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Scots on Elias

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Logiques de l’exclusion, Norbert Elias, John L.Scotson, Fayard, 1997.(en fait le titre anglais “The established and the outsiders” serait mieux traduit par “Les

établis et les marginaux”)

L’avant propos de Michel Wieviorka reprend le travail de Scotson et celui d’Elias pour en montrer l’intérêt et les limites. Wieviorka est en particulier déconcerté par l’idée d’Elias sur les processus de civilisation qui se traduisent, chez Elias, par la capacité plus ou moins forte des individus d’une société à maîtriser leurs émotions (idée qu’on trouve déjà dans “les techniques du corps” de Mauss en 1933). Elias en fait une présentation qui apparaît à Wieviorka comme trop “aristocratique” et à ce titre gênante pour un auteur qui se veut “à gauche” et qui tente de présenter le juif allemand Elias comme un sociologue de gauche, idée qui aurait probablement amusé Elias dans la mesure où ce type de préoccupation politicienne lui était très étranger.

L’étude de Scotson est une monographie d’une petite communauté de 5000 habitants environ où il a enseigné quelque temps comme instituteur. Elle prend place à la fin des années 1950 et concerne une communauté séparée en 3 zones. La première est constituée de pavillons habités par des couches moyennes et des ouvriers ou commerçants qui ont réussi et qui habitaient avant dans la zone 2. Celle-ci est peuplée par des ouvriers anciennement installés à la création du lotissement de maisons identiques dans les années 1880. Ces ouvriers se considèrent comme nettement supérieurs aux nouveaux ouvriers arrivés dans les années 1930 ou pendant la guerre comme réfugiés et qui peuplent la zone 3. On a donc à faire à une communauté où, malgré la similitude de condition sociale et économique, un groupe se considère comme nettement supérieur à un autre (ceux de la zone 2/ceux de la zone 3) et se débrouille pour créer une barrière infranchissable entre les deux groupes. La situation peut paraître d’autant plus étonnante que, sur les lieux de travail, les ouvriers des deux groupes ont plutôt de bonnes relations et se considèrent comme des ouvrier(e)s qui doivent se conduire solidairement par rapport à l’entreprise et aux chefs. Par contre, sur le lieu de résidence, les ouvriers de la zone 2 freinent au maximum les occasions de contact avec ceux de la zone 3, refusent l’intégration des nouveaux, changent de pub plutôt que de risquer de “copiner” avec eux, s’arrangent pour les écarter de la vie associative, etc.

Dans la zone 1, le conseiller du comté, Drew, fait campagne avec ce seul slogan “votez pour Drew, l’ami des anciens”. Il est élu avec le soutien des conservateurs mais aussi des ouvriers de la zone 2 et de ceux qui partagent les valeurs de l’ancien “village”, avant l’arrivée des nouveaux qui peuplent la zone 3 du lotissement. Les “vieilles familles” de la zone 1 et du village arrivent finalement à imposer leur point de vue sur la situation parce qu’ils forment un groupe très soudé et qu’ils occupent les places qui procurent du pouvoir dans le secteur associatif, politique, syndical, etc. Les personnes du lotissement n’arrivent pas, malgré leur envie, à échapper à ce système de classement social.

Le “village” se caractérise par des relations familiales centrées sur les mères et par une natalité relativement forte. Les gendres s’adaptent généralement assez bien à une sociabilité forte dépendante des réseaux familiaux dans un quartier où les intermariages sont très élevés. Le réseau associatif reprend d’assez près les réseaux familiaux (fanfares, théâtre, etc.). Les associations sont dominées par des membres des zones 1 et 2 et la participation des membres de la zone 3 y est toujours faible même dans le cas des activités paroissiales qui sont pourtant au centre des activités culturelles de la communauté. A cet égard, il y a une ressemblance évidente entre ce type de sociabilité et celle des sociétés pré-industrielles où la religion n’est guère séparée des autres activités sociales. Les séances de la troupe théâtrale montrent bien à quel point les acteurs et les spectateurs se connaissent bien. La plupart des habitants de la zone 2 appellent les acteurs par leurs prénoms.

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Les anciennes familles occupent donc les postes-clés dans le secteur associatif et les clivages se font non sur l’appartenance sociale mais sur la date d’installation. Les anciens rejettent les nouveaux et ceux-ci, très logiquement, se retrouvent en position critique par rapport au système et aux normes et valeurs des “anciens”, ce qui “justifie” en retour l’appréciation négative des “anciens” par rapport aux “nouveaux”. Le “village” vote majoritairement pour le candidat “indépendant” (mais soutenu par les conservateurs) et les habitants de la zone 3 votent travailliste mais sans que cela se traduise par un degré quelconque d’organisation politique alors que le club conservateur est bien structuré et qu’un grand nombre de ses membres participe activement à la vie de la communauté. On peut expliquer cette absence d’organisation travailliste par le verrouillage de la vie associative par les anciens. A partir de là, il est difficile aux nouveaux de la zone 3 de s’appuyer sur des structures déjà existantes pour se faire entendre et leur position inférieure se traduit aussi par une relative intériorisation de cette infériorité symbolique qui ne favorise pas leur rassemblement. De plus leur durée d’existence locale est encore faible.

Citation d’un ingénieur du “village” : “nous sommes pour la plupart de la classe ouvrière, mais d’une classe ouvrière comme il faut, pas comme ceux du lotissement”.

La zone 3 est d’implantation récente (fin des années 1930) et habitée par des personnes originaires de régions différentes ce qui rend difficile leur homogénéisation sociale : manières de table différentes, codes de bonne conduite hétérogènes, conceptions du voisinage sans unité. Le fait qu’une partie des résidents soit originaire des quartiers populaires de Londres compte beaucoup dans l’image générale négative qui ressort du lotissement : "des cockneys", ce qui, ici, n’a rien de laudatif, au contraire. Les familles ne peuvent pas en outre s’appuyer sur un réseau familial conséquent pour garder les enfants, organiser les loisirs, etc. Les résidents de la zone 3 n’arrivent pas non plus à mettre sur pied des organisations qui les représentent ni à pénétrer suffisamment les associations dominées par ceux des deux autres zones. Les habitants de la zone 3 ont donc une moins bonne image de leur quartier que ceux de la zone 2 et, par conséquent, ceux qui réussissent socialement tendent à s’en aller du lotissement, laissant ainsi leur place à de nouveaux venus qui renforcent l’image d’immigration récente du quartier bien que la majeure partie de la zone 3 soit constituée de résidents ayant déjà plus de 20 ans de présence. Une petite minorité de familles correspond en fait aux représentations sociales que se font de la zone 3 les gens du “village”, mais c’est cette minorité qui sert d’argument pour stigmatiser l’ensemble du groupe. Si cette minorité avait emménagé dans la zone 2 au lieu de la zone 3, elle aurait été confrontée à une communauté solidaire qui aurait cherché à l’exclure ou à l’intégrer à certaines conditions. Les familles déviantes auraient alors accepté leur exclusion ou seraient parties ou auraient changé d’attitude pour s’adapter à leur nouveau cadre de vie social. Mais, dans la zone 3, le manque de cohésion entre les familles, le faible degré d’intégration du quartier en général avait pour conséquence que ces familles déviantes ne se heurtaient à aucune barrière morale de groupe. Leurs actions spectaculaires (beuveries, bagarres, enfants tard le soir dans la rue, bandes de jeunes, etc.) finissaient donc très logiquement par constituer la référence pour les personnes du groupe 2 quand ils voulaient se faire une opinion de la zone 3 du lotissement.

L’analyse des potins montre qu’ils sont beaucoup plus importants et fréquents dans le “village” que dans le lotissement. Dans ce dernier, les chaînes de colporteurs de potins sont courtes et pas forcément liées au voisinage alors que dans le village elles suivent et redoublent les chaînes familiales et associatives déjà puissantes. Il n’est pas surprenant de voir que l’intensité du commérage est fonction de l’intensité de la solidité interne du groupe. En même temps, les potins du village montrent combien ce groupe se sent menacé dans son mode de vie et ses valeurs par les gens du lotissement qui sont parfois perçus comme l’avant-garde d’une nouvelle urbanisation qui finira par faire perdre son “âme” au “village”. La fonction des potins comme régulateurs de la vie sociale est plus évidente là où elle est forte et marquée par

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une grande cohésion que là où elle est faible et plutôt caractérisée par ce que Durkheim aurait nommé de l’anomie.

La plupart des habitants du lotissement acceptent de fait le caractère stigmatisant des potins colportés sur eux par les gens du village parce qu’ils font partie d’un groupe insuffisamment intégré mais aussi parce qu’ils participent fondamentalement de la même culture que celle du groupe dominant des villageois. Les seuls qui fonctionnent dans une autre culture dans le lotissement sont ceux qui sont, mais ils ne sont qu’une minorité, dans une réelle situation de marginalisation sociale. Cette minorité ne peut cependant arriver à structurer l’ensemble du groupe et apparaît à la plupart des habitants du lotissement comme un groupe qui ne peut pas être un groupe de référence.

Les jeunes sont moins encadrés dans le lotissement car les idées de leurs parents sur l’éducation sont très différentes d’une famille à l’autre ce qui encourage le quant à soi des familles alors que dans le village, l’homogénéité sociale et culturelle facilite le contrôle de l’ensemble des adultes sur l’ensemble des jeunes. En conséquence, alors que la délinquance juvénile est très rare dans le village, elle est plus fréquente dans le lotissement même si elle reste à un niveau relativement faible (6,8% des jeunes). Les possibilités de clubs pour les jeunes sont d’autant plus faibles ou peu subventionnées que les autorités publiques acceptent bien l’idée qu’elles doivent aider les familles pour ce qui concerne la formation générale et professionnelle nécessaire à une société moderne complexe, mais le financement des loisirs des jeunes des milieux populaires semble relever à la fois du luxe et de la vie privée des familles, domaines dans lesquels les autorités publiques se sentent incompétentes. A propos d’une arrestation de deux jeunes après une séance de cinéma, l’auteur note que "cette scène était symptomatique de la guérilla quasiment incessante qui opposait les groupes établis de ces sociétés aux groupes d’exclus que celles-ci produisaient, en l’occurrence aux groupes marginaux de la jeune génération."

Les jeunes du village connaissaient toutes les frustrations de l’adolescence mais ils étaient encadrés fortement par une communauté qui leur donnait un sentiment d’appartenance et de fierté. Même s’ils étaient de fait obligés de conformer leurs loisirs à ce que les adultes de leur groupe leur demandaient (leurs clubs n’étaient que des annexes des clubs d’adultes) leur identité sociale se forgeait de façon positive et les sacrifices auxquels ils étaient obligés de se soumettre étaient largement compensés par leur fierté d’appartenir à un groupe qui se sentait socialement supérieur (à cet égard, la stigmatisation des jeunes du lotissement venait à point nommé pour redorer l'image que les jeunes du village construisaient d'eux-mêmes). Les jeunes du lotissement jouissaient à l’inverse d’une grande liberté dans leurs loisirs et d’une façon générale, ils étaient très peu encadrés, mais leurs contacts avec la société extérieure suffisaient à leur montrer en quelle piètre estime ils étaient tenus dès qu’ils franchissaient les limites de leur quartier. “Pour les jeunes (du lotissement), exclus de l’admiration et des assurances mutuelles qui caractérisent les groupes établis, les bandes constituaient une société rudimentaire d’admiration réciproque.”

Scotson relie l’essor de la délinquance avec la désorganisation sociale que connaissent certaines communautés. Il montre comment cette délinquance est plutôt globalement en baisse par rapport aux débuts de la révolution industrielle et parle des familles à problèmes d’aujourd’hui comme d’une sorte de reliquat hérité des familles à problèmes d’autrefois. Il fait ressortir, pour soutenir cette explication, les conditions de vie générales que connaissent certains groupes sociaux et tente de relier cela avec les théories psychanalytiques de la constitution du moi en montrant combien cette constitution est plus difficile lorsque le groupe ne jouit pas d’une forte estime sociale. Il explique en outre que l’éducation reçue dans la famille d’origine conditionne fortement la capacité des individus à se soumettre ou non aux règles sociales. Or, les règles sociales que tentaient d’imposer les gens du village étaient particulièrement élevées à cause de la situation de compétition entre les groupes qui avait

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découlé de l’arrivée de nouveaux venus. De plus, le développement des sociétés modernes rend ces règles de plus en plus compliquées et en même temps elles deviennent rapidement obsolètes à cause de la vitesse du changement social. La stigmatisation sociale dont sont victimes les groupes déviants rejaillit fortement sur leurs enfants qui sont éduqués dans un contexte global où ils doivent rapidement faire face à ce mépris social et y réagir ce qui se fait souvent par l’opposition aux normes du groupe dominant plutôt que par un réajustement de ces mêmes normes de façon à satisfaire aux exigences morales du groupe dominant.

remarque : dans toute la partie sur les jeunes, l’auteur se conduit souvent plus en pédagogue qu’en sociologue. Il a du mal à abandonner son système de valeurs (considéré implicitement comme souhaitable) pour voir la situation du point de vue des membres des groupes déviants et en fonction de leur système de valeurs (les déviants, à vrai dire ne sont peut-être déviants que du point de vue des groupes qui se donnent le droit de les stigmatiser ainsi). En fait, Scotson montre bien comment la délinquance, en particulier juvénile, va être produite par une sorte de relation réciproque entre groupe d’établis et groupes de marginaux mais il n’arrive pas assez à se débarrasser du fait qu’il est lui-même membre d’un groupe établi. Ceci l’empêche un peu de comprendre réellement la culture des groupes marginaux qu’il n'arrive pas à saisir comme une culture en partie autonome, c’est à dire une culture qui ne se déduit pas complètement de la relation entretenue avec les groupes établis. De même il sous-estime peut-être la bonne opinion que les marginaux peuvent avoir d’eux-mêmes et de leur groupe, bonne opinion qu’on voit pourtant transparaître au travers de leur appréciation des gens du village comme “snobs”. Il n’insiste pas assez, à mon sens, sur l’importance de la licence sexuelle des jeunes marginaux et sur l’envie qu’elle peut provoquer auprès des jeunes “établis” du village qui, très logiquement, ne peuvent qu'interpréter cette licence comme un indice du fait que les jeunes du lotissement “ne savent pas se tenir”. En attendant, il est plus que probable que cette licence puisse leur paraître très enviable et que, au moins à cet égard, les “établis” ne soient peut-être pas ceux qu’on croit.

ConclusionL’arrivée des nouveaux est perçue par les anciens comme quelque chose qui menace

leur statut relatif dans un monde où la mobilité sociale est forte et où leur processus d’ascension est en fait à peine à ses débuts. L’ordre social relativement stable auquel la communauté était arrivé (en fait assez récemment), l’aspect communautaire des relations entre prolétariat stabilisé et “bourgeoisie” locale et surtout l’idéologie, les valeurs et les normes qui manifestent cet ordre sont menacées par l’arrivée des nouveaux. Alors que leur intégration sur le lieu de travail se fait apparemment sans trop de difficultés, dans la zone urbaine qu’ils occupent en commun, les distinctions de rang sont clairement affirmées et les nouveaux sont soigneusement tenus à l’écart des postes d’influence et de pouvoir. Ceci rappelle ce que Zunz montre à propos des bourgeois noirs de Détroit lorsque arrivent les noirs du sud sans qualification, à la fin du XIX° siècle, arrivée qui les fait replonger dans un ghetto dont ils avaient eu bien du mal à sortir.

L’intérêt de la monographie de Winston Parva consiste dans le fait que les différences de richesse ou de statut social entre anciens et nouveaux sont en fait très faibles ce qui permet de disposer d'une sorte de cas de laboratoire pour étudier l’effet de l’ancienneté dans les relations de groupes. Les anciens se caractérisent souvent par la possibilité d’avoir élaboré, bien avant l’arrivée des nouveaux, des codes de bonnes manières qu’ils peuvent ensuite chercher à imposer aux nouveaux. Ceux-ci n’ont aucune raison à priori d’accepter ces codes puisque, généralement, ils ne sont pas, et pour longtemps, acceptés dans le système de pouvoir local. Les anciennes familles se distinguent précisément par l’ampleur et la complexité du code de conduite, la richesse des tabous sociaux qu’elles élaborent, la difficulté

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à observer les normes. Les manières de table ou le rituel des invitations (à cet égard, l’oeuvre de la romancière américaine Edith Wharton est un vrai traité de sociologie) sont autant de signes par lesquels elles se distinguent et cherchent à amplifier leur domination symbolique. On retrouve ici les idées de Norbert Elias sur les processus de civilisation.

La rencontre de groupes anciens déjà établis et de groupes nouveaux qui vont presque forcément jouer le rôle de groupes marginaux devient de plus en plus fréquente à présent que le coût des voyages ne cesse de baisser et que, fréquemment, les gens sont amenés à travailler ailleurs que là où ils sont nés. La dynamique des relations entre groupes anciens établis et groupes nouveaux marginaux est souvent étudiée dans la rubrique des problèmes raciaux, ethniques, de mobilité sociale, etc. elle est rarement comprise comme une dynamique liée aux problèmes du pouvoir dans une communauté quelconque où les groupes anciens profitent de leur ancienneté d'arrivée sur les lieux pour occuper peu à peu les positions importantes et où ils doivent chercher à garder ce pouvoir à la fois par ce verrouillage des positions importantes mais aussi et peut-être surtout par l’invention de moeurs qui les distinguent et qui justifient leur domination.

Scotson propose de distinguer les problèmes habituels de mobilité sociale(qu’il appellerait mobilité de classe) avec les problèmes plus généraux de mobilité sociale impliquant par exemple comme à Winston Parva un changement de milieu social sans changement de milieu de classe au sens strict du terme. Cette distinction permettrait d’y voir plus clair en mettant l’accent sur les questions des relations entre groupes anciens “établis” et groupes nouveaux “étrangers”, relations qui sont de plus en plus fréquentes dans les sociétés modernes.

Scotson critique en outre de façon très intéressante l’usage qui est fait de la notion d’anomie par les sociologues post durkheimiens. Il montre comment cette notion, créée par Durkheim pour étudier l’évolution du suicide dans les sociétés industrielles, devient ensuite une notion “tarte à la crème” qui va être utilisée à tort et à travers sans esprit de recul. Il montre comment son usage repose fréquemment sur une sorte de nostalgie inconsciente opposant un hypothétique village pré-industriel bien intégré avec une ville en expansion rapide où les individus sont forcément anomiques et en perte de repères. L’attention portée aux “dysfonctions” sociales, plus en rapport avec le thème de l’anomie que les “fonctions” sociales sert ensuite à construire une image très problématique de la vie sociale. Mais ces sociologues font comme les médecins qui, pour comprendre les maladies, ne s’intéressent qu’aux malades et jamais aux personnes en bonne santé. Ils construisent un schéma de compréhension de la société fondée sur d’hypothétiques normes que tout le monde devrait apprendre à respecter et, ensuite, ils s’interrogent sur les défauts de socialisation qui n’ont pas permis que l’intégration se fasse. Or, il faut comprendre cette question de l’anomie, comme bien d’autres questions, comme un système de relations liées entre groupes, comme une configuration particulière où il est tout aussi important de comprendre pourquoi certains groupes vont fonctionner de manière très cohésive alors que d’autres le feront de façon plus anomique. En effet, l’anomie des uns et le “bon” fonctionnement des autres sont liés et ne peuvent se comprendre qu’en analysant la nature des relations entre les divers groupes composant la configuration (on en revient ici, d’une certaine manière, à la notion de définition de la situation des interactionnistes).

Le livre se termine par une discussion de l’individualisme méthodologique et du holisme où Scotson montre comment les enquêtes empiriques mettent de fait en avant la notion de configuration qui permet d’échapper au débat stérile entre ces deux tendances de la sociologie.

Appendices de Norbert Elias

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- aspects sociologiques de l’identification : discussion des thèses biologistes de Freud sur l’identification et réaffirmation du caractère fortement sociologique de l’identification personnelle. Il est facile de montrer comment des enfants issus de milieux qui ont une bonne image d’eux-mêmes (par exemple les habitants du village par opposition à ceux du lotissement) transmettront à leur tour cette image à leurs enfants. Ceux-ci se forgent leur identité dans leurs relations avec leurs parents mais aussi en découvrant progressivement leur statut relatif au travers de la manière dont ils perçoivent que leurs parents sont appréciés par d’autres personnes.

- anomie et structure sociale : il ne faut pas opposer anomie et structure sociale comme le fait Merton dans certains de ces travaux. Il finit par identifier anomie et chaos culturel en construisant un continuum de variations entre la structure sociale (bien intégrée) et l’anomie. Les situations anomiques, pour lui, se traduisent par une moindre prévisibilité des acteurs. Or, Durkheim, du moins dans Le Suicide, montre au contraire comment la situation anomique est une structure sociale parmi d’autres permettant un degré de prévisibilité fort (il y aura plus de suicides). Opposer forte intégration (sous-entendue souhaitable) à anomie (sous-entendue regrettable) relève de la prise de position morale mais ne contribue en rien à faire avancer la science.

- les liens entre “famille” et “communauté” : beaucoup d’études se centrent sur la famille sans faire attention au fait que celle-ci ne constitue nullement (ainsi qu’il est cru trop souvent) l’élément de base de la société. Croire cela amène souvent à faire des monographies passionnantes mais dont la théorie implicite reprend sans distance les lieux communs en la matière. Par exemple, l’étude de Young et Wilmott, Family and kinship in East London montre comment, à l’inverse de ce qui est généralement cru, les familles peuvent être structurées autour de la mère et non pas du père (un peu comme dans le “village” de Winston Parva) mais cette étude, comme celle d’Elisabeth Bott, Family and social network, n’arrive pas à poser clairement la question des rapports entre familles et communautés parce que les familles sont comprises comme une sorte de structure sociale préexistante à toute autre. L’étude sur Winston Parva montre au contraire comment on ne peut comprendre la famille sans la lier en même temps au type de communauté dans laquelle elle fonctionne. Vivre en famille dans le “village” ou dans le “lotissement” n’a rien d’indifférent. On voit au contraire comment l’inscription des familles dans un paysage social différent en change fortement le mode de fonctionnement. Il faut donc mener de front études des structures familiales et études des structures de communautés.

Introduction : les relations entre établis et marginaux, essai théorique (Norbert Elias)

L’intérêt de l’étude de Winston Parva repose sur son caractère de quasi laboratoire. En effet, la stigmatisation sociale observée ici ne repose ni sur la race, ni sur l’ethnie, la classe ou l’origine sociale. Les ouvriers anciennement installés dans le village méprisent les nouveaux venus du lotissement et les excluent autant qu’ils le peuvent des postes de pouvoir de la communauté simplement parce qu’ils sont là depuis plus longtemps et qu’ils perçoivent les nouveaux comme des intrus. Cette dynamique des relations établis/marginaux se retrouve dans bien d’autres configurations sociales où elle peut être renforcée par des éléments comme la race ou la différence de classe mais elle constitue probablement une sorte de schéma directeur des relations sociales humaines car derrière la question des relations établis/marginaux se retrouve la question de la distribution du pouvoir.

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Quand la domination du groupe stigmatisant s’affaiblit on voit alors se développer une contre stigmatisation développée par l’ancien groupe marginal en voie d’ascension sociale. Cette contre stigmatisation se retrouve aussi bien parmi les nouvelles nations anciennement colonisées ou dans les groupes de prolétaires des sociétés industrielles des années 1950-60. A chaque fois, l’ancien groupe marginal élabore une représentation de la situation qui le place dans une position favorable et moralement noble : par exemple les prolétaires mettront l’accent sur l’aspect créatif de leur travail et sur l’oisiveté des classes dirigeantes, sur l’honnêteté de leurs gains fondés sur le travail opposée à la corruption financière, etc.

Les groupes anciennement installés élaborent toujours des codes de comportement rigides auxquels ils s’accrochent encore plus fermement quand ils se perçoivent comme menacés par l’arrivée des intrus. L’observation de ces codes leur permet également en permanence de prouver (à leurs yeux comme à ceux des autres) leur différence, celle-ci étant comprise bien entendu comme une excellence. La possibilité de comprendre les moeurs du groupe stigmatisé comme anomiques implique le respect (au moins apparent mais en général, c’est plus que cela) des normes du groupe établi par ses membres. La possibilité pour l’un quelconque d’entre eux de frayer avec un membre du groupe dominé est restreinte par les fortes capacités de contrôle du groupe dominant. Se laisser aller à copiner en dehors du groupe, douter quelque peu des normes de son groupe, etc. se paiera forcément par un risque de rejet par le groupe.

Quand le différentiel de pouvoir entre les deux groupes est fort et que la stigmatisation semble devoir être éternelle, le groupe stigmatisé a tendance à reprendre à son compte les opinions du groupe dominant sur lui-même, à transformer et à vivre émotionnellement l’infériorité de pouvoir en infériorité humaine.

A partir de 1830, en Grande-Bretagne, s’impose peu à peu l’expression “the great unwashed” pour désigner les ouvriers. L’accusation de saleté est un grand classique des stigmatisations sociales des groupes dominants par rapport aux groupes dominés.

Les problématiques sous tendues par les problèmes raciaux ou ethniques sont en générale incomplètes parce qu’elles tentent de montrer les relations de différentiel de pouvoir comme une conséquence de la différence de race ou d’ethnie alors que cet aspect n’est qu’un aspect secondaire de la relation entre groupes établis et marginaux. Même en l’absence totale de différences raciales ou ethniques, les groupes déjà installés vont généralement développer le même genre de stigmatisation à l’égard des nouveaux venus que ce qui est généralement observé dans les relations entre races ou ethnies différentes. Par exemple, au Japon, les différences entre Burakumin (parias) et le reste de la population ne tiennent en fait qu’à la stigmatisation progressive qui a affecté les titulaires de certains métiers à partir du XVII° siècle. Cette stigmatisation a permis à d’autre groupes alors en ascension sociale et politique d’affirmer plus nettement leur excellence sociale et justifier ainsi leur prétention au pouvoir.

Dans les luttes entre établis et marginaux, Marx a fortement insisté sur l’aspect économique des conflits et il est vrai que lorsque des populations entières sont au bord de la faim chronique, l’aspect économique semble primer sur toute autre chose pour comprendre les oppositions sociales. Mais dès que l’écart de niveau de vie diminue les luttes deviennent de plus en plus des luttes pour le statut. Dans les périodes récentes où les hiérarchies de groupes (aussi bien sociaux qu’étatiques) sont moins assurées qu’autrefois il est surprenant de constater l’absence d’une théorie générale sur les relations entre groupes. Il faut peut-être en imputer la raison à la prédominance des théories des Lumières qui reposent sur l’idée que les groupes humains comme les individus tentent de se conduire de façon rationnelle. Il faut, entre autres choses, élaborer rapidement une théorie des fantasmes collectifs qui servent à justifier les classements entre groupes établis et groupes marginaux. Manifestement, l’exemple de Winston Parva montre à quel point la durée d’installation des groupes joue un grand rôle pour expliquer comment ils arrivent à occuper progressivement les postes de

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pouvoir d’une communauté quelconque et comment cette ancienneté sert ensuite à freiner ou interdire l’accès au pouvoir des nouveaux. La pression du groupe des établis sur chacun de ses membres et l’efficacité de son contrôle seront d’autant plus fortes que les satisfactions symboliques (image de soi) et de pouvoir découlant de l’appartenance au groupe établi seront plus élevées.

Elias fait ici référence aux notions de charisme de groupe et d’idéal du nous, c’est à dire, premièrement, à la manière dont les membres du groupe se persuadent de leur valeur exceptionnelle et de la moindre valeur de ceux qui sont en dehors du groupe et, deuxièmement, à la façon dont le groupe établit et fait respecter ses valeurs à ses propres membres. Ce dernier aspect de la situation est d’autant plus compliqué que, en général, on peut faire confiance aux groupes installés pour inventer des normes complexes de comportement. La difficulté à les observer montre d’ailleurs de façon évidente la qualité du groupe qui les a inventées et qui les pratique. Mais, lorsque la domination des groupes établis se fait moins sûre, par exemple parce que les nouveaux venus prennent du pouvoir dans la communauté et que le simple fait d’appartenir à l’ancien groupe établi ne garantit plus autant d’avantages qu’auparavant, l’envie des établis de se laisser aller, d’adopter pour eux-mêmes des règles moins contraignantes se fait de plus en plus pressante.

Cette situation explique également l’agressivité des opinions des établis par rapport aux marginaux. Elias montre, à partir de l’exemple des castes indiennes, comment des réactions de fermeture plus poussée et de complexification des normes de conduite peuvent prendre place. Il explique que c’est surtout vers 100 avant notre ère et jusqu’à 100 après J.C que la caste des brahmanes a développé de nouveaux interdits, en particulier, tout ce qui concerne la consommation de certaines viandes. Il montre que cette floraison de nouveaux tabous est liée à l’arrivée des missionnaires bouddhistes en Inde. Le corps privilégié des prêtres hindouistes déjà en place répond à la menace en augmentant encore les signes extérieurs de son charisme. Plus globalement, Elias explique l’originalité du système indien par le fait que, parmi les envahisseurs venus du nord, ce sont plus les prêtres que les guerriers qui ont fini par l’emporter après la conquête. Le système de castes s’est donc développé avec l’appui de conceptions religieuses fortes qui s’exerçaient y compris sur la caste des guerriers qui avaient pourtant réalisé l’essentiel de la conquête.