28
Madame Denise Aigle Sainteté et miracles en Islam médiéval : l'exemple de deux saints fondateurs iraniens In: Actes des congrès de la Société des historiens médiévistes de l'enseignement supérieur public. 25e congrès, Orléans, 1994. pp. 47-73. Citer ce document / Cite this document : Aigle Denise. Sainteté et miracles en Islam médiéval : l'exemple de deux saints fondateurs iraniens. In: Actes des congrès de la Société des historiens médiévistes de l'enseignement supérieur public. 25e congrès, Orléans, 1994. pp. 47-73. doi : 10.3406/shmes.1994.1650 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/shmes_1261-9078_1995_act_25_1_1650

Sainteté et miracles en Islam médiéval : l'exemple de deux saints fondateurs iraniens

  • Upload
    denise

  • View
    212

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Madame Denise Aigle

Sainteté et miracles en Islam médiéval : l'exemple de deuxsaints fondateurs iraniensIn: Actes des congrès de la Société des historiens médiévistes de l'enseignement supérieur public. 25e congrès,Orléans, 1994. pp. 47-73.

Citer ce document / Cite this document :

Aigle Denise. Sainteté et miracles en Islam médiéval : l'exemple de deux saints fondateurs iraniens. In: Actes des congrès de laSociété des historiens médiévistes de l'enseignement supérieur public. 25e congrès, Orléans, 1994. pp. 47-73.

doi : 10.3406/shmes.1994.1650

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/shmes_1261-9078_1995_act_25_1_1650

Denise AIGLE

SAINTETÉ ET MIRACLES EN ISLAM MÉDIÉVAL :

LfEXEMPLE DE DEUX SAINTS FONDATEURS IRANIENS

Le temps des prophètes étant révolu, est-il concevable qu'un musulman, particulièrement pieux, puisse accomplir des miracles ? Cette question délicate a suscité de nombreuses controverses en islam. Les hagiographes musulmans s'en sont donc souvent tenus à une prudente réserve à l'égard des « faits extraordinaires » que l'on peut attribuer aux saints personnages. Cependant, comme dans la littérature hagiographique chrétienne, de nombreuses vies de saints musulmans écrites à l'époque médiévale sont jalonnées de faits miraculeux. L'étude historique de ces miracles est riche en indications sur la vie des saints et sur leur rôle dans les sociétés musulmanes médiévales. Je tenterai de l'illustrer en présentant deux vies de saints ruraux iraniens qui ont déployé leurs activités dans la même petite bourgade du Fârs, Kâzarûn, aux XIe et XIVe siècles. L'hagiographe présente ces deux personnages comme des bâtisseurs et des organisateurs de communautés soucieux de pérenniser leur oeuvre bref, comme des saints fondateurs i- Leur sainteté et leur action sont justifiées tout au long des récits par de nombreux prodiges que j'analyserai dans leur contexte historique, ce qui conduira à proposer des rapprochements avec les modèles de saints fondateurs que l'on rencontre dans le domaine chrétien. Pour donner un éclairage préalable sur

1 . J'utilise cette notion de « fondateur » dans un sens large, comme l'a proposé Jacques Dalarun. Le saint fondateur peut avoir « institué une infime communauté ou un ordre puissant », cf. J. Dalarun, « La mort des saints fondateurs. De Martin à François », dans Les fonctions des saints dans le monde occidental (M* -XIIIe siècle). Ecole française de Rome, 1991, p. 193. Dans le contexte de l'islam, cela correspond autant au fondateur d'un petit ermitage (ribât, khânaqâh), qu'au grand fondateur de confrérie {tariqa). Concernant les termes ribât et khânaqâh, voir la note 53.

48 Denise AIGLE

le contexte religieux et culturel spécifique de ces deux vies de saints, je commencerai par présenter sommairement la sainteté, le miracle et le développement de la littérature hagiographique en islam.

La sainteté dans l'islam

Le concept de sainteté en islam est complexe et, comme l'a écrit Michel Chodkiewicz, parler de saints est même paradoxal puisque Dieu seul est saint 2. En effet, il est le seul à être désigné par al-quddûs, le « Très Saint », nom divin formé à partir de la racine arabe QDS qui exprime l'idée de pureté absolue 3. il n'y a pas de véritable équivalent arabe du terme français « saint » qui serait tiré de cette racine 4. Cependant, il existe dans l'islam des pieux personnages qui, à bien des égards, sont semblables aux saints chrétiens et qui sont reconnus comme tels par la voxpopuli. Je présenterai ici le saint musulman tel qu'il est vu par les saints eux-mêmes, à travers le discours hagiologique puis, tel qu'il est perçu par l'ensemble de la communauté musulmane, à travers les témoignages transmis par la littérature hagiographique.

Dans la littérature hagiologique et doctrinale, le terme le plus souvent utilisé pour désigner un saint est walî (plur. awliyâ), mot issu de la racine arabe WLY qui signifie proximité, contiguïté, d'où dérivent deux sens « être ami », d'une part, « gouverner, diriger, prendre en charge » d'autre part 5. Le concept de sainteté est exprimé par le vocable walâya, introduit seulement au IXe siècle dans le lexique technique du soufisme par Hakîm Tirmidhî 6. Ce n'est qu'au XIIe siècle que fut formulée la première doctrine cohérente de la sainteté7. On la doit à Ibn Arabî (1165-1240), que ses disciples

2. M. Chodkiewicz, « La sainteté et les saints en islam », Bulletin de l'Ecole française d'Extrême Orient, n° spécial sur le culte des saints (sous presse).

3 . Cf. M. Chodkiewicz, loc. cit. 4. Les Arabes chrétiens employent le terme : qiddîs, formé également à partir de cette ra

cine pour désigner un saint Cf. M. Chodkiewicz, loc. cit. et Le Sceau des saints. Prophétie et sainteté dans la doctrine d'Ibn Arabî, Paris, 1986, p. 33.

5. Cf. M. Chodkiewicz, loc. cit. et op. cit., p. 4L 6. Cf. M. Chodkiewicz, op. cit., p. 42. Le mot walâya n'apparaît que deux fois dans le

Coran, soit comme expression du lien de solidarité entre les croyants, soit pour exprimer la protection divine dont ils bénéficient. Les mot walî et awliyâ sont en revanche très fréquents et doivent être traduits différemment selon le contexte. Sur les occurrences de la racine WLY dans le Coran, cf. M. Chodkiewicz, loc. cit. et op. cit., p. 36-37.

7. Cf. M. Chodkiewicz, op. cit. , p. 42. Une ébauche doctrinale de la sainteté avait été formulée auparavant par Hakîm Tirmidhî mais elle fut contestée par les docteurs de la Loi qui lui reprochaient de mettre la walâya des saints au-dessus de la prophétologie (nubuwwa). Sur cette question, cf. M. Chodkiewicz, op. cit. , p. 45-46.

SAINTETÉ ET MIRACLES EN ISLAM MÉDIÉVAL 49

surnommèrent « le plus grand des maîtres » (al-Shaykh al-Akbar) 8. Dans sa remarquable analyse de la doctrine d'Ibn Arabî, Michel Chodkiewicz écrit que le Shaykh al-Akbar insiste sur la notion d'assistance divine : Dieu a pris en charge « ses amis » (awliyâ) en les soutenant dans leurs combats contre la passion, l'amour de soi, le monde et le démon 9. Après avoir fondé une typologie des saints sur la notion d'héritage prophétique, Ibn Arabî a expliqué que les awliyâ forment une hiérarchie spirituelle de saints qui remplissent des fonctions initiatiques ici-bas 10. Cependant, dans les textes biographiques et hagiographiques, le terme waiï est assez rarement utilisé dans les anecdotes mettant en scène le saint dans sa vie quotidienne car ce mot fait partie du vocabulaire technique de la sainteté ; dans les esprits, il désigne, comme l'a écrit Catherine Mayeur-Jaouen, un de ceux qui composent la « Cour céleste » entourant le Prophète et qui irradient ses pouvoirs h.

Le mot le plus ancien qui servit à qualifier les hommes épris de Dieu est le terme sûfî 12 apparu en Iraq vers le milieu du VIIIe siècle. Il ne fut appliqué à l'origine qu'à ceux qu'une quête ardente de Dieu avait conduits à intérioriser leur religion et à adopter un genre de vie distinctif qui impliquait une consécration à la piété (nusk) et à l'ascèse (zuhd). Beaucoup d'autres termes désignent encore le saint homme : le « connaissant en Dieu » (ârif bi-llâh), le ravi en Dieu (majdhub), l'ascète (zâhid), le dévot (âbid), le pauvre en Dieu (faqîr), l'homme de bien (sâlih), etc.. Cependant, dans les textes hagiographiques, c'est le mot « cheikh » qui, le plus souvent, désigne un saint homme 13. Dans la langue persane, le mot derviche {darvtsh), équivalent de l'arabe faqîr, est volontiers utilisé par les hagiographes pour nommer les disciples d'un cheikh et, plus généralement, pour qualifier un homme qui a choisi de vivre dans la pauvreté, fût-ce à tirer sa subsistance des aumônes

8. Cf. M. Chodkiewicz, loc. cit. . Né en Andalousie en 1 165 et mort à Damas en 1240, Ibn Arabî a exercé, et exerce encore, une influence majeure sur la mystique islamique.

9. M. Chodkiewicz, op. cit. , p. 41. 10. Cf. M. Chodkiewicz. op. cit. chap. 7, p. 129 -143. 11. Cf. C. Mayeur, « L'intercession des saints en islam égyptien : autour de Sayyid al-

Badawî », Annales Islamologiques , 25 (1990), p. 372. L'auteur emprunte au christianisme l'image de « Cour céleste » pour illustrer le thème de la hiérarchie spirituelle des saints.

12. Plusieurs versions ont été données sur l'origine du mot sûfî. Certains auteurs pensent que c'est à cause de la pureté (safâ) de l'intime de leur être, d'autres parce qu'ils sont, devant Dieu, au premier rang (sqff), du fait que leurs aspirations s'élèvent jusqu'à Lui, d'autres — la seule qui soit linguistiquement recevable — parce qu'ils portaient un habit de laine (sûf), enfin d'autres encore pensent que c'est parce que leurs caractéristiques étaient proches des « Hommes du banc » (ahl al-suffa), un groupe de dévots qui, à l'époque du Prophète, s'adonnait à des pratiques ascétiques dans la mosquée de Médine. Sur ces « Hommes du banc », cf. W. Montgomery Watt, « Ahl al-suffa », Encyclopédie de l'Islam, 2e éd., I, p. 274.

13. Ce mot ne s'applique pas aux seuls saints mais à tout homme de religion.

50 Denise AIGLE

(futuhât) en nature ou en argent, en signe concret d'entière remise de soi à la Providence divine (tawakkul).

C'est par rapport à leur comportement et à leur fonction sociale que les cheikhs, héros des textes hagiographiques, sont le plus souvent perçus comme des saints par la communauté musulmane : l'homme juste, celui qui respecte la Loi religieuse avec exemplarité, dans un souci de démarche pédagogique, l'ermite, l'intercesseur, le guide spirituel entouré de disciples, le protecteur de ville, le fondateur d'ordre, le thaumaturge, le simple cheikh de village... et, finalement, tout homme doté de pouvoirs surnaturels acquis par l'ascèse ou par don de Dieu peut être considéré par ses semblables comme un saint homme. Les saints musulmans opèrent des miracles qui ont donné lieu à de nombreuses discussions et controverses théologiques.

Miracles des prophètes et miracles des saints

La position doctrinale de l'islam vis-à-vis des miracles des saints (karâma) se réfère aux miracles des prophètes (mu'jiza) 14. Le terme mu'jiza est tiré de la racine arabe 7Z, et signifie littéralement « ce par quoi (le Prophète) rend impuissant et confond ses adversaires » 15. Ce mot ne figure pas dans le Coran qui insiste, en revanche, sur les « signes » (âyât) du Prophète Muhammad 16. Par la suite, les termes mu'jiza et aya sont devenus synonymes et s'appliquèrent aux miracles accomplis par Dieu lui-même dans le but de prouver l'authenticité de la mission de ses prophètes 17. En fait, la plupart des miracles des prophètes, en particulier ceux de Muhammad, se trouvent rapportés dans sa vie (sîra) et dans les hadiths où, là encore, le mot mu'jiza n'apparaît pas. Une description complète et systématique des mu'jizât a été établie au XIVe siècle, par Adud al-dîn al-Ijî 18. Destiné à prouver la vé-

14. La prophétologie islamique inclut des personnages tels Adam, Noé, Job... qui, pour les juifs et les chrétiens, ne sont pas considérés comme des prophètes. Cf. L. Gardet, Dieu et la destinée de l'homme, Paris, 1967, p. 149-150.

15. La bibliographie concernant les miracles des prophètes et ceux des saints musulmans n'est pas très riche. R. Gramlich a établi une typologie des miracles des saints mais sans aucune perspective historique, cf. Die Wunder der Freunde Goîtes. Théologien und Erscheinunsfortnen der Islam-Heiligenwunders , Stuttgart, 1987. Je renverrai donc à L. Gardet, op. cit. , p. 203-204, aux articles de l'Encyclopédie de l'Islam et à un article de D. Gril, « Le miracle en islam : le critère de sainteté ? », dans D. Aigle (sous la direction de), Hagiographies médiévales comparées. Saints orientaux, Droz (à paraître en 1995). Pour la mu'jiza, cf. A.J. Wensinck, « Mu'djiza », Encyclopédie de l'Islam, 2e éd., vm, p. 297-298.

16. Le terme fut repris ensuite pour désigner les versets du Livre saint de l'islam. 17. Les musulmans considèrent que le principal miracle du Prophète est le Coran lui-

SAINTETÉ ET MIRACLES EN ISLAM MÉDIÉVAL 51

racité de celui qui prétend être un prophète de Dieu, le miracle doit répondre à plusieurs conditions : il doit être un acte de Dieu, il doit être contraire au cours habituel des choses, il doit apparaître comme une confirmation de la mission du prophète, il doit être précédé d'une « proclamation » (da'wà) et d'un « défi » (tahaddt) w. C'est donc un acte public par lequel le prophète convainc d'impuissance ses auditeurs incapables de reproduire le miracle constaté.

D'un point de vue doctrinal, en revanche, la karâma est une simple faveur personnelle accordée par Dieu à l'un de ses awliyâ 20. Le terme karâma est tiré de la racine KRM qui signifie « être généreux » 21. Comme mu'jiza, karâma signifie « rupture d'habitude » (kharq âda), c'est-à-dire le fait extraordinaire qui rompt cette « coutume de Dieu » qu'est le cours habituel des choses 22. Elle doit rester secrète ; elle n'est le signe d'aucune mission. Je citerai ici la belle définition qu'en a donné Denis Gril : « Grâce divine, fait miraculeux, pouvoir initiatique, charisme, la karâma... est la trace sensible de la sainteté » 23. Les karâmât des saints ont donné lieu à des réflexions et à des elaborations diverses, parfois contradictoires, de la part des docteurs de la Loi et des mystiques eux-mêmes. Certains théologiens, en particulier les mu'tazilites 24 au DO5 siècle, ont nié la réalité des karâmât pour éviter qu'il y ait confusion avec les miracles des prophètes. Les théologiens ash'arites, qui avaient d'ailleurs des liens avec les soufis du Khorassan et de Baghdad, ont admis l'authenticité des miracles des saints tout en s'attachant à marquer leur différence par rapport aux miracles prophétiques. Cependant, ils ont plutôt fait apparaître une différence de portée que de nature : les mu'jizât doivent être proclamées, les karâmât doivent être tenues cachées mais toutes les deux doivent être distinguées des tromperies (hiyal), des divinations (kihânât) et de la magie (sihr) 25.

18. Sur Adud al-dîn al-Ijî, cf. J. Van Ess, « al-Idgî », Encyclopédie de l'Islam, 2e éd., m, p. 1047-1048 ; « Neue Materialen zur Biographie des Aduddadîn al-Igî », Welt des Oriens, 9 (1978); Erkenntnislehre des Adudaddîn al-Igî, Wiesbaden, 1966.

19. Cf. A.J. Wensinck, loc. cit. , p. 297. 20. Sur les karâmât des saints, cf. l'article de D. Gril, loc. cit. et L. Gardet, « Karâma »,

Encyclopédie de l'Islam, 2e éd., IV, p. 639-641. 21. Le terme karâma, comme mu'jiza, n'apparaît pas dans le Coran mais les occurrences

de la racine KRM y sont nombreuses. 22. Cf. L. Gardet, loc. cit. , p. 639. 23. D. Gril, La risâla de Safi al-dîn Ibn Abî l-Mansûr Ibn Zâfir, Le Caire, Institut français

d'archéologie orientale, 1986, p. 56. 24. Sur les mu'tazilites, cf. D. Gimaret, « Mu'tazila », Encyclopédie de l'Islam, 2e éd., vn, " p. 785-795.

25. Cf. L. Gardet, loc. cit. , p. 640.

52 Denise AIGLE

Dans les traités de soufisme, les auteurs sont unanimes à considérer que les karâmât ne sont pas la condition de la sainteté : elles en sont le révélateur. Plusieurs d'entre eux ont tenté de classifier les karâmât : à chacune correspond dans les Ecritures le modèle d'un miracle prophétique 26. C'est dire la difficulté posée aux théologiens pour établir la distinction entre mu'jiza et karâma 27. C'est encore Ibn Arabî qui, le premier, formula une explication cohérente du miracle : quand un maître extériorise une karâma, c'est pour raffermir la foi d'un disciple ou convaincre un incrédule et il le fait, à son époque, par délégation prophétique 28.

Quelle est la place des miracles dans les textes hagiologiques et hagiographiques ? Les maîtres ne cessent de répéter que les miracles ne sont que des « faits extraordinaires », des « ruptures d'habitude » qui se manifestent au début de la Voie et auxquels il ne faut pas s'attacher au risque de se laisser détourner de l'essentiel qui est Dieu. Pourtant, cet aspect « extraordinaire » fait l'unité des récits hagiographiques 29.

Genèse et développement de la littérature hagiographique

Le genre hagiographique est influencé par les conditions historiques et le contexte religieux dans lesquels il se développe. L'essor de ce genre dans le christianisme, est lié, en particulier, à son utilisation liturgique 30, au besoin de disposer d'une littérature édifiante indépendante de l'office 31 et au rayonnement des centres de pèlerinage, ce qui a conduit à produire une grande variété de textes 32. Dans l'islam, il est né de l'expansion du soufisme et d'une autre originalité de la civilisation musulmane : la tradition de compiler des dictionnaires biographiques 33. Ainsi, du fait de son rattachement tradition-

26. D.Gril,e/>. c/r.,p.56. 27. Au Xe siècle, le théologien Baqillânî consacra un ouvrage entier à la différence entre

les miracles des prophètes, ceux des saints, la sorcellerie et la prestidigitation. Cf. M. Chodkiewicz, op. cit. , p. 48.

28. Cf. D. Gril, loc. cit. 29. D. Gril, op. cit., p. 56. 30. Comme l'a fait remarquer P. de Gaiffier, les impératifs de la liturgie ont été un des

facteurs déterminants du développement des légendiers : les Actes des Martyrs étaient lus publiquement à l'église, avant l'époque carolingienne, en Afrique, en Espagne, en Gaule. Cf. P. de Gaiffier, « La lecture des Actes des Martyrs dans la prière liturgique en Occident. A propos du passionnaire hispanique », Analecta Bollandiana, 72 (1954), p. 138.

31. Cf. G. Pbilippart, Les légendiers latins et autres manuscrits hagiographiques , p. 32. 32. Sur la typologie des sources hagiographiques, cf. G. Philippart, op. cit. 33. Cette tradition est directement issue de la science du hadith. Cf. D. Aigle, « Les bio

graphies de saints de Attâr et de Gâmî, prolongements des écrits fondateurs du soufisme »,

SAINTETÉ ET MIRACLES EN ISLAM MÉDIÉVAL 53

nel et doctrinal, la littérature hagiographique islamique est moins riche que son équivalent chrétien.

Il n'existe à ce jour aucune typologie des sources hagiographiques islamiques, contrairement au christianisme, ni aucun recensement systématique des textes qui sont, pour la plupart, à l'état de manuscrits dans les grandes bibliothèques orientales et occidentales. Enfin, pour une grande majorité d'entre eux, nous ne connaissons pas le nombre de manuscrits copiés. Il est, par conséquent, difficile de savoir s'ils ont été largement diffusés et quel était leur mode de circulation 34.

Dès les premiers textes, les controverses autour des miracles des saints, de la part des docteurs de la Loi, comme de celle des maîtres eux-mêmes, ont posé des problèmes aux hagiographies quant à la place à accorder aux karâmât dans les vies de saints. Il faut également préciser que littérature hagiographique et littérature hagiologique sont très proches, en particulier, au Xe siècle, époque de la genèse du genre hagiographique en islam.

Nous pouvons répartir la littérature hagiographique en deux grandes catégories de textes : les collections de vies de saints, apparues dès le Xe siècle et les biographies consacrées à un seul saint, dont on possède des textes à partir du Xle siècle.

/. Les collections de vies de saints

Plusieurs termes sont utilisés pour désigner ce type de textes. En arabe et en persan, le mot tabaqât s'applique à une collection de vies illustres comme ici celles de saints : les personnages y sont groupés par classes d'âges successives. A partir du XII e siècle, le terme tazkira, également d'origine arabe, signifiant « faire revenir à la mémoire », s'applique plus volontiers, en Iran, aux ouvrages rapportant des biographies de saints, mais aussi de poètes ou d'hommes célèbres. On trouve également des collections de vies de saints sous le terme siyar (plur. de sîra), par référence à la biographie du Prophète, dont la vie fut érigée en modèle de conduite exemplaire.

Anatolia Moderna. Yeni Anadolu, 5 (1994), p. 1-2. Sur les dictionnaires biographiques, cf. H. Gibb, « Islamic Biographical Literature », p. 45-58 ; A.K.S. Lambton, « Persian biographical literature », p. 141-151, dans B. Lewis, P.M. Holt (sous la direction de), Historians of the Middle East, Londres, Oxford University Press, 1962.

34. Plusieurs éléments développés ici sur le genre hagiographique ont d'abord fait l'objet d'une communication intitulée, « Raconter la vie des saints en Iran (Xe -XVe s.) », que j'ai donnée dans le cadre du séminaire de Michel Tardieu au Collège de France.

54 Denise AIGLE

Rédigés en arabe, les plus anciens recueils de vies de saints qui nous sont parvenus ont vu le jour au Khorassan, entre le Xe et le XIe siècle 35. Sans racines locales, ces textes rapportent les biographies de personnages ayant vécu dans l'ensemble du territoire où est appliquée la Loi religieuse islamique, le « dar al-islam », considéré par les musulmans comme la terre d'élection des vertus de sainteté et de justice. La plupart des auteurs de tabaqât sélectionnent et classent des informations transmises oralement, authentifiées par une chaîne de transmission, Yisnâd, conformément aux règles de la science des traditionnistes. Les notices sont rédigées selon le modèle utilisé dans les dictionnaires biographiques : nom, dates de naissance et de mort, renseignements sur la famille, études, filiation spirituelle, qualités et vertus attribuées au saint personnage, puis anecdotes et dialogues, mettant en scène le saint, ses disciples et d'autres mystiques, se succèdent sans ordre apparent. On n'y trouve que peu de renseignements de caractère historique et social, et peu de récits de miracles. Tous ces ouvrages sont à la fois didactiques et vulgarisateurs. Cette production était destinée aux adeptes de la Voie, c'est-à- dire les mystiques, ou à la khâssa> c'est-à-dire l'élite cultivée et influente, au sens où on l'entendait à cette époque 36, ce qui formait un public relativement restreint. Cependant, ces premières collections exercèrent une forte influence sur les compilateurs des siècles suivants.

Je voudrais citer l'exemple de la Tazkirat al-awliyâ, unique parmi les collections de vies de saints et d'un intérêt particulier du fait de son abondance en miracles 37. Ce texte fut rédigé en persan dans la seconde moitié du xne siècle par Attâr (m. 1 190) 38 qui dit l'avoir écrit pour donner accès aux paroles des saints à ses frères en religion qui ne connaissaient pas suffisamment l'arabe. La Tazkirat al-awliyâ ne s'adresse donc pas aux seuls initiés, comme les textes précédents, mais à tout croyant à qui il propose un modèle de conduite religieuse : il érige en idéal le parcours spirituel des saints des premiers siècles de l'islam. Nous sommes en présence d'une épopée mystique dans laquelle l'auteur accumule les faits édifiants, les miracles 39 et où il

35. Cf. D. Aigle, loc. cit. , p. 3-8 ; R.G. Khoury, « Importance et authenticité des textes du Hilyat al-awliyâ wa tabaqât al-asfiyâ d'Abû Nairn al-Isfahânî », Studia Islamica, 46 (1977), p. 73-1 13 ; J. Chabbi, « Remarques sur le développement des mouvements ascétiques et mystiques au Khurasan, ffle/Ke siècle- iWx6 siècle », Studia Islamica, 46 (1977), p. 10-12.

36. Selon J. Chabbi, la khâssa était constituée des hommes de sens, c'est à dire ceux qui possédaient la capacité à raisonner, le 'aql, « ce qui à l'époque n'était pas la chose la plus partagée », cf. J. Chabbi, loc. cit. , p. 17.

37. Pour une analyse de ce texte, cf. D. Aigle, loc. cit., p. 8-18 ; L. Anvar-Chenderoff, « Le genre hagiographique à travers la Tazkirat al-awliyâ, dans Hagiographies médiévales comparées. Saints orientaux, op. cit.

38. Sur Attâr, cf. H. Ritter, « Attâr », Encyclopédie de l'Islam, 2' éd., I, p. 775-777. 39. Comme l'a suggéré J. Chabbi, une littérature spécialisée dans le domaine éthico-ascé-

tique, dont l'aspect était volontiers axé sur le merveilleux et le miraculeux, fit son apparition

SAINTETÉ ET MIRACLES EN ISLAM MÉDIÉVAL 55

insiste sur le martyre 40. Il s'agit d'un véritable recueil de « légendes hagiographiques » qui rappelle la Légende Dorée de Jacques de Voragine.

Les premières collections de vies de saints du type tabaqât se situent donc entre le genre historiographique et le genre hagiographique. Elles tentent de couvrir un temps linéaire en organisant les notices par classes d'âge successives, depuis le début de l'islam jusqu'à la période où écrit l'hagiogra- phe. Mais, les notices elles-mêmes sont organisées indépendamment de la chronologie, elles réunissent des anecdotes, des dialogues pour « édifier » une communauté, les gens de la Voie, dans une grande majorité de cas. On passe ainsi d'une narration historique, plus ou moins chronologique, à une narration hagiographique, pour ainsi dire intemporelle.

Il existe des rapprochements entre la structure des légendiers latins et celle des collections de vies de saints musulmans. François Dolbeau a proposé un classement des légendiers latins en distinguant les légendiers généraux, où l'on trouve des saints de toute provenance, et les légendiers spécialisés, réservés à un groupe de saints ayant en commun certaines particularités 41. Il semble que les collections de vies de saints des premiers siècles de l'islam correspondent au modèle des légendiers latins généraux : elles renferment des saints de tout le monde musulman 42, tandis que certaines collections de vies d'hommes pieux plus tardives, où les personnages sont regroupés par région, par écoles juridiques (madhhab) ou par appartenance à une confrérie, pourraient s'apparenter aux légendiers spécialisés.

2. Les biographies individuelles

Les récits biographiques mettant l'accent sur les vertus, les mérites et les miracles d'un seul personnage ressortissent de Yadab al-manâqib, genre littéraire où l'emphase du miraculeux est souvent source d'autorité 43.

au IXe siècle et pourrait fort bien avoir influencé la littérature mystique postérieure. Cf. J. Chabbi, loc. cit. , p. 24.

40. Hallâj qui fut martyrisé à Baghdad en 922 est à l'origine d'un mouvement soufi puissant. Voir L. Massignon, La passion de Hallâj, martyr mystique de l'islam, Paris, Gallimard, 1975.

41. Cf. F. Dolbeau, « Notes sur l'organisation interne des légendiers latins », dans Hagiographies, cultures et sociétés IVe -M' siècles, Actes du colloque (Nanterre-Paris, 1979), Paris, 1981, p. 16-17.

42. En cela, les recueils de vies de saints musulmans peuvent également être rapprochés des collections de récits édifiants à Byzance (VF-vne s.) qui elles aussi sont sans racines locales et destinées à ceux qui mènent une vie plus ou moins ascétique. Cf. E. Patlagean, « Ancienne hagiographie byzantine et histoire sociale », Annales ESC, 1968, p. 107-108.

43. On utilise également le terme maqâmât qui, dans le langage technique du soufisme, désigne les étapes que parcourt le mystique pour parvenir à Dieu.

56 Denise AIGLE

Cependant, aux premiers siècles de l'islam, le modèle proposé par les manâqib n'était pas celui d'un saint auréolé de charismes et de prodiges mais plutôt celui d'un musulman respectant la Loi islamique et intensément engagé dans sa vie religieuse 44. Ce n'est qu'au fil des siècles que les manâqib se sont, pour ainsi dire, « spécialisés » dans le récit des faits miraculeux opérés par un saint.

Les textes relevant du genre manâqib, beaucoup plus diversifiés que les collections de vies de saints, sont souvent liés à la région où le saint a exercé ses activités. Ces Vies, consacrées à un seul saint homme, sont de loin les plus riches pour l'historien car le menu peuple y joue un rôle important, à l'image de la société réelle, à côté des grands personnages. Dans la mesure où aucune étude systématique de ces vies n'a été entreprise et où les textes n'ont pas été répertoriés 45, je me contenterai de faire le point sur les connaissances actuelles dans le domaine iranien.

Nous pouvons distinguer deux groupes de Vies. Il existe, d'un côté, les vies des grands fondateurs de confréries, composées par les disciples des maîtres, dans les milieux mystiques des grands centres urbains, par exemple, Herat, Samarqand, Ardabil.... Nous possédons, de l'autre côté, des textes consacrés à des petits cheikhs ruraux, qui n'ont laissé aucun nom dans l'histoire de la mystique mais qui ont joué un rôle politique et social dans leur village ou dans leur région 4^. Cependant, qu'il s'agisse d'un maître fondateur ou d'un petit cheikh de village, les Vies suivent toutes, à quelques exceptions près, un schéma-type : naissance et enfance, éducation, exercices d'ascèse, miracles in vita, mort et miracles post mortem. Se greffent, sur ce schéma de base, et selon les cas, des chapitres sur les qualités et les vertus du saint, sur son enseignement, sur les réponses aux questions qui lui étaient posées ou encore des chapitres rapportant les activités particulières du saint. On y

44. Cf. E. Geoffroy, Le soufisme en Egypte et en Syrie : implications culturelles et enjeux spirituels — fin époque mamelouke — début période ottomane, thèse, Université de Provence-Aix-Marseille, 1993 (en cours de publication à l'Institut français d'Etudes arabes de Damas), chap, sur les sources.

45. Il existe des ouvrages de référence pour les textes en arabe mais la littérature hagiographique n'y dispose pas d'une rubrique spéciale, on peut trouver la mention de certains textes dans les chapitres sur la littérature hagiologique. Cf. C. Brockelmann, Geschichte der arabischen Literatur, Leiden, 1945-1949 et F. Sezgin, Geschichte des arabischen Schrifftums, Leiden, 1967, Band I, Mystik, p. 631-676 (concerne les ouvrages écrits avant 1038). En persan, il n'existe qu'un ouvrage bibliographique, très incomplet, C.A. Storey, Persian Literature. A bio-bibliographical Survey , Londres, 1927-1939.

46. Quelques-uns de ces textes ont été exploités par certains historiens, à la suite de la découverte, quelquefois fortuite, de manuscrits dans les bibliothèques. Cf. les travaux pionniers de J. Aubin : Deux Sayyids de Bam au XVe siècle. Contribution à l'histoire de l'Iran timouride, Wiesbaden, Akademie der Wissenschaften und der Literatur, 1956, p. 375-501 ; « Un santon Quhistânî de l'époque timouride », Revue des Etudes islamiques, 1967.

SAINTETÉ ET MIRACLES EN ISLAM MÉDIÉVAL 57

trouve les mêmes topoi que dans les vies des saints chrétiens : naissance annoncée par rêves et présages, précognition par le saint de sa mort, foule nombreuse à l'enterrement, participation de la nature au deuil... de même qu'on y trouve beaucoup de miracles similaires.

Cette structure de base évolue beaucoup entre le Xe et le XVe siècle. Les premières Vies étaient, en quelque sorte, des notices biographiques très développées (elles suivent le même plan), insistant sur les maîtres, les disciples, l'étude des sciences religieuses, les chaînes de transmission. Ce schéma traditionnel s'efface peu à peu par la suite. Les hagiographies finissent par s'attacher essentiellement à l'enseignement du saint, dans le cas des maîtres ayant laissé une oeuvre spéculative importante, à son rôle social, dans le cas des saints dits « populaires ».

La plupart des Vies des grands fondateurs de confréries ne renfermaient que peu de miracles « spectaculaires ». Ne veut-on pas proposer un modèle de sainteté en accord avec une « règle », celle de la confrérie ? Ces vies sans miracle, ou presque, font penser aux Vies du Xe siècle, issues de la réforme clunisienne, où l'on mettait l'accent sur l'exemplarité de la vie du saint personnage 47. Comme la production hagiographique de ce milieu monastique qui, en traçant le portrait de saints conformes à la règle bénédictine, tente d'esquisser des modèles de sainteté « imitables » 48, les hagiographes qui rédigent les Vies des grands fondateurs de confréries n'ont pas besoin de les auréoler de charismes : leur savoir, l'organisation de l'ordre dont ils ont été les initiateurs suffit à leur donner une autorité incontestée.

Le saint est non seulement intermédiaire entre Dieu et les hommes, mais aussi intermédiaire entre le menu peuple et les grands de ce monde. En rédigeant la vie d'un petit cheikh de village, qui fut à la fois engagé dans le siècle et tourné vers l'au-delà, l'hagiographe met par écrit la mémoire du saint - ses gestes et paroles - perpétuée dans la région par des traditions orales. Michel Lauwers a écrit à propos des Vitae sanctorum du haut Moyen Age que le saint, après sa mort, « accède au statut d'"ancêtre" : en lui se reconnaît une communauté » 49. Cette remarque peut s'appliquer aux saints musulmans qui, après leur mort, continuent à intervenir en faveur de leurs

47. G. Barone, « Une hagiographie sans miracles. Observations en marge de quelques vies du Xe siècle », dans Les fonctions des saints dans le monde occidental (me-XIIP siècle), Ecole Française de Rome, 1991 p. 436.

48. G. Barone, loc. cit. , p. 444. 49. Cf. M. Lauwers, « La mort et le corps des saints. La scène de la mort dans les Vitae du

haut Moyen Age », MA , 94 (1988), p. 50.

58 Denise AIGLE

fidèles. Les Vies de saints permettent donc à une communauté de se forger une mémoire collective 50.

Il est difficile d'évaluer le rayonnement de ces textes mais, peut-être à cause de leur caractère local accentué, il semble qu'ils ont connu une diffusion moins importante que les collections de Vies. En effet, mises à part les Vies des grands fondateurs de confréries, beaucoup de ces textes, consacrés soit à des cheikhs engagés dans le siècle, soit à des petits thaumaturges de village, ne nous sont connus le plus souvent que par un seul manuscrit. D'autre part, nous avons vu que le public visé par les premières collections de vies n'était pas la communauté musulmane dans son ensemble mais seulement les adeptes de la Voie. Ce n'est que peu à peu que le public s'est diversifié et élargi, avec l'essor des confréries, d'une part, avec l'apparition des saints « populaires » qui ont joué un rôle politique et social dans leur ville ou dans leur région, d'autre part, comme les deux saints iraniens qui font l'objet de cette étude.

Le parcours de sainteté de deux fondateurs iraniens

En Iran, comme l'a souligné Jiirgen Paul, la littérature hagiographique du style manâqib semble remplir une fonction sociale et son évolution être le reflet des changements au sein la société. Entre les XIIe et XIIIe siècles, l'Iran subit des bouleversements politiques qui modifient considérablement les rapports sociaux : des cheikhs d'un « nouveau style » font leur apparition, ils interviennent de façon progressive dans les affaires de la ville et de la région si. Le devoir de ces cheikhs d'un « nouveau style » ne se réduit pas seulement à prier contre les gouverneurs injustes ou à défendre leur ville grâce à leurs pouvoirs surnaturels. Ils prennent en charge les démunis en distribuant de la nourriture, ils usent de leur ascendant sur les puissants pour intervenir en faveur des populations soumises à leurs exactions. Le Cheikh Amîn al- dîn Balyânî, le plus tardif des deux saints étudiés ici, correspond à ce modèle. Cependant, bien qu'ayant vécu près de trois siècles plus tôt, le profil du Cheikh Abu Ishâq se rapproche, dans une certaine mesure, de celui des cheikhs « nouveau style », dont il fait un peu figure de précurseur.

Le Cheikh Murshid al-dîn Abu Ishâq (m. en 1033) fut, au tournant des Xe et XIe siècles, un bâtisseur de mosquée et un fondateur d'ordre à Kâzarûn, petite localité du Fârs, située à environ cent-vingt kilomètres de Chirâz. Le Cheikh Amîn al-dîn Balyânî (m. en 1345), entreprit au début du XIVe siècle

50. Cf. M. Lauwers, loc. cit. , p. 50. 51. Cf. J. Paul, « Au début du genre hagiographique au Khorassan », dans Hagiographies

médiévales comparées. Saints orientaux, op. cit.

SAINTETÉ ET MIRACLES EN ISLAM MÉDIÉVAL 59

de restaurer l'oeuvre d'Abû Ishâq, son maître spirituel. Ces deux saints ont donc déployé leurs activités en milieu rural, dans la même bourgade, à plus de trois siècles d'intervalle. C'est un des disciples du Cheikh Balyânî, Mahmûd Ibn Uthmân, qui est l'auteur de sa Vie. Il avait auparavant traduit en persan la Vie du Cheikh Abu Ishâq, écrite à l'origine en arabe. Les liens entre ces deux saints personnages et entre les récits de leurs Vies font de ces deux textes hagiographiques des documents privilégiés pour une analyse des miracles.

La Vie du Cheikh Abu Ishâq, intitulée Firdaws al-murshidiyya fî asrâr al-samadiyya, fut rédigée en arabe avant 1109, c'est-à-dire moins de soixante-seize ans après le décès du saint 52, par le troisième successeur (khalîfa) du cheikh à la tête de l'hospice 53 (ribât) qu'il avait fondé 54. Cette Vie ne nous est parvenue qu'à travers une traduction en persan, effectuée en 1327, par Mahmûd Ibn Uthmân qui a ajouté au texte initial quelques traditions orales, recueillies parmi les adeptes du Cheikh Abu Ishâq, et le récit des miracles qui continuaient à se produire autour de son tombeau 55.

Lorsqu'une vingtaine d'années plus tard, en 1348, Mahmûd Ibn Uthmân composa la Vie du Cheikh Amîn al-dîn Balyânî, intitulée Miftâh al-hidâyat wa misbâh al-inâyat, seulement trois ans après la mort du saint 56, n avait une connaissance parfaite de la vie de l'ancêtre spirituel dont se réclamait son maître. Le travail de l'hagiographe consiste souvent à transposer les miracles d'une vie à l'autre : le Cheikh Balyânî se place dans l'ombre du Cheikh Abu Ishâq. Je mettrai en parallèle les aspects miraculeux de quatre étapes de

52. La Vie du Cheikh Abu Ishâq est un des premiers textes qui soit consacré à un seul saint, dans le domaine iranien.

53. Ici, je traduis le terme ribât par hospice, dans le sens latin d1 hospitium, maison où les religieux donnent l'hospitalité aux pèlerins et aux voyageurs. La terminologie arabe et persane pour désigner les différents lieux où les saints musulmans se retiraient avec leurs disciples et où ils offraient l'hospitalité n'est pas précise et varie selon les époques et les régions. Cf. J. Chabbi, « Khânkâh», Encyclopédie de l'Islam, 2e éd., IV, p. 1057-1058 ; G. Marçais, « Ribât », Encyclopédie de l'Islam, liK éd., IV, p. 1230-1233 ; E. Lévi-Provencal, « Zâwiya », Encyclopédie de l'Islam, 1** éd., IV, p. 1289-1290.

54. Ce texte a été édité par F. Meier, Die Vita des Scheich Abu Ishâq al-Kâzarûni, Leipzig, 1948. Il existe une autre version, en persan, de la vie du Cheikh Abu Ishâq, intitulée, Marsâd al-ahrâr ilâ siyar al-murshid al-abrâr, très proche du Firdaws. Elle est connue par un seul manuscrit conservé à la Chester Beatty, qui fut copié le 10 avril 1427. Cf. A.J. Arberry, « The Biography of Shaikh Abu Ishâq al-Kâzarûnî », Oriens, 12 (1950), p. 163-182.

55. Seulement deux manuscrits de ce texte sont connus : Aya Sofya 3254 (daté du 10 dhu'l-qa'da 731) et Konya Asari Atika Miizesi Kiithtiphanesi 1513. Il existe une traduction du texte en turc par Mehmed b. Ahmad Shevqî, intitulée Menâqib-i Sheikh Abu Ishâq b. Shahriyâr-i Kâzarûriî , achevée le 20 safar 961, d'après le texte persan auquel le traducteur a ajouté des histoires turques (manuscrit Asad Efendi 2429).

56. Ce texte nous est connu à travers un seul manuscrit : Asad Efendi 1640.

60 Denise AIGLE

leur parcours sur la Voie : la prédestination à la sainteté des personnages, leur action de fondateur, leur mort et enfin les miracles post mortem. Il me faut tout d'abord présenter ces deux personnages en les replaçant dans leur contexte historique et religieux 57,

L'islamisation de l'Iran, après la conquête arabe, se fit progressivement : les musulmans ne représentaient, au IX © siècle, qu'environ quarante pour cent de la population 58. Le plus grand nombre de convertis se trouvait dans les villes, où Arabes islamisés et adeptes des autres religions entrèrent très tôt en contact. C'est également dans les villes que se développèrent les institutions sociales et religieuses islamiques nécessaires à la nouvelle vie communautaire telles que mosquées, fontaines à ablutions, écoles coraniques, hôpitaux. En milieu rural, la progression de l'islam fut plus lente, elle fut d'ailleurs très souvent due à la prédication des hommes pieux ou des soufis. Dans la région de Kâzarûn, riche en vestiges sassanides, les zoroastriens étaient nombreux et puissants : comme l'atteste la Vita du Cheikh Abu Ishâq, il y avait encore, au X« siècle, des temples du feu et le collecteur d'impôts de Kâzarûn lui-même était un zoroastrien.

Le Cheikh Abu Ishâq naquit dans une famille convertie de fraîche date à l'islam : ses grands parents étaient zoroastriens. Quoique musulman, son père, un simple artisan, ne permit pas à son fils d'entreprendre des études religieuses, parce que la famille n'en avait pas les moyens : il fallait gagner sa vie. Abu Ishâq fut donc contraint, pour apprendre quelques rudiments de Coran, de se lever chaque matin avant l'aube pour se rendre à la leçon. Ce fut là sa seule formation religieuse. L'hagiographe le présente comme un combattant de l'islam. Il a non seulement converti beaucoup de zoroastriens par la prédication, mais il a construit des édifices religieux qui transformèrent Kâzarûn si bien que, par la suite, la ville fut placée sous son patronage. La plaine de Kâzarûn était située dans une zone climatique favorable à l'agriculture, elle était particulièrement célèbre pour la production d'agrumes, de dattes et pour la culture du coton. Située non loin du Golfe persique, la bourgade de Kâzarûn était un lieu où passaient marchands et pèlerins et, de ce fait, elle jouissait d'une belle prospérité économique. Nous verrons que ceci permit à l'ordre que fonda le Cheikh Abu Ishâq de se développer rapidement

57. Concernant ces deux saints, cf. D. Aigle, « Le soufisme sunnite en Fârs : Cheikh Amîn al-dîn Balyânî », dans D. Aigle (sous la direction de) L'Iran face à la domination mongole, Institut français de recherche en Iran (à paraître en 1995) ; « Un fondateur d'ordre en milieu rural : le Cheikh Abu Ishâq de Kâzarûn », dans Hagiographies médiévales comparées. Saints orientaux, op. cit.

58. Cf. R. W. Bulliet, Conversion to Islam in the Medieval Period. An Essay in Quantitative History, Harvard University Press, 1979, p. 47.

SAINTETÉ ET MIRACLES EN ISLAM MÉDIÉVAL 61

de son vivant dans l'ensemble du Fârs, et même au-delà 59. Outre les miracles qu'il accomplit pour la cause de l'islam, le Cheikh Abu Ishâq possède les charismes d'un saint rural, répondant aux demandes concrètes de la population : guérisons, prières de rogations, interventions sur les animaux.

Environ trois siècles plus tard, le Cheikh Amîn al-dîn Balyânî s'est affirmé comme le restaurateur de l'oeuvre du Cheikh Abu Ishâq. En effet, après l'avènement des Turcs seldjoukides au milieu du XIe siècle, le Fârs avait subi pendant un siècle les dévastations des tribus locales. Le commerce qui avait fait la prospérité de Kâzarûn avait périclité. L'hagiographe présente un Cheikh Balyânî, disciple docile de son lointain prédécesseur : son oeuvre de constructeur, comme ses miracles, lui sont pour la plupart dictés par le Cheikh Abu Ishâq, à travers des visions oniriques. Son action est marquée surtout par l'imitation de son guide spirituel, même s'il s'appuie parfois directement sur le modèle du Prophète, et si ses activités correspondent au contexte historique, très différent, de son époque. Tandis que son maître évita les contacts avec les autorités politiques, le Cheikh Balyânî fut un proche des Injuïdes, une dynastie locale de souche iranienne qui avait commencé à gouverner la région au nom des Mongols avant de devenir indépendante. Le saint réalise plusieurs miracles en leur faveur. Alors que le Cheikh Abu Ishâq avait utilisé ses pouvoirs pour islamiser la région, le Cheikh Balyânî, reconnu par les puissants, est un guide spirituel. Il vit dans son couvent, entouré de disciples sur lesquels il veille paternellement, de même qu'il protège la population de Kâzarûn en exerçant ses dons de thaumaturge et en débarrassant la région d'un brigand.

Ainsi, ces deux saints ruraux de Kâzarûn sont liés par une véritable filiation spirituelle, à trois siècles de distance. Le second apparaît, en quelque sorte, comme le « refondateur » de l'oeuvre du premier, d'où l'intérêt de mettre en parallèle les parcours de sainteté de ces deux personnages.

1. La sainteté annoncée

Trois signes successifs annoncent la sainteté d'Abû Ishâq. Le premier, discret, précède sa naissance : l'hagiographe écrit simplement qu'on l'entendait remémorer le nom de Dieu (dhikr) dans le ventre de sa mère 60.

Dès l'enfance, il est gratifié d'un premier miracle :

59. Cf. D. Aigle, « Un saint fondateur d'ordre en milieu rural... », loc. cit. 60. Firdaws al-murshidiyyafiasrâral-samadiyya (par la suite, Firdaws), p. 12.

62 Denise AIGLE

« Alors qu'une grande disette sévissait dans la région, la situation était devenue difficile chez son maître de Coran. Ce dernier lui demanda si son père pouvait lui envoyer un peu de blé pour nourrir sa famille. Les parents d'Abû Ishâq refusèrent, n'ayant eux-mêmes plus rien, ni orge, ni blé, ni argent pour en acheter. Le lendemain, avant de se rendre à la leçon, l'enfant alla à la grange, dans l'espoir d'y glaner quelques grains : il la trouva pleine de blé » 61.

Bien que ce miracle lui permette de venir en aide à son maître de Coran, il est surtout destiné à prouver à des parents qui lui reprochent constamment de s'occuper des pauvres, qu'Abû Ishâq jouit de la grâce divine. Pour reprendre la terminologie utilisée par Bernard Flusin, nous pouvons qualifier ce premier miracle de « miracle réflexif » : Abu Ishâq en est lui-même le bénéficiaire 62.

Son second miracle se produit lorsqu'il est adolescent. Là encore, il est confronté à son père qui, invoquant la pauvreté de la famille, l'empêche de faire preuve de générosité envers les pauvres et les gens de passage. Pendant le mois de ramadan, un groupe de derviches arrive au moment du repas du soir, : Abu Ishâq n'a rien à leur offrir. C'est alors qu'un homme survient et lui dit : « On t'envoie ces fruits et ce pain afin que tu les distribues entre les derviches » 63.

Dans ces deux cas, se manifeste la générosité divine envers le saint. Cette grâce prend la forme, dans le premier miracle, de « multiplication » de nourriture et, dans le second miracle, de ce que les sources islamiques appellent nafaqa min al-ghayb, c'est à dire une aumône venue de l'invisible M. Abu Ishâq jouit donc de la grâce divine, bien avant d'avoir franchi toutes les étapes qui mènent à la perfection et à la sainteté.

Il faut souligner que ces miracles annoncent sa future action de fondateur. Dans une région peu islamisée et dans un lieu de passage, sa tâche est de constituer des liens de solidarité sociale en édifiant non seulement une mosquée mais également des hospices pour les voyageurs. Il en aurait fait construire soixante-six dans le Fârs. Pour subvenir aux besoins de ceux-ci, le Cheikh Abu Ishâq se voit, à plusieurs reprises, gratifié par Dieu d'aumônes

61. Firdaws,p. 15.

62. B. Flusin, « Miracle et hiérarchie », dans Hagiographies, cultures et sociétés lVe-xne siècles, Paris, Etudes Augustiniennes, 1981, p. 305.

63. Firdaws, p. 105. 64. Cf. E. Geoffroy, loc. cit. , p. 89.

SAINTETÉ ET MIRACLES EN ISLAM MÉDIÉVAL 63

venues de l'invisible qu'il distribue entre les derviches et les pauvres de ces différentes institutions.

Les signes et les rêves prémonitoires annonçant la sainteté du Cheikh Balyânî sont beaucoup plus nombreux. Tous se produisent longtemps avant sa naissance, dans une vieille famille religieuse. Je n'en retiendrai que trois.

1- La famille d'Amîn al-dîn vivait à Balyân, un petit village proche de Kâzarûn. Son grand-père, qui était à la tête d'un petite congrégation de sou- fis, réunit un jour ses enfants et ses disciples et dit : « II y a longtemps que je voulais réinstaller à Kâzarûn mais, jusqu'à présent, je n'avais reçu aucun signe du Cheikh Abu Ishâq. Cette nuit, il m'est apparu en rêve et il m'a dit : Tu n'as pas l'autorisation de t'installer à Kâzarûn mais un de tes descendants viendra qui sera comme mon fils. Il accomplira tout ce que je lui ordonnerai de faire » 65.

2- Un vieil ami de la famille Balyânî avait pour habitude de rester tout le jour au tombeau de Cheikh Abu Ishâq. Un jour, il rencontra l'esprit du cheikh qui lui dit : « Quelqu'un viendra, il sera comme mon fils et il aura pour adeptes les rois et les émirs ». Amîn al-dîn naquit vingt ans plus tard «.

3- La tante paternelle d'Amîn al-dîn fit également un songe prémonitoire. Elle se trouvait dans un désert où était rassemblée une grande foule. Au milieu de cette foule, un homme prêchait du haut d'une chaire. Les gens dirent à la femme : « C'est ton neveu, Amîn al-dîn Muhammad, il est le substitut du Prophète ; toutes les créatures sont ses disciples et ses amis ». Son frère n'ayant pas d'enfants, le rêve fut interprété comme annonçant le rang élevé d'un enfant à venir 67.

Quelle est la signification de ces trois rêves ? Le premier donne, par avance, une légitimité à l'oeuvre d'Amîn al-dîn : il est désigné par Abu Ishâq lui-même pour exécuter ses ordres. Le second rêve annonce son rôle politique, confirmé par plusieurs épisodes de sa Vita : son ascendant sur les souverains de la dynastie locale des Injuïdes lui permettra déjouer un rôle d'intercesseur en faveur du menu peuple 68. Enfin, le troisième rêve place Amîn al-dîn dans la lignée des prophètes, en tant que substitut du Prophète Muhammad lui-même.

65. Miftâh al-hidâyat wa misbâh al-inâyat (par la suite Miftâh), fol. 174b. 66. Miftâh, fol. 175a. 67. Miftâh, fol. 5a. 68. Cf. D. Aigle, « Le soufisme sunnite en Fârs... », loc. cit.

64 Denise AIGLE

La prédestination à la sainteté des deux cheikhs est donc annoncée de manière différente. Dans un milieu familial défavorable, la sainteté du Cheikh Abu Ishâq est « prouvée » par des miracles précoces : il faut convaincre les parents de la grâce dont jouit leur fils. Le cas du Cheikh Balyânî est tout autre. Bien que né dans une famille de soufis, il a besoin de s'imposer face au souvenir du grand mystique de Kâzarûn : sa sainteté est « légitimée » par Abu Ishâq et par le Prophète lui-même. Même si cette double légitimité est annoncée par de nombreux rêves prémonitoires, les premiers miracles d'Amîn al-dîn n'ont lieu qu'après qu'il ait achevé son parcours spirituel, au moment où il forme à son tour des disciples. La hiérarchie entre les deux saints est ainsi respectée : la sainteté d'Abû Ishâq émane de Dieu, elle est individuelle tandis que celle d'Amîn al-dîn couronne une lignée de soufis qui se rattache spirituellement au grand saint de Kâzarûn.

2. Deux saints fondateurs dans la lignée des prophètes

Le Cheikh Abu Ishâq eut à vaincre des résistances diverses pour réaliser son oeuvre de fondateur : deux miracles et une justification coranique lui furent nécessaires.

Après avoir amené, par la prédication, une grande partie de la population de Kâzarûn à l'islam, le cheikh entreprit de construire une mosquée. Il se heurta alors à l'opposition farouche des zoroastriens qui abattaient tout ce qu'il construisait. Un fonctionnaire du dîvân tenta même de le tuer d'une flèche. Mais Dieu le soutenait dans cette tâche. Lorsqu'il lançait l'appel à la prière, rapporte son hagiographe, les feux des zoroastriens s'éteignaient... Le cheikh lui-même redonnait confiance à ses adeptes en leur disant que tous les prophètes avaient rencontré pareils obstacles.

Pourtant, il avait fallu que le Prophète Muhammad l'encourage alors qu'il était confronté aux plus grandes difficultés : « Au cours d'une vision nocturne, le Prophète, une corde à la main, lui montra les fondations de la mosquée. Le cheikh interpréta ce rêve comme un ordre à persévérer : il construisit un édifice comportant trois travées. Puis, il reçut un nouveau signe du Prophète : au cours d'une nouvelle vision onirique, il vit le Prophète qui dessinait avec de la cendre une mosquée plus grande. Le matin, il se rendit à l'endroit où le Prophète avait dessiné dans son rêve et il vit les traces de cendres. Il bâtit alors quatre travées de plus. » 69 Le financement de la construction fut assumé par un riche donateur de la région qui était devenu son adepte, sans doute commerçant ou propriétaire foncier.

69. Firdaws, p. 27.

SAINTETÉ ET MIRACLES EN ISLAM MÉDIÉVAL 65

Abu Ishâq acheva la construction de la mosquée au bout de quatre ans, en plusieurs étapes, car elle devenait à chaque fois trop petite, signe de la progression des conversions à l'islam. Il donna l'ordre qu'on y fasse la prière du vendredi. Le cheikh avait pourtant rencontré des difficultés, non seulement à cause des zoroastriens, mais également au sein de la population musulmane de Kâzarûn qui lui reprochait de dépenser en vain les moyens de subsistance qu'il recevait en aumône. Il justifia son action comme étant un ordre reçu de Dieu, pour le bien de la communauté : « Tout ce que je fais, je ne le fais pas pour moi mais sur Son ordre » 70. A l'appui de sa réponse, il cita le verset de Coran : « Dieu distingue le corrupteur de celui qui fait du bien » 71.

L'oeuvre de bâtisseur du Cheikh Abu Ishâq était placée dans la continuité de l'action des prophètes, en particulier d'Abraham construisant la Ka'ba à la Mekke 72. Lorsque la mosquée fut achevée, il invoqua Dieu : « Tu sais qu'Abraham a construit la Ka'ba pour Toi. Tu en as fait la maison de la paix. Moi aussi, j'ai construit cette mosquée pour Toi afin que cet endroit soit un havre de paix, que Tu y anéantisses les infidèles et les tyrans et que quiconque viendra s'y réfugier soit préservé du malheur » 73.

Près de quatre siècles plus tard, le Cheikh Balyânî entreprit de restaurer et de compléter l'oeuvre du Cheikh Abu Ishâq : un chapitre entier de sa Vie est consacré aux édifices qu'il a élevés à Kâzarûn. L'hagiographe met l'accent sur la proximité entre le Cheikh Amîn al-dîn et le Cheikh Abu Ishâq en répétant, à l'occasion de chaque construction, la formule : « II n'y avait entre eux ni voile, ni discorde, mais au contraire proximité et union ». Amîn al-dîn éleva à Kâzarûn un grand complexe religieux composé d'une mosquée, de deux fontaines à ablutions, d'un hôpital et d'une école de hadith. L'Iran était islamisé ; le Cheikh Balyânî ne rencontra donc pas les mêmes oppositions que son devancier. Cependant, comme son ancêtre spirituel, Amîn al-dîn eut à surmonter les critiques de certains musulmans.

Reprenons la chronologie des miracles liés à ces édifices 74. Pour construire la mosquée, il acheta à des particuliers quelques maisons en ruines et, au souverain, un caravansérail. Puis il les fit raser. Cela suscita d'abord des réactions d'étonnement ; Amîn al-dîn se retrancha derrière

70. Firdaws, p. 26. 71. Sourate II, « La vache », verset, 220, Le Coran, trad. D. Masson, Paris, Gallimard,

1967, p. 42. 72. Dans l'islam, Abraham est considéré comme le prototype de la foi en l'Unique qui re

construit avec Ismaël et « purifie » le temple sacré de la Ka'ba de la Mekke, détruit par le déluge. Cf. L. Gardet, op. cit. , p. 149-150.

73. Firdaws, p. 36. 74. Cf. D. Aigle, « Le soufisme sunnite en Fârs... », loc. cit.

66 Denise AIGLE

l'autorité du Cheikh Abu Ishâq. Il rapporta alors le rêve d'un vieil ami de la famille, nommé Umar Kârzyâtî. Le Cheikh Abu Ishâq lui était apparu au cours d'une vision nocturne trente ans auparavant et lui avait dit : « L'endroit où je suis sera la limite de la mosquée ». Umar lui demanda : « 0 Cheikh, ce caravansérail qui est la propriété du souverain et ces maisons seront donc détruits ? » Le cheikh avait répondu : « L'homme qui construira cette mosquée aura les rois et les émirs pour disciples » 75.

Des critiques plus vives se manifestèrent par la suite. Monté en chaire dans un autre édifice religieux de la ville, un orateur reprochait au Cheikh Balyânî d'être occupé toute la journée à la construction de la mosquée. Ce même Umar Kârzyâtî se souvint alors que, la veille, il avait vu le Prophète en rêve qui lui disait : « O Umar, quelqu'un est venu à la mosquée, il prêche et critique le Cheikh Amîn al-dîn ». On fit descendre le prédicateur 76.

L'autorité personnelle du Cheikh Balyânî ne rétablit la situation dans aucun de ces récits. Dans le premier cas, il se retranche derrière le Cheikh Abu Ishâq, dans l'autre cas, l'autorité du Prophète est invoquée par l'intermédiaire d'une vision, venue fort à propos, d'un vieux compagnon de la famille.

Comme son lointain devancier, il acheva la construction de la mosquée en quatre ans, et l'agrandit en plusieurs étapes. Mais, à l'inverse d'Abû Ishâq qui, issu d'une famille pauvre, était sans fortune personnelle, les Balyânî faisaient partie des notables de la ville ; Amîn al-dîn put donc assumer lui- même les frais occasionnés par la construction de la mosquée en achetant les terrains de ses propres deniers.

La construction d'un heu d'accueil pour les derviches et les voyageurs, le Dâr al-âbidîn, l'obligea à vaincre les plus fortes résistances. De la même manière que le Cheikh Abu Ishâq avait fait de sa mosquée un édifice ayant la même fonction que la Ka'ba de la Mekke, Amîn al-dîn invoqua l'action d'Abraham pour justifier la construction de cette maison pour les voyageurs : un lieu de paix. Ainsi, comme le maître spirituel de Kâzarûn, il plaça cette oeuvre dans la continuation de celle des prophètes.

Bien que le contexte religieux et social de l'oeuvre des deux saints soit différent, leurs miracles de fondation sont presque symétriques. L'autorité de Dieu et du Prophète, dans le cas d'Abû Ishâq, à travers des visions oniriques ; l'autorité du Prophète, par l'intermédiaire de son maître spirituel, dans le cas d'Amîn al-dîn, également à travers des visions oniriques. Dans les deux cas, les saints sont l'objet de critiques des musulmans mais pour des

75. Firdaws, p. 214 ; Miftâh, fol. 175b. 76. Miftâh, fol. 178b-179a.

SAINTETÉ ET MIRACLES EN ISLAM MÉDIÉVAL 67

raisons différentes. Au Cheikh Abu Ishâq, on reproche de dépenser en vain les aumônes pour construire une mosquée contre la résistance active des zo- roastriens ; ce n'est pas le cas pour l'hospice construit par Amîn al-dîn. En effet, celui-ci devait attirer les étrangers et, par conséquent, des subsides pour celui qui en aurait la charge, cela au détriment des établissements concurrents. Les conflits engendrés par la construction de cet hospice reflètent donc les enjeux économiques attachés à ces institutions et, bien qu'on ne relève pas de mentions directes d'affrontements religieux dans la Vie du Cheikh Amîn al-dîn, nous les devinons à travers ces récits.

3. Une mort sur le mode cénobitique

La mort d'un saint est toujours un instant privilégié par l'hagiographie. La scène de la mort marque l'aboutissement d'une vie sainte : l'attitude du mourant « prouve » la réalité des vertus qui lui ont été attribuées. Dans le christianisme, le jour de la mort d'un saint est le jour essentiel de sa vie parce qu'il est le jour de sa naissance au ciel (dies natalis) : il jouit de la béatitude immédiate 77. La situation est différente dans l'islam. Après la mort, tout musulman attend dans un monde intermédiaire le jour de la résurrection des corps, prélude au jour du jugement dernier et à l'entrée au paradis 78. Certains modèles de mort sont pourtant semblables dans le christianisme et dans l'islam comme, par exemple, celui des saints fondateurs.

En effet, la mort d'un saint n'a rien d'un bref trépas. Elle frappe rarement par surprise et l'heure, annoncée ou pressentie, du terme est la règle. Le saint peut donc s'y préparer, au niveau individuel, mais aussi, au niveau de la communauté, dans le cas des saints fondateurs. Nous retrouvons ce modèle dans les Vitae de nos deux saints hommes de Kâzarûn.

Le Cheikh Abu Ishâq meurt à la suite d'une longue maladie. Au bout de quatre mois, un léger mieux lui donne suffisamment de force pour rappeler à la communauté le début de son action et la faiblesse de l'islam à cette époque. Le vendredi suivant, jour de la prière communautaire, les lecteurs de Coran sont tellement affligés qu'ils sont incapables de faire la lecture du Livre saint. C'est alors qu'un lecteur étranger arrive. Il lit le verset :

77. Cf. M. Van Uytfanghe, « L'essor du culte des saints et la question de l'eschatologie », Les fonctions des saints dans le monde occidental (llle-Xnie s.), p. 91-107.

78. Dans l'islam, les avis divergent sur le sort du corps et de l'âme après la mort. Les théologiens classiques considèrent qu'après l'interrogatoire au tombeau, tout de suite après la mort, survient une « seconde mort » où même la vie de l'âme n'existe plus jusqu'au jour de la résurrection. Les philosophes pensent que l'âme monte au royaume des deux, dans un monde spirituel et lumineux, où elle reste en repos jusqu'au jour de la résurrection et du jugement. Cf. L. Gardet, op. cit.

68 Denise AIGLE

« Aujourd'hui j'ai rendu votre religion parfaite, j'ai parachevé ma grâce sur vous ; j'agrée l'islam comme étant votre religion » 79. Aussitôt, l'assistance se met à pleurer et à crier : il s'agit d'un verset commenté par le Prophète au cours du prône {khutba) qu'il prononça pendant le pèlerinage d'adieu (hâjj al-wadâ), considéré comme son testament. Trois jours avant son trépas, le Cheikh Abu Ishâq réunit ses disciples et désigne son successeur pour guider les musulmans à respecter la Loi religieuse, pour diriger la prière communautaire, pour faire le prône et pour gérer les affaires de l'hospice. Son i

nhumation donne lieu à un topos classique : la foule était si nombreuse qu'il fallut faire la prière en quatre fois pour que tout le monde puisse y assister. Le Cheikh Abu Ishâq se rattache donc au modèle du Prophète Muhammad jusqu'au moment de sa mort : la vie communautaire est sa principale préoccupation.

Le Cheikh Balyânî, quant à lui, ne décède pas à la suite d'une longue maladie. Bien que ne présentant le signe d'aucune affection particulière, lui aussi a une connaissance anticipée de son terme qu'il annonce à plusieurs de ses compagnons dix-huit jours auparavant. La veille, il indique à son frère, qu'il avait depuis longtemps désigné pour être son successeur à la tête de l'hospice, les règles à respecter pour son organisation et pour sa gestion. Le lendemain, il tombe malade et donne alors officiellement l'investiture à son frère en disant aux disciples rassemblés : « Mon frère est un autre moi- même ». Ce n'est qu'après la mort du saint que plusieurs compagnons comprirent le sens de rêves prémonitoires qu'ils avaient faits : l'un d'entre eux avait rêvé que le minaret de la mosquée s'effondrait, un autre que le Prophète creusait une tombe dans le désert pour son substitut... Quelques jours auparavant, les astrologues avaient prédit qu'il y aurait un grand tremblement de terre à Kâzarûn : c'était en fait la mort du cheikh. Comme pour le Cheikh Abu Ishâq, l'affluence aux obsèques d'Amîn al-dîn était telle qu'on ne put faire la prière dans la mosquée et qu'il fallut transporter le corps dans la plaine de Kâzarûn. On ramena ensuite le brancard dans la maison qu'Amîn al-dîn avait construite, là où était né le Cheikh Abu Ishâq, et où il fut inhumé.

Comme tous les fondateurs, ces deux saints ne choisissent pas de mourir seuls, sur le mode érémitique, mais entourés de disciples, sur le mode cé- nobitique. Je voudrais mettre l'accent sur le « testament » de ces saints personnages. Au moment de la mort, tous les fondateurs se posent la question de l'ultime enseignement (ultima verbà) à laisser aux disciples. Ayant miraculeusement une connaissance anticipée du moment où ils quitteront ce monde, nos deux saints songent à assurer la survie de l'oeuvre qu'ils ont accomplie. L'un et l'autre exhortent les disciples à respecter la Loi religieuse et

79. Sourate V, « La table servie », verset 3, Le Coran, op. cit., p. 124.

SAINTETÉ ET MIRACLES EN ISLAM MÉDIÉVAL 69

les règles de la vie communautaire, l'un et l'autre fondent la légitimité de leur successeur aux yeux de l'ensemble de la communauté et lui prodiguent leurs conseils pour bien gérer l'institution dont il aura désormais la charge. L'instant du trépas d'un saint fondateur marque donc le passage d'un charisme personnel à une institution faite pour durer : ces deux récits rappellent les modèles de mort des saints fondateurs que Jacques Dalarun a dégagés des premières hagiographies chrétiennes 80.

4. Miracles post mortem au service d'un ordre protecteur des marchands

Contrairement à la Vie du Cheikh Abu Ishâq, celle du Cheikh Amîn al- dîn, écrite seulement trois ans après sa mort, comporte peu de miracles post mortem. Ils ont lieu, la plupart du temps, à travers des visions oniriques de ses disciples, afin de leur prouver qu'il continue à veiller sur eux. Il ne se produit d'ailleurs qu'un seul miracle à son tombeau :

« Un jour qu'il n'y avait plus de farine dans le couvent et pas de monture pour emmener le blé à moudre à la ville, un disciple se rend au tombeau du saint pour lui demander de l'aide. Sur le chemin du retour, il rencontre un homme, monté sur une mule qui lui dit : "J'amène cette mule car aujourd'hui elle doit servir les derviches" » 81.

Le faible nombre de miracles post mortem pourrait être lié au fait que cette Vie a été écrite très peu de temps après la mort d'Amîn al-dîn. Il semble pourtant que la raison, tout autre, soit la renommée, bien établie, des vertus du tombeau du Cheikh Abu Ishâq. En effet, les nombreux miracles qui avaient eu lieu et qui continuaient à se produire à son tombeau occultaient, en quelque sorte, les vertus du tombeau de son « fils spirituel ». Mort, il restait encore dans l'ombre de son maître et se contentait simplement de veiller sur ses disciples directs, seuls bénéficiaires de ses miracles postmortem.

D'après des visions oniriques des compagnons de chacun des deux saints, le sanctuaire (buq'a) 82 du Cheikh Abu Ishâq était considéré comme un lieu d'intercession. Un de ses disciples raconta un rêve qu'il avait fait du vivant du saint :

80. Cf. J. Dalarun, loc. cit. , p. 193-215. 81. Miftâh, fol. 210a. 82. Le sanctuaire du saint était constitué de la mosquée qu'il avait construite et où il avait

été inhumé.

70 Denise AIGLE

« Une nuit, j'ai vu une échelle qui était posée au milieu de la mosquée ; elle allait jusqu'aux cieux. Par celle-ci, le cheikh faisait monter au ciel les gens qui venaient à la mosquée. Aujourd'hui, son tombeau se trouve à l'endroit où était posée l'échelle ; il est devenu un lieu d'intercession grâce au "fluide miraculeux" (baraka) du Cheikh Abu Ishâq » 83.

Ce rêve est transposé, dans le Miftâh, au profit d'Amîn al-dîn. Un de ses compagnons rêve qu'il entre dans la mosquée du Cheikh Abu Ishâq ; il y voit le Cheikh Balyânî faire monter des soufis au ciel 84. Ainsi, par l'intermédiaire de son tombeau, le Cheikh Abu Ishâq a délégué sa faculté d'intercession au Cheikh Amîn al-dîn Balyânî.

Des vertus sont attachées à la poussière du tombeau du Cheikh Abu Ishâq, écrit Mahmûd Ibn Uthmân, le traducteur de sa Vie, vertus auxquelles croient les gens simples comme les puissants de ce monde. Il ajoute que les récits de miracles qu'il a entendus ou dont il fut le témoin oculaire sont si nombreux qu'un livre entier ne suffirait pas à les contenir 85. La poussière recueillie au tombeau du saint fit sa renommée et favorisa le développement de l'ordre fondé par le Cheikh Abu Ishâq.

Quelles sont donc les vertus de cette poussière ? Le pouvoir de guérir, tout d'abord, les humains comme les animaux. Le pouvoir thaumaturgique du saint est donc passé dans la poussière de son tombeau, qui agit comme une relique représentative. Il suffit d'en mélanger une petite quantité à de l'eau puis d'absorber cette médication pour recouvrer la santé. L'hagiographe lui-même y eut recours. Ce procédé thaumaturgique est une pratique anciennement attestée dans le christianisme où l'on utilisait les propriétés curatives de la poussière du tombeau d'un saint, telle quelle ou dissoute dans de l'eau ou du vin 86.

Autre vertu essentielle : le pouvoir de protéger contre les dangers du voyage. Un peu de poussière dissimulée dans les bagages du voyageur lui évite d'être détroussé par les bandits de grand chemin. La poussière du tombeau préserve aussi des périls en mer : jetée aux quatre coins du navire, elle lui évite de faire naufrage. Cette vertu protectrice est à la source de la richesse de l'ordre kâzarûnî qui se développa après la mort du saint et qui devint le protecteur des marchands. Les derviches kâzarûniyya rayonnèrent jusqu'en

83. Firdaws, p. 31. 84. Miftâh, fol. 40a-40b. 85. Firdaws, p. 506. 86. Cf. P.-A. Sigal, L'homme et le miracle dans la France médiévale (Xle-xne siècle),

Paris, Le Cerf, 1985, p. 46. Mais, comme le signale Pierre-André Sigal, l'origine de cet usage était probablement antérieur au christianisme.

SAINTETÉ ET MIRACLES EN ISLAM MÉDIÉVAL 71

Inde, en Chine et en Anatolie, où leur influence est attestée au XIVe siècle 87. Nous possédons à ce sujet le témoignage du célèbre voyageur arabe, Ibn Battuta. Il rapporte que dans les grands ports de l'Inde et de la Chine, des représentants de l'ordre kâzarûnî montaient dans les bateaux pour recueillir l'argent des marchands qui, en mer, avaient coutume, lorsque le vent leur était contraire ou qu'ils craignaient les pirates, de faire des voeux à Abu Ishâq 88. Ibn Battuta, qui visita le tombeau du saint en 1330, rapporte qu'on y offrait la nourriture et le gîte aux gens de passage et que plus de cent derviches, hommes mariés ou célibataires, y étaient affectés en permanence 89, ce qui témoigne de la richesse et de l'activité de l'hospice de Kâzarûn. Chose curieuse, Ibn Battuta ne cite pas le nom du Cheikh Amîn al-dîn Balyânî, engagé, à cette date, dans son activité de fondateur d'oeuvres pies.

Par les vertus attachées à son tombeau, le Cheikh Abu Ishâq acquit le statut de protecteur de sa ville. En effet, lorsque Qavârd, le souverain seld- joukide du Kirmân, voulut faire la conquête du Fârs après 1072, il s'arrêta avec une armée nombreuse près de Kâzarûn, accompagné de son fils qui était atteint d'une maladie incurable. Ayant appris, par quelques disciples du Cheikh Abu Ishâq venus lui rendre visite à son campement, que la poussière du tombeau de leur maître avait le pouvoir de guérir, il demanda qu'on en donne à son fils : ce dernier recouvra la santé sur l'instant. Qâvard donna l'ordre à son armée de ne pas piller Kâzarûn. Ainsi, écrit l'hagiographe, « grâce à la baraka du Cheikh Abu Ishâq, la ville fut épargnée » 90.

Remarquons ici la démarche des disciples du cheikh. Conscients de la menace que représentait pour la ville la présence de l'armée seldjoukide, ils avaient pris l'initiative de s'attirer les bonnes grâces du souverain en lui rendant une visite de politesse. Cette pratique devint courante au moment où l'Iran fut soumis aux invasions mongoles, puis timourides. Beaucoup de villes furent épargnées grâce à la médiation de ces hommes pieux. Leurs pouvoirs surnaturels les faisaient craindre des chefs militaires turco-mongols qui voyaient dans les cheikhs musulmans l'équivalent des chamans.

Les sources historiographiques mentionnent à plusieurs reprises le rôle protecteur du Cheikh Abu Ishâq. En cas de danger, il suffisait de se réfugier à son sanctuaire et de jeter sur l'ennemi une pierre arrachée au tombeau pour lui échapper. Ce patronage de Kâzarûn par le Cheikh Abu Ishâq n'est pas un

87. Cf. M. Fu'âd Kopriiltizâde, « Abu Ishâq Kâzarûnî und die Ishaqi-Derwische in Anatolien », Der Islam, XK/1-2 (1930), p. 26.

88. Chacun d'eux s'obligeait, par écrit, à acquitter le montant de son voeu. Cf. Ibn Battuta, Rihla, éd. Defrémy, Paris, 1969, t. n, p. 90.

89. Ibn Battuta, op. cit. , p. 92. 90. Firdaws, p. 506.

72 Denise AIGLE

cas isolé, nombreux sont les exemples de saints patrons dans le monde musulman 91. Cependant, il est remarquable que Kâzarûn fut placée sous le patronage du Cheikh Abu Ishâq, non seulement par la population de la ville mais aussi par certains souverains. Au XIV e siècle, les khans mongols de l'Iran y avaient installé un atelier pour la frappe de la monnaie dont la marque portait le nom de « Cheikh Abu Ishâq » 92. Cela dénote l'impact durable des grandes figures spirituelles : des souverains d'origine étrangère, comme les Mongols, se servaient à l'occasion du nom de ces saints personnages pour donner une légitimité à leur pouvoir.

Outre cette fonction de saint protecteur, Abu Ishâq acquit la fonction de saint intercesseur. Mahmûd Ibn Uthmân rapporte un miracle dont il fut le témoin au tombeau du saint homme :

« Un gouverneur de Kâzarûn était particulièrement tyrannique avec les habitants de la ville. Désespérés, ils se rendirent au mausolée du cheikh pour lui demander d'intercéder en leur faveur. Aussitôt la poussière de son tombeau se souleva et les lanternes qui étaient suspendues tout autour se mirent à trembler. Trois jours plus tard, le gouverneur était destitué et chassé de la ville ». Et, ajoute l'hagiographe, « à chaque fois que quelqu'un se montre injuste à Kâzarûn, la terre du tombeau du cheikh se soulève » 93.

Le grand saint de Kâzarûn était donc devenu le recours de la population contre l'arbitraire du pouvoir.

Nous disposons de peu d'informations sur les pratiques rituelles des pèlerins qui venaient au tombeau du Cheikh Abu Ishâq. Aux témoignages rapportés par l'hagiographie, s'ajoutent les renseignements glanés dans les chroniques, les histoires locales et les récits de voyage. Nous pouvons supposer qu'elles étaient identiques à celles pratiquées dans l'ensemble du monde musulman. Catherine Mayeur-Jaouen, qui a étudié le cas de l'Egypte, a constaté que le culte au tombeau des saints comporte trois rituels classiques : la visite au tombeau (ziyâra), l'offrande (nadhr) et la commémoration de l'anniversaire (mawlid) 94. Dans les sources, le mawlid n'est attesté pour aucun de nos deux saints kâzarûnî. En revanche, les deux autres rituels

91. Pour l'Egypte, cf. C. Mayeur, « L'intercession des saints en islam égyptien..., loc. cit. ; E. Dermenghem, Le culte des saints dans l'Islam maghrébin, Paris, 1954, p. 162-163.

92. Notons également qu'à la même époque, la monnaie frappée à l'atelier de Chirâz était marquée au nom de « Cheikh Kabîr ». Mort en 982, il fut une des grandes figures spirituelles de cette ville.

93. Firdaws, p. 509. 94. Cf. Catherine Mayeur-Jaouen, « Le culte des saints musulmans en Egypte », Bulletin

de l'Ecole française d'Extrême-Orient , n" spécial sur le culte de saints (sous presse).

SAINTETÉ ET MIRACLES EN ISLAM MÉDIÉVAL 73

étaient très pratiqués et nous avons vu qu'ils ont été à l'origine du développement de l'ordre kâzarûnî.

Il faut souligner l'absence, en islam, de culte rendu aux reliques des saints, à la différence du christianisme. Il n'existe en effet pas de reliques insignes dans l'islam, car il est impensable que l'on puisse porter atteinte à l'intégrité du corps, le découper en morceaux, comme ce fut le cas pour les martyrs des premiers siècles du christianisme. En revanche, des cénotaphes peuvent être placés dans plusieurs sanctuaires au nom d'un même saint. On ne trouve que des reliques réelles, par exemple des objets ayant appartenu au saint et qui sont donc porteurs de sa virtus, comme ses vêtements ou autres objets personnels ; on rencontre également des reliques représentatives, tels que les objets ayant été en contact avec le tombeau, comme la poussière, l'huile des lampes qui y brûlent. Le culte des reliques n'a donc pas pu se développer avec autant d'ampleur que dans le christianisme sous l'influence des monastères. Les moines, en insistant sur les guérisons et les prodiges accomplis par l'intermédiaire des reliques, s'assurèrent une clientèle croissante de pèlerins qui enrichit de nombreux sanctuaires. Ce schéma s'applique plus modestement à l'islam où le tombeau représente également le support privilégié du culte des saints. Beaucoup de Vies furent rédigées par les descendants ou les disciples d'un saint, pour inciter les fidèles à venir déposer des offrandes au sanctuaire, assurant ainsi la subsistance au groupe qui gravitait autour de celui-ci.

L'exemple du Cheikh Abu Ishâq montre comment le culte d'un saint et le développement d'un ordre confrérique peuvent tirer leur source des vertus attachées au tombeau. Pour autant, il ne faut pas oublier que les hospices qu'il avait fondés avec ses disciples ont contribué, de son vivant, à sa renommée et ont constitué ensuite le noyau de l'expansion de l'ordre. Mahmûd Ibn Uthmân, en traduisant en persan la Vie d'Abû Ishâq puis en rédigeant en contrepoint celle d'Amîn al-dîn, cherche à situer l'oeuvre de ce dernier dans une continuité. L'objectif de l'hagiographe est de rattacher l'action du Cheikh Amîn al-dîn à celle du Cheikh Abu Ishâq afin de donner un sens à l'oeuvre de son maître. Pour ce faire, le miracle est son instrument privilégié, les saints opèrent les mêmes types de miracles en faveur de la population rustique de Kâzarûn : interventions sur les animaux, la nature, les éléments, thaumaturgie... Il n'y a là rien d'original, il s'agit de topoi hagiographiques. En revanche, les miracles de fondation qui apportent une réponse aux problèmes auxquels, à des époques différentes, les deux saints se trouvèrent confrontés, se répondent d'une vie à l'autre, comme si le Miftâh était une variation sur le thème du Firdaws.