere dignatus est ; graveurs et peintres du xve s. ont gnralement accueilli cette seconde suggestion : ils ont dot l'enfant d'un nimbe crucifre.

    45'A/. La scne de l'enfant figure cependant dj, parmi d'autres, sur le panneau central du rtable d au Matre de la mort de saint Augustin , alias Master of the silver windows , un peintre de Bruges qui travaillait vers 1480-90; l'uvre tait destine un monastre de chanoines rguliers, peut-tre celui de Saint-Pierre de Lo; sur ce panneau, qui appartient actuellement Mrs A. W. Erickson, New York, v. M. J. FriedlXnder, The legend of s. Augustine , Bulletin of the Bachstitz Gallery (La Haye), octobre 1923.

    [409]

  • I46 HENRI-IRENEE MARROU

    qui ds 1570 dans son De picturis..., nouveau dans l'dition remanie parue aprs sa mort en 1594 sous le titre De historia SS. ima- ginutn et picturarum pro vero earum usu contra abttsusM...t avait fermement dnonc le caractre antihistorique de l'anecdote :

    Quo quid ineptius ? Quidque a Catholico doctore magis alienum ? Quis autem credat, quod humilis doctor Augustinus hec dissimulasset?...

    Ses conseils ne furent pas couts et la rencontre sur la plage devint la scne la plus caractristique de l'iconographie de saint Augustin dans l'art de la Contre-rforme, et cela dans l'Europe catholique toute entire : grisaille de Pierino del Vaga sous la Dispute du S. Sacrement de Raphal au Vatican, tableaux de l'cole bolonaise (Lanfranco, Guercino, Maratti), de Rubens pour l'glise des Augustins de Prague, de Zurbardn (dans ses sries de fondateurs d'ordre), de Murillo au couvent des Augustins Seville 47.

    L'ordre des Ermites de saint Augustin a marqu un attachement particulier pour cette pieuse tradition , s'il est permis de reprendre une expression familire aux hypo-critiques dnoncs par Mgr Duchesne. La peinture n'est pas seule en tmoigner : parmi les historiens qui ont allgrement suivi la trace ouverte par P. de' Natali, le plus gnreux dans Y amplificatio causae est ma connaissance l'Augustin napolitain Ambrogio Staibano qui, dans le livre assez joliment illustr qu'il a consacr en 1608 la gloire des saints et bienheureux de son Ordre, fait une bonne place notre exemplum. Il situe la scne Civit- Vecchia pendant le retour de saint Augustin en Afrique :

    Essendo stato in Roma... deliber di partirsi per Africa, ma essendogli venuta notitia che nella costa del mare vi era un'altra Congregatione d'huo- mini Religiosi in un luogo detto Cento Celle, che si chiama Ciuit Vecchia, etc.. Fra questi edifici ruinati per lo tempo uiueuano i sopradetti Santi Religiosi menando vita eremitica, doue giunto Agostino hauendo coloro notitia della sua fama, cosi della Dottrina, come della Santit, il receuettero con molta riuerenza, qui visse egli da un'altro anno intiere e diede lor la seconda Regola, la quale oltra alla vita Apostolica imparaua come haueua da recitar l'offitio secondo l'uso di quei tempi, qui compose i Libri de Trinitate, poi che di questo n'habbiano grandissimi vestiggi, e segnali, perche i cittadini di quelle parti ancora tengono in molta riuerenza quei deserti & Oratorij, doue sono tre Monastery antichissimi, poich hoggidi vi si veggono pintati i Frati de Sant'Agostino, un de' quali si chiama Santo Pucio, l'altro Sant'Agostino, & il terzo pi propinquo alla marina Santa Trinit, la oue vidd il

    46 De historia SS. Imaginum..., Louvain 1594, IN, 36, f 147-148. 47. Aux indications fournies par Rau et Aurenhammer, toc. cit., ajouter : P. Gl-

    NARD, Zurbardn et les peintres espagnols de la vie monastique, Paris i960, p. 270-271, n 510-513 (Mexico, Tlaneplantla, Castelln de la Plana, Lima).

    [410]

  • SAINT AUGUSTIN ET L'ANGE 1 47

    fanciullo bellissimo, il quale havendo fatto nell'arena une piccola fossa, etc ... .

    Le R. P. Melchior Verheijen me suggre propos de ces embellissements qu'ils trahissent le souci qu'avaient alors les Ermites de saint Augustin de situer la fondation de leur Ordre antrieurement celle des chanoines rguliers qui se rattachaient, eux, au monastre episcopal d'Hippone49. On sait la place qu'ont tenue ces prtentions historiques (qu'on songe celles des Carmes qui voulaient remonter sans discontinuit jusqu'au prophte lie), ces rivalits entre familles religieuses, et quelles nergies s'y sont consumes qui eussent t mieux employes ailleurs! La science historique reprend enfin ses droits avec le bollandiste J. Stiltingh qui en 1743 excute dfinitivement les prtentions de la lgende en quelques lignes fermes et reuses 50

    Le vritable intrt de celle-ci, sans rapport initial avec saint Augustin, rside donc dans le fait mme de son apparition au dbut du xine sicle. Son Sitz im Leben se laisse aisment dfinir : chez nos sermonnaires, chez nos compilateurs d'exempla (qui le cataloguent sous la rubrique de superbia), notre pisode exprime videmment ce courant de mfiance inquite l'gard de la thologie scientifique qui a accompagn la floraison de la scholastique, mfiance qu'animait l'ide traditionnelle et profonde du caractre insparable entre thologie et vie spirituelle, connaissance de Dieu et saintet. On ne peut s'tonner de rencontrer cet avertissement chez un cistercien comme Csaire de Heisterbach, les hritiers de la tradition proprement monastique pouvaient tre plus particulirement inquits par le dveloppement, souvent exubrant dans sa technicit, de la nouvelle discipline 51 ou chez les prdicateurs populaires, dominicains ou franciscains, proccups du retentissement que pouvait avoir la virtuosit des coles au sein des masses chrtiennes : il est caractristique que Thomas de Cantimpr, o. p., dans le mme chapitre o il raconte l'avertissement reu par saint Augustin, enchane avec une autre historiette probablement elle aussi lgendaire, qui met en mauvaise posture un fameux matre en thologie, Simon de Tournai

    48. A. Staibaxo, Tempio er emit ano, de' santi e beati dell' ordine agostiniano, Napoli 1608, p. 21-22; p. 20 une gravure sur cuivre illustre assez heureusement l'pisode, avec la lgende : Sotto tenere membra ecco il riprende Dio, mentre intender tenta il gran mistero Del sol, che solo triplicato splende.

    49. La querelle faisait rage dj au XVe s. : v. par ex. P. Olmi, Apologia ordinis heremitarum s. Augustini, Roma 1479 (. . Rs. H. 7*3 4)

    5. . SS. Julius V, 357 F-358 B. SX. Cf. J. Lecllrcq, L'amour des lettres et le dsir de Dieu, Parie, 1937, et

    M. D. Chenu, La Thologie au Douzime sicle, Paris, 1957.

    [411]

  • 148 HENRI-IRNE MARROU

    (t . 1 20 1 fi2), anecdote qui a connu galement une longue popularit pendant tout le moyen ge et jusqu' nos jours puisque, travers Matthieu Paris, Casimir Oudin et Michelet elle a inspir Baudelaire et son Chtiment de la Thologie. Cette proccupation n'tait pas trangre non plus aux milieux proches de l'Universit, tmoin, Paris mme, Robert de Sorbon (f 1274), qui prchait contre ces grands Docteurs de Paris qui font profession d'enseigner la thologie; ce sont des gens pleins d'orgueil qui, dans le cours d'une anne, ne gagnent pas une me au Seigneur 54 .

    Par contre il est plus dlicat de dterminer l'origine et la gense de cette lgende. Il est vraisemblable que Csaire de Heisterbach ne l'a pas invente, mme si sa formule introductive n'est qu'une clause de style : quod dicturus sum, veridica didici narratione^... Un hasard heureux nous permettra peut-tre un jour de rcuprer le texte d'un tmoin antrieur Csaire, sinon de l'auteur mme qui a d, sans doute aux alentours de 1200, laborer notre apologue. A partir de quelle source a-t-il opr ? Molanus a eu le mrite d'ouvrir une piste la recherche : il observe que quelque chose d'analogue se lit dans la fameuse lettre apocryphe de saint Augustin saint Cyrille de Jrusalem la gloire de saint Jrme : celui-ci serait apparu, au jour et l'heure mme de sa mort, l'vque d'Hippone qui s'efforait en vain de mditer sur la batitude promise aux lus; entre autres choses, il lui aurait dit :

    Augustine, Augustine quid quaeris ? Putasne breui immitere uasculo mare totum ?... Potius totum mare in arctissimo clauderetur uasculo... quam gau- diorum et gloriae quibus beatorum animae sine fine potiuntur, uel minorem intelligere particulam, nisi, uti ego, experientia docereris 57.

    Tenons-nous l une source directe? Il faudrait tre srs pour cela que l'apocryphe en question tait bien en circulation ds la fin du XIIe sicle58; au surplus on aura not que l'analogie n'est que par-

    52. Bonum universale..., d. Douai 1627, p. 440-441. 53. A. M. Schmidt, Sur une source inconnue de Baudelaire , Nouvelle Revue

    Franaise, 1937, I, p. 602-604. 54. Cit par B. Haurau, Les propos de Robert de Sorbon , Mmoires prs,

    l'Acadmie des Inscriptions, t. 31, 20 partie (Paris 1884), p. 147; v. p. 147-148 d'autres propos de mme porte. L. Rau, loc. cit. (Iconographie, III, 1, p. 154), attribue R. de Sorbon notre exemplum, appliqu A. de Lille; il doit s'agir d'une confusion : l'auteur lui-mme, que j'ai interrog plusieurs fois ce propos, ne se souvenait plus o il avait recueilli ce renseignement.

    55. Horn. fest. 27, p. 10 (cf. Hilka, fase. 1, p. 134). 56 De Historia SS. Imaginarum..., Louvain 1594, f 147. 57. Ps. Augustin, Ep. 18, PL 33, c. 11 22-1 123. La scne a t elle aussi reprsen

    te par les peintres du xv s. : v. par ex. le tableau du muse de Dublin consacr la mort de saint Augustin, volet droit du rtable dont nous avons mentionn plus haut le panneau central.

    58. F. Ca VALLER, loc. cit. (Saint Jrme..., I, 2, p. 144-145) se demandait si la lettre d'Eusbe Augustin ne remontait pas au XIIe s., mais les autres pices du

    [412]

  • SAINT AUGUSTIN ET L'ANGE 1 49

    tielle (il y manque l'entre en scne de l'enfant) et, sous cette forme embryonnaire, l'argument tait connu bien avant notre faussaire : J. M. Leroux me signale sa prsence dans un sermon de saint Jean Chrysostome sur le caractre incomprhensible de Dieu, qui scitur melius nesciendo. Interpellant un auditeur, selon la meilleure tradition diatribique, Chrysostome s'crie :

    Dis-moi donc si quelqu'un prtendait mesurer la mer et savoir combien elle contient de coupes, ne prouverait-il pas par l qu'il ignore ce qu'est la mer ? Celui qui, au contraire, dclare qu'il ne le sait pas mais que son tendue est illimite, celui-l sait mieux que personne ce que peut tre la mer 69.

    Enfin, et c'est ce qui rend l'enqute pratiquement sans issue, cette comparaison appartient au rpertoire du folklore universel. Nous avons ici un exemple typique de ces tches impossibles que e scontes populaires assignent volontiers leurs hros, par exemple dans le conte The Girl as helper in the herd's flight, la lgende de Mde du rpertoire de la mythologie classique 60. Il s'agit l de motifs lmentaires de la littrature populaire que les spcialistes ont pu cataloguer, numroter, tant ils se retrouvent identiques dans les milieux les plus divers. A ct de toute une srie de thmes apparents : mesurer l'ocan, comme chez Chrysostome, rassembler toutes les gouttes d'eau, compter les vagues de la mer C1, le schma utilis par notre lgende, puiser l'eau de la mer avec une cuillre , se retrouve dans des contes populaires recueillis au Danemark, en Serbie, comme au Canada franais 62. Ds lors la mthode d'analyse littraire des textes parallles se rvle absolument inoprante : le thme peut avoir t retrouv et mis en uvre par n'importe quel auteur n'importe quel moment; c'est que nous avons atteint les couches les plus profondes de l'imagination humaine et en quelque sorte ses archtypes permanents.

    dossier, et donc notre rponse d'Augustin Eusbe, pourraient ne dater que du dbut du xiv. Ces curieux textes mriteraient une tude plus prcise : il arrive trop souvent qu' partir du moment o une uvre est rejete parmi les apocryphes des Pres, la critique cesse de s'y intresser.

    59. In Psalm. 143, 2, PG. 55, c. 459. 60. A. Aarne, S. Thompson, The Types of the folk-tales, a classification and a

    bibliography {Folklore Fellows Communications, 78), Helsinki 1928, n 313, II. 61. S. Thompson, Motiv-Index of Folk-Literature, z d., t. Ill, Bloomington

    (Ind.). Copenhagen 1956, 1 144, 1 1 44 * 1 1 44. 2. 62. Ibid., . 1 143' J DE Vries, Folklore Fell. Comm. 73, Helsinki 1928, p. 251,

    7 : GD 71 (conte danois), SS 180 (conte serbe); Sr .Marie Ursule, Civilisation traditionnelle des Lavaibis (Les Archives de Folklore, 5-6), Qubec 1951, p. 251 (vider la mer, c'est en fait un lac , avec un panier).

    [413]

    Pagination401402403404405406407408409410411412413